I
Préface
Rien n’est plus naturel ni plus raisonnable que d’avoir beaucoup de vénération pour toutes les choses qui ayant un vrai mérite en elles-mêmes, y joignent encore celui d’être anciennes. C’est ce sentiment si juste et si universel qui redouble l’amour et le respect que nous avons pour nos Ancêtres, et c’est par là que les Lois et les Coutumes se rendent encore plus authentiques et plus inviolables. Mais comme ç’a toujours été le destin des meilleures choses de devenir mauvaises par leur excès, et de le devenir à proportion de leur excellence, souvent II cette vénération si louable dans ses commencements, s’est changée dans la suite en une superstition criminelle, et a passé même quelquefois jusqu’à l’idolâtrie. Des Princes extraordinaires par leurs vertus firent le bonheur de leurs Peuples, et remplirent la Terre du bruit de leurs grandes actions : ils furent bénis pendant leur vie, et leur mémoire fut révérée de la postérité, mais dans la suite des temps on oublia qu’ils étaient hommes, et l’on leur offrit de l’encens et des sacrifices 1 Allusion à la théorie évhémériste, développée dès le Moyen Âge, selon laquelle les dieux antiques auraient été des personnages historiques, sacralisés après leur mort. [CNe] . La même chose est arrivée aux hommes qui ont excellé les premiers dans les Arts 2 Évoquer les sciences et les arts pour désigner l’ensemble des savoirs est encore rare. On ne trouve au XVIIe siècle que quelques occurrences de l’expression « arts et sciences », dans des ouvrages traitant de savoirs spécifiques, dont on cherche à démontrer l’excellence ou la vanité, en les comparant aux autres, par exemple dans l’Art militaire à cheval [...] de Jean Jacques de Walhausen (1621) ou dans les Hiéroglyphes de Valeriano (éd. 1615, p. 792). Au sein des écrits sur l’art du XVIIe siècle en France, il est rare de réunir ou d’opposer les deux termes d’arts et sciences. Les « beaux arts » sont en revanche de plus en plus évoqués à partir des années 1670, notamment dans les conférences de l’Académie royale de peinture et de sculpture, plutôt que les arts, afin d’insister sur la qualité libérale de la peinture et de la sculpture, voire leur qualité de « science » (préface des Sentimens des plus habiles peintres sur la pratique de la peinture et sculpture [...] d’Henry Testelin, 1693), par opposition aux arts mécaniques. On mentionnera néanmoins l’Académie des Sciences et des Arts contenant les Vies et les Eloges Historiques des Hommes Illustres qui ont excellé en ces Professions depuis environ quatre Siècles parmy diverses Nations de l’Europe, publiée à Amsterdam en 1682 par Isaac Bullart. En abordant d’emblée ensemble les arts et les sciences, Perrault souligne son ambition de tenir un discours encyclopédique et comparatiste sur tous les savoirs. [MCLB] et dans les Sciences 3 L’histoire et l’actualité des sciences et des techniques occupent une place importante dans l’argumentaire tant des Modernes que des Anciens. C’est particulièrement le cas chez Longepierre et Callières, auxquels Perrault répond dans son Parallèle, mais aussi chez Fontenelle, Boileau et, comme nous allons nous en rendre compte, chez Perrault lui-même (voir par exemple dans ce premier tome son éloge du métier à tisser). Mais il faut souligner d’entrée de jeu que la notion de « science », au XVIIe siècle, a une acception beaucoup plus large qu’à notre époque et que, outre la médecine, la zoologie, la botanique, les Mathématiques, la chimie ou l’astronomie, elle recouvre également des pratiques comme l’astrologie, la chiromancie, la magie, l'alchimie, la musique, et des objets d’études tels que la licorne, le centaure ou encore l’Enfer dont, par exemple, le jeune Galilée étudie en géomètre, travaux d’Archimède à l’appui, l’architecture et la situation géographique. Sur ce sujet, voir Simone Mazauric, Histoire des sciences à l’époque moderne, Paris, Armand Colin, 2009, et Michel Blay et Robert Halleux (dir.), La Science classique XVIe - XVIIIe siècle. Dictionnaire critique, Paris, Flammarion, 1998. Sur les acteurs de la Querelle qui font une large place aux sciences dans leur argumentation, voir Simone Mazauric, Fontenelle et l’invention de l’histoire des sciences à l’aube des Lumières, Paris, Fayard, 2007, p. 177-224 (Chapitre VI. « La science dans la querelle des Anciens et des Modernes ») ; Paddy Bullard et Alexis Tadié (ed.), Ancients and Moderns in Europe. Comparative Perspectives, Oxford, Voltaire Foundation, 2016 ; Pascal Duris, Quelle révolution scientifique ? Les sciences de la vie dans la querelle des Anciens et des Modernes (XVIe - XVIIIe siècles), Paris, Hermann, 2016 ; Christoph Lehner et Helge Wendt, « Mechanics in the Querelle des Anciens et des Modernes », Isis, 108 (1), 2017, p. 26-39. [PD] . L’honneur que leur siècle en reçut, et l’utilité qu’ilsIII y apportèrent leur acquirent pendant leur vie beaucoup de gloire et de réputation, leurs ouvrages furent admirés de la postérité qui en fit ses plus chères délices, et qui les honora de mille louanges sans bornes et sans mesure. Le respect qu’on eut pour leur mémoire s’augmenta tellement, qu’on ne voulut plus rien voir en eux qui se ressentît de la faiblesse humaine, et l’on en consacra tout jusqu’à leurs défauts. Ce fut assez qu’une chose eût été faite ou dite par ces grands hommes pour être incomparable, et c’est même encore aujourd’hui une espèce de Religion 4 Noter l’emploi du vocabulaire religieux (voir infra blasphème, le respect dû aux « livres sacrés »). Voir Jean Chapelain, Les lettres authentiques à Nicolas Heinsius (1649-1672), éd. B. Bray, Paris, Champion, 2005, (8 janv. 1649), p. 34 : : « ces grands ouvrages ayant je ne sais quoi de sacré et ne pouvant être tournés en bouffonnerie sans profanation » (cela dit contre les travestissements d’épopée, et notamment contre Scarron, que Perrault loue). [CNe] parmi quelques Savants de préférer la moindre producIV tion des Anciens aux plus beaux Ouvrages de tous les modernes. J’avoue que j’ai été blessé d’une telle injustice, il m’a paru tant d’aveuglement dans cette prévention et tant d’ingratitude à ne pas vouloir ouvrir les yeux sur la beauté de notre Siècle à qui le Ciel a départi mille lumières qu’il a refusées à toute l’Antiquité, que je n’ai pu m’empêcher d’en être ému d’une véritable indignation 5 Le vocabulaire est ici saturé de références rhétoriques : « blessé », « injustice », « prévention », « ingratitude », autant de termes qui tendent vers la passion qui conclut l’énoncé, « l’indignation ». L’indignation en rhétorique est appuyée sur un certain nombre de lieux, qui sont conçus comme des lieux argumentatifs, c’est-à-dire l’énoncé des raisons qui légitiment cette passion. Si vous démontrez la grandeur du malheur qui vous touche, vous visez à légitimer (et partant à « émouvoir ») la pitié ; si vous démontrer la grandeur de l’offense subie, vous légitimez la colère (et la vengeance) ; si vous démontrez la grandeur de l’atteinte à votre gloire, vous légitimez la honte ; et enfin, dans le cas qui nous occupe, si vous démontrez la grandeur de l’indignité (de l’injustice), qui fait qu’une personne qui ne le mérite pas a été digne d’une faveur ou d’un honneur, ou bien qu’une personne qui le mérite en a été spoliée, vous légitimez et motivez le pathos rhétorique de l’indignation (littéralement, l’émotion provoquée par une infraction à la « dignitas »). Voir Aristote, Rhétorique, II, 9 ; Cicéron, De l’invention, I, 52-54.