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PARALLÈLE DES ANCIENS ET DES MODERNES EN CE QUI REGARDE L’ARCHITECTURE, LA SCULPTURE ET LA PEINTURE.
SECOND DIALOGUE
L'annotation du deuxième dialogue est coordonnée par Marianne Cojannot-Le Blanc.
l’Abbé
J’avoue que je ne comprends point comment des gens d’esprit se donnent tant de peine pour savoir exactement de quelle manière le Palais d’Auguste était construit 1 La référence antique sur laquelle Perrault bâtit son argumentation est difficile à identifier. Si les fouilles archéologiques qui ont mis au jour la maison d’Auguste sur le Palatin sont très largement postérieures, il connaissait sans nul doute les sources littéraires qui l’évoquaient, en particulier Suétone. Celui-ci insiste toutefois sur la modération de l’empereur, dont la maison, précisément, n’était pas un palais : « elle n'était ni spacieuse ni ornée ; les galeries en étaient étroites et de pierre commune : ni marbre ni marqueterie dans les appartements. », « Auguste », Vie des douze Césars, LXXII, traduction de T. Baudement, 1845. Auguste était malgré tout, dans la France du XVIIe siècle, un modèle de magnificence princière (voir infra, note 23). Sa mention ici, même approximative, souligne l’importance du modèle impérial pour Louis XIV. [MCLB] , en quoi consistait la beauté des jardins de Lucullus 2 Lucullus (Ier siècle av. J.-C.) était un amateur de jardins spectaculaires avec jeux d'eaux, qu’il avait fait construire à Rome, à Tusculum et dans la baie de Naples. Les fontaines mises au jour par les fouilles archéologiques à Rome, sur les flancs de la colline du Pincio, n’étaient pas connues au temps de Perrault, mais les jardins de la villa du cap Misène sont décrits par Pline l'Ancien (IX, 171) et Plutarque (Vie de Lucullus, 39). [MCLB] , et quelle était la magnificence de ceux de Sémiramis 3 Jardins de Sémiramis, probablement confondus avec les jardins suspendus de Babylone, l’une des Sept Merveilles du monde antique, figurant en 1665 à l’arrière-plan du tableau de Charles Le Brun pour Louis XIV, Le Triomphe d’Alexandre ou L’Entrée d’Alexandre à Babylone (Paris, musée du Louvre). En 1676, à partir d’un dessin de Charles Le Brun conservé à l’Albertina de Vienne (inv. 11684), René-Antoine Houasse exécuta dans l’une des voussures du salon de Vénus au château de Versailles une peinture tantôt désignée par le titre Nabuchodonosor et Sémiramis devant les jardins de Babylone, tantôt intitulée Nabuchodonosor et Amytis devant les jardins de Babylone (N. Milovanovic, Les Grands Appartements de Versailles sous Louis XIV. Catalogue des décors peints, Paris, Réunion des musées nationaux, [Versailles], Château de Versailles, 2005, p. 98). Perrault atteste dans ce passage la présence de la figure de Sémiramis dans l’imaginaire de Versailles : ses qualités de reine bâtisseuse et les faits qu’on lui attribue (la fondation de Babylone, l’édification d’imposants remparts, le détournement de l’Euphrate, voire les jardins selon Strabon), conviennent aux besoins de célébration de Louis XIV et du colossal chantier de Versailles, supposant d’importants travaux de drainage, de conduite d’eaux et de terrassements. Perrault, acteur direct des iconographies versaillaises par son rôle au sein de la Petite Académie, paraît ici témoigner de pratiques assumées consistant à mêler plusieurs sources anciennes et personnages historiques, même s’ils ne furent pas contemporains (voir supra, note 14 à propos de Frascati et Tivoli), dans une approche condensée de l’histoire à des fins apologétiques. Sous cet angle peut prendre sens l’association de Sémiramis et de Nabuchodonosor, qui aurait voulu par ses jardins satisfaire son épouse, en lui rappelant ses terres natales de Médie, montagneuses et boisées, car elle permet de célébrer Louis XIV à la fois en bâtisseur et en amoureux, ce dernier aspect justifiant la présence de ce sujet dans le salon de Vénus . [MCLB] ; et que ces mêmes gens d’esprit n’aient presque pas de curiosité pour Versailles.
110le Président
Je vois bien que ce reproche tombe sur moi. Mais les affaires que j’ai trouvées en arrivant de la Province m’ont empêché d’avoir plus tôt le plaisir que je me donne aujourd’hui.
l’Abbé
Point du tout, Versailles n’est ni ancien ni éloigné, pourquoi se presser de le voir ? Puisque vous êtes donc un étranger en ce pays-ci et qu’il y a vingt-deux ans que vous n’y êtes venu 4 Voir les notes 3, 10 et 12 du premier dialogue. [MdV] , je vais faire le métier du Concierge et vous dire le nom et l'usage de chaque pièce que nous verrons 5 Perrault suit ici le modèle des Amours de Psyché et Cupidon (La Fontaine, 1669) et de La Promenade de Saint-Cloud (Gabriel Guéret, 1669). La description des jardins fait aussi penser à La Promenade de Versailles de Mlle de Scudéry (1669) [CNe]. Consulter une vue perspective du château de Versailles . . Cette première cour est fort vaste 6 Passée la grille d’honneur après la place d’Armes, on entre dans l’avant-cour , appelée aujourd’hui cour des Ministres. Cet espace n’appartenait pas stricto sensu à la résidence royale, laquelle ne commençait qu’avec la grille royale . [MdV] , comme vous voyez, cependant tous les bâtiments qui sont aux deux côtés, ne sont que pour les quatre Secrétaires d’État 7 Sur des plans de Louis Le Vau, les quatre pavillons des secrétaires d’État furent bâtis à partir de 1670 et achevés en 1671. Les deux pavillons au sud et les deux pavillons au nord furent reliés entre eux à partir de 1678 pour agrandir les services ministériels et offrir de nouveaux logements aux commensaux. [MdV] . La seconde cour où nous allons entrer et que sépare cette grille dorée , dont le dessin et l’exécution méri111 tent qu’on la regarde n’est pas si grande 8 La « grille dorée » , restituée en 2008, marquait la véritable entrée au château et se nommait le « Louvre », ce terme désignant par extension tout palais dans lequel résidait le souverain. Elle donnait accès à la cour royale où seuls étaient admis en carrosse le roi et sa famille mais aussi celles et ceux auxquels le monarque avait accordé les « honneurs du Louvre » (famille royale, princes et princesses du sang, princes et princesses étrangers, etc.) . [MdV] , mais ces deux portiques de colonnes Doriques , l’Architecture du même ordre qui règne partout et la richesse des toits dorés la rendent beaucoup plus belle 9 Perrault développe à plusieurs reprises l’idée, banale, d’une magnificence croissante des espaces de Versailles. Du côté des différentes cours, celle-ci se matérialise par l’emploi de l’or et d’une architecture ordonnancée uniquement pour la résidence royale, autrement dit à partir de la grille royale . Les « portiques de colonnes doriques » correspondent au petit ordre de colonnes ajoutées par Le Vau au devant des façades ; « l’architecture du même ordre » renvoie aux pilastres colossaux doriques repris de l’ordonnance de Philibert Le Roy sur le petit château de Louis XIII. Par là, Perrault tend à homogénéiser l’architecture de la cour royale , alors que celle-ci est profondément hétérogène, et même hétérodoxe (deux ordres de tailles différentes ; les proportions et le décor de l’ordre dorique ne sont pas respectés etc.) . [MCLB] . Là sont les Officiers principaux que leurs charges et la nature de leurs emplois obligent d’être plus proches de la personne du Roi 10 N’étaient logés à Versailles que les membres de la famille royale et les domestiques qui les servaient. Le terme de « domestiques » doit s’entendre dans une acception large puisque les commensaux au service de la famille royale regroupaient aussi bien les marmitons que les ducs et pairs en charge de donner la chemise au souverain lors du cérémonial du lever le matin. Seuls les principaux domestiques, dont le cérémonial et l’étiquette exigeaient la proximité avec le souverain, étaient logés dans le corps même du château, i.e. le corps central et les ailes du Midi et du Nord. Les critères liés à la nécessité de proximité et à l’importance de la charge auprès du roi, de tel ou tel membre de sa famille, se combinaient pour justifier l’obtention d’un appartement plus ou moins grand et plus ou moins proche de l’appartement de son maître ou de sa maîtresse. [MdV] . Cette troisième cour où l’on monte par quatre ou cinq marches, et qui est toute pavée de marbre, est encore, comme vous voyez, moins grande et plus magnifique que les deux autres 11 Il s’agit de la cour de Marbre , surélevée de quelques marches – afin de marquer une sorte de frontière – et cœur du bâtiment puisqu’elle correspond à la cour du château de Louis XIII . [MdV] , les bâtiments qui l’environnent ornés d’Architecture et de Bustes antiques, comprennent une partie du petit appartement du Roi 12 Lors des premiers aménagements de Versailles, l’appartement intérieur du roi se déployait dans la partie nord du corps central du château. Après la mort de la reine en juillet 1683, Louis XIV étendit son appartement privé à celui de la reine, tant et si bien que son véritable appartement intérieur se déployait, à partir de 1684, dans les anciens espaces de la reine et que ses espaces privés devinrent un appartement de collectionneur. [MdV] , d’où l’on passe à ces grands et superbes appartements dont vous avez tant ouï parler dans le monde 13 Les grands appartements du Roi et de la Reine , qui se déploient sur les jardins, respectivement au nord et au sud dans des enfilades de six pièces symétriques. Voir supra, note 160 dans le premier entretien. [MdV] .
le Chevalier
Puisqu’il nous est permis de commencer par où nous voudrons, 112 commençons, je vous prie, par le grand escalier , aussi bien est-ce par là qu’on fait entrer les Étrangers un peu considérables qui viennent la première fois à Versailles 14 Il s’agit du « grand degré du roi » . Initiée dès 1671, sa construction ne commença véritablement qu’à partir de 1674 et s’acheva en 1680. Principalement composé de marbres, il prenait place immédiatement après l’entrée des trois arcades grillées au nord de la cour royale et se déployait entre le rez-de-chaussée et le premier étage entre une première volée de marches, un palier, agrémenté d’une fontaine, puis deux volées latérales dont l’une conduisait au salon de Vénus et l’autre au salon de Diane . Son entretien étant devenu trop coûteux (notamment en raison des infiltrations d’eau provenant de la verrière zénithale) et Louis XV ayant besoin de place pour loger ses filles, il fut détruit par décision royale en 1752. C’était cet escalier qu’empruntaient les ambassadeurs et autres envoyés diplomatiques lors de leurs audiences auprès du souverain, d’où l’appellation plus communément admise d’ « escalier des Ambassadeurs » . Voir les vues nord et sud de l’escalier en 1721 . [MdV] . Cet escalier est singulier en son espèce.
le Président
Vous avez raison, ceci est très magnifique.
l’Abbé
La richesse des marbres et l’éclat de cette balustrade de bronze doré qui vous surprend 15 L’effet de surprise est un topos de la littérature « officielle » sur le grand escalier de Versailles. Voir le Mercure galant d’août 1679, relatant la visite de Louis XIV sur le chantier en compagnie de l’ambassadeur d’Espagne : « Je ne puis vous exprimer la surprise que causèrent toutes les beautez qu’on y découvre. Sa Majesté mesme, qui n’avoit pas veu le tout ensemble si achevé, l’admira », ou celui d’août 1682, à propos de la visite de l’ambassadeur d’Alger : « Il descendit par le grand escalier dont la beauté le surprit si fort qu’il ne pust s’empescher d’en témoigner de l’étonnement. » [MCLB] , ne sont rien en comparaison de la Peinture du plafond 16 Plafond peint à fresque par Charles Le Brun entre 1674 et 1679. Voir Charles Le Brun 1619-1690. Le décor de l'escalier des ambassadeurs à Versailles, Paris, Réunion des musées nationaux,1990. Ce décor perdu est connu par les estampes d’Étienne Baudet et de Charles-Louis Simonneau l’Aîné (BnF, est., AA5) et de Louis de Surugue de Surgis . [MCLB] .
le Président
Ce plafond frappe agréablement la vue, et me fait souvenir de ces beaux morceaux de Fresque que j’ai vus en Italie 17 La technique de la fresque(a fresco, « à frais ») était peu pratiquée en France, notamment pour des raisons de climat. Sa pratique était fortement associée à la péninsule italienne et à l’idée d’une absolue sûreté du geste artistique. Molière a insisté sur son heureuse mise en œuvre par Mignard à la coupole du Val-de-Grâce (La Gloire du Val de Grâce, 1669), pour mieux faire valoir celui-ci face au Premier peintre du roi, Le Brun, qui préféra pour sa part la technique de la peinture à l'huile sur toile marouflée, notamment retenue à la Grande Galerie de Versailles . Il n’est donc pas anodin que Perrault souligne ici que le plafond de Le Brun était à fresque. [MCLB] .
l’Abbé
Je suis sûr que vous n’avez rien 113 vu de plus beau en ce genre-là. Vous voyez bien que ce sont les neuf Muses diversement occupées à consacrer à l’immortalité le nom du Monarque qu’elles aiment et qui fait désormais l’unique objet de leur admiration 18 Sur le programme iconographique du plafond de l’escalier associant des représentations des Muses, des continents et de faits des premières années du règne personnel jusqu’à la guerre de Hollande, voir Gérard Sabatier, Versailles ou la figure du roi, Paris, Albin Michel, 1999, p. 146-192. [MCLB] .
le Chevalier
J’aime à voir dans ces Galeries 19 « Galerie » : au sens d’une pièce ou circulation ouvrant sur un espace extérieur ou intérieur au moyen d’un portique ou d’une colonnade (comme on parle de la galerie d’un théâtre). Les murs de l’escalier des Ambassadeurs accueillaient la représentation illusionniste de galeries, depuis lesquelles des spectateurs, représentant les nations étrangères, observaient la cage d'escalier ; Gérard Sabatier, Versailles ou la figure du roi, o p. cit., p. 146-191. [MCLB] , où l’œil est trompé, tant la Perspective y est bien observée, les diverses Nations des quatre parties du monde qui viennent contempler les merveilles de ce Palais et surtout y admirer la puissance et la grandeur du Maître. La fierté de cet Espagnol un peu mortifiée de ce qu’il voit, me fait plaisir, je n’aime pas moins la surprise du Hollandais, mais les lunettes de ce Monsignor étonné de voir quelles gens nous sommes présentement dans tous les Arts, me réjouissent extrêmement 20 Expression sans pudeur de la compétition somptuaire entre les nations européennes qui prévaut alors. l’escalier des Ambassadeurs incarnerait un rattrapage et un dépassement propres au règne de Louis XIV. Il est certain que les maisons royales françaises, en particulier le Louvre, accusaient encore au milieu du siècle un retard patent sur d’autres palais d’Europe, en termes d’apparat et de confort. Perrault joue ici des deux interprétations des représentations allégoriques des Parties du monde, surprises à la fois de l’étendue de la gloire du roi et de la perfection nouvelle des arts français [MCLB]. Voir Les différentes nations de l’Europe, Les différentes nations de l’Amérique, Les différentes nations de l’Asie et Les différentes nations de l’Afrique . .
114l’Abbé
Entrons dans la première pièce du grand appartement 21 Il s’agit du salon de Vénus [MdV]. Consulter les plans du premier étage du château de Versailles . , et avant que de l’examiner, avançons un peu pour voir l’enfilade 22 Mention de nouveau importante dans le contexte de rivalités nationales et dans l’optique d’une valorisation de l’action des Bâtiments du roi sous Colbert. Une enfilade est un appartement dont les portes sont disposées en droite ligne, le plus généralement le long de la façade sur jardin. Cette disposition est caractéristique des logements d’apparat en Italie depuis la Renaissance et se développe dans les maisons royales françaises sous Louis XIV. Versailles n’en est toutefois pas le premier exemple puisqu’on la trouve déjà aux Tuileries (1664-1665). [MCLB] .
le Président
Ceci est grand, et surpasse ce que je m’en étais imaginé. Quelle profusion de marbres, que ces planchers, ces lambris et ces revêtements de croisées sont magnifiques.
l’Abbé
Il faut remarquer que les marbres de toutes les pièces de cet appartement sont différents les uns des autres, et vont toujours en augmentant de prix et de beauté 23 La magnificence de Versailles repose sur un emploi de marbres, inédit dans son caractère massif qui fut permis par l’ouverture de nouvelles carrières dans le royaume, ainsi que par une chaîne de production et d’administration, de l’extraction au transport (Pascal Julien, Marbres, de carrières en palais, Manosque, Le Bec en l’Air, 2006 et idem (dir.), Marbres de roi, Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence, 2013). Dès 1674, André Félibien donne dans sa Description sommaire du château de Versailles (Paris, Guillaume Desprez) le détail des marbres du grand appartement du Roi , en mentionnant les diverses couleurs et provenances (p. 26-31 ). Ce discours de l’Abbé sur les marbres peut procéder du désir de Perrault de rappeler le recours massif à ceux-ci dès le premier Versailles, celui de Colbert et Le Vau, et non pas seulement au temps de Louvois et du triomphe de Jules Hardouin-Mansart, réputés avoir particulièrement satisfait Louis XIV dans son goût marqué pour ce matériau, ses qualités décoratives et ses connotations somptuaires. Rappelons que la publication du premier tome du Parallèle suit de quelques mois à peine l’achèvement du Grand Trianon ou Trianon « de marbre » (1687), en remplacement du Trianon de porcelaine bâti en 1670 par Le Vau. L’usage des marbres dans le premier Versailles peut davantage renvoyer à l’imaginaire augustéen, suivant la phrase fameuse de la « Vie d’Auguste » par Suétone (« Vie d’Auguste », Vie des douze Césars, XXVIII, 5) : « il se vanta avec raison d'avoir trouvé une ville de briques et d'en avoir laissé une de marbre ». Voir Alexandre Cojannot, « À l’origine de l’architecture de marbre sous Louis XIV », Revue de l’art, 2010-3, p. 11-23. L’affirmation de Perrault selon laquelle les marbres augmentent de prix et de qualité à mesure que l’on progresse dans l’appartement et que l’on s’approche de la personne du roi n’est pas strictement vérifiable, mais rejoint son insistance sur un parti décoratif parfaitement cohérent dans toutes ses parties, obéissant à un véritable dessein ou conception intellectuelle. [MCLB] . Ceux de la pièce où nous sommes et des deux qui suivent, sont marbres tirés du Bourbonnais et du Brabant 24 A. Félibien, Description sommaire du château de Versailles, (op. cit., 1674), évoque pour le premier salon divers marbres mais n’indique la provenance que de l’un d’entre eux : « un verdâtre qu’on nomme de Compan (Campan) et qui vient des Pyrénées » (p. 29 ). Pour le second salon (la salle des gardes ), sont mentionnées les « bandeaux de ses portes et de ses fenêtres d’un marbre qui vient du Bourbonnois, qui est meslé de rouge, de blanc, de noir et de jaune. » Félibien, en raison probablement de sa qualité d’historiographe des Bâtiments du roi, souligne en fait systématiquement les provenances françaises des marbres du grand appartement du Roi (Bourbonnais, Pyrénées - Comminges, Sarrancolin etc. - et Languedoc) et passe sous silence les autres approvisionnements ; il précise par exemple « les ouvriers l’appellent vert d’Égypte quoiqu’il soit aussi tiré des Pyrénées » (p. 28). Perrault corrige ici Félibien en évoquant, aux côtés du Bourbonnais (Allier), le Brabant, autrement dit les marbres de Wallonie, de fait largement employés dans le premier Versailles (voir S. Mouquin, Versailles en ses marbres, Paris, Arthena, 2018). [MCLB] ; ensuite sont les marbres du Languedoc et des Pyrénées, puis ceux d’Italie, et enfin ceux d’Égypte qui 115 devraient moins être appelés des marbres que des agates 25 La description de Félibien évoque en effet des marbres des Pyrénées pour les 4e et 5e pièces de l’appartement (Chambre et Grand Cabinet) et du Languedoc pour les 6e et 7e (Petite Chambre à coucher et Petit Cabinet). Le « puis » de Perrault n’est pas aisé à comprendre, d’autant que Félibien ne mentionne aucun marbre étranger, en dépit de leur réputation (marbre de Carrare, de Prato, de Gênes etc.). Perrault ne se souvient visiblement pas de l’appellation « vert d’Égypte », aussi dit « vert antique », qui désigne en réalité des marbres pouvant provenir des Pyrénées. [MCLB] . Vous regardez cette figure avec grande attention, il est vrai qu’elle est antique et fort belle, c’est Cincinnatus qu’on va prendre à la charrue, pour commander l’armée Romaine 26 Cincinnatus , marbre (Paris, musée du Louvre), IIe siècle ap. J.-C. ?, d’après un original de Lysippe. La statue, acquise en 1685 auprès du prince Savelli, est un fleuron de l’enrichissement des collections royales. Lors de sa restauration au XVIe siècle, l’adjonction d’un soc de charrue en fit un Cincinnatus, selon le récit de Tite-Live, que Perrault rappelle. L’invitation de l’Abbé à ne pas négliger pour autant les beautés modernes se comprend par rapport au retrait récent, en 1687, du salon de Vénus d’une statue en marbre de Louis XIV vêtu à l’antique , exécutée par Jean Varin en 1671-1672 , dont on suppose qu’elle dut laisser place au Cincinnatus . Or Perrault a participé, par son implication dans la surintendance des Bâtiments du roi, à la promotion du buste de Louis XIV par Varin contre celui exécuté par Bernin en 1665 (Versailles, collections du château). [MCLB] . Je consens que vous l’admiriez, mais je vous demande en grâce que le plaisir de la voir ne vous dégoûte pas entièrement du Moderne, et que vous daigniez jeter les yeux sur les peintures de ce plafond.
le Président
Ces peintures sont jolies 27 Joli : adjectif qualificatif peu flatteur, ce qui paraît logique dans la bouche du Président. [MCLB] . Cette Vénus au milieu des trois Grâces n’est pas mal dessinée 28 Vénus assujettissant à son empire les divinités et les puissances , peinture centrale du plafond du salon de Vénus , huile sur toile de René-Antoine Houasse. L’expression « Pas mal dessinée » renvoie probablement au fait que le dessin de la compositionn fut donné par Le Brun, comme l’atteste un feuille conservée (Louvre, département des Arts graphiques, inv. RF2367). « Dessiné » doit être compris dans le double sens de la délinéation graphique et de la conception mentale, selon l’ambivalence du mot « dessein ». [MCLB] . Les Héros et les Héroïnes de ces quatre coins, qui liés de chaînes de fleurs, regardent la Déesse avec respect et en posture suppliante, font assez bien leur effet, et il y a quelque entente 29 « signifie aussi un certain ordre et disposition qui donne de l’agrément aux choses » (Furetière). [CNe] dans la composition de ce plafond 30 À savoir Jason et Médée, Antoine et Cléopâtre, Thésée et Ariane, Titus et Bérénice, qui ont été soumis au pouvoir de Vénus. Le Président souligne l’habilité du choix de ces couples qui réinventent l’iconographie des Captifs (« posture suppliante »), avec le motif des guirlandes de fleurs transformées en « chaînes ». Sans doute Perrault explicite-t-il ici les intentions de la Petite Académie aux débats de laquelle il participa activement. [MCLB] .
