27
LE GÉNIE.
ÉPISTRE À MONSIEUR DE FONTENELLE
1
L’épître est lue lors de la séance de l’Académie française du 12 juillet 1688 au cours de laquelle La Chapelle est reçu après le décès de Furetière. L’élection de La Chapelle avait été demandée par le prince de Conti et avait conduit à écarter la candidature de Fontenelle. Dans l’édition de juillet 1688, le Mercure Galant indique que Charpentier répondit au discours de La Chapelle puis : « Après qu’il eût cessé de parler, on eut le plaisir d’entendre une Épître en vers de M. Perrault, qu’il adresse à M. de Fontenelle. Elle fut lue par M. l’Abbé de la Vau, et reçut un applaudissement général » (p. 227-228) . Le Mercure donne le poème de Perrault (p. 229-243) , l’inscrit dans la suite de la polémique ouverte par
Le Siècle de Louis le Grand
et annonce la publication du Parallèle : « Cette Épistre vous fait voir que M. Perrault persiste à soutenir que les Modernes qui ont du Génie, peuvent faire quelque chose de très bon sans imiter servilement les Anciens. Il fait imprimer un ouvrage en prose intitulé,
Parallèle des Anciens et des Modernes en ce qui regarde les Arts et les Sciences
. Comme il traite cette matière à fond, vous aurez le plaisir de voir l’injustice des préventions où sont quantité de gens à l’égard des uns et des autres. » (p. 243-244) . L’Épître se trouve également dans le Recueil de plusieurs pièces de poésie et d’éloquence présentées à l’Académie française pour l’année 1689, p. 325-330 . [CBP]
Comme on voit des Beautés sans grâce et sans appas,
Qui surprennent les yeux, mais qui ne touchent pas 2 Perrault développe une opposition entre les « Beautés » superficielles, voire spécieuses, qui « surprennent les yeux » (« SURPRENDRE, signifie aussi, Tromper quelqu'un », Furetière, Dictionnaire universel ), d’une part, et, de l’autre, celles, plus profondes, qui « touchent » non seulement les sens, mais aussi le cœur et l’esprit (« TOUCHER, se dit figurément en Morale, en parlant des passions […] cette beauté a touché son cœur », Furetière). [LN] .
Où brille vainement sur un jeune visage
De la rose et du lys le pompeux assemblage,
Où sous un front serein de beaux yeux se font voir
Comme des Rois captifs, sans force et sans pouvoir :
Tels on voit des Esprits au-dessus du vulgaire,
Qui parmi cent talents n’ont point celui de plaire 3 Le primat du « plaisir » comme but principal de la littérature et des arts est un lieu commun de l’époque. Cette attitude hédoniste est généralement partagée par les deux camps dans la querelle. Racine, opposant féroce de Perrault, va jusqu’à déclarer que pour les poètes, « La principale règle est de plaire et de toucher » (préface à Bérénice). [LN] .
28 En vain, cher Fontenelle 4 On dispose de peu d’informations sur les liens entre Perrault et Fontenelle qui se retrouvent notamment chez l’abbé de Choisy. Toutefois, la publication de la Digression sur les Anciens et les Modernes à la fin du recueil des Poésies pastorales, paru en janvier 1688, constitue une marque de soutien dans la série des textes suscités par la lecture du Siècle de Louis le Grand . Le poème Le Génie s’inscrit dans cette série et témoigne du soutien de Perrault à la candidature de Fontenelle. [CBP] , ils savent prudemment
Employer dans leurs vers jusqu’au moindre ornement.
