PARALLÈLE
DES ANCIENS
ET
DES MODERNES,
EN CE QUI REGARDE
LA POÉSIE.
Par M. Perrault de l’Académie Française.
TOME TROISIÈME
chez La Veuve de Jean Bapt. Coignard,
Imprimeur du Roi, et de l’Académie Française
ET
Jean Baptiste Coignard Fils,
Imprimeur ordinaire du Roi, et de l’Académie Française,
rue Saint-Jacques, à la Bible d’or.
M. DC. LXXXXII
AVEC PRIVILÈGE DE SA MAJESTÉ
I
Préface
Il en est des Livres comme des voyages 1 Perrault justifie ici un nouveau changement d’organisation de sa matière. Voir les préfaces des tomes précédents ainsi que l’introduction de l’édition. [DR] ; on ne suit presque jamais exactement, en faisant et les uns et les autres, la route qu’on s’était proposée. J'avais dessein de traiter d’abord de tous les Arts où les Modernes sont constamment 2 Furetière : « d’une manière certaine et indubitable ». [CNe] supérieurs aux Anciens, pour en venir ensuite à l’Éloquence et à la Poésie, qui sont les seuls où il peut y avoir de la contestation. Cependant mon dernier Dialogue a été sur l’Éloquence, et celui-ci est sur la Poésie. Je perds par là une induction 3 Furetière : « conséquence que l’on tire en raisonnant de quelques principes avancés ». [CNe] très avantageuse, qu'on n’auII rait pu s'empêcher de faire, qui est que si nous l’emportons dans toutes les connaissances dont les secrets et les beautés se peuvent calculer, il n'y a que la difficulté de convenir des vraies beautés de l’Éloquence et de la Poésie, la plupart arbitraires 4 Écho à la préface du tome I, p. XXIX et XXX. [DR] , qui empêche qu’il n’en soit de même de ces deux Arts. Mais j’ai mieux aimé renoncer à cet avantage que de ne pas donner satisfaction à mes amis et à mes adversaires, qui tous ont témoigné désirer, quoique par de différents motifs, de m’en voir venir aux principaux points de la difficulté. Je crois m’être tiré de l’Éloquence à mon honneur, et j’espère ne sortir pas III moins bien de ce qui regarde la Poésie, quoique bien des gens m’y attendent comme à l’écueil où ils ne doutent point que je n’échoue. C’est de quoi les Lecteurs auront le plaisir de juger.
Cette matière est si ample, et s'est tellement augmentée entre mes mains en y travaillant, que je n’ai pu la renfermer dans un seul Dialogue, il a fallu me résoudre à en faire deux. Dans celui-ci je déduis les raisons que j'ai de prétendre que si les Poètes Anciens sont excellents, comme on ne peut pas en disconvenir, les Modernes ne leur cèdent en rien, et les surpassent même en bien des choses. Dans le second qui suivra bienIV tôt 5 Ce dialogue, annoncé à de nombreuses reprises par l’Abbé, ne paraîtra pas, et Perrault attendra cinq ans avant de faire paraître le suivant, sur un autre sujet. Conséquences probables de la virulence de la polémique (le terme d’« injures », un peu plus bas, n’est pas hyperbolique !). [CNe] , je descendrai davantage dans le détail, et prouverai la même proposition en conférant ensemble les plus beaux endroits des Anciens et des Modernes.
Je suis en peine de savoir quelles injures on me dira à l’occasion de ce Volume-ci, car je m’y explique bien plus hardiment sur les ouvrages du divin Homère 6 L’épithète est topique – mais employée avec ironie... [CNe] que je n’ai fait encore. Le nouveau Traducteur de la Poétique d’Aristote 7 André Dacier, La Poétique d’Aristote, […] traduite en français avec des remarques critiques […], Paris, C. Barbin, 1692. Les érudits traducteurs André Dacier et sa femme Anne Dacier furent des acteurs majeurs de la querelle. [CNe] après avoir réfuté vivement et invinciblement, à ce qu’il croit, quelques critiques que j’ai faites sur le Bouclier d’Achille 8 Homère, Iliade , chant XVIII, v. 478-608. Dans Le Siècle de Louis le Grand , Perrault avait dit que, si Homère était né au siècle de Louis le Grand, « D’une plus fine entente & d’un art plus habile / Auroit été forgé le bouclier d’Achille » ; il « Eût été plus correct et moins chargé d’ouvrage ». Sa description pèche notamment par défaut de vraisemblance, y compris si l’on prend en compte son origine divine. Perrault n’innove guère en ce domaine : les critiques envers Homère avaient commencé dès le début du siècle (voir Noémi Hepp, Homère en France au XVIIe siècle, Paris, Klincksieck, 1968). Perrault s’inspire de G. Guéret (La Guerre des autheurs anciens et modernes, avec la Requeste et Arrest en faveur d’Aristote, La Haye, A. Leers, 1671), qui semble avoir disposé du texte de la conférence, déjà critique, de Boisrobert devant l’Académie (vers 1635). [CNe] dans le Poème du Siècle de Louis le Grand ; (critiques les plus douces qu’on puisse faire V sur un pareil ouvrage) termine sa réfutation par ces paroles : « Je n'aurais eu garde de défendre Homère si on n’avait exigé cela de moi ; car j’avoue qu’il n’y a rien de plus ridicule que de s’amuser à répondre à des gens qui donnent si peu de marques de raison dans leur critique, qu'on ne peut pas même leur faire la grâce de croire qu’ils pèchent par ignorance, car l'ignorance n’est pas toujours malheureuse, et il n’est pas possible qu'elle ne rencontre 9 Furetière : « Rencontrer, signifie [...] réussir en ses affaires, en ses conjectures ». [CNe] bien quelquefois, au lieu que pour juger toujours si mal il faut ou un dessein formé de trouver mauvaises les meilleures choses, ou avoir le VI sens si peu juste qu’on ne puisse jamais rien prendre que de travers [ a ] 10 A. Dacier, La Poétique d’Aristote, […] traduite en français avec des remarques critiques […], Paris, C. Barbin, 1692. Perrault, qui cite très exactement, souligne le mot « ridicule ». [CNe] . » Ce véhément défenseur de l’Antiquité avait déjà dit dans ses notes sur Horace 11 André Dacier, Remarques critiques sur les œuvres d’Horace, avec une nouvelle traduction , Paris, D. Thierry et C. Barbin, 1681-1689, 10 vol. Le plus célèbre poète latin avec Virgile représente la poésie lyrique, mais aussi un théoricien majeur (« Épître aux Pisons », dite Ars poetica , source de l’ Art poétique de Nicolas Boileau, 1674). [CNe] , en parlant de moi sous le nom d’un Auteur moderne 12 En réponse aux propos tenus dans le premier dialogue de Perrault sur la première ode de Pindare, André Dacier, dans une note au v. 10 de l’Épître III du livre I, rappelle qu’Horace compare Pindare à un « fleuve impétueux » (Ode XIV, 2) et commente : « Il ne faut donc pas s’étonner qu’un Auteur moderne, et les ridicules personnages qu’il introduit, s’y soient noyés dès le premier pas. » Remarques critiques sur les œuvres Horace, avec une nouvelle traduction , Paris, D. Thierry et C. Barbin, t. VIII, p. 201. Perrault répond à cette attaque dans la lettre à Ménage jointe à ce tome. [DR] , que je m’étais noyé dans Pindare 13 Pindare (Ve s. av. J.-C.), poète grec célèbre par ses odes en l’honneur des vainqueurs des jeux. Boileau s’en prend aussi à Perrault à son propos dans ses Réflexions critiques sur Longin (1694, « Réflexion VIII ») et Perrault lui répond dans sa Réponse aux réflexions critiques de M. D***, Paris, J. B. Coignard, 1694. [CNe] avec les ridicules personnages que j’introduis dans mes Dialogues. Comme ces Dialogues sont sérieux, dire que les personnages en sont ridicules, c’est dire assez nettement que l’Auteur l’est aussi, et dire qu’il n’y a rien de plus ridicule que de s’amuser à lui répondre, c’est dire qu’il l’est à tel point qu’on le devient soi-même en lui répondant. Voilà, ce me semble, pousser la chose aussi loin qu’il VII se peut, et c’est pourquoi je suis en peine où il trouvera des injures qui aillent en augmentant à proportion de mes critiques. Cependant je veux bien déclarer ici qu’il peut m’en dire tant qu’il lui plaira, sans qu’il m’arrive de lui en dire une seule, et que je n’en prendrai jamais d’autre vengeance que de les rapporter mot à mot comme je viens de faire celles qu’il m’a déjà dites 14 Perrault souligne ici que ses adversaires ne respectent pas les règles de la civilité et de l’honnêteté, en l’abreuvant d’injures, alors que lui-même reste dans la mesure et la modération. La nécessité de soumettre les querelles littéraires aux règles du savoir-vivre avait déjà été soulignée par F. Ogier, condamnant la virulence du Père Garasse envers T. de Viau, et par Molière dans La Critique de l’École des femmes. Perrault y revient dans sa « Lettre à Ménage ». [CNe] . Si je mérite ces injures elles demeureront sur moi, et si je ne les mérite pas elles retourneront sur lui. Je parlerai du Bouclier d’Achille dans le Volume qui suivra celui-ci, où j’espère justifier tout ce que j’en ai dit, et faire voir qu’il a eu tort de me reprendre 15 Annotation en cours. .
VIII À la réserve de cet illustre Traducteur, et de quelques Savants chagrins qui croient qu'on les offense personnellement quand on critique ou Platon ou Homère, et qui s'en fâchent comme s’ils en étaient descendus en ligne directe, car des Collatéraux 16 Furetière : collatéral « se dit au figuré d’un parent qui n’est point au rang des ascendants ou descendants ». [CNe] ne prendraient jamais la chose si fort à cœur : hors ces gens-là dis-je, qui me regardent, ou avec horreur, ou avec pitié, je n'ai pas lieu d’être mal satisfait du Public.
Il est bon de répéter ici ce que j'ai mis dans la Préface du précédent Volume 17 « Comme je suis bien aise qu’on sache au vrai quel est mon sentiment, je crois être obligé d’avertir que je ne me rends responsable que des choses que dit l’ Abbé , et non point de tout ce que dit le Chevalier dans ce Dialogue, ni de tout ce qu’il dira dans les Dialogues suivants » [p. XI du tome II]. [CNe] , que je ne me rends responsable que des choses que dit l’Abbé, et non pas de tout ce qu’il plaît au IX Chevalier de dire pour se réjouir ; car quoiqu’il n’avance rien qui ne soit soutenable, il lui arrive quelquefois d’outrer un peu la matière 18 Le Chevalier, en bon aristocrate, présente en effet des opinions hardies, à la fois pour animer le dialogue, lui donner un côté « galant », plaisant et railleur, et pour permettre à l'Abbé de se présenter comme un Moderne modéré. [CNe] .
J’ai cru devoir mettre à la fin de ce Dialogue une Lettre que j’ai autrefois écrite à Monsieur Ménage 19 La position dans la querelle de Gilles Ménage, érudit et mondain, est ambiguë. [CNe] sur la manière dont M. Francius a parlé de moi dans une harangue qu’il prononça publiquement à Amsterdam 20 Pierre Fransz, dit Petrus Francius, humaniste, orateur et poète néo-latin. Perrault donne dans sa lettre un extrait de cette harangue, « prononcée [en latin] à Amsterdam au mois de Novembre dernier ». [CNe] ; parce qu'encore qu'il ne s'agisse point de poésie dans cette Lettre , elle peut néanmoins être regardée comme une pièce de notre procès 21 C’est le statut, quasi juridique, des pièces annexes jointes aux différents dialogues du Parallèle. [DR] .
1
Parallèle des Anciens et des Modernes en ce qui regarde la poésie.
Quatrième dialogue
Le Chevalier
Monsieur le Président ne se tient point battu sur l’Éloquence, et prétend qu’il aura encore plus l’avantage en ce qui regarde la Poésie.
L’Abbé
Nous pouvons, si vous le voulez, en dire deux mots, en attendant que la rosée soit essuyée 22 Furetière : essuyer « se dit aussi de la terre séchée par le vent ou la chaleur ». [CNe] , et qu’il fasse beau se promener ! Mais je suis sûr que Monsieur le Président trouvera encore moins son compte sur la Poésie que sur l’Éloquence.
Le Président
Par votre foi, Monsieur l’Abbé, 2 croyez-vous que je doive préférer votre sentiment à celui de tant d’excellents Critiques 23 Annotation en cours. qui conviennent tous que les ouvrages d’Homère, de Virgile, de Pindare, d’Horace, d’Anacréon et de Catulle 24 Homère et Virgile représentent la poésie épique grecque et latine ; Pindare et Anacréon la poésie lyrique grecque, Horace et Catulle la poésie lyrique latine. [CNe] , sont des modèles si achevés qu’on n’a pu jusqu’ici, et qu’on ne pourra jamais rien faire qui en approche ? Voulez-vous que je quitte l’opinion reçue de tout le monde 25 C’est un argument majeur des Anciens : l’universalité du jugement en faveur de l’Antiquité. [CNe] , pour embrasser la vôtre ?
L’Abbé
Je ne veux point que vous soyez de mon avis par complaisance, mais je voudrais que vous ne vous jetassiez point à corps perdu, comme vous faites, dans le parti des Anciens, seulement pour vous conformer au sentiment des grands hommes dont vous parlez. Ne savez-vous pas que les savants qu’on appelle Critiques, composent la dernière classe des gens de lettres 26 Annotation en cours. ; qu’ils ne marchent qu’après les Orateurs, les 3 Poètes, les Historiens, les Philosophes, et généralement qu’après tous ceux qui ont le don d’inventer et de composer des ouvrages purement de leur chef ; et enfin, que la plupart des Critiques ne se sont rabattus à ce genre de littérature, que pour s’être trouvés incapables de rien produire de leurs fonds ?
Le Chevalier
Je ne pus m’empêcher ces jours passés de dire quelque chose de semblable à un homme de grande qualité, de grand mérite, et de grande érudition 27 Annotation en cours. . J’avoue, me disait-il qu’il me paraît y avoir de grandes pauvretés dans Homère 28 Annotation en cours. ; que je ne puis goûter la beauté de la plupart des épigrammes de Catulle que l’on vante si fort, et où je ne vois que de l’ordure 29 Le reproche est récurrent. Le poète romain est systématiquement blâmé pour sa vie licencieuse, qui irrigue abondamment la veine érotique de ses poésies (dont Isaac Vossius procure une édition enrichie d’un commentaire : Cajus Valerius Catullus Et in eum Isaaci Vossi Observationes, apud Isaacum Littleburii Bibliopolam Londinensem, 1684), à tel point que l’« ordure » dont on les juge souillées est devenue proverbiale. Bayle en témoigne dans l’article « Vayer » de son Dictionnaire historique et critique : « Catulle et Ovide, dont les vers sont si impurs, vivaient comme ils écrivaient. Leurs débauches avec les femmes étaient excessives. On peut assurer la même chose des poètes français qui ont composé le Parnasse satyrique et de plusieurs poètes italiens dont les poésies sont fort sales. Ainsi cette sentence sera très vraie : Raro moribus exprimit Catonem / Quisquis versibus exprimit Catullum. [il exprime rarement Caton dans ses mœurs / Celui qui exprime Catulle dans ses vers.] » Pierre Bayle, Dictionnaire historique et critique, cinquième édition, revue, corrigée et augmentée, avec la Vie de l’auteur, par Mr. Des Maizeaux, Amsterdam, Leyde, La Haye, Utrecht, 1740, art. « Vayer (François de La Mothe Le) ». [BR] : mais ajouta-t-il, tant de grands personnages ont admiré les mêmes choses qui me déplaisent que je n’ai garde de rien prononcer là-dessus ! Quoi, Monsieur, lui dis-4 je, après avoir reçu tant de bons services du jugement que Dieu vous a donné, et après que tant de choses importantes lui ont été si heureusement confiées, vous lui faites l’affront de le soumettre au jugement de gens, pour la plupart, ineptes, et dont il n’y en a peut-être pas deux en qui, s’ils revenaient au monde, vous trouvassiez assez de sens et de raison pour en faire les précepteurs de Messieurs vos enfants ?
L’Abbé
Il est vrai que la partie du jugement, qui est celle dont ces Critiques auraient eu le plus de besoin dans le métier qu’ils faisaient, est celle dont ordinairement ils ont le plus manqué ; et que ç'a été leur peu de lumière qui les a rendus la plupart si hardis et si décisifs.
Le Chevalier
Nous voyons encore aujourd’hui que les savants de cette espèce ne 5 sont pas soupçonnés, pour l’ordinaire, d’exceller de ce côté-là ; on ne les consulte guère sur des affaires d’importance ; et même dans leurs familles on ne leur fait part des délibérations qui s’y font, que par la seule crainte de les fâcher, si on ne les y appelait pas.
L’Abbé
Il s’en trouve quelques-uns qui ont le sens exquis, aussi ne m’opposé-je qu’à l’autorité qu’on veut tirer de leur grand nombre, qui ne m’émeut pas, par les raisons que je viens de dire. Joint à cela, qu’ils ne font presque autre chose que de se copier les uns les autres, comme les Casuistes et les Compilateurs d’arrêts 30 Annotation en cours. . Mais pour ne point nous engager dans la discussion de leur mérite, je veux bien les regarder comme des oracles ; je veux bien que les ouvrages des anciens Poètes méritent toutes les louanges qu’ils leur ont données : s’ensuivra-t-il que les ouvrages des 6 Modernes leur soient inférieurs ? Il faudrait pour cela, qu’ils eussent comparé les ouvrages des uns et des autres ; ce qu’ils n’ont pu faire, puisqu’ils étaient morts avant que les Modernes, dont nous parlons, fussent venus au monde. Ainsi, quand ils seraient de très excellents Juges, n’ayant ouï que l’une des parties leur jugement ne peut rien décider sur notre contestation.
Le Président
Leur témoignage sera toujours d’un très grand poids, quoi que vous puissiez dire. De plus, je vous soutiens que quelque beau génie qu’un Poète puisse avoir aujourd’hui, il est impossible que ses ouvrages atteignent jamais au degré de beauté qu’on voit dans ceux des Anciens. La raison en est très manifeste. Il est certain que la fable et les fictions sont ce qu’il y a de plus beau dans la grande et noble Poésie ; et il est certain encore qu’il n’est plus possible de plaire 7 par cet endroit, à l’égal des Anciens, parce que toutes les fictions de la fable qui étaient neuves de leur temps, sont aujourd’hui toutes usées, ou du moins n’ont plus la grâce de la nouveauté 31 Annotation en cours. . Que si l’on ose en imaginer de nouvelles, comme quelques Modernes l’ont essayé, en introduisant des Anges et des Démons 32 Adopter le merveilleux chrétien en lieu et place du merveilleux antique a été d’abord proposé par Le Tasse ( La Jérusalem délivrée, 1581), puis par les auteurs d’épopée français des années 1650-1670 ( Georges de Scudéry, Desmarets de Saint-Sorlin, Chapelain, le Père Le Moyne, ...). [CNe] , qui ne voit, et qui ne sent que ces fictions sont insipides, et de plus, très indignes de la sévérité de notre Religion qui ne respire que vérité, que mortification, et que pénitence 33 Annotation en cours. ?
L’Abbé
Pour répondre à cette grande objection qu’on fait ordinairement contre la Poésie Moderne, il faut commencer par convenir de ce que c’est que la Poésie ; et peut-être que quand nous nous en serons formé une véritable idée, nous trouverons que cette objection est très vaine et très frivole. La Poésie n’est autre chose qu’une peinture agréable, qui repré8 sente 34 Les fins de phrases effacées sur cette page ont été reconstituées avec un autre exemplaire. Voir sur ce point le protocole éditorial. [EP] par la parole tout ce que l’[imagination] peut concevoir, en [donnant] presque toujours un corps[,] une âme, du sentiment et de la [vie] aux choses qui n’en ont point 35 Annotation en cours. . [Quand] on dit que la Poésie est une [peinture], on ne veut pas dire seulement qu’[elle] représente les objets, mais on [veut] aussi faire concevoir la manière [dont] elle les représente. Il y a trois [choses] dans la peinture : le simple trait[,] qui par ses contours fait voir la [figure] de l’objet, et le donne à [connaître] par la plus simple de [toutes] ses images ; il y a les ombres et [les] jours, qui se joignant au simple [trait,] lui donnent du relief et de l’[arrondissement], comme on le voit [dans] les dessins de clair-obscur, et [même] dans les estampes : il y a enfin [les] couleurs naturelles des objets, [qui] achèvent de leur donner leur [véritable] et entière ressemblance. Les [mêmes] choses se rencontrent dans l'[art] qui conduit la parole : les [termes] simples et ordinaires dont on se [sert] 9 dans le langage le plus commun, sont comme le premier trait et la première délinéation 36 Furetière : « Représentation qu’on fait de quelque chose sur un papier, ou par le discours. Ce plan n’est pas encore en sa perfection, ce n’est que sa première délinéation. J’ai distribué dans mon esprit tous les Actes de cette Tragédie, en voici la délinéation. » [DR] des pensées que l’on veut exprimer ; les mouvements et les figures de Rhétorique, qui donnent du relief au discours, sont les jours et les ombres qui les font avancer ou reculer dans le tableau 37 Annotation en cours. : et enfin, les descriptions ornées, les épithètes vives et les métaphores hardies sont comme les couleurs naturelles dont les objets sont revêtus, et par lesquelles ils nous apparaissent entièrement et tels qu’ils sont dans la vérité 38 Annotation en cours. . Or comme il n’y a que cette partie dans la peinture qui s’appelle proprement peinture, le reste n’étant qu’une délinéation 39 Voir note 15. [DR] ou un dessin ; il n’y a aussi que cette dernière façon de représenter toutes choses qui se doive nommer Poésie. Car il ne suffit pas à la belle et noble Poésie de se faire entendre ni même d’en dire assez pour persuader, il faut qu’elle représente les objets dans leur vérité et leur naïveté tou10 tes pures 40 Annotation en cours. ; il faut qu’elle plaise, qu’elle charme, qu’elle enlève : autrement elle n’est pas vraie Poésie 41 Annotation en cours. .
Le Chevalier
C’est cela sans doute, qui fait dire à certaines gens que les Poètes médiocres ne sont pas Poètes 42 Annotation en cours. .
L’Abbé
Quoi qu’il en soit, je dis que le capital de la Poésie est de plaire, comme celui de l’Éloquence est de persuader. C’est pour cela qu’elle ne parle d’aucune chose, qu’elle ne la revête de toutes ses couleurs et de toutes les circonstances qui peuvent nous la rendre agréable : de sorte que celui qui lit, ou qui écoute réciter un poème bien fait, n’a qu’à livrer son imagination aux images qu’y forme la Poésie, sans faire autre chose de sa part, que de les regarder. Il n’en est pas de même des discours d’Éloquence, où celui qui écoute fournit de son côté une par11 tie des idées, ou du moins les achève en y suppléant beaucoup de choses que l’Orateur supprime 43 Annotation en cours. . C’est pour cela que la Poésie ne parle guère d’aucun objet sensible, qu’elle ne le colore, ou n’en exprime quelque qualité qui le désigne si bien, que l’on croit le voir : elle ne parle presque point de roses, qu’elles ne les représente, ou vermeilles, ou empourprées, ou incarnates ; les bois y sont ou verts ou sombres ; elle donne même à la neige l’épithète de blanche ; et celle de mugissant à un taureau, quoique peu nécessaires parce qu’elle fait profession de peindre au naturel et d’être abondante en ornements, qui font le principal de son essence 44 Annotation en cours. . Or ces ornements sont de deux sortes ; les uns naturels et communs à toutes les nations du monde ; les autres artificiels et qui n’ont d'usage qu’en de certains pays où les hommes en sont convenus. De la première espèce sont la vie, le sentiment ; les passions, la parole et le 12 raisonnement qu’on attribue aux choses qui n’en ont point. Ces ornements plaisent presque toujours parce que l’homme qui s’aime est bien-aise de se rencontrer partout et de voir que toutes choses lui ressemblent ; de même qu’une femme qui a sa chambre remplie de miroirs, est ravie de se voir représentée de tous côtés. Ces ornements ont encore l’avantage d’être de toutes les Poésies qui ont été et qui seront jamais 45 Annotation en cours. . Je crois avoir vu quelque part la chanson d’un Sauvage qui prie une couleuvre de vouloir s’arrêter quelque temps, pour bien voir les belles couleurs dont elle est parée, et s’en servir de modèle pour une guirlande de fleurs qu’il fait pour sa maîtresse 46 L’exemple vient de Montaigne ( Essais, I, 31, « Des cannibales »). [CNe] . De la seconde espèce sont les Divinités que les Anciens y ont introduites ; les Anges et les Démons qu’on mêle dans les poèmes chrétiens ; et les personnages moraux qu’on peut introduire dans toutes sortes de poèmes et chrétiens et pro13 fanes 47 Annotation en cours. . Les ornements de cette seconde espèce font une grande beauté dans un ouvrage, mais ils ne sont point de l’essence de la Poésie, comme le sont ceux de la première espèce, dont elle ne peut se passer sans cesser d’être Poésie. La Poésie des Psaumes de David, est, sans contredit, une des plus belles qui ait jamais été ; cependant il n’y entre aucun personnage forgé par le Poète qui se contente de donner du sentiment et de la connaissance aux choses dont il parle 48 Annotation en cours. . « Lorsqu’Israël sortit de l’Égypte, et la maison de Jacob du milieu d’un peuple barbare, dit ce Poète admirable 49 David. [CNe] , Dieu consacra la nation Juive à son service, et établit sa puissance dans Israël. La mer le vit, et elle s’enfuit ; le Jourdain remonta vers sa source : les montagnes sautèrent comme des béliers, et les collines comme des agneaux 50 Annotation en cours. . » Cela est poétique assurément. Ensuite il interroge la mer, le Jourdain, les montagnes, et les 14 collines, en leur disant : « Ô mer, pourquoi vous enfuiyez-vous ; et vous, Jourdain, pourquoi remontiez-vous vers votre source, montagnes, pourquoi sautiez-vous comme des béliers, et vous collines comme des agneaux ? » cela est encore plus poétique. Mais la réponse qu’il fait faire à la mer, à la terre, au fleuve, et aux montagnes, a quelque chose de si grand et de si élevé, que je défie les amateurs des Anciens, de trouver rien dans les Poètes profanes qui en approche, sans même avoir égard à la sainteté de l’ouvrage. « C’est, dit-il, que la terre s’est émue devant la face du Seigneur ; devant la face du Dieu de Jacob 51 Psaume 113. [CNe] . » Il n’y a point d’homme ayant du goût pour la Poésie, qui ne frémisse à la vue de ces grandes beautés. Je pourrais rapporter une infinité d’autres endroits des Poésies de David, de Moïse, et de Salomon, de la même nature : mais celui-ci suffit pour montrer que les fables du Paganisme ne sont 15 point de l’essence de la Poésie.
Le Chevalier
Il faut savoir si Monsieur le Président en demeure d’accord.
Le Président
Je ne puis pas disconvenir que les fables du Paganisme ne sont point de l’essence de la Poésie sainte : j’avoue même que ce serait une chose très impertinente et criminelle de les y mêler. Mais je soutiens qu’elles ont tant de grâce dans la Poésie profane, qu’on ne peut les en exclure sans la dépouiller de son ornement principal, et sans lequel, si elle est encore Poésie, c’est une pauvre et languissante Poésie.
L’Abbé
Je réplique deux choses à cette réponse. La première, que rien n’empêche qu’on ne se serve aujourd’hui des fables aussi heureusement qu’on a jamais fait. Et l’autre, qu’outre les 16 ornements de la fable, que nous avons hérités des Anciens, nous avons l’apparition et le ministère des Anges et des Démons 52 Annotation en cours. que les Anciens n’avaient pas.
Le Président
Et moi, je réponds deux choses à cette réplique. La première, que les ornements de la fable n’ont plus la grâce de la nouveauté. Et l’autre, que l’apparition des Anges et des Démons est quelque chose de bien insipide.
L’Abbé
Quand les ornements de la fable s’emploient par une servile imitation de ce qu’ont fait les Anciens, il est vrai qu’ils n’ont plus la grâce de la nouveauté. Et comment l’auraient-ils aujourd’hui, puisque du temps même des Anciens, ceux qui ne faisaient que copier les autres ne l’avaient pas ? Mais quand on leur donne un tour nouveau ils ont au17 jourd’hui la même grâce que dans les ouvrages de ceux qui s’en sont servis les premiers ; parce que c’est seulement la manière nouvelle d’employer ces sortes d’ornements, qui leur donne la grâce de la nouveauté, et non point le peu de temps qu’il y a que l’on s’en sert. Il en est de ces ornements comme des phrases poétiques, dont tous les Poètes ont droit également de se servir, et qu’on ne regarde jamais, comme étant vieilles, pourvu qu’ils en forment quelque chose qui ait un air de nouveauté 53 Annotation en cours. . Nous en avons une infinité d’exemples dans les ouvrages des Modernes, où l’Amour, l’Hyménée, Vénus, Mars, Apollon, les Muses et les autres divinités païennes sont employées d’une manière encore plus spirituelle qu’elles ne l’ont été dans les ouvrages de ceux qui les ont inventées, ou qui les premiers les y ont introduites 54 Annotation en cours. . Il n’y a qu’à lire les Odes de Malherbe, les Poésies de Racan , de Voiture, de Sarrasin, de 18 l’un et l’autre Habert, de Malleville, et de ceux qui ont écrit depuis 55 Annotation en cours. ; sans oublier le Père Rapin qui en a embelli si agréablement tous ses jardins 56 On a ici une sorte de panthéon des poètes lyriques de la première moitié du siècle. Il est curieux que s’y ajoutent les poèmes en néo-latin des Hortorum libri IV (1672) du Père Rapin. Mais celui-ci est sûrement présent à l’esprit de Perrault pour son Discours académique sur la comparaison entre Virgile et Homère (1668), assez critique envers ce dernier, ou encore ses Réflexions sur la poétique de ce temps et sur les ouvrages des Poètes anciens et modernes (1674 – 2ème éd. revue et augmentée en 1675), où l’on retrouve cités Malherbe, Racan, Voiture et Sarasin (chap. XXX). Admirateur des anciens, Rapin n’en exprime pas moins une esthétique fondée plutôt sur des critères « modernes ». [CNe] . On ne peut donc pas dire que notre Poésie le doive céder à celle des Anciens sur l’article des fables anciennes, puisque nous sommes reçus 57 « Nous avons le droit de », « nous sommes autorisés à », « nous sommes admis à ». [DR] , aussi bien qu’eux, à les faire entrer dans nos ouvrages. Il est vrai que dans des sujets Chrétiens ou fort sérieux, les fables auraient aujourd’hui mauvaise grâce : mais les Anges et les Démons qu’on y peut introduire, ne donnent pas lieu de regretter Apollon et Minerve, Alecton et Tisiphone 58 Deux des trois Érinyes (la troisième étant Mégère). Perrault oppose divinités favorables et divinités redoutables, comme le sont anges et démons. [CNe] : et comme les Anges et les Démons sont des êtres effectifs, dont l’existence n’est révoquée en doute d’aucun Chrétien, leur entremise doit faire plus d’impression sur notre esprit, que n’en pourraient faire les divinités fabuleuses sur l’esprit même des Païens, qui hors le menu peuple, n'y ajoutaient aucune foi 59 Perrault s’aventure ici sur un terrain quelque peu miné, dans la mesure où justement certains modernes (libertins) faisaient un parallèle entre les « superstitions » païennes et chrétiennes, celles-ci, autant que celles-là en leur temps, n’étant selon eux guère recevables que par le « menu peuple ». [CNe] Voir par exemple deux petits traités en forme de lettres de La Mothe Le Vayer (Lettre 93 : « Rapports de l’histoire profane à la sainte », Œuvres de François de La Mothe Le Vayer, conseiller d’État ordinaire, 2 vol. in folio, Paris, A. Courbé, 1654 ; Lettre 116 : « Parallèles historiques », Nouveaux petits traitez en forme de lettres écrites à des personnes studieuses, Paris, A. Courbé, 1659), mais plus généralement, de Théophile de Viau à Cyrano de Bergerac, en passant par leurs homologues « érudits » comme Naudé et La Mothe Le Vayer, les parallèles établis entre l’histoire sainte et l’histoire profane, leur disposition sur le même plan d’immanence, nourrissent une bonne part de la critique libertine. Voir Bruno Roche, « Parallèles, singeries et diableries, étude de quelques ressorts de l’humour libertin », Humoresques n°27, « Faire rire, mode d’emploi », textes réunis par Catherine Garitte et Nelly Feuerhahn, Printemps 2008. [BR] .
19Le Président
Vous m’avouerez cependant que la Poésie n’étant autre chose qu’un jeu d’esprit 60 Catégorie courante dans le milieu galant, voir D. Denis, Le Parnasse galant, Paris, Champion, 2003 ; Boileau en joue régulièrement : voir le Discours sur la satire XII, OC, éd. Fr. Escal, Paris, Gallimard, 1966, p. 89 ; Satire XII , OC, p. 79 ; lettre au duc de Vivonne sur son entrée dans le phare de Messine, 3-4 juin 1675, OC, p. 776. [DR] , il y a quelque sorte d’irrévérence à y mêler des Anges et des Démons ; et que ces personnages-là sont un peu trop sérieux pour en vouloir égayer de la Poésie 61 Annotation en cours. .
L’Abbé
La Poésie est un jeu d’esprit, quand on s’en sert pour se jouer, comme dans des épigrammes et dans des madrigaux 62 Les « petits » genres ont fleuri dans la seconde moitié du XVII e siècle, et les recueils de poésies ont connu une grande vogue éditoriale, un peu au détriment de la « grande poésie ». [CNe] ; mais dans des odes sérieuses et dans des poèmes sur des matières importantes, la Poésie n’est pas plus un jeu d’esprit que la grande éloquence dans des harangues, dans des panégyriques, et dans des sermons. On ne peut pas dire que les Poésies de David et de Salomon soient un pur jeu d’esprit ; et vous ne voudriez pas, Monsieur le Président, l’avoir dit de l’ Iliade ni de l’ Énéide 63 Dans le Tome II, l’expression « jeu d’esprit » désigne les allégories galantes comme la Carte du Tendre ou l’Île d’amour (voir tome 2 page 140). Il s’agit ici de distinguer les petits genres poétiques de la grande poésie dont relèveraient aussi bien les textes sacrés que les épopées. Il s’agit pour L’Abbé d’une poésie « sérieuse ». Fénelon reprendra l’argument dans la Lettre à l’Académie (1715), en soulignant que la poésie a une origine sacrée : « La poésie est plus sérieuse et plus utile que le vulgaire ne le croit. La religion a consacré la poésie à son usage dès l’origine du genre humain. » [CBP] . Il est donc vrai qu’il y a des ouvra20 ges de Poésie très sérieux ; et où par conséquent l’entremise des Anges et des Démons n’a aucune indécence. Comme nous sommes très persuadés que ces esprits se mêlent par l’ordre de Dieu dans les actions des hommes, soit pour les tenter, soit pour les secourir, et pour des raisons qui nous sont la plupart inconnues ; le Poète ne peut-il pas nous les rendre visibles, et leur donner des corps, suivant le privilège de la Poésie ? C’est par ce principe qu’Homère a introduit toutes les divinités païennes, et qu’on voit Minerve accompagner presque toujours Ulysse 64 Athéna, en réalité ; mais, dans toute la suite, Perrault traduit systématiquement les noms des dieux grecs en noms romains, comme il était d’usage alors. [CNe] . Ce qui a tant plu lorsqu’il était faux, doit-il ne plaire plus lorsque la vérité s’y rencontre ? c’est-à-dire, a-t-on dû être charmé de voir Minerve aux côtés d’Ulysse, pour le préserver des traits de ses ennemis, pour le conseiller dans ses aventures, quoique effectivement il n’y ait jamais eu de Minerve auprès d’Ulysse ? Et doit-on n’avoir que du dégoût quand des Anges 21 secourent un Héros combattant pour la foi, lorsque la même foi nous assure que les Anges combattaient avec lui 65 Cette réplique de L’Abbé s’inscrit dans le débat autour du merveilleux chrétien et du merveilleux païen qui concerne en particulier l’épopée et la poésie. L’Abbé propose un parallèle entre l’usage des divinités dans l’épopée antique et païenne et le recours aux anges et démons dans l’épopée chrétienne que Perrault a lui-même pratiquée avec Saint-Paulin, évêque de Nole (Jean-Baptiste Coignard, 1686). L’Abbé ne situe pas le débat dans une perspective théologique, même s’il prend soin d’associer les divinités païennes avec le faux et les anges et démons avec la vérité. Cela lui permet de porter la question sur un plan esthétique : il s’agit de se demander si les anges et les démons peuvent plaire au public au même titre que les divinités païennes qui agrémentaient la poésie antique. [CBP] ?
Le Chevalier
Ce que vous dites est le plus beau du monde ; cependant tous les Anges et tous les Diables que Monsieur Chapelain a introduits dans La Pucelle , n’ont guère diverti le Lecteur 66 Cette pique satirique contre l’épopée de Chapelain, à cette date, n’engage guère Perrault : l’échec esthétique de La Pucelle (1656) est devenu un poncif de la critique. Et cela lui permet de montrer qu’il sait critiquer les « modernes » quand ils le méritent – et Chapelain le mérite aussi en tant que partisan des anciens ! [CNe] .
L’Abbé
Cela vient de ce que Monsieur Chapelain n’avait pas le don d’être fort divertissant ; mais il n’est nullement blâmable d’avoir mêlé des Anges et des Démons dans son ouvrage. Lorsque Dieu envoie une fille pour sauver la France, et qu’effectivement elle remet le Roi en possession de son Royaume, en chassant ceux qui l’avaient usurpé ; après un tel miracle, après une telle assistance du Ciel, y a-t-il rien de plus à propos que de rendre visibles les au22 tres moyens encore plus surnaturels dont Dieu s’est servi pour le salut d’un grand Royaume ? Quoi qu’il en soit nous avons plus d’avantage que les Anciens dans cette partie de la Poésie qui regarde les fictions, puisque nous pouvons nous servir, comme eux, des personnages de la fable, des personnages moraux 67 Les personnages moraux sont les allégories morales à l’instar de la Prudence, la Concorde ou la Discorde. [CBP] dans les sujets qui le permettent, et que nous avons outre cela la liberté d’employer les Anges et les Démons, dont le ministère 68 Furetière : « profession, charge ou emploi où l’on rend service à Dieu, au public ou à quelque particulier ». [CNe] est plus grave et plus sérieux que celui de toutes les Divinités païennes.
Le Président
Je vous accorderai, si vous voulez, que les Poètes Modernes ont plus de secours pour bien faire, que n’en avaient les Anciens, pourvu que vous m’accordiez que les ouvrages des Anciens ne laissent pas pour cela d’être plus excellents que ceux des Modernes.
23L’Abbé
Comme la Poésie était encore dans son enfance parmi les Anciens, il serait contre nature qu’un Art qui est si beau, et qui demande tant de choses pour être conduit à sa dernière perfection, y fût arrivé lorsqu’il ne faisait que de naître, pendant que les autres Arts beaucoup moins difficiles n’ont pu se tirer de leur première grossièreté que par la suite de plusieurs siècles 69 Affirmation qu’il existe aussi un progrès en art – c’est un peu un coup de force. [CNe] .
Le Président
Si la Poésie était dans son enfance du temps d’Homère et des autres premiers Poètes Grecs, dont on ne peut se lasser d’admirer les ouvrages, il faut dire que la Poésie ressemble à ces enfants qui ont beaucoup d’esprits étant petits, et qui deviennent stupides en devenant grands.
L’Abbé
C'est une erreur. L’esprit dans les 24 enfants se fortifie toujours avec l’âge. Ceux qui sont bêtes étant grands, l’étaient aussi étant petits ; et si l’on y a été trompé, c’est que les gentillesses qu’on leur faisait apprendre par cœur couvraient leur bêtise, qui n’a commencé à paraître que quand ces gentillesses étudiées n’étant plus de saison, il a fallu qu’ils aient agi et parlé de leur chef. Mais laissons-là cette remarque, et trouvez bon que je vous fasse voir que la Poésie des Anciens a eu toutes les marques et tous les apanages de l’enfance. Les enfants parlent simplement, et ne disent des choses que ce qui s’en présente d’abord à l’esprit, sans rien approfondir. Ils ont presque toujours besoin qu’on leur serve de truchement 70 Furetière : « interprète nécessaire aux personnes qui parlent diverses langues ». [CNe] , dès qu’ils parlent d’une matière un peu difficile ; On admire tout ce qu’ils disent, pour peu qu’il s’y trouve d’esprit et de raison ; Et enfin on leur souffre toutes sortes de libertés, à qui l’on donne même le nom de gentillesses 71 Furetière : « Ce qui est gentil [beau, joli, mignon], agréable, soit en beauté, soit en délicatesse. » [DR] . Des quatre cho25 ses que je viens de remarquer, les deux premières, qui est de ne rien approfondir, et d’avoir besoin d’interprètes, sont des défauts ; et les deux dernières, qui est d’être toujours admirés et toujours excusés, sont des privilèges. J’espère vous convaincre dans la suite, à mesure que nous ferons notre examen, que tout cela se rencontre dans les Anciens, et nullement dans les Modernes.
Le Président
Cependant nous avons parmi nous des Auteurs très excellents et très célèbres qui avouent hautement qu’ils doivent aux Anciens ce qu’il y a de meilleur dans leurs ouvrages.
Le Chevalier
Il faut bien le croire, puisqu’ils le disent ; mais je suis persuadé qu’ils ont encore plus d’obligation aux Modernes, quoiqu’ils ne le disent pas.
26Le Président
Cela est bien aisé à dire.
L’Abbé
Et n’est guère plus difficile à prouver, comme j’espère vous en convaincre lorsque nous serons descendus dans le détail.
Le Président
Venons-y donc à ce détail, et faites-moi voir quelque chose qui vaille mieux que l’ Iliade et l’ Énéide . Car voilà le point de la difficulté.
Le Chevalier
Comme on n’a point voulu avoir égard aux noms des Orateurs, en parlant de l’Éloquence ; parce qu’en effet, quelques talents que sa Nature puisse donner à un homme, il est impossible de lui trouver un nom du même poids que celui de Cicéron ou de Démosthène 72 Démosthène représente l’essence même de la rhétorique grecque, comme Cicéron de la rhétorique latine. [CNe] Ces deux maîtres de l’éloquence antique sont régulièrement associés (PAM I, p. VIII, 25, 93, 4 ; PAM II, passim). [BR] , il faut faire la même chose dans la Poésie. Jamais 27 nom de Poète ne sonnera comme ceux d’Homère et de Virgile 73 Selon la logique du classement qui fait de la poésie épique la plus haute poésie, et d’ Homère et Virgile les deux plus grands poètes épiques. [CNe] . Il faut même en faire autant des noms des ouvrages, et les supprimer de part et d’autre. Les noms d’ Iliade et d’ Énéide terrasseront éternellement tous les autres noms d’ouvrages que l’on voudrait leur opposer 74 La renommée des noms, comme le précise l’Abbé dans la réplique suivante, agit comme une forme de prévention qui empêche le libre jugement critique. Il propose ainsi pour les ouvrages d’Homère : « Voyons-les nous-mêmes et disons ce qui nous en semble. » (Voir page 32). Cet argument est récurrent sous la plume des Modernes. On le retrouvera chez Dufresny dans le Parallèle d’Homère et de Rabelais (1711) : « plus une réputation vieillit, plus elle est absorbée dans le vaste sein de la prévention » (Œuvres de Monsieur Dufresny, Paris, Briasson 1731, t. V, p. 281). La Motte a consacré une section du Discours sur Homère (1714) à distinguer « le mérite personnel » d’Homère de l’ouvrage lui-même et il propose dans les Réflexions sur la critique , d’« effacer des ouvrages, pour ainsi dire, le nom de leurs auteurs, pour ne les juger qu’en eux-mêmes » ; il ajoute : « Je trouve seulement que l’on fait sonner trop haut les noms des écrivains de l’Antiquité » (Houdar de la Motte, Les Raisons du sentiment. Textes critiques, (dir). F. Gevrey et B. Guion, Paris, Champion, 2002, p. 273). Marivaux le reprendra également à plusieurs reprises, dans la préface de l’ Homère travesti en 1716, dans une lettre écrite à l’auteur du Mercure (1717) à propos de l’expression « Théophraste moderne » utilisée pour le qualifier : « [...] je me trouve chargé du poids d’un nom qui compromet, avec le public, le peu que j’ai de forces », (Journaux et Œuvres diverses, Paris, Classiques Garnier, 1988, p. 22), ou encore dans la septième feuille du Spectateur français (1722). [CBP] .
L’Abbé
Si l’on veut juger sans prévention, il en faut user de la sorte.
Le Président
Dans la confiance que me donne la bonté de ma cause, je veux bien me relâcher de cet avantage ; quoique je fasse peut-être mal de ne le pas conserver : puisque la force de ces grands noms que l’on veut supprimer, est une preuve convaincante du mérite extraordinaire des grands hommes qui les ont portés.
L’Abbé
S’il était possible que les noms 28 des Poètes Modernes eussent été connus des mêmes siècles que ceux des Anciens, et qu’ils ne se fussent pas acquis la même vénération, je ne demanderais pas qu’on supprimât les noms ; cela serait injuste, et je demeurerais d’accord sans peine, que les Poètes, dont les noms seraient les plus célèbres, seraient les plus excellents 75 Comme ci-dessus, remise en cause du lien réputation (séculaire) et valeur. [CNe] ; Mais puisque la chose n’est pas égale des deux côtés, il ne faut pas que les Modernes souffrent de n’avoir pas un avantage qu’il était impossible qu’ils eussent.
Le Président
Je le veux bien. Venons au fait.
L’Abbé
Commençons par Homère.
Le Président
Dans quel abîme vous allez-vous jeter ? Songez-vous qu’Homère a été et sera l’admiration de tous 29 les siècles ; que Platon, le divin Platon, le nomme le plus divin de tous les Poètes 76 C’est dans son dialogue Ion [530b] que Platon fait dire à Socrate qu’ Homère est le plus grand et le plus divin de tous les poètes (τῷ ἀρίστῳ καὶ θειοτάτῳ τῶν ποιητῶν). [BR]. Tous les poètes, selon Platon, sont « inspirés » (enthousiastes), c’est-à-dire atteints d’une sorte de folie d’origine divine… mais ce n’est pas forcément à leur honneur. [CNe] ; qu’Alcibiade 77 Homme politique grec (Ve s. av. J.-C.), disciple de Socrate, et un des personnages des dialogues de Platon. [CNe] étant entré dans une école où il ne trouva point les ouvrages d’Homère, donna un soufflet au maître de cette école 78 L’érudition du Président vient ici de Plutarque ( Vies des hommes illustres, « Vie d’Alexandre », 8.2). Les Vies des hommes illustres sont très prisées au XVIIe siècle, grâce à la traduction d’Amyot (1559). [CNe] , que Philostrate dit que celui qui n’aime pas Homère, doit être fou 79 Probablement Philostrate II Flavius (II e s. ap. J.-C.), auteur des Héroïques et des Tableaux de plate peinture. [CNe] ; qu’Horace le préfère à tous les Philosophes pour la Physique et pour la Morale 80 Horace, Épîtres, I, 2. [CNe] ; et qu’Alexandre ne trouva rien de plus digne d’être enfermé dans la précieuse cassette de Darius, que le divin Poème de l’ Iliade 81 Plutarque, « Vie d’Alexandre », 7.1. [CNe] ?
Le Chevalier
Permettez-moi, Monsieur l’Abbé, de répondre aux éruditions 82 Cet étalage peu élégant de références savantes le situe bien en effet comme un Ancien. [CNe] Les références à Alcibiade et Alexandre se trouvent dans les Conjectures académiques de d’Aubignac dont il va être bientôt question (voir note 71). Conjectures académiques ou dissertations sur l’Iliade. Ouvrage posthume, trouvé dans les recherches d’un savant (Paris, François Fournier, 1715, p. 11). [CBP] de Monsieur le Président ; je me tiens assez fort pour cela, sans qu’il soit besoin que vous vous en mêliez. Je vous dirai d’abord, qu’à l’égard de Platon, on n’a plus de foi, ni au titre de divin que l’on lui a donné, ni au titre de divin qu’il a donné aux autres : c’est un discoureur à perte de 30 vue, sans ordre, sans dessein, sans système 83 On retrouve là les critiques du 3ème dialogue, qui s’en prend à sa « doctrine mal conçue et mal digérée […] sans ordre et sans méthode » ( p. 57) ; le Chevalier va jusqu’à comparer Socrate et Platon à « deux saltimbanques », dont le galimatias vaut moins que celui de Tabarin ( p. 111). [CNe] , qui n’a pas plutôt dit qu’Homère est le plus divin de tous les Poètes, qu’il le chasse de sa République, comme un corrupteur des bonnes mœurs 84 Au livre III de La République, Platon exclut de la Cité les poètes imitateurs, producteurs de fiction, inclus dans une condamnation générale du mensonge et de l’illusion. [DR] . Venons à Alcibiade ; ne sait-on pas quel homme c’était ? Et qui doute qu’il ne fût ravi d’avoir trouvé l’occasion de donner un soufflet à un Régent, à qui peut-être il en voulait d’ailleurs 85 Élien, Variae historiae, III, 38. [DR] ? Pour Philostrate, que veut-il dire ? Personne ne hait Homère qui a son mérite et qui pour dire des choses un peu bizarres, n’en divertit pas moins 86 Éloge empoisonné : Homère est bizarre et divertissant... [CNe] . À l’égard d’Horace, il est visible qu’il s’est prévalu de l’erreur publique, il avait trop de sens pour trouver plus de morale et d’instruction dans les mauvais exemples des Dieux de l’ Iliade , que dans la vie et les écrits des Philosophes, et il devait dire, comme Cicéron, qu’Homère eût mieux fait, de donner aux hommes toutes les vertus des Dieux, que de donner aux Dieux tous les vices des 31 hommes 87 Cicéron, Tusculanes , I, 26 à propos de Ganymède enlevé pour servir d’échanson aux dieux : « C’est une fiction d’Homère qui prêtait aux dieux des attributs des hommes. Je préfèrerais qu’il eût prêté aux hommes les attributs des dieux ». (« Fingebat haec Homerus et humana ad deos transferebat: divina mallem ad nos ».) (trad. Jules Humbert, Les Belles Lettres, 1930, Livre I-II, p. 41). Le propos de Cicéron est cité par Adrien Baillet dans les Jugements des savants sur les principaux ouvrages des auteurs parus en 1685-1686 (Paris, 1722, p. 344). [CBP] . Pour Alexandre, on sait qu’il n’avait aucun goût pour la Poésie ; le grand nombre de talents 88 Unité monétaire grecque équivalente à 26 kilos d’argent environ au début de la période hellénistique. Au pluriel ici le terme s’entend au sens d’argent. L’anecdote vient d’ Horace, Épîtres, II, 1, v. 232-234. On voit que le Chevalier n’est pas mal savant non plus... [BR]/[CNe] qu’il donna à Chérilus, le plus méchant Poète qui fut jamais, comme Horace nous en assure, le mettait hors d’état de pouvoir faire grand honneur à Homère par son approbation.
L’Abbé
Si les ouvrages d’Homère étaient perdus, je serais fort curieux d’apprendre ce qu’en auraient dit, et ce qu’en auraient pensé ceux qui les auraient vus. Mais puisque ses ouvrages sont entre nos mains, pourquoi nous tourmenter tant sur ce que les autres en ont jugé ? Voyons-les nous-mêmes et disons ce qui nous en semble.
Le Chevalier
C’est comme si nous disputions ici des beautés de Versailles sur les descriptions qu’on nous en a données, au lieu d’aller nous-mêmes sur les lieux voir ce qui en est 89 Le Chevalier peut penser aux Amours de Psyché et de Cupidon de La Fontaine (1669) ou à La Promenade de Versailles de Madeleine de Scudéry (1669). [CNe] .
32L’Abbé
Je dis donc qu’on peut considérer quatre choses dans les ouvrages de ce grand Poète : le sujet, les mœurs, les pensées et la diction 90 Furetière : diction : « se dit aussi de la phrase et du style ». [CNe] . Comme rien ne peut arriver d’abord à sa perfection dernière ; qu’Homère à notre égard, a vécu dans l’enfance du monde, ainsi que nous l’avons déjà remarqué ; et qu’il est un des premiers qui s’est mêlé de Poésie, je n’aurai pas de peine à faire voir que quelque grand génie qu’il ait reçu de la Nature, car c’est peut-être le plus vaste et le plus bel esprit qui ait jamais été, il a néanmoins commis un très grand nombre de fautes 91 Dans cette longue phrase, l’abbé résume la position des Modernes à l’égard d’Homère, modulée depuis le premier tome du Parallèle : Homère a vécu dans l’enfance du monde (voir Tome I, p. 88), c’est le premier des poètes, c’est un « vaste esprit », mais relativement à son temps. L’idée d’un progrès dans les arts explique que des poètes inférieurs en génie à Homère aient pu corriger ses fautes. L’abbé ne dit pas en revanche quelles sont ces « fautes » et selon quelles attentes elles sont considérées comme telles. On a précisément reproché aux Modernes de juger des œuvres des anciens à partir de critères poétiques, esthétiques et moraux anachroniques. [CBP] , dont les Poètes qui l’ont suivi, quoique inférieurs en force de génie, se sont corrigés dans la suite des temps. Avant que d’examiner le sujet de l’ Iliade et de l’Odyssée, il est bon de remarquer que beaucoup d’excellents Critiques soutiennent qu’il n’y a jamais eu au monde un homme nom33 mé Homère, qui ait composé les vingt-quatre livres de l’ Iliade , et les vingt-quatre livres de l’ Odyssée 92 Cette thèse est développée par l’abbé d’Aubignac dans les Conjectures académiques ou dissertations sur l’Iliade. Ouvrage posthume, trouvé dans les recherches d’un savant (Paris, François Fournier, 1715). Le traité est publié en 1715 mais a sans doute été rédigé dans les années 1660. Pour une édition moderne : Hédelin François, abbé d'Aubignac, Conjectures académiques ou Dissertation sur l’Iliade , éd. critique, avec une introduction, des notes et une conclusion par Gérard Lambin, Paris, Honoré Champion, 2010. [CBP] .
Le Chevalier
Comment donc ? Ces Critiques croient-ils que ces grands poèmes se sont faits tout seuls ?