[CNo] : Ç’a été cette indignation qui a produit le petit Poème du Siècle de LOUIS LE GRAND , qui fut lu à l’Académie Française le jour qu’elle s’assembla pour rendre grâce au Ciel de la parfaite guérison de son auguste Protecteur 6 Pendant toute l’année 1686, Louis XIV souffrit d’une fistule à l’anus et courut le risque d’être emporté par la maladie. Il fut opéré le 18 novembre, dans le plus grand secret, et sa guérison fut considérée comme achevée le 15 janvier 1687. Ce fut l’occasion de nombreuses célébrations, comme l’écrit G. Sabatier : « Les premiers mois de l’année, avec des centaines de manifestation d’actions de grâces dans tout le royaume, marquèrent l’apogée du culte royal. », Versailles ou la figure du roi, Paris, Albin Michel, 1999, p. 497. Le 27 janvier, l’Académie française s’assembla à son tour pour remercier Dieu de la guérison du roi et donna l’occasion de lire Le Siècle de Louis le Grand . [DR] . Tous ceux qui V composaient cette illustre assemblée parurent en être assez contents, hors deux ou trois amateurs 7 Perrault évoque notamment ici la réaction de Boileau au sein de l’Académie française lors de la lecture du poème. Il peint ainsi le moment dans ses Mémoires : « Après avoir grondé longtemps tout bas, M. Despréaux s’éleva dans l’Académie et dit que c’était une honte qu’on fît une telle lecture qui blâmait les plus grands hommes de l’Antiquité. », Mémoires de ma vie, précédé d’un essai d’Antoine Picon, Un moderne paradoxal, Paris, Macula, 1993, p. 238. Furetière définit le terme « amateur » ainsi : « Qui aime quelque chose. Il ne se dit point de l’amitié, ni des personnes. Il est amateur de l’étude, des curiosités, des tableaux, des coquilles, amateur de la Musique, des beaux Arts. Le Peuple est amateur de nouveautés. » Le terme est pris dans un sens polémique ici : il sert à désigner les partisans des Anciens en soulignant l’aspect intellectuellement peu élaboré de leur intérêt pour l’Antiquité. Boileau le reprend de façon ironique dans la Satire X, dite « des femmes », publiée en 1694 (Œuvres complètes, éd. Fr. Escal, Paris, Gallimard, 1966, p. 73-74). Le portrait de la « Précieuse » est l’occasion d’évoquer la Querelle en ces termes : « C’est chez elle toujours que les fades auteurs / S’en vont se consoler du mépris des lecteurs. / Elle y reçoit leur plainte, et sa docte demeure, / Aux Perrins, aux Corras est ouverte à toute heure. / Là du faux bel esprit se tiennent les bureaux. / Là tous les vers sont bons, pourvu qu’ils soient nouveaux./ Au mauvais goût public la Belle y fait la guerre : / Plaint Pradon opprimé des sifflets du parterre : / Rit des vains amateurs du Grec et du Latin ; / Dans la balance met Aristote et Cotin ; / Puis, d’une main encor plus fine et plus habile/ Pèse sans passion Chapelain et Virgile ; / Remarque en ce dernier beaucoup de pauvretés ; / Mais pourtant confessant qu’il a quelques beautés, / Ne trouve en Chapelain, quoi qu’ai dit la satire, / Autre défaut, sinon, qu’on ne le saurait lire ; / Et pour faire goûter son livre à l’univers, / Croit qu’il faudrait en prose y mettre tous les vers. » [DR] outrés de l’Antiquité, qui témoignèrent en être fort offensés. On espérait que leur chagrin produirait quelque critique qui désabuserait le public ; mais ce chagrin s’est évaporé en protestations contre mon attentat 8 Furetière : « Outrage ou violence qu’on tâche de faire à quelqu’un. On punit de mort cruelle les attentats contre les personnes sacrées. […] » ; « en termes de Palais, se dit figurément de ce qui est fait contre l’autorité des supérieurs et de leur juridiction ». [DR] , et en paroles vaines et vagues. Il est vrai qu’un célèbre Commentateur 9 André Dacier, à la fin de la préface ajoutée en 1687 au tome VI de ses Remarques critiques sur les œuvres d’Horace, avec une Nouvelle Traduction , Paris, Denis Thierry et Claude Barbin. [DR] m’a foudroyé dans la Préface de ses Notes, où ne me jugeant pas digne d’être seul l’objet de son indignation, il s’adresse à tous les profanes qui se contentent comme moi de révérer les Anciens sans les adorer, et là, du haut de sa science il nous VI traite tous de gens sans goût et sans autorité 10 André Dacier, Remarques critiques sur les œuvres d’Horace, avec une Nouvelle Traduction , o p. cit. : « Mais j’espère que le faux goût de quelques Particuliers sans autorité ne sera pas imputé à tout un siècle, et ne donnera pas la moindre atteinte aux Anciens. », préface n. p. [DR] . Le moyen de répondre à des raisons si claires et si convaincantes ? Ensuite il a paru un Livre fait exprès pour détruire les erreurs contenues dans mon Poème 11 [Hilaire-Bernard de Longepierre], Discours sur les Anciens , Paris, Pierre Aubouyn, Pierre Émery et Charles Clousier, 1687, réfutation du poème de Perrault. [DR] ; on a ouvert le Livre et on a vu qu’il ne faisait rien de ce qu’il promettait. Il prouve que les Anciens étaient de très grands hommes, et que si quelques faiblesses leur sont échappées, il ne faut pas s’en prendre à eux, mais à leur siècle dont le peu de politesse ne leur permettait pas de mieux faire [ a ] 12 [Hilaire-Bernard de Longepierre], Discours sur les Anciens , o p. cit. Perrault fait référence aux passages suivants : « Mais comme les fautes qu’on reproche à Homère, ne sont pas toutes d’une égale importance, aussi ne sont-elles pas toutes d’Homère. Il y en a qui ne sont point des fautes du Poète ; mais du temps auquel il a vécu : il y aurait de l’injustice à vouloir rendre un Auteur responsable de cette dernière sorte de fautes. » (p. 93) « […] en plusieurs endroits il n’a dit que ce qu’il a dû dire ; et qu’en d’autres c’était même beaucoup pour lui que de parler ainsi ; pour lui qui commençait et qui commençait dans un siècle encore peu poli et aussi éloigné de nous par les manières, que par l’espace immense de temps qui est entre deux. » (p. 101, graphie modernisée). Sur cet argument et sa valeur « justificative » dans la Querelle depuis, au moins, Claude Fleury en 1681, voir Ch. Martin « Pensée moderne et conscience de l’historicité : un enjeu de la Querelle des Anciens et des Modernes », Écrire et penser en Moderne (Champion, 2015), p. 213-228. [CBP] . Ai-je dit autre chose, et ne semble-t-il pas que l'Auteur de ce Livre ait voulu plutôt affermir mes erreurs prétenVII dues que de les renverser ? En dernier lieu il a paru une allégorie sous le titre d’ Histoire Poétique , où l'Auteur se réjouit aux dépens des vieux et des nouveaux Auteurs, et va droit à son but, à l’éloge des deux grands Modernes 13 [François de Callières], Histoire poétique de la guerre nouvellement déclarée entre les Anciens et les Modernes , Paris, P. Aubouin, 1688 (édition utilisée par Perrault). Les « deux grands Modernes » sont Racine et Boileau, qu’Apollon exhorte en conclusion à exceller dans leur nouvelle tâche d’historiographes du roi, « Prince inimitable » (p. 300-304). [CNe] . Je ne trouve point à redire qu’il soit presque partout d’un sentiment contraire au mien, rien n’est plus permis ni plus agréable que la diversité d’opinions en ces matières ; mais je ne puis lui pardonner de ne m’avoir pas entendu, ou d’avoir fait semblant de ne me pas entendre ; il me fait dire 14 Callières ne cite pas le nom de Perrault, mais fait dire aux « Avocats Français », dirigés par « le défenseur de Jean Maillard », que l’éloquence « paraissait autant à prouver d’un égoût la juste servitude, qu’à défendre la cause du Roy Déjotarus » (p. 151), évocation d’un passage du Siècle de Louis XIV ; mais ce n’est effectivement pas ce que veut dire Perrault (voir Le Siècle de Louis le Grand , p.4-5). [CNe] en la personne des Avocats d’aujourd’hui que l’éloquence paraît autant à prouver la serviVIII tude d’un égout qu’à défendre la cause du Roi Déjotarus [ b ] 15 Référence à l’un des discours les plus connus de Cicéron, son Plaidoyer pour Déjotarus (Pro Rege Deiotaro ad C. Caesarem oratio), où il prend la défense du roi galate Déjotarus accusé par son petit-fils d'une tentative d'assassinat envers Jules César. [CNo] Voir la référence de cette édition, note 12. Voir également les notes 17 et 23 du Siècle de Louis le Grand . [CNe] . J’ai dit tout le contraire, et je me suis plaint de ce que nos Avocats au lieu d’avoir l’avantage comme Cicéron de plaider pour des Rois ; ou comme