Prodiguer les grands mots, les figures sublimes,
Et porter à l’excès, la richesse des rimes 5 Perrault critique les poètes, qualifiés d’« esprit au-dessus du vulgaire » dans la strophe précédente, qui abuseraient des figures et des ornements. Perrault ne vise pas explicitement les Anciens même si l’emploi de l’adjectif « sublimes » peut le laisser penser. Ce sont toutefois des reproches qui étaient également faits aux poètes italiens. [CBP] ;
On bâille, on s’assoupit, et tout cet appareil 6 Appareil : « apprêt, préparatif », « suite, équipage, accompagnement » (Dictionnaire de l’Académie française, 1694). La quatrième édition (1762) donne en outre les termes « attirail pompe ». Il s’agit de nouveau de fustiger l’excès d’ornements et de figures des poètes incriminés. [CBP]
Après un long ennui cause enfin le sommeil 7 L’ennui suscité par la lecture des Anciens est un reproche récurrent. Mais Perrault semble viser plus généralement les poètes sans « génie » réduits à composer des poèmes surchargés de figures. [CBP] .
Il faut qu’une chaleur dans l’âme répandue 8 Perrault adopte ici une approche platonicienne de l’inspiration poétique et sa conception d’une ardeur innée et mystérieuse qui motive l’acte de création. Voir la note 45 de ce même poème. [LN] ,
Pour agir au dehors et l’élève et la remue,
Lui fournisse un discours qui dans chaque auditeur
Ou de force ou de gré trouve un approbateur,
Qui saisisse l’esprit, le convainque et le pique,
Qui déride le front du plus sombre Critique,
Et qui par la beauté de ses expressions
Allume dans le cœur toutes les passions 9 Sur ce lien entre chaleur et aptitude à l’éloquence, voir Quintilien, Institution oratoire, op. cit., X, 7.15 : « car c'est le cœur, c'est la force du sentiment qui rend éloquent » (« pectus est enim quod disertos facit, et vis mentis »).[CNo] .
C’est ce feu qu’autrefois, d’une audace nouvelle,
Prométhée enleva de la voûte éternelle 10 Dans la mythologie grecque (Hésiode, Théogonie), Prométhée est un Titan qui a volé le feu des dieux olympiens afin de le transmettre aux humains. Perrault suit ici une interprétation allégorique de ce don, qui remonte à l’Antiquité et qui voit dans le feu une métaphore des lumières de l’intelligence, voire de l’ardeur du « génie ». [LN] ,
Et que le Ciel répand, sans jamais s'épuiser
Dans l’âme des Mortels qu’il veut favoriser.
L’Homme, sans ce beau feu qui l’éclaire et l’épure,
N’est que l’ombre de l’Homme et sa vaine figure,
Il demeure insensible à mille doux appâts
Que d’un œil languissant il voit et ne voit pas.
29 Des plus tendres accords les savantes merveilles
Frappent sans le charmer ses stupides oreilles,
Et les plus beaux objets qui passent par ses sens 11 Annotation en cours. ,
N’ont tous, pour sa Raison 12 Perrault suit ici l’opposition, entamée dans les premiers vers, entre l’effet purement sensoriel de l’art, qui reste inféconde, et sa capacité de pénétrer (« passer ») jusqu’à l’esprit, l’intelligence, « la Raison ». [LN] , que des traits impuissants ;
Il lui manque ce feu, cette divine flamme 13 Conception platonicienne de l’inspiration. Voir la note 45 ci-dessous. [LN] ,
L’Esprit de son Esprit et l’Âme de son Âme.
Que celui qui possède un don si précieux,
D’un encens éternel en rende grâce aux Cieux ;
Éclairé par lui-même et sans étude, habile,
Il trouve à tous les Arts 14 Le terme « art » a un sens très étendu à l’époque, allant des arts libéraux aux arts mécaniques, en passant par les beaux-arts ; selon le Dictionnaire de l’Académie (1694), il signifie « La règle & la méthode de bien faire un ouvrage ». Perrault souligne ici la nature innée du génie, antérieure à tout apprentissage. [LN] une route facile ;
Le Savoir 15 Annotation en cours. le prévient et semble lui venir
Bien moins de son travail que de son souvenir 16 Selon le Dictionnaire de l’Académie (1694) le « savoir » signifie « Erudition, connaissance acquise par l’étude, par l’expérience ». Perrault développe donc un paradoxe en soutenant que, au moins dans le cas exceptionnel du « génie », le « savoir » arrive sans une telle acquisition. Perrault semble suivre ici la conception platonicienne des « idées innées » dont l’existence dans l’esprit humain serait antérieure à la naissance. Cet « innéisme », associé alors à la philosophie cartésienne, est contesté par les philosophes empiristes ; dans l’année qui suit la rédaction de ce poème il sera férocement critiqué par John Locke dans son Essai sur l’entendement humain (1689). Laissant de côté ces débats philosophiques, ce paradoxe se prête aussi à la moquerie, comme l’illustre le mot que Molière prête au prétentieux faux-marquis de Mascarille : « Les gens de qualité savent tout sans avoir rien appris » (Les précieuses ridicules, 1659). [LN] .
