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PARALLÈLE DES ANCIENS ET DES MODERNES EN CE QUI REGARDE L’ARCHITECTURE, LA SCULPTURE ET LA PEINTURE.
SECOND DIALOGUE
L'annotation du deuxième dialogue est coordonnée par Marianne Cojannot-Le Blanc.
l’Abbé
J’avoue que je ne comprends point comment des gens d’esprit se donnent tant de peine pour savoir exactement de quelle manière le Palais d’Auguste était construit 1 La référence antique sur laquelle Perrault bâtit son argumentation est difficile à identifier. Si les fouilles archéologiques qui ont mis au jour la maison d’Auguste sur le Palatin sont très largement postérieures, il connaissait sans nul doute les sources littéraires qui l’évoquaient, en particulier Suétone. Celui-ci insiste toutefois sur la modération de l’empereur, dont la maison, précisément, n’était pas un palais : « elle n'était ni spacieuse ni ornée ; les galeries en étaient étroites et de pierre commune : ni marbre ni marqueterie dans les appartements. », « Auguste », Vie des douze Césars, LXXII, traduction de T. Baudement, 1845. Auguste était malgré tout, dans la France du XVIIe siècle, un modèle de magnificence princière (voir infra, note 23). Sa mention ici, même approximative, souligne l’importance du modèle impérial pour Louis XIV. [MCLB] , en quoi consistait la beauté des jardins de Lucullus 2 Lucullus (Ier siècle av. J.-C.) était un amateur de jardins spectaculaires avec jeux d'eaux, qu’il avait fait construire à Rome, à Tusculum et dans la baie de Naples. Les fontaines mises au jour par les fouilles archéologiques à Rome, sur les flancs de la colline du Pincio, n’étaient pas connues au temps de Perrault, mais les jardins de la villa du cap Misène sont décrits par Pline l'Ancien (IX, 171) et Plutarque (Vie de Lucullus, 39). [MCLB] , et quelle était la magnificence de ceux de Sémiramis 3 Jardins de Sémiramis, probablement confondus avec les jardins suspendus de Babylone, l’une des Sept Merveilles du monde antique, figurant en 1665 à l’arrière-plan du tableau de Charles Le Brun pour Louis XIV, Le Triomphe d’Alexandre ou L’Entrée d’Alexandre à Babylone (Paris, musée du Louvre). En 1676, à partir d’un dessin de Charles Le Brun conservé à l’Albertina de Vienne (inv. 11684), René-Antoine Houasse exécuta dans l’une des voussures du salon de Vénus au château de Versailles une peinture tantôt désignée par le titre Nabuchodonosor et Sémiramis devant les jardins de Babylone, tantôt intitulée Nabuchodonosor et Amytis devant les jardins de Babylone (N. Milovanovic, Les Grands Appartements de Versailles sous Louis XIV. Catalogue des décors peints, Paris, Réunion des musées nationaux, [Versailles], Château de Versailles, 2005, p. 98). Perrault atteste dans ce passage la présence de la figure de Sémiramis dans l’imaginaire de Versailles : ses qualités de reine bâtisseuse et les faits qu’on lui attribue (la fondation de Babylone, l’édification d’imposants remparts, le détournement de l’Euphrate, voire les jardins selon Strabon), conviennent aux besoins de célébration de Louis XIV et du colossal chantier de Versailles, supposant d’importants travaux de drainage, de conduite d’eaux et de terrassements. Perrault, acteur direct des iconographies versaillaises par son rôle au sein de la Petite Académie, paraît ici témoigner de pratiques assumées consistant à mêler plusieurs sources anciennes et personnages historiques, même s’ils ne furent pas contemporains (voir supra, note 14 à propos de Frascati et Tivoli), dans une approche condensée de l’histoire à des fins apologétiques. Sous cet angle peut prendre sens l’association de Sémiramis et de Nabuchodonosor, qui aurait voulu par ses jardins satisfaire son épouse, en lui rappelant ses terres natales de Médie, montagneuses et boisées, car elle permet de célébrer Louis XIV à la fois en bâtisseur et en amoureux, ce dernier aspect justifiant la présence de ce sujet dans le salon de Vénus . [MCLB] ; et que ces mêmes gens d’esprit n’aient presque pas de curiosité pour Versailles.
110le Président
Je vois bien que ce reproche tombe sur moi. Mais les affaires que j’ai trouvées en arrivant de la Province m’ont empêché d’avoir plus tôt le plaisir que je me donne aujourd’hui.
