27 LE GÉNIE.
ÉPISTRE À MONSIEUR DE FONTENELLE


  Comme on voit des Beautés sans grâce et sans appas,
Qui surprennent les yeux, mais qui ne touchent pas .
Où brille vainement sur un jeune visage
De la rose et du lys le pompeux assemblage,
Où sous un front serein de beaux yeux se font voir
Comme des Rois captifs, sans force et sans pouvoir :
Tels on voit des Esprits au-dessus du vulgaire,
Qui parmi cent talents n’ont point celui de plaire .

   28 En vain, cher Fontenelle , ils savent prudemment
Employer dans leurs vers jusqu’au moindre ornement.
Prodiguer les grands mots, les figures sublimes,
Et porter à l’excès, la richesse des rimes ;
On bâille, on s’assoupit, et tout cet appareil
Après un long ennui cause enfin le sommeil .

  Il faut qu’une chaleur dans l’âme répandue,
Pour agir au dehors et l’élève et la remue,
Lui fournisse un discours qui dans chaque auditeur
Ou de force ou de gré trouve un approbateur,
Qui saisisse l’esprit, le convainque et le pique,
Qui déride le front du plus sombre Critique,
Et qui par la beauté de ses expressions
Allume dans le cœur toutes les passions .

  C’est ce feu qu’autrefois, d’une audace nouvelle,
Prométhée enleva de la voûte éternelle,
Et que le Ciel répand, sans jamais s'épuiser
Dans l’âme des Mortels qu’il veut favoriser.
L’Homme, sans ce beau feu qui l’éclaire et l’épure,
N’est que l’ombre de l’Homme et sa vaine figure,
Il demeure insensible à mille doux appâts
Que d’un œil languissant il voit et ne voit pas.
29 Des plus tendres accords les savantes merveilles
Frappent sans le charmer ses stupides oreilles,
Et les plus beaux objets qui passent par ses sens,
N’ont tous, pour sa Raison , que des traits impuissants ;
Il lui manque ce feu, cette divine flamme,
L’Esprit de son Esprit et l’Âme de son Âme.

  Que celui qui possède un don si précieux,
D’un encens éternel en rende grâce aux Cieux ;
Éclairé par lui-même et sans étude, habile,
Il trouve à tous les Arts une route facile ;
Le Savoir le prévient et semble lui venir
Bien moins de son travail que de son souvenir.
Sans peine il se fait jour dans cette nuit obscure
Où se cache à nos yeux la secrète Nature ,
Il voit tous les ressorts qui meuvent l’Univers ;
Et si le sort l’engage au doux métier des vers,
Par lui mille beautés à toute heure sont vues,
Que les autres Mortels n’ont jamais aperçues ;
Quelque part qu’au matin il découvre des fleurs,
Il voit la jeune Aurore y répandre des pleurs ;
S’il jette ses regards sur les plaines humides,
Il y voit se jouer les vertes Néréides ,
30 Et son oreille entend tous les différents tons
Que poussent dans les airs les conques des Tritons .
S’il promène ses pas dans une forêt si sombre,
Il y voit des Sylvains et des Nymphes sans nombre,
Qui toutes l’arc en main, le carquois sur le dos,
De leurs cors enroués réveillent les échos ;
Et chassant à grand bruit vont terminer leur course
Au bord des claires eaux d’une bruyante source.
Tantôt il les verra sans arc et sans carquois
Danser durant la nuit au silence des bois.
Et sous les pas nombreux de leur danse légère
Faire à peine plier la mousse et la fougère,
Pendant qu’aux mêmes lieux le reste des Humains,
Ne voit que des chevreuils, des biches et des daims.

  C’est dans ce feu sacré que germe l’Éloquence ,
Qu’elle y forge ses traits, sa noble véhémence ,
Qu’elle y rend ses discours si brillants et si clairs ;
C’est ce feu qui formait la foudre et les éclairs
Dont le fils de Xantippe [ a ] et le grand Démosthène
Effrayaient à leur gré tout le peuple d’Athènes .
C’est cette même ardeur qui donne aux autres Arts
Ce qui mérite en eux d’attirer nos regards.
31 Qui féconde, produit par ses vertus secrètes
Les Peintres, les Sculpteurs, les Chantres , les Poètes,
Tous ces hommes enfin en qui l’on voit régner
Un merveilleux savoir qu’on ne peut enseigner,
Une sainte fureur, une sage manie,
Et tous les autres dons qui forment le Génie .

