379 LETTRE DE M. DE BALZAC, À MONSIEUR DE LA MOTTE AIGRON. Où il décrit sa Maison de campagne

Il fit hier un de ces beaux jours sans Soleil, que vous dites qui ressemblent à cette belle Aveugle, dont Philippe II était amoureux. En vérité je n’eus jamais tant de plaisir de m’entretenir moi-même ; et quoique je me promenasse en une campagne toute nue et qui ne saurait servir à l'usage des hommes que pour être le champ d’une bataille, néanmoins l’ombre que le Ciel faisait de tous côtés m’empêchait de désirer celle des grottes et des forêts. La paix était générale depuis la plus haute région de l’air jusque sur la face de la Terre ; l’eau de la rivière paraissait aussi plate que celle d’un Lac et si en pleine mer un tel calme surprenait pour toujours les Vaisseaux, ils ne pourraient jamais ni se sauver ni se perdre. Je vous dis ceci afin que 380 vous regrettiez un jour si heureux que vous avez perdu à la Ville, et que vous descendiez quelquefois de votre Angoulême, où vous allez du pair avec nos tours et nos clochers, pour venir recevoir les plaisirs des anciens Rois, qui se désaltéraient dans les fontaines, et se nourrissaient de ce qui tombe des arbres. Nous sommes ici en un petit rond tout couronné de montagnes, où il reste encore quelques grains de cet Or dont les premiers siècles ont été faits. Certainement quand le feu s’allume aux quatre coins de la France, et qu’à cent pas d’ici la Terre est toute couverte de troupes, les armées ennemies d’un commun consentement pardonnent toujours à notre Village, et le Printemps, qui commence les sièges et les autres entreprises de la guerre, et qui depuis douze ans a été moins attendu pour le changement des saisons, que pour celui des affaires, ne nous fait rien voir de nouveau, que des violettes et des roses. Notre Peuple ne se conserve dans son innocence, ni par la crainte des lois, ni par l’étude de la sagesse ; pour bien faire, il suit simplement la bonté de sa nature et tire plus d’avantage de l’ignorance du vice, que nous n’en avons de la connaissance de la vertu. De sorte qu’en ce Royaume de demi-lieue on ne sait ce que c’est de tromper, que les 381 oiseaux et les bêtes, et le style du Palais est une langue aussi inconnue que celle de l’Amérique, ou de quelque autre nouveau monde, qui s’est sauvé de l’avarice de Ferdinand , et de l’ambition d’Isabelle . Les choses qui nuisent à la santé des hommes ou qui offensent leurs yeux, en sont généralement bannies : Il ne s’y vit jamais de lézards ni de couleuvres, et de toutes les sortes de reptiles, nous ne connaissons que les melons et les fraises. Je ne veux pas vous faire le portrait d’une maison dont le dessin n’a pas été conduit selon les règles de l’Architecture, et dont la matière n’est pas si précieuse que le marbre et le porphyre. Je vous dirai seulement qu’à la porte il y a un bois, où en plein midi il n’y entre de jour que ce qu’il en faut pour n’être pas nuit, et pour empêcher que toutes les couleurs ne soient noires. Tellement que de l’obscurité et de la lumière il se fait un troisième temps, qui peut être supporté des yeux des malades, et cacher les défauts des femmes qui sont fardées. Les arbres y sont verts jusqu’à la racine, tant de leurs propres feuilles que de celles du lierre qui les embrasse, et pour le fruit qui leur manque, leurs branches sont chargées de Tourterelles et de Faisans en toutes les saisons de l’année : De là j’entre dans une prairie, 382 où je marche sur les tulipes et les anémones que j’ai fait mêler avec les autres fleurs, pour me confirmer en l’opinion que j’ai apportée de mes voyages, que les Françaises ne sont pas si belles que les Étrangères. Je descends aussi quelque fois dans cette vallée qui est la plus secrète partie de mon désert, et qui jusqu’ici n’avait été connue de personne. C’est un pays à souhaiter et à peindre, que j’ai choisi pour vaquer à mes plus chères occupations, et passer les plus douces heures de ma vie. L’eau et les arbres ne le laissent jamais manquer de frais et de vert : Les Cygnes qui couvraient autrefois toute la rivière, se sont retirés en ce lieu de sûreté, et vivent dans un canal qui fait rêver les plus grands parleurs, aussitôt qu’ils en approchent, et au bord duquel je suis toujours heureux, soit que je sois joyeux, soit que je sois triste. Pour peu que je m’y arrête il me semble que je retourne en ma première innocence : Mes désirs, mes craintes et mes espérances cessent tout d’un coup tous les mouvements de mon âme se relâchent ; et je n’ai point de passions, ou si j’en ai, je les gouverne comme des bêtes apprivoisées. Le soleil envoie bien