l’Abbé
Point du tout, Versailles n’est ni ancien ni éloigné, pourquoi se presser de le voir ? Puisque vous êtes donc un étranger en ce pays-ci et qu’il y a vingt-deux ans que vous n’y êtes venu 4 Voir les notes 3, 10 du premier dialogue. [MdV] , je vais faire le métier du Concierge et vous dire le nom et l'usage de chaque pièce que nous verrons 5 Perrault suit ici le modèle des Amours de Psyché et Cupidon (La Fontaine, 1669) et de La Promenade de Saint-Cloud (Gabriel Guéret, 1669). La description des jardins fait aussi penser à La Promenade de Versailles de Mlle de Scudéry (1669) [CNe]. Consulter une vue perspective du château de Versailles . . Cette première cour est fort vaste 6 Passée la grille d’honneur après la place d’Armes, on entre dans l’avant-cour , appelée aujourd’hui cour des Ministres. Cet espace n’appartenait pas stricto sensu à la résidence royale, laquelle ne commençait qu’avec la grille royale . [MdV] , comme vous voyez, cependant tous les bâtiments qui sont aux deux côtés, ne sont que pour les quatre Secrétaires d’État 7 Sur des plans de Louis Le Vau, les quatre pavillons des secrétaires d’État furent bâtis à partir de 1670 et achevés en 1671. Les deux pavillons au sud et les deux pavillons au nord furent reliés entre eux à partir de 1678 pour agrandir les services ministériels et offrir de nouveaux logements aux commensaux. [MdV] . La seconde cour où nous allons entrer et que sépare cette grille dorée, dont le dessin et l’exécution méri111 tent qu’on la regarde n’est pas si grande 8 La « grille dorée » , restituée en 2008, marquait la véritable entrée au château et se nommait le « Louvre », ce terme désignant par extension tout palais dans lequel résidait le souverain. Elle donnait accès à la cour royale où seuls étaient admis en carrosse le roi et sa famille mais aussi celles et ceux auxquels le monarque avait accordé les « honneurs du Louvre » (famille royale, princes et princesses du sang, princes et princesses étrangers, etc.) . [MdV] , mais ces deux portiques de colonnes Doriques, l’Architecture du même ordre qui règne partout et la richesse des toits dorés la rendent beaucoup plus belle 9 Perrault développe à plusieurs reprises l’idée, banale, d’une magnificence croissante des espaces de Versailles. Du côté des différentes cours, celle-ci se matérialise par l’emploi de l’or et d’une architecture ordonnancée uniquement pour la résidence royale, autrement dit à partir de la grille royale . Les « portiques de colonnes doriques » correspondent au petit ordre de colonnes ajoutées par Le Vau au devant des façades ; « l’architecture du même ordre » renvoie aux pilastres colossaux doriques repris de l’ordonnance de Philibert Le Roy sur le petit château de Louis XIII. Par là, Perrault tend à homogénéiser l’architecture de la cour royale , alors que celle-ci est profondément hétérogène, et même hétérodoxe (deux ordres de tailles différentes ; les proportions et le décor de l’ordre dorique ne sont pas respectés etc.) . [MCLB] . Là sont les Officiers principaux que leurs charges et la nature de leurs emplois obligent d’être plus proches de la personne du Roi 10 N’étaient logés à Versailles que les membres de la famille royale et les domestiques qui les servaient. Le terme de « domestiques » doit s’entendre dans une acception large puisque les commensaux au service de la famille royale regroupaient aussi bien les marmitons que les ducs et pairs en charge de donner la chemise au souverain lors du cérémonial du lever le matin. Seuls les principaux domestiques, dont le cérémonial et l’étiquette exigeaient la proximité avec le souverain, étaient logés dans le corps même du château, i.e. le corps central et les ailes du Midi et du Nord. Les critères liés à la nécessité de proximité et à l’importance de la charge auprès du roi, de tel ou tel membre de sa famille, se combinaient pour justifier l’obtention d’un appartement plus ou moins grand et plus ou moins proche de l’appartement de son maître ou de sa maîtresse. [MdV] . Cette troisième cour où l’on monte par quatre ou cinq marches, et qui est toute pavée de marbre, est encore, comme vous voyez, moins grande et plus magnifique que les deux autres 11 Il s’agit de la cour de Marbre , surélevée de quelques marches – afin de marquer une sorte de frontière – et cœur du bâtiment puisqu’elle correspond à la cour du château de Louis XIII . [MdV] , les bâtiments qui l’environnent ornés d’Architecture et de Bustes antiques, comprennent une partie du petit appartement du Roi 12 Lors des premiers aménagements de Versailles, l’appartement intérieur du roi se déployait dans la partie nord du corps central du château. Après la mort de la reine en juillet 1683, Louis XIV étendit son appartement privé à celui de la reine, tant et si bien que son véritable appartement intérieur se déployait, à partir de 1684, dans les anciens espaces de la reine et que ses espaces privés devinrent un appartement de collectionneur. [MdV] , d’où l’on passe à ces grands et superbes appartements dont vous avez tant ouï parler dans le monde 13 Les grands appartements du Roi et de la Reine , qui se déploient sur les jardins, respectivement au nord et au sud dans des enfilades de six pièces symétriques. Voir supra, note 160 dans le premier entretien. [MdV] .
le Chevalier
Puisqu’il nous est permis de commencer par où nous voudrons, 112 commençons, je vous prie, par le grand escalier , aussi bien est-ce par là qu’on fait entrer les Étrangers un peu considérables qui viennent la première fois à Versailles 14 Il s’agit du « grand degré du roi » . Initiée dès 1671, sa construction ne commença véritablement qu’à partir de 1674 et s’acheva en 1680. Principalement composé de marbres, il prenait place immédiatement après l’entrée des trois arcades grillées au nord de la cour royale et se déployait entre le rez-de-chaussée et le premier étage entre une première volée de marches, un palier, agrémenté d’une fontaine, puis deux volées latérales dont l’une conduisait au salon de Vénus et l’autre au salon de Diane . Son entretien étant devenu trop coûteux (notamment en raison des infiltrations d’eau provenant de la verrière zénithale) et Louis XV ayant besoin de place pour loger ses filles, il fut détruit par décision royale en 1752. C’était cet escalier qu’empruntaient les ambassadeurs et autres envoyés diplomatiques lors de leurs audiences auprès du souverain, d’où l’appellation plus communément admise d’ « escalier des Ambassadeurs » . Voir les vues nord et sud de l’escalier en 1721 . [MdV] . Cet escalier est singulier en son espèce.
le Président
Vous avez raison, ceci est très magnifique.