Démosthène, pour la défense de la liberté publique 16 Allusion à l’œuvre politique et oratoire de Démosthène, qui est entièrement consacrée à la lutte pour préserver les Athéniens de l’asservissement à Philippe de Macédoine. Le terme même de « liberté » apparaît dans l’intitulé d’un de ses discours (Sur la liberté des Rhodiens). Voir le décret que les Athéniens inscrivirent sur sa statue après sa mort et dont Plutarque dit que la formulation serait due à Démosthène lui-même : « Démosthène, pourquoi la force et ta puissance / N'ont-elles de ton style égalé l'éloquence ? / Jamais on n'aurait vu, par un honteux revers, / Des Macédoniens les Grecs porter les fers » (Plutarque, Moralia, Vies des dix orateurs, 847a trad. Ricard, 1844). [CNo] : matières où l’Éloquence peut déployer ses grandes voiles, ils ne sont misérablement occupés qu’à revendiquer trois sillons usurpés sur un héritage, ou à prouver la servitude d’un égout ; sujets extrêmement disgraciés pour la grande éloquence 17 Voir Le Siècle de Louis le Grand : « défendre d’un champ trois sillons usurpés », « prouver d’un égout la juste servitude ». Des historiens de la littérature reprendront au XIXe siècle cette idée d’un déclin de l’éloquence du barreau, né de la restriction des causes aux conflits particuliers (voir par exemple sur l’éloquence d’Olivier Patru, Frédéric Godefroy, Histoire de la littérature française depuis le XVIe siècle jusqu’à nos jours, t. I, Prosateurs, Paris, Gaume Frères et J. Dupuy, 1859, p. 356-357). Perrault fera l’éloge des grands avocats du siècle dans les deux tomes de ses Hommes illustres. [CNo] : Cette sorte de négligence ou ce peu de bonne foi m’a autant déplu que de bonnes raisons contre mon opinion m’auraient fait IX plaisir à entendre ; mais l’Auteur n’a pas songé à en dire une seule, et s’est contenté de décider de tout à sa fantaisie par la bouche de son Apollon 18 Le livre 12 de l’ Histoire poétique contient les « Ordonnances d’Apollon » (p. 277-300). [CNe] . Comme chacun a le sien, on lui fournira un aussi grand nombre de décisions toutes contraires quand on voudra s’en donner la peine.
Il ne reste plus qu’à répondre à l’homme aux Factums 19 Furetière : « Mémoire imprimé qu’on donne aux Juges, qui contient le fait du procès raconté sommairement, où on ajoute quelquefois les moyens du droit. » [DR] qui m’a donné un coup de dent selon ses forces 20 Allusion à Furetière lui-même qui écrit, dans son second Factum contre l’Académie (1685) : « Le sieur Perrault est un homme qui (érudition à part) peut avoir quelque mérite […]. Cependant sa demi-capacité n’est pas toujours inutile à l’Académie ; car il se charge de consulter son frere qui est plus habile homme que lui sur les difficultés qu’elle ne peut résoudre. Le malheur est qu’il oublie en chemin la moitié de ce qu’il en a appris […]. », Recueils des factums d’Antoine Furetière […] , éd. Ch. Asselineau, Paris, Poulet-Malassis et De Broise, 1859, t. I, p. 185-186. Il développe la polémique dans son troisième Factum (1688) contre l’Académie en commentant la lecture du Siècle de Louis le Grand en ces termes : « Il y a de plus à craindre pour lui que les maximes qui servent de fondement à cet ouvrage, n’attirent sur lui les anathèmes du Parnasse ; elles scandalisèrent tellement M. Despreaux, qu’il ne put entendre cette lecture sans éclatter et faire des protestations publiques de leur fausseté. Il promit hautement d’écrire contre, si tôt que son emploi lui en laisserait le loisir. Toute l’assemblée donna plus volontiers son aplaudissement à cette protestation qu’elle n’avoit fait au Poeme. Au reste la remarque qu’il a faite à la marge de l’imprimé, où il dit que le Meandre est un fleuve de la Grece, au lieu que c’en est un d’Asie, vaut bien la bevuë des cataractes du Nil, et est suffisante pour me justifier d’avoir mis son érudition à part. », ibid. , p. 303. Boileau reprend cette critique dans la Troisième Réflexion critique sur Longin (OC, éd. Fr. Escal, Paris, Gallimard, 1966, p. 506-507. [DR] . Il m’a fait souvenir de ce petit diable dont parle Rabelais, qui ne savait grêler que sur le persil 21 Voir Rabelais, Le Quart Livre, ch. XLV. Ce petit diable inoffensif, et encore bien naïf, est trompé par le laboureur auquel il voulait ravir le fruit de son travail. La Fontaine tire de ce récit une nouvelle en vers, Le Diable de Papefiguière, qu’il insère dans ses Nouveaux contes de 1674. On peut souligner ici le geste de Moderne de Perrault, qui se contente d’une référence à l’histoire, coupée de sa fin grivoise et quelque peu immorale : même si « on la regarde du côté de la morale », comme Perrault voulait qu’on lise ses Contes (dans sa Préface de 1697), l’allusion reste de bon ton et suffit à stigmatiser la faiblesse de son adversaire. [BR] ; car n’ayant pu trouver rien à reprendre dans le corps de mon Poème, il s’est jeté sur la marge, où j’ai dit en parlant du Méandre, que c’est X un Fleuve de la Grèce, qui retourne plusieurs fois sur lui-même 22 Voir le poème Le Siècle de Louis Le Grand, page 4. Le Méandre est un fleuve d’Asie mineure débouchant dans la mer Égée. Perrault l’avait déjà évoqué aux vers 171-172 du poème La Peinture (1668) où il le situe en Grèce, en commettant la même approximation géographique : « Le Meandre étonné, sur ses tortueux bords / De la première Lyre entendra les accords […] », éd. J.-L. Gautier-Gentès, Genève, Droz, 1992, p. 96-97. Figuré comme une divinité mythologique par Hésiode ou Ovide, il évoque une représentation poétique de la géographie. [DR] . Il m’accuse d’avoir ignoré que le Méandre est un fleuve de l’Asie mineure, et que j’ai fait en cela une bévue épouvantable ; mais il n’a pas vu qu’il en a fait lui-même une bien plus grande, en nous montrant qu’il ne sait pas que cette partie de l’Asie mineure où passe le Méandre, s’appelle la Grèce Asiatique 23 Sur cette expression voir la note 26. [DR] . Pour s’instruire de ce point de Géographie, il n’avait qu’à lire Cluverio 24 On peut remarquer que Perrault ne s’appuie ni sur Strabon ni sur Pausanias, deux références pourtant majeures chez les Anciens en matière de géographie. Et pour cause, car leurs livres montrent clairement que les anciens Grecs faisaient bien la différence entre la Grèce et l’Asie. Auteur d’une Description de la Grèce ou Périégèse, Pausanias ne mentionne pas ces régions d’Asie mineure : pour lui, elles ne font pas partie de la Grèce telle qu’il se la représente. Quant à Strabon, il consacre les livres VIII et IX de sa Géographie à la Grèce, mais il évoque la Mysie, la Phrygie, l’Éolie, l’Ionie, la Doride, la Lydie et la Carie bien à part, dans les livres XII à XIV, consacrés à la région pontique et à l’Asie mineure. [BR] , où l’on apprend les premiers éléments de cette science. « Le nom de Grèce, dit cet Auteur, se donna premièrement à deux pays ensemble, dont l’un s’est depuis appelé la XI Thessalie, et l’autre la Grèce proprement dite. Il s’est ensuite étendu à l’Épire, à la Macédoine, à l’Île de Crète et à tout ce qu’il y a d’îles aux environs. On l’a donné encore à la Sicile et à une partie de l’Italie qui furent appelées la grande Grèce ; et enfin il passa dans l’Asie dont une partie fut nommée la Grèce Asiatique 25 Ce passage est une glose d’un extrait du chapitre VI du livre IV de l’ouvrage de Philippus Cluverius (ou Philippe Cluverio), Introductio in Universam Geographiam , 1629, traduit en français sous le titre de La Géographie royalle, présentée au roy Louis XIV par le P. Philippe Labbe, qui a traduit en nostre langue, enrichi et augmenté en beaucoup d’endroits l’introduction à la géographie ancienne et moderne de Philippe Cluvier , Paris, M. Hénault, 1646. Le texte original est le suivant : « Le nom de Grece luy est venu d’un Roy nommé Græcus , & celuy d’Hellas, & de ses peuples Hellenes , d’un autre Roy appellé Hellen . Surquoy il faut observer que le nom