116l’Abbé
Encore est-ce beaucoup que vous ne le trouviez pas détestable. L’appartement où nous sommes et celui qu’occupe Madame la Dauphine 31 Sur Marie-Anne de Bavière (1660-1690), la bru de Louis XIV, voir infra, note 55. [BR] , étaient originairement de sept pièces chacun, mais l’admirable galerie que nous allons voir en a emporté quelques-unes 32 Après la construction de la Grande Galerie en 1678-1686, plusieurs pièces (dont celles de Saturne , Mercure et Vénus qui prenait place près de la terrasse) ont été supprimées et/ou déplacées. Ces transformations ont fait perdre leur sens logique de l’appartement. Sur ces changements, voir J.-C. Le Guillou, « Le Grand et le Petit Appartement de Louis XIV au château de Versailles, 1668-1684. Escalier, étage, attique et mansardes. Évolution chronologique », Gazette des Beaux-Arts, juillet-août, 1986, p. 7-22 et A. Maral, « Grande Galerie et appartement du roi à Versailles : sens et usages sous Louis XIV », Versalia, n°12, 2009, p. 121-133. [MdV] . Le nombre de sept donna la pensée de consacrer chacune de ces pièces à une des sept Planètes 33 Il s’agit ainsi de Vénus, Diane, Mars, Mercure, Apollon, Jupiter et Saturne. [MdV] Voir le modèle que constituent les salons des Planètes du Palais Pitti de Florence, dont les plafonds ont été décorés par Pierre de Cortone dans les années 1640, ainsi que André Félibien, Description sommaire de Versailles, op. cit.,1674 : « Comme le soleil est la devise du Roy, l’on a pris les sept planètes pour servir de sujets aux tableaux des sept pièces de cet appartement ; de sorte que dans chacune on y doit représenter les actions des héros de l’antiquité qui auront rapport à chacune des planètes et aux actions de Sa Majesté » . L’expression « Donna la pensée » rappelle bien, de nouveau, le rôle de la Petite Académie dans la conception des décors de Versailles. [MCLB] . La Salle des Gardes est destinée à Mars 34 Vue du salon de Mars . [MdV] La phrase souligne la mise en œuvre du principe de convenance. Les dieux et déesses associés aux planètes qui donnent leur nom aux salons et sont représentés dans la peinture centrale du plafond évoquent la fonction des pièces dans l’économie interne de l’appartement du roi et du rituel de cour (Mars, dieu de la guerre pour la salle des gardes ; Mercure, dieu de la conversation pour l’antichambre etc.). [MCLB] , l’ Antichambre à Mercure 35 Après la construction de la Grande Galerie , il y eut une inversion entre l’antichambre et la chambre et c’est le salon de Mercure qui devait désormais accueillir la chambre de parade. Sur l’implantation de toutes ces pièces, voir le plan dans J.-C. Le Guillou, « Le Grand et le Petit Appartement de Louis XIV au château de Versailles, 1668-1684. Escalier, étage, attique et mansardes. Évolution chronologique », Gazette des Beaux-Arts, juillet-août, 1986, p. 10. [MdV] , la Chambre au Soleil 36 Il s’agit de l’actuel salon d’Apollon . [MdV] , le Cabinet à Saturne 37 Cette pièce n’existe plus et a été détruite lors de la construction de la Grande Galerie . [MdV] , et ainsi des autres. Le Dieu de la Planète est représenté au milieu du plafond dans un char tiré par les animaux qui lui conviennent, et est environné des attributs, des influences et des génies qui lui sont propres 38 Pour une description précise de ces salons, voir, au moment de l’institutionnalisation des soirées d’appartement, le Mercure galant de décembre 1682, p. 6-38. On peut aussi se reporter à J.-A. Piganiol de La Force, Nouvelle description des chasteaux et parcs de Versailles […], Paris, F. et p. Delure, 1701, p. 36-62. Dans la bibliographie plus récente, il convient de se reporter à G. Sabatier, Versailles ou la disgrâce d’Apollon, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2016, p. 43-53. [MdV] . Dans les tableaux des quatre faces des côtés sont représentées les actions des plus grands hommes de l’Antiquité qui ont du rapport à la 117 Planète qu’ils accompagnent, et qui sont aussi tellement semblables à celles de sa Majesté, que l’on y voit en quelque sorte toute l’histoire de son règne, sans que sa Personne y soit représentée 39 Chacun des grands tableaux tirés de l’histoire ancienne figurant dans chacune des pièces, est très bien expliqué dans J.-F. Félibien des Avaux, Description sommaire de Versailles ancienne et nouvelles, Paris, A. Chrétien, 1703, p. 120-148. Cela est repris dans G. Sabatier, Versailles ou la disgrâce d’Apollon, op. cit., p. 43-53. Ainsi s’agit-il, pour le salon de Vénus , d’Auguste présidant aux jeux du cirque à Rome (à l’est), Nabuchodonosor et Amytis devant les jardins de Babylone (sud), Alexandre épousant Roxane (ouest) et Cyrus s’armant pour secourir une princesse (nord). Pour une synthèse des tableaux, voir G. Sabatier, Versailles ou la disgrâce d’Apollon, op. cit., p. 62-64. [MdV] Importance décisive de cette dernière phrase dans la bouche de l’Abbé. Évoquer le roi et son règne sous les traits des dieux ou héros, sans le représenter directement, est le parti apologétique prévalant dans les années 1660 et 1670, qui fut subitement remis en cause lors des débats sur le programme iconographique de la Grande Galerie de Versailles, marqués par l’abandon du sujet d’Hercule au profit d’une iconographie historique et politique, relatant dans les grandes peintures les succès de la guerre de Hollande (1672-1679). Ce revirement fut décidé par le Conseil secret du roi, et non l’administration des Bâtiments, dont c’était normalement la compétence. Il peut être interprété comme le triomphe de Louvois, siégeant au Conseil, sur le projet de Colbert (G. Sabatier, Versailles ou la figure du roi, Paris, A. Michel, 1999, p. 228-230). Cet arrière-plan éclaire sans doute la manière dont Perrault s’attarde, au début de ce dialogue, sur le salon de Vénus et développe les détails de son iconographie, nouvelle manière de défendre son œuvre personnelle et sa conception du premier Versailles, à une date où l’on ne peut ignorer l’impact de la Grande Galerie , achevée en 1684. [MCLB] .
le Président
Je vois ce que vous dites. Voilà Auguste qui reçoit cette célèbre Ambassade des Indiens, où on lui présenta des animaux qu’on n’avait point encore vus à Rome 40 Auguste recevant une ambassade d'Indiens , huile sur toile de Jean-Baptiste de Champaigne, salon de Mercure (voussure, inv. 1850-2230). L’ambassade des Indiens auprès d’Auguste est rapportée par Dion Cassius, qui mentionne les « tigres, bêtes que Romains n’avaient point encore vues » (éd. 1610, p. 85, cité par N. Milovanovic, Les Grands Appartements de Versailles sous Louis XIV, Paris, Réunion des musées nationaux ; Versailles, Château de Versailles, 2005, p. 130). La Petite Académie eut la charge d’arrêter les différents sujets du Grand Appartement , afin de veiller à la qualité et à la cohérence du discours apologétique : « Tous les desseins des peintres qui ornent les appartements de Versailles ont été faits par cette compagnie », Registre du 3 avril 1694, éd. Joseph Jacquiot, Médailles et jetons de Louis XIV d’après le manuscrit de Londres, Paris, 1968, 1, p. XCI). La précédente remarque sur les couples de héros et héroïnes visait précisément à souligner la cohérence entre la peinture centrale du plafond et la voussure. [MCLB] . Je vois là-dessous les célèbres Ambassades que le Roi a reçues des régions les plus éloignées 41 Alexandre recevant une ambassade d’Ethiopiens , huile sur toile de Jean-Baptiste de Champaigne, salon de Mercure (voussure, inv. 1850-2228). Parmi ces ambassades, on peut citer celle de Soliman Aga, émissaire du sultan ottoman , qui se rendit au château de Saint-Germain-en-Laye en 1669, soit deux ans avant la conception du programme iconographique de l’appartement du Roi. La date de publication du Parallèle permet aussi de penser à la fastueuse réception de l’ambassade de Siam le 1er septembre 1686 à Versailles. [MCLB] . Ptolémée que voilà au milieu des Savant 42 Ptolémée Philiadelphe dans la bibliothèque d’Alexandrie , huile sur toile Jean-Baptiste de Champaigne, salon de Mercure (voussure, inv. 1850-2229). [MCLB] , et Alexandre qui ordonne ici à Aristote d’écrire l’histoire naturelle 43 Huile sur toile de Jean-Baptiste de Champaigne, salon de Mercure (voussure, inv. 1850-2227) . La peinture d’ Alexandre faisant apporter des animaux à Aristote pour qu’il écrive son histoire naturelle renvoie clairement aux Mémoires pour servir à l’histoire naturelle des animaux, entreprise majeure de l’Académie des sciences, où Claude Perrault eut un rôle majeur. L’insistance du texte sur la voussure du salon de Mercure permet de prolonger le discours sur les riches significations voilées derrière les sujets tirés de l’histoire ancienne, à des fins apologétiques. Cette toile, ainsi que la précédente, ont en outre été présentées à l’ « exposition » de 1673 (ancêtre du Salon), qui pour la première fois, fit l’objet d’un bref livret : Liste des tableaux et pièces de sculpture exposez dans la court du Palais-Royal par Messieurs les Peintres et Sculpteurs de l’Académie Royale , Paris, Pierre Le Petit, 1673, 4 p. [MCLB] , font penser aux grâces que sa Majesté répand sur les gens de lettres, et à tout ce qu’Elle a fait pour l’avancement des Sciences 44 On voit ici combien les sciences (anciennes), ici l’astronomie et l’histoire naturelle, occupent également une grande place dans l’architecture versaillaise. [PD] .
l’Abbé
Vous avez pu voir dans la Salle 118 des Gardes, où nous venons de passer, des Héros qui défont leurs ennemis, d’autres qui prennent des Villes, et d’autres qui reviennent triomphants 45 Référence aux huiles sur toile en camaïeu d’or de la voussure du salon de Mars , exécutées par Claude II Audran, René-Antoine Houasse et Jean Jouvenet, représentant des actions de Jules César , Marc-Antoine , Constantin , Cyrus etc. L’explication est « plus aisée » au sens où les sujets représentés, dans leur qualité générique (image de triomphe, de siège etc.), renvoient de manière générale à la valeur de Louis XIV au combat. [MCLB] . Il est encore plus aisé d’en faire l’explication.
le Chevalier
Voici des vases d’orfèvrerie qui méritent assurément d’être regardés, et qui le méritent encore plus par la beauté de l’ouvrage que par la richesse de la matière 46 Ce passage autour de l’orfèvre Claude Ballin illustre la manière dont le texte de Perrault, par ses désignations volontairement elliptiques, peut susciter des réseaux d’associations et servir un argumentaire « moderne » en douceur. Au nom de Ballin est associé le somptueux mobilier d’argent, installé dans le grand appartement du Roi en 1682, où se situe le dialogue à cet instant (mobilier fondu en décembre 1689 pour financer la guerre contre la ligue d’Augsbourg). Mais Perrault convoque en même temps clairement le souvenir des extérieurs de Versailles avec les vases en bronze de Ballin pour les jardins, dont le Vase aux chimères (1665, Versailles, parterre du Midi). Le commentaire sur le matériau des vases ancre la discussion sur ces derniers, puisqu’il se comprend dans une rivalité de la production française moderne, en bronze, avec ses prestigieux modèles antiques, les monumentaux Vase Médicis (Florence, Offices, hauteur 1,73 m) et Vase Borghèse (Paris, musée du Louvre), en marbre, tous deux particulièrement admirés et copiés à l’époque moderne. En 1683, Jean Cornu fut chargé de sculpter en marbre trois copies de ces deux vases pour orner le bassin de Latone dans les jardins de Versailles. Perrault consacrera à Ballin un portrait dans ses Hommes illustres [...], tome 1, p. 99 . [MCLB] .
le Président
Cœlatum divini opus Alcimedontis [ a ] 47 Virgile, Bucoliques , III, 37. Perrault s’amuse à faire confondre, par le Président, les vases de Ballin avec un modèle légendaire antique. [MCLB] Cette églogue voit Ménalque et Damète s’opposer dans un combat poétique. Le premier vante sa génisse, l’autre l’élégance de ses deux coupes ciselées. Selon Goelzer, Alcimédon est sans doute le nom d’un artiste de village. (p. Virgili Maronis opera, éd. Henri Goelzer, Paris, Librairie Garnier Frères, 1895, p. 15). [BR] .
le Chevalier
Point du tout, ces vases sont d’un maître Orfèvre à Paris, et à Dieu ne plaise qu’on aille comparer les ouvrages du sieur Ballin avec ceux du divin Alcimédon 48 Suite de la référence à la IIIe Bucolique de Virgile (34-37), où les coupes « ciselées par le divin Alcimédon » constituent le prix du concours de chant entre Ménalque et Damète. [MCLB] .
119le Président
Je n’ai pas cru leur faire tort. Mais voilà un beau Paul Véronèse, ce sont Les Pèlerins d’Emmaüs 49 Véronèse, Les Pèlerins d’Emmaüs (Paris, musée du Louvre). La toile fut l’une des premières des collections royales à être commentée au sein de l’Académie royale de peinture et de sculpture, le 1er octobre 1667. [MCLB] .
l’Abbé
Ce tableau est très beau et d’une grande réputation ; mais je vous prie de ne regarder pas moins celui qui lui est opposé en symétrie ; c’est La Famille de Darius de Monsieur Le Brun 50 Le tableau de Véronèse, offert par Richelieu à Louis XIII en 1639, fut installé au Palais-Royal puis dans la grande antichambre de Fontainebleau, où l’on accrocha en pendant en 1660 Les Reines de Perse aux pieds d’Alexandre de Le Brun. Cet accrochage des deux toiles en pendant fut transféré aux Tuileries dans les années 1660 et pour finir, dans le salon de Mars à Versailles vers 1682. On peut relever ici l’appellation Tente de Darius qui ne s’imposait pas à l’époque de Perrault comme ce devint le cas au XVIIIe siècle. André Félibien en avait publié la description en 1663 sous le titre Les Reines de Perse aux pieds d’Alexandre, peinture du Cabinet du Roy (Paris, Pierre Le Petit). [MCLB] , car nous aurons à parler de ces deux Tableaux.
le Président
Je les connais tous deux, nous n’avons qu’à poursuivre. Voilà le Saint Michel et La Sainte Famille 51 Le Saint Michel et la Grande Sainte Famille de Raphaël (Paris, musée du Louvre), deux pièces majeures des collections royales depuis François Ier , auxquels furent consacrées les première et quatrième conférences de l'Académie royale de peinture et de sculpture, les 7 mai et 3 septembre 1667, respectivement par Charles Le Brun et Nicolas Mignard. [MCLB] , qu’en dites-vous ?
l’Abbé
Ce sont deux pièces incomparables, et toute l’Italie n’a presque rien qu’elle leur puisse opposer.
120le Président
Voici un beau Salon et un beau point de vue ! D’un côté le superbe appartement que nous venons de traverser, de l’autre une galerie qui me semble enchantée, et des deux autres côtés une vue admirable, qui donne sur les plus beaux jardins du monde 52 Le salon de la Guerre se trouve à l’angle nord-ouest du château. À l’ouest, il donne sur le parterre d’Eau (deux grands bassins rectangulaires d’eau qui devaient accueillir entre 1688 et 1691 vingt-quatre groupes sculptés commandés en 1685, dont les allégories des quatre grands fleuves français et leurs affluents qui devaient prendre place à chacun des angles) et le Grand Canal et au nord sur le parterre du Nord . [MdV] .
l’Abbé
Ce Salon-ci est le Salon de la Guerre 53 Il remplaçait, après la construction de la Grande Galerie , le salon de Jupiter . [MdV] , celui que nous trouverons à l’autre bout de la galerie est le Salon de la Paix . Considérez bien, je vous prie, le mouvement, le trouble et l’agitation qui se trouvent dans toutes les figures de ce Tableau, afin que vous ayez plus de plaisir à contempler le repos, la douceur, et la tranquillité des personnages de celui de la Paix. Entrons dans la Galerie et appliquons-nous à y découvrir les principales actions de Louis Le Grand à demi cachées 121 sous le voile agréable d’une ingénieuse allégorie 54 Au contraire du grand appartement où Louis XIV n’est jamais représenté de manière directe, la Grande Galerie représente les hauts faits du roi depuis la mort de Mazarin en mars 1661 jusqu’à la paix de Nimègue en 1678. S’il est totalement reconnaissable, il apparaît toutefois vêtu à la romaine. [MdV] Évoquer, comme le propose Perrault, la Galerie comme offrant le portrait des « principales actions de Louis le Grand à demi cachées sous le voile agréable d’une ingénieuse allégorie » est assez tendancieux, la galerie se distinguant surtout par l’abandon des voiles et la rupture que constitue, par rapport aux partis apologétiques antérieurs, la représentation du roi sous ses propres traits (perruque comprise), ainsi que celle de l’histoire la plus récente. Au demeurant, si les visiteurs du Parallèle passent « près d’une heure entière » dans la galerie, Perrault n’en explicite nullement « le voile », comme il le fait pour les peintures du grand appartement du Roi . [MCLB] .
le Chevalier
Il y a près d’une heure entière que nous sommes à regarder les différentes beautés de cette galerie , et je suis sûr qu’il nous en est échappé plus de la moitié, ces beautés sont inépuisables et on ne peut les voir toutes dès la première fois. Passons dans le grand appartement de Madame la Dauphine 55 Il s’agit en fait de l’appartement de la Reine , occupé après la mort de la reine Marie-Thérèse d’Espagne le 30 juillet 1683 par Marie-Anne de Bavière, dauphine de France par son mariage avec le fils de Louis XIV le 7 mars 1680. L’appartement est symétrique à celui du roi et a exactement la même distribution. [MdV] .
l’Abbé
Cet appartement est composé des mêmes pièces que celui du Roi, toute la différence qu’on y peut remarquer, c’est que dans l’un on a représenté les hauts faits des Héros, et dans l’autre, les belles actions des Héroïnes 56 On reconnaît ainsi de grandes héroïnes et allégories féminines dans les différents salons. On peut notamment citer Didon faisant construire Carthage (mur est) ou encore Cléopâtre faisant dissoudre une perle devant Antoine (mur nord) dans la salle d’Apollon [chambre de la reine] ; Aspasie au milieu des philosophes de la Grèce (mur est), Pénélope faisant de la tapisserie (mur nord) dans la salle de Mercure [2e antichambre, actuel salon des Nobles] ; tandis que la salle de Mars [1ère antichambre, actuelle antichambre du Grand Couvert de la reine] présente assez logiquement plusieurs héroïnes et allégories guerrières : Bellone brûlant avec son flambeau le visage de Cybèle (mur sud entre les fenêtre), La Fureur et la Guerre (mur nord au centre), Hypsicratée suit son époux Mithridate à la guerre (mur est), Clélie à cheval avec ses compagnes (mur sud-est), Harpalyce délivrant son père (mur sud-ouest), Rhodogune jurant de venger son époux (mur ouest), Artémise combattant les Grecs à la bataille de Salamine (mur nord-ouest) et Zénobie combattant l’empereur Aurélien (mur nord-est). Voir G. Sabatier, Versailles ou la disgrâce d’Apollon, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016, p. 62 et 64. [MdV] .
le Président
Je vois que ces Héroïnes sont aussi rangées sous les Planètes qui prési122 dent aux qualités et aux actions qui les ont rendues célèbres dans le monde. Nous en venons de voir de sages, de magnifiques et de savantes ; en voici qui se sont fait admirer par la valeur 57 Dans les décors intérieurs peints (le cabinet de l’Arsenal de Paris) comme dans les livres (La Galerie des femmes fortes du Père Lemoyne, Paris, A. de Sommaville, 1647), il était d’usage de classer les femmes fortes en catégories : juives, barbares, Romains et chrétiennes. Perrault souligne ici la stricte identité du parti apologétique adopté pour la reine et pour le roi, fort sans doute des acquis visuels d’un royaume de France qui avait eu à célébrer successivement deux régentes, ainsi que l’identité des vertus des rois et reines, celles-ci étant évoquées, dans l’appartement de la Reine , sous quatre qualités : la Valeur héroïque au combat, la Magnificence consubstantielle au rang princier (« magnifiques ») , les vertus morales et l’éducation. Le souci, assez original, de célébrer sous les mêmes qualités roi et reine, rappelé par Perrault, éclaire le caractère inédit de certains sujets imaginés par la Petite Académie (par exemple Aspasie et les philosophes, en pendant du couple Alexandre et Aristote du grand appartement du Roi ) : Didon, dont l’iconographie traditionnelle souligne plutôt la passion excessive et la mort, est ici retenue pour ses qualités de fondatrice de Carthage. [MCLB] . Ce dessein ne me déplaît pas.
l’Abbé
Tournons à droite 58 Arrivés au bout de l’appartement de la Reine , après la grande salle des Gardes commune au souverain et à la souveraine [actuelle salle du Sacre], les visiteurs traversaient un salon [actuelle salle du Pape] puis, en tournant à droite comme l’indique l’Abbé, la salle des Marchands [actuelle salle de 1792] qui menait à l’aile du Midi , dite à ce moment-là aile des Princes. Elle a été construite entre 1679 et 1682. [MdV] .
le Président
Quelle prodigieuse suite d’appartements !
l’Abbé
Je doute qu’on en ait jamais vu de pareille. C’est une des ailes du grand corps de logis que nous venons de voir, on achève de bâtir l’autre qui lui fait symétrie 59 Il s’agit de l’aile du Nord , construite entre 1685 et 1689. Ces deux ailes étaient destinées à accueillir les membres de la cour. Au sud, les plus beaux appartements (donnant sur les jardins aux rez-de-chaussée et au premier étage) étaient destinés à accueillir les membres de la famille royale qui n’avaient pu trouver place dans le corps central . On y trouvait ainsi les Condé au rez-de-chaussée ou encore les Orléans au premier étage. Sur l’emplacement des logements à Versailles, voir W. R. Newton, L’Espace du roi. La Cour de France au château de Versailles 1682-1789, Paris, Fayard, 2000. [MdV] .
le Chevalier
Nous pourrions retourner sur nos pas avec plaisir dans toutes les pièces de ces appartements, mais il vaut 123 mieux, pour voir toujours choses nouvelles, passer par le grand corridor pavé de marbre qui leur sert de dégagement 60 L’explication est assez ambiguë et le parcours difficilement compréhensible. Peut-être les visiteurs sont-ils descendus par l’escalier de la Reine, dit aussi escalier de Marbre, lequel se trouve au revers de la salle des Gardes de la Reine et ont-ils ensuite traversé la cour de Marbre avant de gagner l’appartement intérieur du roi au premier étage de l’aile nord du corps central. Étant dans la partie sud à l’extrémité de l’appartement de la Reine , l’identification du « corridor » en question est difficile. [MdV] .
l’Abbé
Ce corridor nous mènera au petit appartement du Roi 61 Petit appartement du Roi , aussi dit appartement intérieur, au premier étage du château, qui entoure la cour de Marbre . Aménagé vers la fin de 1684 et le début de 1685, dévolu à l’exposition des collections royales, il était composé initialement de neuf pièces, dont la Salle de billard, le Cabinet de tableaux, celui des coquilles, la Petite Galerie et le Cabinet des médailles. Les œuvres exposées dans le Cabinet de tableaux et dans la Petite Galerie , particulièrement de maîtres italiens (dont le Saint Michel et la Grande Sainte Famille de Raphaël, accrochés dans la Chambre du roi), servaient aux conférences de l’Académie royale de peinture et sculpture. Voir le Mémoire des Tableaux qui sont posés dans les Appartements du chasteau de Versailles du premier novembre 1695, Arch. nat., O1 19647 (18) et Antoine Schnapper, Curieux du Grand Siècle, Paris, Flammarion, 1994, p. 329-332. [MCLB] . C’est là que vous aurez contentement, vous qui aimez les beaux Tableaux, vous n’en avez peut-être jamais tant vu, ni de si beaux dans tous vos voyages.
le Président
Vous me tenez parole, voici assurément un grand nombre d’originaux 62 Le discernement des originaux et des simples copies est essentiel pour qualifier la valeur d’une collection. Sur ce point, voir dès 1649 Abraham Bosse, Sentiments sur la distinction des manières de peinture, dessin et gravure, et des originaux d'avec leurs copies , Paris, chez l'auteur. [MCLB] excellents, et qui méritent tous d’être regardés avec grande attention.
l’Abbé
Si vous voulez bien jeter les yeux sur le plafond de cette galerie peut-être en serez-vous content.
124le Président
Cette Peinture 63 Il s’agit du plafond de la Petite Galerie , peint par Mignard, grand rival de Le Brun et protégé de Louvois. Le plafond à sujets mythologiques, achevé en 1685 et figurant dans sa partie centrale un Apollon et Minerve, a été gravé par Simon Thomassin. Plus de soixante-dix tableaux étaient exposés dans la Petite Galerie selon l’inventaire de 1695 (voir ci-dessus, note 61), de Léonard de Vinci, Raphaël, Corrège, Titien, Carrache, Guido Reni etc. On relève la brièveté du jugement du Président en comparaison des lignes consacrées au grand appartement du Roi , l’absence de tout commentaire sur les sujets représentés et les intentions qui y président, ainsi que l’ambivalence du jugement (« gracieux » pour Mignard / « admirables » pour les maîtres italiens). [MCLB] est gracieuse et se défend contre la foule de ces Tableaux admirables, qui semblent avoir entrepris de l’effacer.
l’Abbé
Descendons dans les appartements bas.
le Président
Voici encore une étrange profusion de marbres, il ne se peut rien de mieux entendu pour un appartement destiné à des bains. Cette cuve de jaspe a pour le moins douze pieds de diamètre, et vingt personnes s’y pourraient baigner à la fois 64 Appartement des Bains (1671-1680), qui consistait en une enfilade somptueuse de pièces au rez-de-chaussée du château (aile nord du corps central), sous le grand appartement du Roi , nouveau témoignage de l’importance des marbres dès le premier Versailles. L’appartement revint à la marquise de Montespan à partir de l’automne 1684, lorsque sa position de défaveur impliquait un nouveau logement, sans lui retirer la qualité de mère de plusieurs enfants légitimés. Au sein du décor de marbre se distinguait le Cabinet des Bains , avec sa vasque octogone taillée dans un bloc monolithique de marbre de Rance (ou Rouge de Flandres) d’un diamètre supérieur à 3 mètres, que l’on repère dans les comptes des Bâtiments du roi en 1673-1674. La cuve, conservée (Versailles, Orangerie), a un emmarchement et une banquette à mi-hauteur, permettant de s’y assoir. Si l’on relève le conditionnel « pourraient » (permettant de s’interroger sur l’usage), le nombre de personnes insiste sur la taille spectaculaire de la vasque. [MCLB] .
l’Abbé
Sortons, je vous prie, un moment sur le parterre pour vous faire voir la face des bâtiments de ce côté-là 65 Les abords des façades de Versailles côté jardin sont constitués à cette date de trois grands parterres : parterre du Nord , parterre du Midi et parterre d’Eau pour la partie centrale du château, qui trouve sa forme finale en 1685 (voir aussi ci-dessus). [MCLB] .