l’Abbé
La richesse des marbres et l’éclat de cette balustrade de bronze doré qui vous surprend 15 L’effet de surprise est un topos de la littérature « officielle » sur le grand escalier de Versailles. Voir le Mercure galant d’août 1679, relatant la visite de Louis XIV sur le chantier en compagnie de l’ambassadeur d’Espagne : « Je ne puis vous exprimer la surprise que causèrent toutes les beautez qu’on y découvre. Sa Majesté mesme, qui n’avoit pas veu le tout ensemble si achevé, l’admira », ou celui d’août 1682, à propos de la visite de l’ambassadeur d’Alger : « Il descendit par le grand escalier dont la beauté le surprit si fort qu’il ne pust s’empescher d’en témoigner de l’étonnement. » [MCLB] , ne sont rien en comparaison de la Peinture du plafond 16 Plafond peint à fresque par Charles Le Brun entre 1674 et 1679. Voir Charles Le Brun 1619-1690. Le décor de l'escalier des ambassadeurs à Versailles, Paris, Réunion des musées nationaux,1990. Ce décor perdu est connu par les estampes d’Étienne Baudet et de Charles-Louis Simonneau l’Aîné (BnF, est., AA5) et de Louis de Surugue de Surgis . [MCLB] .
le Président
Ce plafond frappe agréablement la vue, et me fait souvenir de ces beaux morceaux de Fresque que j’ai vus en Italie 17 La technique de la fresque(a fresco, « à frais ») était peu pratiquée en France, notamment pour des raisons de climat. Sa pratique était fortement associée à la péninsule italienne et à l’idée d’une absolue sûreté du geste artistique. Molière a insisté sur son heureuse mise en œuvre par Mignard à la coupole du Val-de-Grâce (La Gloire du Val de Grâce, 1669), pour mieux faire valoir celui-ci face au Premier peintre du roi, Le Brun, qui préféra pour sa part la technique de la peinture à l'huile sur toile marouflée, notamment retenue à la Grande Galerie de Versailles . Il n’est donc pas anodin que Perrault souligne ici que le plafond de Le Brun était à fresque. [MCLB] .
l’Abbé
Je suis sûr que vous n’avez rien 113 vu de plus beau en ce genre-là. Vous voyez bien que ce sont les neuf Muses diversement occupées à consacrer à l’immortalité le nom du Monarque qu’elles aiment et qui fait désormais l’unique objet de leur admiration 18 Sur le programme iconographique du plafond de l’escalier associant des représentations des Muses, des continents et de faits des premières années du règne personnel jusqu’à la guerre de Hollande, voir Gérard Sabatier, Versailles ou la figure du roi, Paris, Albin Michel, 1999, p. 146-192. [MCLB] .
le Chevalier
J’aime à voir dans ces Galeries 19 « Galerie » : au sens d’une pièce ou circulation ouvrant sur un espace extérieur ou intérieur au moyen d’un portique ou d’une colonnade (comme on parle de la galerie d’un théâtre). Les murs de l’escalier des Ambassadeurs accueillaient la représentation illusionniste de galeries, depuis lesquelles des spectateurs, représentant les nations étrangères, observaient la cage d'escalier ; Gérard Sabatier, Versailles ou la figure du roi, o p. cit., p. 146-191. [MCLB] , où l’œil est trompé, tant la Perspective y est bien observée, les diverses Nations des quatre parties du monde qui viennent contempler les merveilles de ce Palais et surtout y admirer la puissance et la grandeur du Maître. La fierté de cet Espagnol un peu mortifiée de ce qu’il voit, me fait plaisir, je n’aime pas moins la surprise du Hollandais, mais les lunettes de ce Monsignor étonné de voir quelles gens nous sommes présentement dans tous les Arts, me réjouissent extrêmement 20 Expression sans pudeur de la compétition somptuaire entre les nations européennes qui prévaut alors. l’escalier des Ambassadeurs incarnerait un rattrapage et un dépassement propres au règne de Louis XIV. Il est certain que les maisons royales françaises, en particulier le Louvre, accusaient encore au milieu du siècle un retard patent sur d’autres palais d’Europe, en termes d’apparat et de confort. Perrault joue ici des deux interprétations des représentations allégoriques des Parties du monde, surprises à la fois de l’étendue de la gloire du roi et de la perfection nouvelle des arts français [MCLB]. Voir Les différentes nations de l’Europe, Les différentes nations de l’Amérique, Les différentes nations de l’Asie et Les différentes nations de l’Afrique . .
114l’Abbé
Entrons dans la première pièce du grand appartement 21 Il s’agit du salon de Vénus [MdV]. Consulter les plans du premier étage du château de Versailles . , et avant que de l’examiner, avançons un peu pour voir l’enfilade 22 Mention de nouveau importante dans le contexte de rivalités nationales et dans l’optique d’une valorisation de l’action des Bâtiments du roi sous Colbert. Une enfilade est un appartement dont les portes sont disposées en droite ligne, le plus généralement le long de la façade sur jardin. Cette disposition est caractéristique des logements d’apparat en Italie depuis la Renaissance et se développe dans les maisons royales françaises sous Louis XIV. Versailles n’en est toutefois pas le premier exemple puisqu’on la trouve déjà aux Tuileries (1664-1665). [MCLB] .
le Président
Ceci est grand, et surpasse ce que je m’en étais imaginé. Quelle profusion de marbres, que ces planchers, ces lambris et ces revêtements de croisées sont magnifiques.