Sans peine il se fait jour dans cette nuit obscure
Où se cache à nos yeux la secrète Nature 17 Annotation en cours. ,
Il voit tous les ressorts qui meuvent l’Univers ;
Et si le sort l’engage au doux métier des vers,
Par lui mille beautés à toute heure sont vues,
Que les autres Mortels n’ont jamais aperçues ;
Quelque part qu’au matin il découvre des fleurs,
Il voit la jeune Aurore y répandre des pleurs 18 Perrault remotive les images mythologiques les plus traditionnelles pour décrire le regard que porte le poète sur le monde. Les pleurs d’Aurore désignent la rosée. [CBP] Voir Ovide, Métamorphoses, 13, 620-622 : « Les autres dieux jugèrent bon de pleurer sur les aboiements de la fille de Dymas, / tandis qu'Aurore, toute à son deuil, de nos jours encore / verse des larmes pieuses, et répand sa rosée sur toute la terre ». [LN] ;
S’il jette ses regards sur les plaines humides,
Il y voit se jouer les vertes Néréides 19 Les « plaines humides » désignent la mer chez Virgile, Lucrèce… L’expression « vertes néréides » (virides Nereïdum) se trouve chez Horace (Odes, III, 22), Stace (Silves, III, 1), Ovide (Héroïdes, V). Les Néréïdes sont les nymphes de la mer qui forment le cortège de Neptune, la couleur verte est celle de leur chevelure. [CBP] ,
30 Et son oreille entend tous les différents tons
Que poussent dans les airs les conques des Tritons 20 Les tritons sont des dieux marins et les conques des « grandes coquilles » : « On peint les dieux marins, les Néréides sur des conques ; des tritons avec des conques qui leur servent de trompettes. » (Furetière). Dans Andromède de Corneille, les « conques des Tritons » qui résonnent annoncent l’arrivée de Neptune (III, s.3).[CBP] .
S’il promène ses pas dans une forêt si sombre,
Il y voit des Sylvains et des Nymphes sans nombre,
Qui toutes l’arc en main, le carquois sur le dos,
De leurs cors enroués réveillent les échos 21 Les Sylvains et les nymphes peuplent les poèmes pastoraux. Fontenelle, à qui s’adresse le poème, use assez peu des images topiques énumérées par Perrault. Dans la IXe Églogue, surviennent des nymphes et des sylvains, témoins de l’entretien de Tirsis et Iris : « Les Nymphes, les Silvains, dans leurs Grottes obscures, / Témoins de ces ardeurs si fidèles, si pures, / Leur applaudissaient à l’envy ; […]», Poésies pastorales, Paris, Michel Gérout, 1688, p. 119. [CBP] ;
Et chassant à grand bruit vont terminer leur course
Au bord des claires eaux d’une bruyante source.
Tantôt il les verra sans arc et sans carquois
Danser durant la nuit au silence des bois.
Et sous les pas nombreux de leur danse légère 22 La danse des nymphes rappelle le célèbre vers d’Horace : « Jam Cytherea choros ducit Venus imminente luna » (Odes, I, IV) qui avait déjà inspiré Du Bellay (Les Regrets, sonnet VI). [CBP]
Faire à peine plier la mousse et la fougère,
Pendant qu’aux mêmes lieux le reste des Humains,
Ne voit que des chevreuils, des biches et des daims.