125le Président
Voilà une grande étendue de bâtiments !
l’Abbé
Elle est de deux cents toises et davantage 66 La toise équivaut à six pieds du roi (soit un peu moins de deux mètres) ; Perrault évoque donc à juste titre des façades s’étirant sur de plus de 400 mètres de longueur. Pareille amplitude renvoie en 1688 à l’achèvement imminent de l’accroissement du château par Jules Hardouin-Mansart, par l’aile Nord (bâtie entre 1685-1689) en pendant de l’aile du Midi (1679-1681). [MCLB] .
le Président
La Sculpture qui orne ces bâtiments 67 Le décor sculpté des façades a été exécuté par Gaspard et Balthazar Marsy et Benoît Massou, et mis en place en 1670-1671. [MCLB] me plaît aussi beaucoup.
l’Abbé
Vous remarquez bien, sans doute, qu’on a eu soin que toutes les figures, tous les bas-reliefs, et tous les autres ornements, eussent rapport au Soleil qui fait le corps de la devise de sa Majesté 68 Les figures évoquaient la course du soleil par la représentation des douze mois de l’année, tandis que les reliefs figuraient les saisons et les mois sous des figures d’enfants. Voir André Félibien, Description sommaire du chasteau de Versailles, Paris, Guillaume Desprez, 1674, p. 38-39 , « Dessein des figures et bas-reliefs qui ornent les trois Façades du Chasteau de Versailles du costé des Jardins » : « La façade principale qui regarde le parterre d'Eau est ornée de trois avant-corps ou balcons, ayant quatre colonnes chacun, ce qui a donné lieu d'y mettre douze figures ; et ce nombre de douze a déterminé à y représenter les douze mois de l'année , d'autant plus qu'il convient particulièrement au Soleil qui fait le corps de la devise du Roi. Les mois de mars, avril, mai et juin sont sur le balcon du pavillon à droite. Les mois de juillet, août, septembre et octobre sont sur les balcons du milieu de la terrasse, et les mois de novembre, décembre, janvier et février sont sur le balcon du pavillon à gauche. Dans les bas-reliefs ornant les dessus des croisées de cette façade, sont représentés de petits enfants qui s'occupent à des exercices convenables à chaque mois et à chaque saison. » Perrault, après un quasi-silence sur la Petite Galerie , prend de nouveau le temps de développer le « dessein » et la cohérence qui présidèrent à l’iconographie des décors du Versailles de Colbert, dont il fut un acteur-clé, et qu’avait relayés Félibien en tant qu’historiographe des Bâtiments du roi. [MCLB] ; jusque-là que comme le cours du Soleil qui fait l’année, est une image de la vie de l’homme, on a observé que les masques qui font dans les clefs des arcades, en représentassent tous les âges 69 Félibien, Description sommaire du chasteau de Versailles, Paris, Guillaume Desprez, 1674, p. 40 : « Dans les clefs de l'appartement bas, l'on doit représenter des testes ou masques d'hommes et de femmes depuis l'enfance jusques à la dernière vieillesse ; c'est-à-dire depuis douze ans jusques à cent ans ou environ parce que l'année est l'image parfaite de la vie de l'homme ». Perrault est ici plus précis que Félibien sur la structuration interne du programme (d’où le léger désaccord sur l’âge du premier enfant), apportant ou voulant mettre en évidence son souvenir personnel, voire son rôle. Il insiste ainsi sur la stricte alternance voulue de figures féminines et masculines. [MCLB] . Le premier masque est d’un enfant de cinq ans ou environ, 126 le second d’une fille de dix ans ; le troisième d’un garçon de quinze, et ainsi des autres en avançant toujours de cinq ans en cinq ans, homme et femme alternativement jusqu’au dernier, qui est un vieillard de cent ans accomplis.
le Chevalier
Je remarque fort bien tout cela mais je remarque encore mieux que le Soleil est fort ardent, et que nous ferions bien de rentrer dans ce beau cabinet des bains , pour y attendre commodément l’heure de la promenade.
l’Abbé
Entrons, nous ne saurions trouver un réduit plus agréable. Eh bien que vous semble de tout ceci ?
le Président
J’avoue, que les beaux morceaux d’Architecture, que nous venons de voir, font beaucoup d’honneur 127 à notre siècle mais je soutiens qu’ils en font encore davantage aux siècles anciens ; parce que s’ils ont quelque chose de recommandable, ce n’est que pour avoir été bien copiés sur les bâtiments qui nous restent de l’Antiquité, et que quelque beaux qu’ils soient, ils le sont encore moins que ces mêmes bâtiments qui leur ont servi de modèle 70 On ne peut à l’évidence affirmer que l’architecture de Versailles imite des bâtiments antiques. Cette parole du Président sert simplement d’ouverture à un argumentaire visant à réduire l’autorité du modèle antique (voir ci-dessous, note 71). [MCLB] .
l’Abbé
C’est de quoi je ne demeure nullement d’accord, je soutiens que le véritable mérite de nos ouvrages d’Architecture ne leur vient point d’être bien imités sur l’Antique, et je soutiens encore que bien loin d’être inférieurs aux bâtiments anciens, ils ont sur eux toutes sortes d’avantages.
le Président
Cela se peut-il dire, sans une effroyable ingratitude envers les Inventeurs de l’Architecture, si un 128 bâtiment n’avait ni colonnes, ni pilastres, ni architraves, ni frises, ni corniches, et qu’il fût tout uni, pourrait-on dire que ce fût un beau morceau d’Architecture 71 Perrault resserre habilement la question du modèle antique sur celle des ordres dans la bouche du Président. Ce n’est pas en contradiction avec la théorie architecturale moderne (Serlio, Vignole etc.), fortement centrée sur les ordres, mais la perspective est très réductrice, les Dix Livres de Vitruve attestant, à l’inverse l’ampleur des pratiques antiques et de la définition de l’architecture, des machines de chantiers aux questions de bienséance. Cette restriction est préparatoire au rappel des passages de Vitruve sur l’origine naturelle de la morphologie des ordres classiques, visant à réduire l’invention antique à une question de simple antériorité chronologique. Elle correspond en outre à l’un des points d’opposition majeur entre Claude Perrault (auteur de L’Ordonnance des cinq espèces de colonnes selon la méthode des Anciens , Paris, J.-B. Coignard, 1683 ) et François Blondel, mathématicien, architecte et directeur de l’Académie royale d’architecture, qui répond de manière très développée dans son Cours d’architecture enseigné dans l’Académie royale d’architecture, 5 parties en 1 vol. in-fol., Paris, p. Auboin et F. Clouzier, 1675-1683 et réédité en 1688 . Ces débats nourris, qui avaient débuté dès 1672 au sein de l’Académie royale d’architecture à propos de l’origine du bon goût en architecture, se lisent en filigrane des abondantes pages consacrées à l’architecture dans ce second dialogue. [MCLB] ?
l’Abbé
Non assurément.
le Président
C’est donc à ceux qui ont inventé ces ornements, qu’on est redevable de la beauté des édifices.
l’Abbé
Cela ne conclut pas. Si dans un discours il n’y avait ni métaphores, ni apostrophes, ni hyperboles, ni aucune autre figure de Rhétorique, ce discours ne pourrait pas être regardé comme un ouvrage d’Éloquence, s’ensuit-il que ceux qui ont donné des règles pour faire ces figures de Rhétorique, soient préférables aux grands Orateurs, qui s’en font servis dans leurs Ouvrages ? Car 129 de même que les figures de Rhétorique se présentent à tout le monde, et que c’est un avantage égal à tous ceux qui veulent parler ; il en est de même des cinq Ordres d’Architecture qui sont également dans les mains de tous les Architectes. Et comme le mérite des Orateurs n’est pas de se servir de figures, mais de s’en bien servir : La louange d’un Architecte n’est pas aussi d’employer des colonnes, des pilastres et des corniches, mais de les placer avec jugement, et d’en composer de beaux Édifices 72 Analogie banale entre les figures de la rhétorique dans un discours et l’usage des ordres dans une architecture, afin ne pas réduire les ordres à des ornements. Cette idée, donnée à l’Abbé, sitôt contestée par le Président pour être mieux réaffirmée, sert l’avancée de l’argumentation : après avoir réduit le modèle antique aux ordres, il s’agit de circonscrire encore la nature de son emploi, qui engage fondamentalement le « jugement » de l’architecte. [MCLB] .
le Président
Il n’en est pas des ornements de l’Architecture comme des ornements du discours. Il est naturel à l’homme de faire des figures de Rhétorique, les Iroquois en font, plus abondamment que les meilleurs Orateurs de l’Europe 73 Il faut se souvenir du contexte de la Nouvelle-France qui, après avoir connu la paix en 1667 au temps de Colbert, est alors marqué par la reprise de la guerre contre les Iroquois le 13 juin 1687. Le mention des Iroquois comme des maîtres de l’éloquence peut surprendre mais elle rejoint le témoignage de Louis de Buade, comte de Frontenac, gouverneur de la Nouvelle-France entre 1672 et 1682, puis de nouveau à partir de 1689, à propos de sa conférence avec les Iroquois à Cataracoui en 1673 (source originelle non identifiée, mais le texte est cité dans les copies de documents de fonds français exécutées par les archivistes canadiens au XIXe et au début du XXe siècles, Rapport de l'Archiviste de la province de Québec pour 1926-1927, p. 39 ) : : « Vous auriez assurément été surpris, Monseigneur, de voir l'éloquence, la finesse avec laquelle tous leurs députés me parlèrent, et, si je n'avais peur de passer pour ridicule auprès de vous, je vous dirais qu'ils me firent en quelque sorte souvenir des manières du Sénat de Venise, quoique leurs peaux et leurs couvertures soient bien différentes des robes des procurateurs de Saint-Marc. » Voir aussi la Grammaire algonquine ou des Sauvages de l’Amérique septentrionnale avec la description du pays (Manuscrit, Paris, BnF) du père Louis Nicolas, jésuite. [MCLB] Perrault fait déjà référence aux Iroquois dans la préface du tome I, p. XXXV alors qu'il critique la grossièreté des mœurs antiques : « je soutiens que ce n’a jamais été les mœurs d’aucune Nation, non pas même des Iroquois, de donner des soufflets à une Maîtresse qu’on régale chez soi ». . Mais ces mêmes Iroquois n’emploient pas des colonnes, des architraves 130 et des corniches dans leurs bâtiments.
l’Abbé
Il est vrai qu’ils n’emploient pas des colonnes et des corniches d’ordre Ionique ou Corinthien, dans leurs habitations, mais ils y emploient des troncs d’arbres qui sont les premières colonnes dont les hommes se sont servis, et ils donnent à leurs toits une saillie au-delà du mur qui forme une espèce de corniche semblable à celle qui dans les premiers temps a servi de modèle à toutes les autres qu’on a depuis enjolivées 74 Sur les cabanes des Iroquois, voir notamment Pierre Boucher, Histoire véritable et naturelle des mœurs et productions du pays de la Nouvelle-France vulgairement dite le Canada, Paris, Florentin Lambert, 1664, p. 99-100 : « Ils sont sédentaires comme j’ay déjà dit et bastissent des bourgades. Ce sont les hommes qui font les palissades et les cabanes, qu’ils font en forme de berceau, fort haut et large, couvert depuis le haut jusques au bas de grosse écorce de Fresne ou d’Orme. » Le détour par l’habitat des populations « sauvages » est à mettre en regard du rappel des réflexions de Vitruve sur l’origine naturelle de l’architecture (Claude Perrault, Les Dix Livres d’architecture de Vitruve corrigez et traduits nouvellement en François avec des notes et des figures, seconde édition revue, corrigée et augmentée, Paris, Jean-Baptiste Coignard, 1684, liv. IV, chap. II, p. 111 ), ici sous-jacentes au dialogue entre l’Abbé et le Président. [MCLB] .
le Président
Ce que vous dites est vrai, tous les membres d’Architecture ont été formés sur la ressemblance des pièces de Charpenterie, dont les premières maisons ont été construites 75 Renvoi explicite à Vitruve : « C’est ainsi que chaque chose dans les Edifices doit estre mise par ordre en sa place selon son espèce et c’est ainsi à l’imitation de cet assemblage de plusieurs pièces de bois dont les charpentiers font les maisons ordinaires que les Architectes ont inventé la disposition de toutes les parties qui composent les bastimens de Pierre et de Marbre », Claude Perrault, Les Dix Livres d’architecture de Vitruve corrigez et traduits nouvellement en François avec des notes et des figures, seconde édition revue, corrigée et augmentée, Paris, Jean-Baptiste Coignard, 1684, liv. IV, chap. II, p. 111 . [MCLB] . Les colonnes ont été faites sur les troncs d’arbres qui soutenaient les 131 toits, leur piédestal sur le billot qu’on mettait dessous, et leur chapiteau sur les feuillages dont ils ornaient le haut de ces troncs d’arbres. L’Architrave représente cette première poutre, qui posait sur les colonnes rustiques dont je viens de parler. La Frise représente l’épaisseur des poutres, comme on le voit distinctement dans l’ordre Dorique, où les triglyphes 76 Claude Perrault, Les Dix Livres d’architecture de Vitruve corrigez et traduits nouvellement en François avec des notes et des figures, seconde édition revue, corrigée et augmentée, Paris, Jean-Baptiste Coignard, 1684, liv. IV, chap. II, p. 111 : « La manière que les ouvriers ont suivie de tout temps est qu’ayant posé sur les murs leurs poutres de telle sorte que du dedans du mur, elles passoient jusqu’au dehors, ils remplissoient de maçonnerie les espaces qui sont entre chaque poutre pour soustenir la corniche et le toict qu’ils embellissoient de ce qu’il y a de plus délicat dans leur Art. Après cela, le bout des poutres qui sortoit hors le mur estoit coupé à plomb et parce que cela leur sembloit avoir mauvaise grâce, ils clouoient sur ces bouts de poutres coupez de petits ais taillez en la manière que nous voyons les triglyphes qu’il couvroient de cire bleue, pour cacher ces coupures qui offensoient la vue et c’est de cette couverture des bouts de poutre qu’est venue la disposition des Triglyphes, des Opes [sic, comprendre « trous »] et des intervalles qui sont entre les poutres des ouvrages doriques. Quelques-uns ensuite en d’autres Édifices ont laissé sortir au-dessus des triglyphes les bouts de force et les ont repliez, de sorte que comme la disposition des poutres a donné l’invention de celle des triglyphes, les saillies des forces ont aussi donné lieu à la disposition des mutules ». [MCLB] marquent l’extrémité des poutres, et les métopes la distance qu’il y a d’une poutre à l’autre. La Corniche représente l’épaisseur du plancher, la saillie du toit et toutes les pièces qui la composent ; car il est aisé de voir que les modillons ne sont autre chose que les bouts des chevrons de la couverture. Mais il y a la forme agréable et les justes proportions qui ont été données à tous ces ornements d’Architecture, dont on ne peut trop admirer la beauté, et pour lesquelles on ne peut aussi trop louer les grands hommes qui les ont inventées.
132l’Abbé
Ce n’a été qu’avec bien du temps et peu à peu, que ces Ornements ont pris la forme que nous leur voyons. Ainsi on ne peut pas dire que certains hommes en particulier en soient véritablement les premiers inventeurs. D’ailleurs si la forme de ces ornements nous semble belle, ce n’est que parce qu’il y a longtemps qu’elle est reçue, et il est certain qu’elle pourrait être toute différente de ce qu’elle est, et ne nous plaire pas moins, si nos yeux y étaient également accoutumés 77 En quelques lignes et sans y insister, Perrault met dans la bouche de l’Abbé deux arguments décisifs contre la valorisation excessive du modèle antique : l’impossibilité d’assigner l’invention à un moment fondateur, les ordres et ornements ayant été établis par un processus long ; l’appréhension culturelle (habitude visuelle), et non objective, de la beauté en architecture, qui relativise le modèle antique et affranchit du même coup de la nécessité d’une soumission servile à son égard. Voir G. Germann, Vitruve et le vitruvianisme, Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes, 1991. Le débat porte en particulier l’usage des doubles colonnes déployé pour la Colonnade du Louvre, qui ne correspond à aucune tradition architecturale antique . [MCLB] .
le Président
Si la figure de ces ornements était purement arbitraire, ce que vous dites pourrait être écouté, mais toutes les proportions des bâtiments ayant été prises, comme le dit Vitruve, sur la proportion du corps humain 78 Claude Perrault, Les Dix Livres d’architecture de Vitruve corrigez et traduits nouvellement en François avec des notes et des figures , seconde édition revue, corrigée et augmentée, Paris, Jean-Baptiste Coignard, 1684, liv. III, planche VII . [MCLB] , on ne peut pas dire que si elles étaient autres qu’elles ne 133 sont, elles plairaient également.
l’Abbé
Il est vrai que Vitruve dit quelque part, que comme la Nature a eu un grand soin de garder de justes proportions pour la formation du corps de l’homme, il faut de même que l’Architecte s’étudie beaucoup à bien proportionner toutes les parties de son bâtiment 79 Claude Perrault, Les Dix Livres d’architecture de Vitruve, op. cit., liv. III, chap. I . [MCLB] , mais il ne dit point là qu’il en doive régler les proportions sur celles du corps de l’homme [ b ] . C’est presque sur cette seule proportion mal entendue que sont fondés tous les mystères des proportions des membres d’Architecture. Quoi qu’il en soit, je ne vois que la colonne qui puisse avoir quelque rapport au corps humain ; mais encore quel rapport ? La plus courte des colonnes, qui est la Toscane 80 Annotation en cours. , a sept fois sa grosseur et davantage, et l’homme le plus grand et le plus menu qu’il y ait, ne l’a pas quatre fois.
134le Président
Cela est vrai, mais comme le diamètre ou la grosseur de la colonne se prend au pied de la colonne, la grosseur ou le diamètre de l’homme se prend aussi en Architecture sur la mesure de son pied 81 Annotation en cours. .
l’Abbé
Cela n’a aucune raison, car bien loin que la longueur du pied d’un homme soit la mesure de sa grosseur, elle n’en est au plus que la moitié.
le Président
Cependant, les colonnes Doriques ont été proportionnées sur la taille de l’homme, les Ioniques sur la taille des femmes, et les Corinthiennes sur celle des jeunes filles 82 Annotation en cours. . De là vient même que les Temples des Dieux étaient ordinairement d’Ordre Dorique, ceux des Déesses comme Junon et Vesta, d’ordre 135 Ionique, et ceux des Déesses vierges, comme Minerve et Diane, d’ordre Corinthien 83 Annotation en cours. .
l’Abbé
Cela est très bien pensé, et a été dit en beau Grec et en beau Latin 84 Annotation en cours. , mais ce ne sont que des réflexions de gens qui ont raisonné sur les ornements de l’Architecture après qu’ils ont été faits, mais ce n’est point ce qui en a déterminé les mesures. Ce n’a été d’abord que le simple sens commun qui en faisant des colonnes a rejeté celles qui étaient excessivement longues ou excessivement courtes ; les unes parce qu’elles n’avaient pas une force suffisante pour le fardeau qu’on leur destinait, les autres parce qu’elles avaient une abondance de matière et un excès de force inutiles, et qu’elles occupaient trop de place 85 Annotation en cours. . Mais comme entre ces deux extrémités, il y a un grand nombre de proportions dont le bon sens s’accommode 86 À la vision antique – puis quadriviale – d’un ordre mathématique du monde, dont l’esthétique est fondée sur l’universalité des proportions harmoniques, qui valent pour la musique comme pour les parties d’un édifice, d’une colonne, du corps humain, etc., les Modernes opposent l’argument de l’expérience sensible, la subjectivité de la perception et a fortiori celle, très importante dans le propos de l’Abbé, de l’accoutumance des sens, capables de corriger même les petites erreurs dans les proportions d’un édifice. In fine, le seul objet sujet aux règles des proportions harmoniques où le sens ne peut pas s’accoutumer et corriger le moindre écart, c’est précisément celui des intervalles de musique. C’est ce que Claude Perrault explique notamment dans la préface de son Ordonnance des cinq espèces de colonnes selon la méthode des anciens (Paris, Jean-Baptiste Coignard, 1683). Les propos de l’Abbé reprennent cette position. [TP] éga136 lement, et dont pas une ne blesse les yeux, ce n’a été autre chose que le choix fortuit des premiers bâtisseurs qui a achevé de les déterminer ; l’accoutumance de les voir en de beaux Édifices, leur a donné ensuite cette grande beauté qu’on admire 87 Annotation en cours. .
le Président
Nullement. Ce qui leur donne cette beauté parfaite, dont les yeux un peu instruits dans l’Architecture sont charmés, c’est d’avoir attrapé un certain point que la Nature leur prescrit 88 Le Président défend la position antique, puis médiévale, de l’universalité des proportions, qui est l’objet de Musica en tant qu’art libéral au sein du Quadrivium : la beauté vient de l’ordre harmonieux entre les parties, dans les rapports les plus simples (1:2 , 2:3, 3:4), qui sont ceux qui définissent de façon objective les consonances en musique et qui, par une analogie à portée universelle et à portée véritablement cosmologique, garantissent le bon, le bien et le vrai : en musique et bien au-delà, microcosme et macrocosme. La « beauté parfaite » d’un édifice tient donc à ce que celui-ci se fonde sur ces rapports simples « prescrits par la Nature ». [TP] , de même que nous voyons dans la Musique qu’une octave ou une quinte frappe agréablement l’oreille, quand l’un ou l’autre de ces accords a rencontré la juste distance des tons qui le composent 89 Les rapports simples entre les sons (par analogie les rapports de la longueur de la corde qui les produits), c’est-à-dire les rapports 1:2 , 2:3 et 3:4, définissent trois intervalles, respectivement l’octave, la quinte et la quarte, qu’on considère comme consonances (opposées aux dissonances, soit tous les autres intervalles). Puisque ces intervalles répondent au canon arithmétique de l’ordre objectif , ils sont agréables à l’oreille. De même, ce qui est très important pour le propos de Perrault qui va suivre, si le rapport des cordes qui définissent par exemple une octave n’est pas exactement 1:2, l’intervalle produit ne sera pas une octave ce qui, pour des raisons physiques, devient immédiatement perceptible par l’oreille, même avec la moindre déviation. [TP] .
l’Abbé
La comparaison des ornements de l’Architecture, avec les accords de la Musique n’est nullement receva137 ble 90 La pertinence ou la non pertinence de cette comparaison entre les proportions en musique et celle en architecture avait opposé, dans une querelle au sein de l’Académie royale d’architecture, Claude Perrault et François Blondel. Ce dernier, citant notamment l’ouvrage du maître de musique René Ouvrard, Architecture harmonique ou application de la doctrine des proportions de la musique à l’architecture (Paris, Robert Jean Baptiste de La Caille, 1679), défend l’analogie et donc l’application des proportions musicales stricto sensu sur un édifice architectural (dans le 5e livre du tome III de ses Cours d’architecture, intitulée « De la proportion des parties de l’architecture », Paris, l’auteur et Nicolas Langlois, 1683, p. 727-787). Claude Perrault, déjà en 1673, dans ses notes critiques de sa traduction de Vitruve, avait objecté l’application stricto sensu de l’analogie ; pour lui, la proportion en architecture telle qu’enseignée par Vitruve, ne saurait concerner une analogie ni avec les proportions musicales, ni avec des rapports absolus, dans la mesure où les proportions du « corps d’un homme bien formé » comme d’un édifice supportent les légères variations que les architectes se permettent – à cause principalement de la morphologie du terrain –, sans que cela ne heurte la vue (Les Dix Livres d’architecture de Vitruve, corrigés et traduits nouvellement en français, avec des notes et des figures, Paris, Jean-Baptiste Coignard, 1673, p. 53-54 ) ; il discute et développe ce point à nouveau dans la préface de son Ordonnance des cinq espèces de colonnes selon la méthode des anciens (Paris, Jean-Baptiste Coignard, 1683). [TP] , c’est indépendamment de la convention des hommes et de l’accoutumance de l’oreille, qu’une octave ou une quinte doivent être précisément composées d’une certaine distance de tons, en sorte que pour peu que cette distance soit trop grande ou trop petite, l’oreille en est choquée en quelque pays du monde que ce soit, et dans quelque ignorance qu’on puisse être de la Musique 91 Les intervalles des rapports simples, comme l’octave et la quinte pures, qui correspondent aux rapports 1:2 et 2:3, présentent un phénomène physique que Perrault constate, bien qu’il ne puisse l’expliquer ici : du fait de l’alignement des spectres des deux sons qui forment l’intervalle, le grave et l’aigu, ces intervalles (qu’on appelle pour cela « purs ») sonnent avec une clarté spécifique. Dès que les deux sons s’écartent de cette proportion très précise, se produit le phénomène des battements (entre les sons « harmoniques » de leurs spectres respectifs) et donc une sensation de vibration immédiatement perceptible. Il est ainsi possible pour un musicien d’accorder très exactement cette « juste proportion » à l’oreille, sans se servir aucunement par exemple d’un compas pour mesurer la longueur de cordes. Ce phénomène permet à Perrault de considérer qu’une juste proportion en musique (d’octave ou de quinte, etc.), est une donnée strictement objective et aucunement culturelle, ou réservée aux musiciens avertis. [TP] . Il n’en est pas ainsi des ornements d’Architecture, qui peuvent être un peu plus grands ou un peu plus petits, les uns à l’égard des autres, et plaire également, comme on le peut voir dans les ouvrages merveilleux des grands Architectes de l’Antiquité qui plaisent tous, quoique leurs proportions soient très différentes les unes des autres 92 La discussion – comme dans le cours de Blondel – se focalise sur la question des colonnes, des bases et des chapiteaux ; Perrault constate que les différents ordres architecturaux, bien que l’on puisse les considérer comme également beaux, ne s’appuient pas sur les mêmes proportions (notamment dans les rapports de hauteur et/ou de largeur entre les différentes parties. Il en est autrement pour la musique, où la qualité – le rapport – de chaque intervalle sera le même, quel que soit le mode (l’échelle). [TP] . On peut encore remarquer qu’en quelque mode qu’une pièce de Musique soit composée, Lydien, Phrygien ou Dorien, l’octave, la quinte et les autres accords sont toujours 138 de la même étendue 93 Perrault emprunte une terminologie archaïque (Dorien, Lydien, etc.) pour désigner des modes diatoniques : chacun de ces modes est défini et se distingue par l’ordre dans lequel se succèdent tons et demi-tons. Quel que soit cet ordre, les octaves, les quintes et les autres intervalles seront les mêmes (contrairement donc à ce qu’il constate en architecture). [TP] . Il n’en est pas ainsi des colonnes, ni de tous les autres ornements de l’Architecture, qui changent de proportion selon l’ordre où ils sont employés, car ils sont plus délicats et plus sveltes dans l’ordre Ionique que dans le Dorique, et plus encore dans le Corinthien que dans l’Ionique 94 Annotation en cours. . Cette diversité de proportions assignée à chaque ordre marque bien qu’elles sont arbitraires, et que leur beauté n’est fondée que sur la convention des hommes et sur l’accoutumance 95 Annotation en cours. . Pour mieux expliquer ma pensée je dis qu’il y a de deux sortes de beautés dans les Édifices ; des beautés naturelles et positives qui plaisent toujours, et indépendamment de l'usage et de la mode ; de cette sorte sont d’être fort élevés et d’une vaste étendue, d’être bâtis de grandes pierres bien lisses et bien unies, dont les joints soient presque imperceptibles, que ce qui doit être perpendiculaire le soit parfaitement, 139 que ce qui doit être horizontal le soit de même, que le fort porte le faible, que les figures carrées soient bien carrées, les rondes bien rondes, et que le tout soit taillé proprement, avec des arêtes bien vives et bien nettes 96 Annotation en cours. . Ces sortes de beautés sont de tous les goûts, de tous les pays et de tous les temps. Il y a d’autres beautés qui ne sont qu’arbitraires, qui plaisent parce que les yeux s’y sont accoutumés, et qui n’ont d’autre avantage que d’avoir été préférées à d’autres qui les valaient bien, et qui auraient plu également, si on les eût choisies. De cette espèce sont les figures et les proportions qu’on a données aux colonnes, aux architraves, frises, corniches et autres membres de l’Architecture. Les premières de ces beautés sont aimables par elles-mêmes, les secondes ne le sont que par le choix qu’on en a fait, et pour avoir été jointes à ces premières, dont elles ont reçu, comme par une 140 heureuse contagion un tel don de plaire, que non seulement elles plaisent en leur compagnie, mais lors même qu’elles en sont séparées.
le Chevalier
Il en est donc de ces ornements d’Architecture, comme de nos habits, dont toutes les formes et les figures sont presque également belles en elles-mêmes ; mais qui ont un agrément extraordinaire, lorsqu’elles sont à la mode, c’est-à-dire, lorsque les personnes de la Cour viennent à s’en servir 97 Annotation en cours. ; car alors la bonne mine, l’agrément et la beauté de ces personnes semblent passer dans leurs habits et de leurs habits dans tous ceux qui en portent de semblables.
l’Abbé
Justement, rien ne peut mieux expliquer ma pensée.