L’Abbé
Non ; mais ils disent que l’ Iliade et l’ Odyssée ne sont autre chose qu’un amas, qu’une collection de plusieurs petits Poèmes de divers Auteurs qu’on a joints ensemble 93 Adrien Baillet attribue cette hypothèse à Élien : « Elien écrit que l’opinion des Anciens critiques étoit qu’Homère n’avoit composé l’ Iliade et l’ Odyssée que par morceaux, sans unité de dessein », Jugements des savants sur les principaux ouvrages des auteurs parus en 1685-1686 (Paris, 1722, p. 365). D’Aubignac développe également cet argument et cite également Élien (Conjectures académiques, éd. citée, p. 115). [CBP] . Voici comment ils s’expliquent. Ils disent que dans le temps où l’on prétend que ce grand Poète a vécu, l’histoire du siège de Troie était un sujet qui occupait tous les Poètes ; que tous les ans il paraissait vingt ou trente petits poèmes sur cette matière ; et qu’on donnait le prix à celui qui l’avait le mieux traitée. Ils ajoutent qu’il s’est trouvé des hommes dans la suite, qui ont pris plai34 sir à joindre ensemble les meilleures de ces pièces, qui leur ont donné l’ordre et l’arrangement où nous les voyons, et qui en ont formé l’ Iliade et l’ Odyssée 94 C’est la thèse de d’Aubignac, Conjectures académiques ou dissertations sur l’Iliade. Ouvrage posthume, trouvé dans les recherches d’un savant (Paris, François Fournier, 1715, p. 91-92). [CBP] .
Le Président
Cela est bien aisé à dire ; mais il faut des preuves quand on veut avancer un fait aussi étrange que celui-là.
L’Abbé
Ils n’ont pas de preuves convaincantes, mais ils ont de fortes conjectures. Le nom de Rhapsodies, qui signifie en Grec, un amas de plusieurs chansons cousues ensemble 95 C’est la définition donnée par d’Aubignac : « ce terme ne veut dire autre chose qu’un recueil de chansons cousues, un amas de plusieurs pièces auparavant dispersées et depuis jointes ensemble » ( Conjectures académiques ou dissertations sur l’Iliade. Ouvrage posthume, trouvé dans les recherches d’un savant (Paris, François Fournier, 1715, p. 82-83). [CBP] , n’a pu raisonnablement être donné à l’ Iliade et à l’ Odyssée , que sur ce fondement. Jamais Poète ne s’est avisé, malgré l’exemple et l’autorité d’Homère ,de donner le nom de Rhapsodies à un seul de ses ouvrages. La seconde conjecture est qu’on n’a jamais pu convenir du pays d’Homère ; et que de tout temps il y a eu sept 35 villes qui se sont disputé l’honneur de l’avoir donné au monde 96 La section consacrée à Homère par Adrien Baillet s’intitule « Homère dont on ne connaît ni le temps ni le pays » mais le mot « conjecture » montre que la source principale de Perrault est d’Aubignac. Les possibles villes et îles de naissance d’Homère sont énumérées dans les Conjectures académiques (éd.citée, p. 75). [CBP] . Il paraît vraisemblable que la pluralité des Auteurs de ces deux Poèmes a donné lieu à cette dispute, parce que chacune de ces sept villes pouvait avoir donné la naissance à un de ceux qui en avaient composé quelque chant ou quelque livre. Pour ce qui est du nom d’Homère, qui signifie Aveugle 97 D’Aubignac s’appuie notamment sur la Vie d’Homère attribuée à Hérodote pour expliquer l’origine du nom, ou plutôt « de l’espèce de surnom ou sobriquet » d’Homère : « […] il fut surnommé Homère, ou l’aveugle, comme le plus distingué d’entre les malheureux de ce temps-là » (Conjectures académiques, éd.citée, p. 73). [CBP] , ils disent que plusieurs de ces Poètes étaient de pauvres gens, et la plupart aveugles, qui allaient de maison en maison réciter leurs poèmes pour de l’argent ; et qu’à cause de cela ces sortes de petits poèmes s’appelaient communément, les chansons de l’Aveugle 98 Suggérerait-il qu’on peut comparer Homère au fameux « Aveugle du Pont-Neuf », célèbre chansonnier qu’on appelait aussi le Savoyard ? [CNe] L’expression se trouve chez d’Aubignac pour désigner les rapsodies que Lycurgue aurait jointes ensemble : « rapsodies d’Homère ou, recueil de chansons de l’aveugle » (Conjectures académiques, éd. citée, p. 109). [CBP] .
Le Président
Pouvez-vous, Monsieur l’Abbé, vous donner la peine de redire toutes ses rêveries ?
36L’Abbé
Je les ai ouïes soutenir par de très habiles gens. L’Abbé d’Aubignac que nous avons connu tous deux n’en doutait pas 99 Annotation en cours. . Il avait des mémoires tout prêts pour faire un ample traité sur cette matière, où il prétendait prouver la chose invinciblement 100 Ces mémoires, composés vers 1664, ont été publiés en 1715, sous le titre de Conjectures académiques, ou Dissertation sur l’Iliade, ouvrage posthume, trouvé dans les recherches d’un savant. [CNe] . On nous assure d’ailleurs qu’on travaille là-dessus en Allemagne où ces mémoires ont peut-être passé 101 Perrault s’appuie peut-être ici sur cette remarque d’Adrien Baillet : « J’ai oui dire à un homme de lettres des pays étrangers qu’on travaille à faire voir en Allemagne qu’il n’y a jamais eu d’Homère », Jugements des savants sur les principaux ouvrages des auteurs parus en 1685-1686 (Paris, 1722, p. 364). [CBP] Sur la réception allemande des Conjectures de d’Aubignac, voir l’édition de G. Lambin, Paris, Champion, 2010. [MB] . Quoi qu’il en soit, supposé que ce soit un seul homme nommé Homère qui ait fait les quarante-huit livres qui composent l’ Iliade et l’ Odyssée , il est presque indubitable que ce n’est point ce même homme qui en a orné ces deux grands poèmes. Élien [ b ] 102 Élien le Sophiste, Variae historiae libri XIV (la dernière édition était parue en 1685). [CNe] C’est la thèse reprise par Adrien Baillet et par d’Aubignac. [CBP] , dont le témoignage n’est pas frivole, dit formellement que l’opinion des anciens Critiques était qu’Homère n’avait jamais composé l’ Iliade et l’ Odyssée que par morceaux, sans unité de dessein ; 37 et qu’il n’avait point donné d’autres noms à ces diverses parties qu’il avait composées sans ordre et sans arrangement dans la chaleur de son imagination, que les noms des matières dont il traitait ; qu’il avait intitulé « La colère d’Achille » le chant qui a été depuis le premier livre de l’ Iliade , « Le dénombrement des vaisseaux », celui qui est devenu le second livre ; « Le combat de Pâris et de Ménélas », celui dont on a fait le troisième ; et ainsi de tous les autres 103 Annotation en cours. . Il ajoute que Lycurgue de Lacédémone fut le premier qui apporta de l’Ionie dans la Grèce ces diverses parties séparées les unes des autres, et que ce fut Pisistrate qui les arrangea, comme je viens de dire, et fit les deux Poèmes de l’ Iliade et de l’ Odyssée en la manière que nous les voyons aujourd’hui, de 24 livres chacun en l’honneur des 24 lettres de l’Alphabet 104 Lycurgue, législateur mythique de Sparte (IXe s. av. J.-C. ?) ; Pisistrate, tyran d’Athènes (Ve s. av. J.-C.). [CNe] Perrault reprend ici Adrien Baillet, presque terme à terme : « Élien écrit […] que Lycurgue de Lacédémone fut le premier qui apporta de l’Ionie en Grèce ces diverses parties tout-à-fait séparées les unes des autres, et sans suite ; et que ce fut Pisistrate qui les arrangea et en fit les deux Poèmes de l’ Iliade et de l’ Odyssée en la manière que nous les avons aujourd’hui. », Jugements des savants sur les principaux ouvrages des auteurs, éd.citée, p. 365). Boileau relève ce passage dans la « Réflexion III » des Réflexions critiques sur quelques passages du rhéteur Longin et conteste, citation d’Élien à l’appui, l’interprétation donnée par Perrault. Escal p. [CBP] .
Le Chevalier
Comment l’entendait donc le Pè38 re Le Bossu, qui a écrit Du Poème Épique 105 René Le Bossu, Traité du poëme épique, 1675 (rééd. 1677). [CNe] ? À voir le respect avec lequel ce bon Religieux parle de la construction de la Fable de l’ Iliade , il semble qu’il fasse un commentaire sur l’ Écriture sainte 106 Annotation en cours. . Que de chimères ce bon Père s’est imaginées ! Car je ne doute point qu’Élien n’ait dit vrai.
L’Abbé
Je n’examine point si l’opinion de la pluralité des Homères est vraisemblable ou non ; ni même, si ce que dit Élien est véritable, quoiqu’il y ait lieu de le croire. Mais je dis que le doute légitime où ont été, et où sont encore beaucoup d’habiles gens sur cet article, est une preuve incontestable du peu de bonté de la fable de l’ Iliade : Car si la construction en était, non pas divine, comme on le veut dans le Collège, mais un peu supportable, on n’aurait jamais inventé toutes les choses que je viens de dire. Que si ces choses-là sont vraies, et non pas inventées, il est 39 encore plus impossible que le hasard ait formé de divers morceaux rassemblés, une fable ou un sujet dont la construction soit admirable.
Le Président
Pour juger si la fable de l’ Iliade est belle ou non, il ne faut que la considérer en elle-même. Homère a eu dessein de composer un poème dont la lecture fût agréable, et tout ensemble utile à sa patrie, en insinuant aux Grecs que rien ne pouvait leur être plus nuisible que la discorde, ni rien de plus avantageux que d’être unis ensemble 107 Annotation en cours. . Pour cela, il fait voir dans son Iliade que tant qu’Achille fut brouillé avec Agamemnon, toutes sortes de malheurs arrivèrent aux Grecs ; mais que lorsque ces Princes furent réconciliés, toutes choses leur succédèrent 108 Furetière : « réussir ». [CNe] heureusement 109 Annotation en cours. . Il déduit tout cela avec des Épisodes si bien assortis, qu’on ne sait qui domine le plus dans ce beau Poème, ou de l’agréable, ou 40 de l’utile ; perfection la plus grande qui se puisse rencontrer dans un ouvrage 110 Reprise de l’injonction d’ Horace : « miscere utile dulci » ( Art poétique ). [CNe] .
L’Abbé
Ce que vous dites là se dit par tout le monde, et est imprimé en mille endroits : cependant rien n’est moins vrai que cette belle économie 111 Furetière : « signifie quelquefois, bel ordre et disposition des choses ». [CNe] .
Le Chevalier
Vous m’étonnez, car j'ai été bercé de la beauté et de la sagesse de cette fable.
L’Abbé
Vous allez voir ce qui en est. C'est dans le premier livre de l’ Iliade qu’Agamemnon maltraite Achille, en lui enlevant brutalement sa chère Briséis 112 Annotation en cours. : et c’est dans le dix-neuvième livre qu’Agamemnon apaise Achille, en lui envoyant des présents 113 Annotation en cours. . Or il n’est pas vrai que depuis le premier livre de l’ Iliade jusqu’au 41 dix-neuf les Grecs reçoivent plus de dommage que les Troyens, et les armes n’ont jamais été plus journalières 114 Furetière : Journalier : « se dit aussi de ce qui est tantôt d’une façon tantôt de l’autre : les armes sont journalières, tantôt on perd, tantôt on gagne des batailles. Les beautés sont journalières. un Auteur est journalier, il compose bien mieux en un temps, qu’en un autre. » [BR] entre deux peuples qui se font la guerre, qu’elles le sont durant tout ce temps-là. Dans le second livre il n’arrive ni bien ni mal aux Grecs ni aux Troyens 115 Annotation en cours. . Dans le troisième, Ménélas est vainqueur de Pâris, que Vénus retire d’entre ses mains 116 Annotation en cours. . Dans le quatrième Pandare blesse Ménélas, et beaucoup de gens de part et d’autre perdent la vie 117 Annotation en cours. . Dans le cinquième, Tlépolème est tué du côté des Grecs, et Vénus, qui combat pour les Troyens, est blessée à la main ; Mars reçoit un grand coup d’épée dans le ventre, et Énée est blessé d’un coup de pierre 118 Annotation en cours. . Dans le sixième les Grecs tuent beaucoup de Troyens 119 Annotation en cours. . Dans le septième Hector et Ajax se battent longtemps sans se rien faire 120 Annotation en cours. ; et dans le huitième Jupiter rend les Grecs inférieurs aux Troyens 121 Annotation en cours. . Le neuvième livre ne marque aucun avantage de part ni d’au42 tre 122 Annotation en cours. . Dans le dixième, Ulysse et Diomède tuent Dolon et le Roi des Thraces qui venaient au secours des Troyens 123 Annotation en cours. . Et dans l’onzième, Agamemnon est blessé par Coon, Ulysse par Socus, Diomède par Euriphile 124 Sic, pour Eurypyle. Il y a ici confusion : Diomède et Eurypyle (tous deux Grecs) sont successivement blessés par Pâris. [CNe] , et Machaon par Pâris 125 Annotation en cours. . Dans le douzième, Hector entre avec les siens dans les vaisseaux des Grecs 126 Annotation en cours. . Dans le treizième, il se fait un grand carnage de part et d’autre 127 Annotation en cours. . Dans le quatorzième, les Troyens sont fort maltraités pendant que Junon avait endormi Jupiter 128 Annotation en cours. . Et dans le quinzième, Jupiter s’étant éveillé, les Grecs sont mis en fuite, et repoussés dans leurs vaisseaux 129 Ce résumé semble volontairement simpliste, tant dans le style que dans le relevé des faits. [CNe] . Jusque-là peut-on dire que toutes sortes de malheurs sont arrivés aux Grecs, pour n’avoir pas été de bonne intelligence entre eux, puisque dans la vérité, si on y regarde de près ils ont été moins maltraités que les Troyens ; et que d’ailleurs le peu de mal qui leur arrive, vient de la haine d’un certain nombre de Dieux qui ne tâchaient 43 qu’à les perdre, et nullement de leur mésintelligence ? Il est vrai que dans le seizième livre Patrocle est tué 130 Annotation en cours. : mais la mort d’un seul homme, qui aurait pu perdre la vie à côté d’Achille aussi bien que sous ses armes, ne peut être regardée comme un effet de la division qui avait régné jusque-là entre Achille et Agamemnon. Il est encore vrai qu’Hector est tué par Achille, et que cette mort donna un grand avantage aux Grecs sur les Troyens : mais comme cette mort n’était bien importante, que parce qu’elle devait beaucoup contribuer à la prise de Troie, si Homère avait eu en vue de faire voir les grands biens qu’apporte la concorde, il devait décrire la prise de cette ville qui mit le comble au bonheur et à la gloire des Grecs. Il n’en a rien fait ; et il emploie ses deux derniers livres à décrire les funérailles de Patrocle et d’Hector, choses qui ne servent de rien pour persuader aux peuples, que tout mal 44 leur arrive quand les Princes sont mal ensemble, et que toutes choses succèdent heureusement quand ils conservent la concorde 131 Annotation en cours. . On peut donc conclure que la belle moralité que quelques-uns croient voir dans l’ Iliade , n’a jamais été pensée par Homère qui avait trop d’esprit pour ne la pas mieux faire sentir, s’il avait eu dessein qu’elle s’y trouvât 132 Annotation en cours. .
Le Chevalier
Si cela est ainsi, quel a été donc le but d’Homère ?
L’Abbé
Je n’en sais rien. Car s’il avait eu en vue la gloire des Grecs, comme beaucoup d’interprètes le prétendent, il devait insérer dans son Poème, comme je viens de le dire, la prise de Troie, sans quoi tout ce qu’ils ont fait en l’assiégeant, n’est que très peu de chose ; et on ne conçoit point pourquoi il a omis la ruine de cette ville, si honorable 45 aux Grecs qu’il veut louer 133 Annotation en cours. . S’il n’a eu en vue que la valeur et la colère d’Achille comme d’autres le veulent, il devait finir à la mort d’Hector, de même que Virgile a fini à la mort de Turnus 134 Roi des Rutules d’Ardée, qui s’opposa à l’installation du Troyen Énée et de ses compagnons dans le Latium. Énée et ses compagnons assiégeant la cité de Turnus, il propose à Énée de se battre en duel. Ce dernier accepte et tue Turnus au terme d’un long combat, au tout dernier vers de l’œuvre de Virgile. [CNe] . Pour moi, je suis persuadé qu’Homère n’a eu d’autre intention que d’écrire la guerre des Grecs contre les Troyens, et les diverses aventures qui sont arrivées pendant le siège de Troie ; le tout par pièces et par morceaux indépendants les uns des autres, comme le dit Élien 135 Annotation en cours. , et qu’à l’égard de l’arrangement des vingt-quatre livres de l’ Iliade , c’est l’ouvrage de gens qui sont venus après lui 136 Annotation en cours. , qui ont ôté à chacun de ces livres l’invocation et la proposition 137 Furetière, 1727 : « discours qui affirme ou qui nie quelque chose sur quelque sujet que ce soit ». [CNe] qui y étaient apparemment, afin de pouvoir les lier ensemble, ne les ayant laissées qu’au premier livre, dont le premier vers dit, « Chantez Déesse la colère d’Achille fils de Pélée », et ne conviennent qu’à ce premier, car tous les autres livres ne parlent point ou 46 presque point de cette colère 138 Annotation en cours. . Je dois remarquer encore que cette invocation et cette proposition ne sont point de l’étendue qu’il aurait fallu qu’elles fussent pour un Poème aussi grand et aussi vaste que l’ Iliade , et qu’elles sont bien proportionnées pour servir de tête au seul premier livre 139 Annotation en cours. . Ainsi je veux bien qu’on loue tant qu’on voudra tous les chants ou tous les livres de ce Poème séparément. Car ils renferment la plupart beaucoup d’esprit et beaucoup d’agrément : mais pour la belle constitution et la belle économie de la fable 140 Annotation en cours. , comme je n’y en vois point, je ne puis lui donner de louange.
Le Président
Elle en aura toujours assez, sans que vous preniez la peine de lui en donner.
L’Abbé
Je ne m’y oppose en nulle sorte, 47 mais je me crois obligé de vous dire ce que je pense là-dessus. Passons aux mœurs et aux caractères des personnages 141 Annotation en cours. qu’Homère a introduits dans ses deux Poèmes. À l’égard des mœurs, il y en a de particulières au temps où il a écrit, et il y en a qui sont de tous les temps. À l’égard des premières, quoiqu’elles semblent ridicules par rapport à celles du temps où nous sommes ; comme de voir des Héros qui font eux-mêmes leur cuisine 142 Annotation en cours. , et des Princesses qui vont laver la lessive 143 Nausicaa, chant VI de l’ Odyssée . [CNe] , il pourrait y avoir de l’injustice à les reprendre.
Le Président
Il y en aurait assurément.
L’Abbé
Il faut distinguer. Il y aurait de l’injustice à en estimer moins Homère, qui ne pouvait pas nous donner des mœurs plus polies que celles de son siècle ; mais il pourrait n’y en avoir pas à en estimer un peu moins 48 ses ouvrages que ces sortes de mœurs avilissent. Quoi qu’il en soit, je veux bien prendre plaisir à voir Agamemnon [ c ] 144 (v. 257-264). [CNe] qui exhorte Idoménée à combattre vaillamment, parce que dans les festins il a comme lui son grand pot toujours plein de bon vin pétillant pour boire tout 145 Annotation en cours. son soûl, pendant que les Grecs aux longs cheveux n’ont que leur portion ; qu’il garde Briséis [ d ] 146 (v. 29-31). Confusion : il s’agit de Chryséis, fille d’un prêtre d’Apollon (Briséis est fille de Roi). [CNe] la fille du grand Sacrificateur pour lui faire de la toile. Je trouve bon que la Princesse Nausicaa [ e ] aille à la rivière avec ses demoiselles, dans le chariot bien sonnant 147 Il va de soi que cette « épithète homérique » est ici employée avec ironie (voir infra). [CNe] du Roi Alcinoos, pour y laver ses robes et celles de ses frères. Les Princes et les Princesses en usaient de la sorte ; et cela a sa beauté mais je ne puis prendre plaisir à voir le sage Nestor qui dit à Agamemnon et à Achille [ f ] 148 (v. 260-261 et 284). [CNe] , qu’il a conversé avec des gens qui valaient mieux qu’eux ; et qui ajoute, en parlant encore à Agamemnon, 49 qu’Achille est plus vaillant que lui. Cela n’est guère civil ni guère doux pour une éloquence emmiellée 149 Traditionnellement, Ménélas, Ulysse et Nestor représentent les trois styles de l’éloquence : Ménélas le style simple, Ulysse le style élevé, et Nestor ( Iliade , I, v. 248-249) le style « moyen », dit aussi fleuri. [CNe] comme celle du vieux Nestor. Je suis offensé d’entendre Achille qui traite Agamemnon d’ivrogne et d’impudent, qui l’appelle sac à vin, et visage de chien 150 Iliade , I, v. 225. (ce vers a déjà été cité à deux reprises : t. II, page 282, note 571; t. III, page 301, note 811). [BR]/[CNe] . Il n’est pas possible que des Rois et de grands Capitaines aient jamais été assez brutaux pour en user ainsi ; ou si cela est arrivé quelquefois, ce sont des mœurs trop indécentes pour être représentées dans un Poème, où les choses se mettent, non point comme elles peuvent, mais comme elles doivent arriver pour donner de l’instruction ou du plaisir 151 Annotation en cours. . Pour ce qui est des caractères qu’Homère donne à ses personnages, j’avoue qu’ils sont pour la plupart très beaux et très bien gardés 152 La cohérence du caractère des personnages est un précepte important. [CNe] dans tout l’ouvrage ; et c’est la partie où Homère est le plus admirable : cependant celui d’Achille, le Héros principal, me paraît mal en50 tendu 153 Furetière : « entendre, se dit aussi de celui qui sait tout ce qu’il doit savoir sur quelque chose ». [CNe] . Il est, comme le remarque Horace 154 Horace, Art poétique , v. 120-122. [CNe] , colère 155 Furetière : « qui est bilieux, fougueux, emporté, ému de passion contre ce qui le choque ». [CNe] , inexorable, emporté, se moquant des lois, et croyant avoir droit de s’emparer de tout par la force des armes. Quelle nécessité y avait-il de donner tant de mauvaises qualités à son Héros ? Il semble par là qu’Homère veuille insinuer qu’il suffit à un grand Capitaine d’avoir de la valeur et les pieds bien légers 156 « Achille aux pieds légers » : épithète homérique. [CNe] , et qu’il lui est permis d’être injuste, brutal, impitoyable, sans foi, et sans loi 157 Annotation en cours. : car qui ferait difficulté de ressembler à Achille ? Je trouve Homère inexcusable dans ce caractère qu’il a outré en mal, sans aucun besoin. Je n’examine pas les caractères des autres Héros de l’ Iliade ; cela nous mènerait trop loin. Je passe à celui de l’ Odyssée . Le caractère d’Ulysse est tellement mêlé de prudence et de fourberie, d’héroïque et de bas qu’il est presque impossible de le bien définir 158 Annotation en cours. . Cela est si vrai qu’on ne sait comment expliquer l’en51 droit d’Horace où Ulysse demande à Tirésias, qu’il rencontre dans les Enfers, ce qu’il doit faire pour amasser des richesses 159 Horace, Satires II , 5. Cette rencontre aux Enfers est imaginée d’après celle de l’ Odyssée , XII, v. 90-136. [CNe] . Car Tirésias lui ayant dit qu’il faut qu’il fasse la cour aux hommes riches qui n’ont point d’enfants, pour avoir leur succession, quelque scélérats et infâmes qu’ils soient ; Ulysse lui répond qu’il ne s’est pas comporté de la sorte au siège de Troie, où il a toujours disputé de la valeur et du courage avec les plus braves de l’armée 160 Annotation en cours. . À quoi Tirésias lui ayant reparti qu’il sera donc toujours pauvre, Ulysse dit ces paroles : « Je contraindrai mon courage à souffrir ; j’en ai bien souffert d’autres 161 Annotation en cours. . » On ne sait si Ulysse veut dire qu’il continuera sans peine à souffrir courageusement la pauvreté, plutôt que de descendre aux bassesses que lui propose Tirésias ; et qu’il a enduré des choses bien plus fâcheuses : ou bien s’il veut dire, qu’il saura plier son esprit à tout ce qu’il faudra, pour amasser 52 du bien ; et qu’il a fait d’autres bassesses bien plus grandes que celles qui lui sont proposées.
Le Président
Je ne conçois pas comment on peut donner ce dernier sens aux paroles d’Ulysse.
L’Abbé
Cependant la difficulté dont nous parlons ayant été traitée, il n’y a pas longtemps, ici à Versailles, par huit hommes, tous d’un très grand mérite, ils se partagèrent, et se trouvèrent quatre contre quatre, tous étonnés comment des gens d’esprit et de bon sens pouvaient être d’un avis contraire au leur 162 André Dacier dans ses Remarques critiques sur les œuvres d’Horace (éd. citée, t. VII, p. 405 sq.) atteste de la réalité d’un débat sur ces vers. Cependant cette mise en scène du duel dialectique pourrait bien être une fiction inventée par Perrault. À défaut d’être attestée, l’anecdote est éloquente en ce qu’elle démontre, de façon hyperbolique, l’obscurité aporétique du texte antique. [DR] .
Le Président
Cela ne se peut pas.
L’Abbé
Vous connaissez tous ces huit disputants 163 Le motif de la familiarité des personnages du dialogue avec ceux de la dispute probablement fictive permet de renforcer la valeur d’ exemplum du dispositif qui discrédite également l’exercice de la lectio comme méthode académique d’explicitation du sens des textes. [DR] . Mais si vous êtes fort étonné du sens que quatre de ces Mes53 sieurs ont donné aux paroles d’Ulysse, je ne conçois pas, moi, comment on peut leur en donner un autre. Car si Ulysse avait voulu dire qu’il a trop de cœur pour faire les bassesses qui lui sont proposées, Tirésias se serait arrêté tout court, et ne lui aurait pas fait un long détail des flatteries qu’il doit faire, et des services qu’il doit rendre pour aller à son but. Il faut nécessairement qu’Ulysse lui ait fait entendre qu’il se soumettra à toutes choses, pourvu qu’il amasse des richesses.
Le Chevalier
Par parenthèse ; il me semble que cela ne fait guère d’honneur à Horace. Nous est-il jamais revenu que dans la Suède ou dans le Danemark, pays où on n’entend pas mieux le Français que nous entendons ici le Latin, il se soit ému de semblables disputes sur le sens qu’il faut donner à quelques endroits des Tragédies de Corneille ?
54L’Abbé
Je ne crois pas que pareil honneur arrive jamais à un Moderne 164 La réplique est ironique : tout l’art des modernes consistant dans la clarté de l’expression, ce serait au contraire un défaut que de donner lieu à une telle discussion – et tel est le défaut d’ Horace. [CNe] . Mais pour revenir à notre affaire, si Homère avait bien déterminé le caractère d’Ulysse, on ne serait pas en peine de savoir si ce Héros était un homme de bien, ou un Fripon ; et par conséquent quel sens il faut donner au passage d’Horace.
Le Président
Vous savez qu’Homère le qualifie dès le premier vers de l’Odyssée, d’homme rusé, d’homme expérimenté, qui a bien vu des choses 165 Au premier vers de l’ Odyssée , Ulysse est qualifié par Homère de « polytropos », πολύτροπον, homme « aux mille tours », selon la traduction adoptée par Victor Berard (« qui se tourne en beaucoup de sens ; par suite, qui erre çà et là, qui parcourt mille lieux divers ; au figuré, souple, habile, industrieux » selon Bailly). En 1681, La Valterie choisit « la sagesse de ce héros » (L’Odyssée d’Homère, nouvelle traduction, Paris, Claude Barbin, 1681, t. I) et Anne Dacier : « cet homme prudent » (L’Odyssée d’Homère traduite en français, Paris, Rigaud, 1716, t. I, p. 1). [BR] et [CBP] .
Le Chevalier
C’est-à-dire, qu’Ulysse était un homme au poil et à la plume ; un homme qui sait cheminer pour parler à la mode 166 Expressions populaires et burlesques (c’est de cette « mode » dont il s’agit). [CNe] .
L’Abbé
Ce caractère est excellent ; mais 55 il fallait faire entendre, si c’est en bien ou en mal qu’il était rusé ; ou si c’était et en l’un et en l’autre, selon les occasions. De plus, quoiqu’il soit d’un homme souple et rusé de jouer toutes sortes de personnages quand il en est besoin, il faut pourtant que ce caractère ait des bornes, et on ne peut voir sans indignation et sans dégoût un des Héros de l’ Iliade se coucher le soir avec les pourceaux, et se battre le lendemain à coups de poing contre un vilain gueux, pour les restes de la cuisine de Pénélope 167 Odyssée , XVI et XVII. [CNe] . Mais laissons cela, et venons à examiner les sentiments et les pensées dont Homère a embelli ses deux Poèmes. Dans le premier livre de l’ Iliade , Vulcain dit à Junon sa mère, qu’il craint que Jupiter ne la batte 168 Iliade , I, v. 578-579. [CNe] . Cela n’est guère digne ni des Dieux, ni d’Homère.
Le Chevalier
Les paysans seraient bien aises 56 de savoir ce passage, et de voir qu’ils ressemblent à Jupiter quand ils battent leurs femmes.
Le Président
Ne savez-vous pas, Monsieur l’Abbé, qu’il y a du mystère 169 Comme le prouve la suite, c’est une allusion à une des interprétations classiques de la « vérité des fables » (ici exposition d’un savoir scientifique sous le voile de la fiction). [CNe] dans ces paroles ?
L’Abbé
On le dit, et qu’Homère a voulu faire entendre par là, que le tonnerre bat l’air, et l’agite avec beaucoup de violence ; parce que Jupiter est le Dieu du tonnerre, et que Junon est la Déesse de l’air.
Le Chevalier
Quand il pleut, et qu’il fait soleil en même temps, les enfants disent que le Diable bat sa femme ; et quand il tonne, Homère dit que Jupiter bat la sienne 170 Là encore, parallèle quelque peu risqué entre superstitions païennes et superstitions chrétiennes. [CNe] . Cela me semble assez égal. Ainsi, Monsieur l’Abbé, passons à autre chose.
57L’Abbé
Dans le même livre Achille prie Thétis sa mère que les Troyens tuent bien des Grecs 171 Iliade , I, v. 409-410. [CNe] . Ce caractère est d’un mauvais Prince et n’a point dû 172 Pour « n’aurait point dû » (selon l’usage du XVIIe siècle). [CNe] se donner au premier Héros d’un Poème. Les Modernes ne seraient pas bien reçus à en user ainsi. Dans le second livre Ménélas souhaite avec ardeur de venger les douleurs et les gémissements d’Hélène 173 Iliade , II, v. 589-590. [CNe] « […] il voulait venger l’enlèvement d’Hélène, ses soupirs et les larmes qu’elle versa après son repentir » (L’Iliade traduite en français, Anne Dacier, Rigaut, 1711, t. 1 p. 78). [CBP] .
Le Chevalier
Ô le bon mari ! Les Ménélas de ce temps-ci ne sont pas d’une si douce nature, et les Anciens l’emportent en cela sur les Modernes.
L’Abbé
Je ne crois pas que jamais homme se soit attendri sur les gémissements d’une femme telle qu’Hélène 174 Hélène, épouse de Ménélas, a été enlevée par Pâris. L’Abbé suggère qu’elle serait une figure typique de femme infidèle (« une femme telle qu’Hélène »), ce qui est plus complexe dans l’épopée. [CBP] ; mais supposé qu’il y en ait eu d’assez sots pour cela ; fallait-il donner ces sentiments à un Héros ? Dans le troisiè58 me livre, Pâris dit à Hector [ g ] 175 v. 60-63. [CNe] qu’il a le cœur aussi indompté qu’une hache, qui étant maniée par un homme, pénètre le bois dont il fait un navire avec art 176 Anne Dacier ne reprendra pas, pour sa part, toute la comparaison : « votre courage est toujours aussi invincible et aussi infatigable que le fer d’une hache qui abat des arbres dans une forêt, et qui ne se rebouchant jamais, ne demande qu’à continuer ses ravages » ( Iliade , éd. cit., t.1, p. 101). [CBP] . On se contente aujourd’hui de dire qu’un homme a le cœur dur comme du fer, comme du marbre, mais on ne dit point si ce fer est une hache, une serpe, ou une épée 177 La critique des comparaisons d’Homère est récurrente. L’Abbé prend ici à la lettre la comparaison en la développant à loisir pour en montrer, selon lui, l’incongruité. [CBP] ; si ce marbre est blanc ou noir ; s’il est d’Égypte ou des Pyrénées : on s’avise encore moins d’exprimer quel ouvrage on peut faire avec ce fer, qui ne doit être regardé là, que comme une chose extrêmement dure 178 Perrault s’en prend ici aux longues comparaisons homériques (ou comparaisons « à longue queue » comme il est dit plus loin). [CNe] . Dans le livre suivant il y a une comparaison de la même nature encore plus étonnante pour la longue digression qu’elle fait. Homère raconte comment Ménélas fut blessé : « Aussitôt le sang noir [ h ] 179 v. 140-147. [CNe] , dit-il, sortit de la plaie, comme quand une femme Méonienne ou Carienne 180 La Méonie (ou Lydie) et la Carie se situaient au centre et au sud-ouest de la Turquie actuelle. [CNe] Pour justifier cette mention, Anne Dacier précise que « […] les Lydiens et les Cariens étaient en réputation de teindre le mieux en pourpre, et que les femmes faisaient des ouvrages d’yvoire qui étaient très estimés » en référant à Strabon (L’Iliade traduite en français, t.1, p. 416). [CBP] teint de l’ivoire en pourpre, pour en faire des 59 bossettes 181 « Ornements que l’on attache aux deux côtés du mors d’un cheval » (Académie, 1694). [CBP] aux brides des chevaux : cet ivoire est dans sa chambre ; et plusieurs chevaliers voudraient bien l’avoir ; mais on garde pour le Roi cet ornement qui doit faire honneur, et au cheval, et à celui qui le monte 182 La Motte consacrera une section du Discours sur Homère aux comparaisons dans laquelle il reprendra cette comparaison incriminée par Perrault en prenant le parti de ce dernier contre les critiques de Boileau en particulier (voir note 163) : « Cette comparaison a déjà été attaquée par monsieur Perrault, avec beaucoup de raison, selon moi ; mais comme en le traduisant, il s’était trompé lui-même sur le sens d’un mot, les savants ont tiré avantage de sa méprise ; et ils ont cru justifier suffisamment Homère, en relevant d’un ton de maître l’erreur de monsieur Perrault, sans songer que cette erreur n’ajoute rien à [l’égard] de la comparaison, ce qui est le seul ridicule qu’on y attaque » (Houdar de La Motte, Les raisons du sentiment. Textes critiques, dir. F. Gevrey et B. Guion, Paris, Honoré Champion, 2002, p. 203). [CBP] . » Le commencement de la comparaison est admirable ; et rien assurément ne ressemble mieux à du sang répandu sur une belle chair, que du pourpre sur de l’ivoire ; mais le surplus est vicieux au dernier point. Cependant c’est par là, et par les épithètes perpétuelles 183 La critique des épithètes est également récurrente chez les détracteurs d’Homère au moins depuis Scaliger. Adrien Baillet le rappelle dans les Jugements des savants sur les auteurs , éd. citée, p. 354. Le débat sur les épithètes annoncé ici (« tantôt ») commence à partir de la page 110. [CBP] , dont nous parlerons tantôt, qu’Homère s’est acquis la réputation de Poète divin, de Poète fleuri, abondant et majestueux.
Le Chevalier
Nous nous avisâmes l’année dernière de nous réjouir à la campagne, avec ces sortes de comparaisons à longue queue 184 L’expression est devenue célèbre. La comparaison est explicitée par le Président quelques répliques plus loin. Ces « longues queues » sont des ornements de la langue comme elles le sont pour les robes des princesses. Le registre est galant et ludique : c’est par une comparaison qu’est décrite la pratique des comparaisons chez Homère. [CBP] Dans la sixième de ses Réflexions critiques sur Longin , Boileau juge aussi ridicules qu’inefficaces les raisons qu’oppose le Président aux « plaisanteries » du Chevalier pour défendre Homère. Il se propose donc de récrire la réplique que le Président aurait dû prononcer s’il se comportait autrement dans ce dialogue que comme « le faquin de la comédie, pour recevoir toutes les nasardes » : « Ces plaisanteries étonnent un peu M. le président, qui sent bien la finesse qu’il y a dans ce mot de longue queue. Il se met pourtant, à la fin, en devoir de répondre. La chose n’était pas sans doute fort malaisée, puisqu’il n’avait qu’à dire ce que tout homme qui sait les éléments de la Rhétorique aurait dit d’abord : Que les comparaisons, dans les Odes et dans les Poèmes Épiques, ne sont pas simplement mises pour éclaircir et pour orner le discours, mais pour amuser et pour délasser l’esprit du Lecteur, en le détachant de temps en temps du principal sujet, et le promenant sur d’autres images agréables à l’esprit ; que c’est en cela qu’a principalement excellé Homère, dont non seulement toutes les comparaisons, mais tous les discours sont pleins d’images de la nature, si vraies et si variées, qu’étant toujours le même, il est néanmoins toujours différent ; instruisant sans cesse le lecteur, et lui faisant observer, dans les objets mêmes qu’il a tous les jours devant les yeux, des choses qu’il ne s’avisait pas d’y remarquer ; que c’est une vérité universellement reconnue qu’il n’est point nécessaire, en matière de Poésie, que les points de la comparaison se répondent si juste les uns aux autres, qu’il suffit d’un rapport général, et qu’une trop grande exactitude sentirait son Rhéteur. » Boileau, Réflexions critiques sur Longin « Réflexion VI », Œuvres Complètes, éd. Fr. Escal, Paris, Gallimard, 1966, p. 519. Sur la longueur des comparaisons et des métaphores homériques, voir Severyns Albert, « Simples remarques sur les comparaisons homériques », Bulletin de correspondance hellénique, Volume 70, 1946, p. 540-547. [BR] , à l’imitation du divin Homère. L’un disait : Le teint de ma Bergère ressemble aux fleurs d’une prairie où paissent des vaches bien grasses, qui donnent du 60 lait bien blanc, et dont on fait d’excellents fromages. L’autre disait : Les yeux de ma Bergère ressemblent au Soleil qui darde ses rayons sur les montagnes couvertes de forêts, où les Nymphes de Diane chassent des sangliers, dont la dent est fort dangereuse ; et un autre disait Les yeux de ma Bergère, sont plus brillants que les étoiles, qui parent les voûtes du firmament pendant la nuit, où tous les chats sont gris 185 Le jeu galant se poursuit avec pour règle de faire se rencontrer héroï-comique et burlesque. C’est bien cette rencontre des registres au sein de l’image qui choque l’Abbé et le Chevalier, comme la référence à l’ivoire et à la pourpre associée aux bossettes du cheval. [CBP] .
Le Président
Vous vous divertissiez là à peu de frais, car il n’est pas fort difficile de faire de ces sortes de galimatias à perte de vue.
Le Chevalier
Je ne vous ai pas dit une seule comparaison qu’on ne puisse opposer à celles que Monsieur l’Abbé a rapportées : les corps des unes et des autres sont également raisonnables ; et les queues également im61 pertinentes. Mais à propos de comparaison, on dit qu’Homère compare Ulysse, qui se tourne dans son lit, ne pouvant sommeiller, à un boudin qui rôtit sur le gril 186 Odyssée , XX, v. 24-28. [CNe]. Homère ne parle évidemment pas de « boudin », mais du ventre d’une victime « rempli de graisse et de sang » (ἐμπλείην κνίσης τε καὶ αἵματος, Odyssée , XX, 26). Dans ses Réflexions critiques, VI, Boileau ne manque pas de souligner la « ridicule bévue » de l’abbé. On peut aussi supposer que cette traduction est volontairement burlesque afin de tourner en dérision le style d’ Homère. Comme le dira le Président un peu plus loin : « il n’y a rien qu’on ne tourne en ridicule quand on s’y prend comme vous faites. » (PAM III, p. 87). [BR] .
L’Abbé
Cela est vrai.
Le Chevalier
Croyez-vous, Monsieur le Président, que si les Poètes d’aujourd'hui ne font plus de semblables comparaisons, ce soit par la difficulté de les faire, et que ce ne soit pas plutôt par un pur effet du bon sens qui y répugne, et par la crainte de se faire moquer de tout le monde ? Cependant il n’y a qu’heur et malheur à hasarder des impertinences. Elles tombent d’elles-mêmes ordinairement ; mais si elles font tant que de se maintenir pendant un temps considérable, elles se font admirer ensuite à proportion de leur extravagance.
62Le Président
J’avoue que si les Poètes d’aujourd'hui mettaient dans leurs ouvrages les mêmes beautés dont Homère a orné les siens, par exemple de ces comparaisons que vous appelez des comparaisons à longue queue, j’avoue, dis-je, que l’on se moquerait d’eux, mais je dis en même temps que si Homère s’était servi de comparaisons aussi sèches et aussi écourtées que celles de nos Poètes on se serait moqué de lui. En voici la raison c’est que le goût des Grecs, et des Grecs du temps d’Homère, était bien différent du nôtre 187 Cette différence de goût est un argument fréquent des Anciens. Longepierre dans le Discours sur les anciens (1687) invite à « perdre de vue son siècle » pour apprécier les textes anciens, qui s’inscrivent dans les mœurs de leurs temps. L’argument sera repris par Anne Dacier. Le Président reprend cet argument en l’appliquant au style mais aussi à l’esprit, à la manière de penser : « ils veulent voir en même temps plusieurs images différentes ». [CBP] . Il ne faut pas être fort habile pour savoir que le langage des Orientaux est tout plein de figures, de similitudes, de métaphores, de paraboles 188 Furetière : « instruction allégorique fondée sur quelque chose de vrai ou d’apparent de la nature ou de l’histoire ». [CNe] et de comparaisons 189 C’est en quelque sorte la définition du style de rhétorique qu’on appelle asianiste, ou fleuri, par opposition au style attique, ou simple. [CNe] ; qu’ils ne s’expriment presque jamais simplement et que les choses qu’ils disent en donnent presque toujours encore d’autres à entendre qu’ils ne disent pas. 63 Leur esprit tout de feu ne peut se contenter d’un seul sens dans un discours. Il n’y aurait pas de quoi occuper la vivacité de leur esprit et l’activité de leur attention. Ils veulent voir en même temps plusieurs images différentes. Les esprits du pays où nous sommes sont tournés d’une manière tout opposée, ils ne veulent ou ne peuvent comprendre qu’une seule chose à la fois, encore faut-il qu’elle soit exprimée bien nettement et avec une grande précision, la moindre superfluité les blesse ou les embarrasse. Il est vrai qu’un style de cette espèce est excellent pour l'usage ordinaire, et particulièrement pour dresser des contrats où il ne faut rien de superflu, ni de sujet à la moindre équivoque ; mais assurément pour la grande éloquence, et surtout pour la belle et noble Poésie, il faut quelque chose au-delà du pur, du sec et du simple nécessaire, les figures en font toute la grâce et toute la beauté 190 Depuis Cicéron, la poésie et l’éloquence sont deux arts du discours qui se distinguent par leur pratique de l’ornementation. On le retrouve sous la plume de l’abbé Dubos au début du XVIIIe siècle : « Les images et les figures doivent être encore plus fréquentes dans la plupart des genres de la poésie que dans les discours oratoires », Réflexions critiques sur la poésie et la peinture, Première partie, Section XXIII, Paris, Pissot, 1755, t. I, p. 299. Voir également sur l’usage des figures en poésie, G. Siouffi, Le Génie de la langue française. Études sur les structures imaginaires de la description linguistique à l’Âge classique, Paris, Champion, 2010, Deuxième partie, chap. I, « Figures et poésie ». [CBP] . Je vais me servir 64 d’une comparaison que vous ne sauriez rejeter, puisque c’est vous-même qui me la fournissez ; N’est-il pas vrai que si dans une grande cérémonie vous voyez paraître une Princesse dont la robe n’irait précisément que jusqu’à terre, vous la trouveriez mesquinement vêtue ; qu’au contraire si sa robe avait une queue bien longue et bien traînante vous y trouveriez de la beauté, de la noblesse et de la magnificence ? D’où vient que vous n’avez pas le même goût pour les comparaisons où vous voulez qu’il n’y ait rien de superflu, rien de surabondant et au-delà de ce qu’il faut pour exprimer la juste convenance des choses comparées ; en un mot, pourquoi ne pouvez-vous les souffrir lorsqu’elles ont de longues queues ?
Le Chevalier
Voilà qui me semble bon, qu’en dites-vous, Monsieur l’Abbé ? nous l’avons mené battant 191 Furetière : « Gérondif du verbe battre, se dit aussi en ces phrases proverbiales. Faire une chose tambour battant, c’est-à-dire, de hauteur, au vu et au su de tout le monde, sans craindre que personne l’empêche. On dit aussi des gens qu’on a mis en fuite, qu’on les a menés battant, soit à l’armée, soit dans les combats particuliers ; et figurément de ceux sur qui on a eu de continuels avantages, soit en dispute, soit en procès, soit au jeu. » [DR] jusqu’ici, mais 65 il commence à prendre sa revanche ; à vous la balle, s’il vous plaît, je n’y suis plus.
L’Abbé
Il est vrai que les longues queues ont bonne grâce aux robes des Princesses, et même aux robes de toutes les personnes de qualité, et cette comparaison prouve très bien que les discours graves et sérieux doivent avoir plus d’étendue, plus d’ornements, et plus de pompe que les discours simples ou familiers. Mais il faut que ces ornements ou ces queues, pour demeurer dans notre comparaison, soient de la même étoffe et de la même couleur que les robes dont elles font partie ; car si l’on cousait une queue de brocart à une robe de velours, ou une queue d’étoffe jaune à une robe d’étoffe verte ; il est certain que ces queues, quelque longues qu’elles fussent, seraient désagréables et ridicules, et même plus ridicules plus elles seraient lon66 gues 192 On retrouve ici un souvenir de la condamnation des associations hétéroclites dans les premiers vers de l’ Art poétique d’ Horace. [CNe] . Or je soutiens que les queues des comparaisons d’Homère ne sont point de la même couleur ni de la même étoffe que le corps des comparaisons où elles sont attachées 193 C’est bien la disconvenance et la discordance des registres qui choquent l’Abbé. Il faut que toute la comparaison conserve un « rapport » avec l’élément comparé comme le montre de nouveau l’exemple du sang qui coule sur la jambe de Ménélas. Voir également dans la réplique suivante de l’Abbé, l’exemple d’une comparaison empruntée à Virgile : « ces embellissements sont de la même nature que le corps de la comparaison, elles y ramènent l’esprit loin de l’en écarter ». [CBP] ; et c’est de quoi je me plains beaucoup plus que de leur longueur exorbitante. Venons à l’application, Homère dit que la cuisse de Ménélas, qui est fort blanche et sur laquelle coule son sang, ressemble à de l’ivoire que l’on a teint en pourpre, voilà le corps de la comparaison où il n’y a rien que de très beau, de très juste et de très agréable. Il est dit ensuite que cet ivoire est taillé en bossettes de brides 194 Sur cette comparaison voir supra notes 160-161. [CBP] de chevaux, quel rapport cela a-t-il avec la cuisse d’un homme teinte de sang, que ces bossettes sont enfermées dans le cabinet d’une femme Carienne ou Méonienne, que les Chevaliers voudraient bien les avoir, et enfin qu’elles sont réservées pour les Rois et pour servir d’ornement et au cheval et à celui qui le mène ? Tout cela encore une fois a-t-il quel67 que rapport à la cuisse de Ménélas, et ne peut-on pas dire que la queue de cette comparaison n’est point de la même couleur, ni de la même étoffe que l’habit où elle est attachée ?
Le Chevalier
Elle me paraît de trois ou quatre couleurs différentes, et quand elle finit je ne sais où je suis, ni comment je me trouve avec ces bossettes, ces Rois et ces Chevaliers dans le cabinet d’une femme Carienne ou Méonienne, à l’occasion d’un homme blessé à la cuisse.
L’Abbé
Voyons, s’il vous plaît, comment Virgile en a usé en pareille rencontre. Il compare la rougeur qui couvrit le beau visage de Lavinie en entendant parler d’Énée [ i ] 195 v. 64-69. [CNe] à de l’ivoire qu’on teint en pourpre 196 Annotation en cours. : Voilà à peu près la comparaison 68 d’Homère. Lavinie, dit Virgile, écouta la voix de sa mère ayant les joues brûlantes et toutes baignées de larmes. Une vive rougeur, poursuit-il, y porta le feu et courut sur tout son visage, de même que lorsque quelqu’un teint en couleur de pourpre, rouge comme du sang, l’ivoire qui vient des Indes 197 Annotation en cours. . Le corps de la comparaison est que le visage de Lavinie devint rouge comme de l’ivoire qu’on teint en pourpre. Virgile y ajoute pour ornement, que cet ivoire vient des Indes, et que cette couleur de pourpre est rouge comme du sang, rien n’est de mieux que ces épithètes, et rien n’est de plus conforme au génie de la Poésie qui doit peindre au naturel toutes les choses dont elle parle 198 L’Abbé semble référer au précepte horacien de l’ut pictura poesis. Il tempère ainsi l’éloge des figures proposé par le Président dans les répliques précédentes. Dans la préface des Idylles de Théocrite (1688), Longepierre écrivait « La Poésie est un art de peindre d’après nature » et s’en prenait aux ornements utilisés par les poètes italiens, p. 3. [CBP] ; ces embellissements sont de la même nature que le corps de la comparaison, elles y ramènent l’esprit loin de l’en écarter, et elles ne font que rendre les images plus vives et plus sensibles.
69Le Chevalier
Il paraît que Virgile était de notre goût, puisqu’il a retranché de sa comparaison l’allonge qu’Homère a mise à la sienne ; car je ne doute point qu’il n’ait pris sa comparaison dans Homère 199 Pour les Modernes, Virgile est un imitateur d’Homère qui a su s’affranchir des excès de son modèle. L’expression « il paraît que Virgile était de notre goût » le rallie au camp des Modernes et constitue une pointe contre les Anciens, en particulier Boileau, qui accuse Perrault de n’avoir pas de goût. [CBP] .
L’Abbé
Pour achever de répondre à l’objection de Monsieur le Président, je dirai après être demeuré d’accord que les Orientaux aiment le langage figuré et qu’Homère a dû se conformer au génie de sa nation, qu’il est peut-être le seul qui abusant de la liberté que se donne le style oriental ait fait des comparaisons de la nature de celles que nous venons d’examiner ou du moins avec des écarts aussi étranges. Les livres saints où ce langage est dans sa plus grande beauté et dans sa plus grande force n’en fournissent aucun exemple 200 Annotation en cours. , aucun Poète ni sacré ni profa70 ne ne s’est exprimé de la sorte, et c’est en partie par ces endroits-là qu’Homère s’est attiré la louange de n’avoir suivi aucun modèle et de n’avoir été imité de personne 201 Si l’idée qu’Homère est le premier des poètes est répandue, la chute du paragraphe est plus ironique et rappelle l’emploi de l’adjectif « inimitable » pour qualifier Pindare dans l’ouvrage. Même Virgile a su ne pas imiter son illustre modèle. [CBP] .
Le Chevalier
Allons, Monsieur l’Abbé, passons à autre chose.
L’Abbé
Dans le même livre [ j ] 202 v. 104-111. [CNe] il y a une digression sur un arc, qui est admirable. « Ces paroles ayant persuadé le fils de Lycaon, dit Homère, il prit son arc bien poli, fait des cornes d’une chèvre sauvage, qui faisait de grands sauts, et qu’il avait autrefois atteinte sous la poitrine lorsqu’elle sortait d’un rocher où il l’attendait. Or cette chèvre tomba à la renverse sur une pierre ; et ses cornes, qui étaient longues de seize palmes, furent accommodées par un ouvrier polisseur de cornes, qui leur mit des 71 bouts dorés, après avoir bien poli le tout, le fils de Lycaon ayant bandé cet arc, en l’appuyant sur terre etc. 203 Cet épisode figure également dans les Conjectures académiques de d’Aubignac comme exemple de « narrations incidentes » inutiles au récit : « Pour dire que Pandarus tira une flèche contre Menelas, il décrit en détail son arc, et son origine, sa fabrique, et la manière de le tirer ; ce sont des choses qu’il ne faut jamais se mettre en peine d’expliquer […] », éd. citée, p. 170. Voici ce qu’en dit Anne Dacier : « Homère a soin de varier son poème par des histoires, des récits, des descriptions, des peintures, pour divertir son lecteur. Ce petit Épisode de chasse, et la description de et arc, ne pouvaient être mieux placés qu’en parlant de Pandarus, à qui Apollon lui-même avait enseigné à tirer. » (L’Iliade traduite en français, éd. citée, t. 1 p. 412). [CBP] » Dans le cinquième livre il dit que Capanée amena des chevaux qui n’avaient pas le pied fourchu 204 Le héros est en fait ici son fils, Sthénélos ( Iliade , V, 321). [CNe] . Dans le même livre où Mérion tue le fils d’un Charpentier, il est dit « qu’il le blessa à la fesse droite, et que le dard passant sous l’os, allait jusqu’à la vessie 205 Il s’agit de Phérécle, qu’ Homère dit être fils de « Tecton » (soit, à traduire mot à mot, le charpentier) ; Iliade , V, v. 59 et v. 66-67. [CNe] . » Je ne crois pas qu’aucun Poète moderne ait parlé d’une semblable plaie.
Le Chevalier
C’est ce qui vous trompe. Voici une épitaphe que j'ai lue quelque part.
Ci-gît Nicolas Champion
Qui tombant sur le croupion
Se fit, soit dit sans vous déplaire,
Deux trous sans conter l’ordinaire.
206
L’auteur de ce poème burlesque pourrait bien être Perrault lui-même… au même titre que du « Madrigal » du Hollandais, cité dans le troisième parallèle. [CNe]
L’Abbé
Il y a apparence que c’est un fait véritable, auquel le Poète a cru ne 72 devoir rien changer ; mais Homère était le maître de ces blessures, et ne devait pas en faire de si ridicules.
Le Président
Cependant une des choses qu’on a le plus admirées dans Homère c’est la variété inconcevable des blessures qu’il fait recevoir à ses Héros, par où il a fait voir qu’il avait une connaissance parfaite de l’Anatomie 207 La complaisance dans la description des blessures est un trait récurrent des critiques d’Homère. Le Président prend en bonne part cette complaisance pour vanter les connaissances d’Homère en anatomie, qui vont être tournées en ridicule par ses interlocuteurs. On retrouve toutefois un trait de certains admirateurs d’Homère qui font de ce dernier un « poète universel », savant dans tous les domaines de la médecine, la géographie, l’art militaire, la philosophie ou encore la théologie. Anne Dacier fait un tel portrait dans la préface de sa traduction de l’ Iliade en 1711. [CBP] .
L’Abbé
Faut-il être bien savant en Anatomie, pour savoir qu’un homme a un os au-dessus de la vessie ? ne trouvez-vous point encore qu’Homère a montré sa science, quand il a dit que les talons de Ménélas étaient à l’extrémité de ses jambes [ k ] 208 v. 147. [CNe] Boileau a répliqué à Perrault dans les Réflexions critiques sur quelques passages du rhéteur Longin , Réflexion III, en montrant qu’il a fait une erreur de traduction : « ([…] et le censeur est-il excusable de n’avoir pas au moins vu dans la version latine, que l’adverbe infra ne se construisait pas avec talus mais avec foedata sunt ? » Il fallait donc comprendre : « De même, […] Ménélas, ta cuisse et ta jambe, jusqu’à l’extrémité du talon, furent alors teintes de ton sang » (Boileau, Œuvres complètes, éd. F. Escal, Paris, Gallimard, 1966, p. 503-504). [CBP] , voilà s’acquérir bien aisément la réputation de bon Anatomiste.
