I Préface

Rien n’est plus naturel ni plus raisonnable que d’avoir beaucoup de vénération pour toutes les choses qui ayant un vrai mérite en elles-mêmes, y joignent encore celui d’être anciennes. C’est ce sentiment si juste et si universel qui redouble l’amour et le respect que nous avons pour nos Ancêtres, et c’est par là que les Lois et les Coutumes se rendent encore plus authentiques et plus inviolables. Mais comme ç’a toujours été le destin des meilleures choses de devenir mauvaises par leur excès, et de le devenir à proportion de leur excellence, souvent II cette vénération si louable dans ses commencements, s’est changée dans la suite en une superstition criminelle, et a passé même quelquefois jusqu’à l’idolâtrie. Des Princes extraordinaires par leurs vertus firent le bonheur de leurs Peuples, et remplirent la Terre du bruit de leurs grandes actions : ils furent bénis pendant leur vie, et leur mémoire fut révérée de la postérité, mais dans la suite des temps on oublia qu’ils étaient hommes, et l’on leur offrit de l’encens et des sacrifices. La même chose est arrivée aux hommes qui ont excellé les premiers dans les Arts et dans les Sciences . L’honneur que leur siècle en reçut, et l’utilité qu’ilsIII y apportèrent leur acquirent pendant leur vie beaucoup de gloire et de réputation, leurs ouvrages furent admirés de la postérité qui en fit ses plus chères délices, et qui les honora de mille louanges sans bornes et sans mesure. Le respect qu’on eut pour leur mémoire s’augmenta tellement, qu’on ne voulut plus rien voir en eux qui se ressentît de la faiblesse humaine, et l’on en consacra tout jusqu’à leurs défauts. Ce fut assez qu’une chose eût été faite ou dite par ces grands hommes pour être incomparable, et c’est même encore aujourd’hui une espèce de Religion parmi quelques Savants de préférer la moindre producIV tion des Anciens aux plus beaux Ouvrages de tous les modernes. J’avoue que j’ai été blessé d’une telle injustice, il m’a paru tant d’aveuglement dans cette prévention et tant d’ingratitude à ne pas vouloir ouvrir les yeux sur la beauté de notre Siècle à qui le Ciel a départi mille lumières qu’il a refusées à toute l’Antiquité, que je n’ai pu m’empêcher d’en être ému d’une véritable indignation : Ç’a été cette indignation qui a produit le petit Poème du Siècle de LOUIS LE GRAND , qui fut lu à l’Académie Française le jour qu’elle s’assembla pour rendre grâce au Ciel de la parfaite guérison de son auguste Protecteur. Tous ceux qui V composaient cette illustre assemblée parurent en être assez contents, hors deux ou trois amateurs outrés de l’Antiquité, qui témoignèrent en être fort offensés. On espérait que leur chagrin produirait quelque critique qui désabuserait le public ; mais ce chagrin s’est évaporé en protestations contre mon attentat , et en paroles vaines et vagues. Il est vrai qu’un célèbre Commentateur m’a foudroyé dans la Préface de ses Notes, où ne me jugeant pas digne d’être seul l’objet de son indignation, il s’adresse à tous les profanes qui se contentent comme moi de révérer les Anciens sans les adorer, et là, du haut de sa science il nous VI traite tous de gens sans goût et sans autorité . Le moyen de répondre à des raisons si claires et si convaincantes ? Ensuite il a paru un Livre fait exprès pour détruire les erreurs contenues dans mon Poème ; on a ouvert le Livre et on a vu qu’il ne faisait rien de ce qu’il promettait. Il prouve que les Anciens étaient de très grands hommes, et que si quelques faiblesses leur sont échappées, il ne faut pas s’en prendre à eux, mais à leur siècle dont le peu de politesse ne leur permettait pas de mieux faire [ a ] . Ai-je dit autre chose, et ne semble-t-il pas que l'Auteur de ce Livre ait voulu plutôt affermir mes erreurs prétenVII dues que de les renverser ? En dernier lieu il a paru une allégorie sous le titre d’ Histoire Poétique , où l'Auteur se réjouit aux dépens des vieux et des nouveaux Auteurs, et va droit à son but, à l’éloge des deux grands Modernes . Je ne trouve point à redire qu’il soit presque partout d’un sentiment contraire au mien, rien n’est plus permis ni plus agréable que la diversité d’opinions en ces matières ; mais je ne puis lui pardonner de ne m’avoir pas entendu, ou d’avoir fait semblant de ne me pas entendre ; il me fait dire en la personne des Avocats d’aujourd’hui que l’éloquence paraît autant à prouver la serviVIII tude d’un égout qu’à défendre la cause du Roi Déjotarus [ b ] . J’ai dit tout le contraire, et je me suis plaint de ce que nos Avocats au lieu d’avoir l’avantage comme Cicéron de plaider pour des Rois ; ou comme Démosthène, pour la défense de la liberté publique : matières où l’Éloquence peut déployer ses grandes voiles, ils ne sont misérablement occupés qu’à revendiquer trois sillons usurpés sur un héritage, ou à prouver la servitude d’un égout ; sujets extrêmement disgraciés pour la grande éloquence  : Cette sorte de négligence ou ce peu de bonne foi m’a autant déplu que de bonnes raisons contre mon opinion m’auraient fait IX plaisir à entendre ; mais l’Auteur n’a pas songé à en dire une seule, et s’est contenté de décider de tout à sa fantaisie par la bouche de son Apollon . Comme chacun a le sien, on lui fournira un aussi grand nombre de décisions toutes contraires quand on voudra s’en donner la peine.