de la clarté jusqu’à nous ; mais il n’y fait jamais aller de chaleur, le lieu est si bas qu’il 383 ne saurait recevoir que les dernières pointes de ses rayons, qui sont d’autant plus beaux qu’ils ont moins de force, et que leur lumière est toute pure. Mais comme c’est moi qui ai découvert cette nouvelle Terre, aussi je la possède sans compagnon, et je n’en voudrais pas faire part à mon propre frère. Partout ailleurs il n’y a pas un de nos valets qui ne soit le maître, chacun se saoule de ce qu’il aime, on passe le temps de tous côtés : et quand je vois en un endroit de l’herbe couchée par terre et des épis renversés en l’autre, je suis assuré que ce n’est ni le vent ni la grêle qui ont fait cela, mais que c’est un Berger et une Bergère. Au demeurant, par quelque porte que je sorte du logis et de quelque part que je tourne les yeux en cette agréable solitude, je rencontre toujours la Charente dans laquelle les animaux qui vont boire, voient le Ciel aussi clairement que nous faisons, et jouissent de l’avantage qu’ailleurs les hommes leurs veulent ôter. Mais cette belle eau aime tellement cette belle Terre, qu’elle se divise en mille branches et fait une infinité d’Iles et de détours afin de s’y amuser davantage, et quand elle se déborde ce n’est que pour rendre l’année plus riche, et pour nous faire prendre à la campagne ses truites et ses brochets, qui 384 valent bien les crocodiles du Nil et le faux or de toutes les rivières des Poètes . L. G. C. D. T. est venu ici quelque fois changer de félicité et laisser cette vertu sévère, cet éclat qui éblouissait tout le monde pour prendre des qualités plus douces, une majesté plus tranquille. Ce Cardinal dont le Ciel veut faire tant de choses et de qui je vous parle tous les jours après avoir perdu un frère si parfait, que s’il l’eût choisi entre tous les hommes, il n’en eût pas pris un autre ; après avoir, dis-je, fait une perte qui mérita les larmes de la Reine, vint ici chercher du soulagement et recevoir des propres mains de Dieu, qui aime le silence et qui habite la solitude, ce qui ne se trouve point dans les discours de la Philosophie, ni dans la foule du monde. Je vous apporterais d’autres exemples pour vous montrer que mon désert a été de tout temps fréquenté par des Ermites illustres, et que les traces des Princes et des grands Seigneurs sont encore fraîches dans mes allées ; mais afin de vous convier d’y venir, il me semble qu’il me suffit de vous dire que Virgile et moi vous y attendrons et que si vous vous accompagnez en ce voyage de vos Muses et de vos papiers nous n’aurons que faire pour nous entretenir des nouvelles de la Cour, ni 385 des troubles d’Allemagne . Je meure si je vis jamais rien de mieux que ce qui sort des méditations de votre esprit, et si la moindre partie de l’ouvrage que vous m’avez montré, ne vaut toute la foire de Francfort , et tous les gros livres qui nous viennent du Septentrion d’où nous vient avec eux le grand froid et la gelée. Je sais bien que Monsieur le Président de Thou , qui était aussi digne Juge de l’Éloquence latine que de la vie et de la fortune des hommes et qui nous aurait laissé une histoire parfaite, s’il en eût voulu diminuer quelque chose, faisait beaucoup de cas des gens de ce pays-là : mais sans mentir, je n’ai pu encore deviner ce qui l’obligeait d’aimer des esprit qui sont tout à fait contraires au sien, et qui ne connaissent pas seulement cette pureté Romaine, que vous recherchez avec des soins si scrupuleux, et une diligence si exacte. Vous leur ferez donc voir je m’assure et aux savants même de de-là les monts (qui pensent que tous ceux qui ne sont pas Italiens sont Scythes) de quelle façon on parlait au siècle d’Auguste, et en un temps encore éloigné de la corruption des bonnes choses. En conscience, outre la propriété des mots et la chasteté du style qui donnent tant de lumière à ce que vous écrivez, il faut avouer que vos pensées 386 sont si courageuses qu’il y a apparence que l’ancienne République en avait de telles lorsqu’elle était victorieuse du monde et que le Sénat concevait en de semblables termes, les commandements qu’il faisait aux Rois, et les réponses qu’il rendait aux Nations de la Terre. Nous en dirons davantage quand vous serez arrivé où je vous attends, et que pour des fleurs des fruits et de l’ombre que je vous prépare, vous m’apporterez toutes les richesses de l’Art et de la Nature.

À tant (pour user des termes de M. le Cardinal d’Ossat ) je vous donne le bonsoir, et vous déclare que si vous cherchez des excuses pour ne venir pas, je ne suis plus,
Le 6 Septembre 1622.
Votre, etc.