  Au-dessus des beautés, au-dessus des appas
Dont on voit se parer la Nature ici bas,
Sont dans un grand Palais soigneusement gardées
De l’immuable Beau les brillantes Idées ;
Modèles éternels des travaux plus qu’humains
Qu’enfantent les esprits ou que forment les mains.
Ceux qu’anime et conduit cette flamme divine
Qui du flambeau des Cieux tire son origine,
Seuls y trouvent accès, et par d’heureux efforts
Y viennent enlever mille riches trésors.
Les célèbres Mirons, les illustres Apelles
Y prirent à l’envi mille grâces nouvelles
Ces charmantes Vénus, ces Jupiters tonnants
Où l’on vit éclater tant de traits étonnants,
Que la Nature même en ses plus beaux ouvrages
Ne peut nous en donner que de faibles images.
32 Ce fut là qu’autrefois sans l’usage des yeux,
Du siège d’Ilion le Chantre glorieux
Découvrit de son Art les plus sacrés mystères ,
Et prit de ses Héros les divins caractères ;
Ce fut là qu’il forma la vaillance d’Hector ,
Le courage d’Ajax, le bon sens de Nestor,
Du fier Agamemnon la conduite sévère,
Et du fils de Thétis l’implacable colère  ;
Ulysse y fut conçu toujours sage et prudent,
Thersite toujours lâche et toujours imprudent.
Dans ce même séjour tout brillant de lumières
Où l’on voit des objets les images premières,
Il sut trouver encor tant de variétés,
Tant de faits merveilleux sagement inventés,
Que malgré de son temps l’ignorance profonde,
De son temps trop voisin de l’enfance du monde,
Malgré de tous ses Dieux les discours indécents,
Ses redites sans fin, ses contes languissants
Dont l’harmonieux son ne flatte que l’oreille,
Et qu’il laisse échapper quand sa Muse sommeille,
En tous lieux on l’adore, en tous lieux ses écrits
D’un charme inévitable enchantent les esprit.
33 C’est là que s’élevait le Héros de ta race,
Corneille, dont tu suis la glorieuse trace,
C’est là qu’en cent façons sous de fantômes vains
S’apparaissait à lui la Vertu des Romains ,
Qu’habile il en tira ces vivantes images
Qui donnent tant de pompe à ses divins ouvrages,
Et qu’il relève encor par l’éclat de ses vers,
Délices de la France et de tout l’Univers.

  En vain quelques Auteurs dont la Muse stérile
N’eût jamais rien chanté sans Homère et Virgile,
Prétendent qu’en nos jours on se doit contenter
De voir les Anciens et de les imiter,
Qu’en leurs doctes travaux sont toutes les Idées
Que nous donne le Ciel pour être regardées.
Et que c’est un orgueil aux plus ingénieux
De porter autre part leur esprit et leurs yeux .
Combien sans le secours de ces rares modèles
En voit-on s’élever par des routes nouvelles ?
Combien de traits charmants semés dans ces écrits,
Ne doivent qu’à toi seul et leur être et leur prix ?
N’a-t-on pas vu des morts aux rives infernales
Briller de cent beautés toutes originales ,
34 Et plaire aux plus chagrins sans redire en français
Ce qu’un aimable Grec [ b ] leur fit dire autrefois ?
De l’Églogue, en tes vers, éclate le mérite,
Sans qu’il en coûte rien au fameux Théocrite
Qui jamais ne fit plaindre un amoureux destin,
D’un ton si délicat, si galant et si fin.
Pour toi, n’en doutons pas, trop heureux Fontenelle,
Des nobles fictions la source est éternelle ;
Pour toi, pour tes égaux, d’un immuable cours,
Elle coule sans cesse et coulera toujours.

FIN