Il ne reste plus qu’à répondre à l’homme aux Factums qui m’a donné un coup de dent selon ses forces. Il m’a fait souvenir de ce petit diable dont parle Rabelais, qui ne savait grêler que sur le persil ; car n’ayant pu trouver rien à reprendre dans le corps de mon Poème, il s’est jeté sur la marge, où j’ai dit en parlant du Méandre, que c’est X un Fleuve de la Grèce, qui retourne plusieurs fois sur lui-même . Il m’accuse d’avoir ignoré que le Méandre est un fleuve de l’Asie mineure, et que j’ai fait en cela une bévue épouvantable ; mais il n’a pas vu qu’il en a fait lui-même une bien plus grande, en nous montrant qu’il ne sait pas que cette partie de l’Asie mineure où passe le Méandre, s’appelle la Grèce Asiatique . Pour s’instruire de ce point de Géographie, il n’avait qu’à lire Cluverio , où l’on apprend les premiers éléments de cette science. « Le nom de Grèce, dit cet Auteur, se donna premièrement à deux pays ensemble, dont l’un s’est depuis appelé la XI Thessalie, et l’autre la Grèce proprement dite. Il s’est ensuite étendu à l’Épire, à la Macédoine, à l’Île de Crète et à tout ce qu’il y a d’îles aux environs. On l’a donné encore à la Sicile et à une partie de l’Italie qui furent appelées la grande Grèce ; et enfin il passa dans l’Asie dont une partie fut nommée la Grèce Asiatique . » Il eut encore trouvé dans un autre endroit du même Auteur, que « la Grèce Asiatique comprend la Mysie, la Phrygie, l’Éolie, l’Ionie, la Doride, la Lydie et la Carie . » Puisque le Méandre arrose presque toutes ces Provinces, ai-je eu tort de l’appeler un Fleuve de la Grèce  ? Si j’avais dit que le Méandre est XII un Fleuve de Phrygie comme l’a dit Ovide , ou de Lydie ou de Carie comme l’ont dit plusieurs autres Poètes , qui ont tous droit de n’être pas fort exacts en pareilles rencontres, j’aurais fait la même chose que si je disais que la Seine est un fleuve de Champagne, de Bourgogne ou de Normandie. Si d’un autre côté je l’avais qualifié fleuve d’Asie ; c’est comme si j’avais dit que la Seine est un fleuve d’Europe. Il a donc fallu pour parler juste que je l’aie appelé fleuve de la Grèce Asiatique ou de la Grèce simplement parce que la Grèce Asiatique comprend toutes les Provinces où il fait ses tours et ses retours, de même que je serais obligé XIII de nommer la Seine fleuve de la France, parce que la France renferme tous les Pays par où elle passe, et où se trouve sa source, son cours et son embouchure. Si l’on veut pousser la chicane plus loin et me reprocher de n’avoir pas ajouté au mot de Grèce l’épithète d’Asiatique, je répondrai que cela n’était nullement nécessaire. Quand on dit que Bias, Hérodote, Ésope et Galien sont quatre des plus grands hommes que la Grèce ait produits, s’avise-t-on de marquer que c’est la Grèce Asiatique dont on parle, quoique ce soit dans cette Grèce que ces quatre grands personnages ont pris naissance. Il faut d’ailleurs considérer que XIV dans ma note marginale, il ne s’agit point de savoir quel est le Pays où passe le Méandre, mais seulement d’apprendre au Lecteur, s’il ne le sait pas, que c’est un fleuve qui retourne plusieurs fois sur lui-même.