l’Abbé
Il faut remarquer que les marbres de toutes les pièces de cet appartement sont différents les uns des autres, et vont toujours en augmentant de prix et de beauté 23 La magnificence de Versailles repose sur un emploi de marbres, inédit dans son caractère massif qui fut permis par l’ouverture de nouvelles carrières dans le royaume, ainsi que par une chaîne de production et d’administration, de l’extraction au transport (Pascal Julien, Marbres, de carrières en palais, Manosque, Le Bec en l’Air, 2006 et idem (dir.), Marbres de roi, Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence, 2013). Dès 1674, André Félibien donne dans sa Description sommaire du château de Versailles (Paris, Guillaume Desprez) le détail des marbres du grand appartement du Roi , en mentionnant les diverses couleurs et provenances (p. 26-31 ). Ce discours de l’Abbé sur les marbres peut procéder du désir de Perrault de rappeler le recours massif à ceux-ci dès le premier Versailles, celui de Colbert et Le Vau, et non pas seulement au temps de Louvois et du triomphe de Jules Hardouin-Mansart, réputés avoir particulièrement satisfait Louis XIV dans son goût marqué pour ce matériau, ses qualités décoratives et ses connotations somptuaires. Rappelons que la publication du premier tome du Parallèle suit de quelques mois à peine l’achèvement du Grand Trianon ou Trianon « de marbre » (1687), en remplacement du Trianon de porcelaine bâti en 1670 par Le Vau. L’usage des marbres dans le premier Versailles peut davantage renvoyer à l’imaginaire augustéen, suivant la phrase fameuse de la « Vie d’Auguste » par Suétone (« Vie d’Auguste », Vie des douze Césars, XXVIII, 5) : « il se vanta avec raison d'avoir trouvé une ville de briques et d'en avoir laissé une de marbre ». Voir Alexandre Cojannot, « À l’origine de l’architecture de marbre sous Louis XIV », Revue de l’art, 2010-3, p. 11-23. L’affirmation de Perrault selon laquelle les marbres augmentent de prix et de qualité à mesure que l’on progresse dans l’appartement et que l’on s’approche de la personne du roi n’est pas strictement vérifiable, mais rejoint son insistance sur un parti décoratif parfaitement cohérent dans toutes ses parties, obéissant à un véritable dessein ou conception intellectuelle. [MCLB] . Ceux de la pièce où nous sommes et des deux qui suivent, sont marbres tirés du Bourbonnais et du Brabant 24 A. Félibien, Description sommaire du château de Versailles, (op. cit., 1674), évoque pour le premier salon divers marbres mais n’indique la provenance que de l’un d’entre eux : « un verdâtre qu’on nomme de Compan (Campan) et qui vient des Pyrénées » (p. 29 ). Pour le second salon (la salle des gardes ), sont mentionnées les « bandeaux de ses portes et de ses fenêtres d’un marbre qui vient du Bourbonnois, qui est meslé de rouge, de blanc, de noir et de jaune. » Félibien, en raison probablement de sa qualité d’historiographe des Bâtiments du roi, souligne en fait systématiquement les provenances françaises des marbres du grand appartement du Roi (Bourbonnais, Pyrénées - Comminges, Sarrancolin etc. - et Languedoc) et passe sous silence les autres approvisionnements ; il précise par exemple « les ouvriers l’appellent vert d’Égypte quoiqu’il soit aussi tiré des Pyrénées » (p. 28). Perrault corrige ici Félibien en évoquant, aux côtés du Bourbonnais (Allier), le Brabant, autrement dit les marbres de Wallonie, de fait largement employés dans le premier Versailles (voir S. Mouquin, Versailles en ses marbres, Paris, Arthena, 2018). [MCLB] ; ensuite sont les marbres du Languedoc et des Pyrénées, puis ceux d’Italie, et enfin ceux d’Égypte qui 115 devraient moins être appelés des marbres que des agates 25 La description de Félibien évoque en effet des marbres des Pyrénées pour les 4e et 5e pièces de l’appartement (Chambre et Grand Cabinet) et du Languedoc pour les 6e et 7e (Petite Chambre à coucher et Petit Cabinet). Le « puis » de Perrault n’est pas aisé à comprendre, d’autant que Félibien ne mentionne aucun marbre étranger, en dépit de leur réputation (marbre de Carrare, de Prato, de Gênes etc.). Perrault ne se souvient visiblement pas de l’appellation « vert d’Égypte », aussi dit « vert antique », qui désigne en réalité des marbres pouvant provenir des Pyrénées. [MCLB] . Vous regardez cette figure avec grande attention, il est vrai qu’elle est antique et fort belle, c’est Cincinnatus qu’on va prendre à la charrue, pour commander l’armée Romaine 26 Cincinnatus , marbre (Paris, musée du Louvre), IIe siècle ap. J.-C. ?, d’après un original de Lysippe. La statue, acquise en 1685 auprès du prince Savelli, est un fleuron de l’enrichissement des collections royales. Lors de sa restauration au XVIe siècle, l’adjonction d’un soc de charrue en fit un Cincinnatus, selon le récit de Tite-Live, que Perrault rappelle. L’invitation de l’Abbé à ne pas négliger pour autant les beautés modernes se comprend par rapport au retrait récent, en 1687, du salon de Vénus d’une statue en marbre de Louis XIV vêtu à l’antique , exécutée par Jean Varin en 1671-1672 , dont on suppose qu’elle dut laisser place au Cincinnatus . Or Perrault a participé, par son implication dans la surintendance des Bâtiments du roi, à la promotion du buste de Louis XIV par Varin contre celui exécuté par Bernin en 1665 (Versailles, collections du château). [MCLB] . Je consens que vous l’admiriez, mais je vous demande en grâce que le plaisir de la voir ne vous dégoûte pas entièrement du Moderne, et que vous daigniez jeter les yeux sur les peintures de ce plafond.
