328 ORAISON FUNÈBRE DE MONSIEUR DE TURENNE. Par M. Fléchier, Évêque de Nîmes, alors Abbé de Saint-Séverin

Fleverunt eum omnis populus Israel planctu magno, et lugebant dies multos, et dixerunt quomodo cecidit potens, qui salvum faciebat populum Israel ? I Maccabées , c. 9.
Tout le Peuple le pleura amèrement ; et après avoir pleuré durant plusieurs jours, ils s’écrièrent : comment est mort cet homme puissant qui sauvait le peuple d’Israël ?

Je ne puis, Messieurs, vous donner d’abord une plus haute idée du triste sujet dont je viens vous entretenir, qu’en recueillant ces termes nobles et expressifs dont l’ Écriture sainte se sert pour louer la vie, et pour déplorer la mort du Sage et vaillant Maccabée, cet Homme qui portait la gloire de sa nation jusqu’aux extrémités de la Terre ; qui couvrait son Camp du bouclier, 329 et forçait celui des ennemis avec l’épée ; qui donnait à des Rois ligués contre lui des déplaisirs mortels, et réjouissait Jacob par ses vertus et par ses exploits, dont la mémoire doit être éternelle.

Cet homme qui défendait les Villes de Juda, qui domptait l’orgueil des enfants d’Ammon et d’Ésaü , qui revenait chargé de dépouilles de Samarie , après avoir brûlé sur leurs propres Autels les Dieux des nations Étrangères ; cet homme que Dieu avait mis autour d’Israël comme un mur d’airain, où se brisèrent tant de fois toutes les forces de l’Asie, et qui, après avoir défait de nombreuses armées, déconcerté les plus fiers et les plus habiles Généraux des Rois de Syrie , venait tous les ans, comme le moindre des Israélites, réparer avec ses mains triomphantes les ruines du Sanctuaire, et ne voulait autre récompense des services qu’il rendait à sa Patrie, que l’honneur de l’avoir servie :

Ce vaillant homme poussant enfin, avec un courage invincible, les ennemis qu’il avait réduits à une fuite honteuse, reçut le coup mortel, et demeura comme enseveli dans son triomphe. Au premier bruit de ce funeste accident, toutes les Villes de Judée furent émues ; des ruisseaux de larmes coulèrent des yeux de tous 330 leurs habitants. Ils furent quelque temps saisis, muets, immobiles. Un effort de douleur rompant enfin ce long et morne silence, d’une voix entrecoupée de sanglots que formaient dans leurs cœurs la tristesse, la pitié, la crainte, ils s’écrièrent, Comment est mort cet homme puissant qui sauvait le peuple d’Israël ? À ces cris, Jérusalem redoubla ses pleurs ; les voûtes du Temple s’ébranlèrent ; le Jourdain se troubla, et ses rivages retentirent du son de ces lugubres paroles : Comment est mort cet homme puissant qui sauvait le peuple d’Israël?

Chrétiens, qu’une triste cérémonie assemble en ce lieu, ne rappelez-vous pas en votre mémoire ce que vous avez vu, ce que vous avez senti il y a cinq mois ? Ne vous reconnaissez-vous pas dans l’affliction que j’ai décrite ? Et ne mettez-vous pas dans votre esprit, à la place du Héros dont parle l’ Écriture , celui dont je viens vous parler ? La vertu et le malheur de l’un et de l’autre sont semblables, et il ne manque aujourd’hui à ce dernier, qu’un éloge digne de lui. Ô si l’Esprit divin, Esprit de force et de vérité, avait enrichi mon discours de ces images vives et naturelles qui représentent la vertu, et qui la persuadent tout ensemble, de combien de 331 nobles idées remplirais-je vos esprit, et quelle impression ferait sur vos cœurs le récit de tant d’actions édifiantes et glorieuses !

Quelle matière fut jamais plus disposée à recevoir tous les ornements d’une grave et solide éloquence, que la vie et la mort de très haut et très puissant Prince HENRI DE LA TOUR D’AUVERGNE, VICOMTE DE TURENNE, Maréchal Général des Camps et Armées du Roi, et Colonel Général de la Cavalerie légère : Où brillent avec plus d’éclat les effets glorieux de la vertu militaire, conduites d’armées, sièges de Places, prises de Villes, retraites honorables, campements bien ordonnés, combats soutenus, batailles gagnées, ennemis vaincus par la force, dissipés par l’adresse, lassés et consumés par une sage et noble patience ? Où peut-on trouver tant et de si puissants exemples, que dans les actions d’un homme sage, modeste, libéral, désintéressé, dévoué au service du Prince et de la Patrie, grand dans l’adversité par son courage, dans la prospérité par sa modestie, dans les difficultés par sa prudence, dans les périls par sa valeur, dans la Religion par sa piété ?