de Grece se prend diversement : car premierement ce nom enveloppoit jadis deux pays, dont l’un ayant été séparé de l’autre s’appela Thessalia , l’autre retenant celuy de Græcia , sine Hellas proprie dicta : Depuis l’Epire, & toute la Macedoine, & mesme l’Isle de Candie, Creta , et ce tout ce qu’il y a d’Isles à l’entour de cette extremité de la terre ferme prirent le nom de Grece ; & ce qui est bien davantage, comme nous avons remarqué ci-dessus, le nom de Grande Grece, Magna Græcia, fut imposé à la Sicile & à une partie de la basse Italie, & passa aussi dans le continent de l’Asie voisine, pour y donner le nom de Græcia Asiatica , de laquelle nous parlerons en traitant de l’Asie en son lieu, après que nous aurons visité et parcouru toutes les contrées de l’Europe. », op. cit., p. 372-373. [DR] . » Il eut encore trouvé dans un autre endroit du même Auteur, que « la Grèce Asiatique comprend la Mysie, la Phrygie, l’Éolie, l’Ionie, la Doride, la Lydie et la Carie 26 Nouvelle glose de l’ouvrage cité dans la note précédente : au livre V, le chapitre XVIII est consacré à l’Asie Mineure et précise que « Les contrées qui la composent, sont Phrygie , Mysia , Lydia & Caria , avec Æolis , Ionia et Doris , dont les Grecs s’estoient jadis emparés sur les costes de la mer Egée. », La Géographie royalle, présentée au roy Louis XIV par le P. Philippe Labbe, qui a traduit en nostre langue, enrichi et augmenté en beaucoup d’endroits l’introduction à la géographie ancienne et moderne de Philippe Cluvier , Paris, M. Hénault, 1646, p. 495. [DR] . » Puisque le Méandre arrose presque toutes ces Provinces, ai-je eu tort de l’appeler un Fleuve de la Grèce ? Si j’avais dit que le Méandre est XII un Fleuve de Phrygie comme l’a dit Ovide 27 Dans les Métamorphoses, Ovide situe à plusieurs reprises le fleuve Méandre en Phrygie, comme dans le Livre VIII à propos du labyrinthe du Minotaure « Non secus ac liquidus Phrygiis Meandroin arvis / Ludit […] » (v. 162-163). Perrault répond à Furetière (voir supra, note 21) qui lui reprochait d’avoir situé le Méandre dans la Grèce dans une note du Le Siècle de Louis le Grand . Boileau reprend le reproche dans la troisième des Réflexions critiques sur Longin comme « preuve » que Perrault ne connaît ni le grec ni la géographie : « […] il a mis le fleuve de Méandre, et par conséquent la Phrygie et Troie dans la Grèce », Boileau, OC, éd. Fr. Escal, Paris, Gallimard, 1966, p. 507. [CBP] , ou de Lydie ou de Carie comme l’ont dit plusieurs autres Poètes 28 Sur le Méandre, fleuve de Carie, voir Homère, Iliade , II, 867-869, selon qui les Cariens occupaient « les bords sinueux du Méandre ». Je n’ai pas trouvé de poète situant ce fleuve en Lydie. Quoi qu’il en soit, comme le dit Perrault, la querelle que lui fait « l’homme aux Factums » est bien vaine puisque le Méandre traverse toutes les régions de l’Asie mineure mentionnée ci-dessus. Strabon le confirme par ailleurs dans sa Géographie, XII, viii, 15. [BR] , qui ont tous droit de n’être pas fort exacts en pareilles rencontres, j’aurais fait la même chose que si je disais que la Seine est un fleuve de Champagne, de Bourgogne ou de Normandie. Si d’un autre côté je l’avais qualifié fleuve d’Asie ; c’est comme si j’avais dit que la Seine est un fleuve d’Europe. Il a donc fallu pour parler juste que je l’aie appelé fleuve de la Grèce Asiatique ou de la Grèce simplement parce que la Grèce Asiatique comprend toutes les Provinces où il fait ses tours et ses retours, de même que je serais obligé XIII de nommer la Seine fleuve de la France, parce que la France renferme tous les Pays par où elle passe, et où se trouve sa source, son cours et son embouchure. Si l’on veut pousser la chicane plus loin et me reprocher de n’avoir pas ajouté au mot de Grèce l’épithète d’Asiatique, je répondrai que cela n’était nullement nécessaire. Quand on dit que Bias, Hérodote, Ésope et Galien 29 Avec Hippocrate, Galien est l’autre grande figure de la médecine antique dont les préceptes seront suivis jusqu’au XVIIIe siècle. Né en 129 à Pergame en Asie Mineure, donc dans la fameuse Grèce asiatique dont parle Perrault, son œuvre est considérable. [PD] sont quatre des plus grands hommes que la Grèce ait produits, s’avise-t-on de marquer que c’est la Grèce Asiatique dont on parle, quoique ce soit dans cette Grèce que ces quatre grands personnages ont pris naissance 30 Si le subjonctif est le mode habituel des concessives, Grévisse rappelle que « l’hésitation entre l’indicatif et le subjonctif est très ancienne dans la langue. Elle était courante au XVIIe et au XVIIIe siècle encore. Malherbe réservait le subjonctif aux choses douteuses, l’indicatif aux choses certaines. » Or la naissance dans « cette Grèce » de ces quatre hommes illustres est bien une « chose certaine », d’où l’indicatif. Grévisse, Le Bon Usage [§ 1093]. [BR] . Il faut d’ailleurs considérer que XIV dans ma note marginale 31 Paris, Coignard, 1687, p. 6 : note marginale où Perrault écrit en effet : « Fleuve de la Grèce qui retourne plusieurs fois sur lui-même ». Édition originale consultable en ligne sur Gallica . [DR] , il ne s’agit point de savoir quel est le Pays où passe le Méandre, mais seulement d’apprendre au Lecteur, s’il ne le sait pas, que c’est un fleuve qui retourne plusieurs fois sur lui-même 32 L’antonomase n’apparaît dans le Dictionnaire de l’Académie française qu’en 1762 avec la définition suivante : « On se sert quelquefois de ce mot en Poésie, pour dire, Les sinuosités d’une rivière. Ce nom leur vient du fleuve Méandre qui en a beaucoup. » [DR] .
Quand on examinera encore de plus près toutes ces critiques, on conviendra qu’elles ne méritent pas de plus amples réponses, aussi n’est-ce pas à l’occasion des Auteurs qui ont écrit contre moi que j’ai travaillé à ces Dialogues, ce n’a été que pour désabuser ceux qui ont cru que mon Poème n’était qu’un jeu d’esprit 33 Dans ses Mémoires, Perrault relate les réactions suscitées par la lecture du poème Le Siècle de Louis le Grand à l’Académie française et notamment l’indignation de Boileau. Il écrit qu’il reçut les compliments de Racine, « dans la supposition que ce n’était qu’un pur jeu d’esprit qui ne contenait point mes véritables sentiments », C. Perrault, Mémoires de ma vie, éd. Antoine Picon, Paris, Macula, 1993, p. 237-238. Longepierre, auquel répond ici Perrault, use de la même expression dans le Discours sur les Anciens : « […] et l’on ne doit envisager son ouvrage que comme un jeu d’esprit par lequel il a voulu se signaler, en appuyant de si étranges paradoxes, que dans le fond il est bien éloigné de prendre pour des vérités », Discours sur les Anciens, op. cit., p. 5-6. [CBP] , qu’il ne contenait point mes véritables sentiments, et que je m’étais diverti à soutenir un paradoxe XV plus dépourvu encore de vérité que de vraisemblance. Tant d’honnêtes gens m’ont dit d’un air gracieux et fort obligeant, ce leur semblait, que j’avais bien défendu une mauvaise cause, que j’ai voulu leur dire en prose et d’une manière à ne leur en laisser aucun doute, qu’il n’y a rien dans mon Poème que je n’aie dit sérieusement. Qu’en un mot je suis très convaincu que si les Anciens sont excellents, comme on ne peut pas en disconvenir, les Modernes ne leur cèdent en rien, et les surpassent même en bien des choses. Voilà distinctement ce que je pense et ce que je prétends prouver 34 La démarche de Perrault est entièrement argumentative et partant structurée comme une démonstration persuasive dans le genre didactique (établir la vérité d’une proposition) : cessant de poursuivre plus avant la refutatio, il transforme l’énoncé paradoxal du Siècle de Louis le Grand en proposition dogmatique qu’il entend établir par l’accumulation de preuves (confirmatio), en l’occurrence des preuves par « témoignage », par convocation de parallèles dans chacun des arts. Voir infra [CNo] dans mes Dialogues.