C’est dans ce feu sacré que germe l’Éloquence 23 Après la poésie, l’éloquence – et avec elle le lexique de la rhétorique : l’éloquence est la traduction de l’elocutio, cette troisième partie de la rhétorique qui consiste dans le choix et l’arrangement des tropes et des figures ; en un sens élargi, elle peut aussi être identifiée à tout l’art de l’orateur. Le lexique technique utilisé ensuite ne concernant que l’elocutio, c’est donc ici le sens restreint qui prévaut. Voir notes ci-après. [CNo] ,
Qu’elle y forge ses traits 24 Traits : métaphore usuelle pour les ornements que sont les figures du discours, que Cicéron désigne le plus souvent par le terme métaphorique de lumina. [CNo] , sa noble véhémence 25 Véhémence : une des qualités du style, la deinotès, souvent associée au pathos de l’indignation et répertoriée depuis les traités de Démétrios (Du style), Hermogène (Les catégories du discours), Quintilien (Inst., VIII, 3.88) ou Cicéron (Orator, 21), et bien sûr par Longin (Traité du Sublime, trad. Boileau) : « La seconde [des cinq sources du sublime] consiste dans le Pathétique ; j'entends par Pathétique cet enthousiasme, et cette véhémence naturelle qui touche et qui émeut. » [CNo] ,
Qu’elle y rend ses discours si brillants et si clairs 26 Brillance et clarté : depuis Quintilien (Inst., VIII, 1.1), les vertus du discours que recense la partie consacrée à elocutio (et qui sont à distinguer des vertus du style) sont au nombre de trois : la correction (emendatio) – laquelle relève plutôt de la grammaire –, la clarté (perspicuitas) et l’ornement ou le « brillant » (ornatus). Perrault mentionne donc ici les deux qualités qui relèvent proprement de l’art de l’orateur. [CNo] ;
C’est ce feu qui formait la foudre et les éclairs
Dont le fils de Xantippe [ a ] et le grand Démosthène
Effrayaient à leur gré tout le peuple d’Athènes 27 Syllepse de sens : Périclès effrayait le peuple d’Athènes par « la foudre et les éclairs » de ses armées, et Démosthène par « la foudre et les éclairs » de son éloquence véhémente. Sur ce point, voir le Traité du sublime, trad. Boileau, ch. X : « On peut comparer ce premier [Démosthène], à cause de la violence, de la rapidité, de la force et de la véhémence avec laquelle il ravage, pour ainsi dire, et emporte tout, à une tempête et à un foudre. » [CNo] .
C’est cette même ardeur qui donne aux autres Arts
Ce qui mérite en eux d’attirer nos regards.
31 Qui féconde, produit par ses vertus secrètes
Les Peintres, les Sculpteurs, les Chantres 28 Le terme est à comprendre ici dans le second sens attesté par le Dictionnaire de l’Académie française à partir de sa deuxième édition (1718) : « Poète épique ou lyrique. Le chantre d’Ilion, Homère. Le chantre de la Thrace, Orphée. Le chantre thébain, Pindare. » [DR] , les Poètes,
Tous ces hommes enfin en qui l’on voit régner
Un merveilleux savoir qu’on ne peut enseigner,
Une sainte fureur, une sage manie,
Et tous les autres dons qui forment le Génie 29 Perrault utilise un vocabulaire platonicien pour décrire le génie, qui relève d’une « ardeur », « sainte fureur », d’un « savoir » inné et inexplicable. Furetière donne comme première définition : « Bon ou mauvais démon que les Anciens croyaient accompagner les hommes illustres ». La troisième définition, après celle qui désigne « dans le christianisme des bons anges qui accompagnent les hommes », « se dit aussi du talent naturel et de la disposition que l’on a à une chose plutôt qu’à une autre ». Le Dictionnaire de l’Académie (1694) rappelle également la « doctrine des anciens » : « L’esprit ou le démon, soit bon, soit mauvais, qui selon la doctrine des Anciens accompagnait les hommes depuis leur naissance jusques à leur mort. », puis : « Il signifie aussi, L’inclination ou disposition naturelle, ou le talent particulier d’un chacun. » Annie Becq note que « Toujours vivace depuis la Renaissance, la thèse de l’inspiration conserve la faveur du siècle classique : la « fureur » géniale reste indispensable au poète, qu’elle distingue du simple versificateur […] ». Toutefois, la notion tend à définir un « certain nombre de facultés humaines » : le talent, la nature, le bon sens, le bon goût lesquels relèvent également du champ sémantique de la raison, Genèse de l’esthétique française moderne 1660-1814 [1984], Albin Michel, 1994, p. 45-47. Les expressions « merveilleux savoir » et « sage manie » utilisées par Perrault vont dans le sens de ce rapprochement de l’inspiration et de la raison Voir également J.-A. Perras, L’Exception exemplaire. Inventions et usages du génie (XVIe - XVIIIe siècle), Paris, Classiques Garnier, 2015, en particulier p. 75-76 et p. 91-96.[CBP] .