le Président
Ces peintures sont jolies 27 Joli : adjectif qualificatif peu flatteur, ce qui paraît logique dans la bouche du Président. [MCLB] . Cette Vénus au milieu des trois Grâces n’est pas mal dessinée 28 Vénus assujettissant à son empire les divinités et les puissances , peinture centrale du plafond du salon de Vénus , huile sur toile de René-Antoine Houasse. L’expression « Pas mal dessinée » renvoie probablement au fait que le dessin de la compositionn fut donné par Le Brun, comme l’atteste un feuille conservée (Louvre, département des Arts graphiques, inv. RF2367). « Dessiné » doit être compris dans le double sens de la délinéation graphique et de la conception mentale, selon l’ambivalence du mot « dessein ». [MCLB] . Les Héros et les Héroïnes de ces quatre coins, qui liés de chaînes de fleurs, regardent la Déesse avec respect et en posture suppliante, font assez bien leur effet, et il y a quelque entente 29 « signifie aussi un certain ordre et disposition qui donne de l’agrément aux choses » (Furetière). [CNe] dans la composition de ce plafond 30 À savoir Jason et Médée, Antoine et Cléopâtre, Thésée et Ariane, Titus et Bérénice, qui ont été soumis au pouvoir de Vénus. Le Président souligne l’habilité du choix de ces couples qui réinventent l’iconographie des Captifs (« posture suppliante »), avec le motif des guirlandes de fleurs transformées en « chaînes ». Sans doute Perrault explicite-t-il ici les intentions de la Petite Académie aux débats de laquelle il participa activement. [MCLB] .
116l’Abbé
Encore est-ce beaucoup que vous ne le trouviez pas détestable. L’appartement où nous sommes et celui qu’occupe Madame la Dauphine 31 Sur Marie-Anne de Bavière (1660-1690), la bru de Louis XIV, voir infra, note 55. [BR] , étaient originairement de sept pièces chacun, mais l’admirable galerie que nous allons voir en a emporté quelques-unes 32 Après la construction de la Grande Galerie en 1678-1686, plusieurs pièces (dont celles de Saturne , Mercure et Vénus qui prenait place près de la terrasse) ont été supprimées et/ou déplacées. Ces transformations ont fait perdre leur sens logique de l’appartement. Sur ces changements, voir J.-C. Le Guillou, « Le Grand et le Petit Appartement de Louis XIV au château de Versailles, 1668-1684. Escalier, étage, attique et mansardes. Évolution chronologique », Gazette des Beaux-Arts, juillet-août, 1986, p. 7-22 et A. Maral, « Grande Galerie et appartement du roi à Versailles : sens et usages sous Louis XIV », Versalia, n°12, 2009, p. 121-133. [MdV] . Le nombre de sept donna la pensée de consacrer chacune de ces pièces à une des sept Planètes 33 Il s’agit ainsi de Vénus, Diane, Mars, Mercure, Apollon, Jupiter et Saturne. [MdV] Voir le modèle que constituent les salons des Planètes du Palais Pitti de Florence, dont les plafonds ont été décorés par Pierre de Cortone dans les années 1640, ainsi que André Félibien, Description sommaire de Versailles, op. cit.,1674 : « Comme le soleil est la devise du Roy, l’on a pris les sept planètes pour servir de sujets aux tableaux des sept pièces de cet appartement ; de sorte que dans chacune on y doit représenter les actions des héros de l’antiquité qui auront rapport à chacune des planètes et aux actions de Sa Majesté » . L’expression « Donna la pensée » rappelle bien, de nouveau, le rôle de la Petite Académie dans la conception des décors de Versailles. [MCLB] . La Salle des Gardes est destinée à Mars 34 Vue du salon de Mars . [MdV] La phrase souligne la mise en œuvre du principe de convenance. Les dieux et déesses associés aux planètes qui donnent leur nom aux salons et sont représentés dans la peinture centrale du plafond évoquent la fonction des pièces dans l’économie interne de l’appartement du roi et du rituel de cour (Mars, dieu de la guerre pour la salle des gardes ; Mercure, dieu de la conversation pour l’antichambre etc.). [MCLB] , l’ Antichambre à Mercure 35 Après la construction de la Grande Galerie , il y eut une inversion entre l’antichambre et la chambre et c’est le salon de Mercure qui devait désormais accueillir la chambre de parade. Sur l’implantation de toutes ces pièces, voir le plan dans J.-C. Le Guillou, « Le Grand et le Petit Appartement de Louis XIV au château de Versailles, 1668-1684. Escalier, étage, attique et mansardes. Évolution chronologique », Gazette des Beaux-Arts, juillet-août, 1986, p. 10. [MdV] , la Chambre au Soleil 36 Il s’agit de l’actuel salon d’Apollon . [MdV] , le Cabinet à Saturne 37 Cette pièce n’existe plus et a été détruite lors de la construction de la Grande Galerie . [MdV] , et ainsi des autres. Le Dieu de la Planète est représenté au milieu du plafond dans un char tiré par les animaux qui lui conviennent, et est environné des attributs, des influences et des génies qui lui sont propres 38 Pour une description précise de ces salons, voir, au moment de l’institutionnalisation des soirées d’appartement, le Mercure galant de décembre 1682, p. 6-38. On peut aussi se reporter à J.-A. Piganiol de La Force, Nouvelle description des chasteaux et parcs de Versailles […], Paris, F. et p. Delure, 1701, p. 36-62. Dans la bibliographie plus récente, il convient de se reporter à G. Sabatier, Versailles ou la disgrâce d’Apollon, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2016, p. 43-53. [MdV] . Dans les tableaux des quatre faces des côtés sont représentées les actions des plus grands hommes de l’Antiquité qui ont du rapport à la 117 Planète qu’ils accompagnent, et qui sont aussi tellement semblables à celles de sa Majesté, que l’on y voit en quelque sorte toute l’histoire de son règne, sans que sa Personne y soit représentée 39 Chacun des grands tableaux tirés de l’histoire ancienne figurant dans chacune des pièces, est très bien expliqué dans J.-F. Félibien des Avaux, Description sommaire de Versailles ancienne et nouvelles, Paris, A. Chrétien, 1703, p. 120-148. Cela est repris dans G. Sabatier, Versailles ou la disgrâce d’Apollon, op. cit., p. 43-53. Ainsi s’agit-il, pour le salon de Vénus , d’Auguste présidant aux jeux du cirque à Rome (à l’est), Nabuchodonosor et Amytis devant les jardins de Babylone (sud), Alexandre épousant Roxane (ouest) et Cyrus s’armant pour secourir une princesse (nord). Pour une synthèse des tableaux, voir G. Sabatier, Versailles ou la disgrâce d’Apollon, op. cit., p. 62-64. [MdV] Importance décisive de cette dernière phrase dans la bouche de l’Abbé. Évoquer le roi et son règne sous les traits des dieux ou héros, sans le représenter directement, est le parti apologétique prévalant dans les années 1660 et 1670, qui fut subitement remis en cause lors des débats sur le programme iconographique de la Grande Galerie de Versailles, marqués par l’abandon du sujet d’Hercule au profit d’une iconographie historique et politique, relatant dans les grandes peintures les succès de la guerre de Hollande (1672-1679). Ce revirement fut décidé par le Conseil secret du roi, et non l’administration des Bâtiments, dont c’était normalement la compétence. Il peut être interprété comme le triomphe de Louvois, siégeant au Conseil, sur le projet de Colbert (G. Sabatier, Versailles ou la figure du roi, Paris, A. Michel, 1999, p. 228-230). Cet arrière-plan éclaire sans doute la manière dont Perrault s’attarde, au début de ce dialogue, sur le salon de Vénus et développe les détails de son iconographie, nouvelle manière de défendre son œuvre personnelle et sa conception du premier Versailles, à une date où l’on ne peut ignorer l’impact de la Grande Galerie , achevée en 1684. [MCLB] .