XVI J’avoue que peu de gens seront persuadés que le seul zèle de la vérité me pousse à ce travail, et qu’on s’imaginera plus volontiers que j’y suis attiré par le désir de dire quelque chose d’extraordinaire ; mais il y a longtemps que ma thèse n’est plus nouvelle, Horace et Cicéron l’ont avancée de leur temps 35 Horace est le poète d’élection des Modernes : parce qu’il prône une imitation inventive et parce qu’il a osé critiquer Homère dans un célèbre vers de l’ Art poétique (« quandoque bonus dormitat Homerus », vers 359). Sur ce point, voir Jean Marmier, Horace en France au dix-septième siècle, Paris, PUF, 1962. [CBP] Sur la supériorité des orateurs romains sur les grecs, voir Cicéron, De l’Orateur , I, 6.23 ; et le dialogue entier du Brutus, consacré aux progrès de l’éloquence depuis les anciens orateurs grecs jusqu’aux récents orateurs romains. [CNo] , où l’entêtement pour les Anciens n’était pas moindre qu’il l’est aujourd’hui, elle a été soutenue ensuite par une infinité d’habiles gens que la prévention n’avait pas aveuglés, et je ne prétends rien à la grâce de la nouveauté. J’aspire encore moins à m’acquérir par là de la réputation, puisque je blesse les sentiments d’une granXVII de partie de ceux qui la donnent ; je veux dire un certain peuple tumultueux de Savants, qui entêtés de l’Antiquité, n’estiment que le talent d’entendre bien les vieux Auteurs ; qui ne se récrient que sur l’explication vraisemblable d’un passage obscur, ou sur la restitution heureuse d’un endroit corrompu ; et qui croyant ne devoir employer leurs lumières qu’à pénétrer dans les ténèbres des livres anciens, regardent comme frivole tout ce qui n’est pas érudition 36 Dans De la Recherche de la vérité, paru en 1674-1675, Malebranche condamnait déjà la « fausse érudition » qui consiste à accumuler des autorités qui ne prouvent rien et relève d’une « science de mémoire, et non pas [d’]une science d’esprit », Malebranche, De la recherche de la vérité, II, seconde partie, chap. IV, éd. Marie-Frédérique Pellegrin, Paris, Garnier Flammarion, 2006, p. 33. Dans les chapitres 3 à 6 de la seconde partie du Livre II, on retrouve de nombreux arguments repris par les Modernes sur « l’autorité » des Anciens et leur éloignement dans le temps qui fait leur « prix », sur la pratique des « gens d’étude » et leur vanité.[PD] . Si la soif des applaudissements me pressait beaucoup, j’aurais pris une route toute contraire et plus aisée. Je me serais attaché à commenter quelque Auteur célèbre XVIII et difficile, j’aurais été bien maladroit ou bien stupide, si parmi les différents sens que peuvent recevoir les endroits obscurs d’un ouvrage confus et embarrassé, je n’avais pu en trouver quelques-uns qui eussent échappé à tous ses Interprètes I Variante 1692 : je n’avais pu en trouver quelques-uns qui eussent échappé à tous ces Interprètes [DR] , ou redresser même ces Interprètes dans quelques fausses explications. Une douzaine de Notes de ma façon mêlées avec toutes celles des Commentateurs précédents qui appartiennent de droit à celui qui commente le dernier 37 Perrault renvoie ici à la tradition du commentaire grammatical, focalisé sur l’« interprétation », c’est-à-dire sur la compréhension, l’éclaircissement des obscurités sémantiques et syntaxiques, et ce, depuis l’Antiquité (commentaires de Donat sur Térence, de Servius sur Virgile etc.). Pour un exemple de commentaires accumulés dans les marges d’une édition, voir la célèbre édition « Triplex » des comédies de Térence, laquelle compile tous les commentaires disponibles en les fondant en un seul commentaire continu (Terentius, in quem triplex edita est p. Antesignani Rapistagnensis commentatio, Lyon, Macé Bonhomme, 1560). Pour les éditions annotées récentes concernant Perse, Juvénal et Horace auxquelles Perrault fait allusion, voir par exemple l’édition savante ad usum Delphini de Juvénal et Perse que procure Louis Desprez en 1684 (avec insertion systématique d’« interpretatio » et d’« annnotationes » : D. Junii Juvenalis et A. Persii Flacci Satiræ. Interpretatione ac notis illustravit Ludovicus Prateus, in usum Delphini, Paris, Frédéric Léonard, 1684) ; ou encore les éditions expurgées et commentées de Juvénal, Perse et ultérieurement Horace que donne le jésuite Joseph de Jouvancy : D. Junii Juvenalis Satyrae, omni obscoenitate expurgatae, cum interpretatione ac notis, Tours, Philibert Masson, 1685 ; Auli Persii Flacci Satyrae, omni obscoenitate expurgatae, cum annotationibus, Tours, Philibert Masson, 1686 ; Q. Horatii Flacci Carmina expurgata. Notis ac perpetua interpretatione illustravit Josephus de Jouvancy, Paris, Vve Simon Benard, 1696 ; et pour Horace, faut-il rappeler, d’André Dacier, les Remarques critiques sur les œuvres d'Horace , Paris, Denys Thierry et Claude Barbin, 1681. [CNo] , m’auraient fourni de temps en temps de gros volumes, j’aurais eu la gloire d’être cité par ces Savants, et de leur entendre dire du bien des Notes que je leur XIX aurais données : J’aurais encore eu le plaisir de dire mon Perse, mon Juvénal, mon Horace ; car on peut s’approprier tout Auteur qu’on fait réimprimer avec des Notes, quelques 38 Malgré les recommandations de Vaugelas (R4) et de ses successeurs « quelque » adverbial, et donc invariable, reste souvent variable dans l’usage. [DR] inutiles que soient les Notes qu’on y ajoute.
J’ai encore moins prétendu convertir cette nation de Savants. Quand ils seraient en état de goûter mes raisons, ce qui n’arrivera jamais, ils perdraient trop à changer d’avis, et la demande qu’on leur en ferait serait incivile. Ce serait la même chose que si on proposait un décri général des monnaies à des gens qui auraient tout leur bien en argent comptant, et rien en fonds : que deviendraient XX leurs trésors de lieux communs et de remarques ? Toutes ces richesses n’auraient plus de cours en l’état qu’elles sont, il faudrait les refondre, et leur donner une nouvelle forme et une nouvelle empreinte, ce qu’il n’y a que le génie seul qui puisse faire, et ce génie-là ils ne l’ont pas. Cela ne serait pas raisonnable, il faut que tout homme qui peut dire à propos et même hors de propos, un vers de Pindare ou d’Anacréon 39 Ironie de Perrault sur deux poètes dont les odes, considérées comme hermétiques, sont du goût exclusif des pédants. Boileau répondra à ces attaques dans le Discours sur l’ode, publié en 1693, avec l’Ode sur la prise de Namur imitée de Pindare. Le texte s’ouvre sur cette déclaration : « L’ode suivante a été composée à l’occasion de ces étranges Dialogues qui ont paru depuis quelque temps, où tous les plus grands Écrivains de l’antiquité sont traités d’Esprits mediocres, de gens à être mis en parallèle avec les Chapelains et avec les Cotins, et où voulant faire honneur à notre siècle, on l’a en quelque sorte diffamé, en faisant voir qu’il s’y trouve des Hommes capables d’écrire des choses si peu sensées. Pindare est des plus maltraités. » OC, p. 227. Anne Dacier avait traduit Anacréon en 1681. [DR] , ait quelque rang distingué dans le monde : quelle confusion si cette sorte de mérite venait à s’anéantir ? Le moindre homme d’esprit et de bon sens serait comparable à ces Savants illustres, et même leur XXI passerait sur le ventre malgré tout le latin et tout le grec dont ils sont hérissés. Comme ce sont gens incapables pour la plupart d’aucun autre emploi dans le monde, et que leur travail épargne quelquefois bien de la peine à ceux qui étudient, il est bon qu’ils aient une haute idée de leur condition, et qu’ils en vivent satisfaits.