141le Président
Si cela était ainsi, comme les modes des habits changent de temps en temps, les ornements d’Architecture devraient changer de même ; cependant depuis qu’ils ont été inventés par les Grecs, on ne voit pas qu’ils aient changé de forme. Ils sont toujours en possession de plaire, et bien loin que le temps ait diminué quelque chose de leur beauté et de leur agrément, comme il arrive dans tout ce qui n’est beau que par la mode, on peut dire qu’il en a redoublé la grâce et la beauté.
l’Abbé
Cette différence vient de ce que les habits ne durent pas autant que les Édifices, et particulièrement ceux où l’Architecture emploie ses ornements les plus considérables. Si les chapeaux, par exemple, duraient sept ou huit cents ans, ils ne changeraient pas plus souvent de figure 142 que les chapiteaux des colonnes. Ce qui fait que nous les voyons tantôt plats et tantôt pointus, c’est qu’on en change trois ou quatre fois par an, et que pour faire voir qu’on ne porte pas toujours le même, on lui donne une forme nouvelle ; car de là vient la subite révolution des modes ; mais les bâtiments tiennent ferme, et lorsqu’on en construit de nouveaux, on les rend les plus semblables que l’on peut à ceux qu’on trouve faits et qui plaisent, afin qu’ils aient le même don de plaire, et voilà ce qui perpétue la mode des ornements dont ils sont parés. Avec tout cela cette mode ne laisse pas de changer avec le temps. Le chapiteau Corinthien n’était dans son origine que d’un module, c’est-à-dire, qu’il n’était guère I Variante 1692 : qu’il n’était pas [DR] plus haut que large. On y a ajouté insensiblement jusqu’à un sixième module, et cette forme plus égayée a tellement contenté les yeux, suivant le privilège ordi143 naire des modes, qu’on ne peut plus souffrir la forme plate et écrasée du vieux chapiteau Corinthien 98 Annotation en cours. . Il en est arrivé de même au chapiteau Ionique qui a plu très longtemps avec ses deux rouleaux en forme de balustres, mais qui n’oserait plus paraître avec cette coiffure antique, et qui est obligé d’avoir présentement ses quatre côtés semblables en quelque composition d’Architecture, qu’il ait à se trouver 99 Annotation en cours. . Je pourrais vous faire voir que presque tous les autres ornements des Édifices ont eu le même sort, ce qui montre bien que leur beauté principale n’est fondée que sur l'usage et sur l’accoutumance.
le Président
Il est pourtant si vrai qu’il y a une certaine proportion déterminée dans tous ces ornements qui en fait la souveraine beauté, que les Architectes ne s’occupent nuit et jour qu’à la recherche de ces justes et 144 précises proportions ; et que quand ils sont assez heureux pour les rencontrer, leurs ouvrages donnent aux vrais connaisseurs un plaisir et une satisfaction inconcevables.
l’Abbé
On prétend qu’entre les colonnes qui sont au Palais des Tuileries, il y en a une qui a cette proportion tant désirée, et qu’on va voir par admiration, comme la seule où l’Architecte a rencontré le point imperceptible de la perfection 100 Annotation en cours. . On dit de même qu’il n’y a pas longtemps qu’un vieil Architecte s’y faisait conduire tous les jours, et passait là deux heures entières assis dans une chaise à contempler ce chef-d’œuvre 101 Annotation en cours. .
le Chevalier
Je ne m’en étonne pas, il se reposait d’autant, et dans un lieu très agréable. Il s’acquerrait d’ailleurs une grande réputation à peu de frais, car moins on voyait ce qui pouvait 145 le charmer dans cette colonne, et plus on supposait en lui une profonde connaissance des mystères de l’Architecture.
l’Abbé
Si ces sortes de proportions dans l’Architecture avaient des beautés naturelles, on les connaîtrait naturellement, et il ne faudrait point d’étude pour en juger. D’ailleurs, elles ne seraient pas différentes jusqu’à l’infini, comme elles le sont dans les plus beaux Ouvrages qui nous restent de l’Antiquité et dans les Livres des plus excellents Architectes.
le Président
Il est vrai que les proportions sont différentes et dans les Bâtiments anciens et dans les Livres d’Architecture, mais c’est en cela que paraît la grande suffisance des Architectes. Ce n’a pas été à l’aventure qu’ils les ont variées, mais par des raisons et 146 des règles d’optique qui les ont obligés d’en user ainsi 102 Annotation en cours. . Quand un Bâtiment se construisait au devant d’une grande place, et qu’il pouvait par conséquent être vu de fort loin, ils donnaient beaucoup de saillie à leurs Corniches, parce que l’éloignement les rapetissait à la vue, et lorsqu’un Édifice ne pouvait être regardé que de près, ils donnaient peu de saillie à ces mêmes Corniches, parce qu’étant vues en dessous, elles ne paraissaient que trop saillantes pour peu qu’elles le fussent. Ainsi bien loin que les Architectes lorsqu’ils en ont usé de la sorte, se soient départis des véritables proportions, ils n’ont au contraire fait autre chose que de s’y conformer, en réparant par leur industrie ce qui se perdait par la différente situation des lieux, en quoi on ne peut trop admirer, et le soin qu’ils ont eu de conserver à l’œil les véritables proportions, et l’adresse singulière dont ils se sont servis pour y parvenir.
147l’Abbé
Que direz-vous si je vous prouve démonstrativement que les Anciens Architectes n’ont jamais eu la moindre de ces belles pensées que vous leur attribuez. Ils devraient suivant ces principes avoir donné plus de diminution aux petites colonnes qu’aux grandes, parce que ces dernières se diminuent davantage à l’œil par leur hauteur, cependant les colonnes du Temple de Faustine 103 Annotation en cours. , celles des Thermes de Dioclétien 104 Annotation en cours. , celles du Temple de la Concorde 105 Annotation en cours. qui ont trente et quarante pieds de hauteur, sont plus diminuées à proportion que celles des Arcs de Titus 106 Annotation en cours. , de Septimius 107 Annotation en cours. et de Constantin 108 Annotation en cours. , qui n’ont que quinze ou vingt pieds tout au plus. Suivant ces mêmes règles d’optique, les soffites 109 Annotation en cours. , ou pour parler plus intelligiblement, les dessous des Corniches devraient être relevés lorsque l’Édifice se peut voir de loin, et ne l’ê148 tre pas lorsqu’il ne se peut voir que de fort près ; néanmoins au Portique du Panthéon 110 Annotation en cours. dont l’aspect peut être assez éloigné, le dessous des Corniches n’est point relevé, et il l’est dans le dedans du Temple, où l’aspect est nécessairement fort proche. Les Anciens étaient trop sages et trop habiles pour donner là-dedans ; car si la saillie excessive d’une Corniche fait un bon effet quand le Bâtiment est vu de loin, elle doit faire un effet désagréable quand il est vu de près. Quel avantage y a-t-il à faire qu’un Édifice paraisse beau quand on en est éloigné, s’il paraît laid quand on en approche ? Il ne faut jamais se mêler d’aider l’œil en pareilles rencontres, il est si juste et si fin dans ses jugements, il sait si précisément par une longue habitude ce qu’il doit ajouter ou déduire à la grandeur d’un objet suivant le lieu et la distance dont il le voit, que c’est lui nuire au lieu de lui aider que de changer 149 la moindre chose aux proportions, soit dans les Ouvrages d’Architecture, soit dans ceux de Sculpture.
le Chevalier
Je ne comprends pas ce que vous dites. Quoi, vous voudriez par exemple que le Cheval qu’on a mis sur le haut de l’ Arc de Triomphe 111 Annotation en cours. , ne fût pas plus grand qu’un Cheval naturel et à l’ordinaire.
l’Abbé
Je n’ai garde de dire rien de semblable, ce serait manquer contre les règles de la proportion, de ne pas mettre un fort grand Cheval sur un aussi grand piédestal que l’est l’ Arc de Triomphe , quand je dis qu’il ne faut pas changer les proportions, je n’entends pas parler de la proportion qu’un tout doit avoir avec un autre tout, un Cheval avec son piédestal, une figure avec sa niche, une colonne avec les membres d’architecture dont elle 150 est couronnée, mais de la proportion des parties d’un tout entre elles-mêmes, d’un bras avec un bras, ou d’une jambe avec une jambe dans la même figure. Je dis, par exemple, qu’il ne faut pas faire un des bras plus long que l’autre, parce que ce bras est tellement disposé que l’on le voit en raccourci, ou pour quelqu’autre raison que ce puisse être. Il y a des Curieux si entêtés de ces beaux secrets d’optique, et si aises de les débiter, que je leur ai ouï soutenir qu’une des jambes de la Vénus 112 Annotation en cours. , celle qui est un peu pliée était plus longue que celle qui est droite et sur laquelle la figure se soutient, parce, disent-ils, qu’elle fuit à l’œil, et que le Sculpteur judicieux lui a rendu ce qu’elle perd pour être vue de cette sorte. Je les ai mesurées toutes deux fort exactement, et les ai trouvées telles qu’elles m’ont toujours paru, je veux dire parfaitement égales et en longueur et en grosseur. Je 151 vois encore tous les jours d’autres Curieux qui assurent que les bas-reliefs du haut de la colonne Trajane 113 Annotation en cours. sont plus grands que ceux du bas de la même colonne, parce que cela devrait être ainsi, suivant les beaux préceptes qu’ils débitent ; cependant on peut voir au Palais-Royal où sont tous ces bas-reliefs, qu’il n’y a aucune différence des uns aux autres pour la hauteur. L’œil n’a pas besoin d’être secouru en pareilles rencontres ; de quelque loin qu’on voie un homme on juge de sa taille. Un Charpentier qui voit d’en bas une poutre au faîte d’un bâtiment, dit sans se tromper combien elle a de pouces en carré, et un enfant même ne se trompe point à la grosseur d’une pomme ou d’une poire qu’il voit au haut d’un arbre.
le Chevalier
Je comprends présentement ce que vous dites, je trouve comme vous 152 que le secours qu’on veut donner à l’œil quand il n’en a que faire, est ce qui le fait tomber en erreur au lieu de l’en tirer.
l’Abbé
Je pourrais confirmer cette vérité par une infinité d’autres exemples, mais j’aime mieux vous renvoyer à la Préface et au dernier Chapitre de l’ Ordonnance des cinq espèces de colonnes [ c ] 114 Annotation en cours. , qui traite amplement de l’abus du Changement des proportions, et qui répond parfaitement à l’Histoire des deux Minerves 115 Annotation en cours. qu’on allègue ordinairement sur ce sujet, et que je vois que vous vous préparez de me dire.
le Chevalier
Quelle est l’Histoire des deux Minerves ?
le Président
Je vais vous la conter. Il y avait 153 à Athènes un Sculpteur nommé Alcamène si estimé pour ses Ouvrages 116 Annotation en cours. , que Phidias qui vivait dans le même temps, pensa en mourir de jalousie 117 Annotation en cours. : Mais ce Sculpteur tout habile qu’il était, ne savait ni Géométrie ni Perspective, sciences que Phidias possédait très parfaitement. Il arriva que les Athéniens eurent besoin de deux figures de Minerve qu’ils voulaient poser sur deux colonnes extrêmement hautes ; ils en chargèrent Phidias et Alcamène comme les deux plus habiles Sculpteurs de leur siècle. Alcamène fit une Minerve délicate et svelte, avec un visage doux et agréable, tel qu’une belle femme le doit avoir, et n’oublia rien pour bien terminer et bien polir son Ouvrage. Phidias qui savait que les objets élevés rapetissent beaucoup à la vue, fit une grande bouche et fort ouverte à sa figure et un nez fort gros et fort large, donnant à toutes les autres parties des propor154 tions convenables par rapport à la hauteur de la colonne. Quand les deux figures furent apportées dans la place, Alcamène eut mille louanges et Phidias pensa être lapidé par les Athéniens pour avoir fait leur Déesse si laide et si épouvantable mais quand les figures furent élevées toutes deux sur leurs colonnes on ne connut plus rien à la figure d’Alcamène, et celle de Phidias parut d’une beauté incomparable, ainsi le Peuple changea bien de langage, il ne pouvait trop louer Phidias, qui acquit dès ce jour-là une réputation immortelle, et il n’y eut point de railleries qu’on ne fit d’Alcamène, qui fut regardé comme un homme qui se mêlait d’un métier qu’il ne savait pas.
l’Abbé
Il peut y avoir quelque chose de vrai dans cette histoire, mais il est impossible que toutes les circonstances en soient véritables. Tzetzès 118 Annotation en cours. 155 qui la rapporte en la manière que vous venez de la conter [ d ] , montre bien qu’il était un ignorant en perspective avec ce nez large qu’il fait donner à Minerve car un nez peut bien paraître plus court étant vu de bas en haut et dans un lieu fort élevé, mais non pas en paraître moins large.
le Président
Pourquoi ne voulez-vous pas qu’il diminue aussi bien en largeur qu’en longueur ?
l’Abbé
Je ne le veux pas, par des raisons qui seraient trop longues à dire, et dont ceux qui comme vous savent la perspective, n’ont pas besoin 119 Annotation en cours. . Je crois donc bien que Phidias qui était fort habile ne se donna pas la peine d’achever et de polir sa figure, parce que la grande distance n’adoucit que trop les objets, mais il n’en changea point les proportions, il 156 ne fit point la bouche de sa Minerve plus grande ni plus ouverte que si elle eût dû être vue de dix pas, et il ne lui fit point le nez plus large qu’une belle Déesse le doit avoir, car malgré l’éloignement et la bouche et le nez auraient paru avoir la proportion qu’il leur aurait donnée. Ceux qui ont écrit cette histoire ont cru faire merveilles d’exagérer la laideur de la Minerve vue de près, et la beauté de cette Minerve vue de loin, pour faire valoir la grande habilité de Phidias.
le Chevalier
J’ai ouï conter de semblables histoires à des gens fort habiles en Architecture et en Sculpture, mais je m’en suis toujours défié, j’ai toujours cru qu’ils ne rapportaient toutes ces merveilles que pour montrer qu’ils avaient lu les bons Livres, et pour faire honneur à leur Art, en étalant les profonds my157 stères dont ils prétendent qu’il est capable, mais je n’ai jamais pensé qu’ils voulussent imiter ces exemples.
l’Abbé
Cela est ainsi n’en doutez point, Girardon a fait la Minerve qui est sur le fronton du Château de Sceaux 120 Annotation en cours. , Je l’ai vue dans son atelier, et je l’ai vue en place, elle ne m’a point paru avoir la bouche plus ouverte ni le nez plus large dans l’atelier que sur le fronton. Comme cette figure est assise, il devait suivant les principes qu’on attribue faussement aux Anciens, allonger le corps de sa figure de la ceinture en haut, parce que les genoux en cachent une partie plus ou moins selon qu’on s’approche ou qu’on se recule ; mais il s’est bien donné de garde de rien changer aux proportions. Il a pris un expédient très ingénieux et très sage. Au lieu de faire sa Minerve assise à l’ordinaire, il l’a te158 nue assise fort haute et à demi-debout, de sorte que de quelque endroit qu’on la regarde on la voit toujours presque toute entière. Un Sculpteur peut faire sa figure assise en la manière qu’il lui plaît mais non pas la rendre monstrueuse et difforme par des règles d’optique mal entendues. Quoi qu’il en soit, je suis persuadé que les Anciens n’ont jamais pensé à la moitié des finesses qu’on leur attribue, et que le hasard a fait plus des trois quarts des beautés qu’on s’imagine voir dans leurs Ouvrages, ce n’a été pour l’ordinaire que la fantaisie ou la négligence de l’Architecte qui ont causé du changement dans les proportions. Cependant ceux qui sont venus longtemps depuis, ont trouvé du mystère à ces changements, ils en ont marqué soigneusement toutes les différences, et les ont fait apprendre par cœur à leurs disciples. Il ne faut donc point que l’invention des ornements d’Architectu159 re tourne à si grand honneur aux Anciens, puisque ces ornements se sont comme introduits d’eux-mêmes et insensiblement ; que s’ils sont beaux, d’autres l’auraient été également, s’ils avaient eu le bonheur d’être choisis et employés dans des Ouvrages magnifiques, et si le Temps les avait consacrés. Il ne faut pas non plus tenir beaucoup de compte à un Architecte de ce qu’il observe bien les proportions que les Anciens nous ont laissées, puisqu’il n’y a point de proportions si bizarres, qu’on n’en trouve des exemples dans d’excellents Auteurs : D’ailleurs, les cinq ordres d’Architecture 121 Annotation en cours. bien mesurés et bien dessinés sont dans les mains de tout le monde, et il est moins difficile de les prendre dans les Livres où ils sont gravés, que les mots d’une langue dans un Dictionnaire. Mais le véritable mérite d’un Architecte est de savoir faire en observant les ordres d’Architecture, des bâtiments qui soient tout ensemble, solides, 160 commodes et magnifiques 122 Annotation en cours. . C’est de savoir donner à la magnificence ce qu’elle demande, sans que la solidité d’une part et la commodité de l’autre en souffrent le moins du monde ; car ces trois choses se combattent presque toujours. C’est de savoir rendre les dehors aussi réguliers et aussi agréables que si l’on n’avait eu aucun égard à la distribution et à la commodité des dedans, et que les dedans soient aussi commodes et aussi bien distribués que si l’on n’avait pas songé à la régularité des faces extérieures 123 Annotation en cours. .
le Chevalier
C’est donc comme dans la Poésie où les rimes et la mesure des Vers doivent être gardées, comme si le sens et la raison ne contraignaient en rien, et où il faut que les choses qu’on dit soient aussi sensées et aussi naturelles que s’il n’y avait ni rime ni mesure à observer 124 Annotation en cours. .
161l’Abbé
C’est la même chose ; mais parce qu’il ne nous reste aucun bâtiment antique qui ait servi d’habitation à quelque Prince, ou du moins qui soit assez entier pour juger de l’habileté des Architectes dans la distribution des appartements 125 Annotation en cours. , nous ne pouvons pas en faire la comparaison avec nos bâtiments modernes. Cependant à voir le raffinement où on a porté cette partie de l’Architecture depuis le commencement de ce siècle, et particulièrement depuis vingt ou trente ans, on peut juger combien nous l’emportons de ce côté-là sur les Anciens. Il y en a qui prétendent qu’Auguste même n’avait pas de vitres aux fenêtres de son Palais.
le Président
Voilà une belle chose à remarquer ; c’est comme qui dirait qu’Auguste n’avait pas de chemise. Ce sont de petites commodités dont ils manquaient à la vérité, mais qui ne font 162 rien ni à la magnificence ni à la beauté d’un siècle.
le Chevalier
C’étaient là de plaisants Héros
De n’avoir pas, même au mois de Décembre,
De vitres dans leur chambre
Ni de chemise sur leur dos
126
Annotation en cours.
.
le Président
Vous vous réjouissez, mais cela ne fait rien à notre question.
l’Abbé
Le manque de ces petites commodités donne à juger qu’il leur en manquait beaucoup d’autres ; mais revenons à la partie principale de l’Architecture qui est la décoration des faces extérieures 127 Annotation en cours. , je prétends que nous l’emportons sur eux de ce côté-là. Il ne faut qu’examiner le Panthéon 128 Annotation en cours. , le plus magnifique et le plus régulier des anciens bâtiments, et regardé comme tel par tous les Architectes, il n’y a peut-163 être pas dans le portique de ce Temple deux colonnes d’une même grosseur.
le Président
Il est vrai que celles des encoignures sont plus grosses que les autres, mais cela est conforme aux bonnes règles de l’Architecture 129 Annotation en cours. .
l’Abbé
Celle qui est à droite en entrant, est comme vous le dites plus grosse que les autres mais celle qui est à gauche et qui lui fait symétrie non seulement ne lui est point pareille, mais est plus petite que celle qui est ensuite du même côté.
le Président
Ignorez-vous que ces deux colonnes ont été changées de place ?
l’Abbé
Je l’ai lu dans la nouvelle description qu’on nous a donnée des an164 ciens bâtiments de Rome [ e ] 130 Annotation en cours. , mais je ne l’ai jamais compris. On y lit que ces deux colonnes ayant été transportées dans un autre endroit, le Pape Urbain VIII ordonna qu’on les remît, et leur fit faire à chacune un chapiteau neuf ; que l’Architecte les changea de place, ou par inadvertance ou par ignorance, et mit la moins grosse dans l’encoignure, et la plus grosse ensuite, tout à rebours de ce qu’il fallait faire 131 Annotation en cours. . Il est vrai que le Pape Urbain a donné des Chapiteaux neufs à ces deux colonnes en la place de ceux que le temps avait ruinés, mais je ne crois rien de tout le reste : quelle apparence qu’on ait ôté deux colonnes d’un Portique et particulièrement dans une encoignure, et qu’on ait pu en venir à bout sans que la partie de l’Édifice portée par ces colonnes ne soit tombée 132 Annotation en cours. . Palladio et Serlio qui nous ont donné la description de ce Temple plus de quatre-vingts 165 ans avant le Pontificat du Pape Urbain ne marquent point qu’il manquait deux colonnes à ce Portique 133 Annotation en cours. , et c’est une circonstance trop mémorable pour avoir été oubliée par de tels Architectes. L’histoire du transport de ces deux colonnes qu’on a imaginée à l’occasion des deux chapiteaux neufs, n’a été inventée que pour ne pas tomber dans l’inconvénient d’avouer que les Anciens ont fait des fautes. Quoi qu’il en soit, je vous accorde le miracle d’un gros entablement d’encoignure qui se soutint en l’air pendant plusieurs années, car il faut sauver l’honneur des Anciens à quelque prix que ce soit ; mais vous trouverez que les autres colonnes de ce portique sont presque toutes d’une grosseur inégale. Les bandeaux de la voûte du Temple ne tombent point à plomb sur les colonnes du grand ordre ni sur les pilastres de l’attique, et posent la plupart sur le vide des espèces de fe166 nêtres qui sont au-dessous, ou moitié sur le vide et moitié sur le plein 134 Annotation en cours. . Cet ordre attique a un soubassement et un couronnement d’une grandeur exorbitante, et est coupé mal à propos par deux grandes arcades dont les bandeaux soutiennent le mieux qu’ils peuvent les restes inégaux de ces pilastres cruellement estropiés 135 Annotation en cours. . Les naissances de l’une de ces deux Arcades au lieu de tomber à plomb sur la grande corniche qui leur sert d’imposte 136 Annotation en cours. , sont courbées, suivant le trait du compas qui a formé l’Arcade, et viennent poser à faux sur la saillie de la grande corniche. Les modillons 137 Annotation en cours. de cette corniche ne sont point à plomb sur le milieu des chapiteaux des colonnes ; et dans le fronton du Portique il y a un modillon de plus à un côté qu’à l’autre ; car on en compte vingt-trois au côté droit, et vingt-quatre au côté gauche ; je ne crois pas qu’il y ait exemple d’une pareille négligence.