Au-dessus des beautés, au-dessus des appas
Dont on voit se parer la Nature ici bas,
Sont dans un grand Palais 30 Le Palais où se trouvent les « brillantes idées » du beau rappelle de nouveau la philosophie platonicienne, d’une part la distinction du monde sensible et du monde intelligible expliquée dans le Phédon, et d’autre part le Ciel des Idées hors de la Caverne dans La République. Cela étant la métaphore du palais est absente des textes de Platon ; on retrouve une image proche, celle du temple sacré, dans la célèbre Énnéade de Plotin sur le beau (I, 6), accessible dans les rééditions de la traduction latine de Marsile Ficin (1492) : « pulchritudine… in sacris adytis constituta » (Bâle, 1580, p. 56), « cette beauté qui […] reste cachée au fond d’un sanctuaire » (trad. M.-N. Bouillet, 1857, p. 110). Sur les « brillantes idées » du beau, voir Plotin, ibid. (trad. M.-N. Bouillet, 1857, p. 113) : « Il [l’homme] s’élèvera d’abord à l’Intelligence, il y contemplera la beauté de toutes les formes, et il proclamera que toute cette beauté réside dans les idées. » [CBP] et [CNo] soigneusement gardées
De l’immuable Beau les brillantes Idées 31 Voir note précédente. [CNo] ;
Modèles éternels des travaux plus qu’humains
Qu’enfantent les esprits ou que forment les mains 32 Bouclage sur les ouvrages d’éloquence et de poésie (« les travaux… qu’enfantent les esprit ») – car tous deux naissent de la mise en œuvre soit d’une faculté (la faculté de persuader) soit d’une inclination naturelle (la tendance à « imiter ») ; puis progression vers les arts de la peinture et de la sculpture. [CNo] .
Ceux qu’anime et conduit cette flamme divine
Qui du flambeau des Cieux tire son origine,
Seuls y trouvent accès, et par d’heureux efforts
Y viennent enlever mille riches trésors.
Les célèbres Mirons, les illustres Apelles
Y prirent à l’envi mille grâces nouvelles 33 Le sculpteur Myron (Ve siècle avant JC) et le peintre Apelle (IVe siècle avant J.-C.) sont deux des artistes les plus célèbres de l’antiquité grecque. Apelle joue un rôle important dans le second dialogue (voir p. 197-207 de ce tome). [LN]
Ces charmantes 34 Perrault fait peut-être référence ici à la Vénus sortie des eaux ( Vénus anadyomène ), peinture murale attribuée à Apelle, perdue mais souvent imitée en peinture et en sculpture. Versailles loge à l’époque plusieurs statues antiques de Vénus et notamment la célèbre Vénus d’Arles (Ier siècle avant J.-C., d’après Praxitèle, IVe siècle avant J.-C.), acquise par Louis XIV en 1681, restaurée ensuite par François Girardon, et qui ornait la Galerie des Glaces à Versailles. [LN] Vénus, ces Jupiters tonnants 35 Perrault pense vraisemblablement à la statue antique « Jupiter tonnant » (dite « Jupiter de Smyrne », IIe siècle après J.-C.) acquise par Louis XIV en 1680, restaurée en 1686 par Pierre Garnier, et installée l’année suivante dans l’allée Royale de Versailles . [LN]
Où l’on vit éclater tant de traits étonnants 36 Furetière : « Qui surprend, qui donne de l’admiration par sa rareté, ou par sa nouveauté ou incompréhensibilité. » [DR] ,
Que la Nature même en ses plus beaux ouvrages
Ne peut nous en donner que de faibles images 37 Perrault s’appuie ici sur la notion esthétique de « la belle nature » qui rejette l’imitation exacte de la réalité telle quelle est, prônant plutôt un art idéalisé qui sélectionne soigneusement et améliore les objets qu’il représente. Cet idéalisme esthétique puise dans la philosophie néoplatonicienne et dans sa méfiance vis-à-vis du monde sensible (voir note 46 ci-dessus). [LN] .