Le Chevalier
J’ai impatience de vous voir venir à l’ Odyssée . Je suis sûr que les 73 remarques en seront encore plus divertissantes.
L’Abbé
Vous avez raison, car ce Poème est fort comique 209 « Comique » s’entend ici comme voué à la peinture des mœurs : or les mœurs antiques apparaissent chez Homère « ridicules », burlesques ; mais il s’entend aussi au sens de (faussement) drôle, « ne croyant pas qu’il y soit venu à pied » étant une plaisanterie facile, donc froide. [CNe] , à le regarder par rapport à nos mœurs [ l ] 210 Par la discordance entre le statut social des personnages et certaines de leurs actions ou paroles, jugées « basses », indignes de leur rang, donc contraires au concept esthétique de bienséance. [CNe] . Minerve trouve les Amants 211 Au sens classique du terme, bien entendu. Comme le rappelle Littré, le terme ne sous-entend pas a priori de relation charnelle entre deux personnes : « Amant, celui qui, ayant de l’amour pour une femme, a fait connaître ses sentiments, et est aimé ou tâche de se faire aimer. » [BR] de Pénélope, qui jouaient aux dés devant sa porte, assis sur des peaux de bœufs qu’ils avaient tués eux-mêmes 212 Odyssée , I, v. 106-108. [CNe] . Cette Déesse ayant pris la forme du Roi des Taphiens, va trouver Télémaque, qui le reçoit avec beaucoup de respect, et lui demande sur quel vaisseau il a passé dans l’Île d'Ithaque, ne croyant pas qu’il y soit venu à pied 213 Odyssée , I, v. 173. [CNe] . Il dit que le Roi Laërte père d’Ulysse était alors à la campagne avec une vieille servante qui lui apprêtait son boire et son manger lorsqu’il était las de s’être longtemps promené dans ses vignes 214 Odyssée , I, v. 189-193. [CNe] . Télémaque interrogé par Minerve, s’il croit être véritablement le fils d’Ulysse, ré74 pond qu’il n’y a personne qui puisse savoir certainement qui est son père ; mais que sa mère lui a dit que c’est Ulysse qui est le sien 215 Odyssée , I, v. 206-216. [CNe] .
Le Chevalier
Nos paysans disent tous les jours la même chose ; mais ils le disent en riant et pour se divertir. Est-il possible qu’Homère ait pu le dire sérieusement ?
L’Abbé
Dès le matin Télémaque sort [ m ] 216 Odyssée , II, v. 1-5. [CNe] , après avoir chaussé de beaux souliers ; il assemble son conseil, où il représente que les Amants de sa mère mangent ses bœufs, ses moutons, et ses chèvres grasses ; qu’il ne se soucierait pas que d’honnêtes gens, tels que sont ceux de son conseil les mangeassent, parce qu’il sait qu’ils les paieraient bien, ce qu’il ne peut pas espérer des Amants de sa mère ; et tout cela, il le dit en pleurant 217 Odyssée , II, v. 50-81. [CNe] . 75 Pénélope disait à ses Amants qu’ils attendissent qu’elle eût achevé sa toile, dont elle voulait faire un drap pour ensevelir son père, ne voulant pas que ses Voisines lui reprochassent qu’un homme aussi riche que son père n’eût pas un drap pour être enseveli [ n ] 218 Odyssée , II, v. 93-102 (erreur de Perrault). [CNe] . Télémaque étant chez Nestor, voulait s’en aller et rentrer dans ses vaisseaux ; Mais Nestor le retint, lui disant qu’il semblerait qu’il n’eût pas chez lui des matelas et des couvertures pour le coucher 219 Odyssée , III, v. 346-355. [CNe] . Télémaque alla donc coucher dans une galerie bien résonnante et le Roi Nestor alla coucher au haut de la maison, dans un lieu que sa femme lui avait préparé 220 Odyssée , III, v. 395-403. [CNe] .
Le Chevalier
Quelle pauvreté ! quelle misère en toutes façons ! et de la part du Poète, et de la part des Princes dont il parle.
76L’Abbé
Le lendemain Nestor [ o ] étant sorti de son lit alla s’asseoir devant sa porte sur des pierres bien polies et luisantes comme de l’onguent. Ensuite il envoie quérir un fondeur pour dorer les cornes d’un bœuf qu’il voulait sacrifier. L’ouvrier apporte ses enclumes, ses marteaux, et ses tenailles ; et Nestor lui donna l’or dont il dora les cornes du bœuf 221 Odyssée , III, v. 418-426 et v. 432-438. [CNe] .
Le Chevalier
On dit qu’Homère savait toutes choses et qu’il est le père de tous les arts : mais assurément il ne savait pas dorer. A-t-on besoin pour cela, d’enclumes, de marteaux et de tenailles 222 Allusion à la valeur encyclopédique et didactique de l’épopée homérique dans la Grèce antique, qui est une des cibles de Perrault, entendant démontrer les nombreuses erreurs d’ Homère en matière de sciences. [CNe] ?
L’Abbé
Rien n’est moins vrai qu’Homère ait su les Arts, ou du moins qu’il les ait sus mieux que le commun du monde. Cet endroit commence à 77 nous le faire voir ; j’espère vous en convaincre entièrement dans la suite. Ulysse va tous les soirs soupirer pour sa chère Pénélope, en se tournant vers le Royaume d’Ithaque, où elle était [ p ] 223 Odyssée , V, v. 151-158. ; et ensuite il allait coucher avec la Nymphe Calypso.
Le Chevalier
Voilà un bel exemple de l’amour conjugal, car on dit qu’il fit cette vie-là pendant sept ans 224 Le terme de sept années est mentionné par Ulysse lors de son récit chez les Phéaciens ( Odyssée , VII, v. 259). [CNe] .
L’Abbé
Le sixième livre de l’ Odyssée , où la Princesse Nausicaa, fille du Roi Alcinoos, va laver la lessive est délicieux d’un bout à l’autre 225 L’adjectif « délicieux » est à prendre ironiquement. [CNe] . La Princesse représente à son père, qu’il est bienséant qu’un Roi comme lui soit vêtu proprement quand il va au Conseil ; qu’elle a le soin de blanchir les robes de ses trois jeunes frères, qui en veulent avoir de blanches tous les jours pour aller au bal ; 77 et qu’ainsi elle le prie de lui prêter ses mules et son chariot haut et rond, pour s’en aller à la rivière etc 226 Annotation en cours. . Ulysse ayant été éveillé par le cri que firent les servantes de la Princesse en voyant tomber leur ballon dans l’eau, s’en vint tout nu à elles, comme un Lion de montagne, qui se fiant sur ses forces, s’approche des bœufs et des cerfs sauvages. Il avait arraché avec sa grosse main, une grande branche bien touffue dont il se cachait le mieux qu’il lui était possible. Les filles s’enfuirent, mais la Princesse demeura ferme 227 Annotation en cours. . Ulysse lui dit en l’abordant, qu’il croit qu’étant si belle et si grande, son père, sa vénérable mère, et ses bienheureux frères sont bien aises quand ils la voient danser. Nausicaa dit à Ulysse, en l’entretenant dans le chemin, que ceux qui la verront accompagnée d’un homme si bien fait, croiront qu’elle l’a choisi pour son époux, mais qu’un tel jugement l’offenserait ; parce qu’elle 79 n’approuve point qu’une fille couche avec un homme avant que de l’avoir épousé 228 Annotation en cours. . Quand vous serez entré dans le Palais, continue la Princesse Nausicaa, vous irez trouver ma mère qui file à la lueur du feu. Auprès d’elle est la chaise de mon père, où il s’assied comme un Dieu, quand il se met à boire 229 Résumé (avec plusieurs emprunts mot à mot) des v. 52-312 du chant VI. [CNe] Ce résumé en accéléré de propos et d’actions banales pour ne pas dire triviales produit un effet burlesque et révèle les intentions railleuses de l’abbé. [BR] . Mais je crois que voilà assez parlé de l’ Odyssée .
Le Chevalier
Point du tout. Continuez, je vous prie. J’aime à voir Homère par les endroits où vous nous le montrez. Il est vrai que Monsieur le Président souffre beaucoup ; mais il nous le pardonnera.
Le Président
Vous voyez que je ne dis mot, et que je ne vous trouble pas dans vos plaisirs.
L’Abbé
La Princesse Nausicaa [ q ] étant ar80 rivée chez le Roi son père, ses frères semblables à des Dieux dételèrent les mules et portèrent les robes dans le Palais [ r ] 230 Odyssée , VII, v. 1-6. [CNe] , dont les murs étaient d’airain, la porte d’or, ayant à ses côtés des chiens d’argent, immortels, et non sujets à vieillir, que le sage Vulcain avait faits pour garder la maison du magnanime Alcinoos 231 Annotation en cours. .
Le Chevalier
Vous vous moquez, Monsieur l'Abbé, voilà une chose bien remarquable, que des chiens d’argent soient immortels et ne vieillissent point. Aimez-vous bien que ces chiens d’argent soient mis là pour garder le Palais d’Alcinoos ? Mais comment peut-on concevoir qu’un Roi dont le Palais est d’airain, qui a des portes d’or et d’argent, n’ait pas des Palefreniers pour dételer les mules de son chariot, et qu’il faille que ses enfants les détellent eux-mêmes 232 La question évoque la bienséance des mœurs, évaluée selon les codes sociaux du XVIIe siècle ; Perrault refuse, pour les besoins de sa cause, d’évoquer la relativité des usages, qui est un des arguments des Anciens. [CNe] Sur l’ouverture à l’altérité culturelle de beaucoup de partisans des Anciens, voir Christophe Martin, « Pensée moderne et conscience de l’historicité : un enjeu de la Querelle des Anciens et des Modernes », in Christelle Bahier-Porte et Claudine Poulouin (dir.), Écrire et penser en Moderne (1687-1750), Paris, Champion, 2015, p. 213-228. [PD] ?
81L’Abbé
Cela est étonnant : mais ne faut-il pas qu’il y ait du merveilleux 233 Avec malice, l’ Abbé rappelle la nécessité de la règle de la présence du merveilleux dans les poèmes épiques ; mais bien sûr il s’agit d’un tout autre « merveilleux » (l’intervention des dieux dans les affaires humaines). [CNe] dans un Poème ? Ensuite est la description du beau jardin d’Alcinoos .
Le Chevalier
Est-il vrai qu’Homère ne lui donne que quatre arpents 234 Odyssée , VII, v. 113. [CNe] ?
L’Abbé
Pas davantage : encore ces arpents-là étaient-ils moins grands que les nôtres. La description que vous en avez vue dans le Poème de Louis Le Grand est très fidèle et très exacte 235 Voir le poème Le siècle de Louis le Grand page 15. [DR] . Ulysse étant parvenu dans la chambre de la Reine, alla s’asseoir à terre parmi la poussière auprès du feu, d’où Alcinoos par l’avis d’un de ses Conseillers homme fort sage, et qui trouvait qu’il n’était pas honnête de laisser là un étranger, alla le relever, et le fit asseoir dans une chaise garnie de clous 82 d’argent 236 Odyssée , VII, v. 153-169. [CNe] . Le Roi [ s ] 237 v. 186-225. Selon Victor Bérard, les plaintes d’ Ulysse, qui paraissaient déjà inconvenantes aux anciens, sont une interpolation tardive. [CNe] , pendant le souper, fait un long discours à Ulysse, où je crois qu’il y a du sens, mais où je n’en vois point du tout. Ulysse prie qu’on le laisse manger, parce qu’il en a besoin, et qu’il n’est pas un Dieu. Ensuite on le mène coucher dans une galerie bien résonnante 238 Odyssée, VII, v. 344-345. [CNe] . Pendant le repas qui se fit le lendemain [ t ] , un Musicien chante les amours de Mars et de Vénus, où l’on voit que Vulcain forge sur une grosse enclume des liens aussi menus que des toiles d’araignée.
Le Chevalier
Le père de tous les arts peut-il parler ainsi ? Il est bien besoin d’une grosse enclume pour faire des liens aussi menus que des toiles d’araignée ? Le bonhomme savait que les Orfèvres et les Forgerons ont de grosses enclumes, il ne faut pas lui en demander davantage 239 Il y a bien sûr une discordance burlesque entre « le père de tous les arts » et « le bonhomme », probablement imaginé à partir de l’expression célèbre d’ Horace, dans l’ Art poétique (« quandoque bonus dormitat Homerus », v. 359), pour signifier que même les grands poètes peuvent avoir leurs faiblesses. [CNe] .
83L’Abbé
Ulysse coupe un morceau de cochon qu’il donne à manger au Musicien qui était derrière lui, lequel en fut bien aise [ u ] 240 v. 474-483. [CNe] . Alcinoos demande à Ulysse de quel nom son père, sa mère, et ses voisins l’appellent ; car, ajoute-t-il, il n’y a point d’homme qui n’ait un nom, soit qu’il ait du mérite ; soit qu’il n’en ait point 241 Odyssée , VIII, v. 550-554. [CNe] .
Le Chevalier
C’était dire à Ulysse, que quand même il serait le plus grand bélître 242 Furetière : « gros gueux qui mendie par fainéantise, et qui pourrait bien gagner sa vie. Il se dit quelquefois par extension, des coquins qui n’ont ni bien ni honneur ». Le terme est donc très injurieux, et évoque le déguisement (évidemment jugé malséant) d’ Ulysse en « gueux » à son retour à Ithaque. [CNe] du monde, comme il en avait un peu la mine, il ne laisserait pas d’avoir un nom. Je sais bien que du temps d’Homère ces sortes de réflexions étaient regardées comme des sentences très belles et très morales, que la plupart de ceux qui les lisent, en enrichissent leurs recueils, et qu’il n’y a pas bien longtemps qu’elles auraient fait une gran84 de beauté dans une harangue ou dans quelque autre ouvrage ; mais je suis sûr qu’on se moquerait aujourd’hui d’un homme qui les mettrait en œuvre.
L’Abbé
La réflexion d’Alcinoos est sérieuse : mais voici quelque chose qui est bien joli [ v ] 243 L’adjectif vise à dévaloriser un des épisodes les plus dramatiques, et les plus célèbres de l’ Odyssée . [CNe] . Polyphème ayant demandé à Ulysse comment il s’appelait, Ulysse lui dit qu’il s’appelait Personne 244 Odyssée , IX, v. 364-367. [CNe] . Le même jour Ulysse creva l’œil à Polyphème, qui fit de si grands cris, que tous les Cyclopes accoururent à son secours. Ces bonnes gens lui ayant demandé qui étaient ceux qui l’avaient outragé, Personne répondit Polyphème ; ce que les Cyclopes ayant entendu, ils s’en allèrent, sans approfondir davantage cette énigme ; disant tous, que puisque personne ne l’avait ainsi maltraité, c’était Jupiter qui l’avait puni ; et qu’il fallait qu’il se recommandât au Dieu Nep85 tune 245 Odyssée , IX, v. 401-411. [CNe] .
Le Chevalier
Quand on a douze ans passés peut-on prendre plaisir à de tels contes 246 C’est le merveilleux païen qui est ici visé. [CNe] Pour appuyer sa démonstration, l’ Abbé tire ses exemples des « récits chez Alcinoos » (chants V à XIII, dans lesquels Ulysse raconte lui-même ses aventures), c’est-à-dire de la section de l’ Odyssée qui concentre le plus de prodiges et de rencontres extraordinaires. Certains épisodes, comme celui du Cyclope, que Perrault parodie sans doute dans Le Petit Poucet, s’apparentent de fait à des contes pour enfants, ce que soulignent par ailleurs Jacob et Wilhelm Grimm dans la Préface des Kinder-und Hausmärchen [ Contes d’enfants et du foyer], 1812. [BR] ?
L’Abbé
Ulysse étant sur la mer, Homère dit que [ w ] 247 v. 185-186. [CNe] le Soleil se coucha ; et qu’on ne vit plus goutte dans les rues 248 C’est effectivement un vers formulaire. On se demande d’où Perrault tire cette « traduction » (« Au coucher du soleil, quand vient le crépuscule, on s’étend pour dormir sur la grève de la mer », Victor Bérard trad., Homère, Iliade. Odyssée, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1955, p. 685). [CNe] .
Le Chevalier
Dans les rues ?
Le Président
C’est une manière poétique d'exprimer l’arrivée de la nuit ; et le même vers qui dit cela, est en vingt autres endroits 249 Annotation en cours. .
L’Abbé
J’en demeure d’accord, mais il n’en est pas moins mal placé en cet endroit, ni presque en tous les autres. Agamemnon dit à Ulysse, qu’il fut assommé comme un bœuf par Égisthe ; et que ceux qui l’ac86 compagnaient furent tués comme des cochons qu’un homme riche fait tuer pour une noce, ou pour une fête, ou pour un festin ou chacun apporte son plat 250 Odyssée , XI, v. 409-415. [CNe] .
Le Chevalier
Je veux bien que les gens d’Agamemnon soient tués comme des cochons, quoique la comparaison ne soit pas fort noble : mais qu’importe pourquoi ces cochons sont tués ?
L’Abbé
Le vaisseau d’Ulysse étant brisé, il se mit à cheval sur le mât que le vent porta vers la Charybde [ x ] 251 v. 425-441. [CNe] , justement dans le temps que l’eau s’élevait. Ulysse craignant alors de tomber au fond quand l’eau viendrait à redescendre, se prit à un figuier sauvage, qui sortait du haut du rocher, où il s’attacha comme une chauve-souris et où il attendit ainsi suspendu, que son mât qui était 87 allé à fond revint sur l’eau : et quand il le vit revenir, il fut aussi aise qu’un Juge qui se lève de dessus son siège pour aller dîner, après avoir jugé plusieurs procès 252 Odyssée , XII, v. 439-440. Ulysse dit avoir dû attendre « l’heure tardive où, pour souper, le juge, ayant entre plaideurs réglé mainte querelle, rentre de l’agora » (V. Bérard trad., op. cit., p. 723). [CNe] .
Le Chevalier
Que dites-vous de cette comparaison, Monsieur le Président ? Avez-vous cru quelquefois ressembler à un homme suspendu à un figuier sauvage, et qui voit revenir son mât sur l’eau, quand vous vous leviez de votre siège pour aller dîner ? Il y a là quelque chose de plus que de la Poésie.
Le Président
Je vous dis encore une fois qu’il n’y a rien qu’on ne tourne en ridicule quand on s’y prend comme vous faites.
L’Abbé
Est-ce que je ne traduis pas fidèlement le texte d’Homère 253 Annotation en cours. ?
88Le Président
Ce que vous dites en est bien la substance, mais il faudrait voir comment cela est énoncé dans le Grec 254 Toute la question est là : le ridicule tient-il dans le texte grec, ou dans le traducteur, (volontairement ?) maladroit ? [CNe] .
Le Chevalier
N'y a-t-il pas dans le texte Grec des mots Grecs qui répondent aux mots Français dont Monsieur l’Abbé s’est servi ?
Le Président
Cela est vrai.
Le Chevalier
Est-ce que les mots qui signifient un mât, un Juge, un dîner et des procès sont si charmants en Grec, qu’on ne voie point l’impertinence qu’ils expriment ?
Le Président
Vous n’y êtes pas, c’est qu’Homère donne à tout cela un tour si agréable qu’on ne peut pas, quand 89 on entend bien le Grec, n’en être pas charmé 255 Annotation en cours. .
Le Chevalier
Vous vous moquez. Dès le moment qu’Homère, tout Homère qu’il est, veut trouver de la ressemblance entre un homme qui se réjouit de voir son mât revenir sur l’eau, et un Juge qui se lève pour aller dîner après avoir jugé plusieurs procès, il ne saurait dire qu’une impertinence, quelque tour qu’il donne à son discours.
L’Abbé
Minerve ayant changé l’air et le visage d’Ulysse 256 Odyssée , XIII, v. 430-438. [CNe] , ce Héros va trouver Eumée son porcher qui était assis devant sa porte, et qui raccommodait ses souliers. Les chiens d’Eumée aboyèrent fort, et firent grande peur au Héros, qui se coucha par terre, et laissa tomber son bâton. Le porcher en se levant pour chasser les chiens, laissa tomber le 90 cuir qu’il coupait, et fit retirer les chiens à coups de pierre 257 Odyssée , XIV, v. 5-36. [CNe] . Il demanda ensuite à Ulysse, comment il était venu dans l’Île ; car je ne crois pas, dit-il, que vous y soyez venu à pied 258 Odyssée , XIV, v. 185-190. Perrault s’est déjà moqué de cette formule plus haut. [CNe] .
Le Chevalier
Ce porcher n’était pas un niais.
L’Abbé
Le divin porcher, c’est l’épithète que lui donne Homère, fit souper le divin Ulysse, et le mit coucher avec les pourceaux aux dents blanches
259
Odyssée
, XIV, v. 520-533 (c’est en fait Eumée qui, pour les garder, va coucher avec les porcs, tandis qu’ Ulysse reste près de l’âtre). [CNe]
. Ce porcher, dans un récit qu’il fait, parle d’une île nommée Syrie
[ y ]
260
v. 403-404. Le texte d’ Homère dit : « où tourne le soleil », ce qu’on peut comprendre comme « située vers le couchant ». [CNe]
, qu’il dit être sous le Tropique
261
Les premières observations astronomiques des Grecs portaient principalement sur les couchers et levers astraux, c’est-à-dire les dates de leur passage à l'horizon d’une ville ou d’une île déterminée ; quant à « Syria » (Surih), les commentateurs de l’Antiquité (Strabon et Eusthate) indiquaient déjà qu’il s’agit du nom d’une île des Cyclades, puisqu’Ortygie est une île sacrée de cet archipel, à savoir Délos. Cf. V. Bérard, Les phéniciens et l'Odyssée, tome 4, chap. 1 ; et Th.-H. Martin, « Comment Homère s'orientait. Explications fort simples substituées à des fables trop savantes », Mémoires de l'Institut national de France, tome 29, 2e partie, 1879. p. 1-28. DOI : . [Jean-Jacques et Pascal Brioist]
; cependant cette île est dans la mer Méditerranée, et par conséquent éloignée du Tropique de plus de trois cents lieues
262
C’est à dire 1200 km. [Jean-Jacques et Pascal Brioist] L'île nommée Syrie est décrite par Homère comme très fertile car chère à Apollon, dieu grec du Soleil. Toutefois, dans le texte de l'
Odyssée
, la relation de ce lieu avec le Soleil n'est pas du tout claire, selon les traducteurs d'Homère. Le passage de l'
Odyssée
décrivant l'île (laquelle se caractérise par l'épithète "ὅθι τροπαὶ ἠελίοιο" - littéralement, une traduction possible mais pas la seule, "où se font les révolutions du Soleil") a été très controversé. Les traducteurs d'Homère se sont demandé si l'expression en grec fait référence à l'observation du Soleil depuis l'île, par exemple l'observation de la position de deux Solstices, ou encore, selon une autre traduction, l'observation des couchers du Soleil. Une autre interprétation possible est qu'Homère fasse ici référence implicitement à un cadran solaire installé sur l'île (un instrument avec lequel on peut effectivement observer les positions du Soleil aux Solstices, voir la note suivante pour plus de détails à ce sujet).
Perrault, dans ce passage, par la bouche de l'Abbé, propose sa propre traduction des lignes en question (probablement car celle-ci sert mieux sa cause dans le
Parallèle
) et traduit au singulier le nom au pluriel "τροπαὶ" (= 'révolutions', 'couchers', 'solstices', 'tropiques’) : cette traduction ferait ainsi forcément référence à l'emplacement géographique de l'île, décrite comme se trouvant sous l'un des Tropiques. Ainsi l'île de Syrie, dont l'emplacement doit forcément être cherché dans la Méditerranée, se trouverait par conséquent nécessairement très éloignée des Tropiques... et l'erreur d'Homère, très ignorant en géographie selon la narration de l'Abbé, serait très grave. [Dalia Deias]
.
Le Président
Permettez-moi, Monsieur l’Abbé, de vous dire que vous vous trom91
pez. Le texte porte que dans cette île se voient les conversions du Soleil et les interprètes assurent que cela ne signifie autre chose, sinon que dans cette île il y avait un cadran où l’on voyait les tours et retours du Soleil par le moyen des Tropiques qui y étaient marqués
263
Le Président fait allusion aux Commentaires sur l’Iliade et l’Odyssée d’Homère d’Eusthate de Thessalonique (XIIe siècle), recueil des gloses de grammairiens d’Alexandrie ; selon Eusthate, il y avait à Délos-Ortygie une caverne servant d’observatoire astronomique naturel, marquée d’un cadran solaire primitif. Cf. V. Bérard, op. cit. [Jean-Jacques et Pascal Brioist]
Rappelons également les premières lignes de la définition de cadran solaire dans
L’Encyclopédie (ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers
) : un « CADRAN ou CADRAN SOLAIRE, c’est une surface sur laquelle on trace certaines lignes qui servent à mesurer le tems par le moyen de l’ombre du soleil sur ces lignes », il s'agit d'un instrument pour la mesure du temps utilisant l'étude de l'ombre du Soleil, où on peut repérer certaines positions particulières du Soleil, comme les Tropiques. Il en existe plusieurs types, ayant des fonctionnements différents. Les cadrans solaires constituent, avec les horloges à eau, les instruments parmi les plus anciens de mesure du temps. On date le premier cadran solaire grec connu à 550 av. J.-C., œuvre du savant Anaximandre, donc postérieur à l'
Odyssée
. Rappelons que bien que l'
Odyssée
livre rarement des informations relevant de l'astronomie, on peut trouver la description de l'état du ciel (comme la position des Pléiades) à certains moments de l'histoire.
Pour ce qui est du cadran nommé dans le texte, il permettrait de mieux comprendre l'emplacement de l'île. En effet, l'identification de l'île de Syrie dans la mer Méditerranée ne fait pas l'unanimité parmi les commentateurs de l'
Odyssée
. Il s'agit avant tout, encore une fois, d'une question de traduction : le texte en grec ancien est sujet à interprétation pour la position de l'île de Syrie par rapport à celle d'Ogygie, île où habite la nymphe Calypso et où Ulysse passe sept ans). Si certains auteurs placent l'île de Syrie dans la mer de Sicile, cette île pourrait également indiquer Délos (île faisant partie de l'archipel des Cyclades). Dans ce dernier cas, la présence d'un cadran solaire à cet emplacement serait d'importance : l'île de Délos est connue aujourd'hui par les archéologues pour ses 27 exemplaires de cadrans solaires (de type très divers - dont les détails sur leur production restent flous - l'un de ces objets est aujourd'hui conservé au musée du Louvre) qui sont arrivés jusqu'à nous. Parmi ces objets, un cadran solaire inachevé, d'où l'on déduit la présence à Délos pendant l'Antiquité d'un atelier de production de cadrans solaires (on ignore toutefois s’il fonctionnait pour une utilisation locale ou pour une exportation vers l'est). À Délos on atteste aussi la présence d'une inscription parlant d'un instrument qui pourrait s'apparenter au gnomon, appelé ἠλοτροπιον, éliotropion, dont la date de production serait toutefois autour de 250 av. J-C., donc postérieure à l'
Odyssée
. Au sujet des cadrans solaires et des instruments dans l'Antiquité (dont toutes les informations sur Délos), voir : Jérôme Bonnin, La Mesure du temps dans l'Antiquité,(Paris, les Belles lettres, 2015), ainsi que, plus récemment, du même auteur, « Le temps comme outil », Artefact, 17 | 2022, 39-61. Pour tout ce qui concerne le fonctionnement de ces instruments, y compris en gnomonique, voir les travaux de Denis Savoie. [Dalia Deias]
.
L’Abbé
Je n’ignorais pas cette interprétation, mais elle est tellement tirée par les cheveux, que je n’ai pas cru m’y devoir arrêter. Si Homère avait voulu parler de ce cadran, il n’aurait pas manqué de le décrire, mais ce qui ne reçoit point de réponse, c’est que Phérécide, l’auteur de ce cadran, comme dit Diogène Laërce dans la vie de ce Philosophe, n’est venu au monde que plus de trois cents ans après Homère 264 Selon Diogène Laërce, ce cadran est une horloge solaire construite dans l’île de Syra (l’une des Cyclades autrement nommée Syros) par Phérécyde de Syros, l’un des sept sages de la Grèce, né au VIe siècle avant J.-C., soit en effet deux siècles après la naissance présumée d’ Homère. (Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, I, 11, 119). Dans sa traduction de 1668, Gilles Boileau ne mentionne pas cette invention. [BR] . Ainsi la bizarre explication que vous nous apportez ne peut servir à autre chose qu’à faire voir jusqu’où vont les efforts des Interprè92 tes pour justifier les Auteurs sur lesquels ils travaillent.
Le Chevalier
Il est vrai qu’il n’y a point de tours de reins qu’ils ne se donnent pour redresser leur homme quand il trébuche, ou pour le relever quand il est tombé.
Le Président
Supposé qu’Homère eût mis l’île dont nous parlons sous le Tropique et qu’il eût fait la faute de Géographie que vous lui reprochez, croyez-vous que ce fût une faute bien considérable ? Vous savez qu’Aristote distingue si judicieusement dans sa Poétique les fautes que le Poète fait contre son art d’avec celles qu’il fait contre les autres Arts 265 Aristote, La Poétique, XXV. [CNe] . Il dit que les premières sont inexcusables, parce qu’elles font voir que le Poète n’est pas Poète, mais que les autres sont peu considérables, parce qu’elles marquent seulement qu’il y 93 a quelque art qu’il ne possède pas parfaitement, ce qui ne l’empêche pas d’exceller dans celui de la Poésie.
L’Abbé
Il n’y a pas de doute que les fautes que fait un Poète contre les règles de son art lui font plus de tort que celles qu’il fait contre les autres Arts. Mais je ne demeure point d’accord que ces dernières fautes soient peu considérables. Un Poète et particulièrement un Poète épique doit parler pertinemment de toutes les matières qu’il traite dans son poème, ou bien il se mêle d’un métier dont il est indigne 266 La culture antique fait de la convenance une valeur esthétique fondamentale. Voir Aristote, Rhétorique , III, 7 ; Poétique , VI, 1450b et XV, 1454a ; Cicéron, De Oratore, 3, 37 ; Quintilien, Institution oratoire, 11, 1, 8 ; Horace, Épître aux Pisons. [DR] . Il faut qu’il connaisse les choses de la Nature, qu’il n’ignore rien de ce qu’il y a de plus beau dans tous les Arts et qu’il en parle de telle sorte que ceux qui en font profession avec le plus de succès voient dans ses ouvrages tout ce qu’ils en savent, et même quelque chose au-delà, c’est-94 à-dire, les premiers principes de leurs Arts, qu’ils suivent, et qu’ils observent bien souvent sans les connaître à fond. Voilà ce qui a fait appeler le poème épique, le chef-d’œuvre de l’esprit humain 267 R. Rapin, Les Réflexions sur la poétique et sur les ouvrages des poètes anciens et modernes, [1684], éd. P. Thouvenin, Paris, Champion, 2011, p. 479-480 : « Le poème épique est ce qu’il y a de plus grand et de plus noble dans la poésie. C’est l’ouvrage le plus accompli de l’esprit humain. Toute la noblesse et toute l’élévation des plus parfaits génies peut à peine suffire à former celui qu’il faut au poète héroïque. » [DR] . Car il ne faut pas s’imaginer que le talent de faire d’excellents vers, ni même l’enthousiasme dont on veut que soient saisis ceux qui les font, aient seuls fait donner un nom si honorable à ce genre de Poésie 268 Voir Horace, Épître aux Pisons, v. 295-309 et le début du chant I de l’ Art poétique de Boileau. [DR] . De là vient que les interprètes dont nous parlons, qui savent combien il y va de l’honneur des Poètes qu’ils expliquent, d’avoir bien entendu les matières qu’ils ont traitées, se donnent tant de peine à rectifier ce qu’ils disent, et à nous les donner, non tels qu’ils sont, ce qui devrait leur suffire, mais tels qu’ils devraient être 269 Reprise ironique de la fameuse formule qu’Aristote ( La Poétique, XXV, 60b32) attribue à Sophocle (« Sophocle disait qu’il faisait quant à lui les hommes tels qu’ils doivent être, et Euripide tels qu’ils sont », trad. R. Dupont-Roc et J. Lallot, Paris, Seuil, 1980, p. 131). [CNe] .
Le Chevalier
Je ne doute point, Monsieur l’Abbé, que vous n’ayez raison et qu’Homère n’ait ignoré la véritable situa95
tion de l’île dont il parle. Comme apparemment il ne savait pas jusqu’où s’étend la mer Méditerranée
270
C’est-à-dire qu’il ne disposait pas d’une représentation métrique de l’étendue des mers (voir phrase suivante). Mais Hérodote, qui n’est sans doute postérieur à Homère que de deux siècles, disposait déjà de plusieurs cartes, qu’il évoque au livre IV (Melpomène) de l’ Enquête (§§36 à 45). Il donne les distances en « jours de marche » et « jours de navigation. » [Jean-Jacques et Pascal Brioist] La géographie et la position des lieux dans l'œuvre d'Homère ne sont pas sûrs, d'après le récit de Perrault. Selon lui, l'auteur de l'
Odyssée
n'aurait pas su situer la mer Méditerranée sur une carte, ni su connaitre exactement la longitude et la latitude de ses extrémités. Nous ne savons pas si Perrault, par cette mention de la mer Méditerranée, fait ici implicitement référence à l'emplacement des colonnes d'Hercule. Ces colonnes marquent dans la mythologie la limite du monde connu et connaissable par l'Homme (géographiquement et métaphoriquement) et elles sont présentes dans l'
Odyssée
(à la différence d'autres auteurs, Homère semble les placer plutôt du côté est de la Méditerranée, vers la mer Noire). [Dalia Deias]
, il a cru faire merveilles de mettre cette île sous le Tropique, pour faire entendre qu’elle était bien éloignée. Nous naissons au milieu des sphères et des cartes Géographiques, qui nous enseignent dès notre enfance la véritable situation de tous les pays
271
La production en quantité des sphères et des cartes géographiques remonte au XVIe siècle. Guez de Balzac plaisante sur la passion des princes pour les sphères et même l’horlogerie dans
Le Prince
(1631). Elle résulte de l’effet combiné des grandes explorations transocéaniques, de la diffusion par l’imprimé des grands traités de l’Antiquité, et de la reconstitution des cartes géographiques par des artistes rompus à l’anamorphose et la perspective. La diffusion de l’enseignement de la géographie, d’abord limitée aux écoles de marine, se diffuse au XVIIe siècle dans les collèges religieux sous l’impulsion de Richelieu. [Jean-Jacques et Pascal Brioist]
Encore une fois dans le texte (et toujours dans une logique de supériorité du Grand Siècle par rapport à l'Antiquité), Perrault rappelle ici le progrès dans la connaissance de la géographie et dans la production des cartes qui ont pu se faire depuis l'Antiquité, en particulier bien sûr pendant le règne de Louis XIV.
Rappelons les enjeux de pouvoir majeurs qui sont liés à la géographie et à la cartographie depuis le XVe siècle, pour les monarchies européennes. En particulier, la connaissance de la coordonnée géographique de la longitude constitue à l'époque un enjeu majeur (voir en guise d'exemple à ce sujet : Solange Grillot, « Le problème des longitudes sur terre », Vistas in astronomy 20 (1976), p. 81-84). Si bien sûr les cartes ont toujours existé, elles étaient produites notamment par l'estimation des distances parcourues en voyage. Depuis le XVIe siècle toutefois, la connaissance de la position géographique des lieux à mettre sur une carte se base de plus en plus sur des méthodes utilisant l'observation astronomique (voir à ce sujet, pour la France de Louis XIV : « Usage des Observations des Satellites de Jupiter dans la Géographie », in « Les Hypotheses & les tables des satellites de Jupiter, Reformées sur de Nouvelles Observations. Par monsieur Cassini », Mémoires de l'Académie royale des sciences, 8, p. 317-392, ou, pour le cas de l'Espagne, Alison Sandman, « Cosmographers VS Pilots. Navigation, cosmography, and the state in early modern Spain », thèse de doctorat en histoire soutenue en 2001 à l’Université du Wisconsin).
Avec ces lignes en particulier, Perrault fait référence encore une fois au projet de fondation de l'Observatoire royal de Louis XIV, en 1667 (ainsi qu'à celle de l'Académie royale des sciences, en 1666, en moindre mesure), lequel est censé avant toute chose améliorer les connaissances françaises en géographie, dans le but de produire de meilleures cartes. Ce projet s'articule notamment autour de la recherche de la solution au problème des longitudes, en utilisant comme méthode phare l'observation des éclipses des satellites de la planète Jupiter. Il s'agit d'une idée venant de Galilée mais applicable seulement après 1668, grâce aux observations à Bologne du savant Giovanni Domenico Cassini (ainsi qu'à une utilisation systématique de grandes lunettes pour ce type d'observation). Avec le début des travaux de l'Observatoire, en 1671, un bon nombre d'expéditions sont organisées dans le but d'améliorer les connaissances géographiques en appliquant cette méthode, en Europe et jusqu’en Chine.
Nous savons aujourd'hui toutefois que, même à l'époque du
Parallèle
de Perrault, faire la cartographie de la mer Méditerranée n'est pas une tâche simple. Les publications et les comptes-rendus de l'Académie royale des sciences témoignent du fait que, si l'on arrive à bien placer sur une carte les zones proches des côtes ou la position des îles, l'étendue des mers, des océans ou la connaissance de la position des villes très éloignées (par exemple d'Asie) restent problématiques pendant longtemps. La méthode d'observation des satellites de Jupiter avec de grandes lunettes permet certes l'amélioration des connaissance géographiques (et donc de meilleures cartes), mais la solution du problème des longitudes se fera toutefois au siècle suivant, grâce à la technologie des chronomètres de marine anglais. [Dalia Deias]
, et nous croyons mal à propos qu’il en a été de même du temps d’Homère.
L’Abbé
Cela est vrai, et je ne relèverais pas les fautes de cette nature, comme je fais, si l’on ne voulait point nous faire accroire qu’Homère n’a rien ignoré des choses de la Nature, et qu’il est le père de tous les Arts 272 Voir l’éloge d’ Homère par Montaigne, Essais, II, 36 : « Des plus excellents hommes », éd. E. Naya, D. Reguig, A. Tarrête, Paris, Gallimard, 2009, p. 610-611: Homère est déclaré supérieur à Aristote et à Virgile : « j’y mêle plusieurs autres circonstances, qui me rendent ce personnage admirable, quasi au-dessus de l’humaine condition. Et à la vérité je m’étonne souvent, que lui qui a produit, et mis en crédit au monde plusieurs déités, par son autorité, n’a gagné rang de Dieu lui-même. Étant aveugle, indigent, étant avant que les sciences fussent rédigées en règle, et observations certaines, il les a tant connues, que tous ceux qui se sont mêlés depuis d’établir des polices, de conduire guerres, et d’écrire, ou de la religion, ou de la philosophie, en quelque secte que ce soit, ou des arts, se sont servis de lui, comme d’un maître très parfait en la connaissance de toutes choses : Et de ses livres, comme d’une pépinière de toute espèce de suffisance. [capacité] ». Voir aussi la Vie d’Homère par A. Dacier [1711] et l’ouvrage Des causes de la corruption du goût, publications postérieures au Parallèle mais significatives de l’esprit qui domine chez les Anciens : « Je voudrais que chacun de ces Critiques si présomptueux qui condamnent Homère sans le connaître, voulût raisonner de cette manière : Tout ce qu’il y a eu de plus grands hommes et de plus forts génies depuis deux mille cinq cents ans en Grèce, en Italie et ailleurs, ceux dont on est forcé encore aujourd’hui d’admirer les Écrits, ceux qui sont encore nos Maîtres, et qui nous enseignent à penser, à raisonner, à parler, à écrire ; tous ces gens-là reconnaissent Homère pour le plus grand de tous les Poètes, et ses Poèmes pour la source des richesses de toutes les autres poésie […]. », Paris, Rigaud, 1714, p. 92. [DR] . Visions qu’on a pu avoir dans les siècles passés, mais qui ne sont plus supportables dans le temps où nous sommes.
96Le Chevalier
Ne vous donnez pas la peine, Monsieur l’Abbé, de prouver ces sortes de vérités ; continuez plutôt vos remarques sur l’ Odyssée .
L’Abbé
Télémaque 273 v. 30-35. [CNe] arrivant chez Eumée, lui demande si Pénélope sa mère n’a point épousé quelqu’un de ses Amants, et il ajoute que le lit d’Ulysse doit être plein d’araignées, faute de gens qui y couchent [ z ] 274 Anne Dacier donne la traduction littérale dans les Remarques : « Et si la couche d’Ulysse, vide de ces époux, sera abandonnée aux toiles d’araignées ». Elle explique qu’il s’agit d’une expression et se moque des « critiques très ridicules » formulées par Perrault. Elle ne conserve pas toutefois l’expression dans sa propre traduction : « si la couche d’Ulysse est destinée à une éternelle viduité », écrit-elle (L’Odyssée d’Homère traduite en français, Paris, Rigaud, 1716, t. 3, p. 4 et Remarques sur le Livre XVI, p. 39-40). [CBP] .
Le Chevalier
Si cela est fort joli en Grec, il ne l’est guère en Français.
L’Abbé
Ulysse est reconnu par son chien, qui ne l’avait point vu depuis vingt ans [ aa ] 275 v. 290-302. [CNe] . Cependant Pline assure que les chiens ne passent jamais quinze ans 276 Ce n’est pas exactement ce qu’écrit Pline, Histoire naturelle, X, 178, pour qui « [l]es chiens de Laconie vivent dix ans, les chiennes douze ; les autres sortes vivent quinze ans, parfois même vingt » (traduction de Stéphane Schmitt). [PD] Boileau ne manque pas de le faire remarquer dans la troisième de ses Réflexions critiques. [BR] .
97Le Chevalier
Voilà un grand scandale, Monsieur le Président, de voir deux Anciens se contredire de la sorte. On sait bien qu’il faut qu’Homère ait raison, comme le plus ancien ; cependant je ne laisserais pas de parier pour Pline ; et je ne trouve point d’inconvénient qu’Homère, qui est mauvais Astronome et mauvais Géographe, ne soit pas fort bon Naturaliste 277 Le Chevalier s’en prend à un argument des Anciens qui trouvent chez Homère la source de toutes les sciences et de tous les arts. Anne Dacier présente encore Homère comme un poète « universel », savant géographe, médecin, théologien. [CBP] .
Le Président
Tout beau, Monsieur le Chevalier. Aristote dont le témoignage vaut bien celui de Pline, après avoir dit que les chiens vivent ordinairement quatorze ans, ajoute qu’il y en a qui vivent jusqu’à vingt comme celui d’Ulysse 278 Aristote, Histoire des animaux, XX, 6 : « La plupart des autres chiennes vivent quatorze ou quinze ans ; parfois même, vingt ans. Aussi a-t-on bien raison de justifier Homère d’avoir fait mourir à vingt ans le chien d’ Ulysse. » [DR] On voit que le Président ne connaît pas tellement mieux ce qu’écrit Pline que l’ Abbé ou le Chevalier. [PD] ?
Le Chevalier
Qui ne voit que cette exception n'est ajoutée que pour ne pas contredire Homère ?
98L’Abbé
Ce chien était sur un tas de fumier devant la porte du Palais d’Ulysse 279 Livre XVII, v.290-302 : « […] il était abandonné sur un tas de fumier qu’on avait mis devant la porte […] », L’Odyssée , trad. A. Dacier, 1716, Paris Rigaud, t. III, p. 87. [CBP] .
Le Chevalier
Un tas de fumier devant la porte d’un Palais ?
Le Président
Pourquoi non ? puisque la plus grande richesse des Princes de ce temps-là consistait en terres et en bestiaux, il ne faut point trouver étrange qu’ils eussent beaucoup de fumier devant leurs portes.
Le Chevalier
Je le veux bien : mais demeurez donc d’accord que les Princes de ce temps-là ressemblaient bien aux paysans de ce temps-ci. Et comme il doit y avoir quelque proportion entre les Poètes et ceux dont ils célèbrent les grandes actions ; ne pourrait-on pas 99 dire en parlant d’Homère et de ses Héros, à gens de village trompette de bois 280 Le proverbe souligne l’adaptation des choses aux gens, et induit qu’ Homère comme ses héros sont de nature « basse ». [CNe] ?
Le Président
Que dites-vous-là, Monsieur le Chevalier ?
Le Chevalier
Je dis un proverbe, et je sais que cela n’est pas poli 281 Les proverbes relèvent en effet du genre « bas », et sont souvent une marque de burlesque. [CNe] , mais je m'explique et crois dire la vérité, quoi qu’il en soit ; revenons à notre tas de fumier et au vieux chien qui était dessus.
L’Abbé
Homère dit qu’il était tout mangé de Tiques, faute d’avoir été soigné par les servantes et par les valets de Pénélope 282 Annotation en cours. . Au sujet de la négligence de ces servantes et de ces valets, il dit que Jupiter ôte aux hommes la moitié de leur esprit et de leur vertu, quand ils deviennent esclaves 283 Odyssée , XVII, v. 318-323. [CNe] . Cette réflexion est admi100 rable, et une des plus belles qui se firent jamais ; mais voyez où elle est mise, et à quelle occasion le Poète prend des sentiments si élevés 284 Discordance (burlesque) soulignée entre la réflexion morale et philosophique, et son « objet » (un vieux chien et des domestiques). [CNe] . Homère décrit ensuite le combat d’Ulysse avec Irus : c’est un endroit incomparable 285 Odyssée , XVIII, v. 5-6. [CNe] . Il y avait, dit Homère, un vilain Gueux dans la ville d’Ithaque, nommé Arnée, c’était le nom, ajoute-t-il, que lui avait donné sa vénérable mère quand il naquit 286 Odyssée , XVIII, v. 1-104. [CNe] .
Le Chevalier
Homère dit-il que la mère de ce Gueux était vénérable ?
L’Abbé
C’est l’épithète qu’il lui donne. Si vous étiez versé dans la lecture d’Homère, cela ne vous étonnerait point ; presque partout où il emploie le mot de mère, il y joint l’épithète de vénérable 287 Critique des « épithètes homériques », jugées discordantes avec les situations. [CNe] , parce que la qualité de mère mérite du respect, sans se mettre en peine si cette épi101 thète convient au fait particulier dont il s’agit. Nous examinerons tout à l’heure ces manières poétiques, quand nous parlerons de son style et de sa versification. Ce Gueux voyant Ulysse couché sur le pavé du vestibule, lui dit, « Ôte-toi de là, vieillard, que je ne t’en fasse sortir en te tirant par le pied. Ne vois-tu pas qu’ils me font tous signe de te traîner dehors ? Crois-moi, sors vite, que nous n’ayons dispute, et que nous n’en venions aux mains. Le vestibule est assez grand, lui répond Ulysse, pour y tenir tous deux. Tu n’es qu’un vagabond, aussi bien que moi : et les Dieux ont soin que l’abondance se rencontre partout. Cependant ne me touche pas davantage, que je ne me fâche, et que je ne te mette l’estomac et les lèvres tout en sang 288 Odyssée , XVIII, v. 10-33. [CNe] . » Ensuite se fait le combat qui fait rire de bon cœur les Amants de Pénélope, et tous ceux qui le lisent 289 Odyssée , XVIII, v. 95-100. [CNe] . Pénélope demande à Ulysse qu’elle ne connaissait 290 Pour « reconnaissait ». [CNe] 102 pas, qui il est, et qui sont ceux de qui il a reçu la vie ? Car, lui dit-elle, vous n’êtes pas né d’un vieux chêne, ni d’une pierre 291 Odyssée , XIX, v. 103-105 et 162-163. [CNe] .
Le Chevalier
Elle devait ajouter qu’on ne l'a pas aussi trouvé sous un chou 292 Référence à une formule populaire, pour y assimiler la phrase de Pénélope. [CNe] .
L’Abbé
Ulysse lui dit qu’il était né dans l’Île de Crète, dont il fait une longue description fort inutile 293 Odyssée , XIX, v. 172-180. [CNe] . Il ajoute qu’Ulysse passa chez lui en allant au siège de Troie ; ce qui fit pleurer Pénélope 294 Odyssée , XIX, v. 185-202. [CNe] . Cet endroit est très beau ; mais la description qu’il fait de la douleur tendre de cette Princesse est bien étrange. « Son corps, dit-il, se liquéfia ; comme la neige se liquéfie sur les hautes montagnes quand Eurus la liquéfie, et que de cette neige liquéfiée les fleuves se remplissent. Car c’était ainsi que se liquéfiaient les belles joues de Pénélope 295 Odyssée , XIX, v. 204-209. [CNe] . » Ce que je vous dis là est traduit mot à mot.
103Le Chevalier
Il faut que le mot grec qui signifie liquéfier ait bien des charmes pour ne déplaire pas, étant répété tant de fois en si peu d’espace 296 Double critique : incongruité du mot et répétition. [CNe] .
L’Abbé
Pénélope, femme divine étant allée à son garde-meuble, monta sur le plancher, fait de bois de chêne : l’ouvrier, ajoute-t-il, l’avait poli fort savamment, et l’avait posé de niveau avec les seuils et y avait mis une porte luisante 297 Odyssée , XXI, v. 41-52. Pénélope se rend en fait dans une sorte de salle du trésor, afin de chercher des armes pour le jeu de l’arc qu’elle va proposer aux prétendants. [CNe] .
Le Chevalier
Il faut bien aimer à causer, pour faire la description d’un garde-meuble. Il est vrai peut-être, que sans cet endroit, et quelques autres semblables, où les siècles suivants ont appris tous les arts, nous n’aurions pas chez nous un seul plancher posé à plomb ni de niveau.
104L’Abbé
Ce que vous dites là d’un ton moqueur, a été écrit sérieusement par des Auteurs fort graves. Quelques-uns de ces Auteurs allèguent, pour faire voir qu’Homère était bon Physicien et bon Jardinier, un endroit où Agamemnon jure par son sceptre qui ne produira plus de branches ni de feuilles, parce, ajoute-t-il, que l’on en a ôté toute l’écorce 298 Iliade, I, v. 234-237. [CNe] Il ne s’agit pas d’Agamemnon mais d’Achille. L’exemple est présent dans les Conjectures académiques de l’abbé d’Aubignac : « Peut-on supposer qu’Achille qui jure par son sceptre emploie plusieurs vers à le décrire, et qu’il conte comment il était coupé et accommodé et desséché sans pouvoir plus rien produire, si ce n’est qu’on le plante et qu’il reverdisse ; ce discours et ridicule et ne sert de rien dans l’ Iliade […] », Paris, 1715, p. 168. [CBP] .
Le Chevalier
Voilà une érudition bien rare et bien placée !
L’Abbé
Ensuite vient le récit du meurtre des Amants de Pénélope, qui est fort ennuyeux, parce qu’on y voit traîner une exécution qui n'a aucune vraisemblance 299 On voit que l’épopée antique est jugée à l’aune de principes modernes, la vraisemblance en étant le premier. [CBP] . Quatre personnes, Ulysse, son fils, son Porcher, et son Bouvier, tuent cent huit Gentilshommes 300 Leur nombre vient de Odyssée , XVI, v. 247-253. [CNe] , sans user de surprise, et 105 sans agir avec promptitude. Ulysse, après avoir tué d’un coup de flèche Antinoüs le plus apparent 301 Furetière : « se dit aussi parmi les bourgeois d’une ville, de ceux qui sont les plus riches, qui sont distingués des autres par leurs emplois, ou par leur mérite ». [CNe] de la troupe, au lieu de continuer à tirer sur les autres, leur fait un grand discours plein de reproches, auquel Eurymachus répond par un autre discours fort ample ; Ulysse le tue d’une seconde flèche 302 Odyssée , XXII, V. 79-88. [CNe] , et en fait autant à Amphinomus 303 C’est en fait Télémaque qui tue Amphinomos ( Odyssée , XXII, v. 89-94). [CNe] ; il restait encore cent cinq Amants qui ne font rien, et qui donnent le loisir à Télémaque d’aller quérir des armes dans une chambre haute, après en avoir demandé la permission à son père 304 L’expression « après en avoir demandé la permission à son père » en fin de phrase crée un effet burlesque qui infantilise Télémaque. [CBP] . Il en apporta huit lances, quatre casques, et quatre boucliers. Ulysse met un de ces casques, après avoir posé son arc auprès de la porte, contre la muraille qui était bien luisante, sans que pas un de ces cent cinq Amants qui restaient lui portât un seul coup 305 L’ironie est patente et s’attaque une nouvelle fois à l’invraisemblance du récit épique. [CBP] . Cependant Mélanthius, le Chevrier d’Ulysse, et qui le trahissait, était monté dans la même chambre aux ar106 mes d’où il apporta douze boucliers, douze lances, et douze casques, pour armer douze de ces Amants 306 Le récit verse dans l’histoire comique avec la répétition du chiffre 12 et la parenthèse qui permet l’intrusion ironique de l’Abbé-narrateur. [CBP] . (Il est impossible qu’un seul homme puisse porter toutes ces armes.) Pendant que ces douze Amants nouvellement armés, présentent la pointe de leurs lances à Ulysse et à Télémaque, ces deux Héros et leur Porcher font ensemble un fort long dialogue. Il faut, dit Ulysse à son fils, que ce soit quelqu’une des servantes de la maison, qui soit cause de tout ceci. Mon père, reprend Télémaque, c’est ma faute ; J’ai laissé la porte de la chambre ouverte ; et je crois que quelqu’un plus avisé que moi, s’en est aperçu. Mais je te prie, divin Eumée, va fermer cette porte, et prends garde si ce n’est point quelqu’une des servantes, ou Mélanthius fils de Dolius, qui soit cause de tout ceci 307 L’inconvenance du dialogue et sa politesse outrée font évidemment sourire. L’Abbé se livre à une réécriture comique de la séquence épique. [CBP] . Là-dessus Eumée dit à Ulysse : Divin fils de Laërte, prudent Ulysse, c’est assurément le méchant homme que nous soupçonnons, qui a fait ce 107 coup-là. Dites-moi donc distinctement si je le tuerai, en cas que je sois le plus fort, ou si je vous l’amènerai ici, afin que vous le punissiez de ses méchancetés. Allez, répond Ulysse ; liez-lui les pieds et les mains, et l’attachez à une haute colonne avec une chaîne qui se plie aisément 308 Odyssée , XXII, v. 161-177. [CNe] . Pendant tout ce temps-là pas un des Amants ne se remue, sans qu’on voie aucune raison de leur étonnante tranquillité. Voilà encore une espèce de merveilleux dont les Modernes n’ont plus l’adresse de se servir.
Le Président
Est-ce-là tout ?
L’Abbé
Non assurément ; mais je crois qu’en voilà assez pour connaître la manière dont Homère a orné ses ouvrages, de belles aventures, de beaux sentiments, et de belles pensées. Venons au style et à la versification de ce grand Poète.