Si j’ai le malheur de déplaire à cette espèce de savants, il y en a d’un ordre supérieur qui joignant la force et la beauté de l’esprit à une profonde érudition, ne seront pas fâchés qu’on attaque une erreur si injurieuse à leur siècle, et qu’on tâche à lever des préventions qui mettant le moindre des AnXXII ciens au-dessus du plus habile des Modernes, empêchent qu’on ne rende à leur mérite la justice qui lui est due. Ils ne me blâment point II Variante 1692 : Ils ne doivent pas me blâmer [DR] de vouloir faire honneur à notre siècle, puisque c’est sur eux-mêmes que doit rejaillir une partie de cet honneur, et je ne puis blesser que certains esprits jaloux qui aiment mieux ne point égaler les Anciens ni même les surpasser, que de reconnaître que cet avantage leur est commun avec des personnes qui vivent encore
Si je suis blâmable en quelque chose, c’est de m’être engagé dans une entreprise au-dessus de mes forces ; car il s’agit d’examiner en détail tous XXIII les Beaux-Arts et toutes les Sciences, de voir à quel degré de perfection ils sont parvenus dans les plus beaux jours de l’Antiquité, et de remarquer en même temps ce que le raisonnement et l’expérience y ont depuis ajouté, et particulièrement dans le Siècle où nous sommes. Cependant quoique ce dessein n’ait presque point de bornes et qu’il s’en faille beaucoup que je puisse y suffire, je suis sûr que j’en dirai assez pour convaincre quiconque osera se mettre au-dessus de la prévention et se servir de ses propres lumières. Qui sait d’ailleurs, si quand j’aurai rompu la glace, si lorsque j’aurai essuyé le chagrin des plus XXIV emportés, et qu’une infinité de gens d’esprit et de bon sens qui n’avaient peut-être encore jamais fait de réflexion sérieuse là-dessus, se déclareront pour le parti que je tiens, il ne s’élèvera pas d’excellents hommes qui trouvant le terrain préparé, viendront mettre la dernière main à mon entreprise, et traiter à fond cette matière dans toute son étendue. Quel avantage ne sera-ce point alors de voir par exemple un homme parfaitement instruit de ce qui regarde l’art militaire 40 Annotation en cours. nous dire toutes les manières dont les hommes se sont fait la guerre depuis le commencement du monde, les différentes méthodes que les Anciens ont tenues XXV dans leurs marches, dans leurs campements, dans les attaques et les défenses des places, dans leurs combats et dans leurs batailles ; de lui voir expliquer comment l’invention de l’artillerie a changé insensiblement toute la face de la guerre, par quels degrés cet Art s’est perfectionné au point où nous le voyons présentement, et comment on s’en est fait des règles si certaines et si précises, qu’au lieu que les plus vaillants et les plus adroits peuples du monde passaient autrefois dix années au siège d’une Ville, qu’ils croyaient aller prendre en y arrivant, aujourd’hui un Général d’armée se croirait presque déshonoré, si ayant XXVI investi une Place qui suivant le calcul qu’il en a fait ne doit résister que vingt jours, il en mettait vingt-cinq ou vingt-six à s’en rendre le maître. Quel plaisir de voir d’une autre part un excellent Philosophe nous donner une Histoire exacte du progrès que les hommes ont fait dans la connaissance des choses naturelles 41 Dans une certaine mesure les imposantes Reflections upon Ancient and Modern Learning publiées à Londres en 1694 par William Wotton (1666-1727) répondront aux attentes de Perrault. Sur cet ouvrage, voir Pascal Duris, « William Wotton, la Royal Society et l’argument scientifique dans la Querelle », dans Anciens et Modernes face aux pouvoirs : l’Église, le Roi, les Académies (1687-1750), Paris, Champion, 2022, p. 195-211. La notion de progrès scientifique, comme lente accumulation de connaissances nouvelles sur le monde, qu’on trouve à plusieurs reprises sous la plume de Perrault (p. 70-72 par exemple), naît au XVIIe siècle. Voir Daniel Špelda, « The role of the telescope and microscope in the constitution of the Idea of scientific progress », The Seventeenth Century, 34 (1), 2019, p. 107-126. [PD] , nous rapporter toutes les différentes opinions qu’ils en ont eues dans la suite des temps, et combien cette connaissance s’est augmentée depuis le commencement de notre siècle, et principalement depuis l’établissement des Académies de France et d’Angleterre 42 Contrairement à ce que laisse penser l’ordre de l’énumération adopté par Perrault, la fondation de la Royal Societyde Londres, en 1660, précède de six ans celle de l’Académie royale des sciences de Paris. [PD] , où par le secours des Télescopes et des MiXXVII croscopes 43 Télescopes et microscopes, mis au point dans les premières années du XVIIe siècle, incarnent par excellence la science moderne. En autorisant l’observation de l’infiniment grand et de l’infiniment petit, également inconnus des Anciens, ils permettent de rompre sans dommage avec la science antique et d’accroître les connaissances sur le monde. Mais les partisans des Anciens voient dans ces deux instruments, et une multitude d’autres inventés à la même époque (baromètre, pompe à vide, thermomètre, etc.), une manière pour les Modernes de tricher afin de mieux asseoir leur suprématie sur les Anciens. Avec ces quelques lignes, on voit le rôle déterminant joué dès la préface de son œuvre, confirmé par la suite dans les premières lignes de la préface du tome II et surtout dans le tome IV, par l’histoire et l’actualité des sciences et des techniques dans l’argumentation de Perrault. [PD] , on a découvert une espèce d’immensité dans les grands corps et dans les petits, qui donne une étendue presque infinie à la Science qui les a pour objets. Il en sera de même de ceux qui feront voir la différence de la Navigation 44 Furetière distingue deux sens pour ce mot : « Voyage qui se fait sur les mers, ou sur les rivières, ou les lacs, dans des bâteaux ou des Navires. » et « science de la marine ». C’est dans ce second sens que Perrault emploie le terme ici. [DR] des Anciens, qui n’osaient presque abandonner les rivages de la Méditerranée, avec celle de nos jours, qui s’est tracé des routes sur l’Océan aussi droites et aussi certaines que nos grands chemins pour passer dans tous les lieux du monde. Il n’y a point d’Art ni de Science où non seulement ceux qui en ont une connaissance parfaite, mais ceux qui n’en ont qu’une légère teinture ne puissent démonXXVIII trer qu’ils ont reçu, depuis le temps des Anciens, une infinité d’accroissements considérables.
Le premier des Dialogues que je donne présentement, traite de la prévention trop favorable où on est pour les Anciens, parce que j’ai cru devoir commencer par détruire, autant qu’il me serait possible, ce qui empêchera toujours de porter un jugement équitable sur la question dont il s’agit.
Le second Dialogue parle de l’Architecture et de ses deux compagnes inséparables, la Sculpture et la Peinture : L’Architecture est un des premiers Arts que le besoin a enseigné aux hommes, et il était presque impossible que ceux que XXIX j’introduis dans mes Dialogues habiles, au point que je le suppose, dans tous les Beaux-Arts pussent voir les Bâtiments de Versailles sans parler de l’Architecture 45 En attribuant à l’architecture le rôle principal de son dialogue sur les beaux arts et en reléguant peinture et sculpture au rang de compagnes, Perrault adopte une position singulière, qui ne correspond pas à la tradition dominant les écrits sur l’art. Si Giorgio Vasari s’est plu à évoquer les « trois arts du dessein » (architecture, peinture et sculpture), ceux-ci ont en réalité connu des développements différents, particulièrement en France, tant sur le plan théorique qu’institutionnel. Depuis la Renaissance, l’exercice du métier d’architecte était libre (à la différence de celui des maîtres maçons) et s’est accompagné de la production ou diffusion d’un grand nombre de traités théoriques et pratiques. Peintres et sculpteurs étaient, en revanche, des métiers régis par les corporations, sans véritable production théorique, avant que la fondation de l’Académie royale de peinture et de sculpture en 1648 n’ouvre de nouvelles conditions de pratique de ces arts. L’angle d’approche de Perrault, privilégiant les bâtiments, s’explique sans doute par sa connaissance relativement limitée des productions artistiques, par l’aide que son frère Claude, architecte et éditeur de Vitruve, lui apporta sur ce terrain, mais encore par son expérience de premier commis de Colbert au sein de la Surintendance des bâtiments du roi. Ce parti d’écriture situe en outre d’emblée le Parallèle [...] comme un projet de justification et de promotion de l’action des Perrault au sein de la Surintendance des bâtiments du roi, prioritairement sur le chantier de Versailles. [MCLB] .