le Président
Je vois ce que vous dites. Voilà Auguste qui reçoit cette célèbre Ambassade des Indiens, où on lui présenta des animaux qu’on n’avait point encore vus à Rome 40 Auguste recevant une ambassade d'Indiens , huile sur toile de Jean-Baptiste de Champaigne, salon de Mercure (voussure, inv. 1850-2230). L’ambassade des Indiens auprès d’Auguste est rapportée par Dion Cassius, qui mentionne les « tigres, bêtes que Romains n’avaient point encore vues » (éd. 1610, p. 85, cité par N. Milovanovic, Les Grands Appartements de Versailles sous Louis XIV, Paris, Réunion des musées nationaux ; Versailles, Château de Versailles, 2005, p. 130). La Petite Académie eut la charge d’arrêter les différents sujets du Grand Appartement , afin de veiller à la qualité et à la cohérence du discours apologétique : « Tous les desseins des peintres qui ornent les appartements de Versailles ont été faits par cette compagnie », Registre du 3 avril 1694, éd. Joseph Jacquiot, Médailles et jetons de Louis XIV d’après le manuscrit de Londres, Paris, 1968, 1, p. XCI). La précédente remarque sur les couples de héros et héroïnes visait précisément à souligner la cohérence entre la peinture centrale du plafond et la voussure. [MCLB] . Je vois là-dessous les célèbres Ambassades que le Roi a reçues des régions les plus éloignées 41 Alexandre recevant une ambassade d’Ethiopiens , huile sur toile de Jean-Baptiste de Champaigne, salon de Mercure (voussure, inv. 1850-2228). Parmi ces ambassades, on peut citer celle de Soliman Aga, émissaire du sultan ottoman , qui se rendit au château de Saint-Germain-en-Laye en 1669, soit deux ans avant la conception du programme iconographique de l’appartement du Roi. La date de publication du Parallèle permet aussi de penser à la fastueuse réception de l’ambassade de Siam le 1er septembre 1686 à Versailles. [MCLB] . Ptolémée que voilà au milieu des Savant 42 Ptolémée Philiadelphe dans la bibliothèque d’Alexandrie , huile sur toile Jean-Baptiste de Champaigne, salon de Mercure (voussure, inv. 1850-2229). [MCLB] , et Alexandre qui ordonne ici à Aristote d’écrire l’histoire naturelle 43 Huile sur toile de Jean-Baptiste de Champaigne, salon de Mercure (voussure, inv. 1850-2227) . La peinture d’ Alexandre faisant apporter des animaux à Aristote pour qu’il écrive son histoire naturelle renvoie clairement aux Mémoires pour servir à l’histoire naturelle des animaux, entreprise majeure de l’Académie des sciences, où Claude Perrault eut un rôle majeur. L’insistance du texte sur la voussure du salon de Mercure permet de prolonger le discours sur les riches significations voilées derrière les sujets tirés de l’histoire ancienne, à des fins apologétiques. Cette toile, ainsi que la précédente, ont en outre été présentées à l’ « exposition » de 1673 (ancêtre du Salon), qui pour la première fois, fit l’objet d’un bref livret : Liste des tableaux et pièces de sculpture exposez dans la court du Palais-Royal par Messieurs les Peintres et Sculpteurs de l’Académie Royale , Paris, Pierre Le Petit, 1673, 4 p. [MCLB] , font penser aux grâces que sa Majesté répand sur les gens de lettres, et à tout ce qu’Elle a fait pour l’avancement des Sciences 44 On voit ici combien les sciences (anciennes), ici l’astronomie et l’histoire naturelle, occupent également une grande place dans l’architecture versaillaise. [PD] .
l’Abbé
Vous avez pu voir dans la Salle 118 des Gardes, où nous venons de passer, des Héros qui défont leurs ennemis, d’autres qui prennent des Villes, et d’autres qui reviennent triomphants 45 Référence aux huiles sur toile en camaïeu d’or de la voussure du salon de Mars , exécutées par Claude II Audran, René-Antoine Houasse et Jean Jouvenet, représentant des actions de Jules César , Marc-Antoine , Constantin , Cyrus etc. L’explication est « plus aisée » au sens où les sujets représentés, dans leur qualité générique (image de triomphe, de siège etc.), renvoient de manière générale à la valeur de Louis XIV au combat. [MCLB] . Il est encore plus aisé d’en faire l’explication.