167le Président
Ce sont bagatelles que vous remarquez là. Il faudrait mieux observer que l’Architecte judicieux et savant dans les Mathématiques 138 Annotation en cours. , a eu soin de donner à l’épaisseur des murs de ce Temple la septième partie de son diamètre.
l’Abbé
Vous vous moquez, cela fait-il quelque chose à la beauté de ce Temple ? cette proportion ne peut regarder que la solidité qui aurait été encore plus grande si l’Architecte lui eût donné quelque chose de plus que la septième partie, et qui aurait suffi s’il leur eût donné quelque chose de moins. Mais à propos d’épaisseur, avez-vous remarqué l’épaisseur horrible que les Anciens donnaient à leurs planchers qui était le double de celle des murs, au lieu que nos planchers n’en ont ordinairement que la moitié ; ainsi 168 leurs planchers étaient quatre fois plus épais que les nôtres ; c’était un fardeau épouvantable dont on ne voit point la nécessité 139 Annotation en cours. . Ils avaient encore une très mauvaise manière de construction qui était de poser les pierres en forme de losange ou de réseau car chaque pierre ainsi placée était comme un coin qui tendait à écarter les deux pierres sur lesquelles elle était posée [ f ] 140 Annotation en cours. . Je ne dois pas omettre ici qu’ils ignoraient ce qu’il y a de plus fin et de plus artiste 141 Cet emploi d’artiste comme adjectif est signalé par Furetière. [CNe] dans l’Architecture, je veux dire le Trait ou la Coupe des pierres 142 Annotation en cours. ; de là vient que presque toutes leurs voûtes étaient de brique recouverte de stuc, et que leurs architraves n’étaient ordinairement que de bois ou d’une seule pierre 143 Annotation en cours. .
le Président
Ces architraves n’en étaient que plus belles d’être d’une seule pierre.
169l’Abbé
Cela est vrai, mais comme une pierre un peu trop longue et qui a trop de portée, se casserait infailliblement, ils étaient obligés de mettre les colonnes si proches les unes des autres, que les Dames étaient contraintes de se quitter la main, comme le remarque Vitruve, lorsqu’elles voulaient entrer sous les portiques qui entouraient les Temples 144 Annotation en cours. .
le Président
L’architrave qui portait sur les colonnes de la porte du Temple d’Éphèse , avait pourtant plus de quinze pieds 145 Annotation en cours. . Il est vrai que l’Architecte effrayé par la grandeur et par la pesanteur de cette pierre, désespérait de pouvoir l’élever, et Pline ajoute que s’étant endormi après avoir fait sa prière à Diane, il trouva à son réveil l’architrave posée en place 146 Pline l’Ancien, Histoire naturelle, XXXVI, 97. [BR] ; Ce qui fait voir 170 qu’on regardait comme une chose miraculeuse l’adresse qu’il avait eue de l’élever et de la poser.
l’Abbé
Si cet Architecte avait su la coupe des pierres, il n’aurait pas été embarrassé, il aurait fait son architrave de plusieurs pièces taillées selon le trait qu’il leur faut donner, et elle aurait été beaucoup plus solide. Mais qu’aurait fait cet Architecte de Diane s’il avait eu à élever deux pierres comme celles du fronton du Louvre de cinquante-quatre pieds de long chacune, sur huit pieds de largueur, et de quinze pouces d’épaisseur seulement, ce qui les rendait très aisées à se casser, ni lui ni sa Déesse n’en seraient jamais venus à bout 147 Annotation en cours. . L’impossibilité de faire de larges entrecolonnements, parce qu’ils ne faisaient l’architrave que d’une seule pièce, les a aussi empêchés d’accoupler les colonnes et d’élargir par ce moyen 171 les intervalles, manière d’arranger des colonnes qui donne beaucoup de grâce et beaucoup de force à un édifice. Il n’y a peut-être rien de plus ingénieux dans tous les Arts, ni où les Mathématiques aient plus travaillé que le trait et la coupe des pierres. De là sont venues ces trompes 148 « en termes d’architecture, est une espèce de voûte très artistement taillée, dont la clef est en l’air, et qui semble n’être soutenue de rien, sur laquelle pourtant on élève des murailles de pierre » (Furetière). [CNe] étonnantes où on voit un édifice se porter de lui-même par la force de sa figure et par la taille des pierres dont il est construit ; cesvoûtes surbaissées et presque toutes plates, ces rampes d’escalier, qui sans aucuns piliers qui les soutiennent, tournent en l’air le long des murs qui les enferment, et vont se rendre à des paliers également suspendus, sans autre appui que celui des murs et de la coupe ingénieuse de leurs pierres 149 Annotation en cours. . Voilà où paraît l’industrie d’un Architecte, qui sait se servir de la pesanteur de la pierre contre elle-même et la faire soutenir en l’air par le même poids qui la fait tomber 150 Annotation en cours. . Voilà ce que n’ont 172 jamais connu les Anciens, qui bien loin de savoir faire tenir les pierres ainsi suspendues, n’ont su inventer aucune bonne machine pour les élever 151 Annotation en cours. . Si les pierres étaient petites ils les portaient sur leurs épaules au haut de l’édifice, si elles étaient d’une grosseur considérable, ils les roulaient sur la pente des terres qu’ils apportaient contre leur bâtiment à mesure qu’il s’élevait, et qu’ils remportaient ensuite à mesure qu’ils en faisaient le ravalement 152 Annotation en cours. . Cela était à la vérité bien naturel mais peu ingénieux, et n’approchait guère des machines qu’on a inventées dans ces derniers temps ; qui n’élèvent pas seulement les pierres à la hauteur que l’on désire ; mais qui les vont poser précisément à l’endroit qui leur est destiné. Il est vrai qu’ils avaient quelques machines pour élever des pierres, qui sont décrites dans Vitruve 153 Annotation en cours. : mais ceux qui se connaissent en machines, conviennent qu’elles ne sau173 raient être d’aucun usage, ou que d’un usage très peu commode.
le Président
Tout cela est le plus beau du monde, mais où nous montrerez-vous des bâtiments modernes qui puissent être comparés au Panthéon dont vous parlez si mal, au Colisée , au Théâtre de Marcellus , à l’ Arc de Constantin , et à une infinité d’autres semblables édifices 154 Annotation en cours. .
l’Abbé
Il y a deux choses à considérer dans un bâtiment, la grandeur de sa masse, et la beauté de sa structure ; la grandeur de la masse peut faire honneur aux Princes ou aux Peuples qui en ont fait la dépense 155 Annotation en cours. . Mais il n’y a que la beauté du dessin et la propreté de l’exécution dont il faille véritablement tenir compte à l’Architecte, autrement il faudrait estimer davantage celui qui a donné le dessin de la moindre des Pyramides d’Égypte, 174 qui ne consiste qu’en un simple triangle que tous les Architectes Grecs et Romains, puisque cette Pyramide a plus consommé de pierres et plus occupé d’ouvriers que le Panthéon ni le Colisée 156 Annotation en cours. . Pour mieux concevoir ce que je dis, supposons qu’un Prince veuille faire bâtir une Galerie de cinq ou six cents toises 157 Annotation en cours. de longueur, n’est-il pas vrai que lorsque l’Architecte, après en avoir bien imaginé et bien digéré le dessin, en aura élevé et achevé quinze ou vingt toises, il sera aussi louable en tant qu’Architecte que s’il l’avait construite tout entière ? Il ne faut donc point appuyer sur la grandeur ni sur l’étendue des bâtiments, quoique peut-être y trouverions-nous notre compte ; car où voit-on chez les Anciens un Palais de deux cents toises de face comme celui où nous sommes ! Mais encore une fois la masse et l’étendue des édifices ne roulent point sur l’Architecte. Cela ne pouvant recevoir de difficulté, 175 je soutiens que dans la seule face du devant du Louvre 158 Annotation en cours. , il y a plus de beauté d’architecture qu’en pas un des édifices des Anciens. Quand on présenta le dessin de cette façade, il plut extrêmement. Ces Portiques majestueux dont les colonnes portent des architraves de douze pieds de long, et des plafonds carrés d’une pareille largeur 159 Annotation en cours. , surprirent les yeux les plus accoutumés aux belles choses, mais on crut que l’exécution en était impossible, et que ce Dessin était plus propre pour être peint dans un tableau, parce que c’était encore seulement en peinture qu’on en avait vu de semblables, que pour servir de modèle au frontispice d’un palais véritable. Cependant il a été exécuté entièrement, et il se maintient sans qu’une seule pierre de ce large plafond tout plat et suspendu en l’air se soit démentie le moins du monde. Toute cette façade a été d’ailleurs construite avec une pro176 preté et une magnificence sans égales. Ce sont toutes pierres d’une grandeur démesurée, dont les joints sont presque imperceptibles, et tout le derrière des portiques a été appareillé avec un tel soin, qu’on ne voit aucun joint montant dans toute l’étendue de cette façade 160 Annotation en cours. ; On a eu la précaution de les faire rencontrer contre les côtés des pilastres 161 Annotation en cours. et contre les bandeaux 162 Annotation en cours. des niches qui les cachent par leur saillie, en sorte que chaque assise 163 Annotation en cours. semble être toute d’une pièce d’un bout à l’autre de chaque Portique ; beauté de construction qui ne se trouvera point dans aucun bâtiment ni des Anciens ni des Modernes.
le Président
Ainsi nous voilà, selon vous, au-dessus des Anciens du côté de l’Architecture, je ne l’aurais jamais cru et ne le crois pas encore ; mais voyons je vous supplie comment il 177 se peut faire que nous les surpassions du côté de la Sculpture ? Cet article ne sera pas moins curieux à entendre, et sera peut-être plus difficile à prouver.
l’Abbé
Nous avons, je l’avoue, des figures antiques d’une beauté incomparable et qui font grand honneur aux Anciens.
le Chevalier
Je vous conseille, vous le défenseur de l’Antique, de vous retrancher derrière ces figures. Mettez autour de vous l’Hercule 164 Annotation en cours. , l’Apollon 165 Annotation en cours. , la Diane 166 Annotation en cours. , le Gladiateur 167 Annotation en cours. , les Lutteurs 168 Annotation en cours. , le Bacchus 169 Annotation en cours. , le Laocoon 170 Annotation en cours. et deux ou trois encore de la même force, après cela laissez-le faire.
l’Abbé
L’avis est bon, mais il ne faut pas y en appeler d’autres ; car par exemple, si vous y mettiez la Flore 171 Annotation en cours. dont 178 la plupart des Curieux font tant de cas, il serait aisé de vous forcer 172 « emporter quelque chose par effort ou violence » (Furetière : vocabulaire militaire, vocabulaire de la chasse). [CNe] de ce côté-là.
le Président
Pourquoi ? la Flore est un des plus beaux ouvrages de Sculpture que nous ayons.
l’Abbé
C’est une figure vêtue, ainsi il en faut regarder la Draperie comme une partie principale. Cependant cette Draperie n’est pas agréable et il semble que la Déesse soit vêtue d’un drap mouillé.
le Président
Aussi est-elle, et le Sculpteur l’a voulu ainsi, pour faire mieux paraître le nu de sa figure.
l’Abbé
Si c’était une Nymphe des eaux à la bonne heure, encore cela serait-il bizarre, car il faut supposer 179 que les vêtements de ces sortes de Divinités sont de la même nature que le plumage des oiseaux aquatiques, qui demeurent dans l’eau sans se mouiller. Le Sculpteur n’y a pas fait assurément de réflexion, il a mouillé la draperie de son modèle pour lui faire garder les plis qu’il avait arrangés avec soin, et ensuite il les a dessinés fidèlement. Rien n’étonne davantage que de voir un morceau d’étoffe, qui au lieu de pendre à plomb selon l’inclination naturelle de tous les corps pesants, se tient collé le long d’une jambe pliée et retirée en dessous. La même chose se voit encore à l’endroit du sein où la draperie suit exactement la rondeur des mamelles. Il y a d’autres manières plus ingénieuses que celles-là pour marquer le nu des figures, et faire voir leurs justes proportions 173 Annotation en cours. .
le Président
Il se peut faire que les Anciens 180 n’ont pas été quelquefois fort exacts dans leurs draperies. C’est une chose qu’ils ont négligée et qu’ils ont même affecté de négliger pour donner par là plus de beauté au nu de leurs figures.
l’Abbé
Je suis persuadé que les Anciens aussi bien que nous faisaient de leur mieux en tout ce qu’ils entreprenaient, et où est la finesse de faire mal une chose capitale comme l’est la Draperie dans une figure qui est vêtue ? Il ne faut pas d’ailleurs s’imaginer que de bien draper soit un talent peu considérable dans un Sculpteur, le beau choix des plis, la grande et noble manière de les jeter sont des secrets qui ont leur mérite, et peut-être n’est-il rien de plus difficile que de donner de la légèreté à des vêtements. Car si les plis ne sont bien naturels et ne marquent adroitement le peu d’épaisseur de l’étoffe, la figure semble 181 étouffée et comme captive sous la masse et l’immobilité de la matière. La plupart des Anciens n’y trouvaient point d’autre finesse que de serrer les draperies contre le nu, et de faire un grand nombre de petits plis les uns auprès des autres. Aujourd’hui sans cet expédient on fait paraître la draperie aussi mince que l’on veut, en donnant peu d’épaisseur aux naissances des plis et aux endroits où ces mêmes plis sont interrompus 174 Annotation en cours. .
le Chevalier
À voir les petits plis de certaines draperies antiques, espacés également, et tirés en lignes parallèles, il semble qu’on les ait faits avec un peigne ou avec un râteau.
le Président
Si ces sortes de plis se trouvent dans quelques figures de Dames Romaines ou de Vestales 175 Annotation en cours. , dont les Robes étaient ainsi plissées, avec des 182 eaux gommées 176 « gomme : suc visqueux qui sort des arbres », soluble dans l’eau (Furetière) et qui sert à empeser les tissus. [CNe] , de sorte que les Sculpteurs ne pouvaient pas les représenter d’une autre manière que celle que vous leur reprochez.
l’Abbé
À la bonne heure, si cela est ainsi, mais je crains bien que ce ne soit là une érudition supposée pour leur servir d’excuse. Quoi qu’il en soit, les Anciens n’ont pas excellé de ce côté-là et il en faut demeurer d’accord comme il faut convenir qu’ils étaient admirables pour le nu des figures. Car j’avoue que dans l’Apollon, la Diane, la Vénus, l’Hercule, le Laocoon et quelques autres encore, il me semble voir quelque chose d’auguste et de divin, que je ne trouve pas dans nos figures modernes, mais je dirai en même temps que j’ai de la peine à démêler si les mouvements d’admiration et de respect qui me saisissent en les voyant, naissent uniquement de l’excès de leur beauté et de leur 183 perfection, ou s’ils ne viennent point en partie de cette inclination naturelle que nous avons tous à estimer démesurément les choses qu’une longue suite de temps a comme consacrées et mises au-dessus du jugement des hommes. Car quoique je sois toujours en garde contre ces sortes de préventions, elles sont si fortes et elles agissent sur notre esprit d’une manière si cachée, que je ne sais si je m’en défends bien. Mais je suis très bien persuadé que si jamais deux mille ans passent sur le groupe d’Apollon , qui a été fait pour la grotte du Palais où nous sommes 177 Il s’agit du groupe d’ Apollon servi par les nymphes de Girardon et Regnaudin, réalisé entre 1667 et 1675. Il fut préalablement installé dans la grotte de Thétys avant de rejoindre en 1684, en prévision de la construction de l’aile du Nord , le bosquet de la Renommée pour enfin rejoindre le bosquet des Bains d’Apollon en 1704, remanié en 1778 par Hubert Robert. Cette phrase est étonnante car en 1688 il y a quatre ans déjà que le groupe a quitté la grotte de Thétys . [MdV] , et sur quelques autres ouvrages à peu près de la même force, ils seront regardés avec la même vénération, et peut-être plus grande encore.
le Chevalier
Sans attendre deux mille ans, il serait aisé de s’en éclaircir dans peu de jours, on sait faire de certaines 184 eaux rousses qui donnent si bien au marbre la couleur des antiques 178 Annotation en cours. , qu’il n’y a personne qui n’y soit trompé ; ce serait un plaisir d’entendre les exclamations II Variante 1692 : acclamations [DR] des Curieux qui ne sauraient pas la tromperie, et de voir de combien de piques 179 « se dit aussi pour figurer quelque hauteur. [...] On dit aussi, Il est de cent piques plus savant que vous » (Furetière). [CNe] ils les mettraient au-dessus de tous les Ouvrages de notre siècle.
l’Abbé
Nous savons le Commerce qui s’est fait de ces sortes d’Antiques, et qu’un galant homme que nous connaissons tous, en a peuplé tous les cabinets des Curieux novices 180 Annotation en cours. . Un jour que je mepromenais dans son jardin, on m’assura que je marchais sur une infinité de Bustes enfouis dans la terre qui achevaient là de se faire Antiques en buvant du jus de fumier. J’ai vu plusieurs de ces Bustes, je vous jure qu’il est difficile de n’y être pas trompé.
185le Chevalier
Pour moi je n’y vois pas de différence, si ce n’est que les faux Antiques me plaisent davantage que les véritables qui la plupart ont l’air mélancolique, et font de certaines grimaces où j’ai de la peine à m’accoutumer 181 Annotation en cours. .
l’Abbé
Si le titre d’Ancien est d’un grand poids et d’un grand mérite pour un ouvrage de Sculpture, la circonstance d’être dans un Pays éloigné, et qu’il en coûte pour le voir un voyage de trois ou quatre cents lieues, ne contribue pas moins à lui donner du prix et de la réputation. Quand il fallait aller à Rome pour voir le Marc Aurèle 182 Annotation en cours. , rien n’était égal à cette fameuse figure équestre, et on ne pouvait trop envier le bonheur de ceux qui l’avaient vue. Aujourd’hui que nous l’avons à Paris 183 Annotation en cours. , il n’est pas croyable 186 combien on la néglige, quoi qu’elle soit moulée très exactement, et que dans une des Cours du Palais-Royal 184 Annotation en cours. où on l’a placée elle ait la même beauté et la même grâce que l’Original. Cette figure est assurément belle, il y a de l’action, il y a de la vie, mais toutes choses y sont outrées. Le Cheval lève la jambe de devant beaucoup plus haut qu’il ne le peut, il se ramène 185 « ramener, en termes de Manège, c’est faire baisser le nez à un cheval qui porte au vent » (Furetière). [CNe] de telle sorte qu’il semble avoir l’encolure démise et la corne de ses pieds excède en longueur celle de tous les Mulets d’Auvergne.
le Chevalier
La première fois que je vis cette figure, je crus que l’Empereur Marc Aurèle montait une Jument poulinière, tant son Cheval a les flancs larges et enflés, ce qui oblige ce bon Empereur à avoir les jambes horriblement écarquillées 186 « écarquillées » emploi burlesque (« ouvrir d’une manière ridicule », selon Littré, qui cite Scarron, Le Virgile travesti, II, 95 : « ses deux jambes écarquillant »). [BR] .
187le Président
Plusieurs croient que l’original s’est ainsi élargi par le ventre pour avoir été accablé sous la ruine d’un bâtiment.
l’Abbé
Comment cela peut-il avoir été pensé ? Et qui ne sait que le bronze fondu se casserait cent fois plutôt que de plier.
le Président
Vous ne songez pas qu’on tient que cette figure équestre est de cuivre corinthien, que l’or et l’argent qui y sont mêlés comme vous savez, rendent doux et pliable 187 Annotation en cours. .
l’Abbé
Bien loin que ce mélange prétendu d’or et d’argent pût rendre du cuivre plus pliable, il ne servirait qu’à le rendre encore plus fier et plus inflexible ; c’est l’effet nécessaire du 188 mélange dans tous les métaux 188 Annotation en cours. , mais il n’y a rien qu’on ne cherche pour excuser les Anciens, ni rien de si incroyable qu’on n’aime mieux croire que de s’imaginer qu’ils aient fait la moindre faute.
le Président
Ce n’est pas sans raison qu’on a pour eux une vénération extraordinaire. Vous avouez vous-même qu’il est sorti de leurs mains un certain nombre de figures qui sont incomparables.
l’Abbé
J’en demeure d’accord, et cela ne m’étonne point. La Sculpture est à la vérité un des plus beaux Arts qui occupent l’esprit et l’industrie des hommes ; mais on peut dire aussi que c’est le plus simple et le plus borné de tous, particulièrement lorsqu’il ne s’agit que de figures de ronde-bosse 189 Annotation en cours. . Il n’y a qu’à choisir un beau modèle, le poser 189 dans une attitude agréable, et le copier ensuite fidèlement. Il n’est point nécessaire que le Temps ait donné lieu à plusieurs et diverses réflexions, et qu’il se soit fait un amas de préceptes pour se conduire. Il a suffi que des hommes soient nés avec du génie, et qu’ils aient travaillé avec application. Il est encore à remarquer qu’il y avait des récompenses extraordinaires attachées à la réussite de ces sortes d’ouvrages, qu’il y allait de donner des Dieux à des Nations entières et aux Princes mêmes de ces Nations ; et enfin que quand le Sculpteur avait réussi, il n’était guère moins honoré que le Dieu qui sortait de [ses mains. Les Anciens ont donc pu exceller dans les figures de ronde-bosse, et n’avoir pas eu le même avantage dans les ouvrages des autres Arts beaucoup plus composés et qui demandent un plus grand nombre de réflexions et de préceptes 190 Passage effacé restitué avec la seconde édition (1692). [DR] .] Cela est si vrai, que 190 dans les parties de la Sculpture même où il entre plus de raisonnement et de réflexion, comme dans les bas-reliefs ils y ont été beaucoup plus faibles. Ils ignoraient une infinité de secrets de cette partie de la Sculpture dans le temps même qu’ils ont fait la colonne Trajane où il n’y a aucune perspective ni aucune dégradation 191 Annotation en cours. . Dans cette colonne les figures sont presque toutes sur la même ligne ; s’il y en a quelques-unes sur le derrière, elles sont aussi grandes et aussi marquées que celles qui sont sur le devant en sorte qu’elles semblent [être montées sur des Gradins pour se faire voir les unes au-dessus des autres 192 Passage effacé restitué avec la seconde édition (1692) DR. .]
le Président
[Si la colonne Trajane n’était pas un morceau d’une beauté singulière, Monsieur Colbert dont je vous ai ouï louer plus d’une fois le 193 Passage effacé restitué avec la seconde édition (1692). [DR] ] goût exquis pour tous les beaux 191 Arts 194 Annotation en cours. , n’aurait pas envoyé à Rome mouler cette colonne et n’en aurait pas fait apporter en France tous les moules et tous les bas-reliefs moulés chacun deux fois, ce qui n’a pu se faire sans une dépense considérable 195 Annotation en cours. .
l’Abbé
Il paraît à la vérité que Monsieur Colbert a donné en cela une grande marque de son estime pour la Sculpture des Anciens ; mais qui peut assurer que la politique n’y eût pas quelque part 196 L’accumulation d’œuvres antiques permettait d’afficher une richesse ostentatoire que peu de résidences royales pouvaient se permettre. « C’est dans cette logique de thésaurisation artistique que s’inscrivent les grandes acquisitions effectuées en France dans les années 1680, autant que dans une “politique culturelle” qu’auraient obsédée les modèles de l’Antiquité et de la Renaissance. » (voir T. Sarmant, Les Demeures du Soleil. Louis XIV, Louvois et la surintendance des Bâtiments du roi, Seyssel, Champ Vallon, 2003, p. 237-238). [MdV] . Pensez-vous que de voir dans une place où se promènent sans cesse des étrangers de toutes les Nations du monde, une construction immense d’échafauds les uns sur les autres autour d’une colonne de six vingts pieds de haut 197 Cent vingt pieds, soit environ 38 m. [CNe] , et d’y voir fourmiller un nombre infini d’ouvriers, pendant que le Prince qui les fait travailler est à la tête de cent mille hommes, et soumet à ses lois toutes les Places 192 qu’il attaque ou qu’il menace seulement ? Pensez-vous, dis-je, que ce spectacle tout agréable qu’il était, ne fût pas en même temps terrible pour la plupart de ces étrangers, et ne leur fît pas faire des réflexions plus honorables cent fois à la France, que la réputation de se bien connaître aux beaux ouvrages de Sculpture 198 Louis XIV avait bien conscience que sa gloire passait par la guerre mais aussi par les bâtiments. En agrandissant Versailles démesurément et en le laissant ouvert au public, il laissait voir par la même occasion toute sa puissance. En effet, plusieurs milliers d’ouvriers travaillaient quotidiennement sur les chantiers et le marquis de Dangeau rappelle dans son Journal qu’au plus fort des travaux, le 31 mai 1685, 36 000 personnes travaillaient « ici [au château de Versailles] ou aux environ de Versailles ». Le château devait s’offrir comme une vitrine des savoir-faire français, ou le plus souvent des savoir-faire étrangers mais désormais maîtrisés par la France. [MdV] ?