Quand on examinera encore de plus près toutes ces critiques, on conviendra qu’elles ne méritent pas de plus amples réponses, aussi n’est-ce pas à l’occasion des Auteurs qui ont écrit contre moi que j’ai travaillé à ces Dialogues, ce n’a été que pour désabuser ceux qui ont cru que mon Poème n’était qu’un jeu d’esprit , qu’il ne contenait point mes véritables sentiments, et que je m’étais diverti à soutenir un paradoxe XV plus dépourvu encore de vérité que de vraisemblance. Tant d’honnêtes gens m’ont dit d’un air gracieux et fort obligeant, ce leur semblait, que j’avais bien défendu une mauvaise cause, que j’ai voulu leur dire en prose et d’une manière à ne leur en laisser aucun doute, qu’il n’y a rien dans mon Poème que je n’aie dit sérieusement. Qu’en un mot je suis très convaincu que si les Anciens sont excellents, comme on ne peut pas en disconvenir, les Modernes ne leur cèdent en rien, et les surpassent même en bien des choses. Voilà distinctement ce que je pense et ce que je prétends prouver dans mes Dialogues.

XVI J’avoue que peu de gens seront persuadés que le seul zèle de la vérité me pousse à ce travail, et qu’on s’imaginera plus volontiers que j’y suis attiré par le désir de dire quelque chose d’extraordinaire ; mais il y a longtemps que ma thèse n’est plus nouvelle, Horace et Cicéron l’ont avancée de leur temps , où l’entêtement pour les Anciens n’était pas moindre qu’il l’est aujourd’hui, elle a été soutenue ensuite par une infinité d’habiles gens que la prévention n’avait pas aveuglés, et je ne prétends rien à la grâce de la nouveauté. J’aspire encore moins à m’acquérir par là de la réputation, puisque je blesse les sentiments d’une granXVII de partie de ceux qui la donnent ; je veux dire un certain peuple tumultueux de Savants, qui entêtés de l’Antiquité, n’estiment que le talent d’entendre bien les vieux Auteurs ; qui ne se récrient que sur l’explication vraisemblable d’un passage obscur, ou sur la restitution heureuse d’un endroit corrompu ; et qui croyant ne devoir employer leurs lumières qu’à pénétrer dans les ténèbres des livres anciens, regardent comme frivole tout ce qui n’est pas érudition. Si la soif des applaudissements me pressait beaucoup, j’aurais pris une route toute contraire et plus aisée. Je me serais attaché à commenter quelque Auteur célèbre XVIII et difficile, j’aurais été bien maladroit ou bien stupide, si parmi les différents sens que peuvent recevoir les endroits obscurs d’un ouvrage confus et embarrassé, je n’avais pu en trouver quelques-uns qui eussent échappé à tous ses Interprètes , ou redresser même ces Interprètes dans quelques fausses explications. Une douzaine de Notes de ma façon mêlées avec toutes celles des Commentateurs précédents qui appartiennent de droit à celui qui commente le dernier, m’auraient fourni de temps en temps de gros volumes, j’aurais eu la gloire d’être cité par ces Savants, et de leur entendre dire du bien des Notes que je leur XIX aurais données : J’aurais encore eu le plaisir de dire mon Perse, mon Juvénal, mon Horace ; car on peut s’approprier tout Auteur qu’on fait réimprimer avec des Notes, quelques inutiles que soient les Notes qu’on y ajoute.