108Le Président
Est-ce que vous voulez encore lui disputer l’avantage dont il est en possession de tout temps, d’être le plus agréable et le plus mélodieux versificateur qui ait jamais été, et qui sera jamais 309 Adrien Baillet propose une section intitulée « Du style, de l’expression, du discours etc. » recensant les jugements élogieux sur l’expression d’Homère (Jugements des savants sur les principaux ouvrages des auteurs [1685-1686], Paris, 1722, T. III, p. 352-360). La versification n’est cependant pas abordée en tant que telle. Rapin l’évoque : « Homère a surpassé généralement tous les poètes par cet art, soit que le génie de sa langue lui fût favorable, par la variété du nombre et par le son éclatant des paroles, soit que la délicatesse de son oreille lui fît sentir cette grâce, à laquelle les autres poètes de son temps n’étaient pas sensible. Car son vers a le son le plus harmonieux qu’on puisse imaginer » ? Les Réflexions sur la poétique et sur les ouvrages des poètes anciens et modernes (1684), éd. Pascale Thouvenin, Champion Classiques, 2011, section XXXVII, p. 461. [CBP] ?
L’Abbé
Je le veux croire, et il y a apparence qu’il en est quelque chose. Cependant je ne puis m’empêcher d’admirer ceux qui se pâment de plaisir en prononçant les vers d’Homère, comme s’ils en entendaient l’harmonie, eux qui peut-être n’en prononcent pas un seul mot comme il faut, pas une syllabe, pas une lettre 310 L’ignorance de la langue grecque comme obstacle pour pleinement apprécier la poésie d’Homère est un argument récurrent que l’on trouve aussi bien sous la plume des Anciens (Boileau, Le Bossu, Dacier) que sous celle des Modernes (Bayle, La Motte). La focalisation sur la prononciation, les syllabes et les accents donne toutefois un tour technique à la discussion. On trouve l’argument dans les Conjectures académiques de d’Aubignac : « Nous ne savons point au vrai comment les Grecs prononçaient leurs lettres, comment ils articulaient leurs consonnes, et si ce qu’ils appelaient des lettres doubles portaient le son de deux ou d’une seule […]. Quand nous le saurions, nous aurions peut-être bien de la peine à les prononcer » (Conjectures académiques ou Dissertation sur l’Iliade, Paris, François Fournier, 1715, p. 55-56). [CBP] .
Le Chevalier
Il est vrai qu’on ne sait pas encore si la seconde lettre de l’alphabet se doit prononcer comme un B, ou comme un V 311 Annotation en cours. .
109L’Abbé
Il en est de même de presque toutes les autres lettres. Il y a aussi des accents dont la science n’est point certaine, et dont les règles générales ont une infinité d’exceptions qui ne peuvent être venues jusqu’à nous 312 La versification grecque repose sur la quantité des syllabes et les combinaisons de syllabes longues et syllabes brèves (pieds). Voir Henri Bornecque, Précis de prosodie et métrique grecque et latine, Paris E. De Boccard, 1933. On lit chez d’Aubignac : « Qui pourrait encore bien nous assurer comment les Grecs récitaient leurs vers ; car ils avaient des syllabes longues et brèves, comme les Latins, et ils avaient encore des accents qui changeaient entièrement la manière de prononcer, et qui cependant faisaient une partie essentielle de la langue. » (Conjectures académiques ou Dissertation sur l’Iliade, Paris, François Fournier, 1715, p. 57). [CBP] . Cela supposé, c’est une belle prononciation grecque, et qui fait une belle harmonie, que celle de nos Grecs d’aujourd'hui. À l’égard du style poétique, s’il est vrai qu’il y a peu de personnes, hors ceux qui font des vers Français, et qui en font bien, qui soient bons Juges de la beauté, et de l’harmonie de la Poésie Française, où trouver des gens qui connaissaient assez toutes les finesses de la langue Grecque, pour bien juger du style poétique de cette langue 313 Annotation en cours. ? Mais supposons que la Poésie d’Homère soit très nombreuse et très agréable, lui était-il malaisé de la faire ainsi avec toutes les licences qu’il s’est données 314 Annotation en cours. ? Ce Poè110 te, pour faciliter sa versification, a commencé par équiper tous ses Héros et tous ses Dieux, de plusieurs épithètes de différentes longueurs pour finir ses vers pompeusement et commodément 315 La mise en question des épithètes est récurrente chez les critiques d’Homère. Adrien Baillet évoque Scaliger qui « dit nettement que les Épithètes sont pour la plupart froides, plates, puériles et hors de leur place » et Demarets qui « trouvait aussi que les Épithètes d’Homère étaient oisives, inutiles, ambitieuses, enflées, importunes, lassantes et ridicules ». Pour Rapin en revanche, « le bel endroit par lequel Homère s’est fait envisager le plus agréablement, consiste dans ses épithètes et dans ses adverbes » (Jugements des savants sur les principaux ouvrages des auteurs, Paris, 1722, T. III, p. 367-368.). La critique de l’usage facile des épithètes pour des raisons métriques se trouve chez Boileau dans le Dialogue des poètes , dans lequel Textor fournit aux poètes des épithètes « toutes les fois qu’ils en ont besoin » pour composer ou pour finir un vers (Œuvres complètes, éd F. Escal, Paris, Gallimard, 1966, p. 595 et 602). Sur l’usage des épithètes, voir Anne-Pascale Pouey-Mounou, « L’épithète est-elle un vilain défaut ? Les superfluités du style dans quelques caricatures de la poésie du XVI siècle », dans C. Barbafieri et J.-Y. Vialleton (dir.), Vices de style et défauts esthétiques - XVIe-XVIIIe siècle, Paris, Classiques Garnier, 2017, p. 147-164 ; et Delphine Reguig, « Froideur et saveur de la rime chez Boileau », dans S. Hache et A. P. Pouey-Mounou (dir.), L’Épithète, la Rime et la Raison. La lexicographie poétique en Europe, XVIe-XVIIe , Paris, Classiques Garnier, 2015, p. 367-381. [CBP] . Achille est divin, il est un Dieu, il est semblable à un Dieu ; il est bien botté, il est bien coiffé, il a les pieds légers ; et tout cela non point selon le cas dont il s’agit, mais selon qu’il reste plus ou moins de place à remplir pour achever le vers 316 On trouve la même critique chez Boileau d’un usage de l’épithète qui se fait en dépit de la convenance ; même remarque chez D’Aubignac qui note en outre que la même épithète peut être employée pour deux personnages différents (Conjectures académiques, p. 334-339). [CBP] . Junon a des yeux de bœuf, ou a les bras blancs, est femme de Jupiter, ou fille de Saturne, suivant le besoin de la versification, et nullement par rapport aux aventures où elle intervient 317 Voir note précédente. . Le plus souvent ces épithètes vaines et vagues non seulement ne conviennent point au fait qui est raconté, mais y sont directement opposées. Il est dit, par exemple, qu’Achille aux pieds légers, ne bougeait du fond de son vaisseau 318 Même exemple chez d’Aubignac : « On nomme Achille aux pieds légers, dans le temps qu’il est assis et en repos, où sa légèreté ne lui servait de rien. » (Conjectures académiques, p. 335). [CBP] ; que Vénus qui aime à rire, pleurait amèrement 319 Même exemple chez d’Aubignac : « Et Vénus aimant à rire quand elle est affligée de la mort de son fils » Conjectures académiques, p. 336). [CBP] ; il donne à la111 mère d’Irus, le plus vilain de tous les Gueux, l’épithète de vénérable 320 cf supra. [CBP] , aussi franchement qu’à Thétis la mère d’Achille, parce que cette épithète orne le vers, et jointe avec le mot de mère, en fait heureusement la fin, qui est la partie du vers la plus malaisée à faire 321 Annotation en cours. . Une seconde commodité très grande, c’est qu’il se sert, suivant le besoin, de sept ou huit particules qui ne signifient rien 322 Annotation en cours. , et qui emplissent admirablement le nombre des syllabes requis pour composer le vers. Et pour troisième commodité, il emploie indifféremment toutes sortes de dialectes ; ce qui lui fournit des syllabes longues ou brèves, selon l’exigence de la versification 323 D’Aubignac compte « cinq différents langages, nommés dialectes, qui avaient cours dans la Grèce » et mêlés dans la poésie d’Homère (Conjectures académiques, p. 58) mais ne parle pas de la versification. On trouve en revanche la critique chez Desmarets : « Pour faire son vers, tantôt il parle comme les Athéniens, tantôt comme les Ioniens, tantôt comme les Doriens : car il se licentie en toutes façons, aussi bien que Virgile, en vieux mots qui n’étaient plus en usage » (La Comparaison de la langue et de la poésie française avec la Grecque et la Latine, Paris Louis Billaine, 1670, p. 34). [CBP] .
Le Chevalier
Voilà bien des commodités qu’on n’a pas aujourd’hui ; on ne souffre plus d’épithètes si elles ne sont nécessaires, et si elles ne font une image qui convienne au sujet, et 112 qui achève de le peindre par l’endroit où il doit être regardé. Les épithètes vagues et oisives dont s’est servi Homère, s’appellent aujourd’hui des chevilles 324 « En poésie se dit figurément des mots qui ne sont mis que pour faire la mesure des vers ou la rime, et qui ne servent de rien pour le sens et la pensée. » (Dictionnaire de Furetière, 1690). [CBP] , et ne peuvent se souffrir dans quelque ouvrage que ce soit.
Le Président
Que dites-vous là, Monsieur le Chevalier ? C’est ce qu’il y a de plus beau dans Homère, que ces sortes d’épithètes que vous blâmez.
L’Abbé
Il est vrai que ces épithètes sont une des plus grandes beauté d’Homère ; mais ce qui est beauté dans sa Poésie, est laideur dans la nôtre ; et rien n’est plus certain, comme nous l’avons déjà remarqué, qu’un grand nombre des mêmes choses qui lui ont acquis le nom de Divin, feraient donner le nom d’impertinent à tout homme de ce temps-ci qui s’en servirait. Vous le pouvez voir 113 par l'usage des épithètes dont nous parlons, répétées presque toutes les fois qu’il parle des mêmes personnes. Car il n’y a presque point de page dans l’ Odyssée où l’on ne trouve le divin, très patient Ulysse et la force sacrée d’Alcinoos, pour dire, Alcinoos 325 Alcinoos est le roi des Phéaciens, il accueille Ulysse dans son palais au chant VII de l’ Odyssée . [CBP] . Il ne faut pas dire que cela est admirable ; les trop fréquentes répétitions sont vicieuses en quelque langue que ce soit 326 C’est l’opinion de Malherbe suivi et nuancé par Vaugelas dans les remarques 484-488 sur les répétitions, Remarques sur la langue française, éd. Z. Marzys, Genève, Droz, 2009, p. 791-795. [DR] .
Le Chevalier
Que vous semble, Monsieur le Président, de cette variété de dialectes dont Homère s’est servi ? Serait-ce une belle chose de voir un Poème Français orné de mots Picards, Gascons, Normands, et Poitevins 327 Vaugelas, dans ses Remarques, recommande l’abandon des « provincialismes », à l’image des gasconismes et autres régionalismes nuisant à l’unité de la langue ; voir les Remarques sur la langue française, éd. Z. Marzys, Genève, Droz, 2009, préface p. 71 : « Il faut estre assidu à la Cour et dans la frequentation de ces sortes de personnes pour se prevaloir de l’un et de l’autre, et il ne faut pas insensiblement se laisser corrompre par la contagion des Provinces en y faisant un trop long sejour », voir aussi l’introduction de l’éditeur p. 30-31. [DR] ?
Le Président
La différence est grande. Il n’y a en France, que le pur Français, ou pour mieux dire, que le langage de la Cour 328 Doctrine de Vaugelas, voir les Remarques sur la langue française, éd. Z. Marzys, Genève, Droz, 2009, préface p. 68 : « C’est la façon de parler de la plus saine partie de la Cour, conformément à la façon d’escrire de la plus saine partie des Autheurs du temps. Quand je dis la Cour, j’y comprens les femmes comme les hommes, et plusieurs personnes de la ville où le prince reside, qui par la communication qu’elles ont avec les gens de la Cour participent à sa politesse. Il est certain que la Cour est comme un magazin, d’où nostre langue tire quantité de beaux termes pour exprimer nos pensées, et que l’Eloquence de la chaire, ny du barreau n’auroit pas les graces qu’elle demande, si elle ne les empruntoit presque toutes de la Cour. Je dis presque, parce que nous avons encore un grand nombre d’autres phrases, qui ne viennent pas de la Cour, mais qui sont prises de tous les meilleurs Autheurs grecs et Latins, dont les despouïlles font une partie des richesses de nostre langue, et peut-estre ce qu’elle a de plus magnifique et de plus pompeux. », voir aussi la suite des p. 68-71, et la préface de l’éditeur p. 21-22. Voir tome II, notes p. 59-60. [DR] , qui puisse être employé dans un ouvrage sérieux ; parce qu’il 114 en est dans un Royaume, du langage, comme de la monnaie ; il faut que tous les deux pour être de mise soient marqués au coin du Prince 329 Voir Horace, Art poétique , v. 58-59 et 70-72 ; Quintilien, Institution oratoire, I, 6, 3, trad. J. Cousin, Paris, Les Belles Lettres, t. I, 1975, p. 106 : « L’usage, toutefois, est le maître le plus sûr du parler et on doit traiter le langage comme une monnaie marquée au coin de l’État. » Sur la comparaison de la langue à la monnaie dans le contexte politique du Parallèle , voir H. Merlin-Kajman, La Langue est-elle fasciste ? Langue, pouvoir, enseignement, Paris, Seuil, 2003, p. 106-107. [DR] . Il n’en était pas de même chez les Grecs, où les États n’ayant point de subordination les uns aux autres, les différents idiomes étaient en quelque sorte également bons et recevables 330 La Grèce antique présentait en effet une grande diversité dialectale attestée pour la langue grecque parlée en Grèce, en Asie Mineure, dans la mer Égée et la mer Méditerranée. Chaque région de l’aire linguistique grecque connaissait une variété dialectale. Cette diversité se réduit vers 323 av. J.-C., époque à laquelle la koinè devient la langue commune en prenant le dialecte attique pour base. Cette normalisation linguistique est mise en rapport par les historiens avec l’extension de l’empire d’Alexandre le Grand. [DR] .
L’Abbé
Cela est vrai. Mais quoique Homère n’ait pas fait la même faute que commettrait un Poète Français qui mêlerait le langage des Provinces à celui de la Cour, cette bigarrure de dialectes dans Homère ne laisse pas d’être désagréable. Un homme ne parle point naturellement selon deux ou trois différents idiomes : il doit opter, pour rendre son ouvrage uniforme ; ce ne peut être que pour la facilité de la versification qu’il s’en départ ; et cette licence qui donne trop de facilité, 115 déplaît au Lecteur. Si Homère avait partagé les dialectes de la langue grecque entre ses Héros, en les faisant parler chacun le langage de leur pays, Achille d’une façon, Nestor d’une autre, Ulysse autrement qu’Agamemnon ; et l’Ajax fils de Télamon, autrement que l’Ajax fils d’Oïlée ; cette différence d’idiomes aurait pu faire quelque beauté, en caractérisant encore davantage ces Héros. Mais de voir qu’Homère change de langage à tous moments, sans autre nécessité que de trouver plus aisément des syllabes longues ou brèves, que d’allonger ou de raccourcir son vers 331 La langue d’ Homère est une langue composite qui emprunte surtout à deux dialectes de l’Asie Mineure, l’ionien et l’éolien. Les commentateurs antiques de l’épopée homérique, comme Eustathe de Thessalonique, ont mis en rapport cette hétérogénéité avec les contraintes de la métrique grecque. C’est encore le point de vue du philologue Milman Parry, The Making of Homeric Verse : The Collected Papers of Milman Parry, éd. A. Parry, Oxford, Oxford University Press, 1987. [DR] , cela déplaît, bien loin d’avoir de l’agrément. Il est constant qu’une des grandes beautés de la Poésie consiste à dire les choses aussi naturellement et aussi clairement, malgré le nombre infini de difficultés qui s’y trouvent, que si l’on écrivait en prose, où l’on a toute liberté 332 L’expression est caractéristique de la recherche contemporaine d’une maîtrise technique telle qu’elle produit une impression d’aisance facile et naturelle. Cette ambition esthétique, dont l’alexandrin de Racine est l’aboutissement, correspond au goût des honnêtes gens, du public mondain émancipé de la fréquentation de la rhétorique d’école. Voir par exemple Boileau : « Ce sont les ouvrages faits à la hâte, et, comme on dit, au courant de la plume, qui sont ordinairement secs, durs, et forcés. Un ouvrage ne doit point paraître trop travaillé ; mais il ne saurait être trop travaillé ; et c’est souvent le travail même qui en le polissant lui donne cette facilité tant vantée qui charme le lecteur. Il y a bien de la différence entre des vers faciles, et des vers facilement faits. Les écrits de Virgile, quoi qu’extraordinairement travaillés, sont bien plus naturels que ceux de Lucain, qui écrivait, dit-on, avec une rapidité prodigieuse. C’est ordinairement la peine que s’est donnée un auteur à limer et perfectionner ses écrits, qui fait que le lecteur n’a point de peine en les lisant. Voiture, qui paraît si aisé, travaillait extrêmement ses ouvrages. On ne voit que des gens qui font aisément des choses médiocres ; mais des gens qui en fassent, même difficilement, de fort bonnes, on en trouve très peu. », préface de 1701 à ses OC, éd. Fr. Escal, Paris Gallimard, 1966, p. 3-4. [DR] : et il est très vrai qu’un Poète ne peut se dispenser de ces 116 difficultés, sans diminuer le plaisir et l’admiration que doit causer la Poésie. C’est par cet endroit qu’elle n’a pas moins mérité, que par ses pensées sublimes, d’être appelée le langage des Dieux 333 Marie de Gournay notamment refuse avec indignation d’« asservir les Poètes » au « joug roturier et servile » du parler vulgaire et appelle la poésie : « non seulement Grandiloquentia, mais le langage des Dieux et non des humains. Il faut donc dire à l’opposite de ces visions nouvelles : c’est le langage des Poètes, d’autant que ce n’est pas celui du peuple, ou pour mieux parler, celui des hommes […] », Les Avis ou les Présents, Paris, T. Du Bray, 1634, p. 406. [DR] . Il semble que des vers bien faits et bien naturels aient été faits de toute éternité ; ou du moins, qu’il a été résolu de toute éternité, qu’ils seraient construits comme on les voit, parce qu’on ne saurait y ajouter, ni en ôter une seule parole, ni même une seule syllabe, sans les détruire entièrement 334 Là encore Perrault exprime une idée, enracinée dans la lecture de la Poétique d’Aristote, et répandue chez ses contemporains, celle d’une nécessité esthétique qui fait de l’œuvre un organisme parfaitement cohérent et donc stable et d’une beauté conçue comme ordre harmonieux. [DR] .
Le Président
Vous triomphez, Monsieur l’Abbé. Mais pour rendre votre victoire complète, il ne fallait pas aller chercher, comme vous avez fait, ce qu’il peut y avoir de faible dans Homère, il fallait s’attaquer aux beaux endroits.
117L’Abbé
Vous ne devez pas trouver étrange qu’ayant entrepris de faire voir qu’Homère est plein de plusieurs défauts, je n’aie pas choisi ce qu’il y a de meilleur dans ses ouvrages. Cependant si vous voulez me dire les endroits que vous estimez le plus, peut-être trouverons-nous qu’ils ne sont pas tous irrépréhensibles 335 Furetière : « qui est sans défaut, en qui on ne saurait rien trouver à reprendre ». [CNe] . Nous pouvons, pour vous épargner cette peine, nous arrêter à ceux que Longin a choisis dans Homère, pour être les plus beaux et les plus sublimes 336 Il s’agit de l’auteur auquel est alors attribué le Traité du sublime, traduit par Boileau (1674), qui intitulera Réflexions sur Longin sa riposte à Perrault (1693). [CNe] .
Le Président
Je ne puis pas refuser cette proposition ; Longin est un trop grand personnage 337 De Longin (ou plutôt du Pseudo-Longin), Boileau écrit dans la préface au Traité du sublime : « ses sentiments ont je ne sais quoi qui marque non seulement un esprit sublime, mais une âme fort élevée au-dessus du commun. » ; il le considère comme l’ « un des plus savants critiques de l’antiquité », OC, éd. Fr. Escal, Paris, Gallimard, 1966, p. 336 et 338. [DR] , pour ne pas approuver son choix.
L’Abbé
Longin rapporte comme une chose admirable l’endroit où Homère dit dans la description qu’il fait de la 118 Discorde, qu’elle a la tête dans le Ciel, et les pieds sur la Terre 338 (Pseudo) Longin, Traité du sublime, chap. VII (« De la sublimité des pensées »). Iliade , IV, v. 443. [CNe] . Et ce qu’il dit dans un autre endroit, qu’autant qu’un homme assis au rivage de la mer voit d’espace dans les airs, autant les chevaux des Dieux en franchissent d’un saut 339 (Pseudo) Longin, Traité du sublime, chap. VII (« De la sublimité des pensées ») . Iliade, V, v. 770-772. [CNe] . Longin admire ces deux hyperboles, et il dit sur la première, que la grandeur qui est donnée à la Discorde, est moins la mesure de cette Déesse, que de la capacité et de l’élévation de l’esprit d’Homère 340 Le vers concerné se trouve dans l’ Iliade , IV, v. 443. D’après le Traité du sublime traduit par Boileau, les pensées d’ Homère « sont toutes sublimes » et lorsqu’il peint la Discorde, il la pourvoit d’une grandeur qui est moins la mesure de sa propre qualité que la mesure de « la capacité et de l’élévation de l’esprit d’ Homère », chap. VII « De la sublimité dans les pensées », OC, éd. Fr. Escal, Paris, Gallimard, 1966, p. 352. [DR] .
Le Chevalier
Je ne vois pas quelle grandeur d’esprit il y a dans cette pensée. Cela me fait souvenir d’un jeune garçon fort amoureux de la lecture des Romans de Chevalerie 341 On s’intéresse, dans les milieux lettrés, à la lecture des romans de chevalerie, traités d’une manière ambiguë, entre rejet et intérêt. En témoignent par exemple le dialogue de Chapelain, De la lecture des vieux romans, rédigé vers 1647, resté inédit, mais qui a circulé en manuscrit, et le Dialogue des héros de roman de Boileau (écrit vers 1664, 1ère publication en 1688, dans Le Retour des pièces choisies ou Bigarrures curieuses, t. II). Mais ils figurent ici comme point de comparaison négatif : Homère ne vaudrait pas mieux que ces romans « fabuleux », décriés par Sorel, Furetière et bien d’autres. [CNe] . Il me vint trouver un matin, charmé d’avoir lu dans Primaléon de Grèce , qu’un Chevalier pressé par un Géant, avait fait un saut de dix-huit pieds en l’air 342 Primaléon de Grèce, roman chevaleresque espagnol anonyme (1512), continuation de Palmerin d’Olive. [CNe] . O le beau livre ! s’écriait-il. Qu’en dites-vous ? un saut de dix-huit pieds ! 119 Le lendemain ; il vint me retrouver encore plus transporté de joie. J’ai trouvé, me dit-il, un Chevalier dans Palmerin d’Olive , qui a fait un saut de vingt-deux pieds 343 Palmerin d’Olive, roman chevaleresque espagnol anonyme (1511). Comme les Amadis de Gaule (1525), ces romans ont beaucoup circulé sous des réécritures diverses – et sont les cibles du Don Quichotte (Première partie, chap. 6). [CNe] . Qu’on ne me parle plus de Primaléon de Grèce ; je l’ai jeté au feu. Vive Palmerin d’Olive . Si ce jeune garçon s’était adonné à la critique des Anciens auteurs , je crois qu'il aurait damé le pion à Longin, de la manière qu’il avait le goût tourné. Voilà une chose bien malaisée, que de faire des exagérations de la nature de celles que Longin donne pour des modèles du sublime. La première de ces exagérations ne saurait faire une image bien nette dans l’esprit 344 L’hyperbole inopportune heurte le sentiment linguistique prédominant qui valorise une coïncidence étroite entre la parole et la pensée. Voir par exemple les propos de Bouhours : « Notre langue n’use aussi que fort sobrement des hyperboles, parce que ce sont des figures ennemies de la vérité : en quoi elle tient de notre humeur franche et sincère, qui ne peut souffrir la fausseté et le mensonge. », Entretiens d’Ariste et d’Eugène, éd. B. Beugnot et G. Declercq, Paris, Champion, 2003, [1671] second entretien sur la langue française, p. 113. [DR] .
Le Président
Pourquoi ?
Le Chevalier
C’est que tant qu’on pourra voir la tête de la Renommée 345 Il s’agit en fait de la Discorde. C’est une erreur ponctuelle puisque supra et infra Perrault écrit bien la Discorde. Mais Boileau s’empresse de la relever dans ses Réflexions critiques sur Longin (« Réflexion IV »). [CNe] , sa tête ne sera point dans le ciel ; et que si sa 120 tête est dans le ciel, on ne sait pas bien ce que l’on voit. Pour l’autre hyperbole, elle n’a été imitée que par ceux qui ont fait les Contes de Peau d’âne , où ils introduisent de certains hommes cruels, qu’on appelle des Ogres, qui sentent la chair fraîche, et qui mangent les petits enfants 346 On trouve fréquemment cette expression (les contes de Peau d’âne) bien avant que Perrault ne fasse de Peau d’âne un conte de fées versifié et lettré (1694), et de l’histoire du Petit Poucet un conte en prose (1697, dans les Contes de ma mère l’Oye). L’allusion semble montrer qu’il y travaille déjà. [CNe] ; ils leur donnent ordinairement des bottes de sept lieues, pour courir après ceux qui s’enfuient. Il y a quelque esprit dans cette imagination. Car les enfants conçoivent ces bottes de sept lieues, comme de grandes échasses avec lesquelles ces Ogres sont en moins de rien partout où ils veulent : au lieu qu’on ne sait comment s’imaginer que les chevaux des Dieux fassent d’un seul saut une si grande étendue de pays. C’est à trouver de beaux et de grands sentiments que la grandeur d’esprit est nécessaire, et le fait voir ; et non pas à se former des corps d’une masse démesurée, ou des mouvements d’une vitesse inconcevable.
121L’Abbé
Monsieur le Chevalier a raison, et Longin ne l’a pas quand il compare en fait de sublime, cette description de la Discorde, avec la réponse que fit Alexandre à Parménion 347 Plutarque, Vie d’Alexandre, 29, 7-8. [CNe] . Darius proposait à Alexandre de lui donner la moitié de son Royaume, et sa fille en mariage. Pour moi, dit Parménion, si j’étais Alexandre, j’accepterais ces offres. Et moi aussi, répliqua ce Prince, si j’étais Parménion. Il est certain qu’il faut avoir l’âme grande et l’esprit vif, comme l’avait Alexandre, pour faire une telle réponse ; mais il n’est point nécessaire d’avoir un grand esprit pour dire que la Discorde avait la tête dans le Ciel, et les pieds sur la Terre. Il ne faut qu’avoir envie de faire une grande et étonnante hyperbole.
Le Président
Homère a voulu dire par là que 122 la Discorde régnait dans le Ciel parmi les Dieux, et sur la Terre parmi les hommes. Il ne se peut rien de plus beau que ce sentiment-là, ni rien de plus poétique que la fiction dont il se sert pour l’exprimer 348 C’est là le sentiment de Boileau traduisant le Pseudo-Longin, voir note 315. [DR] .
Le Chevalier
La pensée est fort bonne, mais la fiction a le défaut que je viens de dire. Je crois qu’Homère aurait mieux fait de lui donner de grandes ailes avec lesquelles il aurait dit qu’elle se rendait presque en un moment partout où elle voulait, et dans le Ciel et sur la Terre.
L’Abbé
Toute l’Antiquité a fort estimé l’endroit où Homère fait le dénombrement de l’armée des Grecs 349 Iliade , II, v. 484-760. [CNe] . Ce morceau était trouvé si beau dans toute la Grèce, qu’on n’admettait aucun homme à enseigner les belles-lettres, qu’il ne le sût par cœur 350 Iliade , XVIII, v. 478-608. [CNe] . On estime fort encore le bouclier d’A123 chille 351 Iliade , XVIII, v. 478-608. [CNe] et la description des beaux jardins d’ Alcinoos 352 Odyssée , VII, v. 112-132. [CNe] . J’ai pris plaisir à traduire exactement ces trois endroits. J’ai aussi traduit l’endroit de l' Énéide , où il est parlé du bouclier d’Énée 353 Énéide , VIII, v. 445-452. [CNe] . En même temps j'ai mis en prose les vers de nos Modernes qui traitent de choses approchantes 354 Pour l’Abbé, la traduction en prose est une garantie d’équité pour comparer les mérites des poètes anciens et modernes. La remarque s’inscrit dans un débat sur la traduction des poèmes en vers ou en prose. Pierre-Daniel Huet, auteur du Du Interpretatione (1661) plaide en faveur d’une fidélité scrupuleuse et d’une rigueur philologique qui vise à rendre au plus près le sens original. Anne Dacier, fidèle à l’enseignement de Huet, affirme que seule la prose permet d’être fidèle aux « idées » d’Homère et affirme que les « poètes traduits en vers cessent d’être poètes » (L’Iliade d’Homère traduite en français, Préface, p. XXXIX). Sur la doctrine de Huet et le débat sur la fidélité de la traduction, voir Emmanuel Bury, « Bien écrire ou bien traduire : Pierre-Daniel Huet, théoricien de la traduction », Littératures classiques, n°13, 1990, p. 251-260. [CBP] , qui peuvent par là être opposées à ces chefs-d’oeuvre, afin que la comparaison s’en puisse faire sans avantage de part ni d’autre.
Le Chevalier
Cela est fort bien pensé. Car si vous opposiez des vers à de la prose, ce serait faire combattre des Cavaliers contre des Piétons 355 Allusion à une vive querelle entre les traducteurs : faut-il traduire les vers en vers, au risque de la trahison, ou en prose, au risque de la platitude ? [CNe] Le Chevalier reprend la distinction horacienne entre le « sermo pedestris » et le « sermo equestris ». [CBP] .
L’Abbé
J’ai eu soin que la Prose fût d’une égale force de part et d’autre. J'ai fait la même chose à l’égard des Poètes Lyriques, des Poètes Dramatiques, et même des Satiriques. Je crois que voilà un des meil124 leurs moyens qu’on puisse prendre pour éclaircir et terminer nos différends. Dès que nous serons à Paris je vous ferai voir toutes ces traductions, qui pourront nous servir à régler notre contestation 356 L’ Abbé évoque ici la constitution d’un « mémoire » qui témoigne de sa fréquentation personnelle des textes et lui sert d’appui régulièrement tout au long du dialogue et sera retrouvé « inopinément » à la toute fin du dialogue. Voir page 210 note 583, page 277 note 753, page 316 note 870. [DR] .
Le Président
Rien n’est mieux pensé ; et j'ai impatience de voir un travail aussi agréable que celui-là.
Le Chevalier
Après avoir traité Homère comme nous avons fait, je suis d’avis que nous le mettions à côté de Platon. Ces deux grands Auteurs mis l’un auprès de l’autre, me font souvenir de Tamerlan et de Bajazet, deux grands hommes de guerre, comme ces deux-ci sont deux grands hommes de lettres 357 Lors de la bataille d’Ankara, le 20 juillet 1402, le sultan turco-mongol Tamerlan remporta une éclatante victoire sur le sultan ottoman Bajazet. Le second fut capturé par le premier et l’épisode inspire les dramaturges, par exemple Jean Magon, qui donne en 1646 la tragédie Le Grand Tamerlan et Bajazet. L’ Histoire de l’état présent de l’Empire ottoman contenant les maximes politiques des Turcs […], de Paul Rycaut a été publiée en anglais à Londres en 1669 et dans une traduction française de Pierre Briot un an plus tard à Paris chez Mabre-Cramoisy. [DR] . Il faut, dit Tamerlan à Bajazet, en le regardant dans la cage de fer où il le tenait enfermé, que Dieu ne fasse pas grand cas des Royaumes et des Empires, 125 puisqu’il les donne à des hommes comme nous, et que ce qu’il ôte à un borgne, il le donne à un boiteux 358 Racine fait allusion aux conditions de captivité du sultan et de sa famille dans sa tragédie, Bajazet, II, 1. Cependant l’enfermement de Bajazet dans une cage de fer semble une légende. Voir l’ouvrage de J.-P. Roux, Tamerlan, Paris, 1991, p. 143. [DR] . Il faut, pourrait-on dire, que Dieu ne fasse pas grand cas de la réputation de bel esprit et de beau génie, puisqu’il permet que ces titres soient donnés préférablement au reste du genre humain, à deux hommes comme Platon et Homère, à un Philosophe qui a des visions si bizarres, et à un Poète qui dit tant de choses si peu sensées. Mais je crois que voilà parler d’Homère suffisamment, et qu’il est temps de venir à Virgile.
L’Abbé
Très volontiers, et si Monsieur le Président l’a agréable 359 « Si cela est agréable pour Monsieur le Président ». [DR] , nous tiendrons le même ordre dans l’examen de ses ouvrages, que nous avons tenu dans celui des ouvrages d’Homère, c’est-à-dire que nous en examinerons le sujet, les mœurs, les pensées, et la diction. Mais je dois dire auparavant, que je mets une grande 126 différence entre les ouvrages d’Homère et ceux de Virgile. Autant que ceux du premier, quoique admirables en certains endroits, me paraissent pleins de grossièreté, de puérilité, et d’extravagance ; autant ceux du dernier me semblent remplis de finesse, de gravité, et de raison : ce qui ne vient que de la différence des temps où ils ont écrit, et de ce que Virgile est plus moderne qu’Homère de huit ou neuf cents ans 360 Virgile a vécu au Ier siècle av. J.-C. tandis qu’ Homère aurait produit son œuvre à la fin du VIIIe siècle av. J.-C. L’argument factuel permet d’introduire de la relativité historique dans la perfection monolithique du monument antique. [DR] .
Le Président
Voilà une belle raison de préférer Virgile à Homère ?
L’Abbé
C’en est une pourtant, et même selon le témoignage de quelques Anciens, pour le trouver plus exact et plus régulier. Martial ne dit-il pas en parlant de lui-même et de ceux de son temps, Qu'ils cultivaient des Muses plus sévères [ ab ] , que celles des 127 Anciens 361 Il s’agit des derniers vers de l’épigramme : « Nobis non licet esse tam disertis, / Qui Musas colimus severiores. » Perrault ne cite pas la traduction de Marolles. [DR] ? Et n’envie-t-il pas le bonheur de ceux à qui il était permis de faire la première syllabe d’un même mot longue et brève dans un même vers 362 L’épigramme XII, livre IX, s’intitule De Earino et déplore l’impossibilité de faire entrer le prénom Éarinos dans un vers élégant en raison d’une syllabe « opiniâtre », contumax. Si les Grecs contournent la difficulté, les Romains ne peuvent se permettre de telles licences poétiques. [DR] ? Cela n’empêche pas que je ne demeure d’accord, suivant l’opinion commune que le génie d’Homère était plus beau, plus vif et plus vaste que celui de Virgile. La fable ou le sujet de l’ Énéide est quelque chose de fort grand et de bien entendu. C’est un Héros échappé des ruines de Troie, qui après avoir surmonté de grands obstacles de la part des Dieux et des hommes, jette enfin les fondements de l’Empire Romain 363 Tel est bien le sujet de L’Énéide , le prince troyen Énée étant, en tant que père d’Iule et ancêtre de Rhéa Silvia, mère de Romulus et de Rémus, l’ancêtre de Rome. [CNe] . Il ne se peut rien de plus auguste ni de plus important. Ainsi je ne trouve rien à redire au gros de ce sujet ; mais je ne puis souffrir que le poème finisse à la mort de Turnus 364 Roi des Rutules d’Ardée, qui s’opposa à l’installation du Troyen Énée et de ses compagnons dans le Latium. Énée et ses compagnons assiégeant la cité de Turnus, il propose à Énée de se battre en duel. Ce dernier accepte et tue Turnus au terme d’un long combat, au tout dernier vers de l’œuvre de Virgile. [CNe] . Il est vrai que par cette mort, et par celle d’Amata 365 Femme du roi Latinus, hostile à Énée parce qu’elle désirait marier sa fille Lavinie à Turnus, son neveu. [CNe] ennemie d’Énée, les plus grands obstacles étaient levés ; mais Énée n’est point encore établi Roi des Latins, 128 et le Lecteur ne peut être satisfait de voir les affaires d’Énée demeurer en si beau chemin ; il lui reste un secret déplaisir de ne lui pas voir épouser Lavinie 366 Fille du roi Latinus et d’Amata, fiancée de Turnus avant l’arrivée d’ Énée. [CNe] ; et par ce moyen prendre possession du Royaume des Latins, sans quoi il peut douter que la chose soit jamais arrivée.
Le Chevalier
Je suis de cet avis. Combien de gens ont été accordés qui n’ont pas épousé pour cela 367 Ce qui est rabaisser cette alliance décisive à un mariage ordinaire. [CNe] .
Le Président
Vous blâmez là Virgile dans l’endroit où il a le plus montré de suffisance. Un écolier aurait fait une belle description de l’Entrée triomphante d’Énée dans Lavinum après la victoire remportée sur Turnus ; et ensuite des noces d’Énée et de Lavinie, avec les acclamations des peuples.
129Le Chevalier
Cet écolier aurait bien fait.
Le Président
Point du tout. Voilà le cas où l’Orateur supprime ce qu’un malhabile homme aurait dit 368 Le Président valorise ici l’ellipse d’une fin connue de tous, et en quelque sorte banale. [CNe] .
L’Abbé
Suivant cette règle, Homère devait finir à la mort d’Hector, qui n'est pas moins décisive que celle de Turnus ; cependant il y a encore deux livres dans l’ Iliade après la mort d’Hector 369 Iliade , chants XXIII (jeux funèbres en l’honneur de Patrocle) et XXIV (ambassade de Priam auprès d’Achille et funérailles d’Hector). [CNe] . Je suis tellement éloigné de blâmer Homère là-dessus, que je voudrais qu’il eût continué son poème jusqu’à la prise de Troie, qui est le couronnement de l’expédition du siège de cette ville 370 Effectivement, Homère ne raconte pas la prise de Troie. [CNe] . Quoi qu’il en soit, je trouverai éternellement à redire que Virgile n’ait pas achevé ce qu’il avait commencé ; je veux dire, qu’il n’ait pas mis Énée en possession du Royaume des 130 Latins, autant qu’il se pouvait, pendant la vie de Latinus ; et l’ Énéide me paraîtra toujours par là plus imparfaite, que par les vers qu’il n’a pas achevés, et dont nous n'avons que le commencement.
Le Président
Ne voyez-vous pas que si Virgile avait fait ce que vous dites, l’action de son poème aurait été double, comme le remarque fort bien le Père Galluzzi 371 Tarquinio Galluzzi (1573-1649), auteur de Virgilianae vindicationes et commentarios de tragoedia, de comedia et elegia. [CNe] ; et qu’il fallait qu’il en demeurât à la mort de Turnus, afin que l’action fût une, comme Aristote le demande 372 Aristote, La Poétique, XXIII. [CNe] ?
L’Abbé
L’action de l’ Énéide a dû 373 Pour « aurait dû » selon l’usage de l’époque. [CNe] être la fondation de l’Empire Romain : auquel cas, ce que nous voulons que Virgile eût ajouté serait une partie de cette action-là, ou pour mieux dire, en ferait l’accomplissement, sans quoi cette action est imparfaite. Et où est-ce que le Père Galluzzi a pris 131 que le mariage d’Énée eût fait une seconde action dans le poème de l' Énéide 374 Énéide , VII, v. 116-117. [CNe] ? Ce mariage n’aurait fait, comme je viens de le dire, que d’achever ce qui n’est encore que commencé : il aurait établi et affermi cette fondation d’Empire, qui est l’action de l’ Énéide .
Le Chevalier
Trouvez-vous, Monsieur le Président, que ce soit une belle chose que la réflexion que fait Ascagne en mangeant la tranche de pain sur laquelle il avait mis sa viande ? Ah ! dit-il, nous mangeons nos tables 375 Énéide , VII, v. 116-117. [CNe] . Et par là Énée connut qu’ils étaient à la fin de leurs maux. Ce dénouement vous semble-t-il bien grave pour une pièce aussi magnifique que l’ Énéide 376 Toujours le problème de la concordance : tout doit être élevé dans l’épopée, genre noble. [CNe] ?
Le Président
J'avoue que vous avez raison, à considérer la chose par rapport à nos mœurs ; mais il faut se trans132 porter dans les temps où la chose se passe ; et faire réflexion, que rien n’était alors plus important, plus sérieux, ni même plus divin que les augures 377 Allusion à la relativité des mœurs, qui deviendra un argument majeur des anciens. [CNe] . La Harpie 378 Énéide , III, v. 245-257. [CNe] Céléno avait prédit à Énée, qu’il ne verrait point la fin de ses travaux, qu’il n’eût été réduit auparavant, avec tous les siens, à une telle extrémité, qu’ils mangeraient leurs tables : de sorte que cette Prophétie qui l'inquiétait beaucoup, venant à avoir son accomplissement dans le repas où ils mangent les tranches de pain qui leur servaient de tables, Énée ne put s’empêcher d’en témoigner sa joie, et de savoir bon gré à son fils d’avoir deviné si heureusement l’Énigme qui l’embarrassait.
L’Abbé
Je demeure d’accord que les augures étaient quelque chose de fort sérieux parmi les Païens ; mais il faut aussi demeurer d’accord qu’il y a quelque chose qui ne l’est guère dans 133 le dénouement dont nous parlons. Avez-vous jamais bien compris ce que Virgile a voulu faire entendre sur la fin de son sixième livre ? Le sommeil, dit-il, a deux portes ; l’une de corne, par laquelle sortent les songes véritables, et l’autre, d’ivoire, par laquelle viennent les songes faux et trompeurs. Ce fut, ajoute-t-il, par la porte d’ivoire qu’Anchise fit sortir Énée et la Sibylle 379 Énéide , VI, v. 893-898. [CNe] . Cela n’a aucun sens, ou signifie que tout ce qu’Énée a vu aux Enfers, n’est qu’un songe, et encore un songe faux et menteur. Il semble qu’après s’être donné beaucoup de peine à faire voir quelle sera la glorieuse postérité d’Énée, il ait voulu détruire la foi que l’on pourrait y ajouter, et renverser tout son ouvrage. Je vous avoue que je n’y comprends rien.
Le Président
Virgile a voulu faire entendre qu’il ne croyait pas qu’il y eût des Champs Élysées et qu’il les regardait comme une pure fable 380 Cette interprétation remonte à Servius (IVe siècle) ; elle est reprise par Du Tertre ( L’Eneide de Virgille en prose francoise, scavoir les VI premiers livres, par le Sr Du Tertre, Paris, T. du Bray, 1626) : « C’est-pourquoi donc Virgile fait sortir Enee des Enfers par la porte d’yvoire, pour monstrer purement & simplement que tout ce qu’il en avoit dit estoit feint & de son invention » (p. 527). [CNe] .
134L’Abbé
Il est bien question dans un poème de savoir de quel sentiment est le Poète sur la vérité des fictions qu’il imagine. Comme Virgile ne pouvait pas craindre que le Lecteur crût qu’Énée était descendu effectivement aux Enfers, il se serait bien passé de sa porte d’ivoire : mais en voilà assez sur cet article : Passons aux caractères. Le caractère d’Énée est d’être pieux, pleureux, et timide 381 Perrault adopte ici la trilogie des adjectifs répandue par les travestissements burlesques, Le Virgile Travesti de Scarron (1648-1652) en tête. Si Énée est bien défini comme pieux par Virgile, « pleureux » et « timide » ne sauraient évidemment qualifier un véritable héros épique. [CNe] . La première de ces qualités ne s’accorde guère avec la perfidie qu’il fait à la Reine Didon 382 Énée en effet, en abandonnant Didon, fait infraction aux lois de l’amour galant – ce dont se gardent les héros des épopées modernes. [CNe] .
Le Président
La qualité de Pieux a été donnée à Énée pour avoir sauvé son Père et ses Dieux de l’embrasement de Troie, et c’en était assez pour mériter ce titre 383 Énéide , II, v. 633-705 ; III, v. 10-12 : « Exilé, je mets le cap sur le grand large avec mes compagnons, mon fils, les Pénates et les Grands Dieux » (trad. Jacques Perret, Paris, Gallimard, « Folio classique », 1991, p. 106). [CNe] .
L’Abbé
Je crois qu’un homme pieux en 135 quelque sens que l’on le prenne, ne doit point faire de semblables infidélités.
Le Chevalier
Il est vrai qu’il m’a semblé toujours fort ridicule, de voir le père Énée, le pieux Énée, dans la caverne avec la Reine de Carthage 384 Énéide , IV, v. 165-172. Renversement (galant) de perspective : le texte parle de la faute de Didon, cause de son malheur, pas du tout d’une quelconque culpabilité d’ Énée. [CNe] . Qu’avaient affaire là sa piété et sa paternité ?
L’Abbé
Je crois qu’Énée n’est appelé souvent Père, que pour faciliter la construction du vers ; et surtout, le commencement 385 Rappel de la fonction pragmatique des épithètes homériques – critiquées par ailleurs. [CNe] . Car cette qualité de père ne sert de rien à tout ce qu’il fait. Cependant puisque Virgile y a trouvé son compte, je veux bien qu’il l’appelle Père tant qu’il lui plaira ; mais je ne puis souffrir qu’il le fasse pleurer à tout moment. Il pleure en voyant les tableaux qui représentent les aventures du siège de Troie ; non seulement en jetant quelques pleurs, comme le pouvait 136 permettre l’amour tendre de la patrie, mais en se noyant le visage d’un fleuve de larmes, et en pleurant à trois reprises sur le même sujet, ce qui ne convient point à une douleur de cette nature 386 Énéide , I, v. 450-465. [CNe] . Il pleure en quittant Aceste 387 Énéide , V, v. 762-771. [CNe] , en perdant Palinure 388 Énéide , V, v. 869-871. [CNe] , en voyant Didon dans les Enfers 389 Énéide , VI, 450-455 et v. 476. [CNe] et en beaucoup d’autres occasions, où cette tendresse excessive ne sied point du tout à un Héros. Mais ce qui est absolument insupportable, c’est la crainte qui le saisit en toutes rencontres. Il tremble de peur, et ses membres sont glacés de froid, en voyant une tempête 390 Énéide , I, v. 92. [CNe] . La peur le pénètre jusque dans la moelle des os, lorsqu’il voit les Dieux qu’il avait apportés de Troie qui lui parlent la nuit 391 Énéide , III, v. 172-175. [CNe] . La même peur lui court encore dans les os, en arrachant des branches dont il dégoutta du sang 392 Énéide , III, v. 27-30. [CNe] . Cette manière de trembler en toutes sortes d’occasions ne me semble point héroïque, ni convenir au fondateur 137 de l’Empire Romain et au Père de tous les Césars 393 Par Rhéa Silvia, descendante d’ Énée et mère de Romulus et de Rémus, mais aussi par Iule, fils d’ Énée, et ancêtre mythique de la gens Julia, celle de Jules César. [CNe] .
Le Président
On prétend que Virgile avait formé le caractère de son Héros sur celui d’Auguste, dont la piété, la justice, et la valeur étaient les vertus principales 394 Annotation en cours. .
Le Chevalier
De la manière que Virgile s’y est pris, avec ses larmes fréquentes et ses tremblements continuels, je ne comprends pas comment il croyait bien faire sa Cour, et comment Auguste, si délicat et si rétif sur la flatterie 395 Annotation en cours. , ne regimbait point contre celle-là.
L’Abbé
Venons aux sentiments et aux pensées. J’avoue qu’ils sont presque partout très nobles, très naturels et très poétiques.
138Le Chevalier
Trouvez-vous que Vénus ait bonne grâce d’aller prier Vulcain son mari, de lui forger des armes pour Énée son bâtard qu’elle avait eu d’Anchise 396 Énéide , VIII, v. 370-386. [CNe] ?
Le Président
Ne voyez-vous pas qu’il a imité Homère, qui fait faire la même prière à Thétis, pour obliger Vulcain à lui faire des armes pour son fils Achille 397 Homère, Iliade , XVIII, v. 424-461. [CNe] ?
Le Chevalier
Il n’y a rien à dire au procédé de Thétis, mais il y a une impudence horrible à Vénus, de faire la demande qu’elle fait. Son manque de foi en s’abandonnant à Anchise est quelque chose de moins outrageant que l’effronterie de cette demande.
L’Abbé
La gloire d’avoir imité Homère, 139 est si grande, qu’elle couvre toute sorte d’incongruités. Mais dites-moi, Monsieur le Président, approuvez-vous que Virgile se soit avisé de faire une note de Grammairien au milieu de la description d’un naufrage ? « Le vent du Midi », dit-il, « en jeta trois », il parle des vaisseaux de la flotte d’Énée contre des rochers cachés sous les eaux 398 Voir note suivante. [CNe] . « Les Italiens », ajoute-t-il, « appellent ces rochers des Autels, qui font comme un grand dos sur la mer 399 Énéide , I, 108-109. [CNe] ». Est-il de la dignité d’un Poète épique, et héroïque tout ensemble, de descendre à une érudition grammaticale, et aussi frivole que celle-là ?
Le Président
Est-ce qu’on n’est pas bien-aise d’apprendre cela en passant ?
L’Abbé
Non. Cette remarque en cet endroit est très désagréable. Virgile fait encore la même chose en par140 lant de la puanteur qui sortait du trou par où Énée descendit aux Enfers. Cette puanteur, dit-il, faisait mourir les oiseaux qui volaient par-dessus ; et c’est pour cette raison que les Grecs l’ont appelé Avernum 400 Énéide , VI, v. 240-242. [CNe] Avernum : du grec ἄορνον, « le marais sans oiseaux, qui fait fuir les oiseaux ». Virgile, Énéide , VI, 237-241 : « « Il y avait une caverne profonde, monstrueuse, ouverte en un bâillement énorme, hérissée de rocs, défendue par un lac noir et les ténèbres des bois. Nul oiseau ne pouvait dans son vol passer impunément au-dessus ; tel était le souffle qui se dégageait de ces gorges sombres et montait jusqu’aux voûtes célestes. » (traduction Jacques Perret, CUF, 1978). Voir Romain Garnier, « Sur l’étymologie du nom de l’Averne ( facilis descensus Auerno), dans Revue de Philologie et d’Histoire ancienne, 2008/1 (Tome LXXXII), Klincksieck, p. 99 à 110. [BR] .
Le Chevalier
Le récit qu’Énée fait de ses aventures, et qui tient deux livres tout entiers, ne vous semble-t-il pas bien long ?
Le Président
On ne se lasse point de conter ses aventures, quand on est écouté avec grande attention ; et la Reine qui aimait Énée 401 Didon. [CNe] ne trouva point assurément qu’il fût trop long dans le récit qu’il en faisait.
Le Chevalier
Je n’en doute pas, mais le reste de la compagnie bâillait assurément.
141L’Abbé
Parlons du style. La belle diction est assurément le fort de Virgile. Cependant ses propres Commentateurs demeurent d’accord qu’il y a plusieurs endroits dans ses ouvrages qui sont inexplicables, or s’il est vrai que l’obscurité soit le plus grand de tous les vices, en fait de style, comment lui conserver la louange d’avoir excellé dans cette partie 402 Annotation en cours. ?
Le Président
S'il y a quelques endroits qu’on n'entende pas dans Virgile, il y en a bien davantage dans les autres Auteurs.
L’Abbé
J’en doute fort, mais supposé que cela soit, tant pis pour les Auteurs qui se sont si mal expliqués. Si cette obscurité venait de quelque point d’Histoire, de Fable, de Géographie, qui nous fût inconnu, je n'au142 rais garde de m’en prendre à Virgile, qui n’a pas dû se mettre en peine de l’ignorance où l’on tomberait dans la suite des temps à l’égard de ces choses-là. Mais comme cette obscurité ne vient que d’une construction vicieuse 403 Annotation en cours. , il n’y a pas moyen de l’excuser. Tous les mots de ces endroits inintelligibles pris séparément sont très aisés à entendre, et le discours qu’ils composent ne s’entend pas ; il est impossible de n’en pas attribuer la faute à l’auteur qui les a si mal arrangés, qu’on ne les entend point.
Le Président
Croyez-vous qu’il n’en arrive pas autant, et pis encore, aux Auteurs de ce siècle, s’ils passent jamais à la Postérité ?
L’Abbé
Dans les endroits dont l’intelligence dépendra de quelques faits historiques 404 Difficulté à laquelle se heurte l’épopée comme genre historique, ce qui entraîne la nécessité de notes, qui risquent toujours de paraître pédantes. [CNe] , qui ne seront plus connus 143 en ce temps-là, je demeure d’accord qu’il en sera de même de nos Auteurs que des Anciens ; mais non point quand il ne s’agira que de la construction de la phrase, et du discours.
Le Chevalier
L’endroit du sixième de l’ Énéide , où il parle de Marcellus 405 Énéide , VI, v. 854-886. Énée rencontre aux enfers Marcellus, fils d’Octavie, la sœur d’Auguste, mort prématurément en 23 av. J.-C., au moment de la composition de ce chant par Virgile. [CNe] , est admiré de tout le monde, et assurément il est très beau. Je ne m’étonne pas qu’Octavie i Un exemplaire conservé à la bibliothèque municipale de Lyon (303984) portant les folios F12 et I5 originaux ainsi que deux cartons insérés entre les folios O5 et O6 a permis d'établir l'existence de ce carton. Cette information est due à Jean-Michel Noailly, contributeur pour la bibliographie matérielle du Parallèle. [DR] se soit pâmée en l’entendant réciter 406 Anecdote rapportée par Servius ( Ad Aen., VI, 861). [CNe] , mais quand Virgile dit que ce jeune Prince était si brave que personne n’aurait pu lui résister, soit qu’il combattît à pied, soit qu’il perçât de ses éperons les épaules d’un cheval écumant, peut-on souffrir que pour faire un vers qui sonne bien, on dise qu’un Cavalier pique les épaules de son cheval, pour dire, qu’il lui pique les flancs 407 Énéide , VI, v. 881. [CNe] ? On dit que les écoliers piquent en latin, lorsque tenant leurs pieds tournés trop en dehors, ils piquent leurs chevaux à chaque secousse qu’ils leur font faire 408 Furetière : « On dit qu’un Homme pique en Latin lorsqu’il se tient à cheval comme un Pédant qui n’a jamais été au Ménage [pour manège] ». [CNe] , 144 mais la manière de piquer un cheval par les épaules est encore plus ridicule.
Le Président
Ne voyez-vous pas que les épaules sont mises là pour les flancs par une figure très familiere aux meilleurs Poètes 409 Voir la note suivante. [DR] ?
Le Chevalier
Je le vois fort bien, mais je me plains de cette figure qui n’est point recevable. Il est ordinaire de prendre une partie pour le tout, comme de dire, je l’ai reçu dans mon Bord 410 Furetière : « Bord, en termes de Marine, signifie un navire ». Synecdoque lexicalisée, donc. [CNe] ; pour dire, je l’ai reçu dans mon vaisseau, parce que la partie conduit au tout, mais de mettre une partie pour une autre, je ne crois pas qu’il y en ait d’exemple 411 Voir la note suivante. [DR] . Si pour dire qu’on a coupé la main à un homme, on disait qu’on lui a coupé le pied, se ferait-on entendre ?