le Chevalier
Il arriva dans le même temps, une chose à peu près de la même nature qui me fit bien du plaisir. Le Courrier qui portait le paquet de Monsieur Colbert pour lors en Flandres auprès du Roi, fut arrêté par les Ennemis ; entre plusieurs Ordonnances pour les bâtiments du Roi, qui montaient à de grandes sommes, il s’en trouva une pour le paiement du second quartier des gages des Comédiens Espagnols. Quelle mine faisait, je vous prie, le Général de l’Armée ennemie, en 193 voyant ses Soldats presque tout nus, pendant que le Prince qu’il avait à combattre faisait payer des Comédiens Espagnols qu’il n’avait retenus que pour la satisfaction de la Reine, et à condition de ne leur voir jamais jouer la Comédie 199 Annotation en cours. .
l’Abbé
Je veux bien que le seul amour des Beaux-Arts ait fait mouler et venir ici la colonne Trajane , voyons-en le succès. Lorsque les bas-reliefs furent déballés et arrangés dans le Magasin du Palais-Royal, on courut les voir avec impatience ; mais comme si ces bas-reliefs eussent perdu la moitié de leur beauté, par les chemins, on s’entreregardait les uns les autres, surpris qu’ils répondissent si peu à la haute opinion qu’on en avait conçue 200 Annotation en cours. . On y remarqua à la vérité de très beaux airs de tête et quelques attitudes assez heureuses, mais presque point d’Art dans la composition 201 Annotation en cours. , nulle dégradation 194 dans les reliefs 202 Annotation en cours. , et une profonde ignorance de la perspective 203 Annotation en cours. . Deux ou trois Curieux pleins encore de ce qu’ils en avaient ouï dire à Rome, s’épanchaient en louanges immodérées sur l’excellence de ces Ouvrages, le reste de la Compagnie s’efforçait d’être de leur avis ; car il y a de l’honneur à être charmé de ce qui est antique, mais ce fut inutilement et chacun s’en retourna peu satisfait. Les bas-reliefs sont demeurés là où ils occupent beaucoup de place, où personne ne les va copier, et où peu de gens s’avisent de les aller voir.
le Chevalier
Je me souviens qu’un de ces Curieux zélés pour l’Antique, voulant faire valoir quelques-uns de ces bas-reliefs, passait et tournait la main dessus en écartant les doigts, et disait voilà qui a du grand, voilà qui a du beau ; on le pria d’arrêter sa main sur quelque endroit qui mé195 ritât particulièrement d’être admiré, il ne rencontra jamais heureusement. D’abord ce fut sur une tête qui était beaucoup trop grosse 204 Annotation en cours. , et il en demeura d’accord ; ensuite sur un Cheval qui était beaucoup trop petit 205 Annotation en cours. : Cependant il persista toujours à soutenir que le tout ensemble en était admirable 206 Annotation en cours. .
l’Abbé
Si l’on examine bien la plupart des bas-reliefs antiques, on trouvera que ce ne sont point de vrais bas-reliefs, mais des reliefs de ronde-bosse, sciés en deux de haut en bas, dont la principale moitié a été appliquée et collée sur un fond tout uni 207 Annotation en cours. . Il ne faut que voir le bas-relief des danseuses , les figures en sont assurément d’une beauté extraordinaire, et rien n’est plus noble, plus svelte et plus galant que l’air, la taille et la démarche de ces jeunes filles qui dansent ; mais ce sont des figures de ronde-bosse, 196 sciées en deux, comme je viens de dire, ou enfoncées de la moitié de leur corps dans le champ qui les soutient. Par là on connaît clairement que le Sculpteur qui les a faites manquait encore, quelque excellent qu’il fût, de cette adresse que le temps et la méditation ont enseignée depuis, et qui est arrivée de nos jours à sa dernière perfection ; je veux dire cette adresse par laquelle un Sculpteur avec deux ou trois pouces de relief, fait des figures, qui non seulement paraissent de ronde-bosse et détachées de leur fond, mais qui semblent s’enfoncer les unes plus, les autres moins dans le lointain du bas-relief 208 Annotation en cours. . Je remarquerai en passant que ce qu’il y a de plus beau au bas-relief des danseuses , a été fait par un Sculpteur de notre temps car lorsque le Poussin l’apporta de Rome en France, ce n’était presque qu’une ébauche assez informe et ç’a été l’aîné des Anguiers 209 Annotation en cours. qui 197 lui a donné cette élégance merveilleuse que nous y admirons.
le Président
Si la Sculpture moderne l’emporte si fort sur la Sculpture antique par cet endroit que vous marquez, il faut que la Peinture d’aujourd’hui soit bien supérieure à celle des Anciens, puisqu’enfin c’est d’elle que la Sculpture a appris tous ces secrets de dégradation et de perspective 210 Annotation en cours. .
l’Abbé
J’en demeure d’accord, et la conséquence en est très juste ; mais puisqu’il s’agit présentement de la Peinture, il faut commencer par la distinguer suivant les divers temps où elle a fleuri, et en faire trois classes : Celle du temps d’Apelle, de Zeuxis, de Timante, et de tous ces grands Peintres dont les Livres rapportent tant des merveilles 211 Annotation en cours. ; Celle du temps de Raphaël, du Titien, de Paul Véronèse, et de plusieurs autres ex198 cellents Maîtres d’Italie 212 Annotation en cours. , et Celle du siècle où nous vivons 213 Annotation en cours. . Si nous voulons suivre l’opinion commune qui règle presque toujours le mérite selon l’ancienneté, nous mettrons le siècle d’Apelle beaucoup au-dessus de celui de Raphaël et celui de Raphaël beaucoup au-dessus du nôtre mais je ne suis nullement d’accord de cet arrangement, particulièrement à l’égard de la préférence qu’on donne au siècle d’Apelle sur celui de Raphaël.
le Président
Comment pouvez-vous ne pas convenir d’un jugement si universel et si raisonnable, surtout après être demeuré d’accord de l’excellence de la sculpture de Phidias et de Praxitèle 214 Annotation en cours. ; car si la sculpture de ces temps-là l’emporte sur celle de tous les siècles qui ont suivi, à plus forte raison la Peinture, si nous considérons qu’elle est susceptible de mille beautés et de mille agréments dont 199 la sculpture n’est point capable.
l’Abbé
C’est par cette raison-là même que la conséquence que vous tirez n’est pas recevable. Si la Peinture était un Art aussi simple et aussi borné que l’est la Sculpture en fait d’ouvrages de ronde-bosse, car c’est en cela seul qu’elle a excellé parmi les Anciens, je me rendrais à votre avis, mais la Peinture est un Art si vaste et d’une si grande étendue, qu’il n’a pas moins fallu que la durée de tous les siècles pour en découvrir tous les secrets et tous les mystères. Pour vous convaincre du peu de beauté des peintures antiques, et de combien elles doivent être mises au-dessous de celles de Raphaël, du Titien et de Paul Véronèse, et de celles qui se font aujourd’hui, je ne veux me servir que des louanges mêmes qu’on leur a données. On dit que Zeuxis représentait si naïvement des raisins que 200 des Oiseaux les vinrent becqueter 215 Célèbre apologue rapporté par Pline l’Ancien, Histoire naturelle, XXXV, 66. Zeuxis avait peint un enfant portant une grappe de raisins, mais quand il vit un oiseau becqueter les raisins, il s’exclama : « J’ai mieux peint les raisins que l’enfant ; car si j’avais aussi bien réussi pour celui-ci, l’oiseau aurait dû avoir peur. » [BR] : Quelle grande merveille y a-t-il à cela ? Une infinité d’oiseaux se sont tués contre le Ciel de la perspective de Rueil 216 Annotation en cours. , en voulant passer outre sans qu’on en ait été surpris, et cela même n’est pas beaucoup entré dans la louange de cette perspective.
le Chevalier
II y a quelque temps que passant sur le fossé des Religieuses Anglaises, je vis une chose aussi honorable à la Peinture que l’Histoire des raisins de Zeuxis, et beaucoup plus divertissante. On avait mis sécher dans la cour de M. Le Brun, dont la porte était ouverte, un tableau nouvellement peint, où il y avait sur le devant un grand chardon parfaitement bien représenté 217 Annotation en cours. . Une bonne femme vint à passer avec son âne qui ayant vu le chardon entre brusquement dans la cour, renverse la femme qui tâchait de le 201 retenir par son licou, et sans deux forts garçons qui lui donnèrent chacun quinze ou vingt coups de bâton pour le faire retirer, il aurait mangé le chardon, je dis mangé, parce qu’étant nouvellement fait il aurait emporté toute la peinture avec sa langue 218 Annotation en cours. .
l’Abbé
Ce chardon vaut bien les raisins de Zeuxis dont Pline fait tant de cas. Le même Pline raconte encore que Parrhasius avait contrefait si naïvement un rideau, que Zeuxis même y fut trompé 219 Annotation en cours. . De semblables tromperies se font tous les jours par des Ouvrages dont on ne fait aucune estime. Cent fois des Cuisiniers ont mis la main sur des Perdrix et sur des Chapons naïvement représentés pour les mettre à la broche ; qu’en est-il arrivé ? on en a ri, et le tableau est demeuré à la cuisine. Le même Auteur rapporte comme une merveille de ce 202 qu’un Peintre de ces temps-là en peignant un pigeon, en avait représenté l’ombre sur le bord de l’auge où il buvait 220 Annotation en cours. . Cela montre seulement qu’on n’avait point encore représenté l’ombre qu’un corps fait sur un autre quand il le cache à la lumière. Il loue un autre Peintre d’avoir fait une Minerve dont les yeux étaient tournés vers tous ceux qui la regardaient 221 Annotation en cours. . Qui ne sait que quand un Peintre se fait regarder de la personne qu’il peint, le Portrait tourne aussi les yeux sur tous ceux qui le regardent en quelque endroit qu’ils soient placés. Il dit qu’Apelle fit un Hercule qui étant vu par le dos ne laissait pas de montrer le visage 222 Annotation en cours. ; l’étonnement avec lequel il dit qu’on regarda cet Hercule est une preuve que jusque-là les Peintres avaient fait leurs figures tout d’une pièce et sans leur donner aucune attitude qui marquât du mouvement et de la vie. Qui ne voit combien de telles louan203 ges supposent d’ignorance en fait de peinture et en celui qui les donne et en ceux à qui elles sont données ? Mais que dirons-nous de ce coup de Maître du même Apelle qui lui acquit le renom du plus grand Peintre de son siècle, de cette adresse admirable avec laquelle il fendit un trait fort délié par un trait plus délié encore ?
le Président
Je vois que vous n’entendez pas quel fut le combat d’Apelle et de Prôtogenês 223 Annotation en cours. . Vous êtes dans l’erreur du commun du monde, qui croit qu’Apelle ayant fait un trait fort délié sur une toile, pour faire connaître à Prôtogenês que ce ne pouvait pas être un autre Peintre qu’Apelle qui l’était venu demander, Prôtogenês avait fait un trait d’une autre couleur qui fendait en deux celui d’Apelle, et qu’Apelle étant revenu il avait refendu celui de Prôtogenês d’un trait enco204 re beaucoup plus mince. Mais ce n’est point là la vérité de l’Histoire, le comble fut sur la nuance des couleurs, digne sujet de dispute et d’émulation entre des peintres, et non pas sur l’adresse de tirer des lignes. Apelle prit un pinceau et fit une nuance si délicate, si douce et si parfaite, qu’à peine pouvait-on voir le passage d’une couleur à l’autre. Prôtogenês fit sur cette nuance, une autre nuance encore plus fine et plus adoucie. Apelle vint qui enchérit tellement sur Prôtogenês par une troisième nuance qu’il fit sur les deux autres, que Prôtogenês confessa qu’il ne s’y pouvait rien ajouter.
l’Abbé
Vous me permettrez de vous dire que vous avez pris ce galimatias dans le Livre de Louis de Montjosieu 224 Annotation en cours. . Comment pouvez-vous concevoir qu’on peigne des nuances de couleurs, les unes sur les autres, et 205 qu’on ne laisse pas de voir que la dernière des trois est la plus délicate ? Je ne m’étonne pas que cet Auteur ne sache ce qu’il dit, rien n’est plus ordinaire à la plupart des Savants quand ils parlent des Arts ; mais ce qui m’étonne, c’est la manière dont il traite Pline sur la description qu’il nous a laissée de ce Tableau 225 Annotation en cours. . Pline assure qu’il l’a vu et même qu’il le regarda avec avidité peu de temps avant qu’il pérît dans l’embrasement du Palais de l’Empereur 226 Pline l’Ancien, Histoire naturelle, XXXV, 65. [BR] . Il ajoute que ce tableau ne contenait autre chose dans toute son étendue qui était fort grande, que des lignes presque imperceptibles ; ce qui semblait le devoir rendre peu considérable parmi les beaux tableaux dont il était environné, mais que cependant il attirait davantage la curiosité que tous les autres Ouvrages des plus grands Peintres. Montjosieu ose soutenir que Pline n’a jamais vu aucune ligne sur ce tableau et qu’il 206 n’y en avait point, que le bon homme s’est imaginé les voir, parce qu’il avait ouï dire qu’il y en avait, ou qu’il l’avait bien voulu dire, pour ne pas s’attirer le reproche de ne voir goutte 227 Annotation en cours. . N’est-ce pas là une témérité insupportable ? Mais afin que vous ne m’accusiez pas de maltraiter un homme qui peut-être a fait de gros livres, je ne parle qu’après Monsieur de Saumaise qui en dit beaucoup davantage, et qui paraît avoir été plus blessé que moi de cette insolence 228 Annotation en cours. . Il est donc vrai qu’il s’agissait entre Prôtogenês et Apelle d’une adresse de main, et de voir à qui ferait un trait plus délié. Cette sorte d’adresse a longtemps tenu lieu d’un grand mérite parmi les Peintres. L’O de Giotto en est une preuve 229 Annotation en cours. , le Pape Benoît IX faisait chercher partout d’excellents Peintres, et se faisait apporter de leurs Ouvrages pour connaître leur suffisance 230 Annotation en cours. . Giotto ne voulut point donner de tableau, mais pre207 nant une feuille de papier en présence de l’Envoyé du Pape, il fit d’un seul trait de crayon ou de plume, un O aussi rond que s’il l’eût fait avec le compas. Cet O le fit préférer par le Pape à tous les autres Peintres, et donna lieu à un Proverbe qui se dit encore dans toute l’Italie, où quand on veut faire entendre qu’un homme est fort stupide, on dit qu’il est aussi rond que l’O de Giotto. Mais il y a déjà longtemps que ces sortes d’adresse ne sont plus d’aucun mérite parmi les Peintres. Monsieur Ménage 231 Annotation en cours. m’a dit avoir connu un Religieux qui non seulement faisait d’un seul trait de plume un O parfaitement rond, mais qui en même temps y mettait un point justement dans le centre 232 Annotation en cours. . Ce Religieux ne s’est jamais avisé de vouloir passer pour Peintre, et s’est contenté d’être loué de son petit talent. Le Poussin lorsque la main lui tremblait 233 Annotation en cours. , et qu’à peine il pouvait placer son 208 pinceau et sa couleur où il voulait, a fait des tableaux d’une beauté inestimable, pendant que mille Peintres qui auraient fendu en dix le trait le plus délicat du Poussin, n’ont fait que des tableaux très médiocres. Ces sortes de prouesses sont des signes évidents de l’enfance de la peinture. Quelques années avant Raphaël et le Titien, il s’est fait des tableaux, et nous les avons encore, dont la beauté principale consiste dans cette finesse de linéaments, on y compte tous les poils de la barbe et tous les cheveux de la tête de chaque figure 234 Annotation en cours. . Les Chinois quoique très anciens dans les Arts en sont encore là 235 Annotation en cours. . Ils parviendront peut-être bientôt à dessiner correctement, à donner de belles attitudes à leurs figures, et même des expressions naïves de toutes les passions, mais ce ne sera de longtemps qu’ils arriveront à l’intelligence parfaite du clair-obscur, de la dégradation des lumières, des 209 secrets de la perspective et de la judicieuse ordonnance d’une grande composition 236 Annotation en cours. . Pour bien me faire entendre, il faut que je distingue trois choses dans la peinture. La représentation des figures, l’expression des passions, et la composition du tout ensemble 237 Annotation en cours. . Dans la représentation des figures je comprends non seulement la juste délinéation de leurs contours, mais aussi l’application des vraies couleurs qui leur conviennent 238 Annotation en cours. . Par l’expression des passions, j’entends les différents caractères des visages et les diverses attitudes des figures qui marquent ce qu’elles veulent faire, ce qu’elles pensent, en un mot ce qui se passe dans le fond de leur âme 239 Annotation en cours. . Par la composition du tout ensemble, j’entends l’assemblage judicieux de toutes ces figures, placées avec entente, et dégradées de couleur selon l’endroit du plan où elles sont posées 240 Annotation en cours. . Ce que je dis ici d’un tableau où il y a plusieurs figures, se 210 doit entendre aussi d’un tableau où il n’y en a qu’une, parce que les différentes parties de cette figure sont entre elles ce que plusieurs figures sont les unes à l’égard des autres. Comme ceux qui apprennent à peindre 241 Annotation en cours. commencent par apprendre à dessiner le contour des figures, et à le remplir de leurs couleurs naturelles ; qu’ensuite ils s’étudient à donner de belles attitudes à leurs figures et à bien exprimer les passions dont ils veulent qu’elles paraissent animées, mais que ce n’est qu’après un long temps qu’ils savent ce qu’on doit observer pour bien disposer la composition d’un tableau, pour bien distribuer le clair-obscur, et pour bien mettre toutes choses dans les règles de la perspective ; tant pour le trait que pour l’affaiblissement des ombres et des lumières. De même ceux qui les premiers dans le monde ont commencé à peindre, ne se sont appliqués, d’abord qu’à représenter naï211 vement le trait et la couleur des objets sans désirer autre chose, sinon que ceux qui verraient leurs Ouvrages peuvent dire, voilà un Homme, voilà un Cheval, voilà un Arbre, encore bien souvent mettaient-ils un écriteau pour épargner la peine qu’on aurait eue à le deviner 242 Annotation en cours. . Ensuite ils ont passé à donner de belles attitudes à leurs figures, et à les animer vivement de toutes les passions imaginables : Et voilà les deux seules parties de la peinture 243 Annotation en cours. , où nous sommes obligés de croire que soient parvenus les Apelles et les Zeuxis, si nous en jugeons par la vraisemblance du progrès que leur Art a pu faire, et par ce que les Auteurs nous rapportent de leurs Ouvrages ; sans qu’ils aient jamais connu, si ce n’est très imparfaitement, cette troisième partie de la peinture qui regarde la composition d’un tableau, suivant les règles et les égards que je viens d’expliquer.
212le Président
Comment cela peut-il s’accorder avec les merveilles qu’on nous raconte 244 Annotation en cours. des ouvrages de ces grands hommes, pour lesquels on donnait des boisseaux pleins d’or, et qu’on ne croyait pas encore payer suffisamment, ces tableaux qui suspendaient la fureur des Ennemis, et modéraient l’avidité des Conquérants moins touchés du désir de prendre les plus célèbres Villes que de la crainte d’exposer au feu de si beaux Ouvrages 245 Annotation en cours. .
l’Abbé
Tous ces effets merveilleux de la peinture antique, n’empêchent pas que je ne persiste dans ma proposition car ce n’est point la belle ordonnance d’un tableau, la juste dispensation des lumières, la judicieuse dégradation des objets, ni tout ce qui compose cette troisième partie de la peinture 246 Annotation en cours. 213 dont j’ai parlé, qui touche, qui charme et qui enlève. Ce n’est que la juste délinéation des objets revêtus de leurs vraies couleurs, et surtout l’expression vive et naturelle des mouvements de l’âme, qui font de fortes impressions sur ceux qui les regardent. Car il faut remarquer que comme la peinture a trois parties qui la composent, il y a aussi trois parties dans l’homme par où il en est touché, les sens, le cœur et la raison 247 Annotation en cours. . La juste délinéation des objets, accompagnée de leur couleur, frappe agréablement les yeux ; la naïve expression des mouvements de l’âme va droit au cœur, et imprimant sur lui les mêmes passions qu’il voit représentées, lui donne un plaisir très sensible. Et enfin l’entente qui paraît dans la juste distribution des ombres et des lumières dans la dégradation des figures selon leur plan et dans le bel ordre d’une composition judicieusement ordonnée, plaît à la raison, 214 et lui fait ressentir une joie moins vive à la vérité, mais plus spirituelle et plus digne d’un homme 248 Annotation en cours. . Il en est de même des Ouvrages de tous les autres Arts : Dans la Musique le beau son et la justesse de la voix charment l’oreille, les mouvements gais ou languissants de cette même voix selon les différentes passions qu’ils expriment, touchent le cœur, et l’harmonie de diverses parties qui se mêlent avec un ordre et une économie admirables, font le plaisir de la raison 249 Dans Le Cabinet des Beaux Arts, Perrault faisait de cette complétude ternaire de la perception de la beauté, entre oreille, sens et raison (dans une gradation à l’écho qualitatif), le privilège de la musique, présentée après l’éloquence (la raison) et la poésie (le cœur) : « La Musique. Ce m’est peu de flatter les sens, / Je ravis l’âme toute entière, / Qu’elle soit tendre ou pleine de lumière, / Pour elle j’ai toujours mille charmes puissants. / Quiconque est insensible à mes douces merveilles, / Doit être sans raison, sans cœur et sans oreilles » (Charles Perrault, Le Cabinet des Beaux Arts, Paris, Edelinck, 1690, p. 19 ). [TP] . Dans l’éloquence la prononciation et le geste frappent les sens, les figures pathétiques gagnent le cœur, et la belle économie du discours s’élève jusqu’à la partie supérieure de l’âme pour lui donner une certaine joie toute spirituelle, qu’elle seule est capable de ressentir 250 On voit ici que Perrault, en plaçant la raison après les sens et le cœur, est moins enclin à faire prévaloir l’esprit de géométrie dans l’appréciation d’une œuvre artistique que certains autres Modernes, à l’image de l’abbé Terrasson. Ce que confirme le début des préfaces du tome II et du tome III. Dans le tome III, l’Abbé concède d’ailleurs que « [l]a poésie peut se dispenser de l’exacte méthode, et un peu de désordre ne lui sied pas mal. » (p. 266-267) [PD] . Je dis donc qu’il a suffi aux Apelles et aux Zeuxis pour se faire admirer de toute la Terre d’avoir charmé les yeux et touché le cœur, sans qu’il leur ait été 215 nécessaire de posséder cette troisième partie de la peinture, qui ne va qu’à satisfaire la raison ; car bien loin que cette partie serve à charmer le commun du monde, elle y nuit fort souvent, et n’aboutit qu’à lui déplaire. En effet, combien y a-t-il de personnes qui voudraient qu’on fît les personnages éloignés aussi forts et aussi marqués que ceux qui sont proches, afin de les mieux voir, qui de bon cœur quitteraient le Peintre de toute la peine qu’il se donne à composer son tableau et à dégrader les figures selon leur plan ; mais surtout qui seraient bien aises qu’on ne fît point d’ombres dans les visages et particulièrement dans les portraits des personnes qu’ils aiment 251 Annotation en cours. ?
le Chevalier
Il faut que je vous dise sur ce sujet la naïveté d’une Dame qui se plaignait à moi d’un Peintre que je lui avais donné, parce qu’il lui 216 avait fait dans son portrait une tache noire sous le nez 252 Annotation en cours. : Je le montrai hier, me dit-elle, à toute ma famille qui soupait chez moi, il n’y eut personne qui n’en fut scandalisé, je pris moi-même deux flambeaux dans mes mains pour voir au miroir si j’avais effectivement sous le nez la tache noire qu’il y a mise, nous eûmes beau regarder, ni moi, ni personne de la compagnie ne pûmes jamais voir cette tache. Je ne veux point que l’on me flatte, leur disais-je, mais je ne veux pas aussi qu’on me fasse des défauts que je n’ai pas ; ils furent tous de mon avis et haussaient les épaules sur la fantaisie qu’ont tous les Peintres de barbouiller les visages avec leurs ombres ridicules et impertinentes 253 Annotation en cours. . Je ne saurais m’empêcher de vous faire encore un conte sur le même sujet. Quand on porta à Saint-Étienne-du-Mont la pièce de tapisserie où le martyre de ce saint est représenté 254 Annotation en cours. les Connaisseurs en furent assez 217 contents, mais le menu peuple de la Paroisse ne le fut point du tout. Je me trouvai auprès d’un bon Bourgeois qui avait dans ses Heures une petite Image de saint Étienne sur du Vélin 255 Annotation en cours. . Le saint était planté bien droit sur les deux genoux avec une Dalmatique rouge cramoisi, bordée tout alentour d’un filet d’or, il avait les bras étendus, et tenait dans l’une de ses mains une grande palme d’un beau vert d’émeraude 256 Annotation en cours. . Voilà un saint Étienne, disait-il, en parlant à deux de ses voisines, il n’y a pas d’enfant qui ne le reconnaisse. Et, mon Dieu, que Messieurs les Peintres ne peignent-ils comme cela.
