311 RÉPONSE À LA LETTRE d’un ami qui se plaignait de ce que les Poètes d’aujourd'hui n'employaient plus la Fable dans leurs ouvrages, et de ce que les Orateurs n’osent plus citer dans leurs Harangues ni Cambyse, ni Épaminondas ni presque tous les grands hommes de l’Antiquité

Je vous avoue, Monsieur, que j’ai pris un extrême plaisir à m'entendre louer dans votre lettre ; mais lorsqu’après m’avoir encensé comme un Poète excellent, vous ajoutez qu’on ne voit plus aujourd’hui que de méchante Prose rimée ; et que dans cette supposition vous daubez de toute votre force sur notre siècle, ne croyez pas que je prenne le change, ni que l’amour-propre me fasse donner dans le panneau.


   312 En vain par votre doux langage
Vous me voulez amadouer
Je saurai m’entendre louer,
Sans laisser tomber mon fromage.

Je veux dire, Monsieur, que la joie d’ouïr des louanges aussi fines et aussi délicates que celles que vous me donnez ne me fera pas abandonner les intérêts des Modernes. J’estimerai toujours le siècle où vous vivez et où vivent tant d’autres excellents hommes et en vers et en prose.

Il est vrai qu’il se fait aujourd’hui un grand nombre de méchants vers, mais en quel temps ne s’en est-il pas fait autant et davantage ? Les Anciens se sont plaints de la même chose, et ont fait sur ce sujet des milliers d’Épigrammes , ce n’est donc point un malheur qui soit particulier à notre siècle.

Comme nos Gens, dites-vous, ne savent guère de choses, ils méprisent tout ce qui passe leur con313 naissance, croyez-vous Monsieur que si nos Poètes ne s’empressent plus d’orner leurs ouvrages des noms d’Apollon, de Minerve, de Mars, de Vénus, de Cupidon, de Melpomène, de Terpsichore, et d’y faire entrer les Fables de la Métamorphose , cela vienne de ce qu’ils ignorent toutes choses ? Point du tout ; et si leurs ouvrages ne plaisent pas ce n’est pas faute d’y avoir employé tous ces vieux matériaux poétiques ; mais faute de génie et d’invention. Je ne saurais m’empêcher de transcrire ici un Sonnet de Ronsard qui devrait charmer tout le monde, s’il était vrai que la Fable ancienne fût une des plus grandes beautés de notre Poésie . Le voici.


  Je ne suis point ma guerrière Cassandre
Ni Myrmidon ni Dolope soudard
Ni cet Archer dont l’homicide dard
Occit ton frère et mit ta ville en cendre.
314 En ma faveur, pour esclave te rendre,
Un camp armé d'Aulide ne départ ,
Et tu ne vois au pied de ton rempart
Pour t’enlever mille Barques descendre.
Mais bien je suis ce Corèbe insensé
Qui pour t’amour ai le cœur offensé
Non de la main du Grégeois Pénélée
Mais de cent traits qu'un Archerot vainqueur
Par une voie à mes yeux recelée,
Sans y penser me ficha dans le cœur.

Je vais vous apprendre une chose que vous ne savez peut-être pas, c’est que ce Sonnet a été fait, à ce que l’on a assuré, pour une jeune Cabaretière du Faubourg Saint-Marcel, dont Ronsard, qui demeurait dans le même Faubourg, était devenu amoureux. Que de bien perdu ! car apparemment cette Cassandre ne connaissait pas les honnêtes gens qui sont nommés dans ce Sonnet. Que de tré315 sors en un monceau ! Voilà tout Homère et tout Virgile, cependant, Monsieur, pouvez-vous voir sans en avoir pitié le grand Ronsard, un des plus beaux génies qu’il y ait jamais eu, se défigurer et se barbouiller comme il fait par l'usage hors de propos de toute cette Fable  ? Ce qui me semble bien digne de remarque en ceci, c’est que Ronsard et tous ceux qui ont travaillé comme lui, n’ont point fait ce qu’ils voulaient faire. Ils voulaient imiter les Anciens et ils ne les ont point imités ; car imiter les Anciens n’est pas dire ce qu’ils ont dit, mais dire les choses de la manière qu’ils les ont dites ; les Anciens ont employé dans leurs Poésies les Fables qui étaient connues de tous ceux de leur siècle, comme faisant la meilleure partie de leur Religion ; si nos Poètes veulent faire comme les Anciens, il faut qu’ils mettent dans leurs Poésies ce qui est connu de 316 tous ceux du siècle où nous sommes ; et comme les Poètes Grecs et Latins n’employaient point dans leurs ouvrages la Mythologie des Égyptiens, les Poètes Français ne doivent point employer les Fables des Romains et des Grecs s’ils ont envie de les prendre pour leurs modèles.

