PRÉFACE

I Quand je pris la résolution de faire le Parallèle des Anciens et des Modernes , pour me donner un amusement honnête et agréable, et empêcher par-là que mon loisir ne dégénérât en oisiveté, je m'applaudis de mon choix par bien des raisons. Il me sembla que le sujet était un des plus beaux qu'un homme de lettres pût traiter, puisqu’il embrassait en quelque sorte toutes les Sciences et tous les Arts dont il fallait examiner les différents degrés de perfecII tion où ils sont parvenus dans les différents âges du monde. Le dessein m'en parut aussi très louable, puisqu’il n’allait qu'à faire honneur à notre siècle, en faisant voir que toutes les Sciences et tous les Arts n’ont jamais été si florissants qu’ils le sont aujourd’hui ; mais ce qui m’en plut davantage, c'est que je crus que personne ne pourrait se plaindre de mon entreprise. Je crus qu'en élevant le mérite des excellents hommes de ce temps-ci, je ne ferais rien qui ne leur fût agréable, et que s’il m’arrivait de m'opposer un peu aux louanges sans bornes dont la Prévention est si prodigue pour III tous les anciens Auteurs , et de réduire l’estime qu'on en doit faire à sa juste valeur, ces Auteurs étaient éloignés de moi d’un si long espace de temps, que ni eux, ni ceux qui les aiment le plus ne s’aviseraient jamais de s’en tenir pour offensés. Je me regardais dans cette situation comme ceux qui voulant jouer à la longue paume, vont se mettre dans une pleine campagne éloignée de tous chemins et de toutes habitations pour être bien assurés de ne blesser personne ; cependant je me suis fort trompé dans cette pensée. D’excellents hommes de notre temps que j’ai loués et VI dont j'ai cité les ouvrages comme des preuves incontestables de la supériorité de notre siècle ont mieux aimé se fâcher de l’injustice qu’ils prétendent que j’ai faite aux Anciens, que de me savoir gré de la justice que je leur ai rendue. Leur zèle plein d’une générosité difficile à comprendre s'est tellement allumé pour la gloire de ces illustres Morts, où il semblait qu’ils ne devaient pas prendre plus d’intérêt que mille autres Savants hommes qui n'ont rien dit ; qu’il a fallu pour éteindre une cruelle guerre, dont la République des lettres commençait d’être agitée, que je me sois arrêté tout court.

V J’avais promis au Public dans le volume précédent de faire dans celui-ci un examen exact des plus beaux endroits des Poètes Anciens et des Modernes, et de les comparer ensemble . J’avais à cet effet traduit en Prose Française ces mêmes endroits pour mieux juger du sens et de la beauté des pensées qu’ils renferment. J'avais déjà jeté sur le papier une grande partie des raisons qu'on peut apporter de part et d’autre ; en un mot tous mes matériaux étaient prêts, et je n'avais plus qu'à les mettre en œuvre ; mais l’amour de la Paix m'a fait abandonner cet ouvrage, et j'ai mieux aimé me VI priver du plaisir de prouver la bonté de ma cause d’une manière qui me paraissait invincible, plaisir qui n’est pas indifférent à un homme qui écrit, que d’être brouillé plus longtemps avec des hommes d’un aussi grand mérite que ceux que j'avais pour adversaires, et dont l’amitié ne saurait s'acheter trop cher.

Peut-être que le Public qui en pareille rencontre aime toujours mieux la guerre que la paix se plaindra de ne pas voir le travail que je lui avais promis dans la pensée que ce travail aurait pu être utile et agréable ; peut-être aussi est-ce un bonheur que j’aie été obligé de changer de maVII tière, puisque la Poésie, tout aimable qu'elle est, peut ennuyer quand on en parle trop longtemps. Quoi qu’il en soit, je passe dans ce Dialogue à l’examen des autres Arts et des autres Sciences, où mon dessein n’est pas de prouver simplement que les Modernes y sont plus habiles que les Anciens (car cet avantage ne leur est pas contesté) mais de faire voir combien ils ont été plus loin dans la connaissance exacte de tous ces arts et de toutes ces Sciences.

J’ose dire qu’on trouvera de bonnes choses dans ce Dialogue , ce que je n’aurais eu garde de promettre de ceux qui l’ont précédé, parce que VIII j’ai été secouru dans celui-ci par une partie de ce qu’il y a de plus habiles gens dans le Royaume, par Messieurs de l’Académie Royale des Sciences , qui ont bien voulu me donner des mémoires sur les choses dont chacun d’eux fait une profession particulière. J’avoue cependant qu’il s'en faut beaucoup que j'aie ici traité à fond les matières dont je parle ; mais quand j’aurais eu toute la capacité que demanderait un dessein aussi vaste que celui-là, je me serais bien donné de garde de l’entreprendre, ma vie n'y aurait pas suffi, et je n’aurais fait autre chose que de pousser à bout la patience de mes XI Lecteurs. D’ailleurs je crois en avoir dit plus qu’il n’en faut pour établir une proposition qui dans la vérité n’aurait guère besoin d’être prouvée.

Je ne sais pas quel succès aura ce quatrième et dernier volume de mes Parallèles , mais je n’ai pas lieu d’être malcontent des trois premiers volumes, vu le nombre de ceux qui se sont rendus à mon opinion, ou du moins qui en ayant toujours été, ont osé se déclarer ouvertement ; car il fallait qu’un aventurier comme moi qui n'avait rien à perdre, rompît la glace, pour enhardir des gens sages et en réputation X d’hommes savants à faire un tel aveu. J'ai eu encore la satisfaction que personne ne m’a convaincu que j'eusse tort.

Je croirais aisément que le peu d’estime qu’on a fait de mon Ouvrage est cause qu’on ne s'est pas donné la peine d’y répondre un seul mot, mais le chagrin, la colère et l’indignation que plusieurs Savants en ont fait paraître ne sont point les marques d’un vrai mépris, et je suis sûr que l’on m'aurait coulé à fond par une bonne et solide critique si on l’avait pu faire, et si mon opinion n’était pas aussi vraie qu’elle est vraisemblable. J'ai prié plus d’une fois diXI verses personnes qui se mêlent d’écrire et qui se trouvaient scandalisées de mon Paradoxe, de vouloir bien me désabuser, je leur ai représenté qu’il n’était pas nécessaire de composer un livre pour détruire le mien, que deux ou trois pages d’écriture suffiraient, et que la chose et le Public méritaient bien qu’ils se donnassent cette peine ; pas un d’eux n'a eu égard à ma remontrance. Quoi qu’il en soit, je me suis diverti, et c'est de quoi il s'agissait principalement. Si dans la suite on me fait voir que j'ai eu tort, je n'aurai pas moins de plaisir à rentrer dans la bonne voie que j'en ai présenXII tement à pouvoir croire que je ne me suis pas égaré. On trouvera à la fin de ce Dialogue une Lettre qui à la vérité ne regarde point le sujet particulier de ce Volume, mais que j'ai cru néanmoins y devoir mettre, comme une des pièces du procès.