Les Dialogues suivants traiteront de l’Astronomie, de la Géographie, de la Navigation, de la Physique, de la Chimie, des Mécaniques 46 Furetière écrit à l’article « Mécanique » : « Subst. fem. Ou plutôt les Mécaniques. C’est une science qui fait partie des Mathématiques, qui enseigne la nature des forces mouvantes, l’art de faire le dessein de toutes sortes de machines, et d’enlever toutes sortes de poids par le moyen des leviers, coins, poulies, moufles, vis, etc. » L’ordre de traitement des matières annoncé par Perrault ne sera pas suivi et il explique, dès le début de la préface du tome II, pourquoi il le modifie. [DR] et de toutes les autres connaissances, où il est incontestable que nous l’emportons sur les Anciens, pour de là venir à l’Éloquence et à la Poésie, où non seulement on nous dispute la préséance, mais où l’on prétend que nous sommes beaucoup 47 « jusqu’à la fin du XVIIe siècle, beaucoup pouvait renforcer un adjectif au positif » (Grevisse). [CNe] inférieurs. Cette méthode fournira une induction très naturelle 48 L’induction désigne un type de raisonnement par inférence ; d’un point de vue logique, la conclusion n’est alors que probable. Dans le Novum organum I xix-xxxiii, Bacon thématise la forme inductive comme la méthode privilégiée de la science en contestant la place centrale conférée à la déduction dans l’ancien organum. Ce déplacement méthodologique revient à privilégier les sciences expérimentales face aux Mathématiques, que Charles Perrault ici ne nomme même pas, alors que traditionnellement – et chez Descartes encore – elles incarnaient la science par excellence. Les Mathématiques deviennent alors plutôt une servante de la science, en ce qu’elles permettent de mesurer et calculer (Bacon, Novum organum I, Lxvi), selon les deux mêmes qualificatifs qu’utilise Perrault. Cette emphase sur l’induction souligne le déplacement de la certitude démonstrative vers une nouvelle forme d’empirisme scientifique en train de s’opérer dans l’épistémologie française. Néanmoins, si cette position épistémologique est commune aux frères Charles et Claude Perrault, on sait que Fontenelle attribue un tout autre statut aux Mathématiques. Cela dit, cette mention de la méthode inductive en science est un hapax dans le Parallèle des Anciens et des Modernes. [SC] , que XXX si nous avons un avantage visible dans les Arts dont les secrets se peuvent calculer et mesurer, il n’y a que la seule impossibilité 49 À vrai dire l’impossibilité de calculer et de mesurer dans les domaines de l’éloquence et de la poésie est toute relative puisque les partisans des Anciens, Anne Dacier en tête, dénoncent inlassablement l’« esprit géométrique » de leur époque. À sa suite, l’abbé Du Bos opposera un peu plus tard à la raison un « sixième sens », le sentiment immédiat de plaisir, pour bien juger d’un tableau ou d’une poésie. Voir sur ce sujet Pascal Duris, « Les sciences dans la théorie esthétique de l’abbé Du Bos », Revue d’histoire littéraire de la France, 117 (4), 2017, p. 895-915. [PD] de convaincre les gens dans les choses de goût et de fantaisie, comme sont les beautés de la Poésie et de l’Éloquence qui empêche que nous ne soyons reconnus les Maîtres dans ces deux Arts comme dans tous les autres.
J’ai cru que je devais joindre à ces deux premiers Dialogues le Poème du siècle de LOUIS LE GRAND , non seulement parce qu’il en est la cause, mais parce que la lecture en est en quelque sorte nécessaire pour bien entendre l’état de la question. J’y ai encore fait ajouter XXXI l’ Épître qui traite du Génie 50 Cette épître a été lue par Perrault le jour de la réception à l’Académie française de Jean de La Chapelle, secrétaire des commandements du Prince de Conti, le 12 juillet 1688, élu face à Fontenelle. Le texte est publié par Le Mercure galant dans le numéro de juillet 1688. Voir note 1 p. 27. [CBP] , parce qu’il y entre par occasion diverses choses sur le même sujet. J’avais envie de retrancher quatre vers de cette Épître. C’est sur la fin où je parle ainsi à M. de Fontenelle 51 En janvier 1688, Fontenelle a publié un recueil intitulé Poésies pastorales de M.D.F. Avec un Traité sur la Nature de l’Églogue, et une Digression sur les Anciens et les Modernes (Paris, M. Guérout, 1688). [CBP] .
De l’Églogue, en tes vers, éclate le mérite
Sans qu’il en coûte rien au fameux Théocrite,
Qui jamais ne fit plaindre un amoureux destin,
D’un ton si délicat, si galant et si fin.
Quoique je sois persuadé que ces Vers ne disent rien que de très véritable, néanmoins comme le nom de Théocrite porte dans l’esprit de ceux qui ne le connaissent que de réputation, une idée de perfection entière en fait d’Églogues, je craignais d’attirer sur moi l’indignation du Public ; mais il vient XXXII de paraître de * [ c ] 52 [[Hilaire-Bernard de Longepierre], Les Idylles de Théocrite, traduites du grec en vers français. Avec des remarques , Paris, Pierre Aubouyn, Pierre Émery et Charles Clousier, 1688. En 1686, Longepierre avait publié Les Idylles de Bion et de Moschus, Traduites du Grec en Vers Français, Avec des Remarques (Paris,chez Pierre Aubouyn, Pierre Émery et Charles Clousier, 1686). [CBP] une traduction en vers français de ce fameux Poète 53 Dans l'Art poétique de Boileau, Théocrite est cité dans le passage évoquant les justes style et tonalité de l’églogue dont la difficulté consiste à éviter l’emphase comme la bassesse : « Entre ces deux excès la route est difficile. / Suivez, pour la trouver, Théocrite et Virgile. », Chant II, OC, p. 162. [DR] qui m’a bien mis l’esprit en repos là-dessus. Quand le Public aura vu par lui-même ce que c’est que Théocrite, je suis sûr qu’il trouvera que ma louange n’est guère outrée, et qu’il ne faut pas être fort délicat, fort galant et fort fin pour l’être plus que cet Auteur. Il suffit qu’on lise la quatorzième de ses Églogues , et qu’on voie de quelle sorte l’amour y est traité 54 La XIVe Idylle s’intitule L’amour de Cynisca ; elle est constituée d’un dialogue entre Eschine et Thyonichus, le premier confiant au second son dépit d’être dédaigné par Cynisca amoureuse d’un autre ; elle conclut au départ de l’amoureux malheureux pour l’armée de Ptolémée. [DR] . Il introduit un jeune Amant qui fait récit d’un régal 55 Perrault donne au terme « régal »un sens voisin de celui que nous connaissons aujourd’hui. Il faut toutefois noter que le champ sémantique du mot « régal »est plus étendu au XVIIe siècle qu’aujourd’hui. Voir Furetière : Régal : « Fête, réjouissance, appareil de plaisirs pour divertir, ou honorer quelqu’un. Le Roi a fait un grand régal à Versailles, il y a eu bal, ballet, Comédie, grand souper, illumination, &c. Il a donné un grand régal aux Ambassadeurs d’un tel Prince. Ce mot vient de l’Espagnol regalo, ou du Latin regalis. » ;« se dit aussi d’un présent de rafraîchissements, & autres choses qu’on donne à des étrangers ou passagers pour leur faire honneur. On a coutume en Italie, lorsqu’il passe ou qu’il arrive quelque personne notable, de lui envoyer un régal de fruits, de confitures, et autres rafraîchissements » ;« se dit aussi de tout ce qui est agréable et qui plaît. C’est un grand régal pour un friand qu’un bon melon. Ce n’est pas un grand régal pour un sourd que la musique. C’est un régal pour une coquette, de lui donner la Comédie. » [BR] qu’il a donné dans son jardin à sa Maîtresse et à trois ou quatre de ses amis. « Cet Amant dit que sur la fin du repas la compagnie s’étant mise à boire XXXIII des santés, à condition qu’on nommerait sincèrement les personnes à qui on les buvait, sa maîtresse ne voulut jamais rien dire ; qu’un des conviés lui ayant dit en plaisantant qu’elle avait vu le loup et que c’était ce qui l’empêchait de parler (plaisanterie qu’il faisait malicieusement, parce qu’elle avait un Amant qui se nommait le Loup) elle devint rouge et parut avoir tant de feu dans les yeux qu’on y aurait allumé un flambeau. Il ajoute que la raillerie ayant continué quelque temps, elle se mit à pleurer comme un enfant qu’on arrache d’entre les bras de sa mère, et que là-dessus, transporté de rage et de jalousie il lui avait donné deux grands XXXIV soufflets, et que comme elle gagnait la porte en troussant les habits pour mieux courir, il lui avait reproché qu’elle faisait part à un autre de ses plus tendres caresses. » Voici de quelle sorte la traduction Française exprime cette dernière circonstance.