l’Abbé
Il y a bien de prétendus Connaisseurs à Paris, qui s’expliqueraient comme ce bon Bourgeois s’ils ne craignaient d’être raillés. Généralement ce qui est de plus fin et de plus spirituel dans tous les Arts 218 a le don de déplaire au commun du monde 257 Annotation en cours. . Cela se remarque particulièrement dans la Musique, les Ignorants n’aiment point l’harmonie de plusieurs parties mêlées ensemble ; ils trouvent que tous ces grands accords et toutes ces fugues qu’on leur fait faire, en quoi consiste pourtant ce qu’il y a de plus charmant et de plus divin dans ce bel Art, ne sont qu’une confusion désagréable et ennuyeuse, en un mot, ils aiment mieux, et ils le disent franchement, une belle voix toute seule 258 La musique polyphonique, superposant donc plusieurs parties dans des rapports contrapuntiques et harmoniques, revêt un caractère de complexité et de sophistication du point de vue du langage supérieur à la musique monodique. Elle est aussi considérée plus difficilement accessible et, du temps de Perrault, les airs monodiques sont ceux qui vont devenir populaires ou à la mode. Le topos entre une popularité inversement proportionnelle à la complexité du langage d’une œuvre est récurrent. L’enjeu pour la musique est crucial pour les Modernes puisque, dans la vision évolutive du progrès continu, ils partent du principe que ce qui fonde la différence entre la Musique des Anciens et celle des Modernes est l’usage de la polyphonie, inconnue, visiblement de la musique des Anciens. De fait, l’essor inédit, dans la deuxième moitié du siècle en France (et dès le début du XVIIe siècle en Italie) de l’art de la monodie, aux dépens de la polyphonie des grands constructions contrapuntiques héritée de la Renaissance, ressemble à une forme de régression plutôt qu’un progrès dans le langage musical. L’enquête sur l’usage ou non de la polyphonie chez les Anciens (ainsi que sa fortune à la fin du XVIIe siècle) est menée in extenso par Claude Perrault dans son essai De la Musique des Anciens , dans Essais de physique, t. II, Paris, Jean-Baptiste Coignard, 1690, p. 335-402 . [TP] .
le Chevalier
Assurément, surtout si cette belle voix sort d’une bouche bien vermeille et passe entre des dents bien blanches, bien nettes et bien rangées.
l’Abbé
Cela s’entend, on peut juger par là combien ils aiment la Musique 219 et à quel point ils s’y connaissent. Mais revenons à la Peinture. Je puis encore prouver le peu de suffisance des Peintres anciens par quelques morceaux de peinture antique qu’on voit à Rome en deux ou trois endroits ; car quoique ces ouvrages ne soient pas tout à fait du temps d’Apelle et de Zeuxis, ils sont apparemment dans la même manière 259 Annotation en cours. ; et tout ce qu’il peut y avoir de différence, c’est que les Maîtres qui les ont faits étant un peu moins anciens pourraient avoir su quelque chose davantage dans la peinture. J’ai vu celui des Noces qui est dans la Vigne Aldobrandine 260 Annotation en cours. , et celui qu’on appelle le Tombeau d’Ovide 261 Annotation en cours. . Les figures en sont bien dessinées, les attitudes sages et naturelles, et il y a beaucoup de noblesse et de dignité dans les airs de tête, mais il y a très peu d’entente dans le mélange des couleurs ; et point du tout dans la perspective ni dans l’ordonnance 262 Annotation en cours. . Toutes les teintes 220 sont aussi fortes les unes que les autres, rien n’avance, rien ne recule dans le tableau, et toutes les figures sont presque sur la même ligne, en sorte que c’est bien moins un tableau qu’un bas-relief antique coloré, tout y est sec et immobile, sans union, sans liaison, et sans cette mollesse des corps vivants qui les distingue du marbre et du bronze qui les représentent 263 Annotation en cours. . Ainsi la grande difficulté n’est pas de prouver qu’on l’emporte aujourd’hui sur les Zeuxis, sur les Timantes et sur les Apelles, mais de faire voir qu’on a encore quelque avantage sur les Raphaëls, sur les Titiens, sur les Pauls Véronèses, et sur les autres grands Peintres du dernier siècle. Cependant j’ose avancer qu’à regarder l’Art en lui-même, en tant qu’il est un amas et une collection de préceptes, on trouvera qu’il est plus accompli et plus parfait présentement qu’il ne l’était du temps de ces grands Maîtres. Compa221 rons je vous prie le tableau des Pèlerins d’Emmaüs , de Paul Véronèse, avec celui de La Famille de Darius , de Monsieur Le Brun, aussi bien venons-nous de les voir tous deux dans l’ Antichambre du grand Appartement du Roi , où il semble qu’on les ait mis vis-à-vis l’un de l’autre pour en faire la comparaison 264 Le tableau de Charles Le Brun intitulé tantôt Les Reines de Perse aux pieds d’Alexandre , La Reine de Perse aux pieds d’Alexandre ou tout simplement La Tente de Darius (Musée national des châteaux de Versailles et de Trianon, MV6165) a été exécuté entre 1660 et 1661 à la demande de Louis XIV. Il marque un véritable tournant dans la carrière du peintre. Il a toujours été mis en pendant de la toile Les Pèlerins d’Emmaüs de Véronèse (Musée du Louvre, INV146). Ainsi, le Mercure galant de décembre 1682, au sujet du salon de Mars , rapporte : « Des Chénets & des Vazes d’argent ornent la Cheminée, au dessus de laquelle on voi[t] un Tableau de Paul Véronese, représentant la Sainte Famille . Il est haut de huit pieds quatorze pouces, sur six pieds onze pouces. Au costé droit est un grand Tableau, où le mesme Paul Véronese a peint Nostre Seigneur avec les Pelerins d’Emaüs, haut de neuf pieds, sur treize pieds neuf pouces. De l’autre costé on voit la Famille de Darius aux pieds d’Alexandre . Ce Tableau est de Mr le Brun. Sa Majesté, dont le discernement est si juste en toutes choses, l’ayant choisy pour l’opposer à celuy de Paul Véronese, je croy que ce choix fait aussy son éloge, sans qu’il soit besoin que j’en dise davantage. », p. 27-29 . Voir aussi A. Félibien, Les Reines des Perses aux pieds d’Alexandre, peinture du cabinet du Roy , Paris, Pierre Le Petit, 1663 ; T. Bajou, La Peinture à Versailles. XVIIe siècle, Paris, Réunion des Musées Nationaux, Buchet/Chastel, 1998, p. 80 et N. Milovanovic et J. Habert, « Charles Le Brun contre Paul Véronèse : la Famille de Darius et les Pèlerins d'Emmaüs au château de Versailles », Revue du Louvre et des musées de France, n°5, 2004, p. 63-72 et pour la rivalité des deux tableaux, p. 67-71. [MdV] Voir aussi ci-dessus, note 50. .
le Président
On ne saurait mieux parler sur ces deux tableaux qu’a fait un Prélat d’Italie 265 Annotation en cours. . Le tableau de Monsieur Le Brun, dit-il, est très beau et très excellent, mais il a le malheur d’avoir un méchant voisin, voulant faire entendre que quelque beau qu’il fût, il ne l’était guère dès qu’on venait à le comparer avec celui de Paul Véronèse.
l’Abbé
Comme les Français ne sont pas moins portés naturellement à mépriser les ouvrages de leur Pays, 222 que les Italiens sont soigneux de relever à toute rencontre le mérite de ceux de leurs Compatriotes, je ne doute pas que ce bon mot n’ait été reçu avec applaudissement, et que plusieurs personnes ne se fassent honneur de le redire, pour faire entendre qu’ils ont un goût exquis et un génie au-dessus de leur Nation, mais cela ne m’émeut point. J’ai vu faire à un autre Prélat d’Italie 266 Annotation en cours. quelque chose encore de plus désobligeant pour le tableau de la Famille de Darius . Il passa devant, non seulement sans y attacher ses yeux, mais sans les lever de terre, comme si ce tableau eût dû lui blesser la vue. Cette affectation me mit d’abord en colère, mais elle me fit rire un moment après, et me donna de la joie. Quoi qu’il en soit, je demeure d’accord que le tableau des Pèlerins est un des plus beaux qu’il se voie, les personnages y sont vivants, et l’on croit ne voir pas moins ce qui se passe dans leur pensée que 223 l’action qu’ils font au dehors ; mais comme un tableau est un poème muet 267 Annotation en cours. , où l’unité de lieu, de temps et d’action doit être encore plus religieusement observée que dans un poème véritable, parce que le lieu y est immuable, le temps indivisible, et l’action momentanée 268 Annotation en cours. , voyons comment cette règle est observée dans ce tableau. Tous les personnages sont à la vérité dans la même chambre, mais ils y sont aussi peu ensemble que s’ils étaient en des lieux séparés 269 Annotation en cours. : Ici est notre Seigneur qui rompt le pain au milieu des deux Disciples, là sont des Vénitiens et des Vénitiennes qui n’ont presque aucune attention au mystère dont il s’agit ; et dans le milieu sont de petits enfants qui badinent avec un gros chien. Serait-il pas plus raisonnable que ces trois sujets formassent trois tableaux différents que de n’en composer qu’un seul qu’ils ne composent point ?
224le Président
Vous m’avouerez qu’on croit entendre parler les personnages de ce tableau ; et que la gorge de cette femme qui est sur le devant est de la vraie chair 270 Annotation en cours. .
l’Abbé
J’en conviens, mais quelle nécessité et quelle bienséance 271 Annotation en cours. y a-t-il que ces personnages parlent, et que cette femme vienne montrer là sa chair ?
le Président
C’est un usage si reçu de mettre dans des tableaux de piété ceux qui les font faire, et d’y mettre aussi toute leur famille 272 Annotation en cours. , que cet assemblage de personnes de différents temps et de différents lieux, ne devrait pas vous étonner.
l’Abbé
Je connais cet usage et je ne le 225 blâme point, quoique les Peintres n’aient pas sujet d’en être fort contents. On voit tous les jours dans des Nativités, ceux qui ont fait le tableau, mais à genoux et dans l’adoration comme les Bergers 273 Annotation en cours. . On en voit aussi dans des tableaux de Crucifix, mais prosternés et les yeux levés vers le Sauveur, en sorte que leur action particulière est liée à l’action principale et concourt à la même fin 274 Annotation en cours. . Ici les personnages ne semblent pas se voir les uns les autres, et il n’y a que la seule volonté du Peintre qui les ait fait trouver dans le même lieu.
le Président
Tous ces prétendus défauts ne regardent point le Peintre comme Peintre, mais seulement comme Historien 275 Annotation en cours. .
l’Abbé
Cela est vrai si vous renfermez 226 la qualité de Peintre à représenter naïvement quelque objet, sans se mettre en peine s’il y a de la vraisemblance, de la bienséance et du bon sens dans la composition 276 Annotation en cours. mais je ne crois pas que les Peintres veuillent renoncer à l’obligation d’observer des conditions si justes et si nécessaires dans tout ouvrage. Quoi qu’il en soit, je soutiens qu’en qualité de Peintre il n’a pas mieux gardé l’unité qui doit être dans la composition d’un sujet, qu’il l’a fait en qualité d’historien, puisqu’il a mis deux points de vue dans son tableau, l’un pour le Paysage, et l’autre pour la Chambre, où le Sauveur est assis à table avec ses Disciples 277 Annotation en cours. ; car l’horizon du Paysage est plus bas que cette table dont on voit le dessus qui tend à un autre point de vue beaucoup plus élevé ; faute de perspective qu’on ne pardonnerait pas aujourd’hui à un Écolier de quinze jours 278 Annotation en cours. . Je ne crois pas que nous ayons au227 cun de ces reproches à faire au tableau de La Famille de Darius 279 Annotation en cours. . C’est un véritable poème où toutes les règles sont observées 280 Annotation en cours. . L’unité d’action, c’est Alexandre qui entre dans la tente de Darius 281 Annotation en cours. . L’unité de lieu, c’est cette tente où il n’y a que les personnes qui s’y doivent trouver 282 Annotation en cours. . L’unité de temps c’est le moment où Alexandre dit qu’on ne s’est pas beaucoup trompé en prenant Héphaistion pour lui, parce que Héphaistion est un autre lui-même 283 Plusieurs historiens rapportent cette anecdote pour souligner la ressemblance physique d’Alexandre et de son favori Héphaistion. Diodore de Sicile, Bibliothèque historique, XVII, 36 ; Quinte-Curce, Histoires, III, 12. Toutefois, Arrien, Anabase, II, 6, ne se prononce pas quant à lui sur la véracité du fait : il lui suffit qu’il soit vraisemblable. [BR] . Si l’on regarde avec quel soin on a fait tendre toutes choses à un seul but, rien n’est de plus lié, de plus réuni, et de plus un, si cela se peut dire, que la représentation de cette histoire 284 Annotation en cours. ; et rien en même temps n’est plus divers et plus varié si l’on considère les différentes attitudes des personnages, et les expressions particulières de leurs passions 285 Annotation en cours. . Tout ne va qu’à représenter l’étonnement, l’admiration, la surprise et la crainte que cause l’arrivée du plus célèbre Con228 quérant de la Terre, et si ces passions III Variante 1692 : et ces passions [DR] qui n’ont toutes qu’un même objet se trouvent différemment exprimées dans les diverses personnes qui les représentent. La Mère de Darius abattue sous le poids de sa douleur et de son âge, adore le Vainqueur, et prosternée à ses pieds qu’elle embrasse, tâche de l’émouvoir par l’excès de son accablement 286 Annotation en cours. ; la femme de Darius non moins touchée, mais ayant plus de force, regarde les yeux en larmes celui dont elle craint et attend toutes choses 287 Annotation en cours. . Statira dont la beauté devient encore plus touchante par les pleurs qu’elle répand, paraît n’avoir pris d’autre parti que celui de pleurer 288 Illustration du topos poétique de la belle éplorée, dont la détresse et la fragilité stimulent le désir de l’homme qui la regarde. Voir, par exemple, les vers de Catulle décrivant Ariane abandonnée sur l’île de Dia par Thésée (Poèmes, 64, v. 60-67), le vers célèbre proféré par Néron lorsqu’il décrit sa première rencontre avec Junie : « J’aimais jusqu’à ses pleurs que je faisais couler » (Racine, Britannicus, acte II, scène 2, v. 402). [BR] . Parisatis plus jeune et par conséquent moins touchée, de son malheur, fait voir dans ses yeux la curiosité de celles de son sexe, et en même temps le plaisir qu’elle prend à contempler le Héros dont elle a ouï dire tant de merveilles 289 Annotation en cours. . Le jeune fils de Darius 229 que la Mère présente à Alexandre, paraît surpris, mais plein d’une noble assurance que lui donne le sang dont il est né, et l’accoutumance de voir des hommes armés comme Alexandre 290 Annotation en cours. . Les autres personnages ont tous aussi leur caractère si bien marqué, que non seulement on voit leurs passions en général, mais la nature et le degré de ces passions selon leur âge, leur condition et leur pays 291 Annotation en cours. . Les esclaves y sont prosternés la tête contre terre dans une profonde adoration, les Eunuques faibles et timides semblent encore plus saisis de crainte que d’étonnement, et les femmes paraissent mêler à leur crainte un peu de cette confiance qu’elles ont dans l’honnêteté qui est due à leur sexe. D’ailleurs, quelle beauté et quelle diversité dans les airs de tête de ce tableau ; ils sont tous grands, tous nobles, et si cela se peut dire, tous héroïques en leur manière, de même que les vêtements, que 230 le Peintre a recherchés avec un soin et une étude inconcevables. Dans le tableau des Pèlerins toutes les têtes et toutes les draperies, hors celles du Christ et des deux disciples qui ont quelque noblesse sont prises sur des hommes et des femmes de la connaissance du Peintre 292 Annotation en cours. , ce qui avilit extrêmement la composition de ce tableau, et fait un mélange aussi mal assorti que si dans une Tragédie des plus sublimes on mêlait quelques Scènes d’un style bas et comique 293 Annotation en cours. . Si nous voulons présentement entrer dans ce qui est du pur Art de la peinture, nous trouverons que non seulement 294 Ici le texte original propose la leçon incohérente suivante : « nous trouverons que non seuverons que non seulement » : nous avons supprimé ce qui résulte sans doute d’une erreur de l’imprimeur. [DR] la Perspective y est partout bien observée, mais que rien ne se peut ajouter à la belle économie du tout ensemble, les figures qui semblent participer presque également à la même lumière sont néanmoins tellement dégradées, que si on les voulait changer de place, elles ne pourraient s’ac231 corder ensemble, à cause de la différence de leur teinte, qui semble la même dans la situation où elles sont, mais qui paraîtrait alors très différente 295 Annotation en cours. . Voilà ce qui ne se peut pas dire si positivement du tableau des Pèlerins , de Paul Véronèse, ni de la plupart des tableaux de son temps. Ainsi je compare les ouvrages de nos excellents Modernes à des corps animés, dont les parties sont tellement liées les unes avec les autres, qu’elles ne peuvent pas être mises ailleurs, qu’au lieu où elles sont 296 Annotation en cours. ; et je compare la plupart des tableaux anciens à un amas de pierres ou d’autres choses jetées ensemble au hasard, et qui pourraient se ranger autrement qu’elles ne sont sans qu’on s’en aperçût 297 Annotation en cours. .
le Chevalier
Je vous avoue que le tableau de La Famille Darius m’a toujours semblé le chef-d’œuvre de Monsieur Le Brun ; et peut-être que l’honneur 232 qu’il a eu de le peindre sous les yeux du Roi, est cause qu’il s’y est surpassé lui-même car il le fit à Fontainebleau, où Sa Majesté prenait un extrême plaisir tous les jours à le voir travailler 298 Annotation en cours. .
le Président
Quoi donc le Saint Michel et La Sainte Famille que nous venons de voir 299 Annotation en cours. , ne seront pas comparables aux tableaux de Monsieur Le Brun ?
l’Abbé
Je serais bien fâché d’avoir avancé une telle proportion, ce sont deux chefs-d’œuvre incomparables, et qui surpassent comme je l’ai déjà dit, tout ce que l’Italie a de plus beau. Il y a quelque chose de si grand et de si noble dans l’attitude et dans l’air de tête du Saint Michel , la correction du dessin y est si juste, et le mélange des couleurs si parfait, que ce qui peut y être désiré comme un peu moins de for 233 ce dans l’extrémité des parties ombrées, n’empêche pas qu’il ne soit le premier tableau du monde, à moins qu’on ne lui fasse disputer ce rang par le tableau de La Sainte Famille .
le Président
Vous passez donc condamnation pour ces deux tableaux ; et voilà le siècle de Raphaël au-dessus du nôtre.
l’Abbé
Cela ne conclut pas. Je demeure d’accord que ces deux tableaux, et plusieurs autres Maîtres anciens, excellent tellement dans les parties principales de la peinture, qu’à tout prendre ils peuvent être préférés à ceux d’aujourd’hui, mais je soutiens que ces grands hommes ont tous manqué en de certaines parties, où nos excellents Maîtres ne manquent plus. Raphaël par exemple a si peu connu la dégradation des lumières, et cet affaiblissement des couleurs 234 que cause l’interposition de l’air, en un mot ce qu’on appelle la perspective aérienne 300 Annotation en cours. , que les figures du fond du tableau sont presque aussi marquées que celles du devant, que les feuilles des arbres éloignés se voient aussi distinctement que celles qui sont proches, que l’on n’a pas moins de peine à compter les fenêtres d’un bâtiment qui est à quatre lieues, que s’il n’était qu’à vingt pas de distance. Ainsi à regarder la peinture en elle-même et en tant qu’elle est un amas de préceptes pour bien peindre 301 Annotation en cours. , elle est aujourd’hui plus parfaite et plus accomplie qu’elle n’a jamais été dans tous les autres siècles. Je dirai même que je ne suis pas bien ferme dans le jugement que je fais en faveur des tableaux de ces anciens Maîtres, non seulement à cause du respect dont je suis prévenu pour leur ancienneté, mais aussi à cause de la beauté réelle et effective que cette ancienneté leur donne. Car 235 il y a dans les ouvrages de peinture comme dans les viandes nouvellement tuées ou dans les fruits fraîchement cueillis, une certaine crudité et une certaine âpreté, que le temps seul peut cuire et adoucir en amortissant ce qui est trop vif, en affaiblissant ce qui est trop fort, et en noyant les extrémités des couleurs les unes dans les autres 302 Annotation en cours. : Qui sait le degré de beauté qu’acquerra La Famille de Darius , Le Triomphe d’Alexandre , La Défaite de Porus et les autres grands tableaux de cette force, quand le Temps aura achevé de les peindre, et y aura mis les mêmes beautés dont il a enrichi le Saint Michel et La Sainte Famille . Car je remarque que ces grands tableaux de Monsieur Le Brun se peignent et s'embellissent tous les jours, et que le Temps en adoucissant ce que le pinceau judicieux lui a donné pour être adouci et pour amuser son activité, qui sans cela s’attaquerait à la substan236 ce de l’ouvrage, y ajoute mille nouvelles grâces, qu’il n’y a que lui seul qui puisse donner.
le Chevalier
Ce que vous dites là me fait souvenir d’une espèce d’Emblème 303 Annotation en cours. que j’ai vue quelque part dans une poésie qui traite de la Peinture. Le Temps y est représenté sous la figure d’un vieillard, qui d’une main tient un pinceau dont il retouche et embellit les ouvrages des excellents Maîtres, et de l’autre une éponge dont il efface les tableaux des méchants Peintres. Je me suis toujours souvenu des vers que je vais vous dire.
Sur les uns le Vieillard à qui tout est possible
304
Annotation en cours.
,
Passait de son pinceau la trace imperceptible,
D’une couche légère allait les brunissant.
Y mettait des beautés même en les effaçant ;
237
Adoucissait les jours, fortifiait les ombres,
Et les rendant plus beaux en les rendant plus sombres,
Leur donnait ce teint brun qui les fait respecter,
Et qu’un pinceau mortel ne saurait imiter.
Sur les autres tableaux d’un mépris incroyable,
Il passait sans les voir l’éponge impitoyable :
Et loin de les garder aux siècles à venir,
Il en effaçait tout jusques au souvenir.
l’Abbé
Cela est très vrai, et il y aura toujours de la peine à comparer un tableau ancien avec un moderne, parce qu’on ne sait ce que sera le Temps et quelles beautés il doit ajouter au tableau nouveau fait. Ainsi je soutiens toujours que la Peinture en elle-même est aujourd’hui plus accomplie que dans le siècle même de Raphaël, parce 238 que du côté du clair-obscur, de la dégradation des lumières des diverses bienséances de la composition, on est plus instruit et plus délicat qu’on ne l’a jamais été.
le Président
Cependant, ce n’est pas là le sentiment commun ; et si l’on en croit les Connaisseurs 305 Annotation en cours. , les moindres tableaux des Anciens vont devant les plus beaux des Modernes.
l’Abbé
Vous croyez sans doute que cela vient du peu d’habileté de nos Peintres et de la grande capacité de ceux qui en jugent, je vous déclare que c’est tout le contraire. Si nos Peintres voulaient bien prendre moins de peine à leurs tableaux, en faire la composition plus simple et sans Art, marquer le proche et le loin presque également, et ne s’attacher qu’à la belle couleur ; en un mot faire des espèces d’enluminu239 res 306 Annotation en cours. plutôt que de vrais tableaux, nos prétendus Connaisseurs en seraient mille fois plus contents ; mais les Peintres aiment mieux ne plaire qu’à un petit nombre de gens qui s’y connaissent, qu’à une multitude peu éclairée. Un seul homme du métier qu’ils estiment ou qu’ils craignent, les anime plus et les fait plus suer que tout le reste du monde ensemble.
le Chevalier
Je trouve qu’ils ont raison, et qu’il serait plus à propos de nous instruire dans la Peinture pour en bien juger, que de vouloir qu’ils peignent mal pour nous satisfaire.
le Président
Est-ce que tant de gens d’esprit, dont le siècle est rempli ne se connaissent pas en peinture ?
l’Abbé
Il y en a beaucoup qui s’y con240 naissent, mais il y en a encore davantage qui n’étant point nés pour les Arts, et n’en ayant fait aucune étude n’y entendent rien du tout.
le Chevalier
Cela est si vrai, que quand ces gens d’esprit qui n’ont pas le génie des Arts, font quelque comparaison tirée de la peinture, on ne peut les souffrir pour peu qu’on s’y connaisse.
l’Abbé
C’est une vérité que je n’aurais pas de peine à leur dire à eux-mêmes, puisque Apelle qui n’était pas moins bon Courtisan que bon Peintre 307 Annotation en cours. , n’en fit pas de finesse à Alexandre tout Alexandre qu’il était car un jour que ce Conquérant de l’Asie, et pour dire quelque chose de plus dans la chose dont il s’agit, que cet excellent disciple d’Aristote 308 Annotation en cours. , raisonnait avec lui sur un de ses tableaux, et en raisonnait 309 Ici le texte original redouble l’expression « et en raisonnait » : nous avons supprimé ce qui résulte sans doute d’une erreur de l’imprimeur. [DR] 241 fort mal : « Si vous m’en croyez, lui dit Apelle, vous parlerez un peu plus bas, de peur que ce jeune Apprenti qui broie là des couleurs ne se moque de vous 310 Annotation en cours. . »Tant il est vrai qu’on peut être de très grande qualité, avoir de l’esprit infiniment, et ne se connaître pas en peinture.
le Président
Mais que direz-vous des Curieux qui sont du même avis ? Vous ne pouvez pas les traiter d’ignorants en peinture, eux qui en décident souverainement.
l’Abbé
Il y a quelques Curieux qui ont le goût très fin ; mais il y en a beaucoup qui ne se connaissent en tableaux que comme les Libraires se connaissent en Livres 311 Annotation en cours. . Ils savent le prix, la rareté et la généalogie d’un tableau sans en connaître le vrai mérite, comme les Li242 braires savent parfaitement ce qu’un Livre doit être vendu, l’abondance ou le peu d’exemplaires qu’il y en a, et l’histoire de ses éditions, sans rien savoir de ce qui est contenu dans le Livre.
le Chevalier
Je suis persuadé que les Curieux dont vous parlez sont plus habiles que vous ne dites, mais qu’ils sont bien aises d’entretenir la passion des vieux tableaux, et pour cause.
l’Abbé
Il y a un peuple entier que cette manie fait subsister 312 Annotation en cours. , et je ne doute point que la manufacture des vieux tableaux ne soit encore d’un plus grand profit que celle des bustes antiques dont nous avons parlé.
le Président
Vous direz tout ce qu’il vous plaira mais je maintiendrai toujours que les Zeuxis et les Apelles en sa243 vaient plus que les Raphaëls et les Titiens, et que ces derniers ont été de beaucoup plus habiles que tous les Peintres de notre temps, qui ne seront jamais que de faibles disciples de ces grands hommes.
le Chevalier
Je vois bien que vous ne vous persuaderez pas l’un l’autre. Je serais d’avis maintenant que la plus grande chaleur est passée, de commencer notre promenade.
l’Abbé
Très volontiers, allons voir les jardins, et ne faisons autre chose que de les bien voir. Ce n’est pas qu’en considérant les Jets d’eau de ce Parterre, qu’on peut appeler des Fleuves jaillissants 313 Devant la façade ouest du corps central, remplaçant le parterre imaginé par Charles Le Brun en 1672, se tiennent deux bassins rectangulaires creusés à partir de 1683 et qui accueillirent entre 1688 et 1691 vingt-quatre groupes de bronzes commandés dès 1685. Aux huit angles se trouvent notamment les quatre grands fleuves français et leur principal affluent (la Garonne et la Dordogne par Coysevox ; le Rhône et la Saône par Jean-Baptiste Tuby ; la Seine et la Marne par Étienne Le Hongre ; la Loire et le Loiret par Thomas Regnaudin). [MdV] Sur le parterre d'Eau , voir aussi la note 52 ci-dessus. , je n’aie bien de la peine à ne pas demander si les Anciens ont eu rien de semblable.