145Le Président
Qui peut assurer que le mot Armus, qui ordinairement signifie les épaules, ne signifie pas aussi les flancs par extension, et que ce mot ne soit pas employé dans cette signification ailleurs que dans Virgile 412 Gaffiot donne Virgile comme unique référence de ce sens de armus (épaule, bras). [CNe] ?
L’Abbé
Un autre Auteur peut avoir abusé de ce mot, mais puisqu’on ne peut pas nier qu’armus ne signifie l’épaule dans sa première et naturelle signification, et même le devant de l'épaule, comme il paraît dans ce vers de Virgile, où il dit que les crins du cheval se jouent sur son col et sur ses épaules [ ac ] 413 Énéide , XI, v. 497. [CNe] , on ne peut pas nier, dis-je, que ce mot, quand même il pourrait signifier les flancs, ce que j’ai de la peine à croire, ne fît là une équivoque 414 L’équivoque a alors mauvaise presse auprès des partisans d’une langue claire et distincte, d’autant qu’elle est toujours susceptible d’induire plutôt des effets comiques. [CNe] qu’il fallait éviter. Cependant je ne voudrais pas trop insister là-dessus, parce que nous ne 146 savons pas assez bien le latin pour décider de pareilles choses, et que d’ailleurs on doit être persuadé que Virgile savait parler la langue 415 Annotation en cours. .
Le Président
Voilà bien des défauts que vous trouvez dans les deux plus grands Poètes épiques de l’Antiquité. Est-ce que vous prétendez que les Modernes sont plus corrects ?
L’Abbé
Je n’ai remarqué aucun défaut ni dans Homère, ni dans Virgile, que l’on puisse trouver dans les Modernes ; parce que la politesse et le bon goût, qui se sont perfectionnés avec le temps, ont rendu insupportables une infinité de choses que l’on souffrait et que l’on louait même dans les ouvrages des Anciens. Vous ne verrez aucun poème de ce siècle, où l’on soit en peine de savoir quel en est le sujet, comme dans l’ Iliade , et où l’action demeure imparfaite, 147 comme dans l’ Énéide . On voit nettement que la délivrance de Jérusalem est le sujet du poème qu’a fait Le Tasse, et que cette délivrance s’accomplit avant la fin du poème 416 Torquato Tasso, dit le Tasse, poète italien, auteur de La Jérusalem délivrée (1581) et de La Jérusalem conquise (1592). L’œuvre du Tasse (outre ces poèmes épiques, l’ Aminta, drame pastoral, 1573), ainsi que ses textes théoriques, fut fort appréciée en France. [CNe] . On peut dire également du Clovis , du Saint Louis , de l’ Alaric , de La Pucelle 417 Jean Desmarets de Saint-Sorlin, Clovis, ou la France chrétienne (1657) ; Pierre Le Moyne, Saint Louis, ou la sainte couronne reconquise (1653) ; Georges de Scudéry, Alaric, ou Rome vaincue (1654) ; Jean Chapelain, La Pucelle, ou la France délivrée (1657). [CNe] , et de tous les autres poèmes qui ont fait quelque bruit dans le monde, qu’ils ont un sujet déterminé, et qui s’accomplit avant que le poème finisse 418 Aristote ( Poétique , XXIII, « De la composition épique ») recommande pour l’épopée « une action unique, entière et complète, ayant un commencement, un milieu et une fin ». Les auteurs modernes sont donc plus conformes à l’idéal poétique que les anciens. CNe] . Les caractères qu’ils donnent à leurs Héros sont louables et héroïques 419 Annotation en cours. ; au lieu que le caractère qu’Homère donne à Achille est blâmable, le faisant injuste, impie et plein de cruauté ; et que le caractère que Virgile donne à Énée, est d’un homme pleureux et craintif ; ce qui n’est nullement héroïque. Ils ne font point quereller leurs Héros comme des Crocheteurs 420 « Crocheteur » chez Furetière : « signifie aussi un Portefaix qui transporte des fardeaux sur des crochets. », « se dit aussi par extension, des gens de basse condition qui font des choses indignes des honnêtes gens. […] Ces gens-là se sont dit des injures de crocheteur. » [DR] : ils ne leur font point faire de longs discours inutiles sur le point de combattre : ils ne font point répéter à un messager, dans l’étendue de quinze vers, 148 les mêmes paroles dont on l’a chargé : on n’y trouve point de comparaisons à longue queue ; en un mot, aucun des défauts que nous avons remarqués.
Le Chevalier
Si Monsieur le Président trouvait bon que les Romans fussent mis au nombre des Poèmes épiques 421 C’est l’hypothèse présentée par Pierre-Daniel Huet, dans sa Lettre de M. Huet à M. de Segrais. De l’origine des romans (préface à Zaïde, histoire espagnole, 1670-1671, roman signé par Jean de Segrais pour Mme de Lafayette). [CNe] Ce passage fait écho à l’affirmation de l’ Abbé au tome II, page 128. [DR] , cela vous donnerait, Monsieur l’Abbé, un grand avantage.
L’Abbé
Comme les Comédies qui sont en prose ne sont pas moins des Poèmes dramatiques que les Comédies qui sont en vers 422 Comme il est fréquent au XVIIe siècle, Perrault emploie tantôt ce terme au sens large de « pièces de théâtre », tantôt au sens restreint de « comédies ». Et effectivement, une pièce de théâtre est alors dénommée « poème dramatique », qu’elle soit en vers ou en prose (on se rapproche alors du sens grec de poiesis, création, fiction). [CNe] , pourquoi les histoires fabuleuses que l’on raconte en prose, ne seraient-elles pas des poèmes aussi bien que celles que l’on raconte en vers : si j’avais besoin de ce secours, Monsieur le Président ne pourrait pas s’y opposer. Les vers ne sont qu’un ornement de la Poésie, très grand à la vérité, mais ils ne sont point de 150 son essence 423 Annotation en cours. . Tout le monde sait ce qu’un Poète répondit à celui qui lui demandait où il en était de sa Comédie ; elle est faite, dit-il, je n’ai plus qu’à en composer les vers 424 Louis Racine attribue ce mot à son père ; il devait courir les salons (les Mémoires sur la vie de Jean Racine n’ont été publiés qu’en 1747). [CNe] .
Le Président
Supposé que je voulusse bien reconnaître les Romans pour des Poèmes épiques, croyez-vous en être bien plus fort ?
L’Abbé
Assurément : puisque nos bons Romans, comme L’Astrée 425 Roman (1607-1624) d’Honoré d’Urfé. [CNe] , où il y a dix fois plus d’invention 426 En cours d'annotation. que dans l' Iliade , La Cléopâtre , le Cyrus , la Clélie 427 Cléopâtre, roman (1647-1658) de Gautier de La Calprenède ; Artamène, ou le Grand Cyrus (1649-1653) et Clélie, histoire romaine (1654-1660), deux romans de Madeleine de Scudéry. [CNe] et plusieurs autres, non seulement n'ont aucun des défauts que j’ai remarqués dans les ouvrages des anciens Poètes, mais ont de même que nos poèmes en vers une infinité de beautés toutes nouvelles. C’est ce que j’espère vous faire voir dans la comparaison que j'ai faite des plus beaux endroits des An150 ciens avec quelques endroits des Modernes.
Le Président
En un mot vous concluez que Le Tasse, que Chapelain, que Desmarets, que le père Le Moyne et Scudéry, sont de meilleurs Poètes que Virgile et Homère, et que la Jérusalem délivrée , La Pucelle , le Clovis , le Saint Louis et l’ Alaric valent mieux que l’ Iliade et l’ Énéide .
L’Abbé
Dieu me garde de dire jamais pareille chose.
Le Chevalier
S'il avait avancé une proposition aussi blasphématoire que celle-là, je ne lui conseillerais pas de passer jamais dans la rue Saint-Jacques ni même dans aucun endroit de l’Université 428 Au cœur du « quartier latin », c’est un lieu important de l’édition parisienne. [CNe] .
151L’Abbé
Raillerie à part. Je conviens qu’Homère et Virgile peuvent être regardés comme deux génies supérieurs à tous ceux qui ont composé des Poèmes épiques. Je conviens encore que l’ Énéide est à tout prendre le meilleur Poème dans son espèce, mais pour l’ Iliade et l’ Odyssée je ne puis souscrire à tous les éloges que l'on leur donne. Quand quelqu’un aura eu la bonté de me faire voir que les remarques que vous venez d’entendre, et un millier d’autres toutes semblables que je pourrais faire sur ces deux poèmes ne sont pas raisonnables, je me rendrai avec joie au sentiment commun, n'aimant point à être singulier dans mes opinions.
Le Président
Si vous voulez bien écouter raison, vous serez bientôt converti ; mais puisque vous convenez que Virgile est le meilleur Poète épique qui ait ja152 mais été, et que l’ Énéide est le meilleur poème de cette espèce, en voilà assez pour finir notre contestation et pour demeurer tous d’accord que les Modernes n’égalent pas les Anciens en fait de Poésie.
L’Abbé
Point du tout. Le Poème épique ne comprend pas toute la Poésie 429 Annotation en cours , et supposé que les Modernes fussent inférieurs aux Anciens dans ce genre d’ouvrage, ils pourraient les surpasser dans tous les autres, comme dans le Lyrique, dans le Dramatique, dans le Satirique et dans les autres espèces moins élevées, ainsi que j’espère faire voir qu’ils les ont surpassés effectivement, mais malgré l'aveu que j'ai fait de la supériorité de Virgile et de son Énéide , je ne conviens pas que les Modernes le cèdent absolument aux Anciens en ce qui regarde le poème épique.
153Le Président
Je ne vous entends pas.
L’Abbé
Permettez-moi de m'expliquer, et peut-être m’entendrez-vous. Quand nous avons parlé de la Peinture, je suis demeuré d’accord que le Saint Michel et La Sainte Famille de Raphaël que nous vîmes hier dans le grand appartement du Roi , sont deux tableaux préférables à ceux de Monsieur Le Brun [ ad ] 430 Charles Le Brun consacra au Saint Michel de Raphaël (Paris, musée du Louvre) la première conférence de l’Académie royale de peinture et de sculpture, le 7 mai 1667. Nicolas Mignard le suivit, en prononçant le 3 septembre de la même année une conférence sur la Grande Sainte Famille de Raphaël (musée du Louvre). L’Académie, enjointe par Colbert en 1667 de conférer sur les arts, sélectionna logiquement de manière précoce ces deux tableaux qui étaient des fleurons des collections royales depuis le temps de François Ier. [MCLB] ; mais j'ai soutenu et soutiendrai toujours que M. Le Brun a su plus parfaitement que Raphaël l’art de la Peinture dans toute son étendue, parce qu’on a découvert avec le temps une infinité de secrets dans cet art, que Raphaël n’a point connus. J’ai dit la même chose touchant la Sculpture, et j'ai fait voir que nos bons Sculpteurs étaient mieux instruits que les Phidias et les Polyclètes, quoique quelques-unes des fi154 gures qui nous restent de ces grands Maîtres soient plus estimables que celles de nos meilleurs Sculpteurs. Il y a deux choses dans tout Artisan qui contribuent à la beauté de son ouvrage ; la connaissance des règles de son Art et la force de son génie, de là il peut arriver, et souvent il arrive que l’ouvrage de celui qui est le moins savant, mais qui a le plus de génie est meilleur que l’ouvrage de celui qui sait mieux les règles de son art et dont le génie a moins de force 431 Sujet de débats : à la fin du siècle, on tend en effet à insister sur la nécessité du génie (voir par exemple René Rapin, Réflexions sur la poétique d’Aristote , 1674, et Boileau, Art poétique , I, v. 1-6) – à condition qu’il soit discipliné par les règles ; mais les règles sans génie ne valent pas grand-chose. [CNe] . Suivant ce principe, Virgile a pu faire un poème épique plus excellent que tous les autres, parce qu’il a eu plus de génie que tous les Poètes qui l’ont suivi, et il peut en même temps avoir moins su toutes les règles du poème épique, ce qui me suffit, mon Problème consistant uniquement en cette proposition que tous les Arts ont été portés dans notre siècle à un plus haut degré de perfection que celui où ils étaient parmi les Anciens, parce 155 que le temps a découvert plusieurs secrets dans tous les Arts, qui joints à ceux que les Anciens nous ont laissés, les ont rendus plus accomplis, l'Art n’étant autre chose, selon Aristote même, qu’un amas de préceptes pour bien faire l’ouvrage qu'il a pour objet 432 [DR] (cf supra, répétition). . Or quand j'ai fait voir qu’Homère et Virgile ont fait une infinité de fautes où les Modernes ne tombent plus, je crois avoir prouvé qu’ils n’avaient pas toutes les règles que nous avons, puisque l’effet naturel des règles est d’empêcher qu’on ne fasse des fautes. De sorte que s’il plaisait au Ciel de faire naître un homme qui eût un génie de la force de celui de Virgile, il est sûr qu’il ferait un plus beau poème que l’ Énéide , parce qu’il aurait, suivant ma supposition, autant de génie que Virgile, et qu’il aurait en même temps un plus grand amas de préceptes pour se conduire. Cet homme pouvait naître en ce siècle, de même qu’en celui d’Auguste, puisque 156 la Nature est toujours la même et qu’elle ne s’est point affaiblie par la suite des temps, comme nous en sommes déjà demeurés d’accord [ ae ] 433 Voir page88. [DR] .
Le Président
Supposé que les choses aillent comme vous le dites, et que les Anciens aient fait plusieurs fautes dans lesquelles les Modernes ne tombent plus, croyez-vous que je ne puisse pas de mon côté trouver pareil nombre de défauts propres et particuliers à notre siècle, qui seraient aussi insupportables aux Anciens, s’il était possible de les en rendre juges, que leurs fautes prétendues vous le sont, et aux personnes de votre goût ? Si, par exemple, on pouvait lire à Homère la Métamorphose des yeux de Philis en Astres , croyez-vous qu’il ne rirait pas d’aussi bon cœur des pointes, des antithèses et des sentiments guindés qui y sont 434 Ce poème de Germain Habert eut un très grand succès en son temps (1639), et il est fréquemment réédité dans les recueils de poésies galantes. Il est effectivement d’un style très ornementé. [CNe] , que vous riez 157 des naïvetés et des simplicités d’Homère ?
L’Abbé
J’avoue que la Métamorphose dont vous parlez, pèche un peu par trop d’esprit 435 Bouhours est assez exemplaire de cette tendance commune à condamner la recherche symbolique excessive et affectée : « Mais Voiture, reprit Eudoxe, n’a rien de ces esprits hyperboliques dont les pensées deviennent froides par l’excès de l’hyperbole ; […] / Malherbe du moins, répliqua Philante, qui vous semble et si sensé et si juste, ne l’est pas toujours. Il est ampoulé en de certaines rencontres ; ou pour m’exprimer plus figurément, ce fleuve égal et paisible dans sa course, devient tout à coup un torrent impétueux qui fait du fracas, et qui tombe dans des précipices. », La Manière de bien penser dans les ouvrages d’esprit, reprod. éd. Paris, F. Delaulne, 1705, annotation de S. Guellouz, Université de Toulouse-le-Mirail, 1988, p. 266-267. [DR] : mais ce défaut si rare et si malaisé à avoir, n’est pas de nature à faire rire, particulièrement ceux qui, comme Homère, n’auraient encore rien vu de semblable. Ils auraient de l’admiration pour un ouvrage où il y a tant d’esprit ; et il faudrait, pour n’en être pas tout à fait contents, qu’ils eussent lu auparavant quelques-unes des pièces de notre siècle, plus retenues et plus sages, comme par exemple Le Temple de la Mort , qui leur fissent voir qu’il peut y avoir quelque chose de plus parfait, quoique moins chargé de beautés vives et brillantes 436 Le Temple de la mort est un poème de Philippe Habert (le frère du précédent, mort en 1637) qui eut également un grand succès ; ils sont parfois publiés ensemble. [CNe] . L'ordre naturel est de commencer par s’expliquer simplement, comme le font les enfants, et comme l’ont fait les plus Anciens d’entre les An158 ciens, qui sont, ainsi que nous l’avons dit, les enfants du monde ; ensuite de passer à l’autre extrémité, de mettre trop d’ornements dans le discours, comme font les jeunes gens et comme ont fait presque tous ceux du siècle précédent, et de venir enfin à s’expliquer sagement, et d’une manière également éloignée de la simplicité de l’enfance et de l’emportement de la jeunesse, ce qui est le partage des gens d’un âge mûr, et de tous les bons auteurs de notre siècle 437 Sur la critique de l’ornementation excessive, voir D. Bouhours, Entretiens d’Ariste et d’Eugène, éd. B. Beugnot et G. Declercq, Paris, Champion, 2003, [1671] second entretien sur la langue française. G. Siouffi éclaire l’imaginaire linguistique qui sous-tend une telle représentation de l’histoire des belles-lettres, Le Génie de la langue française. Études sur les structures imaginaires de la description linguistique à l’Âge classique, Paris, Champion, 2010. [DR] .
Le Chevalier
Il est constant que notre siècle s’est corrigé de beaucoup de défauts où les Anciens ont été sujets, comme vous nous l’avez fait voir ; et l’on ne peut pas en disconvenir pour peu qu’on soit de bonne foi. Mais comme il n’est rien de plus ordinaire que de voir des ouvrages très corrects qui ne valent guère, et qui sont beaucoup inférieurs à 159 d’autres ouvrages où il y a plusieurs défauts…
Le Président
Térence exprime ce que vous dites d'une manière admirable quand il dit qu’il aime mieux imiter la négligence des grands hommes qui l’ont précédé, que l’obscure exactitude de ceux qui le reprennent [ af ] 438 Prologue de l’ Andrienne. [CNe] .
Le Chevalier
Il faudrait donc, Monsieur l’Abbé, que vous nous fissiez voir présentement, qu’il y a plus de beautés dans les Modernes que dans les Anciens ; et que ces beautés sont plus fines et plus délicates.
L’Abbé
Je vous ai déjà dit que j'ai fait un travail là-dessus, où je compare les beaux endroits des Anciens avec 160 les beaux endroits des Modernes. J'espère que vous aurez satisfaction, et que vous demeurerez persuadé que les Modernes ne l’emportent pas moins sur la plupart des Anciens pour dire de bonnes choses, que pour ne pas tomber dans les fautes dont nous avons parlé.
Le Chevalier
Il faut donc attendre que nous ayons vu le travail que vous avez fait là-dessus, pour en discourir plus amplement. Passons à la Poésie Lyrique.
L’Abbé
Le plus célèbre de tous les Grecs en ce genre de Poésie c’est Pindare. Il faut croire qu’il est bien sublime, puisque personne n’y peut atteindre soit pour l’imiter, comme dit Horace 439 Odes (livre IV, 2). [CNe] , soit pour l’entendre, comme dit Jean Benoit [ ag ] 440 Jean Benoit a traduit Pindare en latin en 1620 et a joint à son édition une épître dédicatoire à Jean Héroard où il présente l’auteur antique. [DR] l’un de ses plus excellents Interprètes, qui assure qu’avant lui 161 les plus savants hommes n’y ont presque rien compris, et qui a fait voir par ses interprétations forcées, qu’il n’y entend rien non plus que les autres.
Le Président
Vous voyez cependant la réputation que Pindare s’est acquise jusque dans les derniers temps ; où pindariser signifie dire les choses d’une manière noble et sublime 441 Furetière [1727] : « Pindariser : étudier trop son langage ; affecter des façons de parler extraordinaires, des paroles trop choisies, jusqu’à passer dans le ridicule, en voulant se piquer d’être bien disant ». [CNe] , et vous voyez ce qu’en a dit Horace.
Le Chevalier
Le témoignage d’Horace ne conclut rien. Il peut s’être moqué, comme il lui arrivait d’en user ainsi fort souvent 442 Horace était perçu par les humanistes comme pratiquant une raillerie délicate et honnête. Cette appréciation a évolué au cours du XVIIe siècle pour profiter à la violente indignation de Juvénal dont la satire a trouvé davantage de partisans. Voir sur ce point P. Debailly, « Juvénal en France au XVIe et au XVIIe siècle », Littératures classiques, n°24, printemps 1995, p. 29-47. [DR] . Il peut d’ailleurs, ainsi que nous l’avons déjà dit 443 Voir le tome I, p. 18. [DR] , s’être accommodé à l’opinion commune, comme le doit un Poète 444 Perrault évoque la recherche de la vraisemblance par le poète, voir Épître aux Pisons, v. 338-340. Le vraisemblable correspond à ce qui peut être raisonnablement attendu et probablement accepté par le lecteur. . Que lui importait que la chose fût vraie ; ou ne le fût pas ? mais supposé qu’il ait parlé de bonne foi, ne savons-nous pas que le Cardi162 nal Du Perron, homme en son espèce qui valait bien Horace 445 Du Perron a traduit ou imité deux odes d’ Horace et a inséré ces productions dans le recueil de ses propres Œuvres publiées à Paris chez A. Estienne, en 1622. La remarque du Chevalier est ironique : Du Perron est emblématique d’un goût dépassé pour la poésie très ornée et maniérée. [DR] , a parlé de Ronsard comme d’un Poète incomparable 446 Du Perron a prononcé l’oraison funèbre de Ronsard, dont il était l’ami et qu’il appelait le « Prince des Poètes », le 24 février 1586. Le texte fut publié la même année chez F. Morel à Paris. [DR] ; et que de son temps toute la France disait que de faire une faute dans le langage, c’était donner un soufflet à Ronsard 447 Furetière : “se dit proverbialement […] : On dit qu’un homme a donné un soufflet à Ronsard, pour dire, qu’il a fait une grosse faute contre la Langue, à cause que Ronsard avait composé une Rhétorique. » Ronsard avait publié un Abrégé de l’art poétique français en 1565 : il y donnait ponctuellement des conseils linguistiques. [DR] . Malgré toutes ces marques si convaincantes d’un grand mérite on ne laisse pas de se moquer aujourd’hui de Ronsard, et de la folle imitation des Anciens qu’il a affectée 448 Voir Boileau, Art poétique , chant I, OC, éd. Fr. Escal, Paris, Gallimard, 1966, p. 160 : Ronsard « Réglant tout, brouilla tout, fit un art à sa mode : / Et toutefois longtemps eut un heureux destin. / Mais sa Muse en Français parlant Grec et Latin, / Vit dans l’âge suivant par un retour grotesque, / Tomber de ses grands mots le faste pédantesque. » . Quand je n’entends point des Auteurs anciens sur des choses qui sont de ma portée, ou que des Modernes écorchent le Grec et le Latin, je prononce hardiment qu’il y a de leur faute, et je les blâmerais en présence des quatre Facultés de l’Université et des trois États du Royaume 449 Annotation en cours. .
L’Abbé
Si les Savants lisaient Pindare avec résolution de bien comprendre ce qu’il dit, ils s’en rebuteraient 163 bien vite, et ils en parleraient encore plus mal que nous ; mais ils passent légèrement sur tout ce qu’ils n'entendent pas, et ne s’arrêtent qu’aux beaux traits qu’ils transcrivent dans leurs Recueils. Ils remarquent, par exemple, dans la première Ode , une épithète grecque, qui dit que les richesses rendent l’homme superbe 450 Annotation en cours. ; que la Sicile est abondante en beaux chevaux, etc 451 Annotation en cours. . Ils vont fort vite dans leur lecture, où peu de choses les arrête ; et après avoir fait leurs extraits qu’ils regardent comme un amas de pierres précieuses, ils exaltent de toute leur force l'auteur d’où ils les ont tirées, pour augmenter par là le prix de leur travail et de leurs collections 452 Annotation en cours. .
Le Président
Je vois bien qu’il n’est pas possible de vous réconcilier avec Pindare, êtes-vous en pareille inimitié avec Anacréon, avec Bion, avec Moschos, et avec Théocrite 453 Poètes lyriques grecs. [CNe] ?
164Le Chevalier
Vous parlez là de gens à qui Monsieur de *** a joué un mauvais tour 454 Il s’agit des traductions de Hilaire Bernard de Longepierre, Idylles, Paris, P. Aubouin, P. Emery et C. Clousier, 1686 ; es Idylles de Bion et de Moschus, traduites de grec en vers français, Paris, P. Aubouin, 1686. Longepierre, auteur d’un célèbre parallèle entre Corneille et Racine, a joué un certain rôle dans la querelle des Anciens et des Modernes ( Discours sur les Anciens, 1687). [CNe] .
Le Président
Que leur a-t-il fait ?
Le Chevalier
Il les a traduits.
Le Président
Est-ce que sa traduction ne vaut rien ?
Le Chevalier
Elle n’est que trop bonne, et c’est par là qu’il leur a fait plus de tort, en nous les faisant voir tels qu’ils sont. On ne les a presque pas regardés. On a trouvé la plupart des choses qu’ils disent si simples et si communes, qu’après avoir bâillé suffisamment en les lisant, on les a laissés là 455 Les traductions de Longepierre ne semblent pas avoir eu un grand succès. [CBP] . Pour surcroît de preuve ; 165 que la manière simple et aisée dont les Anciens ont travaillé ne vaut guère, c’est que le Traducteur ayant donné, ensuite de sa traduction, plusieurs ouvrages de sa façon, composés à l’antique 456 H. B. Longepierre, Idylles nouvelles, Paris, P. Aubouin, 1690. [CNe] , c’est-à-dire, dans cette simplicité dorée 457 Allusion à l’« aurea mediocritas » (Horace, Odes , II, 10) mais relève plutôt d’un éloge de la juste mesure et de la modération et non de l’art poétique. Dans la préface des Idylles de Théocrite , Longepierre loue la « simplicité » de Théocrite (éd. citée, p. 8). [CBP] des Anciens, ses ouvrages n’ont pas eu un meilleur sort que ceux qu’il a traduits.
L’Abbé
Cependant s’il avait voulu travailler selon le goût du siècle, je ne doute point qu’il n’eût fait quelque chose de bon et d’agréable.
Le Chevalier
C’est un homme qui a voulu briller dans le monde avec un vieil habit à la Grecque 458 Annotation en cours. .
L’Abbé
Je n’ai garde d’être aussi impitoyable que Monsieur le Chevalier. Je trouve de fort belles choses, dans les Auteurs qu’il blâme. L’Amour fugitif 166 de Moschos est une des plus agréables poésies qui se soient jamais faites 459 Moschos, Idylle I. [CNe] . Peut-on imaginer un moyen plus ingénieux de décrire l’Amour, que de supposer que s’étant enfui d’auprès de Vénus, cette mère affligée donne ordre de le chercher ; et fait une description de toutes les marques par où l’on le peut reconnaître ? Cette pièce est du meilleur goût, et ne se ressent point de son antiquité. L’Amour qui vient heurter à la porte d’Anacréon, la nuit, pendant une grosse pluie ; et qui après avoir été reçu dans sa chambre, et s’être séché auprès de son feu, lui tire une flèche dans le cœur, pour éprouver son arc ; et qui s’enfuit, en se moquant de lui, est encore une pièce très excellente 460 Une des idylles attribuées à Anacréon (n° 31 de l’ Anthologie grecque ). [CNe] Anne Dacier avait proposé une traduction des odes d’Anacréon, Les Poésies d’Anacréon et de Sappho traduites du grec en français avec des Remarques, Paris, Denis Thierry, 1681. [CBP] .
Le Président
J’aime à voir triompher sur vous la force de la vérité.
167L’Abbé
Il faut remarquer que ces beaux endroits-là sont très rares ; et que dans toute l’Antiquité on n’en trouvera peut-être pas deux ou trois autres de la même force. Il faut observer aussi que le plus grand mérite de ces deux pièces consiste dans le sujet, qui ne demande qu’un heureux naturel pour être imaginé, en quoi les plus anciens Poètes ont pu égaler et même surpasser les plus modernes. Cela ne fait donc pas beaucoup contre moi puisque je demeure d’accord que dans les choses où la seule vivacité de l’esprit peut suffire, les siècles n’ont point d’avantage les uns sur les autres, la Nature étant toujours la même, comme nous l’avons dit, mais seulement dans les ouvrages qui demandent beaucoup d’art et beaucoup de conduite. Quoi qu’il en soit, le Traducteur dont nous parlons a si bien connu que l’on 168 n’était pas fort touché des beautés de l’ancienne Poésie, qu’il a été obligé de dire dans sa Préface , que le siècle avait le goût gâté et malade 461 H. B. Longepierre, dans Idylles, 1686, dit simplement que « nôtre goût [qui exige des bergers « galans »] est peut-estre mauvais, puisqu’il s’éloigne de la nature, & par consequent de la verité » (préface non paginée). [CNe] Cette référence se trouve déjà dans le Tome 1 ( , notes 61-62). L’expression « goût malade » arrive deux pages plus loin : « Un goût malade n’est plus piqué que très légèrement de ces sortes de beautés, et il n’est pas en son pouvoir de sentir que ce sont là les véritables » ( ). [CBP] . On n’est guère bien dans ses affaires, quand on se retranche sur le mauvais goût de son siècle.
Le Chevalier
Passons, s'il vous plaît, aux Lyriques Latins, et commençons par Horace. Est-ce que vous avez quelque chose à dire contre celui-là ?
L’Abbé
J'avoue qu’Horace est un excellent Poète, un homme de très bon sens, et un auteur qui a des expressions très vives, très justes et très délicates 462 Horace est le poète d’élection des Modernes parce qu’il prône une imitation inventive et parce qu’il a osé critiquer Homère dans un célèbre vers de l’ Art Poétique (« quandoque bonus dormitat Homerus », vers 359). Sur ce point, voir Jean Marmier, Horace en France au XVIIe siècle, Paris, PUF, 1962. [CBP] .
Le Chevalier
Quand il n’aurait d’autre recommandation que d’avoir pris le parti des Modernes, comme nous l’avons déjà remarqué 463 Voir par exemple la Préface, tome I note 35. [CBP] , il ne se peut que vous ne l’estimiez beaucoup.
169L’Abbé
Il a montré en cela la bonté de son jugement. J'ai oublié à vous dire un endroit qui marque combien il était éclairé là-dessus. « Quand cet homme jaloux, élève si haut les Anciens, ce n'est point, dit-il,
Par amitié pour eux, et pour les encenser :
Mais par haine pour nous, et pour nous abaisser
[ ah ]
464
Dans les éditions modernes : « Ingeniis non ille favet plauditque sepultis/ Nostra sed impugnat : nos, nostraque lividus odit », Épîtres, II, 1 (v. 88-89), tout entière consacrée (déjà !) à la querelle des Anciens et des Modernes dans sa version antique. [CNe]
. »
Cependant il n’a pas laissé de faire, selon moi, quelques légères incongruités. La
première de ses Odes
est tellement construite que les Commentateurs ne conviennent point comment elle doit être ponctuée
465
L’ Abbé critique ici la syntaxe de la période dont la construction ambiguë rendrait la ponctuation délicate. Le grief est traditionnel à l’égard d’ Horace. Il est formulé dès l’un de ses premiers commentateurs humanistes, Josse Bade, en 1503, Odae, Carmen Epodon et Saeculare cum exactissima Antonii Mancinelli et cum familiari Jodoci Badii Ascensii explanatione, Tome I, f. 1-2 Sur les commentateurs d’ Horace au XVIIe siècle, voir J. Marmier, Horace au France au XVIIe siècle, Paris, PUF, 1962, p. 41-57. [DR] avec l’aide de Jean-Charles Monferran chaleureusement remercié.
; ce qui cause beaucoup d'obscurité, et n'est pas un vice médiocre dans le style. Quand il parle de la victoire remportée à la course des chariots, on ne sait s'il veut dire que la victoire élève les Maî170
tres de la Terre jusqu’aux Dieux ; ou s’il veut dire qu’elle élève les hommes jusqu'aux Dieux qui sont les maîtres de la terre
[ ai ]
466
Odes, I, 1, v. 6. [CNe]
. Il dit dans cette même
Ode
qu'un Pilote timide fend la mer Égée avec une poutre de Chypre
[ aj ]
467
Et [pour ut] trabe Cypria myrtoum pavidus nauta sciet [pour secet] mare. Odes, I, 1, v. 13-14. Il s’agit de l’île de Chypre. [CNe]
.
Le Chevalier
Que veut dire fendre la mer avec une poutre ?
Le Président
Est-il malaisé de voir que poutre signifie là un vaisseau 468 La synecdoque fait ici l’objet d’une méfiance qui concerne tous les tropes, considérés comme nuisant à la clarté de l’expression, chez les contemporains de Perrault. Voir sur ce point G. Siouffi, Le Génie de la langue française. Études sur les structures imaginaires de la description linguistique à l’Âge classique, Paris, Champion, 2010, Deuxième partie, chap. I, « Figures et poésie ». [DR] ?
Le Chevalier
Il faut être de bonne humeur et bien favorable à un Poète, pour lui passer de semblables licences.
Le Président
C'était l'usage des Anciens : une Poutre, un Pin, un Sapin, et quelques autres arbres encore se pre171 naient pour un navire, quand la mesure du vers les contraignait à s’en servir 469 La licence poétique fait l’objet de développements dans les arts poétiques de la Renaissance avant de devenir contraire à la grammaticalisation de l’écriture poétique sous l’influence de Malherbe. Voir Ronsard, « Avertissement au Lecteur » précédant les Odes, OC, t. I, p. 1000-1001 et Abrégé de l’Art poétique français, p. 478-480 et J. Peletier : « Combien que le mot de Licence dénote une hardiesse par sus l’ordinaire permission : si est-ce que la chose est devenue un usage familier aux Poètes : tellement que c’est une forme d’ornement de Poésie, quand elle est bien employée : et dont Virgile a usé à maints endroits, plus par beauté que par nécessité. », Art poétique, [1555], chap. IX, éd. Fr. Goyet, Traités de poétique et de rhétorique de la Renaissance, Paris, LP, 1990, p. 291. P. de Deimier condamne les licences dès l’ Académie de l’art poétique de 1610. [DR] . Qu'y a-t-il de si étrange en cela ? un Bord, une Voile, ne signifient-ils pas un vaisseau parmi nous ? et qu’y a-t-il de plus ordinaire, que de prendre une partie pour le tout ?
L’Abbé
Il y a quelque différence : il paraît visiblement qu’un Bord et qu’une Voile sont les parties d’un vaisseau, mais il n’en est pas de même d’une Poutre, qui porte plus naturellement dans l’esprit l’idée d’une chose qui sert à construire une maison, que d’une pièce d’un navire. Il dit sur la fin de cette même Ode que si Mécène le met au nombre des Poètes Lyriques, il touchera le Ciel avec la tête 470 Odes, I, 1, v. 35-36 : Quod si me lyricis vatibus inseres, / sublimi feriam sidera vertice. [CNe] , et il a dit un peu auparavant que sa Poésie le met au rang des Dieux 471 Odes, I, 1, v. 29-30 : Me doctarum hederae praemia frontium / dis miscent superis. [DR] ; C'est ne songer guère à ce qu’on écrit de souhaiter une chose qu’on vient de déclarer posséder déjà. Passons à 172 la seconde Ode . Il dit que, « La neige, la grêle et le tonnerre épouvantèrent Rome ; de peur que le siècle de Pyrrha ne revînt 472 Odes, I, 2, v. 1-6. Le « siècle de Pyrrha », c’est l’époque du déluge voulu par Zeus, auquel seuls survécurent Deucalion et Pyrrha. [CNe] », pour dire, en sorte, qu’on eut peur que le siècle de Pyrrha ne revînt. Monsieur D*** demeure d’accord que cette expression est vicieuse 473 Voir note suivante. [DR] .
Le Chevalier
Monsieur D*** dit qu’il y a une expression vicieuse dans Horace ?
L’Abbé
Il le dit ; mais il ajoute qu’elle est imitée du grec où elle a bonne grâce 474 A. Dacier, Remarques critiques sur les œuvres d’Horace, avec une nouvelle traduction, éd. cit., t. 1, p. 37. [CNe] . Horace, en ce même endroit, après avoir dit que les neiges et les grêles avaient fait appréhender que le siècle de Pyrrha ne revînt ; où Protée mena paître ses monstres marins sur les plus hautes montagnes, fait une longue description du déluge 475 Odes, I, 2, v. 9-20. [DR] . S'il n’y avait employé qu’une strophe, à la bonne heure, mais, dans la strophe sui173 vante il continue à dire que plusieurs espèces de poissons se perchèrent sur des ormes, retraite ordinaire des colombes, (par parenthèse les colombes ne perchent jamais sur des arbres 476 Pour mieux dénigrer Horace, Perrault donne à sa citation un caractère de précision que n’a pas la traduction d’ André Dacier suivant laquelle « les poissons s’arresterent sur la cime des arbres [et non des ormes], qui étoient auparavant la retraite ordinaire des oyseaux [et non des colombes] ; & […] les daims timides nagerent sur les eaux, qui couvroient toute la face de la terre. » ( ibid., p. 29). [PD] ) et que les daims nagèrent dans les eaux qui passaient par-dessus 477 Odes, I, 2, v. 11-12. [CNe] . Cette description est assurément inutile et frivole ; il ferait beau voir un Poète moderne en user de la sorte.
Le Président
Que dites-vous de cette sentence admirable de l’
Ode
qui suit :
« La mort pâle frappe d’un pied égal, les cabanes des pauvres, et les palais des Rois
478
Odes, I, 4, v. 13-14. [CNe]
. »
L’Abbé
Je la trouve très belle, quoiqu’on soit en doute si la Mort frappe du pied contre ces habitations pour y heurter ou pour les abattre ; doute toujours désagréable, quoique l’un et l’autre sens soient très bons ; par174
ce qu’on veut entendre toutes choses nettement et sans équivoque. Mais croyez-vous que Malherbe n’ait pas dit la même chose aussi bien, et même plus noblement qu’Horace ?
Le Pauvre en sa cabane, où le chaume le couvre
Est sujet à ses lois :
Et la Garde qui veille aux barrières du Louvre
N’en défend point nos Rois.
479
« Consolation à Monsieur du Périer » (1627), st. XX. [CNe]
Le Président
Le Chevalier
Bon ! Est-ce que cette pensée n'avait pas été dite dix mille fois avant Horace ? En ces sortes de choses qui tombent dans l’esprit de tout le monde, il n’y a que la manière de les dire qu’on puisse appeler originale, à l’égard de la même manière qui a été copiée dessus 480 Dans la préface des Contes, Perrault distingue déjà l’aspect mineur de la matière et l’importance de la manière dans le renouvellement de cette dernière, éd. J.-P. Collinet, Paris, Gallimard, 1981, p. 49. [DR] .
175L’Abbé
J'avoue que la cinquième Ode qu’il envoie à Pyrrha, et qui commence par ces mots : Quis multa gracilis etc., est toute belle, et un chef-d’œuvre : celles qui suivent sont encore excellentes ; mais pour la quatorzième, qui commence : O navis referens, et qui n'est autre chose que la description d’un vaisseau battu de la tempête 481 Odes, I, 14. [DR] , on ne sait quel est le but du Poète. Monsieur Dacier dit qu'on a été persuadé depuis plus de quinze siècles, que cette Ode était allégorique 482 A. Dacier, Sur les œuvres d’Horace, avec une nouvelle traduction, éd. cit., t. I, p. 196-203. , les uns disant qu’elle représente l’état de la République agitée de guerre civiles ; les autres, qu’elle doit s'entendre de Brutus et de sa destinée : mais que Monsieur Le Fèvre a fait voir que cette Ode n’était point allégorique 483 Tanguy Le Fèvre, Quinti Horatii Flacci Opera, Saumur, 1671. [CNe] . Si cela est, voilà une Ode bien oiseuse et bien puérile. Quoi qu'il en soit, ce doute où on est de ce qu’Horace a 176 voulu dire dans cette Ode , ne lui est pas honorable. L’ Ode qui suit, et qui commence, Pastor cum traheret, est encore bien étrange 484 Odes, I, 15. [DR] . Il décrit tous les malheurs que doit causer l’enlèvement d’Hélène, sans qu’on sache à quoi cela est bon. Quelques-uns ont cru qu’il voulait par là donner quelque instruction aux Romains, n'ayant pu s'imaginer que cette Ode n’eût aucun dessein, ni aucun but, comme en effet elle n’en a aucun. Dans la seizième Ode , il dit à la belle Tyndaris, qu’elle peut, ou brûler ses vers, ou les jeter dans la mer Adriatique 485 Cette ode s’adresse en fait à une femme anonyme ; c’est l’ode suivante (sur un autre sujet) qui s’adresse à Tyndaris. [CNe] . Quelle pensée de vouloir que cette femme s’en aille faire un voyage à la mer, pour y jeter ses vers. L’ Ode qui commence : Integer vitæ, me semble bien extraordinaire 486 Odes, I, 22, v. 9-12, et 17-24. [CNe] . Il dit qu’un loup a pris la fuite devant lui, parce qu’il est homme de bien. Je ne sais pas si les loups de ce temps-là discernaient les gens de bien d’avec les scélérats : mais je sais qu’aujour177 d'hui un loup s’enfuirait plus vite de devant un grand pendard bien fort et bien armé, que de devant le plus homme de bien, s’il était faible, et qu’il n’eût ni verge ni bâton. Il ajoute pour toute preuve de sa vertu et de sa prud'homie 487 Dictionnaire de l’Académie, 1694 : « Probité ». [DR] , que quelque part qu’on le mette, en pays chaud, ou en pays froid, il aimera toujours sa Lalagé qui rit et qui parle le plus agréablement du monde 488 Odes, I, 22, v. 23-24. [DR] .
Le Président
Pourquoi ne voulez-vous pas que le Ciel protège un homme de bien et le rende plus intrépide en de pareilles rencontres qu’un scélérat qui croit voir venir de tous côtés la punition qu’il mérite ?
L’Abbé
Je demeure d’accord que la bonne conscience donne de la fermeté dans les périls ; mais je voudrais que cette bonne conscience fût fondée sur autre chose que sur la fidélité qu’on garde à une maîtresse parce 178 qu’elle rit et qu’elle parle agréablement.
Le Chevalier
Dans les vieux Romans de Chevalerie on voit qu’il suffisait à un jeune Chevalier d’être bien fidèle à la Beauté qu’il avait choisie, pour renverser tous les autres Chevaliers, pour terrasser les géants les plus énormes, et même pour rompre toutes sortes d’enchantements 489 Dans De la lecture des vieux romans (éd. Alphonse Feillet, Paris, Auguste Aubry, 1870), Chapelain dialogue avec Ménage et Sarrasin sur ces “vieux romans” de 400 à 500 ans, Lancelot et Tristan en particulier. Il les présente comme “fabuleux et historiques” et répond aux critiques de Ménage sur les “absurdités” du roman. Sarasin reprendra le débat dans le dialogue S’il faut qu’un jeune homme soit amoureux en 1663. [CBP] .
L’Abbé
Il y a encore de bien plus grandes folies que celle-là dans les Romans dont vous parlez 490 Rappelons que les deux parties de Don Quichotte de Cervantès ont été traduites en français en 1614 par César Oudin et 1618 par François Rosset. Pierre Perrault a publié une Critique du Livre de Dom Quichotte de la Manche en 1679. [CBP] , et je ne crois pas que Monsieur le Président voulût se servir d’une autorité aussi frivole pour défendre le plus solide et le plus sensé de tous les Poètes Lyriques que nous ayons. Dans les Odes qui suivent j’ai remarqué…
Le Chevalier
Est-ce que vous voulez, Mon179 sieur l’Abbé, vous arrêter à toutes les Odes d’Horace ?
L’Abbé
Dieu m’en garde : je n’en veux plus examiner que deux sur leur manière antique de finir par quelque chose qui n’a nul rapport au commencement 491 Cette attention à la construction du poème, à la dispositio, est toute aristotélicienne. Jean Marmier a montré que les poétiques du XVIIe siècle croisent la Poétique d’Aristote – l’importance de l’unité des parties et du tout – avec l’art poétique d’Horace – sur la convenance des registres notamment (Jean Marmier, Horace en France au XVIIe siècle, Paris, PuF, 1962). C’est le cas des Réflexions sur la poétique de Rapin où on lit à propos du « dessein » d’un poème : « Il faut qu’un même esprit y règne partout, que tout aille au même but et que les parties aient un rapport secret les unes aux autres, que tout dépende de ce rapport et de cette liaison, et ce dessein général n’est autre chose que la forme qu’un poète donne à son ouvrage » (Réflexions sur la poétique, éd. P. Thouvenin, Paris, Champion, 2011, p. 394). [CBP] .
Le Chevalier
Il y a longtemps que je suis choqué de cette manière antique, quoiqu’on dise qu’il y a de l’enthousiasme, et une espèce de transport divin d’en user ainsi 492 La critique de l’enthousiasme liée à celle de l’inspiration divine du poète et du paganisme se développe dès le début du XVIIe siècle sous la plume de Théophile de Viau en 1623 ; on la retrouve chez Fontenelle dans la Description de l’empire de la poésie (1678). L’enthousiasme est toutefois plutôt associé à Pindare qu’à Horace. Le Président faisait le portrait suivant de Pindare dans le Premier Dialogue : « C’est un poète emporté par son enthousiasme qui, soutenu par la grandeur de ses pensées et de ses expressions, s’élève au-dessus de la raison ordinaire des hommes et qui, en cet état, profère avec transport tout ce que la fureur lui inspire » [CBP] . Cela est trop aisé pour mériter des louanges, et je trouve qu’il est bien plus beau, et bien plus difficile de revenir à son sujet en finissant, et de donner par là une forme régulière à son ouvrage 493 Sur l’attention à la « forme » du poème, voir supra note. La notion de « forme régulière » est relative aux poétiques qui définissent cette « régularité » à partir des poétiques d’Aristote et d’Horace. Le fait de juger les poètes antiques à l’aune de critères qui sont en train de se définir dans les poétiques contemporaines est une critique récurrente contre les Modernes. Le Chevalier se dit « choqué » de la manière antique. Mais le Président n’intervient pas dans le débat. [CBP] . Il est arrivé à la Poésie la même chose qu’à la Danse 494 On peut juger la comparaison galante mais elle rend bien compte de l’exigence de régularité. [CBP] . Du temps de nos Pères, ceux qui dansaient une Courante 495 Furetière : « Pièce de Musique, d’une mesure triple ou mouvement ternaire. Elle commence et finit, quand celui qui fait la mesure baisse la main ; au contraire de la sarabande, qui finit ordinairement quand il la lève. C’est la plus commune de toutes les danses qu’on pratique en France, qui se fait d’un temps, d’un pas, d’un balancement, et d’un coupé. La courante reçoit aussi plusieurs autres pas. […] On appelle courante, tant l’air, que les pas qu’on fait dessus pour la danser, et même les paroles sur lesquelles on a mis un air de cette mesure. » [DR] , commençaient comme nous du côté des violons, et le visage 180 tourné vers la compagnie : mais ils la finissaient en tel endroit qu’il leur plaisait. Cela avait un air dégagé et cavalier, et peut-être était-ce une espèce d’enthousiasme en fait de Danse, qui avait son mérite. Les Paysans en usent encore de la sorte, mais depuis soixante ans et davantage on observe exactement, non seulement à la Cour et à Paris, mais dans toutes les Villes du Royaume, de finir les Courantes au même endroit où on les a commencées. Comme on ne peut pas dire qu’en cela on n'ait rien gâté 496 Furetière : « Ruiner, détruire ». [DR] à la Danse, je crois qu’il en est de même de la Poésie, où cette régularité de rentrer dans son sujet avant que de finir, après avoir fait des écarts autant qu’on a voulu, est assurément plus louable que ces fins brusques et inopinées, qui laissent quelquefois le Lecteur à cent lieues de chez lui, sans que le Poète se mette en peine de le mettre où il l’a pris. Encore une fois il est 181 trop aisé de se donner de ces enthousiasmes, puisqu’il n’y a qu’à finir quand on ne sait plus où on en est.
L’Abbé
Je n’ai rien à ajouter à ce qu’a dit Monsieur le Chevalier. La première des deux Odes que je veux examiner, commence Mercuri, namque te docilis. 497 Odes, III, 11, v. 1 : “Mercuri, – nam te docilis magistro”.[DR] « Mercure, dit Horace, par qui Amphion a bâti les murs de Thèbes, qui as rendu la lyre capable de mille choses, fournis-moi des chansons pour fléchir Lydé qui est plus indomptable qu’une cavale de trois ans 498 Odes, III, 11 (v. 1-10). [CNe] . »
Le Chevalier
Voilà qui donne l’idée d’une Demoiselle bien vive et bien fringante !
L’Abbé
« Tu peux adoucir les Tigres, continue-t-il, tu t’es rendu le maître 182
de Cerbère par tes chants, tu as fait sourire Ixion et Titye, malgré leurs tourments, et les Danaïdes en t’écoutant ont laissé sécher leurs tonneaux
499
Tous subissent leur châtiment dans les Enfers : Ixion pour avoir offensé Junon, Tiytie pour avoir offensé Diane, et les Danaïdes pour avoir tué leurs maris (v. 13-24). [CNe]
. » Il faut, ajoute-t-il, que Lydé sache les peines que souffrent celles qui commettent de grands crimes ; et là-dessus il conte l’histoire des Danaïdes, et comment une d’entre elles sauva son époux contre l’ordre que leur père leur avait donné à toutes de tuer leurs maris. À quoi bon cette histoire au sujet de la lyre de Mercure, et de la cruauté de Lydé
? Cette Lydé n’avait égorgé, ni ne voulait égorger personne, c’est avoir bien envie de faire un conte
500
Il s’agit d’une musicienne maîtresse du poète. Le personnage apparaît à plusieurs reprises dans les Odes d’ Horace qui la qualifie lors de la première occurrence, en II, 11, de courtisane. André Dacier commente ainsi : « C’est la même Lydé dont il est parlé dans l’Ode XXVIII, nous verrons là qu’elle ne fut pas toujours farouche et qu’elle profita de la leçon qu’ Horace lui fait ici. », Remarques critiques sur les œuvres d’Horace […], éd. citée, t. III, p. 242. [DR]
. L’autre
Ode
est la vingt-septième du même Livre
501
Odes, III, 27. [CNe]
. Horace voulant détourner Galatée de se mettre sur la mer, lui fait une description des périls que l’on court sur cet Élément. Ensuite il lui remet devant les yeux l’exemple d’Europe, qui s’étant assise inconsidérément sur le Taureau qui 183
cachait Jupiter, se repentit tout à loisir de son imprudence lorsqu’elle se vit en pleine mer. Jusque-là rien n’est de mieux ni de plus beau, mais il ajoute que Vénus et son fils vinrent la consoler en lui apprenant qu’elle allait devenir femme de Jupiter, et qu’elle donnerait son nom à une des plus belles parties du monde
502
Odes, III, 27, v. 75-76. [DR]
. Cette consolation de Vénus est tout à fait hors de sa place, et même contre le dessein de l’
Ode
, qui est de détourner Galatée de se mettre sur mer. Est-ce une raison pour une Dame de ne pas s’embarquer, parce qu’il pourra lui arriver quelque chose de semblable à l’aventure d’Europe qui devint femme de Jupiter, et nomma de son nom une des plus belles parties du monde ? Je pourrais ajouter ici les licences démesurées qu’Horace a prises dans sa versification, par exemple, de finir un vers par la moitié d’un mot, et de commencer le vers suivant par l’autre moitié 184
du même mot comme en cet endroit.
Jove non probante U-
xorius amnis.
503
Odes, I, 2, v. 19-20. [CNe]
Le Président
Pindare qu’il a imité en cela en use encore bien plus librement, non seulement il finit un vers par la moitié d’un mot mais une strophe, et commence celle qui suit par l’autre moitié du même mot 504 En effet il arrive à Pindare dans ses Odes de couper ses phrases ou ses mots et de suspendre le sens d’une strophe à l’autre ce qui fonde l’enchaînement des vers sur la discontinuité des mots, voir sur ce point Douglas Young, « Word Division at Verse-end in Pindar », Greek Roman and Byzantine Studies, 7 (1966) . On trouve le même reproche formulé par Houdar de la Motte dans ses Fables : « Grand inventeur d’objets mal enchaînés, / Grand marieur de mots l’un de l’autre étonnés : / Il s’entendait à faire une ode. » (I, 18). Voltaire à son tour exprime sa difficulté à l’égard de ce procédé dans une lettre du 9 mars 1772 à M. de Chabanon traducteur de Pindare : « Je vous avoue que j’ai de la peine à m’accoutumer à voir ce Pindare couper si souvent ses mots en deux, mettre une moitié du mot à la fin d’un vers, et l’autre moitié au commencement du vers suivant. » [DR] avec l’aide précieuse de Stavroula Kefallonitis. .
L’Abbé
J'en conviens, mais comme Horace n’a pas imité Pindare dans son galimatias impénétrable, il eût bien fait de ne l’imiter pas aussi dans ces sortes de licences qui choqueront toujours et l’oreille et le bon sens.
Le Président
Songez, s’il vous plaît, que nous ne devons pas juger du grec et du latin sur la Langue Française ; le génie de ces langues est bien différent l’un de l’autre 505 Argument très bolévien : si Perrault peut « maltraiter » ( Discours sur l’ode, OC, éd. Fr. Escal, Paris, Gallimard, 1966, p. 227) Pindare, c’est, comme l’affirme aussi la neuvième Réflexion critique sur Longin, que « les beautés de ce poète sont extrêmement renfermées dans sa langue » ( ibid., p. 531) et restent inaccessibles à qui ne peut rencontrer cette langue. [DR] .
185L’Abbé
Je suis persuadé qu’un mot latin et un mot grec ne demandent pas moins d’être laissés en leur entier qu’un mot français, et que ce démembrement de syllabes est contre Nature dans toutes les langues du monde.
Le Chevalier
Un jour étant à la campagne, et me promenant avec un jeune Écolier nouvellement sorti de Rhétorique
506
Annotation en cours.
, nous lisions pour nous divertir, les
Odes
d’Horace ; nous tombâmes sur l’Uxorius amnis, dont vous venez de parler, et sur ces vers de l’
Ode
suivante.
Qui vidit mare turgidum, et
Infames scopulos Acroceraunia.
507
Odes, I, 3, v. 19-20 (on lit aujourd’hui turbidum et infamis). [CNe]
Ce serait une chose plaisante, lui dis-je, si on faisait des vers français sur le modèle de ceux-là. M’étant mis à rêver quelque temps sur cette pensée je fis les quatre vers 186
que voici, sur l’air d’une chanson qui courait alors
508
Annotation en cours
.
L’autre jour dans nos bois le berger Tircis qui
Endure de Philis cent rigueurs inhumaines,
Lui faisait une longue Ky-
rielle de ses peines
rielle de ses peines.
Le jeune garçon, quoique passionné pour Horace, ne laissa pas de rire de cette plaisanterie ; mais étant retourné le soir, et ayant voulu en faire rire son Régent que l’on avait amené avec lui à la campagne pour y passer les vacances, le Régent n’en rit point du tout, mais se fâcha, prétendant qu’il y avait de l’irrévérence et même de la profanation à tourner en ridicule des choses que le temps et l’approbation de tous les siècles avaient consacrées. Vous pouvez croire que la colère du Régent ne nous fâcha point, et qu’elle nous réjouit encore plus que les vers.