32 Ce fut là qu’autrefois sans l’usage des yeux,
Du siège d’Ilion le Chantre glorieux 38 Périphrase désignant Homère. L’ Iliade relate le siège d’Ilion (Troie). [CBP]
Découvrit de son Art les plus sacrés mystères 39 Perrault conserve le vocabulaire traditionnel de l’inspiration pour désigner le génie d’Homère. [CBP] ,
Et prit de ses Héros les divins caractères ;
Ce fut là qu’il forma la vaillance d’Hector 40 Perrault énumère les différents héros de l’ Iliade en leur attribuant un caractère spécifique : la vaillance pour Hector, fils du roi Priam et chef des Troyens ; le courage pour Ajax, guerrier grec qui affronte Hector au Chant VII lors d’un combat singulier déclaré sans vainqueur. Nestor est le plus âgé des héros de l’ Iliade , il est en particulier chargé d’apaiser Achille après sa violente querelle avec Agamemnon. [CBP] ,
Le courage d’Ajax, le bon sens de Nestor,
Du fier Agamemnon la conduite sévère 41 Agamemnon, roi de Mycènes, est le chef de l’expédition lancée contre Troie à la suite de l’enlèvement d’Hélène, épouse de son frère Ménélas, par Pâris. Il déclenche la colère d’Achille en s’emparant de Briséis. L’expression « la conduite sévère » fait figure de litote et introduit une connotation morale. « sévère » : « Rigide, qui exige une extrême régularité, et pardonne peu ou point. » (Académie, 1694). [CBP] ,
Et du fils de Thétis l’implacable colère 42 Il s’agit d’Achille dont la colère est au cœur de l’ Iliade . [CBP] ;
Ulysse y fut conçu toujours sage et prudent 43 La prudence, et la ruse, sont les caractéristiques typiques d’Ulysse. [CBP] ,
Thersite toujours lâche et toujours imprudent 44 Thersite est un simple soldat, laid et méprisé, qui s’en prend violemment à Agamemnon au Chant II de l’ Iliade . Il lui reproche son avidité, sa lâcheté et sa responsabilité dans le départ d’Achille. Ulysse le reprend avec fureur, le frappe avec son sceptre et tous les Grecs se moquent de lui. [CBP] .