le Chevalier
Voici des vases d’orfèvrerie qui méritent assurément d’être regardés, et qui le méritent encore plus par la beauté de l’ouvrage que par la richesse de la matière 46 Ce passage autour de l’orfèvre Claude Ballin illustre la manière dont le texte de Perrault, par ses désignations volontairement elliptiques, peut susciter des réseaux d’associations et servir un argumentaire « moderne » en douceur. Au nom de Ballin est associé le somptueux mobilier d’argent, installé dans le grand appartement du Roi en 1682, où se situe le dialogue à cet instant (mobilier fondu en décembre 1689 pour financer la guerre contre la ligue d’Augsbourg). Mais Perrault convoque en même temps clairement le souvenir des extérieurs de Versailles avec les vases en bronze de Ballin pour les jardins, dont le Vase aux chimères (1665, Versailles, parterre du Midi). Le commentaire sur le matériau des vases ancre la discussion sur ces derniers, puisqu’il se comprend dans une rivalité de la production française moderne, en bronze, avec ses prestigieux modèles antiques, les monumentaux Vase Médicis (Florence, Offices, hauteur 1,73 m) et Vase Borghèse (Paris, musée du Louvre), en marbre, tous deux particulièrement admirés et copiés à l’époque moderne. En 1683, Jean Cornu fut chargé de sculpter en marbre trois copies de ces deux vases pour orner le bassin de Latone dans les jardins de Versailles. Perrault consacrera à Ballin un portrait dans ses Hommes illustres [...], tome 1, p. 99 . [MCLB] .
le Président
Cœlatum divini opus Alcimedontis [ a ] 47 Virgile, Bucoliques , III, 37. Perrault s’amuse à faire confondre, par le Président, les vases de Ballin avec un modèle légendaire antique. [MCLB] Cette églogue voit Ménalque et Damète s’opposer dans un combat poétique. Le premier vante sa génisse, l’autre l’élégance de ses deux coupes ciselées. Selon Goelzer, Alcimédon est sans doute le nom d’un artiste de village. (p. Virgili Maronis opera, éd. Henri Goelzer, Paris, Librairie Garnier Frères, 1895, p. 15). [BR] .
le Chevalier
Point du tout, ces vases sont d’un maître Orfèvre à Paris, et à Dieu ne plaise qu’on aille comparer les ouvrages du sieur Ballin avec ceux du divin Alcimédon 48 Suite de la référence à la IIIe Bucolique de Virgile (34-37), où les coupes « ciselées par le divin Alcimédon » constituent le prix du concours de chant entre Ménalque et Damète. [MCLB] .
119le Président
Je n’ai pas cru leur faire tort. Mais voilà un beau Paul Véronèse, ce sont Les Pèlerins d’Emmaüs 49 Véronèse, Les Pèlerins d’Emmaüs (Paris, musée du Louvre). La toile fut l’une des premières des collections royales à être commentée au sein de l’Académie royale de peinture et de sculpture, le 1er octobre 1667. [MCLB] .
l’Abbé
Ce tableau est très beau et d’une grande réputation ; mais je vous prie de ne regarder pas moins celui qui lui est opposé en symétrie ; c’est La Famille de Darius de Monsieur Le Brun 50 Le tableau de Véronèse, offert par Richelieu à Louis XIII en 1639, fut installé au Palais-Royal puis dans la grande antichambre de Fontainebleau, où l’on accrocha en pendant en 1660 Les Reines de Perse aux pieds d’Alexandre de Le Brun. Cet accrochage des deux toiles en pendant fut transféré aux Tuileries dans les années 1660 et pour finir, dans le salon de Mars à Versailles vers 1682. On peut relever ici l’appellation Tente de Darius qui ne s’imposait pas à l’époque de Perrault comme ce devint le cas au XVIIIe siècle. André Félibien en avait publié la description en 1663 sous le titre Les Reines de Perse aux pieds d’Alexandre, peinture du Cabinet du Roy (Paris, Pierre Le Petit). [MCLB] , car nous aurons à parler de ces deux Tableaux.
le Président
Je les connais tous deux, nous n’avons qu’à poursuivre. Voilà le Saint Michel et La Sainte Famille 51 Le Saint Michel et la Grande Sainte Famille de Raphaël (Paris, musée du Louvre), deux pièces majeures des collections royales depuis François Ier , auxquels furent consacrées les première et quatrième conférences de l'Académie royale de peinture et de sculpture, les 7 mai et 3 septembre 1667, respectivement par Charles Le Brun et Nicolas Mignard. [MCLB] , qu’en dites-vous ?
l’Abbé
Ce sont deux pièces incomparables, et toute l’Italie n’a presque rien qu’elle leur puisse opposer.
120le Président
Voici un beau Salon et un beau point de vue ! D’un côté le superbe appartement que nous venons de traverser, de l’autre une galerie qui me semble enchantée, et des deux autres côtés une vue admirable, qui donne sur les plus beaux jardins du monde 52 Le salon de la Guerre se trouve à l’angle nord-ouest du château. À l’ouest, il donne sur le parterre d’Eau (deux grands bassins rectangulaires d’eau qui devaient accueillir entre 1688 et 1691 vingt-quatre groupes sculptés commandés en 1685, dont les allégories des quatre grands fleuves français et leurs affluents qui devaient prendre place à chacun des angles) et le Grand Canal et au nord sur le parterre du Nord . [MdV] .
