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LETTRE DE M. DE BALZAC AU CARDINAL DE RICHELIEU
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Cette lettre se trouve dans le recueil des
Lettres
de 1624, éd. cit., lettre XLI, p. 177. Comme pour la précédente lettre de Balzac citée (à La Motte Aigron), c’est la version paraissant à partir de 1627, reprise dans l’édition des
Œuvres in-folio
de Balzac parue en 1665, que retient Perrault. Dans ce texte daté du 10 mars 1624, Balzac remercie Richelieu pour la lettre qu’il lui a envoyée : celle-ci, datée du 4 février 1624, est produite immédiatement avant la réponse de Balzac dans toutes les éditions. Richelieu y complimente Balzac pour ses lettres. [MB]
MONSEIGNEUR
Je suis aussi glorieux de la Lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire, que si l’on m’avait érigé mille statues, et que je fusse assuré par une autorité infaillible, de l’excellence de mes Ouvrages. Certainement d’être loué d’un homme que notre Siècle oppose à toute l’Antiquité, et sur la sagesse duquel Dieu pourrait se reposer du gouvernement de toute la Terre, c’est une faveur que je ne pouvais souhaiter sans présomption, et que je ne sais encore si j’ai reçue ou si j’ai songée. Mais s’il est vrai que mes yeux ne me trompent point, et que ce soit vous qui me donniez votre voix qui a été choisie de toute la France pour porter ses prières au Roi, et du Roi même pour envoyer ses commandements dans les Villes et dans les armées 2 Intronisé cardinal en décembre 1622, Richelieu est au printemps 1624 en passe d’entrer au conseil du roi, avec la protection de Marie de Médicis, qu’il sert depuis 1615.[MB] . Je vous l’avoue, Monseigneur, que vous m’avez déjà payé de tous les services que je vous puis jamais 397 rendre, et que je suis un ingrat si je me plains jamais de ma fortune. En effet, puisque les biens, et les honneurs de ce monde sont d’ordinaire ou l’héritage des sots, ou même la récompense du vice, et qu’il n’y a que l’estime et la louange qui soient réservées à la vertu, ne dois-je pas être très satisfait de recevoir de votre bonté le même prix que les Conquérants attendent de leurs victoires, et tout ce que vous pourriez vous-même espérer de vos grandes et immortelles actions, s’il y avait un autre Cardinal de Richelieu pour en rendre témoignage. Mais, Monseigneur, c’est une chose qui manquera toujours à votre gloire : car quand par votre seule présence vous aurez apaisé les esprits d’une Multitude irritée 3 Parmi les possibles référents historiques du passage, on peut penser aux guerres de religion qui sont encore en cours, notamment dans le sud-ouest de la France. [MB] ; quand par vos puissantes raisons vous aurez porté tous les Princes Chrétiens à mettre en liberté le pays de Jésus-Christ, et à entreprendre la guerre sainte 4 Autrement dit, à se lancer dans une nouvelle croisade. La projection faite par Balzac est convenue, et ne décrit en rien la politique adoptée par Richelieu. [MB] ; quand vous aurez gagné à l’Église des peuples entiers, tant par la force de votre exemple, que par celle de votre doctrine 5 « Savoir, érudition, ce qu’on a appris en lisant, ou voyant le monde » (Furetière, Dictionnaire ).[MB] , qui est-ce qui pourra vous donner la réputation que vous méritez ? Et où trouverez-vous pour les merveilles de votre vie un tel témoin que j’ai de mes veilles et de mes études ? Je ne saurais m’empêcher de le redire, et 398 ma joie est trop juste pour être secrète. Est-il possible que ce grand Esprit à qui Dieu n’a point donné de bornes, et qui a été appelé dès le commencement de sa jeunesse pour persuader les Rois, pour instruire les Ambassadeurs et se faire écouter des vieillards qui avaient été de quatre règnes 6 Les débuts politiques de Richelieu, notamment comme député du clergé poitevin aux États Généraux de 1614-1615, puis au service de Marie de Médicis, à partir de 1615, l’ont mis en contact avec des individus pouvant avoir connu, outre le règne contemporain de Louis XIII, celui de Charles IX, d’Henri III et d’Henri IV. [MB] ; est-il possible, dis-je, que celui-là m’estime en l’estime duquel 7 Comprendre : que celui qui est en l’estime même de tous nos ennemis, me porte en considération. [MB] tous nos ennemis s’accordent ? et il n’y a parmi les hommes ni de parti contraire, ni de diversité de créance. Si je prétendais de troubler le Royaume, je chercherais le consentement des mauvais esprits, et j’aurais besoin de la faveur de toutes sortes de gens, si je voulais acquérir du crédit dans un État populaire. Mais il est vrai, Monseigneur, que je n’ai jamais aimé ni la confusion, ni le désordre ; et mon dessein a été de tout temps de plaire à peu de personnes. Puisque vous vous êtes déclaré en ma faveur, et que vous emportez après vous la plus saine partie de la Cour, je laisse volontiers errer tous les autres avec les Turcs et les Infidèles qui font le plus grand nombre des hommes. Toutefois, Monseigneur, je ne puis m’imaginer qu’il y ait encore quelqu’un si amoureux de soi-même, ni si persuadé dans son opinion, qui ne se convertisse dans la Lettre que vous m’avez fait 399 l’honneur de m’écrire, et qui n’acquiesce à la fin à votre grand jugement. Et s’il est certain que la vérité même ne serait pas assez forte contre vous, il n’y a point de doute que le parti dont vous serez tous deux, doit être suivi de tout le monde. Je me repose donc sur ce fondement ; et quelques ennemis que me fasse la réputation que vous m’avez donnée, sachant ce que vous pouvez, et qui vous êtes, je ne me mets plus en peine de mon intérêt, puisqu’il est devenu votre cause,
c’est
MONSEIGNEUR,
Votre très humble, etc.