L’Abbé
Quand on voudra regarder avec des yeux équitables et non prévenus, les vers qui viennent de nous faire rire, et ceux d’Horace qui leur ont servi de modèle, on n’y trouvera aucune différence.
Le Chevalier
Est-ce que vous ne direz rien des Satires d’Horace ?
L’Abbé
Nous en parlerons assurément, mais il faut attendre que nous en soyons à la Satire, qui ne doit marcher qu’après toutes les autres poésies, supposé même, que c’en soit une, puisque selon le sentiment du même Horace, ce genre d’écrire ne mérite pas qu’on donne le nom de Poète à celui qui s’en mêle [ ak ] 509 v. 39-42. Si Horace dit se retirer du nombre des poètes, c’est parce qu’il écrit « des phrases voisines du langage de la conversation ». [CNe] Le présent gnomique enveloppe peut-être une pique contre Boileau. [BR] .
188Le Chevalier
Croyez-vous qu’Horace ait raison quand il parle de la sorte ?
L’Abbé
Nous examinerons cela quand nous examinerons ses Satires .
Le Président
Ovide, Catulle , Tibulle et Properce 510 Ovide, Catulle, Tibulle et Properce forment la liste canonique des lyriques latins. [CNe] ne méritent-ils pas que vous en disiez quelque chose ?
L’Abbé
Ces Poètes-là sont excellents et sur tous Ovide que j’aime de tout mon cœur. Je dis de lui et de Virgile ce qu’en disait un grand Personnage que nous avons connu tous, Virgile ? disait-il, c’est un divin Poète. Ovide ? c’est mon Poète [ al ] 511 Dans le contexte d’un changement de goût marqué par le déclin de l’épopée, Perrault se fait ici l’écho de la familiarité affective avec laquelle son époque évoque Ovide face à Virgile, par exemple chez Costar ou La Fontaine ; voir sur ce point Marie-Claire Châtelain, Ovide savant, Ovide galant. Ovide en France dans la seconde moitié du XVIIe siècle, Paris, Champion, 2008, p. 95-99. [DR] . Cependant je trouve qu’ils se ressentent tous de leur antiquité, et qu’ils n’ont point parlé de l’Amour 189 qui est presque l’unique objet de leurs ouvrages avec cette délicatesse qu’on trouve dans les Modernes.
Le Président
Cela se peut-il dire ?
L’Abbé
Ils en ont parlé naturellement, tendrement, passionnément, mais ils n’en ont point parlé avec cet air fin, délicat et spirituel qui se rencontre dans les ouvrages des Voitures, des Sarasins, des Benserades 512 Les principaux poètes galants du siècle. [CNe] et de cent autres encore, où une certaine galanterie 513 Concept majeur, reposant sur l’art de plaire aux dames, et plus largement en société (voir Alain Viala, La France galante. Essai historique sur une catégorie culturelle, de ses origines jusqu’à la Révolution, Paris, Puf, « Les Littéraires », 2008). [CNe] qui n’était point encore en usage chez les Anciens, se mêle avec la tendresse de la passion, et forme un certain composé qui réjouit en même temps et l’esprit et le cœur, et fait trouver quand on y a pris goût, quelque sorte de grossièreté partout où il n’y a que de la passion toute pure. Passons, s’il vous plaît, aux pièces de Théâtre.
190Le Chevalier
Vous voilà dans votre fort. Franchement vous avez un peu sué pour sortir à votre honneur du Poème épique ; vous allez prendre l’air ici et vous réjouir en triomphant sans peine de toute l’Antiquité.
Le Président
Il ne faut pas chanter le triomphe avant la victoire.
L’Abbé
Les pièces Dramatiques ont eu presque toujours quelque ressemblance et quelque proportion avec le Théâtre sur lequel elles ont été représentées. Lorsqu’elles étaient jouées dans des tombereaux 514 « Sorte de charrette entourée d’ais, et montée sur deux roues, pour porter de la boue, du sable, des pierres etc. » (Académie, 1694). [CBP] et par des Acteurs barbouillés de lie 515 Lie : « ce qui est de plus grossier dans une liqueur, et qui va au fond. Lie de vin, lie de bière… » (Académie, 1694). L’Abbé propose une histoire du théâtre et de sa « perfection », au sens de perfectionnement. [CBP] , elles n’étaient guère moins ridicules que leur Scène et que leurs Comédiens. Elles se sont perfectionnées peu à peu avec leurs Théâtres jusqu’au degré 191 d’excellence où Sophocle, Euripide et Aristophane les ont portées 516 Il manque aux listes canoniques Eschyle (trop « archaïque » ?) pour la tragédie, et Ménandre pour la comédie : le choix d’Aristophane est assez étonnant, car il est assez peu apprécié (à cause de ses plaisanteries trop peu bienséantes, comme Plaute), mais correspond bien au goût pour le burlesque de Perrault. Cependant l’ Abbé critique vertement Aristophane un peu plus loin. [CNe] . Il en est arrivé de même à la Comédie Française 517 Comprendre le théâtre français. [CNe] . J’ai ouï dire à des gens âgés qu’ils avaient vu le Théâtre de la Comédie de Paris 518 Probablement le théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, le plus ancien théâtre permanent de Paris, où les « farceurs » furent longtemps à l’honneur. [CNe] de la même structure, et avec les mêmes décorations que celui des Danseurs de cordes de la Foire Saint-Germain 519 On considère qu’un des premiers spectacles de l’histoire des théâtres de la Foire est Les Forces de l’amour et de la magie (1678) donné par Charles Alard, directeur de troupe et acrobate qui meurt en 1711. [CBP] et des Charlatans 520 Les charlatans désignent des opérateurs, arracheurs de dents, marchands de pommades, médecins empiriques promettant des « merveilles » qui officient dans les rues de Paris et même au cœur des Foires Saint-Germain et Saint-Laurent. Certains avaient des liens avec les entrepreneurs de spectacles comme l’indiquent les Frères Parfaict (Mémoires pour servir à l’histoire des spectacles de la Foire, Paris, Briasson, 1743). [CBP] du Pont-Neuf 521 Deux endroits de Paris où les diverses formes du théâtre de rue restent vivantes tout au long du XVIIe siècle. La foire Saint-Germain se déroulait de février à Pâques. [CNe] ; que la Comédie se jouait en plein air et en plein jour 522 Annotation en cours. , que le Bouffon de la Troupe se promenait par la ville avec un tambour pour avertir qu’on allait commencer 523 Annotation en cours. . Les pièces qui nous restent de ce temps-là sont de la même beauté que le lieu où l’on en faisait la représentation. Ensuite on les joua à la chandelle 524 Annotation en cours. , et le Théâtre fut orné de tapisseries qui donnaient des entrées et des issues aux Acteurs par l’endroit où elles se joignaient l’une à l’autre 525 Annotation en cours. . Ces entrées et ces sorties étaient fort incommodes, et mettaient souvent en désordre les coiffures des Comédiens parce que ne 192 s’ouvrant que fort peu par en haut elles retombaient rudement sur eux quand ils entraient ou quand ils sortaient 526 Annotation en cours. . Toute la lumière consistait d’abord en quelques chandelles dans des plaques de fer blanc attachées aux tapisseries, mais comme elles n’éclairaient les Acteurs que par-derrière et un peu par les côtés, ce qui les rendait presque tous noirs, on s’avisa de faire des chandeliers avec deux lattes mises en croix, portant chacun quatre chandelles, pour mettre au-devant du Théâtre 527 Annotation en cours. . Ces chandeliers suspendus grossièrement avec des cordes et des poulies apparentes, se haussaient et se baissaient sans artifice et par main d’homme pour les allumer et les moucher 528 C’est-à-dire les éteindre une fois la chandelle consumée, pour éviter qu’elles ne fument. Intéressant témoignage sur les conditions matérielles du théâtre dans le premier tiers du XVIIe siècle. [CNe] . La Symphonie 529 Furetière : « se prend quelquefois pour la seule Musique des instruments ». [CNe] était d’une flûte et d’un tambour, ou de deux méchants violons au plus 530 Annotation en cours. . On jouait alors les pièces de Garnier et de Hardy, qui la plupart ne sont autre chose que les pièces de Sophocle et d'Euripide, traduites ou 193 imitées 531 Perrault entreprend ici une sorte d’histoire du théâtre (il parle un peu plus loin d’une « histoire de la Comédie »), ce que n’avait pas fait Boileau dans l’ Art poétique (alors qu’il le fait pour la poésie), sur le même modèle : le repérage des « événements » majeurs. Garnier, auteur de sept tragédies (dont la plus célèbre reste Les Juives, 1583), est en réalité bien plus proche de Sénèque, par son théâtre de la cruauté et de la déploration, qu’imitateur des Grecs. Quant à Hardy, auteur très fécond, dont on a conservé 36 pièces, la variété et la liberté de ses formes théâtrales l’éloignent considérablement du théâtre gréco-latin (une fois mise à part, comme chez Garnier, l’utilisation de chœurs, la cible de Perrault, comme le prouve la suite). Perrault a-t-il lu l’un et l’autre ? [CNe] . Cela valait mieux que les pièces qu’on avait quittées, mais n’était pourtant guère bon et ennuyait beaucoup. Nos Pères à qui l’on faisait entendre que les Tragédies qu’on leur donnait étaient les plus beaux ouvrages de l’Antiquité, les écoutaient avec patience, et croyaient même être obligés de s’y divertir, parce qu’il leur aurait été honteux de n’être pas touchés de ce qui avait fait les délices de toute la Grèce et mérité l’admiration de tous les siècles. On jouait ensuite une farce un peu grasse qui les faisait rire de tout leur cœur et les dédommageait de l’ennui de la Tragédie 532 Annotation en cours. . Dans ce temps parut La Sylvie de Mairet 533 La Sylvie (1627) de Jean Mairet, « tragi-comédie pastorale », fut un triomphe. Pièce « irrégulière », elle ne devait rien au théâtre antique. [CNe] . Ce n’est pas une pièce fort excellente, et son Auteur l’appelait ordinairement, les péchés de sa jeunesse 534 Annotation en cours. cependant parce qu’elle ressemblait un peu à celles qui sont venues depuis, ce fut une joie, une admiration et une espèce d'émotion si grande dans 194 tout Paris que l’on n’y parlait d’autre chose 535 Annotation en cours. . C'était un nouveau Ciel et une nouvelle Terre 536 Apocalypse de Jean , XXI, 1, trad. Lemaître de Sacy, Paris, R. Laffont, 1990, p. 1617 : « Après cela je vis un ciel nouveau et une terre nouvelle. Car le premier ciel et la première terre avaient disparu, et la mer n’était plus. » [DR] . Tout le monde la savait par cœur, surtout le Dialogue d’un Berger et d’une Bergère qui fut imprimé à part 537 Comédie ou Dialogue de Philène et de Sylvie, Paris, N. Talon, 1627. [CNe] , et que l’on faisait apprendre aux enfants dans toutes les maisons où il y avait un jeune garçon et une jeune fille, pour le leur faire réciter au bout de la table après le repas. Cette pièce fut suivie de La Sophonisbe du même Auteur, beaucoup meilleure que La Sylvie , et même si bonne qu’elle n’a pu être obscurcie par la Sophonisbe du grand Corneille 538 J. Mairet, Sophonisbe, tragédie (1635 ; la pièce de Corneille date quant à elle de 1663). Perrault « oublie » de mentionner La Silvanire (1631), pastorale, mais dont la préface, restée célèbre, préconisait l’imitation du modèle antique et le respect des règles. [CNe] . La Scène s’embellissait à proportion, on en fit les décorations d’une peinture supportable, et on y mit des chandeliers de cristal pour l’éclairer 539 Annotation en cours. . Ensuite est venue La Mariane de Tristan, pièce admirable pour son sujet, pour sa versification exacte et pour plusieurs beaux sentiments dont elle est remplie 540 Tristan l’Hermite. La représentation de sa Marianne (1636) fut un très grand succès. [CNe] , et enfin les pièces de 195 Monsieur Corneille, Le Cid , les Horaces 541 Annotation en cours. , Cinna , Polyeucte , Rodogune 542 On voit ici que le corpus canonique des œuvres de Corneille est déjà constitué en cette fin de siècle (avec quelques fluctuations sur la dernière citée). On remarque le silence sur Racine. [CNe] , et une infinité d’autres pièces tant du même Auteur que de quelques autres encore qui ont eu de si grands applaudissements, et qui ont fait tant d'honneur au Théâtre Français et dans la France et dans toute l’Europe 543 Annotation en cours. . Le Théâtre matériel s’est embelli en même temps ; et les Opéras qui sont venus ensuite ont porté le tout au plus haut point, soit pour la beauté de la Poésie, qui en son genre a égalé les autres pièces dramatiques, soit pour la magnificence de la Scène et des spectacles que rien n’a jamais égalée 544 Les Anciens n’apprécient guère l’opéra, que Perrault va un peu plus loin constituer en genre spécifiquement « moderne ». [CNe] .
Le Président
Concluez-vous de là que si l’on vient à faire de plus belles décorations de Théâtre, les Comédies qu’on y jouera surpasseront en beauté toutes celles que vous avez nommées 545 Argument des Anciens : l’opéra, à force de vouloir satisfaire les yeux par le spectacle, et les oreilles par la musique et le chant, finit par ne plus satisfaire l’intelligence (voir La Fontaine, Épître à M. de Niert, 1677). [CNe] ?
196L’Abbé
Non assurément. Je n’ai pas rapporté le progrès de l’embellissement des Théâtres comme une preuve de la plus grande beauté des Comédies, mais comme une remarque historique que la chose est arrivée ainsi. La preuve que je crois devoir résulter de mon histoire de la Comédie est que les Tragédies des Anciens sont beaucoup moins belles et moins agréables que celles de notre siècle.
Le Président
Et cela parce que La Sylvie de Mairet a plu davantage que les pièces de Garnier et de Hardy ?
L’Abbé
Oui, puisque les pièces de Garnier et de Hardy ne sont presque autre chose que celles de Sophocle et d’Euripide 546 Le raisonnement est ici particulièrement de mauvaise foi : d’abord parce que cette dernière affirmation est fausse, et ensuite parce que c’est bel et bien sur un retour vers Aristote et vers les « règles » antiques (si déviées fussent-elles parfois par rapport à la réalité de ce théâtre) que se construit le théâtre classique. [CNe] .
197Le Président
Cela se peut-il dire, et peut-on comparer un jargon barbare et épouvantable avec le plus beau langage que les hommes aient jamais parlé 547 Garnier, dramaturge gravitant autour de la Pléiade, et Hardy, admirateur de Ronsard et résistant à l’idéal linguistique malherbien pourtant perçu et présenté par ses contemporains comme « moderne », ont été critiqués pour leur archaïsme linguistique. Voir sur ce point E. Rigal, Alexandre Hardy et le théâtre français à la fin du XVIe et au commencement du XVIIe siècle, [Paris, Hachette, 1889], Slatkine Reprints, Genève, 1970, p. 557 sq., ou la contribution plus récente de Bérangère Parmentier, « Une langue inacceptable ? Le cas du Théâtre d’Alexandre Hardy », Les Dossiers du Grihl [En ligne], Les dossiers de Jean-Pierre Cavaillé, Les limites de l'acceptable, mis en ligne le 23 décembre 2011, consulté le 30 avril 2021. . [DR] ?
L’Abbé
Ce jargon qui vous paraît et à moi aussi, si barbare et si épouvantable était le plus beau langage du siècle où il a paru sur le Théâtre. Pour peu que vous vouliez bien, Monsieur le Président, prendre l’esprit de Philosophe 548 Furetière : « Philosophe » : « Qui aime la sagesse, qui raisonne juste sur les causes naturelles, et sur la conduite des mœurs. » ; « se dit aussi d’un esprit élevé au-dessus des autres, qui est guéri de la préoccupation, des erreurs populaires, & des vanités du monde. » [DR] , vous concevrez et vous conviendrez sans peine, que le langage le plus attique 549 Propre à la région d’Athènes ; mais en même temps l’atticisme est un courant de la rhétorique, partisan d’une langue épurée et raffinée tout en restant simple. [CNe] ne devait pas avoir plus de charmes pour l’oreille fine des Athéniens, que le langage de Hardy et de Garnier pour les oreilles les plus délicates de nos Ancêtres, c’est le même cas, ce sont les mêmes proportions et les mêmes causes qui ont dû produire les mêmes 198 effets. Ainsi toutes choses étant pareilles, de la part du langage, la chute précipitée des pièces de Garnier et de Hardy, à la première vue de La Sylvie de Mairet 550 Voir supra, note 509. [CNe]. Dans l’introduction qu’elle donne à l’édition de la pièce, Françoise Lavocat souligne que « La deuxième pièce de Jean Mairet, qui est aussi sa première pastorale, l’a consacré comme auteur dramatique à succès » et que la pièce, représentée « à la fois à la cour de Chantilly et à l’Hôtel de Bourgogne (entre 1626 et 1628) fut bien accueillie au point de connaître dix-sept éditions successives jusqu’en 1634 » : « la pièce est longtemps considérée, en France, comme le parangon de la pastorale dramatique. », Théâtre complet de Jean Mairet, Paris, Champion, 2008, p. 157-159. [DR] , n’a pu venir que de leur trop grande simplicité, de leur mauvaise construction, et de la stérilité des pensées ; choses parangon de la pastorale dramatique. », Théâtre complet de Jean Mairet, Paris, Champion, 2008, p. qu’ils avaient toutes prises des Anciens, et qui n’ont rien qui approche du beau naturel de La Sylvie qui les a terrassées, et moins encore des pièces admirables qui sont venues après. Si ce raisonnement ne vous satisfait pas, descendons au détail. Est-ce une chose fort agréable qu’une Tragédie où chaque acte n’a quelquefois qu’une Scène et où le personnage qui parle tout seul, récite deux cents vers tout de suite, ou en se lamentant sur ses malheurs, ou en faisant un long récit de quelque funeste aventure 551 Condamnation de la tragédie de la déploration, au nom de la nécessité de l’action (drama) au théâtre. [CNe] ?
Le Président
Où est le mal à cela ?
199L’Abbé
C’est que la trop longue présence d’un homme qui parle seul sur le Théâtre ennuie toujours 552 Annotation en cours. . Mais ce n’est pas tout, lorsque ce personnage se retire, souvent sans qu’on sache pourquoi, et comme de pure lassitude, il est relevé par un Chœur toujours présent et ennuyeux 553 Annotation en cours. , qui recommence les mêmes lamentations avec des Sentences encore plus étendues et d’une plus grande vérité 554 Annotation en cours. . Il faut croire que les Anciens y prenaient plaisir, aujourd’hui personne ne pourrait y résister.
Le Chevalier
Je ne crois pas qu’il y ait rien au monde de si haïssable, ni de si ennuyeux que les Chœurs dont vous parlez. Je suis persuadé que les Poètes anciens ne les avaient inventés que pour mettre en œuvre divers lieux communs qu’ils avaient dans 200 leurs portefeuilles sur la nécessité de mourir 555 Annotation en cours. , sur l’instabilité des choses humaines 556 Annotation en cours. , sur les incommodités de la Royauté 557 Annotation en cours. , sur le bonheur de l’Innocence 558 Annotation en cours. , sur les malheurs qui menacent les scélérats 559 Annotation en cours. et autres semblables matières, ce n’était assurément que pour avoir le débit de ces beaux morceaux d’ouvrages qu’ils faisaient des Tragédies, de même que nos Charlatans ne font aujourd’hui des farces que pour vendre leur baume et leur onguent.
L’Abbé
Si ce que l’on dit de Monsieur d’Urfé est véritable, qu’il n’avait fait le Roman de L’Astrée que pour y mettre les vers que nous y voyons 560 Annotation en cours. , cet exemple pourrait donner quelque vraisemblance à la pensée de Monsieur le Chevalier. Mais revenons aux Chœurs des Tragédies. Horace ne veut pas qu’on représente sur le Théâtre la Métamorphose de Cadmus en Serpent 561 Annotation en cours. , ni celle de 201 Progné en hirondelle 562 Horace, Art poétique ( Épître aux Pisons), v. 187. [CNe] , parce que quelque soin qu’on prenne à faire croire au spectateurque la métamorphose se fait effectivement, on ne peut en venir à bout. Je demande si lorsqu’un homme accompagné de quelques autres, parlait au nom de toute une ville, le spectateur pouvait y être trompé, et s’imaginer, par exemple, voir tous les vieillards d’une ville, parler par la bouche d’un seul homme. Un habile décorateur pourrait surmonter les difficultés qu’Horace trouve dans les métamorphoses qu’il donne pour exemple ; car nous avons vu faire des choses aussi difficiles 563 Allusion au théâtre à machines, et aux prouesses techniques de leurs décorateurs. [CNe] : mais il y a toute impossibilité de faire croire qu’une chose est dite par plusieurs personnes quand il n’y en a qu’une seule qui parle 564 Le chœur antique, quand il parle, est effectivement représenté par le coryphée. [CNe] .
Le Président
Ces Chœurs faisaient pourtant une des plus grandes beautés des Tragédies.
202L’Abbé
Ils en étaient le fondement et même la Tragédie dans ses commencements n’était autre chose qu’un chœur auquel dans la suite on a ajouté des personnages 565 Annotation en cours. . Mais enfin ces Tragédies étaient si simples, si dénuées de toute intrigue, et de tout ce qu’on appelle jeu de Théâtre 566 Annotation en cours. , qu’il n’y avait pas de quoi occuper le quart de l’attention des spectateurs. ii Un exemplaire conservé à la bibliothèque municipale de Lyon (303984) portant les folios F12 et I5 originaux ainsi que deux cartons insérés entre les folios O5 et O6 a permis d'établir l'existence de ce carton. Cette information est due à Jean-Michel Noailly, contributeur pour la bibliographie matérielle du Parallèle. [DR] 567 Annotation en cours.
Le Président
C'est cette grave simplicité qui rend les Pièces de théâtre des Anciens si belles, si vénérables et si je l’ose dire, si adorables. On a cru faire merveilles dans notre temps de les charger d’intrigues embarrassées 568 Annotation en cours. , d’Épisodes hors du sujet 569 Annotation en cours. , et d’une infinité de petites surprises qui ne font que fatiguer l’esprit, et le détourner de la continuelle application qu’il faut avoir au gros de l’action principale, si l’on veut goûter comme il faut, le plaisir de la Tragédie 570 Un des arguments que l’on oppose aux pièces de la seconde carrière de Corneille (au profit de Racine). [CNe] . On a tout gâté, et à for203 ce de vouloir montrer qu’on avait de l’esprit on a fait voir, comme il arrive souvent en mille autres rencontres, que l’on n’en avait guère.
L’Abbé
Vous n’avez pas tout à fait tort, Monsieur le Président, et nos Poètes ont rendu mauvaises beaucoup de leurs Pièces, en voulant les rendre trop bonnes, mais il y a raison partout. Nous avons des Tragédies qui n’ont ni le défaut d’être trop simples, ni celui d’être trop chargées d’intrigues 571 Annotation en cours. . Vous en conviendrez lorsque nous comparerons quelques beaux endroits de ces Pièces avec les beaux endroits de celles des Anciens.
Le Chevalier
Croyez-vous que nous ayons la même supériorité dans les Comédies que nous l’avons dans les Tragédies ?
204L’Abbé
J'en suis persuadé et même que nous y excellons encore davantage. Les plus grands amateurs de l'Antiquité, tous les savants du Nord 572 Annotation en cours. confessent que pour les Chansons, les Vaudevilles, et les Épigrammes, productions d’esprit où la raillerie et le mot pour rire sont dans toute leur force, nous l’emportons sur toutes les Nations, et sur tous les siècles 573 Annotation en cours. ; peut-on après cela nous disputer l’avantage dont il s’agit puisqu’on ne peut pas disconvenir que la raillerie et les bons mots ne soient l’âme de la Comédie 574 Annotation en cours. ?
Le Chevalier
Monsieur le Président, voilà tout le sel attique 575 Le sens de la plaisanterie fine attribué aux Athéniens (habitants de l’Attique) ; Racine l’évoque dans la préface des Plaideurs (1668). Voir page 247, note 661 et page 303, note 813. [CNe] à vau-l’eau si les Grecs nous le cèdent en fait de Comédie.
205Le Président
Ne craignez rien : les Français ne sont pas si barbares, qu’ils ne sentent bien la différence qu’il y a entre leur plaisanterie de pays et celle qui nous est venue de l’ancienne Grèce, d’où la fine raillerie n’est pas moins originaire que les fins diamants le sont des Indes 576 Les Indes (notamment la région dite de Golconde) sont effectivement la principale source des diamants depuis le Moyen Âge. [CNe] .
L’Abbé
Cela est fort bien pensé, cependant faites-moi la grâce d’écouter un fait que je vous vais dire. On vient de nous donner les plus belles Comédies d’Aristophane traduites par une personne [ am ] 577 Madame Dacier, Comédies grecques d’Aristophane, traduites en françays avec des notes […], 1692. [CNe] d’un mérite extraordinaire et de qui l’on peut dire que si le Français est sa langue maternelle, le Grec est sa langue paternelle, puisque son illustre Père qui la savait parfaitement a pris soin de la lui apprendre dès le berceau 578 Anne Le Fèvre a effectivement été éduquée par son père, Tanneguy Le Fèvre, éminent philologue. [CNe] . Vous est-il revenu qu’on ait admiré aucun bon mot de ces 206 Comédies, qu’on en ait parlé dans le monde et qu’on ait dit voilà de la fine raillerie, et non pas de méchants mots et de fades plaisanteries comme celles de Molière 579 L’ Abbé adopte ici ironiquement le point de vue des anciens. [CNe] ? On a gardé là-dessus un profond silence, les a lues qui a pu les lire. La plupart les ont laissées là après en avoir commencé la lecture, et peut-être ne s’est-il point trouvé de lecteurs, hors les Savants de profession, qui n’eussent témoigné le peu de plaisir qu’ils y avaient pris, pour peu qu’on les eût assurés que par là ils ne se seraient point fait de tort dans le monde. S’il y avait eu dans ces Comédies des railleries aussi fines qu’on le prétend, les Français ne sont pas encore si barbares ni si grossiers qu’ils ne les eussent très bien senties.
Le Chevalier
Dans le temps que Molière faisait le plus de bruit, Monsieur C*** qui sait le grec parfaitement 580 Ce pourrait être François Charpentier, helléniste, membre influent de l’Académie française, et un des premiers membres de l’Académie des Inscriptions, où il prit une position « moderne » en faveur du français. [CNe] , nous 207 disait un jour que si l’on avait goûté à Paris du Comique d’Aristophane on ne pourrait plus souffrir celui de Molière. Je n’en crois rien, lui répondis-je effrontément, car il y avait quelque chose de plus que de la hardiesse à répondre ainsi à un homme de son mérite et de son érudition. Si vous voulez bien ajoutai-je, traduire quelqu’une des pièces d’Aristophane, et par ce moyen nous la faire voir dans toute sa beauté, peut-être me convertirez-vous : il le promit et l’exécuta. Il est vrai que quand il nous lut sa traduction, ce ne fut point avec cette même confiance au mérite d’Aristophane. Il fut surpris de n’y plus rencontrer les mêmes beautés qu’il y avait admirées étant encore jeune, et il lui arriva ce qui nous arrive tous les jours de ne plus trouver si beaux ni si grands, quand nous les revoyons, les lieux qui nous avaient charmés dans notre enfance. C’était la Comédie des 208 Nuées , cette pièce fameuse qui fit tant de bruit à Athènes, et qui fut cause de la mort de Socrate 581 Aristophane, Les Nuées (423 av. J.-C.). La pièce dresse effectivement un portrait caricatural et très critique de Socrate, représenté comme sophiste et athée, donc dangereux pour les valeurs traditionnelles ; selon Platon ( Apologie de Socrate), ces attaques eurent bien un rôle dans le procès et la condamnation du philosophe. [CNe] . Nous en comparerons quelques endroits avec des morceaux des Comédies de Molière.
Le Chevalier 582 Erreur de personnage : il s’agit du Président. [DR]
À la bonne heure, mais ne trouvez-vous pas que les Comiques latins valent beaucoup mieux ?
L’Abbé
Je trouve que Plaute et Térence sont plus réguliers que les Comiques grecs, comme il convient aux derniers venus qui ont profité des bons et des mauvais exemples de leurs prédécesseurs.
Le Président
Vous savez bien pourtant que les Critiques et même Cicéron leur reprochent de n’avoir pas cette force comique qui se trouve dans les Comédies grecques 583 En fait, Cicéron appréciait Térence, notamment pour la pureté de sa langue ( Ad Atticum, VII, 3, 10), et il s’en inspire à de très nombreuses reprises pour étayer sa philosophie « humaniste ». Comme le précise Pierre Grimal, « il fait au poète un mérite d'avoir apporté Ménandre à Rome sedatis motibus [avec passions tempérées], et créé un théâtre sans violence, d’où était banni tout accent tragique... Cicéron préférera l’atticisme de Térence, plus proche de Ménandre - préférence que partagera plus tard Aulu-Gelle ( N. Att.) » ( La Littérature Latine, Paris, Fayard, 1994, p. 133). [BR] .
209L’Abbé
Cela est vrai, mais sommes-nous bien sûrs que ces Critiques et Cicéron lui-même n’aient pas été séduits par la secrète joie qu’il y a de lire des ouvrages dans une langue étrangère, et de pouvoir dire au commun du monde, vous prenez un très grand plaisir aux Comédies que vous allez voir représenter, j'en lis tous les jours dans mon cabinet qui valent mieux dix fois que celles-là, et qui ont une force et une pointe tout autrement fine et délicate ?
Le Chevalier
Plaute et Térence me plaisent tous deux beaucoup : mais il me semble que Plaute a trop envie de faire rire, et que Térence n’y songe pas assez, et s’il m’est permis de m’exprimer ainsi, que Plaute est trop chaud, et Térence trop froid 584 On trouve cette analyse par exemple chez Daniel Heinsius (1580 ?-1655), dans sa Dissertation sur le jugement d’Horace, au sujet de Plaute et de Térence , dans Pub. Terentii comoediae sex, 1618, éditée et traduite par Jean-Marc Civardi, Littératures classiques, 1996, n° 27, p. 67-116. [CNe] .
210Le Président
Il est vrai que Plaute est un peu trop plein de prétendus bons mots, vous savez ce qu’Horace en a dit, je m’en tiens à son sentiment 585 Horace, Art poétique , v. 270-274. [CNe] .
L’Abbé
Je suis de votre avis et quoique je l’estime plus qu’Aristophane, et que je l’admire en mille endroits, je ne laisse pas de le trouver en bien des rencontres un peu mauvais plaisant. Il ne faut que voir son Amphitryon qui est une de ses plus belles pièces, et le comparer avec l’ Amphitryon de Molière, pour être convaincu de ce que je dis, et pour voir de combien le Moderne l’emporte sur l’Ancien. Nous pourrons en avoir le plaisir quand je vous lirai le mémoire dont je vous ai parlé 586 Le mémoire, décrit dans la première partie du dialogue ne sera retrouvé qu’à sa toute fin. Voir page 124 note 355, page 277 note 753, page 316 note 870, page 316 note 871. [DR] .
Le Président
Je ne m’opiniâtrerai pas beaucoup à défendre Plaute 587 Il fait partie de ces Anciens d’assez mauvaise réputation, malignement exhibés par certains modernes (Pétrone, Martial,...). [CNe] ; mais pour Té211 rence, ô Ciel ! peut-on dire qu’il y ait rien de froid dans ses ouvrages ? Peut-on prendre pour froideur cette sagesse admirable, cette judicieuse sobriété à ne dire que ce qu’il faut dans chaque caractère, et cette adresse à savoir attraper si juste la naïveté de la pure nature 588 Annotation en cours. ?
L’Abbé
Vous croyez avoir loué Térence admirablement, en disant qu’il a attrapé la naïveté de la pure nature. Quand cela serait aussi vrai que vous le croyez, pensez-vous qu’il y ait en cela un fort grand mérite ?
Le Président
Je n’en sais point de plus grand, particulièrement en fait de Comédies, qui ne sont, ou ne doivent être, que des images naïves des actions humaines 589 Annotation en cours. .
L’Abbé
Et moi je vous dis que cette pure 212 Nature dont vous faites tant de cas n’est point belle dans les ouvrages de l’Art 590 Annotation en cours. . Elle est admirable dans des forêts, dans des rivières, dans des torrents, dans des déserts, et généralement dans tous les lieux sauvages qui lui sont entièrement abandonnés ; mais dans les lieux que l’Art cultive, comme par exemple dans des jardins, elle gâterait tout si on la laissait faire, elle remplirait toutes les allées d’herbes et de ronces, toutes les fontaines et les canaux de roseaux et de limon, aussi les Jardiniers ne font-ils autre chose que de la combattre continuellement 591 Expression fort « classique » (et cartésienne) d’une représentation des hommes comme « maîtres et possesseurs de la nature » (Descartes, Discours de la méthode, VIe partie). Allusion à l’art des jardins versaillais ? [CNe] . Il en est de même dans les choses de la Morale, où la Philosophie n’a pas une plus importante et plus continuelle occupation que de dompter, et de corriger cette pure Nature qui est toujours brutale, n’allant jamais qu’à ses fins, sans s’inquiéter de l’intérêt des autres 592 Annotation en cours. .
213Le Chevalier
Ceux qui aiment tant la pure nature devraient manger du gland comme on faisait au siècle d’or 593 Allusion au mythe de l’âge d’or décrit par Hésiode ( Les Travaux et les jours), au cours duquel les hommes se nourrissaient de glands – c’est-à-dire sans avoir besoin de cultiver. [CNe] , et manger aussi leur viande toute crue et sans sel.
L’Abbé
Cette dernière comparaison me paraît excellente, car rien ne ressemble mieux à l’Art à l’égard des ouvrages de l’esprit que le sel à l’égard des viandes 594 Annotation en cours. . Sans le sel les viandes, quelque bonnes qu’elles soient en elles-mêmes, sont insipides, sans l’Art les ouvrages d’esprit le sont aussi, quelque heureux que soit le naturel d’où ils partent. L'Art et le sel exaltent le bon goût des choses où on les mêle avec modération, et l’un et l’autre les gâtent si on les y met avec excès. Ce que nous disons paraît évidemment dans l’Art de la Peinture, où ce n’est pas une grande louange que d’imiter bien la pure nature, ou si vous voulez la nature 214 ordinaire 595 Glissement de l’art comme sel des ouvrages de l’esprit à l’art comme l’expression de la vérité de la nature. Il est banal, dans les écrits sur l’art, d’opposer la nature ordinaire et la « belle nature ». Les talents limités ne savent représenter que la nature ordinaire ou simple, alors que le grand peintre sait exprimer la vérité de la nature, en dégageant son essence, selon le fameux modèle de Zeuxis examinant les jeunes filles de Crotone pour concevoir son Hélène. [MCLB] . C’est un talent peu envié aux Peintres Flamands, qui la représentent si bien qu’on y est trompé 596 Associer les écoles du Nord à une recherche scrupuleuse, mais limitée, d’une représentation illusionniste du réel est ordinaire dans la théorie de l’art en France. Voir dès 1649 Abraham Bosse, Sentiments sur la distinction des diverses manières de peinture, dessin et gravure et des originaux d'avec leurs copies ou l’ historiographe des Bâtiments du roi André Félibien, Entretiens sur les vies et sur les ouvrages des plus excellents peintres anciens et modernes, 8 vol., 1666-1688. Il est possible que Perrault désigne ici plus largement les peintres flamands et hollandais. [MCLB] . Ils représentent une cuisine, on croit la voir 597 Il existe bien une tradition de peinture de cuisines en Flandre (voir les œuvres de Jacob Jordaens ou Franz Snyders), mais aussi dans les Provinces-Unies (Jan Weenix, Peter van den Bosch, Willem Kalf etc.), parfois avec des quartiers de viande au premier plan. La mention des peintures de cuisines paraît toutefois faire surtout écho à l’ouverture de l’intervention de l’ Abbé, la qualité illusionniste des écoles du Nord pouvant aisément être évoquée par d’autres types de peintures. [MCLB] . La plus grande difficulté ne consiste pas à bien représenter des objets, mais à représenter de beaux objets, et par les endroits où ils sont les plus beaux 598 Perrault poursuit l’opposition entre ceux qui ne savent que reproduire fidèlement et mécaniquement la nature présente sous leurs yeux et ceux capables d’opérer un « beau choix » (« beaux objets », pris en leurs beaux endroits). Sur la nécessité du « beau choix » qui est le propre du génie universel, voir par exemple Noël Coypel, conférence académique sur le discernement à faire du génie des étudiants, 1er janvier 1670, éd. C. Michel et J. Lichtenstein, Conférences de l’Académie royale de peinture et de sculpture, I, 1, p. 348. [MCLB] . Je vais encore plus loin, et je dis que ce n’est pas assez au Peintre d’imiter la plus belle nature telle que ses yeux la voient, il faut qu’il aille au-delà et qu’il tâche à attraper l’idée du beau 599 Conception de la mimèsis conforme à la Poétique d’Aristote. La mimèsis n’est pas l’imitation directe de la nature, car peu importent les accidents du réel. La représentation ne peut prétendre atteindre à la beauté (« attraper l’idée du beau ») que dans la mesure où elle se conforme à un modèle intellectuel et idéal du réel. Son but est de faire apparaître, médiatisées par les ressources du style, des vérités générales. C’est pourquoi Aristote juge la poésie plus philosophique que l’histoire ( Poétique , 1451b). [MCLB] , à laquelle non seulement la pure nature, mais la belle nature même ne sont jamais arrivées 600 Giovanni Pietro Bellori a publié en 1672 ses Vite de' pittori, scultori e architetti moderni. L’artiste est appelé à se défier de la « manière », à ne pas simplement imiter la nature mais à la corriger en suivant « l’idée de la beauté » ( l’idea del bello). Le 26 mars 1678 est lu à l’Académie royale de peinture et de sculpture un discours de Bellori sur les honneurs de la peinture et de la sculpture. Il s’agit de la traduction en français du discours qu’il avait prononcé à Rome le 14 novembre 1677 à l’occasion de la distribution des prix de l’Académie de Saint-Luc, dont Charles Le Brun était alors prince. [MCLB] ; c’est d’après cette idée qu’il faut qu’il travaille, et qu’il ne se serve de la nature que pour y parvenir. Le Cavalier Bernin avant que de faire le Buste du Roi que nous avons, fit en pastel le portrait de Sa Majesté 601 Son buste de Louis XIV date de 1665. Mais ses projets pour le Louvre furent abandonnés – au profit de ceux de Charles et de Claude Perrault. [CNe] Les raisons de l’échec de Bernin sont surtout liées au non respect du programme des travaux du Louvre fixé par Colbert et l’ampleur du projet de Bernin. [MCLB] , non pas pour travailler d’après, en faisant son buste, mais pour s’en servir en le regardant de fois à d’autres, à se ra215 fraîchir l’idée qu’il s’était faite du visage de Sa Majesté ; parce qu’il voulait que son Buste fût immédiatement d’après cette idée, ajoutant que toute copie étant nécessairement moins parfaite que son original, son Buste en serait plus éloigné d’un degré de la ressemblance s’il le faisait d’après son Pastel 602 On reconnaît là des notions issues de Platon, alors même que la critique de Perrault contre Platon est généralement sévère. Pour le détail de l’anecdote, Perrault a-t-il eu connaissance du Journal du voyage du cavalier Bernin en France de Paul Fréart de Chantelou, qui en fut le témoin direct ? [CNe] et qui raconte ainsi : Voir « le Cavalier a réparti (...) que jusqu’ici il avait presque toujours travaillé d’imagination et qu’il n’avait regardé que rarement les dessins qu’il a, qu’il ne regardait principalement que là-dedans, montrant son front, où il a dit qu’était l’idée de Sa Majesté, que autrement il n’aurait fait qu’une copie au lieu d’un original (...) » (Paul Fréart de Chantelou, Journal de voyage du Cavalier Bernin en France, éd. M. Stanic, Paris, 2001, p. 96, mercredi 29 juillet 1665). Perrault convoque ici, non sans une certaine confusion, les nombreuses considérations livrées par Bernin, tandis qu’il exécute le buste de Louis XIV, sur les enjeux de ressemblance, d’idéal et d’imitation. Dans ses mémoires, Perrault ne cache pas son hostilité à l’encontre de Bernin. [MCLB] . Cela est si vrai, que les Peintres ne mettent jamais de visages effectifs, quelques beaux qu’ils puissent être dans leurs belles compositions ; ces visages effectifs les aviliraient 603 Assertion évidemment fausse. Les peintres se sont représentés dans certaines de leurs toiles, souvent ambitieuses, par exemple Charles Le Brun dans la Pentecôte(Paris, musée du Louvre). [MCLB] . Jamais le visage d’Apollon n’a été celui d’un jeune homme, qu’ils aient copié fidèlement, jamais Vénus et Junon n’ont été peintes par de grands Maîtres sous le visage de femmes mortelles, elles n’auraient pas semblé des Déesses. Ils s’abstiennent même de les revêtir de velours, de satin ou de taffetas, ils leur donnent des étoffes qui ne tiennent rien de celles dont les hommes se servent, des étoffes génériques et universel216 les, si cela se peut dire, sans descendre dans leurs espèces particulières 604 Nouveau glissement de l’art du portrait en général à la représentation spécifique des divinités, qui appelle des expressions et attributs génériques. Le glissement peut s’expliquer en référence au journal de Chantelou où Bernin entend non seulement représenter Louis XIV, mais donner à voir un héros : « que dans ces sortes de portraits il faut, outre la ressemblance, y mettre ce qui doit être dans des têtes de héros. », Journal de voyage du Cavalier Bernin en France, éd. M. Stanic, Paris, 2001, p. 96. Sur les traits génériques propres aux divinités, voir aussi la conférence académique de Michel Anguier prononcée le 1er août 1676, Comment il faut représenter les divinités (éd. J. Lichtenstein et C. Michel, I, 2, p. 593) : « c’étaient des gens qui se figuraient leurs divinités suivant l’idée des vertus qui leur étaient adaptées ». Anguier insiste sur la nécessité de s’appuyer sur une connaissance des tempéraments et de la physionomie. Perrault commente particulièrement les conventions en matière de vêtements et drapés, qui ancrent la distinction entre une figure divine et une figure humaine. [MCLB] . Il en est de même de la Sculpture, et c’est de là qu’on croyait voir quelque chose de divin dans les figures des grands Sculpteurs de l'Antiquité, parce qu’on y voyait comme l’essence parfaite et accomplie de l’homme sans y voir aucune des imperfections qui se rencontrent dans les hommes mortels 605 Perrault paraît ici réduire ici l’excellence de la sculpture antique à sa capacité à exprimer la vérité de la figure humaine, et à ne jamais sombrer dans la représentation d’un homme en particulier ou dans les « accidents » de la Nature. Sur le même objet, voir notamment la conférence académique de Sébastien Bourdon le 5 juillet 1670 : Les proportions de la figure humaine expliquées par l’antique (éd. J. Lichtenstein et C. Michel, I,1, p. 374) [MCLB] . Quand le Comédien qui contrefaisait le cochon à Athènes plut davantage au peuple que le cochon véritable qu’un autre Comédien cachait sous son manteau 606 Allusion à une de ces anecdotes célèbres (à propos du comédien antique Parménion) qui courent alors sur l’art des comédiens, et sur la différence entre vrai et vraisemblable. [CNe] L’anecdote concernant le cochon de Parménion (ou Parménon) est rapportée par Plutarque dans les Symposiarques ou les Propos de table, V, question 1. En voici la conclusion : « nous souffrons de voir une personne phtisique, mais nous avons plaisir à contempler des statues ou des peintures qui représentent des phtisiques, parce que notre esprit est séduit par les imitations en vertu d’une affinité naturelle. Quelle autre raison ou alors quel motif extérieur poussèrent-ils les gens à tant admirer la fameuse truie de Parménon, au point qu’elle est devenue proverbiale ? Vous connaissez l’histoire : tandis que Parménon était célèbre pour son imitation, d’autres, jaloux de son renom, voulurent entrer en compétition avec lui ; comme les spectateurs, dans leurs préventions, disaient toujours : « c’est bien, mais ce n’est rien en comparaison de la truie de Parménon », l’un des rivaux de celui-ci se présenta avec un porcelet caché sous le bras : on eut beau entendre, cette fois, le cri véritable, on n’en murmura pas moins : « qu’est-ce que cela en comparaison de la truie de Parménon ? » L’autre lâcha alors le porcelet au milieu de la foule pour lui montrer que son jugement reposait sur l’opinion et non sur la vérité. Nous voyons parfaitement qu’une impression des sens identique ne provoque pas en nous la même attitude mentale, s’il ne s’y ajoute l’opinion que nous avons affaire à une manifestation de l’intelligence ou de l’esprit d’émulation. » [BR] , on crut que le Peuple avait tort, et le Peuple avait raison ; parce que le Comédien qui représentait cet animal en avait étudié tous les tons les plus marqués et les plus caractérisés, et les ramassant ensemble remplissait davantage l’Idée que tout le monde en a. Il nous est arrivé bien des fois de prendre un rossignol pour une fauvette, parce que ce rossignol imitait la fauvette 217 dans le temps que nous l’entendions ; mais quand Philbert contrefait le chant du rossignol, il en imite si bien les endroits les plus beaux, et ceux par où le chant de cet oiseau se distingue de tous les autres, qu’il est impossible de s’y méprendre 607 Connu comme flûtiste, hautboïste, joueur de musette et chanteur à la cour de Louis XIV. [CNe] . Quand un bon Peintre ou un bon Sculpteur se servent d’un modèle qu’ils ont devant eux, d’un homme fort bien fait ou d’une belle femme, il ne faut pas s’imaginer qu’ils se contentent de copier ce qu’ils voient, ils tâchent d’attraper la perfection, dont ils remarquent des commencements dans leur modèle ; et ils achèvent les choses comme ils croient que la Nature qui ne va jamais jusqu'où elle voudrait aller, avait intention de les faire 608 Pour conclure cette section sur la finalité de l’art, qui doit résider en l’expression de l’idée, et non en la copie simple de la nature, Perrault s’appuie sur l’exemple de la pose du modèle vivant, activité pivot de l’académie des peintres et des sculpteurs, qui fait l’objet de réflexions théoriques et pratiques régulières. [MCLB] .
Le Président
Vous avez beau raisonner, je ne conviendrai jamais que ce soit une petite louange, d’imiter bien la nature de quelque manière que l’on le prenne.
218Le Chevalier
Quand une Reine s’empoisonne sur un Théâtre, si ceux qui sont autour d’elle se mettaient à crier tous ensemble : ô Ciel, est-il possible ! vite des médecins, du contrepoison, de la thériaque 609 Furetière : « remède composé de quantité de médicaments chauds pour la guérison des maladies froides ». [CNe] ! ah, Madame, qu’avez-vous fait ? trouveriez-vous cela fort beau ?
Le Président
Non, assurément.
Le Chevalier
Ce serait pourtant là la pure nature.
L’Abbé
Quand même vous feriez dire toutes ces choses-là ou autres semblables, de la manière la plus élégante, et comme les personnes les plus spirituelles le pourraient dire en pareille rencontre, cela ne vaudrait rien encore ; il faut dire ce que l’Art se peut imaginer de plus approchant de l’idée du beau, et s’y prendre 219 comme ont fait Corneille et les autres excellents Poètes 610 Annotation en cours. .
Le Chevalier
Permettez-moi d’ajouter encore une comparaison. Quand on représente dans un Ballet ou dans une Comédie, des Bergers et des Paysans, les fait-on venir avec des habits tels qu’en ont les Bergers et les Paysans véritables, ni qui aient rien de la malpropreté de ces gens-là ? on le devrait faire si l’on n’avait en vue que de représenter la pure nature ; mais on s’en donne bien de garde, on fait leurs habits les plus propres que l’on peut, et on se contente d’y donner un air champêtre qui marque leur caractère, et qui remette dans l’esprit des spectateurs, ce qu’il y a de plus doux et de plus agréable dans leur genre de vie. On en use de même à l’égard des actions et des discours qu’on leur fait faire 611 Annotation en cours. . Vous voyez où va ma comparaison.
220L’Abbé
On pourrait en faire un cent d’autres qui prouveraient la même chose. Je conclus donc de ce raisonnement qui est un peu long, et qui peut vous avoir ennuyé, que ce n’est pas un grand mérite à Térence d’avoir imité la nature comme il a fait, d’avoir fait parler un vieillard comme un vieillard, un jeune homme, comme un jeune homme, un valet comme un valet 612 C’est un point essentiel de la conception (fondée sur Horace) des Anciens en ce qui concerne le théâtre comique : la nécessité du respect de la vraisemblance universelle des « caractères ». [CNe] ; cela n’est pas bien difficile, car il ne suffit pas que les caractères soient assez marqués pour être reconnus, il faut les porter en quelque sorte à la perfection de leur idée, qui est comme je l’ai déjà dit, non seulement au-dessus de la pure nature, mais de la belle nature même, ce que Térence n’a pas fait. J'ajouterai que Molière a beaucoup mieux réussi dans les caractères de ses personnages, et dans les choses qu’il leur fait dire, comme nous le verrons dans la comparaison que 221 nous ferons des endroits de leurs Pièces où ils se ressemblent.
Le Chevalier
Je crois que nous en sommes présentement à la Satire, à qui vous dites qu’Horace refuse le nom de Poésie 613 Horace, Satire IV , livre I (voir note 486, p. 187). [CNe] .
L’Abbé
Comme Horace excellait dans ce genre d’écrire, il a cru pouvoir en faire les honneurs, et dire, que par ce côté-là il ne méritait pas le nom de Poète, qui n’appartient légitimement qu’à ceux qui font des ouvrages de la nature de ceux de Sophocle, de Pindare et d’Homère 614 Voir supra note 478. [CNe] ; mais dans la vérité la Satire est un vrai genre de Poésie, non de la première espèce, c’est-à-dire, de celle qui invente les choses qu’elle dit, qui mêle le ciel avec la terre, et qui donne du mouvement à toute la nature 615 Annotation en cours. ; mais de la seconde classe qui se contente de dire poétiquement les choses dont 222 elle traite : En un mot, c’est une Poésie toute dans le style, et nullement dans sa matière 616 Annotation en cours. . Les deux plus célèbres Auteurs en ce genre qui nous restent des Anciens, sont Horace et Juvénal 617 Juvénal et Horace, en ce qui concerne la satire, forment une sorte de couple indissociable, le premier représentant une satire plus violente, l’autre une satire tenant davantage de l’honnêteté. [CNe] , tous deux excellents, mais fort différents l’un de l’autre. Juvénal est toujours sérieux, il tonne sans cesse contre les vices, et ne parle jamais sans cette indignation qu’il dit dès le commencement de ses ouvrages en être la cause et le motif 618 Juvénal, Satires , I, v. 45. [CNe] . Horace raille toujours et ne reprend les défauts des hommes quels qu’ils soient qu’en se moquant, et en les tournant en ridicule 619 Allusion à la devise d’ Horace, « ridendo dicere verum ». [CNe] .
Le Chevalier
Laquelle de ces deux manières trouvez-vous la meilleure ?
L’Abbé
Presque tout le monde préfère celle d’Horace à celle de Juvénal 620 Voir sur ce point P. Debailly, « Juvénal en France au XVIe et au XVIIe siècle », Littératures classiques, n°24, printemps 1995, p. 29-47. [DR] , et Jules Scaliger est presque le seul d’entre les Critiques du premier ordre, qui préfère Juvénal à Horace 621 Humaniste et critique, Scaliger fait de Juvénal le « Satyrorum […] princeps » ( Poetices libri VII , Lyon, Antonius Vincentius, 1561, VI, 6, p. 323). Boileau répond à Perrault sur son recours à Scaliger dans la conclusion de la IXe Réflexion critique sur Longin, OC, éd. Fr. Escal, Paris, Gallimard, 1966, p. 539. [CNe]/ [DR] . Pour 223 moi, je crois qu’il faut distinguer, si le Satirique parle de vices noirs et atroces, et veut donner horreur des grands scélérats et de leurs crimes, je crois qu’il ne saurait parler trop sérieusement, ni prendre avec trop de chaleur le ton impétueux de Juvénal, mais s’il n’a à reprendre que des défauts légers, et qui ne vont qu’à rendre méprisables ceux qui les ont, il ne peut trop se conformer à Horace, ni trop jeter de ridicule sur ces sortes d’imperfections qui ne méritent pas qu’on se fâche contre elles, et qui se guérissent mieux par la raillerie enjouée que par une censure grave et sérieuse 622 Annotation en cours. . Sur ce principe je trouve que Juvénal et Horace sont répréhensibles d’avoir parlé toujours l’un et l’autre sur le même ton, et que l’on ferait de ces deux Poètes un excellent Satirique en mêlant leurs deux talents pour s’en servir alternativement selon la nature des matières qu’on aurait à traiter 623 Annotation en cours. .
224Le Président
Il y en a qui soutiennent que les grands crimes ne sont point du ressort de la Satire mais seulement de la Justice, et des Juges qui les doivent punir 624 Annotation en cours. .
L’Abbé
Comme la punition que les Juges font faire des crimes n’empêche point les Prédicateurs de prêcher contre, ni les Historiens d’y faire les réflexions qu’il leur plaît lorsqu’ils les rapportent, elle ne doit pas empêcher les Satiriques d’en parler à leur manière lorsqu’ils l’ont entrepris 625 Annotation en cours. .
Le Chevalier
Je voudrais entrer dans le détail, et que vous nous fissiez voir quelque chose qui méritât d’être repris dans Horace ; car on tient parmi la plupart des Savants qu’il n’a donné aucune prise sur lui dans ses Satires 626 Annotation en cours. .
225L’Abbé
Sa première Satire commence très bien par la remarque qu’il fait, que les hommes ne sont jamais contents de leur condition 627 Horace, Satires , I, 1, v. 1-22. [CNe] ; mais ensuite viennent des réflexions morales contre les avares, bien vagues et bien communes 628 Horace, Satires , I, 1, v. 40-91. [CNe] . L’Avare de Molière est bien d’un autre sel et d’une autre vivacité 629 1668 – Perrault oublie de préciser que c’est une des pièces de Molière qui est la plus redevable d’une pièce antique, l’ Aulularia de Plaute. [CNe] . Pour la seconde Satire , elle est si pleine d’ordures d’un bout à l’autre 630 Elle parle de morale sexuelle, et recommande de s’en tenir aux affranchies, plutôt que de prendre des risques avec les femmes mariées. [CNe] que nous n’en dirons rien, s’il vous plaît.
Le Président
Que dites-vous de celle où il décrit le chagrin que lui donna un Fâcheux en l’accompagnant partout malgré qu’il en eût 631 Satires , I, 9. [CNe] ?