Dans ce même séjour tout brillant de lumières
Où l’on voit des objets les images premières 45 Nouvelle référence platonicienne, les « images premières » désignant les idées. Voir l’Énnéade sur le beau de Plotin, trad. M.-N. Bouillet, 1857, p. 103 : « Voilà ce que nous avions à dire des beautés sensibles qui, descendant sur la matière comme des images et des ombres, l’embellissent et ravissent par là notre admiration » ; et ibid., p. 110 : « les beautés corporelles […] ne sont que des images, des vestiges et des ombres d’un principe supérieur ». Pour une réinterprétation chrétienne des idées platoniciennes au XVIIe siècle , voir L. Thomassin, La Méthode d’étudier et d’enseigner chrétiennement et solidement la philosophie par rapport à la religion chrétienne et aux Écritures, Paris, François Muguet, 1685, L. II, chap. VII, p. 354 sq. [CBP] et [CNo] ,
Il sut trouver encor tant de variétés,
Tant de faits merveilleux sagement inventés 46 Perrault loue l’invention poétique d’Homère, avant d’énumérer les critiques traditionnelles contre l’épopée, sur le mode de la concession. Il avait déjà procédé ainsi dans Le Siècle de Louis le Grand . (voir note 29 et suivantes). [CBP] ,
Que malgré de son temps l’ignorance profonde,
De son temps trop voisin de l’enfance du monde 47 C’est un argument récurrent sous la plume des Modernes depuis Bacon, il est repris dans le Parallèle voir le premier dialogue, note 75. [CBP] ,
Malgré de tous ses Dieux les discours indécents 48 Perrault reprend les critiques formulées contre l’épopée homérique depuis Scaliger au moins : l’immoralité du comportement et des discours des dieux, les répétitions, la longueur des digressions, la puissance trompeuse d’une poésie qui touche l’oreille mais pas la raison. Ces arguments sont déjà formulés dans Le Siècle de Louis le Grand lu à l’Académie quelques mois plus tôt ( voir les notes 29 à 48 du Siècle de Louis le Grand), et seront repris dans le Parallèle . [CBP] ,
Ses redites sans fin, ses contes languissants
Dont l’harmonieux son ne flatte que l’oreille,
Et qu’il laisse échapper quand sa Muse sommeille 49 Allusion au vers d’Horace déjà évoqué dans Le Siècle de Louis le Grand : « Quandoque bonus dormitat Homerus » (voir ci-dessus). L’énumération des critiques s’achève sur une apodose en deux vers qui célèbrent « l’enchantement » des esprit provoqué par la poésie d’Homère. Sans doute ce « charme » agit-il indépendamment de la raison, mais c’est ce même charme dont témoignera Mlle L'Héritier, dans le madrigal cité à la fin de la préface des Contes en vers (1695) à propos du conte de Peau d’Âne : sa nourrice ou sa mie « tenaient le faisant [s]on esprit enchanté » (Contes, éd. J.P. Collinet, Folio, 1981, p. 53) [CBP] ,
En tous lieux on l’adore, en tous lieux ses écrits
D’un charme inévitable enchantent les esprit.
33 C’est là que s’élevait le Héros de ta race,
Corneille, dont tu suis la glorieuse trace 50 La formule « les héros de ma race » vient du Cid (III, 6) : « […] et ton illustre audace / Fait bien revivre en toi les héros de ma race ». Mais littéralement le sens est le suivant : la « race » de Corneille est la famille des poètes, dont le « héros » est Virgile et dans les « traces » duquel Corneille chemine. De même que Cicéron est l’Orateur, pris absolument, Virgile est le Poète. [CNo] ,
C’est là qu’en cent façons sous de fantômes vains
S’apparaissait à lui la Vertu des Romains 51 Virgile a chanté la vertu romaine, en particulier sous la forme de la pietas, dans la figure du pius Aeneas, du « pieux Énée » (Énéide, 1.378). [CNo] ,
Qu’habile il en tira ces vivantes images 52 Éloge conventionnel de Virgile sous deux aspects : ici, pour ses fictions ; et juste après, pour son art du vers. [CNo]
Qui donnent tant de pompe à ses divins ouvrages,
Et qu’il relève encor par l’éclat de ses vers,
Délices de la France et de tout l’Univers 53 Sur l’éloge de Virgile, poète plus moderne qu’Homère, voir le Parallèle [Tome III à partir de la page 67 et de la page 126] Sur la comparaison d’Homère et de Virgile, voir également les deux ouvrages de R. Rapin (1664 : Comparaison [...], 1669 : Observations [...]). La poésie virgilienne reste un modèle prégnant au XVIIe siècle, en particulier le livre IV de l’Énéide, pour son éloquence passionnée : en témoignent les multiples rééditions et traductions (dont celle de Marolles en 1662, ou de Segrais en 1668). [CNo] .