244le Président
Nous ne lisons pas qu’ils aient eu des fontaines aussi magnifiques que celles-ci, ils aimaient mieux pour l’ordinaire voir tomber l’eau de haut en bas selon son inclination naturelle, ce qui peut-être n’a pas moins de grâce que ces jets violents et forcés, qui fatiguent les yeux et l’imagination par leur contrainte continuelle 314 Le site de Versailles n’offrait pas la meilleure situation pour les fontaines. La ville se situait environ cent mètres au-dessus de la Seine et il n’y avait pas de point d’eau naturelle à proximité permettant d’approvisionner le système hydraulique. Ce fut donc une prouesse technique pour Louis XIV et ses jardiniers de faire jaillir des jets (dont le plus haut, le principal du bassin du Dragon , s’élève à vingt-sept mètres) plutôt que de choisir la facilité des cascades. [MdV] .
l’Abbé
Quand on a des eaux qui jaillissent, il est aisé d’en avoir qui tombent de haut en bas.
le Président
Cependant on ne peut pas dire que les Anciens aient été moins magnifiques qu’on ne l’est aujourd’hui sur le fait des fontaines, si l’on considère seulement la grandeur immense de leurs aqueducs 315 En 1688, les travaux de dérivation de la rivière d’Eure pour amener l’eau jusqu’à Versailles battaient leur plein et l’ouvrage le plus spectaculaire devait être l’aqueduc de Maintenon dont on sait que Louis XIV souhaitait qu’il surpassât ceux des Romains. En raison du déclenchement de la guerre de la Ligue d’Augsbourg l’année suivante, seul le premier étage fut construit et les travaux s’arrêtèrent progressivement et ne furent finalement jamais achevés. [MdV] .
245l’Abbé
Si vous pouviez voir le nombre infini d’aqueducs qui serpentent ici sous terre de tous côtés, vous verriez que la différence n’est pas si grande que vous vous l’imaginez, je soutiens d’ailleurs que la seule machine qui élève l’eau de la Seine pour être amenée dans ce parc, a quelque chose de plus étonnant et de plus merveilleux que tous les Aqueducs des Romains. Quoi qu’il en soit, s’il est vrai que l’eau soit l’âme des jardins 316 Il s’agit ici d’une antienne reprise par tous les architectes et jardiniers. Voir, quelques années plus tard, A. J. Dezallier d’Argenville, La Théorie et la pratique du jardinage, Paris, Jean Mariette, 1709, chapitre X « Des Fontaines, Bassins, Cascades d’Eau, & de leurs Constructions »), p. 192 : « Les Fontaines & les Eaux sont l’ame des Jardins, ce sont elles qui en sont le principal ornement, & qui animent & réveillent les Jardins, & pour ainsi dire les font revivre. Il est constant qu’un Jardin, quelque beau qu’il soit, s’il n’y a point d’eau, paroît triste & morne, & manque dans une de ses plus belles parties. » [MdV] , quels jardins ne paraîtront morts ou languissants auprès de ceux-ci ? Je suis sûr que si en nous en retournant nous trouvions ceux de Sémiramis ou ceux de Lucullus 317 L’Abbé évoque bien évidemment les jardins suspendus de Babylone, construits sur ordre de la légendaire reine Sémiramis. Ces jardins sont déjà représentés dans le salon de Vénus du grand appartement du Roi (voir note 39 le tableau Nabuchodonosor et Amytis devant les jardins de Babylone et la note 3 ci-dessus). Quant aux jardins du riche Lucullus datant du Ier siècle avant Jésus-Christ, sur la colline du Pincio pour ceux de Rome (près de l’actuelle villa Médicis), ils étaient extrêmement réputés pour leurs fontaines et aménagements en eau. Voici ce que Plutarque rapporte à leurs propos : « La vie de Lucullus ressemble, en effet, à ces pièces de l’ancienne comédie, où on voit au début des hommes d’État, des généraux en action, et, au dénoûment, des festins, des débauches, que dis-je ? des mascarades, des courses aux flambeaux, des jeux de toute espèce. Car je mets au nombre de ces bagatelles les édifices somptueux, les vastes promenades, les salles de bain, et, encore plus, ces tableaux, ces statues, ces chefs-d’œuvre de l’art que Lucullus rassembla de toutes parts à grands frais, abusant à profusion, pour y pourvoir, des richesses immenses qu’il avait amassées dans ses campagnes. Aussi, aujourd’hui même que le luxe a fait tant de progrès, les jardins de Lucullus sont encore comptés parmi les plus magnifiques que possèdent les empereurs ; et Tubéron, le philosophe stoïcien, après avoir contemplé les prodigieux ouvrages qu’il faisait exécuter sur le rivage de la mer près de Naples, les montagnes percées et suspendues par de grandes voûtes, les canaux creusés autour de ses maisons pour y faire entrer les eaux de la mer et ouvrir aux plus gros poissons de vastes réservoirs, les palais bâtis dans la mer même ; Tubéron, dis-je, appelait Lucullus un Xerxès en toge. ». Voir Vies des hommes illustres de Plutarque, traduction nouvelle par Alexis Pierron, 2e édition, Paris, Charpentier, 1853-1854, 4 vol., tome III, chapitre XXXIX (« Lucullus »). [MdV] Sur les jardins de Lucullus, voir aussi le premier dialogue, note 14 et la note 2 ci-dessus. , ils nous sembleraient bien mornes et bien mélancoliques.
le Chevalier
Je crois même que les Jardins du Roi Alcinoos 318 Alcinoos, roi mythologique des Phéaciens, apparaît dans l’ Odyssée où Homère loue ses jardins ou plutôt ses vergers (voir notamment Ulysse arrivant chez Alcinoos dans le chant VII, vers 103-146).[MdV] auraient peine à se soutenir malgré la beauté de leurs 246 eaux qu’on dit avoir été incomparable et dont Homère, à ce que j’ai ouï dire à un fort habile homme 319 Il s’agit de Paul Pellisson qui traduit et commente la description homérique du palais d’Alcinoos (VII, 112-132) ainsi : « cette description qui vous semblera ici rude et grossière est dans Homère merveilleusement belle et élégante. », (manuscrit de la traduction commentée des chants V-IX de l’Odyssée, in Recueil Conrart, in-4°, t. XIX, p. 909. Voir sur cet ouvrage N. Hepp, Homère en France au XVIIe siècle, Paris, Klincksieck, 1968, p. 365. [DR] , a fait une description si belle et si naïve 320 Voir les deux notes précédentes et la note note 92. [MdV] , que tous les Poètes qui lui ont succédé, et tous ceux qui viendront jusqu’à la fin du monde n’en feront jamais de semblable.
l’Abbé
Je n’ai point vu cette description, Homère dit simplement que dans le jardin d’Alcinoos, il y avait deux fontaines, dont l’une se répandait dans tout le jardin ; et l’autre passant sous le seuil de la porte, allait se rendre dans un grand réservoir, pour fournir de l’eau aux Habitants de la Ville [ g ] 321 Annotation en cours. . Cet habile homme dont vous parlez s’est mal adressé pour louer Homère, qui en cet endroit ne mérite ni blâme ni louange.
le Chevalier
Il me semble que ces piédestaux, 247 ces socles et ces escaliers de marbre n’étaient que de pierre il y a quelques années 322 Annotation en cours. .
l’Abbé
Cela est vrai, et l’on peut dire de Versailles ce qu’on disait de Rome, que de brique qu’elle était, Auguste l’avait rendue toute de marbre 323 Dans Suétone (Vie d’Auguste, XXVIII), Auguste se vante « d’avoir trouvé une ville de briques et d’en avoir laissé une de marbre » : « Urbem neque pro maiestate imperii ornatam et inundationibus incendiisque obnoxiam excoluit adeo, ut iure sit gloriatus “marmoream se relinquere, quam latericiam accepisset” ». Voir aussi ci-dessus, note 23 [BR] Le château agrandi par Louis XIV avait pour origine le relais de chasse de Louis XIII (dans sa seconde construction de 1631-1634) fait de briques et de pierres, déjà passé de mode au moment de son inauguration. D’après Charles Perrault, le roi était très attaché à conserver le château de son père. Il rapporte ainsi, alors qu’on proposait au souverain d’unifier l’architecture entre cour et jardin au moment de la construction de l’enveloppe de Le Vau « et de faire en la place des bastimens qui fussent de la mesme nature et de la mesme symétrie que ceux qui venoient d’estre bastis […] » que « le Roy n’y voulut point consentir. On eut beau luy représenter qu’une grande partie menaçoit ruine, il fit rebastir ce qui avoit besoin d’estre rebasty, et se doutant qu’on luy faisoit ce petit chasteau plus caduc qu’il n’estoit pour le faire résoudre à l’abattre tout entier, il dit, avec un peu d’émotion, qu’on pouvoit l’abattre tout entier, mais qu’il le feroit rebastir tel qu’il estoit, et sans y rien changer. » (cité dans J.-B. Colbert, Lettres, instructions et mémoires, éd. Pierre Clément, Paris, Imprimerie impériale, 1861-1882, 10 vol., t. V, p. 266). En fait cette piété filiale était quelque peu exagérée (voir M. da Vinha, Vivre à la cour de Versailles, Paris, Tallandier, coll. « en 100 questions », 2018, p. 18). Au moment du réaménagement de la façade est du corps central , Louis XIV en profita pour faire paver en 1679 la cour qui lui faisait face de marbre blanc et noir, ce qui lui donna son nom. Par ailleurs, le marbre était d’ores et déjà très présent dans tout le reste du bâtiment, tant à l’extérieur (avec les nombreuses statues) qu’à l’intérieur ( Grands Appartements , les escaliers du roi et de la reine ou encore l’appartement des Bains situé au nord-est du rez-de-chaussée, etc.). [MdV] . Il est raisonnable que tout augmente dans ce palais, et se proportionne de jour en jour à la grandeur du Maître 324 Annotation en cours. . Considérons, je vous prie, ces trois fontaines, celle du milieu se nomme la fontaine de la Pyramide 325 Annotation en cours. , et celles des côtés les fontaines des Couronnes 326 Annotation en cours. , ce sont des morceaux d’ouvrages qui mériteront longtemps d’être regardés. Mais que dites-vous de cette nappe d’eau et du grand bas-relief qu’elle couvre entièrement sans le cacher, ne vous semble-il pas que le mouvement de l’eau donne aussi du mouvement aux figures, et que ces Nymphes qui se baignent, se bai248 gnent dans de l’eau véritable ? Voilà un bas-relief dans toutes ses règles, il est du fameux Girardon 327 Annotation en cours. . Non seulement les figures y paraissent de ronde-bosse et détachées de leur fond, mais éloignées les unes des autres, et s’enfoncer les unes plus, les autres moins dans le lointain du paysage : Voilà l’adresse du Sculpteur de savoir, comme nous l’avons déjà dit, avec deux ou trois pouces de relief, feindre toutes sortes d’éloignements. Descendons par cette allée qu’on nomme l' allée d’Eau 328 Annotation en cours. . Ces Guéridons de part et d’autre, qui portent des Flambeaux de cristal, mais d’un cristal mouvant et animé 329 Annotation en cours. , vous plaisent assurément : Et ce Dragon d’où sort une montagne d’eau, a quelque chose de terrible qui ne vous plaît pas moins ; c’est le Serpent Pithon qu’Apollon a blessé à mort, et qui semble vomir sa rage avec son sang 330 Annotation en cours. . Je prévois que cette fontaine et la magnifique pièce d’eau qui termine le parc de ce 249 côté-là 331 Annotation en cours. , vous arrêteront longtemps si vous voulez en remarquer toutes les beautés.
le Chevalier
C’est une tentation dont il faut bien se donner de garde quand on veut parvenir à voir tout Versailles, on n’en viendrait jamais à bout, allons donc à l' Arc de Triomphe 332 Le bosquet est situé à l’extrémité est des jardins et le long de l’ allée d’Eau . Il est le pendant symétrique du bassin des Trois Fontaines . Il a été aménagé par Le Nôtre entre 1677 et 1684. Il accueille en son sein le groupe sculpté de La France triomphante réalisé par Tuby, Coysevox et Prou. Ce bosquet de verdure est le symbole des années les plus glorieuses de Louis XIV, marquées par ses nombreuses victoires militaires. Pour une description plus précise, voir l’article « Bosquet de l’Arc de Triomphe » de B. Ringot dans M. da Vinha et R. Masson (dir.), Versailles : histoire, dictionnaire et anthologie, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2015, p. 158. [MdV] dont on ouvre la porte.
l’Abbé
C’est ici où il serait malaisé de voir bien exactement tout ce qu’il y a de beau, de singulier et de remarquable.
le Président
Ce mélange d’or et de marbre de différentes couleurs sous cette eau qui redouble leur éclat naturel et parmi cette verdure qui leur sert de fond forment je ne sais quoi de si charmant et de si fabuleux tout ensemble, qu’on se croit transporté 250 dans ces palais enchantés dont parlent les Poètes, et qui ne subsistent que dans leur imagination 333 Il faut rappeler que les grandes fêtes qui ont marqué le début du règne (en 1664, 1668 et 1674) se sont toutes déroulées dans les jardins. Tout était fait pour évoquer l’ambiance des palais mythiques : c’est ainsi qu’on fit bâtir un « palais d’Alcyne » pour Les Plaisirs de l’Île enchantée (1664). Perrault semble figé sur ce début du règne et n’avoir pas vu les années passer. À l’instar de ses contemporains et de Fouquet en particulier, au début des années 1660 Louis XIV bâtirait son idéal : « Loin de la capitale, des contraintes administratives d’un État de plus en plus centralisé, seigneurs et nobles entretiennent dans ces lieux écartés une douce nostalgie pastorale et chevaleresque à la lecture des romans et des grands poèmes épiques, comme la Jérusalem délivrée du Tasse, le Roland furieux de l’Arioste ou encore Amadis de Gaule , où se lisent nombre de descriptions de palais et de jardins enchantés dont ils désirent imiter la magnificence. » (T. Chevalier, Manières de montrer Versailles. Guides, promenades et relations sous le règne de Louis XIV, Paris, Hermann, 2013, p. 10). Quelques pages plus loin, l’auteur nuance ce point de vue : « Certes, Louis partage avec ses contemporains, grands et nobles, le goût romanesque du “palais enchanté”, accueillant des fêtes somptueuses. Mais il a également reçu une éducation de prince humaniste. Il y a appris que l’architecture palatiale incarne l’autorité monarchique. Dans la tradition de la Hiérarchie céleste du Pseudo-Denys l’Aéropagite, reprise par les traités cérémoniels byzantins, le pouvoir monarchique est octroyé par Dieu et l’ordre céleste se manifeste ici-bas par des signes visibles : la tenue vestimentaire, le trône, la louange et le palais. », ibid., p. 14 (sur tout cet aspect, voir plus particulièrement, p. 9-23). [MdV] .
l’Abbé
Je ne sais si l’imagination de Poètes a été aussi loin, nous avons les Songes de Poliphile 334 Le titre original était Hypnerotomachia di Poliphili. L’ouvrage paru anonymement à Venise chez Aldo Manuzio en 1499. Il y eut une seconde édition en 1545 : Hypnerotomachia di Poliphili, cioèpugna d’amore in sogno. Le livre fut traduit en français en 1546 sous le titre Discours du songe de Poliphile, déduisant comme Amour le combat à l’occasion de Polia, avant de connaître plusieurs rééditions. Sur l’influence ou non de ce livre pour les jardin de Versailles , voir G. Sabatier, Versailles ou la figure du roi, Paris, Albin Michel, 1999, p. 513-519. Lorsqu’il composa son Songe de Vaux (au début de 1660) pour évoquer les jardins du nouveau château de Fouquet, Jean de La Fontaine se rappelait immanquablement l’ouvrage italien. [MdV] , où celui qui en est l’Auteur 335 « L’ouvrage était anonyme et le nom de l’auteur n’apparaissait que dans l’acrostiche composé par les lettrines en tête des chapitres : frère François Colonna, un dominicain vénitien né en 1433 et mort en 1527. », G. Sabatier, Versailles ou la figure du roi, Paris, Albin Michel, 1999, p. 515). [MdV] , homme très ingénieux, et qui s’est plu à former dans son esprit tout ce qui peut rendre des Jardins agréables et magnifiques, n’a rien pensé qui en approche. Nous allons passer dans un endroit tout différent de celui-ci, qui cependant ne vous plaira pas moins, on l’appelle les Trois fontaines 336 Situé dans le nord-est des jardins, entre l’allée d’Eau et le bosquet du Rond-Vert , le bosquet des Trois Fontaines est le pendant du bosquet de l’Arc de Triomphe , dont il est contemporain. Aménagé entre 1677 et 1679 par André Le Nôtre et les fontainiers Francine, il aurait été dessiné par le roi lui-même. Jouant sur la déclivité du terrain, il s’organise précisément en trois fontaines situées sur trois niveaux différents. Pour une description plus précise, voir l’article « Bosquet des Trois-Fontaines » de B. Ringot dans M. da Vinha et R. Masson (dir.), Versailles : histoire, dictionnaire et anthologie, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2015, p. 168-169. [MdV] . Il semble que l’Art ne s’en soit pas mêlé, et que la Nature seule en ait pris le soin ; point de marbre, point d’or, point de bronze, ce n’est que de l’eau et du gazon au milieu d’un bois, mais cette eau et ce gazon sont si bien disposés, et le terrain qui s’élève insensiblement par une douce pente 251 et par des degrés heureusement placés, se présente si agréablement à la vue, qu’elle ne peut se lasser d’un objet si naturel et si aimable. Cette pièce est une de celles où l’excellent Monsieur Le Nôtre 337 André Le Nôtre (1613-1700), issu d’une grande famille de jardiniers, a commencé sa carrière vers 1635 comme premier jardinier de Gaston d’Orléans, frère de Louis XIII. Survivancier de son père depuis 1637 comme jardinier ordinaire des Tuileries, il entre dès lors au service du roi. Il reçoit en 1651 l’enseignement de François Mansart sur l’ordonnancement général des jardins et des parcs. Il travaille dès lors pour les Tuileries, Fontainebleau mais aussi pour les jardins de Fouquet à Vaux-le-Vicomte avant de travailler pour Versailles dès le début des années 1660. Il achète en 1657 une des trois charges de contrôleur général des bâtiments du roi, ce qui lui assure le titre de conseiller du roi et une place importante dans la hiérarchie des bâtiments. Perrault, avec sa charge de contrôleur général alternatif des bâtiments depuis 1672, était donc l’un de ses « collègues ». [MdV] , qui a donné et fait exécuter tous les dessins des Jardinages, a autant bien réussi. Passons dans la pièce du Marais qui nous attend 338 Situé à l’emplacement de l’actuel bosquet des Bains d’Apollon , le bosquet du Marais avait été aménagé entre 1670 et 1673 par Le Nôtre et Francine. Mme de Montespan semble en avoir été l’inspiratrice. Également appelé le bosquet du Chêne-Vert , il était constitué d’une salle rectangulaire ceinturé d’une palissade de treillage et de gradins de gazon où étaient disposés des ifs taillés en pyramide et des vases de porcelaine garnis de fleurs. Un arbre de bronze vert occupait le centre du bosquet. Pour une description précise, voir l’article « Bosquet des bains d’Appolon » de B. Ringot dans M. da Vinha et R. Masson (dir.), Versailles : histoire, dictionnaire et anthologie, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2015, p. 166. [MdV] , ne trouvez-vous pas que ces buffets 339 Furetière : « table longue où on met la vaisselle d’argent, les verres et les bouteilles pour le service de la table ». [CNe] et ces grandes tables de marbre blanc sont bien superbes, que ces jets d’eau qui sortent de ces joncs et de ces branches d’arbres sont bien rustiques, et que ce mélange du riche et du champêtre donne du plaisir à l’imagination ? Il faut remarquer que dans les Jardins de ce Palais tout s’y ressemble pour être beau, magnifique et agréable, et que rien ne s’y ressemble néanmoins parce que toutes les choses qu’on y voit ont chacune un différent caractère de beauté, de magnificence et d’agrément 340 Les jardins étaient une représentation du monde. Reprenant les grands principes de l’aménagement des jardins, Le Nôtre, à la demande de Louis XIV, devait dominer la nature et offrir une véritable harmonie. Grand maître du jardin régulier, dit plus tard « à la française » pour le différencier du jardin « à l’anglaise », Le Nôtre jouait sur les grandes perspectives nord-sud, est-ouest, la déclivité du terrain, les reflets et les jeux d’eaux, les effets de surprise avec les bosquets, offrant ainsi un véritable « agrément ». Sur cette harmonie (ou non), on peut se reporter à M. Jeanneret, Versailles, ordre et chaos, Paris, Gallimard, 2012. [MdV] .
Le nombre infini de merveilles dont sont remplis les autres endroits 252 qu’ils visitèrent, les Bosquets, l' Étoile , l' Encelade , la Salle des Festins , la Galerie des Antiques , la Colonnade , le Labyrinthe , et la Salle du Bal 341 Le bosquet de l’Étoile , construit à partir de 1666 au nord-ouest des jardins ; le bosquet de l’Encelade , construit entre 1675 et 1677 au nord-ouest ; le bosquet de la salle des Festins , aussi appelé salle du Conseil , construit au nord-est en 1671-1674 et transformé à partir de 1704 pour prendre le nom de l’actuel bosquet de l’Obélisque ; la galerie des Antiques ou bosquet de la salle des Antiques , conçu vers 1680 au sud-ouest, devaient accueillir vingt-deux antiques, démantelé en 1704, il prit le nom de salle des Marronniers ; le bosquet de la Colonnade , construit au sud-ouest par Jules Hardouin-Mansart entre 1684 et 1688 ; le Labyrinthe , imaginé dès 1665-1666 mais construit quelques années plus tard par Le Nôtre sur une idée de Charles Perrault d’après les Fables d’Ésope, a été achevé en 1677. Délaissé et fortement endommagé, il est remplacé en 1775 par l’actuel bosquet de la Reine. Enfin, le bosquet de la salle de Bal , aussi le bosquet des Rocailles , a été construit entre 1680 et 1685 au sud-ouest des jardins. [MdV] , les convainquirent de cette vérité. Las de marcher à n’en pouvoir plus, ils ne se pouvaient lasser de voir tant de chefs-d’œuvre et de l’Art et de la Nature. La Nuit seule mit fin à leur promenade, et les obligea de se retirer pour prendre du repos.
c. Livre d’Architecture, ainsi intitulé.