L’Abbé
Je dis que cette Satire est belle, mais qu’il s’en faut beaucoup que ce Fâcheux, dont il parle, donne autant de plaisir que Les Fâcheux de Moliè226 re 632 Les Fâcheux (1661), écrit et représenté pour l’inauguration du château de N. Fouquet, Vaux-le-Vicomte. [CNe] . Horace décrit très bien l’embarras où le met l’Impertinent qui veut l’accompagner partout, mais on ne voit point pourquoi cet impertinent le fatigue si fort 633 « Je m’en allais, d’aventure, par la Voie Sacrée, ayant en tête, selon mon habitude, je ne sais quels riens et pris par eux tout entier » : il est donc de loisir ( Horace, Satires , I, 9, v. 1-2, trad. François Villeneuve, Paris, Les Belles Lettres, 1966 [1932], p. 96). [CNe] , et jusqu’à le faire suer depuis la tête jusqu’aux talons 634 Satires , I, 9, v. 10-11. [CNe] . C’est son expression, car Horace n’avait aucune affaire, et son esprit n’était alors occupé que de bagatelles, comme il le dit lui-même, mais Molière fait savoir que son homme a un rendez-vous de sa Maîtresse, ce qui lui rend les Fâcheux qu’il rencontre bien plus fâcheux, et en même temps bien plus agréables au lecteur ou au spectateur. Horace se contente que son Fâcheux soit incommode, et ne se met guère en peine de lui faire dire des choses agréables. Molière au contraire fait dire à ses Fâcheux des choses fort divertissantes en elles-mêmes 635 Annotation en cours. , et indépendamment du chagrin qu’elles causent, et comme elles n’en chagrinent pas moins celui à qui elles sont dites : il donne deux plaisirs en 227 même temps, l’un de voir un homme fatigué par des gens qui lui font manquer son rendez-vous, et l’autre de leur entendre faire des récits fort plaisants, comme celui d’une chasse avec toutes ses circonstances 636 Les Fâcheux , II, 6. La petite histoire précise que ce personnage de chasseur acharné fut soufflé à Molière par Louis XIV lui-même, et ajouté après coup au texte. [CNe] , et celui d’un coup de piquet capable d’obliger un homme à se pendre en public 637 Les Fâcheux , II, 2. Le piquet est un jeu de cartes. [CNe] . Horace s’y est pris comme un Ancien qui se tient trop heureux de dire quelque chose de raisonnable, et qui croit avoir épuisé une matière lorsqu’il n’a fait que l’effleurer, et Molière a fait comme un Moderne, qui ne se contente pas de dire les premières choses qui viennent naturellement dans l’esprit, mais qui pousse ses pensées jusqu’où l’Art peut aller sans affectation 638 Intéressante opposition entre le respect de ce que l’on croit d’ordinaire (ce qui est le propre des Anciens), et le refus de « croire » des Modernes, qui les mène sur les voies de l’aventure et de la découverte. Certes, on en reste ici à l’exploration du monde, où la chose est facile, mais on pourrait extrapoler. [CNe] . On peut comparer en cela les Auteurs avec les Voyageurs. Quand un Voyageur ancien était arrivé au Détroit de Gibraltar, il croyait être au bout du monde. C’étaient là les Colonnes d’Hercule , on n’allait pas plus loin 639 Nom donné, dans l’Antiquité classique, aux montagnes qui bordent le détroit de Gibraltar (le rocher de Gibraltar sur la rive européenne, et le mont Abyle, aujourd’hui djebel Musa, sur la rive marocaine). Hercule les aurait écartées lors d’un de ses travaux ; elles ouvraient sur l’Océan, espace très mal connu et dangereux. [CNe] ; mais un Voyageur 228 moderne n’a garde de croire, quand il en est à ces Colonnes, d’être à la fin de son voyage : il ne fait encore que commencer, il traverse l’Océan, et passe dans un nouveau monde plus grand et plus spacieux que celui d’où il est parti.
Le Président
Pourquoi n’opposez-vous aux Satires d’Horace que les Comédies de Molière ? Est-ce que les Modernes n’ont point fait de Satires qui méritent de leur être opposées ?
Le Chevalier
Comme le meilleur Satirique que nous ayons aujourd’hui 640 Il s’agit bien sûr de Boileau, à qui Perrault rend (élégamment ?) hommage, tout en condamnant ses prises de position en faveur de l’Antiquité. [CNe] n'a fait presque autre chose que de mettre Horace en français 641 C’est un grief topique chez les adversaires de Boileau. Une tradition très ambiguë a donné à Boileau le surnom d’« Horace français ». « J’appelle Horace Horace et Boileau traducteur » écrit l’abbé Cotin dans La Satire des satires Despréaux ou la Satire des satires, s.l.n.d., [1666], p. 4-5. L’accusation de plagiat est portée par Saint-Pavin, Boursault et Desmarets. B. Beugnot et R. Zuber font la synthèse de ces réactions dans Boileau. Visages anciens, visages nouveaux, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 1973, p. 9-23. [DR] , comment pourrait-on l’opposer à Horace ?
L’Abbé
Il est vrai qu’il a imité Horace en plusieurs endroits, mais il n’est point vrai qu’il n’ait fait que cela. 229 Il y a dans ses Satires une infinité de choses de son invention très excellentes et beaucoup meilleures que celles qu’il a tirées d’Horace 642 De l’art de faire servir un de ses farouches opposants à sa cause : ce moderne est meilleur que les anciens, dont il se réclame. [CNe] . C’est même dommage que la vénération trop grande qu’il a eue pour cet Auteur lui ait fait croire que par là il enrichirait ses ouvrages ; je trouve que cette imitation trop fréquente diminue quelque chose de leur beauté.
Le Président
Et moi je trouve que c’est ce qu’il y a de plus beau. Les endroits d’Horace me paraissent parmi les choses qui sont du Moderne, comme des pierres précieuses au milieu de l’or où elles sont enchâssées.
L’Abbé
Cela ne vient que de la même prévention et de la même vénération outrée 643 Référence au titre du premier dialogue. [CNe] que vous avez pour les Anciens, qui fait que dès que vous reconnaissez dans un Moder230 ne quelque pensée qui leur appartient vous tressaillez de joie, au lieu que si vous vous laissiez conduire par la droite raison vous en seriez moins touché ; la grâce de la nouveauté n’y étant plus, outre qu’il y a assurément moins de mérite à traduire qu’à inventer. Pour vous faire voir que les choses qui sont de l’invention de l’Auteur dont nous parlons valent mieux que celles qu’il a prises dans Horace, c’est que de cent morceaux qu’on a admirés dans ses ouvrages et que toute la France sait par cœur, il n’y en a peut-être pas quatre qui soient d’Horace 644 Glose subtile de la fin du chant IV de l’ Art poétique où Boileau déclare à ses lecteurs qu’il leur offre : « ces leçons que [s]a Muse au Parnasse / Rapporta jeune encor du commerce d’ Horace », Œuvres complètes, éd. Fr. Escal, Paris, Gallimard, 1966, p. 185, v. 227-228. Dans l’Épître VIII, Boileau évoque « Horace tant de fois dans [s]es vers imité », ibid., p. 132. Les partisans de Boileau défendent cependant, comme l’abbé, l’originalité fructueuse de cette imitation, voir par exemple l’édition de Brossette des Œuvres complètes de Boileau à Genève, chez Fabri et Barrillot, en 1716. [DR] .
Le Chevalier
Cela est vrai, et même on peut dire que les pièces qui sont presque toutes de lui, comme celle qu’il adresse à son esprit 645 N. Boileau, Satires (1668), IX. [CNe] , et celle qu’il fait contre l’homme 646 N. Boileau, Satires (1668), VIII, « À Monsieur M***, Docteur de Sorbonne ». [CNe] , ont été plus applaudies que les autres 647 La Satire IX fut imprimée à part en 1668 ; elle répond aux attaques dont Boileau fait l’objet depuis la publication des premières satires en mars 1666 et s’accompagne d’un Discours sur la satire justifiant sa démarche. La Satire VIII parut également à part en 1668 et répond plus précisément au pamphlet de Charles Cotin, La Critique désintéressée sur les Satyres du temps, s. l. n. d. [1666]. Perrault semble saluer l’efficacité de ces textes dans le contexte polémique. [DR] .
231L’Abbé
Il me semble qu’il résulte naturellement de tout cela, que les ouvrages du Satirique moderne ne le cèdent pas à ceux de l’Ancien.
Le Président
Point du tout. Cette conclusion n’est pas bonne ; ce qui est d’Horace dans les Satires du Moderne n'est que traduit, et par conséquent ne peut être comparé avec le reste qui est original.
L’Abbé
Vous savez avec quel soin et avec quel succès ces endroits ont été traduits, et si vous voulez bien en dire la vérité vous avouerez qu’ils sont mieux tournés dans le français que dans l’original, dont la versification est bien la plus rude, la plus scabreuse et la plus cahotante qui ait jamais été 648 Horace lui-même, au début de la Satire I , 4 (v. 39-42), se retranche du nombre des poètes en expliquant pratiquer dans ses Satires le sermo, c’est-à-dire la langue parlée tous les jours, à l’image de Lucilius « raboteux » dans ses vers (v. 8). [DR] . J’ai mis en prose quelques endroits de ces 232 deux Auteurs qui nous serviront à en faire la comparaison.
Le Chevalier
Voilà qui est bien, mais dites-moi, approuvez-vous la liberté que plusieurs Satiriques modernes se sont donnée de nommer par leur nom les gens qu’ils maltraitent dans leurs Satires 649 Une des grandes questions concernant la satire, à laquelle Boileau dut répondre dans son Discours sur la satire(1668). [CNe] ?
L’Abbé
Nullement.
Le Président
Cependant ils ont tous les Anciens, et pour garants et pour modèles 650 C’est un des arguments majeurs de Boileau dans le Discours sur la satire : « On me dira que Lucilius vivait dans une République, où ces sortes de libertés peuvent être permises. Voyons donc Horace qui vivait sous un empereur, dans les commencements d’une monarchie, où il est bien plus dangereux de rire qu’en un autre temps. Qui ne nomme-t-il point dans ses satires ? et Fabius le grand causeur, et Tigellius le fantasque, et Nasidienus le ridicule, et Nomentanus le débauché, et tout ce qui vient au bout de sa plume. On me répondra que ce sont des noms supposés. O la belle réponse ! Comme si ceux qu’il attaque n’étaient pas des gens connus d’ailleurs ; comme si l’on ne savait pas que Fabius était un chevalier romain qui avait composé un livre de droit ; que Tigellius fut en son temps un musicien chéri d’Auguste ; que Nasidienus Rufus était un ridicule célèbre dans Rome ; que Cassius Nomentanus était un des plus fameux débauchés de l’Italie. Certainement il faut que ceux qui parlent de la sorte, n’aient pas fort lu les Anciens et ne soient pas fort instruits des affaires de la Cour d’Auguste. Horace ne se contente pas d’appeler les gens par leur nom : il a si peur qu’on ne les méconnaisse, qu’il a soin de rapporter jusqu’à leur surnom, jusqu’au métier qu’ils faisaient, jusqu’aux charges qu’ils avaient exercées. », OC, éd. Fr. Escal, Paris, Gallimard, 1966, p. 58. [DR] .
Le Chevalier
On pourrait avoir les Anciens pour garants et pour modèles sur bien des choses dont il ne serait pourtant guère honnête d’être accusé.
233L’Abbé
Il n’est point vrai que tous les Anciens en aient usé de la sorte : je n’en veux point d’autre preuve qu’une
Épigramme
de Martial que je vais vous dire. J’ai pris plaisir à la mettre en Français.
À l’Empereur Domitien.
Dans nos jeux arrivés à leur cinquième Livre
Nul encor ne s’est plaint d’avoir été joué,
Mais plusieurs sont ravis d’y voir leur nom loué
Et loué par des vers qui doivent toujours vivre.
Sans profit, il est vrai, je mets là mon loisir,
Mais quoi ? j’aime à faire plaisir.
Ad Cæsarem Domitianum. EPIG. XV.LIV. V.
Quintus nostrorum liber est Auguste jocorum
Et queritur læsus carmine nemo meo
Gaudet honorato sed multus nomine lector
Cui victura meo carmine fama datur.
Quid tamen hæc prosunt quamvis veneratia multos ?
Non prosunt sane me tamen ista juvant.
651
Il ne s’agit pas de la traduction de Marolles. La rime joué/loué permet de faire référence à l’idée de lusus typique de la manière dont Martial présente ses épigrammes. Merci à G. Métayer pour ses éclaircissements sur le sujet. [DR]
234
Il n’y a point d’injure ni d’infamie que Martial n’ait dites à différentes personnes dans les quatre premiers livres de ses
Épigrammes
. Cependant il assure que personne ne s’est encore plaint d’y avoir été maltraité, cela conclut nécessairement que tous les Noms qu’il a mis dans ses
Épigrammes
médisantes n’étaient que des Noms en l’air, qui ne désignaient personne en particulier, tels que ceux de Jean, de Martin, de Catin, de Margot et autres semblables dont nous nous servons
652
L’épigramme de tradition romaine s’apparente à une miniature de la satire et c’est à ce titre qu’elle suscite ce questionnement sur les noms et la médisance ad hominem. Concernant Martial, l’idée qu’il a mis les noms propres des gens qu’il loue et des noms de convention de ceux dont il médit est topique, et vient de ses épigrammes elles-mêmes, en particulier de la préface en prose (livre I) où il oppose sa pratique, respectueuse non seulement des petites gens mais des noms propres, à celle de ses prédécesseurs. D’autres épigrammes y reviennent plus ou moins explicitement, notamment la X, 33, 10 où Martial se propose de « parcere personis » pour « dicere de vitiis », formule célèbre, glosée par le père François Vavasseur, l’un des théoriciens français du genre, au XVIIe siècle ( De Epigrammate liber et epigrammatum libri tres, Paris, 1669, p. 89). Merci à Guillaume Métayer pour ces éclaircissements sur le sujet. [DR]
, et comme il ajoute que plusieurs gens lui ont su gré d’avoir été nommés dans ses vers d’une manière honorable, il paraît qu’il mettait les noms effectifs quand il louait quelque vertu ou quelque belle action, mais point du tout quand il voulait blâmer quelque vice ou quelque action criminelle.
Le Président
J'avoue que nos Satiriques mo235 dernes auraient mieux fait d’imiter en cela Martial, que de suivre l’exemple d’Horace ; mais quand on pèche après un si grand Homme, la faute est bien légère.
L’Abbé
Quoi, vous voulez qu’Horace soit un modèle en fait de Morale, aussi bien qu’en matière de Poésie ? vous vous moquez.
Le Chevalier
Quoi qu’il en soit, cela n’a pas peu servi à donner de la réputation aux ouvrages dont nous parlons.
L’Abbé
Il est vrai que cette licence qui devait exciter l’indignation du Public a été reçue avec des applaudissements incroyables, et j’avoue que ce n’est pas là une petite honte au Siècle que je défends, et que j'ai entrepris de mettre au-dessus de tous les autres 653 Allusion à la retentissante Querelle qui suivit la publication des Satires de Boileau en 1666 et illustra un goût pour la polémique peu compatible avec l’exigence de politesse urbaine maintes fois réitérée par Perrault dans Le Parallèle . Voir sur ce point P. Debailly, « Nicolas Boileau et la querelle des Satires », Littératures classiques, 2009/1, n° 68, p. 131-144. [DR] . Il y a eu dans le succès de 236 ces Satires une illusion de l’Amour-propre qui mérite bien d’être remarquée 654 À partir de 1666, Boileau devient en effet un auteur à la mode : le recueil des Satires connaît sept éditions en deux ans et plus d’une vingtaine jusqu’en 1672. Pour nombre de contemporains, il s’agit là d’un succès de scandale et la Querelle des Satires donna lieu à la dénonciation d’une complaisance malsaine dans l’insulte et la médisance ; voir sur ce point B. Beugnot et R. Zuber Boileau. Visages anciens, visages nouveaux, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 1973, p. 13 sq. [DR] . Les lecteurs se sont imaginés valoir mieux que les hommes dont on se moquait, et les Poètes que le plaisir qu’ils donnaient, était l’unique effet de la beauté de leurs Poésies, quoique assurément ce qu’il en coûtait aux honnêtes gens qu’ils maltraitaient y eût beaucoup de part.
Le Président
Tout cela ne me semble point si atroce que vous le faites, ces Auteurs se sont divertis aux dépens de quelques méchants Poètes, et puis c’est tout. Voilà un grand crime ?
Le Chevalier
Bien des gens sont nommés dans leurs Satires pour autre chose que pour avoir fait de méchants vers. 655 L’une des interprétations les plus courantes de l’humeur maligne du satirique consiste à rapporter cette dernière à la frustration de Boileau : le nom du poète n’avait pas été couché par Chapelain sur la liste des auteurs à gratifier proposée à Colbert en 1663. [DR]
L’Abbé
Quand il serait vrai que les Sa237 tiriques, dont nous parlons, n’auraient maltraité que de méchants Poètes, a-t-on dû 656 Pour « aurait-on dû » (selon l’usage du XVIIe siècle). [CNe] mettre Monsieur Quinault de ce nombre 657 Allusion au reproche fait par les Anciens à l’auteur d’ opéras pour ses vers « doucereux », et sans force sans la musique. Charles et Pierre Perrault ont participé, du côté de Quinault, à la querelle autour de son Alceste (1674). [CNe] ? on serait fort mal reçu à le faire aujourd’hui. Quand il entra dans le monde, et qu’il fit jouer ses premières Comédies 658 Il s’agit de ce qu’on a appelé la première carrière de Quinault, entre 1653 et 1670 (comédies, tragédies, et tragi-comédies). [CNe] ce fut une affluence de spectateurs incroyable, et des applaudissements qu'on entendait des rues voisines 659 Le succès public de Quinault dès le début de sa carrière à l’hôtel de Bourgogne ou au théâtre du Marais lui valut d’être gratifié par la monarchie et d’être reçu à l’Académie en 1670. [DR] . Les prétendus Connaisseurs ayant conclu par leurs profonds raisonnements qu’un jeune homme ne pouvait pas entendre le Théâtre, dirent qu’il y avait à la vérité quelque lueur d’esprit dans ses Comédies ; mais qu’il n’y avait point d’art ni de conduite, comme s’il y avait un plus grand art que celui de charmer tous ses auditeurs, et de les faire revenir trente fois de suite à la même Comédie, la vérité est que ses Tragédies et ses Comédies ne sont pas toutes dans la dernière régularité, mais qui ne sait qu’en fait de Comédies, quelques 238 légers défauts ne les empêchent pas d’être belles 660 Dans les années 1650, les premiers succès de Quinault lui valurent l’hostilité de certains de ses rivaux ou d’une partie des milieux mondains. L’argumentation de Perrault n’est pas sans rappeler celle de Corneille lors de la Querelle du Cid où le plaisir du public justifie l’irrégularité de la construction poétique à l’égard de la norme aristotélicienne. Perrault renchérit sur ce jugement dans les Hommes illustres qui ont paru en France pendant ce siècle, Paris, Dezallier, 1697, t. I, p. 81. Sur la situation de Quinault dans l’esthétique « irrégulière », voir W. Brooks, Philippe Quinault, dramatist, Oxford, Bern, Berlin, 2009. [DR] . Quand il vint à faire des Opéras un certain nombre de personnes de beaucoup d’esprit et d’un mérite distingué, se mirent en fantaisie de les trouver mauvais, et de les faire trouver tels par tout le monde 661 Allusion à la querelle d’ Alceste de 1674. Racine, dans la préface d’ Iphigénie, et Boileau, à de nombreuses reprises (par exemple dans la Satire II : « Si je pense exprimer un Auteur sans défaut, / La raison dit Virgile, et la rime Quinault », éd. Fr. Escal, Paris, Gallimard, 1966, p. 17), attaquèrent les productions de Quinault et le genre de l’opéra perçu comme une récupération indigne et une altération opportuniste de la tragédie antique. Voir le volume édité par W. Brooks, B. Norman et J. Morgan Zarucchi, Alceste suivi de La Querelle d’Alceste, Anciens et Modernes avant 1680, Genève, Droz, 1994. [DR] . Un jour qu’ils soupaient ensemble ils s’en vinrent sur la fin du repas vers Monsieur de Lully, qui était du souper, chacun le verre à la main, et lui appuyant le verre sur la gorge, se mirent à crier, renonce à Quinault, ou tu es mort 662 Boileau serait l’auteur de ce bon mot d’après le Journal de Paris, 29 octobre 1809, n° 302, p. 2198. Lully collabora avec Molière pour ses comédies-ballets, avant de s’associer (avec grand succès) à Quinault pour le livret de ses opéras (entre autres Cadmus et Hermione, 1673 ; Alceste, 1674 ; Atys, 1676, Armide, 1686). [DR] / [CNe] . Cette plaisanterie ayant beaucoup fait rire, on vint à parler sérieusement, et l’on n’omit rien pour dégoûter Lully de la Poésie de Monsieur Quinault ; mais comme ils avaient affaire à un homme fin et éclairé, leurs stratagèmes ne firent que blanchir 663 Furetière : « blanchir : se dit des coups de canon qui ne font qu’effleurer une muraille, et y laissent une marque blanche. En ce sens on dit au figuré que ceux qui entreprennent d’attaquer, ou de persuader quelqu’un, et dont tous les efforts sont inutiles, que tout ce qu’ils ont fait, tout ce qu’ils ont dit n’a fait que blanchir devant cet homme ferme et opiniâtre ». [CNe] . L’on parla de moi dans cette rencontre, et l’un de ces Messieurs 664 Voir la note 641. [DR] dit avec bonté, que c’était une chose fâcheuse que je m’opiniâtrasse toujours à vou239 loir soutenir Monsieur Quinault 665 Allusion à la Critique de l’Opéra, ou examen de la tragédie intitulée Alceste, ou le Triomphe d’Alcide, Paris, C. Barbin, 1674. Ce dialogue anonyme en faveur de Quinault, contre le parti des Anciens, est attribué à Charles, et/ou à Pierre Perrault. [CNe] , qu’il est vrai que j’étais son ancien ami 666 Quinault et Perrault entretiennent une amitié depuis les années 1650. Quinault était l’un des familiers reçus dans l’intimité de la maison de Viry-sur-Orge propriété de famille maternelle héritée par Pierre Perrault en 1657. Voir sur ce point Patricia Bouchenot-Déchin, Charles Perrault , Paris, Fayard, 2018. [DR] , mais que l’amitié avait des bornes, et que Monsieur Quinault étant un homme noyé 667 Furetière : « noyer : se dit figurément en Morale, pour dire, se perdre s’abîmer. [...] Ne lui prêtez pas de l’argent, c’est un homme noyé ». [CNe] je ne ferais autre chose que de me noyer avec lui ; en un mot, que si j'avais un ami dans la Compagnie 668 Furetière : « se dit encore des assemblées qui se font avec permission du Prince, pour des exercices honnêtes, ou pieux. L’ Académie française est une Compagnie qui s’assemble au Louvre pour la politesse de la Langue. Elle va saluer le Roi en corps avec les autres Compagnies. » [DR] , cet ami devait m’en avertir charitablement. Monsieur D*** 669 Il est peu probable qu’il s’agisse de Boileau (Despréaux). L’anecdote est glosée et prolongée par Boscheron dans sa Vie de Philippe Quinault, accompagnant l’édition du Théâtre de l’auteur chez la veuve Duschesne, Paris, 1778, p. 40. L’interlocuteur de Perrault y est qualifié de « galant homme ». [DR] qui avait de la bonté pour moi, et chez qui se donnait le repas, se chargea de cette commission. Après qu’il m’eut fait sa salutaire remontrance, et que je l’en eus remercié, je lui demandai ce que ces Messieurs trouvaient tant à reprendre dans les Opéras de Monsieur Quinault. Ils trouvent, me dit-il, que les pensées n'en sont pas assez nobles, assez fines, ni assez recherchées, que les expressions dont il se sert sont trop communes et trop ordinaires, et enfin que son style ne consiste que dans un certain nombre de paroles qui reviennent toujours 670 Les reproches contre un style terne et un vocabulaire pauvre nourrissent les attaques récurrentes de Racine, Boileau et La Fontaine contre Quinault. [DR] . 240 Je ne suis pas étonné, lui répondis-je, que ces Messieurs qui ne savent ce que c’est que Musique, parlent de la sorte, mais vous, Monsieur, qui la savez si parfaitement, qui en connaissez toutes les finesses, et à qui la France doit cette propreté et cette délicatesse dans le chant que toutes les autres Nations n’ont point encore, ne voyez-vous pas que si l’on se conformait à ce qu’ils disent on ferait des paroles que les Musiciens ne pourraient chanter, et que les auditeurs ne pourraient entendre ? Vous savez que la voix, quelque nette qu’elle soit, mange toujours une partie de ce qu’elle chante, et que quelque naturelles et communes que soient les pensées et les paroles d’un air, on en perd toujours quelque chose 671 Annotation en cours. ; que serait-ce si ces pensées étaient bien subtiles et bien recherchées, et si les mots qui les expriment étaient des mots peu usités et de ceux qui n’entrent que dans la grande et sublime Poé241 sie, on n’y entendrait rien du tout. Il faut que dans un mot qui se chante la syllabe qu’on entend fasse deviner celle qu’on n’entend pas, que dans une phrase quelques mots qu’on a ouïs fassent suppléer ceux qui ont échappé à l’oreille, et enfin qu’une partie du discours suffise seule pour le faire comprendre tout entier 672 Annotation en cours. . Or cela ne se peut faire à moins que les paroles, les expressions et les pensées ne soient fort naturelles, fort connues et fort usitées ; ainsi, Monsieur, on blâme Monsieur Quinault par l’endroit où il mérite le plus d’être loué, qui est d’avoir su faire avec un certain nombre d’expressions ordinaires, et de pensées fort naturelles, tant d’ouvrages si beaux et si agréables, et tous si différents les uns des autres. Aussi voyez-vous que Monsieur de Lully ne s’en plaint point, persuadé qu’il ne trouvera jamais des paroles meilleures à être mises en chant et plus propres à faire paraî242 tre sa Musique 673 Perrault rend compte ici du débat contemporain entre supériorité de la musique sur le discours, ou supériorité du discours sur la musique – débat qui n’a que des relations indirectes avec la querelle. [CNe] . La vérité est qu’en ce temps-là j’étais presque le seul à Paris qui osât se déclarer pour Monsieur Quinault, tant la jalousie de divers Auteurs s’était élevée contre lui, et avait corrompu tous les suffrages et de la Cour et de la Ville 674 Perrault se donne le beau rôle ; en réalité l’association Quinault- Lully connut tout de suite le succès public, sinon critique. [CNe] ; mais enfin j’en ai eu satisfaction. Tout le monde lui a rendu justice dans les derniers temps, et ceux qui le blâmaient le plus ont été contraints par la force de la vérité, de l’admirer publiquement, après avoir connu qu’il avait un génie particulier pour ces sortes d’ouvrages 675 On perçoit ici l’amitié de Perrault pour Quinault qu’il soutient dans son ascension et auquel il consacre une section de ses Hommes illustres, voir la note 635. Voir sur ce point P. Bouchenot-Déchin, Perrault , Paris, Fayard, 2018, p. 196 sq. [DR] .
Le Chevalier
Voilà une apologie pour Monsieur Quinault qui m'a fait plaisir, car j'ai toujours aimé ses ouvrages, et je sais presque tous ses Opéras par cœur. Comme Monsieur Chapelain n’était pas moins de votre connaissance que Monsieur Quinault, pourriez-vous bien nous 243 faire pour lui une pareille Apologie, je serais ravi de l’entendre.
L’Abbé
La chose est un peu plus difficile ; ce n’est pas que Monsieur Chapelain n’ait eu bien du mérite en sa manière, mais il se trouve deux obstacles à sa louange difficiles à surmonter ; l’un la dureté de sa versification 676 De La Mesnardière à Boileau, pour ses contemporains, jusqu’à Georges Collas, Un poète protecteur des lettres au XVIIe siècle. Jean Chapelain (1595-1674) [1912], Genève, Slatkine, 1970, Chapelain est en effet unanimement considéré comme un piètre versificateur. Sur l’interprétation de ce passage, voir L. Goupillaud, « Chapelain recoiffé par Perrault : une apologie paradoxale de La Pucelle », XVIIe siècle, 2002/2, n° 215, p. 343-368. [DR] , et l’autre la prévention où on est contre La Pucelle 677 Pour un témoignage de cette réception défavorable de l’épopée de Chapelain, dont l’échec en 1656 empêcha même la publication intégrale, voir la comédie parodique du Chapelain décoiffé, œuvre collective à laquelle auraient participé Boileau, Racine et Furetière. [DR] . Cependant je veux bien faire son apologie pour votre satisfaction et pour la mienne, à condition que Monsieur le Président n’en prendra pas occasion de me dire que j’oppose Chapelain à Virgile, car je déclare hautement que ce n’est point mon intention, et que je le fais seulement par l’intérêt que j’ai, en soutenant la Poésie moderne, de défendre les Poètes de notre siècle, que l’on a maltraités. Comme Monsieur Chapelain faisait une grande figure parmi les 244 gens de lettres, et qu’il avait même trois mille livres de pension du Roi, outre celle de quatre mille livres que Monsieur de Longueville 678 Henri II, duc de Longueville (1595-1663). [CNe] lui faisait toucher tous les ans, circonstances aggravantes et difficiles à digérer à des Poètes qui n’en avaient point encore 679 Allusion à la réaction de Boileau quand il découvrit que ni lui ni son frère Gilles ne figuraient sur la liste des gratifiés établie par Chapelain en 1663 à la demande de Colbert. [DR] , ce fut contre lui qu’on dressa les plus fortes et les plus cruelles batteries 680 Voir note lexicale t. 2, page 73, note 185. Il est vrai que Chapelain suscita beaucoup de jalousies, et cela quel que soit le camp. Voir Georges Collas, Un poète protecteur des lettres au XVIIe siècle. Jean Chapelain (1595-1674) [1912], Genève, Slatkine, 1970. [CNe] : on commença par le défigurer dans quatre ou cinq Satires lâchées l’une après l’autre 681 Annotation en cours. , où l’on n’omit rien de ce qui peut couler à fond un Auteur, et on alla jusqu’à donner des oreilles d’âne à quiconque pouvait souffrir ses poésies 682 Allusion au piètre jugement artistique du roi Midas. Appelé comme arbitre dans le concours de musique qui vit s’affronter le satyre Marsyas et le dieu Apollon, Midas donna, contre l’avis des Muses, la victoire à Marsyas. Pour se venger, Apollon l’affubla d’une belle paire d’oreilles d’âne, qui emblématisent, depuis ce temps, le manque de discernement en matière esthétique. (Hygin, Fables, CXCI). [BR] . Personne ne voulut avoir des oreilles d’âne, et il fallut trouver La Pucelle détestable. Ensuite quelques personnes mal intentionnées choisirent dans toute La Pucelle quatre vers les plus disgraciés de tout l’ouvrage pour en former un quatrain ridicule qui fut porté de maison en maison comme un échantillon de l’ouvrage 683 Annotation en cours. .
245Le Chevalier
Savez-vous ces quatre vers ?
L’Abbé
Non. Mais je les ouï dire plusieurs fois.
Le Chevalier
Les voici.
Rochers raides et droits dont peu tendre est la cime
De mon barbare sort l’âpre état vous savez,
Savez aussi durs bois qu’ont cent hivers lavés
Qu'Holocauste
684
Furetière : « holocauste ; se dit figurément pour victime » ; s’offrir en holocauste : s’offrir comme victime. [CNe]
est mon cœur pour un front magnanime
Le Président
Voilà d’étranges vers !
Le Chevalier
Aussi ont-ils été faits pour être étranges.
246Le Président
Est-ce que ces vers-là ne sont pas des vers de La Pucelle ?
Le Chevalier
Non assurément. Et Monsieur l'Abbé a donné dans le panneau comme les autres, il peut y en avoir quelques mots çà et là, mais il ne se trouvera aucun de ces vers tout entier dans La Pucelle 685 Annotation en cours. .
L’Abbé
Vous m’étonnez.
Le Chevalier
Ces vers n’ont pas laissé de réjouir bien du monde.
L’Abbé
En savez-vous la raison ?
Le Chevalier
C’est que l’on aime à rire, et que la médisance a un sel plus piquant 247 et plus agréable que tout le sel attique 686 Voir page 204, note 550 et page 303, note 813. [CNe] (cela soit dit avec la permission de Monsieur le Président.)
L’Abbé
C’en est assurément une des raisons principales, mais il y en a encore une autre qui n’est pas moins forte. C’est que quand un auteur donne un gros livre au public, et particulièrement un gros Poème, le public regarde ce présent comme une charge qui lui est imposée : car il faut lire les livres nouveaux, ou du moins en avoir assez de connaissance pour en parler. Si quelques jours après l’édition du poème il paraît une Épigramme qui coule le poème à fond 687 Furetière : « couler à fond un vaisseau, c’est le percer à coups de canon dans les œuvres vives, ou l’ouvrir en quelque autre manière que ce soit pour y faire entrer l’eau et le submerger ». [CNe] , c’est une joie universelle parce qu’on se voit par là dispensé de le lire, et que si l’on vient à en parler dans les compagnies on n’a qu’à réciter l’Épigramme qui le tourne en ridicule, et par là on se tire d’affaire. Je me souviens que m’étant trouvé 248 un jour dans une compagnie 688 Annotation en cours. où l’on récita les quatre vers ridicules dont nous parlons, et où l’on s’écriait tour à tour, quelle extravagance, quelle misère ! peut-on avoir fait un livre aussi ridicule que La Pucelle ? on remarqua que je ne riais point et que je ne disais mot. Est-ce que vous n'êtes pas de l’avis qui court, Monsieur l’Abbé ? me dit le maître de la maison, et voulez-vous vous ériger en défenseur de La Pucelle ? Sans prendre cette qualité, lui répondis-je, j’oserai dire qu’il n’y a pas de justice à condamner un grand Poème sur quatre vers de pièces rapportées et cousues ensemble malicieusement : il n’y a point d’ouvrage qu’on ne rende ridicule en lui faisant le même mauvais tour. Et parce que la personne qui m’avait provoqué à parler aimait fort les bâtiments et s’y connaissait : on fait ici la même chose, poursuivis-je, que si l’on condamnait un grand 249 Palais comme ridicule et mal construit, parce qu’on aurait remarqué dans toute l’étendue de l’Édifice quatre ou cinq pierres un peu graveleuses 689 « Qui est mêlé de gravier » ( Furetière, 1727). [CNe] ou écornées. Il faut pour bien juger d’un bâtiment s’en éloigner d’une distance raisonnable en sorte que l’œil l’embrasse tout entier et de là examiner les proportions de toutes les parties les unes avec les autres, voir si les règles de la belle Architecture y sont bien observées, si la magnificence des dehors s’accorde avec la commodité des dedans, s’il y a de quoi loger le Prince et ses Officiers d’une manière convenable à sa grandeur, et en sorte que son service s’y puisse faire aisément et avec dignité. Comme il se trouve peu de gens capables de juger ainsi de la beauté d’un édifice, il ne s’en rencontre guère aussi qui puissent bien porter leur jugement d’une manière semblable sur la beauté d’un poème Épique. Hors ceux qui en 250 ont fait ou qui en pourraient faire et un petit nombre de personnes qui ont du goût pour ces sortes d’ouvrages, le reste du monde n’est point en droit ni en état d’en juger comme il faut. Le sujet de La Pucelle est un des plus beaux qui ait jamais été, c’est une fille extraordinaire envoyée de Dieu pour le rétablissement du plus beau Royaume de la Terre, et qui le rétablit effectivement ; où trouver rien de plus merveilleux, ni qui autorise davantage de faire intervenir et le Ciel et l’Enfer ? la mission de cette Guerrière qui marque une assistance visible de la part de Dieu, n’induit-elle pas naturellement à croire tous les secours des Anges, et toutes les traverses des Démons dont il plaît au Poète d’embellir son ouvrage, choses qui révoltent ordinairement les lecteurs dans les sujets où l’histoire ne marque point que le Ciel se soit déclaré 690 Allusion à la querelle sur la question du merveilleux chrétien dans l’épopée (voir l’emploi du mot « merveilleux » un peu plus haut), entre Desmarets de Saint-Sorlin, qui le recommande (à la suite du Tasse, Discours du poème héroïque) et Boileau, qui le condamne ( Art poétique ) ; l’ Abbé semble adopter une position médiane : il approuve son utilisation, mais uniquement si ce « merveilleux » est en quelque sorte « historiquement attesté ». En effet, le rationalisme de Perrault l’amène à se défier de toutes les formes de croyances « superstitieuses » ; il ne manque d’ailleurs pas de plaisanteries burlesques sur celles-ci, tant chrétiennes que païennes, dans L’Enéide burlesque (voir Le Burlesque selon les Perrault, op. cit.). [CNe] ? L’événement n’est ni trop 251 éloigné ni trop proche de notre temps, son éloignement donne lieu au Poète de feindre ce qu’il lui plaît, sans qu’on puisse le démentir, et sa proximité empêche qu’on ne le regarde comme quelque chose de fabuleux 691 Annotation en cours. . En même temps que la Pucelle, cette fille toute remplie de vertu, et qui peut être regardée comme la vertu même, vient donner du courage à un Prince abattu 692 Annotation en cours. , l’histoire fournit une autre fille d’un caractère tout opposé, la belle Agnès 693 Annotation en cours. , qui ne respire que les plaisirs et la mollesse, de sorte que l’état où le Prince se trouve au milieu d’elles, de même que l’Hercule de la Fable, entre la Vertu et la Volupté, qui le sollicitent chacune à entrer dans la voie qu’elles lui proposent, représente parfaitement ce qui arrive à tous les hommes en général, et produit une moralité que les maîtres de l’Art demandent dans ces sortes d’ouvrages pour les rendre utiles à tout le monde. L'his252 toire fournit encore le Comte de Dunois comme un Héros parfait 694 Annotation en cours. , et le Duc de Bourgogne comme un très méchant homme 695 Annotation en cours. . Ce contraste…
Le Chevalier
Je crois que la chose est comme vous le dites, mais la lecture de La Pucelle ne laisse pas d’être bien ennuyeuse.
L’Abbé
L’avez-vous lue ?
Le Chevalier
Non, Dieu merci.
L’Abbé
De quoi vous avisez-vous donc de dire que la lecture en est fort ennuyeuse ?
Le Chevalier
C'est que tout le monde le dit.
253L’Abbé
Et qui vous assure que ce monde qui parle ainsi, en soit mieux informé que vous ? Il est vrai que la versification en est souvent dure, sèche et épineuse, et particulièrement dans les endroits où elle devrait être la plus tendre, la plus douce et la plus agréable, comme dans les matières d’amour et de galanterie 696 La poésie lyrique galante se caractérise en effet par une versification très souple (emploi de strophes hétérométriques et de vers mêlés ; variété dans la disposition des rimes). On pourrait rétorquer à l’abbé que la forme épique (vers longs, isométriques à rimes plates) est forcément plus contrainte. [CNe] . Ce n’est pas qu’il ne pense juste, et qu’il ne dise en substance ce qu’il faut dire, mais l’expression est souvent un peu disgraciée. Quand il veut faire le portrait de la belle Agnès, la manière dont il s’y prend est très ingénieuse, et très Poétique 697 Annotation en cours. : il feint qu’elle est au milieu d’un cabinet magnifique garni de grands miroirs, où elle se voit tout entière, et de tous côtés, que là elle admire sa taille noble et dégagée, son port majestueux et l’air charmant de toute sa personne, qu'elle y voit un front serein, des yeux 254 vifs, une bouche vermeille, un teint, des cheveux, etc. Si l’expression avait secondé ce dessein, si dans cet endroit et dans cinq ou six autres encore de son Poème il avait pu répandre une centaine de vers tendres, doux et agréables que les Dames eussent pris plaisir à lire, et à apprendre par cœur 698 Toujours la référence au plaisir des lectrices comme critère de valeur – et de succès. [CNe] , je suis sûr que son Poème aurait l’approbation que l’on lui a refusée.
Le Président
Comptez-vous pour rien de n’avoir pu jeter dans son ouvrage les agréments, dont vous parlez ?
L’Abbé
Je le compte pour beaucoup, mais on peut dire que ces vers tendres que Monsieur Chapelain n’a pas faits, se font tous les jours par des gens d’un mérite inférieur au sien.
Le Chevalier
Il me vient une pensée ; qui sait, si lorsque notre langue aura beau255 coup changé, ou qu’elle sera morte, et que par conséquent on ne s’apercevra plus de ces duretés d’expression, et de versification qui nous dégoûtent, on ne changera point de sentiment à l’égard de La Pucelle , surtout lorsqu’on lira les témoignages avantageux qu’en rendent les Ménages, les Balzacs, les Heinsius, les Vossius, et tous les grands hommes contemporains de Monsieur Chapelain, qui seront alors dans toute leur force, n’étant plus contredits par la voix publique 699 Gilles Ménage (1613-1692), écrivain et grammairien ; Jean-Louis Guez de Balzac (1597-1654), connu pour ses Lettres ; Gérard Jean Vossius (1577-1649) et Daniel Heinsius (1580-1655), humanistes hollandais, théoriciens de la rhétorique et de l’art poétique. L’ennui, c’est que les trois derniers étaient morts avant la parution de La Pucelle (1656). Mais on sait que Chapelain mit très longtemps à la rédiger, et qu’il en fit certainement lire des passages aux critiques réputés du temps. [CNe] .
L’Abbé
Pareille chose est arrivée plus d’une fois ; quoi qu’il en soit, je soutiens sans vouloir néanmoins prendre Monsieur Chapelain pour mon Héros, qu’on a eu tort de le traiter comme on a fait, et qu’il méritait d’être épargné quand il n’aurait jamais composé d’autre ouvrage que l’ Ode qu’il fit pour le Cardinal de Richelieu 700 Ode à Monseigneur le Cardinal duc de Richelieu, Paris, J. Camusat, 1633. [CNe] .
256Le Président
Elle est belle assurément, et a eu beaucoup de réputation.
Le Chevalier
Que dites-vous de ces deux Abbés, qui ont été tournés en ridicule par un seul Vers ? Il faut, a-t-on dit, être assis plus au large dans un festin, qu’aux sermons de Cassagne, et de l’Abbé Cotin 701 Jacques Cassagne, considéré comme un bon orateur sacré, fut aussi un polygraphe, et l’éditeur des Œuvres de Guez de Balzac ; Charles Cotin, abbé mondain, célèbre pour ses prédications, pour sa poésie, mais aussi pour les attaques satiriques dont le firent victime Boileau et Molière. Il s’agit d’une citation directe de deux vers de la Satire III de Boileau qui s’en prend à ces deux auteurs protégés et gratifiés par Colbert et Chapelain et se moque de leur succès de circonstance ( OC, éd. Fr. Escal, Paris, Gallimard, 1966, p. 21). [CNe] / [DR] .
L’Abbé
J’ai ouï prêcher l’Abbé Cotin, mais je vous puis assurer que j'ai été fort pressé 702 Ce qui signifie qu’il y avait beaucoup de monde – confirmant ainsi la critique de Boileau ; le « mais » ne se comprend donc guère. [CNe] à son Sermon, c’était aux Nouvelles Catholiques de la rue Sainte-Avoye 703 Œuvre fondée pour réunir et soutenir les nouvelles converties. [CNe] , où il satisfit extrêmement son auditoire. Il faut que je vous conte à ce sujet une circonstance de sa vie bien singulière. Monsieur l’Abbé Cotin n’avait pas grand bien de son patrimoine ; mais il lui échut tout à coup deux ou trois successions qui le rendirent riche. Les 257 affaires et les procès qui lui vinrent avec les richesses, l’obligèrent à plaider contre des fermiers et contre des locataires qui ne payaient pas, il fallut faire des baux, faire faire des réparations, et enfin donner et recevoir des exploits à tous moments. Le langage et le style du Châtelet 704 Siège de justice à Paris. Cela peut être vrai, mais en même temps il est de bon ton d’affirmer que l’on ne comprend rien au langage juridique, ou jargon du Palais. [CNe] où il ne connaissait rien le désolaient. Il était au désespoir de ne pouvoir lire le moindre exploit, lui qui lisait sans peine l’Hébreu, le Syriaque, et toutes les langues Orientales. L’administration de son bien le fatigua si fort, qu’il résolut de le donner à un de ses parents, à condition d’être logé et nourri chez lui le reste de ses jours, et qu’il lui serait donné tous les ans une certaine somme pour son entretènement 705 Furetière : « Dépense qu’on fait pour les choses nécessaires à la vie ». [CNe] et ses menus plaisirs. La donation ainsi faite entre vifs, les collatéraux 706 Furetière : « Se dit au figuré d’un parent qui n’est point au rang des ascendants, ni descendants [...], tel que sont les oncles, tantes, neveux, nièces, cousins, cousines ». [CNe] présentèrent aussitôt requête pour lui faire créer un Curateur 707 Furetière : « Celui qui est élu ou nommé pour avoir soin des biens et des affaires d’une personne [...] interdite », c’est-à-dire à qui on a ôté l’administration de son bien pour incapacité à le gérer. [CNe] , prétendant qu’un homme ne peut pas faire une plus grande fo258 lie que de donner tout son bien à un autre. Monsieur l’Abbé Cotin au lieu de comparaître ou de répondre juridiquement à l’assignation 708 Annotation en cours. , va voir ses Juges, et les prie de venir à quelques-unes des Prédications qu’il doit faire pendant le Carême, consentant de recevoir un Curateur, s’ils l’en jugent digne après qu’ils l’auront entendu. Les Juges acceptèrent sa proposition, et revinrent si satisfaits de ses Sermons, et si indignés de l’injustice et de l’insolence de ses parents, qu’ils les condamnèrent et aux dépens et à l’amende 709 Annotation en cours. . Monsieur l’Abbé Cotin savait beaucoup, et ce qui semblait devoir l’exempter des traits de la Satire, savait le Grec en perfection, il aurait pu dire par cœur, presque tout Platon, et tout Homère 710 Annotation en cours. : il savait aussi, comme je crois l’avoir déjà dit, une grande partie des langues Orientales 711 Annotation en cours. . Il faisait bien des Vers comme on le peut voir dans une excellente Pa259 raphrase qu’il nous a donnée du Cantique des Cantiques , qu’il a intitulée La Pastorale Sacrée , et qu’il a accompagnée de plusieurs Dissertations pleines d’érudition 712 La Pastorale sacrée […]. Avec plusieurs discours et observations, Paris, P. Le Petit, 1672. [CNe] . Était-ce là un homme à s’en jouer comme on a fait, et à proposer non seulement comme un ridicule, mais comme l’idée et le modèle des ridicules ? Pour Monsieur de Cassagne je ne l’ai pas ouï prêcher, mais je l’ai connu très particulièrement : on ne peut avoir plus d’esprit qu’il en avait ; il commença à se faire connaître par une espèce d’instruction en Vers qu’il faisait faire au Roi par Henri IV 713 Henry le Grand. Au Roy, poëme, Paris, A. Vitré, 1661. [CNe] . Cet ouvrage le fit choisir par Monsieur Colbert pour être d’une petite Académie qu’il établit pour les devises, les médailles, les inscriptions, et autres choses semblables 714 Jean-Baptiste Colbert (1619-1683) fonda l’Académie des inscriptions et belles-lettres (dite « petite Académie ») en 1663. Il lui donna pour mission d'établir les inscriptions et devises des monuments et médailles en l'honneur du roi . Perrault en fut le secrétaire dès sa fondation, et pour 20 ans. Elle joua un rôle important dans la querelle des Anciens et des Modernes, lors de la querelle des inscriptions (1676-1683) : celles destinées à accompagner les divers monuments à la gloire du roi – tableaux, bâtiments, médailles – devaient-elles être en français ou en latin ? Ce fut le français qui gagna… [CNe] , dont un homme comme lui, Ministre et Surintendant des Bâtiments tout ensemble, pouvait avoir affaire 715 Colbert fut contrôleur général des finances à partir de 1665, et secrétaire d’État de la Maison du roi à partir de 1669, jusqu’à sa mort. [CNe] (cette Académie se tient encore au Lou260 vre deux fois la semaine, à l’issue des séances de l’Académie Française 716 Annotation en cours. .) Nous avons de lui une Préface au-devant des œuvres de Balzac 717 Les Œuvres de M. de Balzac, Paris, T. Jolly / L. Billaine, 1665, 2 vol. [CNe] / [MB] , et une autre au-devant de la Traduction de L’Orateur de Cicéron 718 La Rhétorique de Cicéron, ou les trois livres du dialogue de l’Orateur, Paris, C. Barbier / L. Billaine / D. Thierry, 1673 (rééd. Lyon, H. Molin, 1692). [CNe] , qui sont assurément deux Pièces très éloquentes, et cette Traduction de L’Orateur qui est de sa façon est telle qu’il ne s’en est fait aucune en notre temps de quelque livre que ce soit, qui puisse lui être préférée, et peut-être comparée. Monsieur de Péréfixe Archevêque de Paris 719 Hardouin de Péréfixe, archevêque de Paris de 1662 à 1671. Il se montra particulièrement intransigeant dans l’affaire du Tartuffe et avec la communauté de Port-Royal durant l’affaire du Formulaire. [CNe] / [DR] faisait tant d’estime de Monsieur l’Abbé de Cassagne, qu’il l’avait engagé à faire un Sermonnaire 720 Cassagne, qui s’est rangé à l’Académie du côté des Modernes, fut chargé de prononcer l’oraison funèbre de l’archevêque Hardouin de Péréfixe en 1671. [DR] pour tout son Diocèse, c’est-à-dire, à composer des Sermons pour y être prêchés à toutes les grandes Fêtes de l’année dans les Églises où il ne se trouverait pas d’habiles Prédicateurs. La mort qui l’enleva peu de temps après avoir reçu cet ordre nous a privés de cet ouvrage.
261Le Chevalier
Je remarque que tous les hommes dont vous venez de faire l’apologie étaient de l’Académie Française.
L’Abbé
Quand on veut se faire de la réputation, il faut s’attaquer à des hommes célèbres, autrement la médisance tombe dans l’obscurité avec les hommes obscurs sur qui elle est répandue 721 Nouvel écho aux arguments échangés durant la Querelle des Satires de 1666 où Boileau fut taxé de malveillance stratégique et d’opportunisme bas. Voir les notes 616, 622, 628, 629. [DR] .
Le Chevalier
Rien n’est plus vrai, et comme un homme de qualité bien vêtu fait plus rire le peuple quand il le voit couvert de boue, que ne ferait un Crocheteur ou un Porteur de chaise, à qui il arrive souvent d’être crottés. Les gens distingués donnent pour l’ordinaire plus de plaisir au Peuple quand il les voit tourner en ridicule, que les hommes d'un mérite ordinaire.
262L’Abbé
Si l’on avait été bien raisonnable, on aurait regardé comme un titre d’honneur d’être nommé dans des Satires dont les Auteurs ne cherchaient qu’à se faire connaître en parlant d’autres Auteurs qui étaient bien connus 722 Voir la note précédente. [DR] .
Le Chevalier
Il y a encore un homme de l’Académie que j'ai été fâché de voir traiter comme on a fait.
L’Abbé
Qui ?
Le Chevalier
Saint-Amant ; c’est à mon gré un des plus aimables Poètes que nous ayons. J’ai ouï dire que ses ouvrages faisaient les délices de toute la France, à mesure qu’il les donnait au public. Est-il rien de plus agréable que sa Solitude , que sa 263 Pluie et que son Melon 723 Annotation en cours. ? Est-ce que ses Pièces satiriques ne sont pas d’un bon goût, et qu’il ne s’y moque pas agréablement des vices et des imperfections des hommes en général sans offenser personne en particulier 724 Annotation en cours. ?
L’Abbé
Il est vrai que je n’ai pu voir sans indignation traiter de fou un homme de ce mérite, sur ce qu’on suppose qu’il a mis des poissons aux fenêtres pour voir passer la Mer Rouge aux Hébreux, chose à laquelle il n’a jamais songé ayant dit seulement que les Poissons les regardèrent avec étonnement 725 Allusion aux vers assassins de Boileau dans l’ Art poétique (III, v. 261-264). Le vers exact est : « Les poissons ébahis les regardent passer » ( Moïse sauvé, idylle héroïque, A. Courbé, 1653). La critique de Boileau vise en fait ce qu’il estime être un mélange indu des tons, entre la simplicité de l’idylle et le sublime du sujet (voir aussi Art poétique , I, v. 21-26). [CNe] . Il fallait le condamner sur ce qu’il dit, et non pas sur ce qu’on lui fait dire.
Le Président
On a prétendu que l’étonnement des Poissons était une circonstance indigne d’un Poème sérieux.
264L’Abbé
On a mal prétendu. Quand David parle de ce même passage des Hébreux : il dit que les montagnes en tressaillirent de joie comme des moutons, et les collines comme des agneaux 726 Déjà cité supra. [CNe] .
Le Président
Cela est vrai, mais des montagnes et des collines sont quelque chose de grand.
L’Abbé
Est-ce que des Dauphins et des Baleines ne sont pas quelque chose d’aussi grand en leur espèce ; et peut-on se persuader qu’il y ait une affectation frivole à dire que les Monstres de la mer furent étonnés de voir passer des hommes dans les plus creux de leurs abîmes ?
Le Chevalier
Non, assurément, mais ce qui 265 peut excuser Monsieur le Président, c’est que dans le même temps que par le mot de Poissons vous vous figuriez des Dauphins et des Baleines dans les abîmes, de la mer, Monsieur le Président s’est sans doute figuré des Carpes, et des Goujons dans le baquet d’une harengère.
L’Abbé
Il faut bien que cela soit ainsi, car pour le fond de la pensée, on ne saurait la condamner, ou il faut condamner toute la Poésie, à qui rien n’est de plus ordinaire que de donner de l'étonnement, non seulement aux animaux les plus stupides, mais aux choses inanimées 727 C’est la puissance d’animation de la métaphore exposée par Aristote, Rhétorique , 1411a32-12a8. Quintilien, Institution oratoire, VIII, 6, 11. Longin explique que dans la poésie, on cherche davantage à produire « l’étonnement et la surprise », chapitre XIII du Traité du sublime traduit par Boileau, OC, éd. Fr. Escal, Paris, Gallimard, 1966, p. 363. [DR] .
Le Chevalier
Voilà une longue digression que nous avons faite à l'occasion de la Satire.
266L’Abbé
Je ne saurais m’en repentir, et ce me sera toujours un plaisir très sensible de rétablir autant qu’il est en moi la réputation des hommes de mérite.
Le Chevalier
Comme c’est Horace où nous en étions avant cette digression, il faut que je vous demande encore votre sentiment sur un de ses ouvrages, sur son Art poétique .