Pour moi que tu connais saisi soudain de rage,
De deux pesants soufflets je couvris son visage ;
Et comme pour mieux fuir retroussant ses habits
Elle gagnait la porte et quittait le logis.
Ah ! je te déplais donc m’écriai-je, Traîtresse,
Un autre dans tes bras jouit de ta tendresse
[ d ]
56
Dans sa préface, Longepierre fait allusion aux attaques de Fontenelle (dans le Traité sur la Nature de l’Églogue et la Digression sur les Anciens et les Modernes, o p. cit.) proches de celles de Perrault : « On s’attend peut-être, dans un Parallèle de Théocrite et de Virgile, à me voir répondre ici aux objections qu’un critique d’une nouvelle espèce a faites depuis peu contre Théocrite, Virgile et tous les autres Anciens ; et à me voir surtout défendre le premier comme un auteur que je donne au public, et comme le plus mal traité de tous, lui qu’on nomme à chaque page un auteur très rustique et très grossier, et dont on compare les idylles à des idylles de porteur d’eau. », p. 42. À la fin de la Préface en revanche il évoque aussi directement
Le Siècle de Louis le Grand
. [DR] et [CBP]
.
On dira que c’était les mœurs de ce temps-là. Voilà de vilaines mœurs, et par conséquent un vilain siècle bien différent du nôtre. On dira encore que cela exprime bien la Nature, oui, une vilaine NaXXXV ture qui ne doit point être exprimée 57 Dans la préface des Idylles de Théocrite, Longepierre loue les « beautés dépouillées d’ornements » des idylles, qui semblent puisées dans le sein de la Nature, et dictées par les Grâces mêmes » (p. 1). C’est un argument récurrent des Anciens depuis Claude Fleury au moins (Les Mœurs des Israélites, 1681). Homère, et les poètes anciens, n’ont fait que représenter les mœurs de leurs temps et la « grossièreté » dont on les accuse n’est donc qu’une preuve de la méconnaissance de ces mœurs et le fruit du préjugé de ceux qui sont incapables de « perdre de vue leur siècle », selon l’expression de Longepierre dans le Discours sur les Anciens . Perrault juge l’argument « mauvais » et ajoute ici l’idée que par principe, de manière atemporelle, quel que soit l’état des mœurs, certaines actions sont inacceptables. [CBP] . Mais outre que ces excuses sont très mauvaises, je soutiens que ce n’a jamais été les mœurs d’aucune Nation, non pas même des Iroquois, de donner des soufflets à une Maîtresse qu’on régale chez soi, et qu’un tel outrage est bien moins naturel qu’il n’est contre Nature : En tout cas cet emportement n’est point de nature à être mis dans un Églogue 58 La critique des mœurs antiques, réduites à de la grossièreté, est récurrente chez Perrault. Voir sur ce point Larry Norman, The Schock of the Ancient, chap. 8 “Morality and Sociability”, Chicago, The University of Chicago Press, 2011, p. 113-130. [DR] .
Je ne comprends pas comment ceux qui sont à la tête du parti des Anciens souffrent qu’on donne au Public de semblables traductions : Le moyen de les soutenir bonnes, et de soutenir en même temps les OrigiXXXVI naux. Tout ce qu’a dit et que saurait jamais dire M. de Fontenelle contre Théocrite 59 Perrault fait référence au Discours sur la nature de l’églogue publié à la suite des Poésies pastorales (1688) dans lequel Fontenelle s’en prend à la « grossièreté »et au caractère trop « rustique »des Idylles de Théocrite. Il loue Virgile d’avoir « fait ses bergers plus polis et plus agréables »(Discours sur la nature de l’églogue, dans Fontenelle, Digression sur les Anciens et les Modernes et autres textes philosophiques, dir. S. Audidière, Classiques Garnier, 2015, p. 545). [CBP] , ne lui fera jamais tant de tort que cette traduction. La prudence voulait qu’on tînt cachés les agréments inexprimables [ e ] 60 Longepierre vante au début de la préface les « agréments inexprimables » et les « beautés dépouillés d’ornements » des Idylles de Théocrite. [CBP] de cet Auteur, et surtout qu’on ne les exposât pas à un siècle comme le nôtre dont le goût est gâté et malade [ f ] 61 Perrault synthétise non sans malice deux expressions éloignées dans le propos de Longepierre qui s’en prend à l’influence des pastorales italiennes : « […] mais s’il semble que je n’aie pas approuvé dans ce Poète ce qu’il peut y avoir de trop simple, on doit se souvenir que ça été uniquement par rapport au goût de notre siècle ; et que loin de vouloir donner ce goût pour bon, j’ai dit nettement qu’il était éloigné de la nature, et que les Italiens nous avaient gâtés par leurs Pastorales » (p. 2). L’expression « goût malade » arrive deux pages plus loin : « Un goût malade n’est plus piqué que très légèrement de ces sortes de beautés, et il n’est pas en son pouvoir de sentir que ce sont là les véritables » (p. 4). [CBP] , et dont il est si difficile de redresser les travers [ g ] 62 Là encore la retranscription est tendancieuse. L’expression se trouve deux pages après les deux expressions précédentes dans une perspective bien moins polémique que ne le suggère Perrault par le raccourci effectué. Longepierre écrit : « Il n’appartient pas à tout le monde de vouloir redresser les travers de son siècle, et je ne me suis jamais senti les forces nécessaires pour heurter moi seul un goût reçu », p. 6. [CBP] . Ces traductions de Poètes grecs sont contre la bonne politique.
Ils devaient ces Auteurs demeurer dans leur grec,
Et se contenter du respect
De la Gent qui porte férule :
D’un savant Traducteur on a beau faire choix
C’est les traduire en ridicule
Que de les traduire en François
63
L’antanaclase produit une équivalence tendancieuse et lourde de conséquences. Concernant la traduction d’un texte ancien, la question est en effet de savoir si le ridicule est dans le texte original ou s’il est ajouté par le traducteur. S’agit-il, pour le Moderne, de proposer une traduction scrupuleuse, qui rende évidentes les supposées faiblesses du texte grec, ou de mettre en avant une adaptation insidieuse, en octosyllabes (le vers burlesque) avec emploi de termes triviaux et discordants pour mieux déconsidérer le poème grec ? Cette question, essentielle pour évaluer les mérites des auteurs anciens, se posera à nouveau à propos d’Homère. Voir, dans le tome III, l’échange entre l’Abbé et le Président : « Est-ce que je ne traduis pas fidèlement le texte d’Homère / Ce que vous dites en est bien la substance, mais il faudrait voir comment cela est énoncé dans le Grec
», p. 87-88 et la note 233). [BR]
a. Discours sur les Anciens , p. 93 et 101.
b. Histoire poétique , p. 151.
d. Églogue XIV , p. 395.
f. P.2 et 4.
g. p. 6.
a. Discours sur les Anciens , p. 93 et 101.
b. Histoire poétique , p. 151.
d. Églogue XIV , p. 395.
f. P.2 et 4.
g. p. 6.