En vain quelques Auteurs dont la Muse stérile
N’eût jamais rien chanté sans Homère et Virgile,
Prétendent qu’en nos jours on se doit contenter
De voir les Anciens et de les imiter 54 Perrault reprend la critique des imitateurs des anciens sans génie propre. [CBP] ,
Qu’en leurs doctes travaux sont toutes les Idées
Que nous donne le Ciel pour être regardées 55 Nouvelle occurrence de la théorie platonicienne des idées qui prend une discrète connotation burlesque : pour les imitateurs des anciens, le monde des idées se trouve dans les livres de leurs modèles. [CBP] .
Et que c’est un orgueil aux plus ingénieux
De porter autre part leur esprit et leurs yeux 56 Les auteurs « ingénieux » désignent ici ceux qui sont capables d’innovation, de « génie » par l’invention ou par l’intérêt porté à d’autres modèles que ceux légués par l’Antiquité. [CBP] .
Combien sans le secours de ces rares modèles
En voit-on s’élever par des routes nouvelles 57 La métaphore du chemin et de la route est fréquente pour évoquer le projet poétique ; voir son usage chez La Fontaine, « Et, faute d’admirer les Grecs et les Romains, / On s’égare en voulant tenir d’autres chemins. / Quelques imitateurs, sot bétail, je l’avoue, / Suivent en vrais moutons le pasteur de Mantoue ; / J’en use d’autre sorte ; et, me laissant guider, / Souvent à marcher seul j’ose me hasarder. », Épître à Huet, éd. P. Clarac, Paris, Gallimard, 1991, p. 647. Fr. Goyet, commentant l’Éthique à Nicomaque, éclaire la signification de cette image : « Dans l’image du pilote pour illustrer l’homme “prudent”, le monde est comme la mer. Il est mouvant, imprévisible, une masse périlleuse où aucune route n’est marquée, où tout est précipice. Sur la mer, “la route est difficile” car, comme le disaient les Grecs, la mer est par excellence “sans route”, a-poros.», Les Audaces de la prudence, Paris, Garnier, p. 199. [DR] ?
Combien de traits charmants semés dans ces écrits,
Ne doivent qu’à toi seul 58 Il s’agit de Fontenelle, dédicataire de l’épître. [CBP] et leur être et leur prix ?
N’a-t-on pas vu des morts aux rives infernales
Briller de cent beautés toutes originales 59 Perrault fait allusion aux Nouveaux dialogues des morts parus en 1683, inspirés des Dialogues des morts de Lucien de Samosate. [CBP] ,
34 Et plaire aux plus chagrins sans redire en français
Ce qu’un aimable Grec [ b ] leur fit dire autrefois ?
De l’Églogue, en tes vers, éclate le mérite 60 Poésies pastorales de M.D.F. Avec un Traité sur la nature de l’églogue, et une Digression sur les Anciens et les Modernes, Paris, M. Guérout, 1688. Ce recueil, paru en janvier 1688, comporte neuf églogues. [CBP] ,
Sans qu’il en coûte rien au fameux Théocrite
Qui jamais ne fit plaindre un amoureux destin,
D’un ton si délicat, si galant et si fin 61 La délicatesse, la galanterie, la finesse sont des qualités que les Modernes opposent à la rudesse et à la grossièreté de la vie rurale dépeinte par Théocrite. Ces vers sont cités dans la « Préface » du Parallèle pour présenter Le Génie. Perrault écrit : « Quand le Public aura vu par lui-même ce que c’est que Théocrite, je suis sûr qu’il trouvera que ma louange n’est guère outrée, et qu’il ne faut pas être fort délicat, fort galant et fort fin pour l’être plus que cet Auteur » (voir la préface, page XXXII). [CBP] .
Pour toi, n’en doutons pas, trop heureux Fontenelle,
Des nobles fictions la source est éternelle ;
Pour toi, pour tes égaux, d’un immuable cours,
Elle coule sans cesse et coulera toujours.