J’ai encore moins prétendu convertir cette nation de Savants. Quand ils seraient en état de goûter mes raisons, ce qui n’arrivera jamais, ils perdraient trop à changer d’avis, et la demande qu’on leur en ferait serait incivile. Ce serait la même chose que si on proposait un décri général des monnaies à des gens qui auraient tout leur bien en argent comptant, et rien en fonds : que deviendraient XX leurs trésors de lieux communs et de remarques ? Toutes ces richesses n’auraient plus de cours en l’état qu’elles sont, il faudrait les refondre, et leur donner une nouvelle forme et une nouvelle empreinte, ce qu’il n’y a que le génie seul qui puisse faire, et ce génie-là ils ne l’ont pas. Cela ne serait pas raisonnable, il faut que tout homme qui peut dire à propos et même hors de propos, un vers de Pindare ou d’Anacréon , ait quelque rang distingué dans le monde : quelle confusion si cette sorte de mérite venait à s’anéantir ? Le moindre homme d’esprit et de bon sens serait comparable à ces Savants illustres, et même leur XXI passerait sur le ventre malgré tout le latin et tout le grec dont ils sont hérissés. Comme ce sont gens incapables pour la plupart d’aucun autre emploi dans le monde, et que leur travail épargne quelquefois bien de la peine à ceux qui étudient, il est bon qu’ils aient une haute idée de leur condition, et qu’ils en vivent satisfaits.

Si j’ai le malheur de déplaire à cette espèce de savants, il y en a d’un ordre supérieur qui joignant la force et la beauté de l’esprit à une profonde érudition, ne seront pas fâchés qu’on attaque une erreur si injurieuse à leur siècle, et qu’on tâche à lever des préventions qui mettant le moindre des AnXXII ciens au-dessus du plus habile des Modernes, empêchent qu’on ne rende à leur mérite la justice qui lui est due. Ils ne me blâment point de vouloir faire honneur à notre siècle, puisque c’est sur eux-mêmes que doit rejaillir une partie de cet honneur, et je ne puis blesser que certains esprits jaloux qui aiment mieux ne point égaler les Anciens ni même les surpasser, que de reconnaître que cet avantage leur est commun avec des personnes qui vivent encore

Si je suis blâmable en quelque chose, c’est de m’être engagé dans une entreprise au-dessus de mes forces ; car il s’agit d’examiner en détail tous XXIII les Beaux-Arts et toutes les Sciences, de voir à quel degré de perfection ils sont parvenus dans les plus beaux jours de l’Antiquité, et de remarquer en même temps ce que le raisonnement et l’expérience y ont depuis ajouté, et particulièrement dans le Siècle où nous sommes. Cependant quoique ce dessein n’ait presque point de bornes et qu’il s’en faille beaucoup que je puisse y suffire, je suis sûr que j’en dirai assez pour convaincre quiconque osera se mettre au-dessus de la prévention et se servir de ses propres lumières. Qui sait d’ailleurs, si quand j’aurai rompu la glace, si lorsque j’aurai essuyé le chagrin des plus XXIV emportés, et qu’une infinité de gens d’esprit et de bon sens qui n’avaient peut-être encore jamais fait de réflexion sérieuse là-dessus, se déclareront pour le parti que je tiens, il ne s’élèvera pas d’excellents hommes qui trouvant le terrain préparé, viendront mettre la dernière main à mon entreprise, et traiter à fond cette matière dans toute son étendue. Quel avantage ne sera-ce point alors de voir par exemple un homme parfaitement instruit de ce qui regarde l’art militaire nous dire toutes les manières dont les hommes se sont fait la guerre depuis le commencement du monde, les différentes méthodes que les Anciens ont tenues XXV dans leurs marches, dans leurs campements, dans les attaques et les défenses des places, dans leurs combats et dans leurs batailles ; de lui voir expliquer comment l’invention de l’artillerie a changé insensiblement toute la face de la guerre, par quels degrés cet Art s’est perfectionné au point où nous le voyons présentement, et comment on s’en est fait des règles si certaines et si précises, qu’au lieu que les plus vaillants et les plus adroits peuples du monde passaient autrefois dix années au siège d’une Ville, qu’ils croyaient aller prendre en y arrivant, aujourd’hui un Général d’armée se croirait presque déshonoré, si ayant XXVI investi une Place qui suivant le calcul qu’il en a fait ne doit résister que vingt jours, il en mettait vingt-cinq ou vingt-six à s’en rendre le maître. Quel plaisir de voir d’une autre part un excellent Philosophe nous donner une Histoire exacte du progrès que les hommes ont fait dans la connaissance des choses naturelles , nous rapporter toutes les différentes opinions qu’ils en ont eues dans la suite des temps, et combien cette connaissance s’est augmentée depuis le commencement de notre siècle, et principalement depuis l’établissement des Académies de France et d’Angleterre , où par le secours des Télescopes et des MiXXVII croscopes , on a découvert une espèce d’immensité dans les grands corps et dans les petits, qui donne une étendue presque infinie à la Science qui les a pour objets. Il en sera de même de ceux qui feront voir la différence de la Navigation des Anciens, qui n’osaient presque abandonner les rivages de la Méditerranée, avec celle de nos jours, qui s’est tracé des routes sur l’Océan aussi droites et aussi certaines que nos grands chemins pour passer dans tous les lieux du monde. Il n’y a point d’Art ni de Science où non seulement ceux qui en ont une connaissance parfaite, mais ceux qui n’en ont qu’une légère teinture ne puissent démonXXVIII trer qu’ils ont reçu, depuis le temps des Anciens, une infinité d’accroissements considérables.