Il y a des gens qui se sont imaginé que les Fables dont nous parlons étaient de l’essence de la Poésie  ; il ne se peut pas une plus grande illusion. Il est vrai que la fiction en général est de l’essence de la Poésie, mais non pas telle ou telle fiction. Si la chose était comme le prétendent ceux qui se sont enivrés de la Poésie des Grecs et des Latins jusqu’à croire qu’il n’y en a point d’autre, il faudrait qu’il n’y en eût point eu dans le monde avant les Grecs et les Romains, ce qui est manifestement faux. Il faudrait qu’il n’y en eut point en317 core aujourd’hui dans tous les pays où on n’a jamais ouï parler ni d’Apollon, ni du Parnasse, il faudrait enfin que les Cantiques de Moïse, les Psaumes de David, et presque tous les ouvrages de Salomon ne fussent que de la Prose rimée, quoiqu’on les ait toujours regardés comme des modèles de la Poésie la plus sublime. La Fable Grecque n’est qu’un ornement à la Poésie, qui à la vérité lui a donné de grands agréments lorsque les Grecs et les Romains s'en sont servis, mais qui ne lui est plus absolument nécessaire pour se faire aimer. Bien loin que cela soit, je dirai que comme les ornements qui ont eu le plus de vogue dans de certains temps sont ceux qui blessent le plus quand la mode vient à s’en passer, il est à craindre que la Fable ancienne qui commence à déplaire à bien des gens lorsqu’elle n’est pas employée avec une extrême délicatesse, ne devienne dans quelque temps insupportable. 318 Quoi qu’il en soit, Monsieur, les Fables, que vous regrettez tant, ne sont pas plus essentielles à la Poésie que les Cornettes à deux rangs le sont à la beauté des femmes. Vous trouvez sans doute que ces coiffures élevées leur siéent admirablement bien et ajoutent beaucoup de grâce et de majesté aux charmes que la Nature leur a donnés, mais vous pouvez vous souvenir que ces mêmes femmes, je veux dire leurs mères ou leurs grands-mères, vous ont plu encore davantage dans votre jeune temps avec leurs coiffures à la Raie, qui leur rendait le dessus de la tête extrêmement plat, et avec leurs garcettes gommées qui cachaient les trois quarts de leur front. Il a plu au temps de faire passer la mode des Fables anciennes et de leur substituer des sentiments aisés et naturels, pleins de bon sens et de délicatesse, je crois qu’il faut le trouver bon et s’y accommoder. Elles doi319 vent être contentes du long temps qu’elles ont duré et des bons services qu’elles ont rendu aux Poètes pendant une si longue suite de siècles.


  Se servir désormais de ces Billevesées ;
De ces antiquailles usées
Qu'Homère en ses Écrits heureusement plaça,
C’est dans une galante et riche Mascarade
Se vêtir, et faire parade
Des habits d’un ballet qu’Henri quatre dansa.

Pour ce qui est de la Prose vous vous plaignez qu’on n’ose plus mettre en œuvre les noms de Cambyse et d’Épaminondas dans une Harangue. Voilà un grand malheur ! est-ce que ces deux noms, de même que ceux de Thémistocle, d’Alcibiade, et de Périclès n’ont pas fatigué suffisamment les 320 oreilles de tous les Princes dans les Harangues qu’on leur a faites ? Voulez-vous que le Roi, si le bien de l’État l’oblige à faire quelques voyages dans son Royaume, souffre encore la même persécution dans toutes les Villes où il y aura un Maire ou un Capitoul qui se pique d’être éloquent ? Songez quelle fatigue c’est de se voir tomber sur le corps deux fois le jour, Thémistocle ou Épaminondas, ou tous les deux ensemble ? Je pardonne à de jeunes gens d’aimer ce qu'on leur a enseigné dans leurs études, et de prendre plaisir à mettre en œuvre les beaux endroits des Vies de Plutarque, parce qu’ils font voir par là à leurs Régents et à leurs Pères, qu’ils ont employé utilement leur temps à de bonnes lectures, et qu’ils en ont retenu les plus beaux endroits, mais je ne puis souffrir que des hommes sages, des Orateurs formés se parent de ces vieux ornements. Je veux qu’ils 321 parlent de leur Chef comme parlaient les Anciens qu’ils veulent imiter, et qu’ils débitent leurs pensées et non pas celles des autres.

Ce n’est pas, Monsieur, qu’à parler bien sérieusement, je ne sois très persuadé qu'on peut se servir encore heureusement des fictions de la Fable ancienne dans la Poésie Française, quand la matière s’y trouve disposée ; mais je crois qu’il faut en user sobrement, et surtout ne pas s’imaginer qu’un ouvrage n’est pas poétique quand la Fable ancienne n’y est pas employée. Pour ce qui est de la Prose, je ne doute point qu’on ne puisse fort bien citer Cambyse et Épaminondas et tous les autres grands Personnages de l’Antiquité dans des ouvrages de Morale ou de Politique, mais je crois qu’il y aurait du péril aujourd’hui à les faire entrer dans des pièces d’Éloquence, surtout dans les Harangues un peu polies.

Je suis, etc.