396 LETTRE DE M. DE BALZAC AU CARDINAL DE RICHELIEU

MONSEIGNEUR

Je suis aussi glorieux de la Lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire, que si l’on m’avait érigé mille statues, et que je fusse assuré par une autorité infaillible, de l’excellence de mes Ouvrages. Certainement d’être loué d’un homme que notre Siècle oppose à toute l’Antiquité, et sur la sagesse duquel Dieu pourrait se reposer du gouvernement de toute la Terre, c’est une faveur que je ne pouvais souhaiter sans présomption, et que je ne sais encore si j’ai reçue ou si j’ai songée. Mais s’il est vrai que mes yeux ne me trompent point, et que ce soit vous qui me donniez votre voix qui a été choisie de toute la France pour porter ses prières au Roi, et du Roi même pour envoyer ses commandements dans les Villes et dans les armées. Je vous l’avoue, Monseigneur, que vous m’avez déjà payé de tous les services que je vous puis jamais 397 rendre, et que je suis un ingrat si je me plains jamais de ma fortune. En effet, puisque les biens, et les honneurs de ce monde sont d’ordinaire ou l’héritage des sots, ou même la récompense du vice, et qu’il n’y a que l’estime et la louange qui soient réservées à la vertu, ne dois-je pas être très satisfait de recevoir de votre bonté le même prix que les Conquérants attendent de leurs victoires, et tout ce que vous pourriez vous-même espérer de vos grandes et immortelles actions, s’il y avait un autre Cardinal de Richelieu pour en rendre témoignage. Mais, Monseigneur, c’est une chose qui manquera toujours à votre gloire : car quand par votre seule présence vous aurez apaisé les esprits d’une Multitude irritée ; quand par vos puissantes raisons vous aurez porté tous les Princes Chrétiens à mettre en liberté le pays de Jésus-Christ, et à entreprendre la guerre sainte ; quand vous aurez gagné à l’Église des peuples entiers, tant par la force de votre exemple, que par celle de votre doctrine, qui est-ce qui pourra vous donner la réputation que vous méritez ? Et où trouverez-vous pour les merveilles de votre vie un tel témoin que j’ai de mes veilles et de mes études ? Je ne saurais m’empêcher de le redire, et 398 ma joie est trop juste pour être secrète. Est-il possible que ce grand Esprit à qui Dieu n’a point donné de bornes, et qui a été appelé dès le commencement de sa jeunesse pour persuader les Rois, pour instruire les Ambassadeurs et se faire écouter des vieillards qui avaient été de quatre règnes ; est-il possible, dis-je, que celui-là m’estime en l’estime duquel tous nos ennemis s’accordent ? et il n’y a parmi les hommes ni de parti contraire, ni de diversité de créance. Si je prétendais de troubler le Royaume, je chercherais le consentement des mauvais esprits, et j’aurais besoin de la faveur de toutes sortes de gens, si je voulais acquérir du crédit dans un État populaire. Mais il est vrai, Monseigneur, que je n’ai jamais aimé ni la confusion, ni le désordre ; et mon dessein a été de tout temps de plaire à peu de personnes. Puisque vous vous êtes déclaré en ma faveur, et que vous emportez après vous la plus saine partie de la Cour, je laisse volontiers errer tous les autres avec les Turcs et les Infidèles qui font le plus grand nombre des hommes. Toutefois, Monseigneur, je ne puis m’imaginer qu’il y ait encore quelqu’un si amoureux de soi-même, ni si persuadé dans son opinion, qui ne se convertisse dans la Lettre que vous m’avez fait 399 l’honneur de m’écrire, et qui n’acquiesce à la fin à votre grand jugement. Et s’il est certain que la vérité même ne serait pas assez forte contre vous, il n’y a point de doute que le parti dont vous serez tous deux, doit être suivi de tout le monde. Je me repose donc sur ce fondement ; et quelques ennemis que me fasse la réputation que vous m’avez donnée, sachant ce que vous pouvez, et qui vous êtes, je ne me mets plus en peine de mon intérêt, puisqu’il est devenu votre cause,

c’est
MONSEIGNEUR,
Votre très humble, etc.