Le premier des Dialogues que je donne présentement, traite de la prévention trop favorable où on est pour les Anciens, parce que j’ai cru devoir commencer par détruire, autant qu’il me serait possible, ce qui empêchera toujours de porter un jugement équitable sur la question dont il s’agit.

Le second Dialogue parle de l’Architecture et de ses deux compagnes inséparables, la Sculpture et la Peinture : L’Architecture est un des premiers Arts que le besoin a enseigné aux hommes, et il était presque impossible que ceux que XXIX j’introduis dans mes Dialogues habiles, au point que je le suppose, dans tous les Beaux-Arts pussent voir les Bâtiments de Versailles sans parler de l’Architecture .

Les Dialogues suivants traiteront de l’Astronomie, de la Géographie, de la Navigation, de la Physique, de la Chimie, des Mécaniques et de toutes les autres connaissances, où il est incontestable que nous l’emportons sur les Anciens, pour de là venir à l’Éloquence et à la Poésie, où non seulement on nous dispute la préséance, mais où l’on prétend que nous sommes beaucoup inférieurs. Cette méthode fournira une induction très naturelle , que XXX si nous avons un avantage visible dans les Arts dont les secrets se peuvent calculer et mesurer, il n’y a que la seule impossibilité de convaincre les gens dans les choses de goût et de fantaisie, comme sont les beautés de la Poésie et de l’Éloquence qui empêche que nous ne soyons reconnus les Maîtres dans ces deux Arts comme dans tous les autres.

J’ai cru que je devais joindre à ces deux premiers Dialogues le Poème du siècle de LOUIS LE GRAND , non seulement parce qu’il en est la cause, mais parce que la lecture en est en quelque sorte nécessaire pour bien entendre l’état de la question. J’y ai encore fait ajouter XXXI l’ Épître qui traite du Génie , parce qu’il y entre par occasion diverses choses sur le même sujet. J’avais envie de retrancher quatre vers de cette Épître. C’est sur la fin où je parle ainsi à M. de Fontenelle .

De l’Églogue, en tes vers, éclate le mérite
Sans qu’il en coûte rien au fameux Théocrite,
Qui jamais ne fit plaindre un amoureux destin,
D’un ton si délicat, si galant et si fin.