Quel sujet peut inspirer des sentiments 332 plus justes et plus touchants, qu’une mort soudaine et surprenante, qui a suspendu le cours de nos victoires, et rompu les plus douces espérances de la paix ? Puissances ennemies de la France, vous vivez, et l’esprit de la charité chrétienne m’interdit de faire aucun souhait pour votre mort. Puissiez-vous seulement reconnaître la justice de nos armes, recevoir la paix que malgré vos pertes vous avez tant de fois refusée, et dans l’abondance de vos larmes éteindre les feux d’une guerre que vous avez malheureusement allumée. À Dieu ne plaise que je porte mes souhaits plus loin. Mais vous vivez, et je plains en cette chaire un sage et vertueux Capitaine dont les intentions étaient pures, et dont la vertu semblait mériter une vie plus longue et plus étendue.

Retenons nos plaintes, Messieurs, il est temps de commencer son éloge et de vous faire voir comment cet Homme puissant triomphe des ennemis de l’État par sa valeur, des passions de l’âme par sa sagesse, des erreurs et des vanités du siècle par sa piété. Si j’interromps cet ordre de mon discours, pardonnez un peu de confusion dans un sujet qui nous a causé tant de trouble. Je confondrai peut-être quelquefois le Général d’armée, le Sage, le 333 Chrétien. Je louerai tantôt les Victoires, tantôt les vertus qui les ont obtenues. Si je ne puis raconter tant d’actions, je les découvrirai dans leurs principes, j’adorerai le Dieu des armées, j’invoquerai le Dieu de la paix, je bénirai le Dieu des miséricordes, et j’attirerai partout votre attention, non pas par la force de l’éloquence, mais par la vérité et par la grandeur des vertus dont je suis engagé de vous parler.

N’attendez pas, Messieurs, que je suive la coutume des Orateurs, et que je loue Monsieur de Turenne, comme on loue les hommes ordinairement. Si sa vie avait moins d’éclat, je m’arrêterais sur la grandeur et la noblesse de sa Maison ; et si son portrait était moins beau, je produirais ici ceux de ses Ancêtres. Mais la gloire de ses actions efface celle de sa naissance ; et la moindre louange qu’on peut lui donner, c’est d’être sorti de l’ancienne et illustre Maison de La Tour d’Auvergne qui a mêlé son sang à celui des Rois et des Empereurs ; qui a donné des Maîtres à l’Aquitaine, des Princesses à toutes les Cours de l’Europe, et des Reines mêmes à la France .

Mais que dis-je ? Il ne faut pas l’en louer ici, il faut l’en plaindre ; quelque glorieuse 334 que fût la source dont il sortait, l’hérésie des derniers temps l’avait infectée. Il recevait avec ce beau sang, des principes d’erreur et de mensonge, et parmi ses exemples domestiques, il trouvait celui d’ignorer et de combattre la vérité. Ne faisons donc pas la matière de son éloge, de ce qui fut pour lui un sujet de pénitence ; et voyons les voies d’honneur et de gloire que la Providence de Dieu lui ouvrit dans le monde, avant que sa miséricorde le retirât des voies de la perdition et de l’égarement de ses Pères.

Avant sa quatorzième année, il commença de porter les armes . Des sièges et des combats servirent d’exercice à son enfance, et ses premiers divertissements furent des victoires. Sous la discipline du Prince d’Orange son Oncle maternel, il apprit l’art de la guerre, en qualité de simple Soldat, et ni l’orgueil, ni la paresse ne l’éloignèrent d’aucun des emplois, où la peine et l’obéissance sont attachées. On le vit en ce dernier rang de la milice ne refuser aucune fatigue et ne craindre aucun péril, faire par honneur ce que les autres faisaient par nécessité, et ne se distinguer d’eux que par un plus grand attachement au travail, et par une plus noble application à tous ses devoirs.

335 Ainsi commençait une vie, dont les suites devaient être si glorieuses, semblable à ces fleuves qui s’étendent à mesure qu’ils s’éloignent de leur source, et qui portent partout où ils coulent, la commodité et l’abondance. Depuis ce temps il a vécu pour la gloire et pour le salut de l’État. Il a rendu tous les services qu’on peut attendre d’un esprit ferme et agissant, quand il se trouve dans un corps robuste et bien constitué. Il a eu dans la jeunesse toute la prudence d’un âge avancé, et dans un âge avancé toute la vigueur de la jeunesse. Ses jours ont été pleins selon les termes de l’ Écriture  ; et comme il ne perdit pas ses jeunes années dans la mollesse et la volupté, il n’a pas été contraint de passer les dernières dans l’oisiveté et dans la faiblesse.

Quel peuple ennemi de la France, etc.