L’Abbé
L’
Art poétique
d’Horace est un chef-d’œuvre, et je ne puis me lasser de le lire. Cependant je trouve qu’il ne laisse pas de se ressentir un peu de son antiquité. Car les matières y pourraient être mieux rangées
728
L’impression de désordre régnant dans l’ Épître aux Pisons a souvent gêné les critiques. C’est le cas de Scaliger, voir sur ce point M. Magnien, « Le statut d’ Horace dans les
Poetices libri VII
», La Statue et l’empreinte, Paris, Vrin, 1986, p. 24. Voir plus généralement P. Grimal, Essai sur l’Art poétique d’Horace
, Paris, SEDES, 1968, chap. III. Contre la tentative d’un éditeur pour remettre le texte « en ordre », Diderot réagira ainsi dans la Correspondance littéraire du 1er octobre 1769 : « M. Le Bel, qui, s’il faut l’en croire, sait le latin supérieurement, s’est très bien aperçu qu’il y avait du désordre dans l’Art poétique d’ Horace, mais il ne s’est pas aperçu que ce désordre était tout à fait du genre épistolaire, qu’il caractérisait le poète, et que cette liberté donnait à l’ouvrage un air de verve et un caractère charmant. », Œuvres complètes, éd. J. Schlobach et al., Paris, Hermann, 1984, t. XVIII, p. 71. [DR]
, mais je ne veux point chicaner là dessus. La poésie peut se dispenser de l’exacte méthode, et un peu de désordre ne lui sied pas 267
mal
729
Argument très bolévien ; voir l’
Art poétique
, à propos de l’ode : « Son style impétueux souvent marche au hasard ; / Chez elle un beau désordre est un effet de l’art », OC, éd. Fr. Escal, Paris, Gallimard, 1966, p. 164-165. Voir aussi le Discours sur l’ode où Boileau évoque, à propos de Pindare : « ces endroits merveilleux, où le poète, pour marquer un esprit entièrement hors de soi, rompt quelquefois de dessein formé la suite de son discours ; et afin de mieux entrer dans la raison sort, s’il faut ainsi parler, de la raison même, évitant avec grand soin cet ordre méthodique et ces exactes liaisons de sens qui ôteraient l’âme à la poésie lyrique », ibid., p. 227. [DR]
. Je remarquerai seulement qu’entre les préceptes qu’il donne il y en a quelques-uns qui ne me semblent pas vrais. Il dit par exemple qu’il ne faut pas que le début d’un Poème soit magnifique
730
Épître aux Pisons, v. 14-23 et v. 137-139. répond à ce passage dans la IIe Réflexion critique sur Longin, éd. Fr. Escal, Paris, Gallimard, 1966, p. 496 sq. [DR]
, et suivant ce principe il condamne celui qui commençait de la sorte.
Fortunam Priami cantabo et nobile bellum
[ an ]
731
Art poétique
, v. 137. Horace ne nomme pas le poète coupable de cette imitation des premiers vers de l’
Odyssée
. [CNe]
.
Je trouve que le précepte n’est point vrai, et de plus que l’exemple qu’il rapporte n’y convient point du tout. A-t-on jamais blâmé le frontispice d’un Temple ou d’un Palais pour être magnifique ? si le Palais n’y répond pas c’est le Palais qu’il faut blâmer, pourquoi veut-il que le Poète commence par donner de la fumée, ce sont ses propres termes, pour donner ensuite de la lumière
732
Horace,
Art poétique
, v. 143-144. [CNe]
?
Le Président
Il veut dire qu’il ne faut pas que le Poète commence d’un ton aussi élevé que celui qui doit régner dans son ouvrage, et qu’il est bon qu’il s’insinue doucement dans les esprit avant que de faire paraître la beauté, et la grandeur de son génie 733 Sur cette valeur caractéristique de l’esthétique contemporaine de Perrault, voir D. Denis, « La douceur, une catégorie critique au XVIIe siècle », Le doux aux XVIe et XVIIe siècles. Écriture, esthétique, politique, spiritualité, actes du colloque international de Lyon (28-29 mars 2003), éd. M.-H. Prat et P. Servet, Lyon, Cahiers du GADGES, n°1, 2003, p. 239-260. [DR] .
L’Abbé
Ce précepte peut être très utile dans l’Éloquence, où il est bon quelquefois que l’Orateur se glisse insensiblement dans les bonnes grâces des Auditeurs avant que de montrer ce qu’il sait faire
734
Annotation en cours.
; mais pour la Poésie qui fait profession ouverte d’être belle et parée, surtout dans le Poème Épique, l’humilité qui lui est prêchée ici ne lui convient ni dans le commencement ni dans le milieu ni dans la fin de son ouvrage
735
Annotation en cours.
. Pour l’exemple que donne Horace je ne le comprends pas ; où est la magni269
ficence, ou si vous voulez l’enflure de ce vers
736
Annotation en cours.
?
Fortunam Priami cantabo et nobile bellum.
737
Voir page 267 la note de Perrault répétée ici. [CNe]
Y a-t-il là autre chose que la simple exposition du sujet, je n’y vois que le second a de cantabo qui ait un peu de son
738
Annotation en cours.
, mais quand Virgile a dit
Arma virumque cano Trojæ qui primus ab oris
739
Énéide
, I, v. 1 : « je chante les armes et l’homme qui le premier des bords de Troie… ». [CNe]
Est-ce que l’a de cano, quoique bref selon les règles de la Quantité, n’a pas autant de son et autant d’emphase que celui de cantabo
740
Annotation en cours.
? À l’égard du sens le vers de Virgile a quelque chose d’aussi grand et d’aussi élevé que celui du Poète que reprend Horace
741
Annotation en cours.
.
Le Chevalier
Je crois qu’Horace lui en voulait d’ailleurs.
742
Je chanterai les infortunes de Priam et cette illustre guerre.
Le Président
C’est que le Poème que reprend Horace ne répondait pas à l’emphase de ce début.
L’Abbé
Encore une fois l’emphase de ce début est fort médiocre, et si le Poème n’en était pas digne il le fallait blâmer comme très méchant, et non pas le début qui n’a rien de trop magnifique.
Le Chevalier
Blâmez-vous Monsieur de Scudéry d’avoir commencé son
Alaric
comme il a fait
Je chante le vainqueur des vainqueurs de la Terre
743
Georges de Scudéry,
Alaric, ou Rome vaincue. Poëme heroïque
, Paris, A. Courbé, 1654. [CNe] / CNo
?
L’Abbé
Bien loin de le blâmer je ne saurais trop le féliciter sur la beauté de ce premier vers, qui dit si bien, si noblement et d’une maniè271 re si digne d’un Poème héroïque le sujet de tout l’ouvrage 744 Annotation en cours. . Les Romains étaient les vainqueurs du monde, et un Poète ayant à louer le Prince qui les a vaincus, pouvait-il mieux entrer en matière ? Où est cette voix de tonnerre qu’on veut qu’il ait prise mal à propos dans ce premier vers ? s’il y avait quelque épithète ambitieuse dans ce début, la critique serait supportable, mais il n’y en a aucune, c’est une simple et très simple exposition du dessein de l’ouvrage contenue en un seul vers. Il est vrai que ce vers fait plaisir à entendre et par l’heureux choix des paroles dont il est composé et par le grand sens qu’il renferme ; mais où est en cela la moindre matière de reproche ?
Le Chevalier
Croyez-vous qu’Horace ait raison quand il dit qu’il ne faut pas qu’une Comédie ait moins de cinq Actes 745 Annotation en cours. ?
272L’Abbé
Je ne suis point de son avis, les Comédies sont à la vérité très belles quand elles ont cinq Actes, mais elles peuvent en avoir moins et être très excellentes. L’Italie s’est accoutumée à n’en mettre que trois et s’en trouve très bien 746 Annotation en cours. .
Le Chevalier
Nous en avons vu beaucoup sur notre Théâtre de ce même nombre d’actes qui ont bien réussi.
L’Abbé
On peut ajouter à cela qu’une infinité de Comédies et de Tragédies n’ont rien valu, parce que les Poètes se sont opiniâtrés malgré leur matière qui n’y était pas disposée, et qui ne fournissait pas suffisamment à vouloir faire cinq Actes pour satisfaire à ce précepte qui n’est fondé sur aucune raison 747 Annotation en cours. .
273Le Président
La raison sur laquelle ce précepte est fondé, est qu’il faut que toutes choses aient, pour être parfaites, une certaine grandeur déterminée qui leur convient, et qu’on a trouvé qu’une pièce de Théâtre est trop longue ou trop courte quand elle a plus, ou qu’elle a moins de cinq Actes 748 Annotation en cours. .
L’Abbé
Il n’est point vrai que toutes choses demandent une certaine grandeur déterminée pour être dans leur perfection, on fait une galerie si longue que l’on veut, et il y en a beaucoup de différentes longueurs qui sont louées également des Architectes 749 Comparaison étonnante, car si la France se distingue par sa Grande Galerie du Louvre, d’une longueur hors-norme, Perrault est bien placé pour savoir que celle-ci complique la conception et l’exécution de son décor, véritable serpent de mer pour la surintendance des Bâtiments du roi depuis Henri IV, que ne parvint pas à résoudre Poussin lors de son séjour à Paris au début des années 1640. [MCLB] .
Le Chevalier
Quand on dit qu’il faut nécessairement qu’une Comédie ait cinq Actes, il me semble que c’est la mê274 me chose que si on disait qu’il faut nécessairement qu’une maison ait cinq étages. On fait de fort beaux édifices, qui n’en ont que trois, que deux et même qu’un seul, comme les Temples des Anciens, et nos Églises.
L’Abbé
Si l’on avait consulté la raison quand on a déterminé le nombre des Actes des Pièces de Théâtre, on l’aurait plutôt réduit à trois que de l’étendre à cinq ; parce qu’il y a trois choses qui leur sont essentielles, l’exposition, le nœud et le dénouement ; l’exposition du sujet serait pour le premier Acte, le nœud pour le second, et le dénouement pour le troisième 750 Annotation en cours. : voilà une raison pour mettre trois Actes, et pour n’en mettre pas davantage, mais il n’y en a point pour s’attacher opiniâtrement comme on a fait à en faire cinq.
275Le Chevalier
Pour moi, j’aimerais mieux que la mode fût de n’en mettre que trois et qu’ils fussent un peu plus longs. Cinq Actes m’embrouillent : quand on a passé le milieu de la Comédie, on n’entend autre chose que des gens qui se demandent les uns aux autres, est-ce au quatrième Acte ou au cinquième que nous en sommes 751 Annotation en cours. ?
Le Président
Il faut pourtant bien que les Anciens eussent de bonnes raisons pour en user comme ils ont fait.
L’Abbé
Je ne crois point qu’ils aient eu d’autre raison que l'usage qui s’en est établi insensiblement ; et je suis persuadé que c’est le seul usage qui a fait le précepte ; c’était la manière des Anciens. Aristote tout Aristote qu’il était a moins raison276 né sur la Poésie suivant l’idée qu’il s’en devait faire, que suivant ce que les Poètes avaient pratiqué 752 Annotation en cours. . Quand il parle de la Tragédie au lieu d’examiner plus à fond qu’il n’a fait la nature de ce Poème, ce qui constitue son essence, et ce qui lui est propre, il croit avoir bien instruit ses lecteurs, en disant que la Tragédie doit purger les passions, galimatias qui a été expliqué en tant de manières différentes qu’on peut croire qu’il n’a été entendu de personne 753 Annotation en cours. . Ensuite il se rabat à examiner comment Sophocle s’y est conduit. Il en fait de même pour le Poème Épique dont il donne Homère non seulement pour modèle, mais pour l’unique règle qu’on ait à suivre 754 Annotation en cours. . Ce procédé n’est guère digne d’Aristote, puisque c’est au Philosophe à conduire le Poète, et non pas au Poète à conduire le Philosophe.
277Le Chevalier
Nous avons parlé abondamment des grandes pièces de Poésie, mais il me semble que nous n’avons rien dit des petites pièces, comme sont toutes les sortes d’Épigrammes qui nous restent des Anciens, à quoi répondent, non seulement nos Épigrammes, mais nos Sonnets et nos Madrigaux.
L’Abbé
J'ai traduit quelques-unes des meilleures Épigrammes de l’ Anthologie 755 L’ Anthologie grecque (ou Anthologie palatine ) est un recueil de poèmes grecs (du VIe siècle av. J.-C. à la période byzantine) réunis dans le Codex Palatinus 23 (940 ap. J.C.) ; on en connaît alors la version (en latin) de Planude (XIIIe siècle), publiée au début du XVIIe siècle, et traduite en français par Pierre Tamisier (1618). [CNe] , et je leur ai opposé quelques-unes de notre temps que j'ai mises aussi en prose Française ; nous les comparerons quand j’aurai mon mémoire 756 Cette annonce rythme le dialogue. Voir page 124 note 355, page 210 note 583, page 316 note 870. [DR] . Je ne crois pas que Monsieur le Président veuille disputer aux Modernes l’avantage qu’ils ont sur les Anciens dans ce genre de menues Poésies, après que tous les Savants du Nord en ont passé condamnation, comme je crois l’avoir dé278 jà remarqué 757 Annotation en cours. . Nos airs, nos chansons et nos Vaudevilles qui courent toute l’Europe, sans qu’il nous vienne rien de cette nature, de tous les autres pays du monde, font bien voir que les Français sont en cela inimitables 758 Annotation en cours. .
Le Président
Cet avantage est si peu de chose qu’il ne vaut pas la peine d’être disputé.
L’Abbé
Je ne suis pas de votre avis. Ce n’est point la longueur d’un ouvrage qui en fait le mérite, et j'ai vu des Épigrammes où il y avait plus d’esprit que dans de grands Poèmes tout entiers 759 Peut-être souvenir du vers de Boileau : « Un sonnet sans défaut vaut seul un long poème » ( Art poétique , Chant II, v. 94 ; Boileau traite de l’épigramme peu après). [CNe] .
Le Chevalier
Vivent les Madrigaux et les Épigrammes.
279L’Abbé
Je ne sais, Monsieur le Président, si je vous ai persuadé que la Poésie est parvenue chez les Modernes à un plus haut degré de perfection qu’elle n’a paru chez les Anciens, et qu’il lui est arrivé en cela la même chose qu’à tous les autres Arts à qui le temps a ajouté de nouveaux degrés de perfection, mais je suis sûr que je vais vous convaincre qu’elle est aujourd’hui d’une plus grande étendue, et qu’il s’est formé quantité de nouveaux genres de Poésie que l’Antiquité n’a jamais connus 760 Perrault prend ici le contre-pied de la théorie de l’imitation, en faisant de la création de genres nouveaux un apport à mettre au crédit des modernes. [CNe] .
Le Président
Voulez-vous parler des Lais, des Virelais, des Triolets, des Chants Royaux, et de plusieurs autres semblables pièces que les Modernes ont inventées 761 Genres médiévaux, généralement décriés depuis la Pléiade ; voir Joachim du Bellay, La Défense et illustration de la langue française (1549) : « me laisse toutes ces vieilles poésies françaises [...] comme rondeaux, ballades, virelais, chants royaux, chansons et telles autres épiceries » pour feuilleter « de main nocturne et journelle les exemplaires Grecs et Latins » (Livre II, chap. IV). Mais certains avaient été remis à la mode par goût de l’archaïsme dans la poésie mondaine, puis dans les mazarinades (rondeaux, ballades, triolets...). [CNe/JL] ?
280L’Abbé
Point du tout, quoiqu’on puisse dire de ces sortes d’ouvrages, ce qu’on dit des Allusions, des Équivoques et des Turlupinades 762 À propos de « rencontre », Furetière écrit : « signifie aussi une équivoque, allusion, une pointe d’esprit, quelque mot facécieux dit à propos, une turlupinade », définie comme une « plaisanterie fade, et basse » ( Furetière, 1727). Turlupin est un comédien français, jouant à la farce, dont les plaisanteries se rapprochaient des lazzi de la commedia dell’arte. Il s’agit donc ici de formes de plaisanteries fort appréciées pendant le premier XVII e siècle, mais dévalorisées à l’époque de Perrault – encore que le jugement de l’ Abbé soit mesuré. [CNe] , qu’elles ne valent rien quand on les donne pour bonnes ; mais qu’elles sont bonnes quand on les donne pour ne valoir rien, ou qu’on ne les donne que pour ce qu’elles valent. Je n’entends pas même parler des Sonnets, des Rondeaux, des Ballades et des autres pièces de Poésie semblables 763 Ces genres poétiques, considérés comme de faible importance, voire dévalorisés comme archaïques, ne sauraient être mis au rang des heureuses inventions des modernes... même si Perrault ne renonce pas tout à fait à les valoriser, étant fort en vogue chez les auteurs mondains. [CNe] , très bonnes et très reçues, parce que leur différence d’avec les Poésies des Anciens n’est que dans la mesure des vers et dans la manière de la versification 764 Perrault omet les règles de composition, particulièrement strictes pour ces trois genres, et objet justement de leur critique par les partisans d’une poésie « simple et naturelle », c’est-à-dire plutôt les Anciens (voir Boileau, Art poétique , chant II). [CNe] ; je parle de plusieurs Poésies différentes de celles des Anciens dans leur substance, dans la manière de traiter les sujets qu’elles mettent en œuvre. En voici trois qui me viennent d’abord en l’esprit. Les Opéras 765 Ce genre (l’opéra à la française, avec machines et ballets, où s’illustrèrent Lully et Quinault), est devenu après 1670 un grand genre, apprécié à la fois par la Cour et par la Ville, non sans avoir suscité une phase de débats critiques. [CNe] , les Poésies Galantes 766 Les recueils de poésies galantes furent fort nombreux à partir des années 50. Voir Alain Viala, La France galante, Paris, Puf, « Littéraires », 2008. [CNe] et le Burlesque 767 La vogue du burlesque commence en 1643, avec le succès du Recueil de quelques vers burlesques de Scarron, mais avait été préparée un peu auparavant ; son utilisation dans les mazarinades la fit condamner (voir Boileau, Art poétique , chant I), mais elle ne cessa pas tout à fait pour autant, et Scarron garda une excellente réputation. [CNe] . Il faut convenir que ces 281 genres de Poésie sont nouveaux, et n’ont point été connus de toute l’Antiquité.
Le Président
J'en demeure d’accord, mais il n’y a pas de quoi en féliciter beaucoup les Modernes. Ce sont trois sortes de corruptions de la belle, et naturelle Poésie. Les Opéras ne sont autre chose que des Tragédies follement outrées 768 Effectivement, les opéras se sont d’abord appelés « tragédies en musique » ; ses adversaires (par exemple La Fontaine, ou Saint-Évremond) leur reprochaient leurs excès (trop de spectaculaire, trop d’effets). [CNe] , et où l’on ne voit que des apparitions continuelles de Divinités qui descendent du Ciel, qui sortent de la mer et même des Enfers sans nul besoin, contre toutes les bonnes règles de l’Art qui ne souffrent point de telles apparitions, à moins que le dénouement ne le demande et ne le mérite. La raison en est aisée à deviner : on hait naturellement tout ce qui blesse la vraisemblance 769 « Jamais au Spectateur n’offrez rien d’incroyable./ Le Vrai peut quelquefois n’être pas vraisembable./ Une merveille absurde est pour moi sans appas./ L’esprit n’est point ému de ce qu’il ne croit pas » ( Boileau, Art poétique , III, v. 47-50). [CNe] , et rien ne la blesse tant que l'arrivée de tous ces Dieux quand rien ne les oblige nécessairement de paraître.
282L’Abbé
Vous voilà bien fier avec votre précepte de l’ Art poétique 770 Voir note précédente. [CNe] . Horace n’a fait ses règles de même qu’Aristote, comme nous l’avons remarqué, que sur l'usage et sur l’état des choses de son temps, ainsi je ne m'étonne pas qu’en parlant des Tragédies ordinaires il ait blâmé l’arrivée des Dieux de machines 771 Horace, Art poétique , v. 191-192. [CNe/JL] ; mais s’il avait raisonné sur la nature de la Poésie dont il parlait, il aurait trouvé que cette sorte de pièces de Théâtre que nous appelons des Opéras manquait à l’accomplissement du genre Dramatique. Le vraisemblable et le merveilleux sont comme les deux pivots de cette Poésie. La Comédie roule toute sur le vraisemblable, et n’admet point le merveilleux 772 Annotation en cours. , et la Tragédie est mêlée de merveilleux et de vraisemblable 773 Annotation en cours. ; ne fallait-il pas que comme il y a une Poésie Dramatique qui est toute renfermée dans le vraisemblable, il y en eût une autre, qui par opposi283 tion fût toute composée de merveilleux, comme le sont les Opéras pendant que la Tragédie qui tient comme le milieu entre ces deux extrémités serait mêlée de merveilleux et de vraisemblable 774 Annotation en cours. . Pour preuve de ce que je dis vous trouverez que tout ce qui fait beauté dans une Comédie est un défaut dans un Opéra, et que ce qui charme dans un Opéra serait ridicule dans une Comédie. Il faut dans une Comédie que tout se passe dans le même lieu : dans un Opéra rien n’est plus agréable que le changement de Scène, non seulement d’un lieu de la terre à un autre ; mais de la terre au Ciel, et enfin du Ciel aux Enfers : dans une Comédie tout doit être ordinaire et naturel ; dans un Opéra tout doit être extraordinaire, et au-dessus de la nature. Rien ne peut être trop fabuleux dans ce genre de Poésie, les contes de vieille comme celui de Psyché 775 Allusion à la « tragédie-ballet » fort applaudie de Psyché (1671), issue de la collaboration de Molière, Corneille et Quinault, avec la musique de Lully ; elle est inspirée du récit que fait une vieille femme à une jeune fille captive dans L’Âne d’or (IIe ap. J.-C.) d’ Apulée. [CNe/JL] en fournissent les plus beaux sujets, et donnent plus 284 de plaisir que les intrigues les mieux conduites et les plus régulières.
Le Chevalier
Je n’aime rien tant qu’à être bercé de ces sortes de fables.
L’Abbé
Elles ont le don de plaire à toutes sortes d’esprit, aux grands génies de même qu’au menu peuple, aux vieillards comme aux enfants 776 Là encore on peut penser que Perrault fait allusion à ses propres contes (le premier, La Marquise de Salusses ou la patience de Griselidis, a paru en 1691 ; le second, Les Souhaits ridicules, en 1693). [CNe] ; ces chimères bien maniées amusent et endorment la raison, quoique contraires à cette même raison, et la charment davantage que toute la vraisemblance imaginable 777 Annotation en cours. : ainsi nous pouvons dire que l’invention ingénieuse des Opéras n’est pas un accroissement peu considérable à la belle et grande Poésie.
Le Président
Puisque d’un côté l’on s’y divertit, et que de l’autre on y gagne beaucoup d’argent 778 En effet, le genre rapporte d’importants succès d’audience ; c’est tout de même une pique de la part du Président : ce n’est pas tout à fait une preuve d’excellence artistique. [CNe] , je veux bien de285 meurer d’accord que les Opéras sont une belle et bonne invention. Mais pour vos Poésies galantes, je vous maintiens encore qu’elles sont l’opprobre du goût de notre siècle ; que c’est une Poésie bâtarde et monstrueuse, qui en mêlant la plaisanterie avec l’amour, ne fait rien de ce qu’elle doit vouloir faire 779 Tout l’art de la poésie galante consiste à ne pas (trop) se prendre au sérieux, et à parler d’amour avec enjouement, et une certaine distance – afin d’éviter les risques de la passion. [CNe] . Les Poésies amoureuses sont faites pour toucher et attendrir le cœur, pour y former des images sensibles de cette passion, souvent pour émouvoir la pitié, et presque toujours pour produire cette douleur tendre qui fait plus de plaisir que la joie même ; On vient mêler à cela de la plaisanterie, n’est-ce pas gâter tout et détruire son propre ouvrage ? Quand on voudra rire qu’on rie, quand on voudra parler sérieusement, qu’on parle sérieusement, mais qu’on ne s’avise point de vouloir faire l’un et l’autre tout ensemble 780 Façon de récuser le mélange des tonalités et des registres, plus ou moins inspirée d’ Horace, que les modernes ont fort défendu au contraire, La Fontaine et Molière en tête. [CNe] .
286L’Abbé
Il y a des Poésies galantes où l'Amour n’a aucune part, et ce qui s'appelle ici galanterie n’est pas toujours un certain badinage dans les paroles qui cache cette passion sous des apparences de raillerie 781 C’est en effet un des sens du terme. [CNe] . Elle comprend toutes les manières fines et délicates dont on parle de toutes choses avec un enjouement libre et agréable 782 Annotation en cours. ; en un mot c’est ce qui distingue particulièrement le beau monde et les honnêtes gens d’avec le menu peuple 783 Annotation en cours. ; ce que l’Élégance Grecque 784 Annotation en cours. , et l'Urbanité Romaine 785 Concept formalisé par Guez de Balzac. [CNe]/ [MB] ont commencé, et que la politesse des derniers temps a porté à un plus haut degré de perfection. Combien d’ouvrages où il n’est point question d’amour, ne laissent pas de plaire infiniment, parce qu’ils sont de ce tour ingénieux et fin que l’on appelle galant 786 Cette définition de la galanterie est inspirée de Madeleine de Scudéry (« De l’air galant », dans De l’air galant et autres conversations, 1653-1684 : pour une étude de l’archive galante, Delphine Denis éd., Paris, H. Champion, 1998). [CNe] . À l’égard des Poésies qui parlent d’amour où est l’inconvénient qu’elles soient enjouées, 287 est-ce que l’amour est une chose si sérieuse et si grave qu’on ne puisse en parler qu’en pleurant et en gémissant ?
Le Président
Je vous dis encore une fois que la badinerie ne convient point aux discours des Amants qui veulent que l’on les croie. Comment la plaisanterie et la raillerie y pourraient-elles entrer raisonnablement, puisque le trop d’esprit 787 La galanterie consiste aussi à se défier du bel esprit, susceptible d’être une exhibition vaniteuse de ses talents. [CNe] même n’y est pas reçu, et gâte tout ?
Le Chevalier
Il est vrai que c’est le sentiment du
Misanthrope
de Molière, qui après s’être moqué d’un Sonnet où un Amant dit qu’il se désespère à force d’espérer
788
« Belle Philis, on désespère,/ Alors qu’on espère toujours » ( Molière,
Le Misanthrope
, 1666, I, 2, v. 331-332). [CNe/JL]
; il ajoute que ce Sonnet lui plaît moins cent fois qu’une vieille chanson qui a pour refrain 288
Je dirais au Roi Henri
Reprenez votre Paris
J'aime mieux ma mie au gué
789
Les éditions modernes du
Misanthrope
donnent « au gué ». Perrault semble plutôt comprendre « au gai ». [CNe/JL]
J'aime mieux ma mie.
790
Molière,
Le Misanthrope
, I, 2, v. 397-400. [CNe/JL]
Il en donne la raison que Monsieur le Président vient de dire qui est qu’il s’y rencontre de la passion, chose dont il s’agit quand on parle d’une maîtresse, et que dans le Sonnet il n’y a qu’une pointe dont on n’a que faire.
L’Abbé
Vous remarquerez que c’est un Misanthrope qui parle ; c’est-à-dire, un homme qui affecte d’être d’un sentiment contraire à tous les autres 791 En effet, il n’est pas sûr qu’Alceste ne soit pas aussi ridicule qu’Oronte, la raison se trouvant dans un juste milieu entre naïveté populaire et raffinement précieux. [CNe] . Si Molière avait parlé de son chef il se serait expliqué autrement. Quand on n'a envie que de persuader qu’on aime il ne faut point de vers, il ne faut que de la prose et même la plus mal arrangée est la meilleure 792 Renchérissement sur ce que dit le misanthrope de Molière (I, 2, v. 376-416) ? [CNe] . Quand on fait des vers pour une maîtresse 289 c’est qu’on veut lui faire voir qu’on a de l’amour et de l’esprit, et ce n’est pas un mauvais moyen de lui plaire. Il faut encore remarquer que les Poésies qui ne sont que passionnées, blessent la pudeur de beaucoup de personnes 793 Dans « De l’air galant », Madeleine de Scudéry s’en prend aux « familiarités inciviles » des « nouveaux galants ». Il revient donc selon elle aux femmes d’« introduire dans le monde une galanterie si spirituelle, si agréable, et si innocente tout ensemble, qu’elle ne choquerait ni la prudence, ni la vertu », car c’est « la scrupuleuse pudeur » qui fait tout « le charme de la belle galanterie » (dans De l’air galant et autres conversations, 1653-1684 : pour une étude de l’archive galante, Delphine Denis éd., Paris, H. Champion, 1998, p. 55-57). [CNe] , et qu’elles sont mises par les gens les plus raisonnables, au nombre des choses dangereuses. Le badinage et la plaisanterie que l’on y mêle mettent la Pudeur à couvert 794 Annotation en cours. , elles éventent même le poison 795 Furetière : « éventer se dit aussi de ce qu’on purge, de ce qu’on rafraîchit en le remuant, en le mettant à l’air ». [CNe] , et lui ôtent la force qu’il a de nuire, c’est une espèce de préparation qui fait qu’elles peuvent passer dans les mains de tout le monde. Nous avons remarqué en parlant de l’Éloquence que cette galanterie dont nous parlons était inconnue à tous les Auteurs Anciens qui ont écrit en prose, il est constant qu’elle ne l’était pas moins à tous les Poètes. C’est une nouvelle Carrière 796 Furetière : « Se dit figurément en choses spirituelles, et premièrement d’un beau sujet, d’une belle matière où on peut s’exercer à écrire, à discourir ». [CNe] qui n’a été découverte que dans les derniers temps, on ne peut pas s’imaginer combien 290 de choses agréables en ont été tirées ! Voiture, Sarasin, et une infinité d’autres génies semblables en ont fait les délices de notre siècle 797 Voiture et Sarasin sont les deux chefs de file reconnus des poésies galantes (avec d’ailleurs une certaine compétition entre eux, voir le Discours sur les Œuvres de Sarasin de Pellisson, op. cit.). Mais on pourrait effectivement en citer bien d’autres (voir les nombreux recueils de poésies galantes). [CNe] .
Le Président
Vous voulez toujours que les Anciens n’aient eu aucune politesse.
Le Chevalier
Ils étaient fort polis à leur manière, et pour le temps où ils ont vécu. Mais vous ne trouverez rien dans leurs ouvrages qui soit de la nature de cent choses que je pourrais vous nommer. Lisez les ouvrages de Voiture, de Sarasin, de Benserade, et de quelques autres encore qui ont eu le talent de ce genre agréable de Poésie, vous trouverez que tout en est original du côté de cette galanterie dont nous parlons. Lisez enfin La Pompe funèbre de Voiture , cette pièce si spirituelle et si délicate 798 Jean-François Sarasin, La Pompe funèbre de Voiture , dans Œuvres, Paris, A. Courbé, 1656, p. 279-293. Ce texte a déjà été cité dans le Troisième dialogue, sur l’éloquence. [CNe/JL] .
291Le Président
Est-ce que l’ Apothéose de l’Empereur Clodius n’est pas l’original de cette Pompe funèbre 799 Sénèque, L’Apocoloquintose du divin Claude (vers 54 ap. J.-C.). [CNe/JL] ?
L’Abbé
Ces deux pièces sont en gros du même genre : il y a de l’esprit et de la raillerie dans toutes les deux, mais dans l’ Apothéose de Clodius il n’y a point de cette espèce de galanterie dont il s’agit. Quoi qu’il en soit, parlons présentement du Burlesque.
Le Président
Autre drogue cent fois pire que les deux premières. Est-il possible, Monsieur l’Abbé, que vous vouliez faire honneur à notre siècle de la honte du Parnasse, d’une poésie qui parle comme les halles, qui ne se plaît que dans la bassesse et dans l’ordure, et qui toute sale et couverte de haillons qu’elle est, a osé, pen292 dant un fort long temps, se produire effrontément dans le beau monde 800 Cette attaque contre le burlesque est inspirée de nombre de discours critiques (Pellisson, Guez de Balzac, Boileau, M. de Scudéry, etc. ; voir Claudine Nédelec, Les États et empires du burlesque, Paris, H. Champion, 2004, p. 165-202). [CNe] ?
L’Abbé
J'avoue que le Burlesque tel que vous le dépeignez est une très mauvaise poésie, mais il y a un Burlesque qui n’est point effronté, qui ne parle point le langage des halles, quoiqu’il se serve quelquefois d’expressions un peu populaires, il y a un Burlesque qui a ses grâces et ses beautés, tel que celui de l’auteur du Virgile travesti 801 Cet éloge de Scarron fait écho à celui du troisième dialogue, où Perrault évoque Le Roman comique et Les Nouvelles tragi-comiques. [CNe/JL] . Il est vrai que dans le temps que cet ouvrage parut il se fit quantité de méchant Burlesque qui donna du dégoût pour tout ce genre de poésie 802 Allusion fort probable aux mazarinades burlesques, plutôt qu’aux imitateurs de Scarron dans les travestissements d’épopée (comme les Perrault eux-mêmes, avec L’Énéide burlesque et Les Murs de Troye ; voir Charles, Claude, Nicolas et Pierre Perrault, Le Burlesque selon les Perrault. Œuvres et critiques, Claudine Nédelec et Jean Leclerc éd., Paris, H. Champion, 2013). [CNe/JL] ; mais pendant que presque tout le Burlesque de ceux qui l’ont imité, sentait la boue et la harengère, celui-là a toujours senti le galant homme, et a toujours eu l’air de la Cour et du beau monde 803 Comme le reconnaît par exemple Desmarets de Saint-Sorlin ( La Défense du poème héroïque, 1674). [CNe] . Nous avons parlé comme nous le devions du Roman comique 804 Voir tome II, pages 134-138. [CNe] , ouvrage unique en son espèce, 293 et des Nouvelles du même Auteur tirées de l’Espagnol 805 Voir tome II, pages 134-138. [CNe] , mais sa Poésie ne mérite pas moins d’être louée 806 Il ne s’agit pas seulement des travestissements d’épopée, mais aussi des recueils de vers burlesques, et des poèmes édités en « pièces » (notamment les épîtres). Voir Maurice Cauchie éd., Poésies diverses, Paris, M. Didier, 1947 et 1961. [CNe] .
Le Chevalier
Y a-t-il rien de plus divertissant que sa
Baronéide
807
Poème nommé aussi la « Baronade », paru (de façon incomplète) en 1660 : il s’agit d’un travestissement picaresque et satirique d’ode héroïque (Baronéide comme Énéide) contre un certain Baron (personnage sans doute réel, mais qui n’a pas été identifié) ; il fut republié de façon posthume dans Les Dernières œuvres de Monsieur Scarron, divisées en deux parties [...], Paris, G. de Luyne, 1663 (t. 1, p. 303-316). [CNe/JL]
?
Son Père grand mangeur de Lièvres au civet
Dans le village de Longué
Avait une Gentilhommière,
Sa fille du visage d’Oison
808
En fait il y a « au visage d’oison » - peut-être parce qu’elle a gardé les dindons. [CNe]
Servait toujours dans la saison
D'épouvantail de chènevière
809
Lieu où on cultive le chanvre : « On appelle communément une personne fort laide et propre à faire peur, un épouvantail de chenevière » ( Furetière). [CNe]
,
Et parfois était Dindonière
810
Gardeuse de dindons. [CNe]
De la Paternelle maison.
L’endroit où il décrit la peine qu’on se donna pour marier la Desmarets
811
Perrault a donc en mains la version de 1660 ; dans celle de 1663, les noms propres sont remplacés par des astérisques. Or celle-ci prouve qu’il s’agit d’une satire ad hominem : si on ne sait rien du « Baron » visé, « la Desmarets » désigne la fille d’Henri Ruzé, marquis de Longué et seigneur des Marais. Il représente la noblesse misérable, obligée à des expédients pour survivre. [CNe/JL]
est admirable.
Lors ses attraits on aiguisa,
On se cérusa
812
La céruse, ou « blanc d’Espagne, ou blanc de plomb. C’est ainsi que la nomment les chimistes. Elle se fait de lames fort déliées de plomb, trempées dans de fort vinaigre, qui les dissout, et y forme une certaine crasse qu’on racle tous les dix jours. On la broie et on la cuit, et ce qui demeure au fond est la céruse. Cardan enseigne le moyen de la faire avec de l’étain et de l’urine. C’est de celle-ci principalement que les femmes se servent pour se farder ; mais elle gâte l’haleine et les dents, fait des rides, et apporte plusieurs autres incommodités, étant une espèce de poison, quand elle est prise par dedans ; mais c’est un médicament quand on l’applique par dehors » ( Furetière). [CNe]
, se rasa,
On frisa sa tête de Huppe
813
Furetière : « Oiseau de la grandeur d’un merle. Il a la tête pointue [... et] un bouquet sur la tête composé de 16 plumes inégales ». [CNe]
,
On boursilla
814
Furetière : « fournir sa quote-part d’une somme nécessaire pour achever quelque chose qu’on a entrepris et qui coûte plus qu’on ne s’était imaginé ». [CNe]
pour une jupe,
On fit si bien qu’on épousa.
294
En voici encore un que j’aime de tout mon cœur :
Enfin comme un enchantement,
Tout disparut en un moment,
Et tantôt rouge et tantôt pâle
Baron vit aller à la halle
Son fugitif emmeublement
815
Ensemble des meubles, équivalent d’ameublement ( Furetière). Ses meubles « vont à la halle » pour y être vendus en remboursement de ses dettes. [CNe/JL]
.
Le Président
Est-ce que Pétrone n’est pas tout plein de ces mêmes plaisanteries 816 Le Satiricon est, avec L’Apocoloquintose de Sénèque, l’un des modèles antiques dont se réclament les burlesques, pour contrer l’idée que ce serait une création moderne, inférieure car sans modèle antique. [CNe/JL] ?
Le Chevalier
Non. Le ridicule de Pétrone ne va qu’à dérider le front du lecteur, mais on ne peut entendre lire la Baronéide sans éclater de rire 817 Annotation en cours. ; ce qui ne peut venir d’autre chose, sinon que les images en sont plus vives et plus touchantes.
L’Abbé
Il est bon de remarquer ici que la Baronéide , et plusieurs autres pièces de la même nature ne sont pas dans 295 le genre du Burlesque dont nous parlons, mais d’un nouveau genre de plaisant et de Satirique, dont les Anciens ne nous ont point aussi laissé de modèle 818 L’originalité du texte tient à ce qu’il est, en même temps qu’une satire, une sorte de récit de vie picaresque en vers (une épopée « basse », et non simplement travestie). [CNe] .
Le Chevalier
Après l’aversion qu’un des Satiriques modernes a temoignée pour le Burlesque dans son Art poétique , j'ai été étonné qu’il ait composé un Poème dans ce genre de Poésie 819 Le Lutrin de Boileau, explicitement qualifié dans la « Préface » de l’édition originale de 1674 de « burlesque nouveau ». [CNe/JL] .
Le Président
C’est un beau et noble Burlesque que celui-là, un Burlesque fait pour divertir les honnêtes gens, pendant que l’autre bas et rampant ne réjouit que le menu peuple et la canaille 820 Distinction topique à cette époque entre le bon et le mauvais burlesque (Voir C. Nédelec, Les États et empires du burlesque, op. cit., « Le burlesque jugé »). [CNe] .
Le Chevalier
Cependant à le bien prendre le Burlesque du Lutrin , quelque beau qu’il soit, n’est qu’un Burlesque retourné 821 L’idée vient sans doute des formulations de Boileau dans sa première préface au Lutrin (1674) : il dit avoir inventé « un Burlesque nouveau, dont je me suis avisé en nostre Langue. Car au lieu que dans l’autre Burlesque Didon et Enée parloient comme des Harangeres et des Crocheteurs ; dans celui-ci une Horlogere et un Horloger parlent comme Didon et Enée » ( Nicolas Boileau-Despréaux, Œuvres complètes, « La Pléiade », 1966, op. cit., p. 1006). Cette préface disparut de la réédition de 1683, et ne fut rééditée qu’en 1716. À l’origine, le poème était sous-titré « poème héroïque » ; ce n’est qu’en 1701 que Boileau le requalifia de « poème héroï-comique » (voir Claudine Nédelec, « Boileau, poète héroï-comique ? », Boileau, poésie, esthétique, Papers on French Seventeenth Century Literature, vol. XXXI, n° 64, 2004, p. 493-510). [CNe] .
296L’Abbé
Monsieur le Chevalier ne dit pas mal : le Burlesque qui est une espèce de ridicule consiste dans la disconvenance de l’idée qu’on donne d’une chose d’avec son idée véritable, de même que le raisonnable consiste dans la convenance de ces deux idées 822 On retrouve ici ce que Perrault emprunte à Platon, en même temps que la recherche d’une définition « claire et précise »... qui au demeurant s’adapte assez mal aux réalités des pratiques stylistiques des uns et des autres. [CNe] . Or cette disconvenance se fait en deux manières, l’une en parlant bassement des choses les plus relevées, et l’autre en parlant magnifiquement des choses les plus basses 823 Ce n’est qu’au XVIIIe siècle que ce « burlesque retourné » devint l’héroïcomique, d’après la nouvelle qualification que Boileau donna au Lutrin dans sa réédition en 1701. [CNe] . Ce sont ces deux disconvenances qui ont formé les deux Burlesques dont nous parlons. L’auteur du Virgile travesti a revêtu d’expressions communes et triviales les choses les plus grandes et les plus nobles 824 Voir note 792. [CNe] , et l’auteur du Lutrin en prenant le contrepied, a parlé des choses les plus communes et les plus abjectes en des termes pompeux et magnifiques 825 Voir note 792. [CNe] . Dans l’ancien Burlesque le ridicule est en dehors et le sérieux en dedans, 297 dans le nouveau que Monsieur le Chevalier appelle un Burlesque retourné, le ridicule est en dedans et le sérieux en dehors 826 Annotation en cours. .
Le Chevalier
Quoi qu’il en soit, j’aime mieux le Burlesque qui est à l’endroit, que le Burlesque qui est à l’envers.
L’Abbé
Je veux vous donner une comparaison là-dessus, le Burlesque du Virgile travesti est une Princesse sous les habits d’une Villageoise, et le Burlesque du Lutrin est une Villageoise sous les habits d’une Princesse, et comme une Princesse est plus aimable avec un bavolet 827 Furetière : « coiffure de jeunes paysannes auprès de Paris, qui se fait de linge délié et empesé qui a une longue queue pendante sur les épaules ». [CNe] qu’une villageoise avec une couronne, de même les choses graves et sérieuses cachées sous des expressions communes et enjouées, donnent plus de plaisir que n’en donnent les choses triviales et populaires sous des expressions pompeuses et brillantes. Quand Didon 298 parle comme une petite Bourgeoise 828 Voir par exemple les plaintes qu’elle fait à Énée, Scarron, Le Virgile travesti, livre IV, v. 1373-1450. [CNe] , j'ai plus de joie à voir sa douleur, son désespoir et sa qualité de Reine au travers des plaisanteries dont on se sert pour les exprimer, parce que l’attention se termine à quelque chose qui en est digne, que d’entendre une petite Bourgeoise qui parle comme Didon, parce que dans le fond cette Bourgeoise ne dit que des impertinences qui ne méritent pas l’attention qu’on leur donne, et qui laissent un déboire 829 Furetière : « se dit figurément en Morale, des chagrins qui restent après qu’une affaire a eu un mauvais succès, ou après qu’on a reçu quelques mauvais traitements ». [CNe] fade et désagréable. Quoi qu’il en soit, on est redevable à l’auteur du Lutrin d’avoir inventé ce Burlesque qui a son mérite, et on ne peut pas lui refuser toutes les louanges qui sont dues aux premiers inventeurs 830 Éloge quelque peu empoisonné, pour inclure Boileau de force parmi les modernes, et pour lui rappeler qu’il a fait du burlesque lui aussi, quoi qu’il en dise dans l’ Art poétique. [CNe/JL] .
Le Chevalier
Est-ce que La Secchia Rapita n’est pas du même genre que le Burlesque du Lutrin 831 Androvinci Melisone [Alessandro Tassoni], La Secchia rapita , Paris, T. du Bray, 1622. Ce poème « héroï-comique », bien connu en France (Saint-Amant dit l’imiter dans Le Passage de Gibraltar ; Boileau l’évoque comme modèle dans Le Lutrin , chant IV, v. 55-56) a été traduit par Pierre Perrault : La Secchia rapita. Le Seau enlevé. Poème héroï-comique du Tassoni. Nouvellement traduit d’italien en français , Paris, G. de Luyne et J.-B. Coignard, 2 t., 1678. [CNe] ?
299L’Abbé
Non. Il y ressemble un peu, mais dans le fond, il est fort différent ; celui de La Secchia Rapita ne va qu’à mêler le plaisant avec le sérieux ; mais celui du Lutrin consiste à exprimer des choses basses et triviales en des termes pompeux et magnifiques.
Le Président
Je pourrais dire que La Guerre des rats et des grenouilles , que quelques-uns attribuent à Homère 832 Dernier des « modèles » antiques du burlesque, également cité par Boileau ( Le Lutrin , IV, v. 53-54), La Batrachomyomachie, attribuée à Homère au XVIIe siècle, est en réalité un pastiche que Plutarque donne pour l’œuvre d’un auteur du Ve siècle avant J.-C. [CNe/JL] , en est le vrai modèle.
L’Abbé
Ce n’est point la même chose. Les Rats et les Grenouilles ne sont point des choses basses, non plus que les mouches à miel, dont Virgile a parlé si magnifiquement 833 Les Géorgiques (IV). Les mouches à miel sont les abeilles. [CNe/JL] .
Le Chevalier
Un de mes amis nous disait der300 nièrement, que le Burlesque dont nous reconnaissons deux espèces n’est point une chose nouvelle. Qu’Homère a l’honneur de les avoir inventés l’un et l’autre, et qu’il est le plus excellent Poète Burlesque qui ait jamais été 834 À cause de La Batrachomyomachie (burlesque volontaire), et de ses épopées (burlesque involontaire ?). [CNe] .
Le Président
Ô ciel ! cela se peut-il dire ?
L’Abbé
Puisque toutes choses se trouvent dans Homère, Arts, Sciences, Secrets, Chimie, pierre philosophale, divination, et tout ce qu’on saurait s’imaginer ; car bien des Savants l’ont dit ainsi, pourquoi ne s’y trouverait-il pas du Burlesque de toutes les façons, et du plus excellent ?
Le Chevalier
Il y a des gens qui y trouvent bien toute la Morale de l’ Évangile 835 Allusion à la tradition de « moraliser » les récits mythologiques antiques, pour en tirer des enseignements moraux conformes à la morale chrétienne. [CNe] .
301L’Abbé
Quelle chimère ! et quelle prévention ! Mais laissons cela, et croyons plutôt que parmi les actions vicieuses de ses Dieux et de ses Héros, il y a du Burlesque, que de croire qu’il s’y trouve de saintes et pieuses maximes.
Le Chevalier
Quand Achille et Agamemnon, nous disait cet ami 836 Perrault semble évoquer ici Gabriel Guéret (1641-1688 ; La Guerre des Auteurs anciens et modernes [...], La Haye, A. Leers, 1671), qui fait critiquer Homère par Boisrobert (1589-1662), auteur d’une Dissertation sur Homère prononcée devant l’Académie en 1635 (le texte en est perdu). On voit que l’argumentation ne date pas d’hier. [CNe] , se querellent et s’appellent ivrogne impudent, tête de chien, sac à vin 837 Iliade , I. [CNe/JL] (ce vers a déjà été cité à deux reprises : page 282, note 571 de PAM II ; page 49, note 129 de PAM III). [BR] , n'est-ce pas du Burlesque de la première espèce, où les grandes choses, comme les disputes qui interviennent entre des Rois et des Capitaines se traitent avec des expressions basses et triviales ? Et quand il décrit en vers héroïques le combat d’Ulysse revêtu de haillons avec Irus le plus vilain de tous les gueux 838 Odyssée , XVIII. Voir page 100, note 263 [CNe/JL] , n’est-ce pas du Burlesque de la seconde espèce, où le sujet qui est bas et rampant se trai302 te d’une manière sublime et relevée ? Il nous rapporta quantité d’autres exemples de la même force dont il ne me souvient pas présentement.
Le Président
Si vous appelez Burlesque cette judicieuse et admirable naïveté qui règne dans Homère, je conviendrai qu’il y a du Burlesque excellent dans ses ouvrages ; mais assurément ce n’est pas donner aux belles choses, dont vous parlez, le nom qu’elles méritent.
Le Chevalier
Que voulez-vous, Monsieur le Président, ces belles choses-là nous font rire quand nous les lisons, le moyen de leur donner un autre nom, que celui dont vous vous plaignez.
L’Abbé
Puisque vous ne voulez pas, Monsieur le Président, qu’on attribue à Homère l’invention du Bur303 lesque, souffrez donc que nous en fassions honneur aux Modernes, et qu’il passe pour constant, qu’on leur doit les Opéras, les Poésies Galantes, et le Burlesque.
Le Président
Je ne leur dispute aucun de ces trois avantages.
Le Chevalier
Que dites-vous des ouvrages de Monsieur de La Fontaine, ne les trouvez-vous pas d’un nouveau genre de Poésie, qui n’a point de modèle parmi les Anciens 839 C’est aller un peu loin, La Fontaine reconnaissant dans la préface de ses Fables choisies mises en vers (titre significatif) tout ce qu’il doit à la tradition antique. Il est en tout cas habile d’intégrer au camp des Modernes un auteur aussi célèbre, dont la position dans la querelle est ambiguë. [CNe] ?
L’Abbé
Assurément. On a beau vanter le sel attique
840
Voir supra, page 204, note 550 et page 247, note 661. [CNe]
, quelque fin et piquant qu’il soit, il est de la même nature que tous les autres sels, et n’en diffère que du plus au moins ; mais celui de Monsieur de La Fontaine est d’une espèce toute nouvelle, il y entre une naïveté, une sur304
prise et une plaisanterie d’un caractère qui lui est tout particulier, qui charme, qui émeut, et qui frappe tout d’une autre manière
841
Ainsi que le dit La Fontaine dans la préface des Amours de Psyché, si la matière est antique, la manière est toute sienne. [CNe]
. Quand il commence ainsi la
Fable du Renard et des Mûres
.
Certain Renard Gascon, d’autres disent Normand
842
La Fontaine,
Fables
(1668), III, 11, «
Le renard et les raisins
», v. 1. [CNe/JL]
Quel plaisir ce vers ne fait-il point à l’imagination
? Comme la feinte indifférence que le Renard témoigne pour les fruits où il ne peut atteindre, peut venir aussi bien de prudence que de fierté, cette circonstance pouvait-elle s’expliquer plus agréablement, et plus poétiquement que par le doute, où il dit qu’il est, si ce Renard est Gascon ou Normand
843
Allusion au caractère prêté à ces deux « nations », l’une plutôt prudente (les Normands), l’autre plutôt fière (les Gascons). [CNe]
? Vous ne trouverez rien de ce caractère-là dans tous les Anciens.
Le Chevalier
Il n’est pas que vous n’ayez lu la
Fable de la Goutte
qui va se placer fièrement sur le gros orteil d’un 305
homme riche, le soin que l’on en a. Cataplasmes Dieu sait
844
La Fontaine,
Fables
(1668), III, 8, «
La goutte et l’araignée
», v. 41. [CNe/JL]
. Je ne saurais me lasser de la lire, non plus que celle du Paysan qui prie son Seigneur de le délivrer d’un Lièvre qui désole.
Ça, déjeunons, dit-il, vos poulets sont-ils tendres :
La fille du logis qu’on vous voie, approchez
Quand la marierons-nous ? quand aurons-nous des gendres
Bonhomme c’est ce coup qu'il faut, vous m’entendez…
De quand sont vos jambons ? ils ont fort bonne mine…
845
La Fontaine,
Fables
(1668), IV, 4, «
Le jardinier et son seigneur
», v. 20-23 et 32. [CNe/JL]
L’Abbé
Il y a dans toutes ses Fables une infinité de choses semblables, toutes différentes entre elles, et dont il n’y en a pas une seule qui ait son modèle dans les écrits des Anciens ; ils ont dit des plaisanteries, mais ils n'ont point entré dans ce caractère, et ils ne les ont point poussées jusque-là.
306Le Président
Peut-on dire que les Fables de Monsieur de La Fontaine soient comparables à celles de Phèdre, le plus agréable et le plus éloquent conteur de Fables qui ait jamais été 846 Le plus célèbre fabuliste latin (Ier siècle ap. J.-C.). [CNe] ?
Le Chevalier
Quelque élégant que soit Phèdre, sa manière de narrer n’a rien d’extraordinaire, et n’est point d’une autre espèce que celle de tous les autres Conteurs de Fables, mais celle de Monsieur de La Fontaine est toute nouvelle et toute particulière, et c’est de quoi il s’agit présentement 847 Ainsi qu’il l’explique dans la préface de la première édition de ses Fables (1658). [CNe] . Il est vrai que Phèdre parle bien latin, mais est-ce une si grande merveille à un homme du siècle d’Auguste 848 La période s’étend de la mort de César, 44 av. J.-C. jusqu’à celle d’Auguste en 14 ap. J.-C. : elle est considérée comme l’âge d’or du latin classique, forme littéraire de la langue latine. Phèdre en illustre « l’âge d’argent » , post-augustéen, (14-130 ap. J.-C) aux côtés de Quintilien, Martial ou Juvénal. [DR] ? ne voit-on pas tous les jours des Mères et des Nourrices qui content à leurs enfants les mêmes fables en bon Français 849 Allusion assez probable aux querelles sur la langue des nourrices, dans les années 1630, entre Marie de Gournay et les fondateurs de l’ Académie française. [CNe/JL] ?
307L’Abbé
Phèdre narre très agréablement, mais il faut convenir qu’il avait peu de goût pour le choix des fables qu’il voulait traiter. Il y en a de si froides que des enfants de dix à douze ans à qui je les faisais lire, ne les pouvaient souffrir.
Le Président
Pourriez-vous bien nous dire quelles sont ces fables-là ?
L’Abbé
Je pourrais vous en fournir quinze ou seize qui sont insoutenables. Je vais vous en dire deux ou trois dont il me souvient : il raconte qu’un Renard ayant trouvé un de ces masques dont les Comédiens se servaient autrefois, il dit voilà un beau visage, c’est dommage qu’il n’a point de cervelle 850 Phèdre, « Le renard et le masque de théâtre » (I, 7). [CNe/JL] . Dans Ésope c’est un Singe qui trouve une tête chez un Sculpteur, et qui dit : voilà une belle 308 tête c’est dommage qu’elle n’ait point de cervelle 851 Ésope, fabuliste grec (VIe av. J.-C.), « Le renard et le masque » (fable 43 de l’éd. Émile Chambry, Paris, Les Belles Lettres, 1967). [CNe] . La chose va fort bien de la manière qu’Ésope la raconte, parce qu’une tête est faite pour avoir de la cervelle ; mais il n’y a nul sel à le dire d’un masque ou d’un visage qui ne sont point faits pour en avoir, et à qui ce n’est point un reproche d’en manquer. Est-ce avoir du goût que d’altérer ainsi une fable ? Il dit qu’un Lion ayant étranglé un jeune bœuf refusa d’en donner un morceau à un méchant homme qui lui en demandait, et en fit part à un homme de bien qui se présenta ensuite 852 Phèdre, « Le jeune taureau, le lion et le brigand » (II, 1). [CNe/JL] . Est-ce là une fable, et y a-t-il quelque mystère caché là-dessous ? Il me souvient encore d’une Ambassade que les Chiens font à Jupiter 853 Phèdre, « Les chiens en mission chez Jupiter » (IV, 19). [CNe/JL] , qui est bien la plus sale, et la plus fade plaisanterie qui se soit jamais faite 854 Il y est en effet beaucoup question d’excréments. [CNe] .
Le Président
Quand cela serait ainsi. La faute en est à ceux qui ont composé ces Fables.
309L’Abbé
Ne comptez-vous pour rien de les avoir mal choisies ? Vous ne trouverez point que Monsieur de La Fontaine ait fait de mauvais choix 855 Pour la première, La Fontaine adapte la version d’ Ésope