Quoique je sois persuadé que ces Vers ne disent rien que de très véritable, néanmoins comme le nom de Théocrite porte dans l’esprit de ceux qui ne le connaissent que de réputation, une idée de perfection entière en fait d’Églogues, je craignais d’attirer sur moi l’indignation du Public ; mais il vient XXXII de paraître de * [ c ] une traduction en vers français de ce fameux Poète qui m’a bien mis l’esprit en repos là-dessus. Quand le Public aura vu par lui-même ce que c’est que Théocrite, je suis sûr qu’il trouvera que ma louange n’est guère outrée, et qu’il ne faut pas être fort délicat, fort galant et fort fin pour l’être plus que cet Auteur. Il suffit qu’on lise la quatorzième de ses Églogues , et qu’on voie de quelle sorte l’amour y est traité . Il introduit un jeune Amant qui fait récit d’un régal qu’il a donné dans son jardin à sa Maîtresse et à trois ou quatre de ses amis. « Cet Amant dit que sur la fin du repas la compagnie s’étant mise à boire XXXIII des santés, à condition qu’on nommerait sincèrement les personnes à qui on les buvait, sa maîtresse ne voulut jamais rien dire ; qu’un des conviés lui ayant dit en plaisantant qu’elle avait vu le loup et que c’était ce qui l’empêchait de parler (plaisanterie qu’il faisait malicieusement, parce qu’elle avait un Amant qui se nommait le Loup) elle devint rouge et parut avoir tant de feu dans les yeux qu’on y aurait allumé un flambeau. Il ajoute que la raillerie ayant continué quelque temps, elle se mit à pleurer comme un enfant qu’on arrache d’entre les bras de sa mère, et que là-dessus, transporté de rage et de jalousie il lui avait donné deux grands XXXIV soufflets, et que comme elle gagnait la porte en troussant les habits pour mieux courir, il lui avait reproché qu’elle faisait part à un autre de ses plus tendres caresses. » Voici de quelle sorte la traduction Française exprime cette dernière circonstance.

Pour moi que tu connais saisi soudain de rage,
De deux pesants soufflets je couvris son visage ;
Et comme pour mieux fuir retroussant ses habits
Elle gagnait la porte et quittait le logis.
Ah ! je te déplais donc m’écriai-je, Traîtresse,
Un autre dans tes bras jouit de ta tendresse [ d ] .

On dira que c’était les mœurs de ce temps-là. Voilà de vilaines mœurs, et par conséquent un vilain siècle bien différent du nôtre. On dira encore que cela exprime bien la Nature, oui, une vilaine NaXXXV ture qui ne doit point être exprimée. Mais outre que ces excuses sont très mauvaises, je soutiens que ce n’a jamais été les mœurs d’aucune Nation, non pas même des Iroquois, de donner des soufflets à une Maîtresse qu’on régale chez soi, et qu’un tel outrage est bien moins naturel qu’il n’est contre Nature : En tout cas cet emportement n’est point de nature à être mis dans un Églogue .

Je ne comprends pas comment ceux qui sont à la tête du parti des Anciens souffrent qu’on donne au Public de semblables traductions : Le moyen de les soutenir bonnes, et de soutenir en même temps les OrigiXXXVI naux. Tout ce qu’a dit et que saurait jamais dire M. de Fontenelle contre Théocrite , ne lui fera jamais tant de tort que cette traduction. La prudence voulait qu’on tînt cachés les agréments inexprimables [ e ] de cet Auteur, et surtout qu’on ne les exposât pas à un siècle comme le nôtre dont le goût est gâté et malade [ f ] , et dont il est si difficile de redresser les travers [ g ] . Ces traductions de Poètes grecs sont contre la bonne politique.

Ils devaient ces Auteurs demeurer dans leur grec,
Et se contenter du respect
De la Gent qui porte férule :
D’un savant Traducteur on a beau faire choix
C’est les traduire en ridicule
Que de les traduire en François

a. Discours sur les Anciens , p. 93 et 101.

d. Églogue XIV , p. 395.

e. Préface de la Traduction de Théocrite par M. de L. p. 1.

f. P.2 et 4.

g. p. 6.

a. Discours sur les Anciens , p. 93 et 101.

d. Églogue XIV , p. 395.

e. Préface de la Traduction de Théocrite par M. de L. p. 1.

f. P.2 et 4.

g. p. 6.