l’Abbé
Ce Salon-ci est le Salon de la Guerre 53 Il remplaçait, après la construction de la Grande Galerie , le salon de Jupiter . [MdV] , celui que nous trouverons à l’autre bout de la galerie est le Salon de la Paix . Considérez bien, je vous prie, le mouvement, le trouble et l’agitation qui se trouvent dans toutes les figures de ce Tableau, afin que vous ayez plus de plaisir à contempler le repos, la douceur, et la tranquillité des personnages de celui de la Paix. Entrons dans la Galerie et appliquons-nous à y découvrir les principales actions de Louis Le Grand à demi cachées 121 sous le voile agréable d’une ingénieuse allégorie 54 Au contraire du grand appartement où Louis XIV n’est jamais représenté de manière directe, la Grande Galerie représente les hauts faits du roi depuis la mort de Mazarin en mars 1661 jusqu’à la paix de Nimègue en 1678. S’il est totalement reconnaissable, il apparaît toutefois vêtu à la romaine. [MdV] Évoquer, comme le propose Perrault, la Galerie comme offrant le portrait des « principales actions de Louis le Grand à demi cachées sous le voile agréable d’une ingénieuse allégorie » est assez tendancieux, la galerie se distinguant surtout par l’abandon des voiles et la rupture que constitue, par rapport aux partis apologétiques antérieurs, la représentation du roi sous ses propres traits (perruque comprise), ainsi que celle de l’histoire la plus récente. Au demeurant, si les visiteurs du Parallèle passent « près d’une heure entière » dans la galerie, Perrault n’en explicite nullement « le voile », comme il le fait pour les peintures du grand appartement du Roi . [MCLB] .
le Chevalier
Il y a près d’une heure entière que nous sommes à regarder les différentes beautés de cette galerie , et je suis sûr qu’il nous en est échappé plus de la moitié, ces beautés sont inépuisables et on ne peut les voir toutes dès la première fois. Passons dans le grand appartement de Madame la Dauphine 55 Il s’agit en fait de l’appartement de la Reine , occupé après la mort de la reine Marie-Thérèse d’Espagne le 30 juillet 1683 par Marie-Anne de Bavière, dauphine de France par son mariage avec le fils de Louis XIV le 7 mars 1680. L’appartement est symétrique à celui du roi et a exactement la même distribution. [MdV] .
l’Abbé
Cet appartement est composé des mêmes pièces que celui du Roi, toute la différence qu’on y peut remarquer, c’est que dans l’un on a représenté les hauts faits des Héros, et dans l’autre, les belles actions des Héroïnes 56 On reconnaît ainsi de grandes héroïnes et allégories féminines dans les différents salons. On peut notamment citer Didon faisant construire Carthage (mur est) ou encore Cléopâtre faisant dissoudre une perle devant Antoine (mur nord) dans la salle d’Apollon [chambre de la reine] ; Aspasie au milieu des philosophes de la Grèce (mur est), Pénélope faisant de la tapisserie (mur nord) dans la salle de Mercure [2e antichambre, actuel salon des Nobles] ; tandis que la salle de Mars [1ère antichambre, actuelle antichambre du Grand Couvert de la reine] présente assez logiquement plusieurs héroïnes et allégories guerrières : Bellone brûlant avec son flambeau le visage de Cybèle (mur sud entre les fenêtre), La Fureur et la Guerre (mur nord au centre), Hypsicratée suit son époux Mithridate à la guerre (mur est), Clélie à cheval avec ses compagnes (mur sud-est), Harpalyce délivrant son père (mur sud-ouest), Rhodogune jurant de venger son époux (mur ouest), Artémise combattant les Grecs à la bataille de Salamine (mur nord-ouest) et Zénobie combattant l’empereur Aurélien (mur nord-est). Voir G. Sabatier, Versailles ou la disgrâce d’Apollon, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016, p. 62 et 64. [MdV] .
le Président
Je vois que ces Héroïnes sont aussi rangées sous les Planètes qui prési122 dent aux qualités et aux actions qui les ont rendues célèbres dans le monde. Nous en venons de voir de sages, de magnifiques et de savantes ; en voici qui se sont fait admirer par la valeur 57 Dans les décors intérieurs peints (le cabinet de l’Arsenal de Paris) comme dans les livres (La Galerie des femmes fortes du Père Lemoyne, Paris, A. de Sommaville, 1647), il était d’usage de classer les femmes fortes en catégories : juives, barbares, Romains et chrétiennes. Perrault souligne ici la stricte identité du parti apologétique adopté pour la reine et pour le roi, fort sans doute des acquis visuels d’un royaume de France qui avait eu à célébrer successivement deux régentes, ainsi que l’identité des vertus des rois et reines, celles-ci étant évoquées, dans l’appartement de la Reine , sous quatre qualités : la Valeur héroïque au combat, la Magnificence consubstantielle au rang princier (« magnifiques ») , les vertus morales et l’éducation. Le souci, assez original, de célébrer sous les mêmes qualités roi et reine, rappelé par Perrault, éclaire le caractère inédit de certains sujets imaginés par la Petite Académie (par exemple Aspasie et les philosophes, en pendant du couple Alexandre et Aristote du grand appartement du Roi ) : Didon, dont l’iconographie traditionnelle souligne plutôt la passion excessive et la mort, est ici retenue pour ses qualités de fondatrice de Carthage. [MCLB] . Ce dessein ne me déplaît pas.
l’Abbé
Tournons à droite 58 Arrivés au bout de l’appartement de la Reine , après la grande salle des Gardes commune au souverain et à la souveraine [actuelle salle du Sacre], les visiteurs traversaient un salon [actuelle salle du Pape] puis, en tournant à droite comme l’indique l’Abbé, la salle des Marchands [actuelle salle de 1792] qui menait à l’aile du Midi , dite à ce moment-là aile des Princes. Elle a été construite entre 1679 et 1682. [MdV] .
le Président
Quelle prodigieuse suite d’appartements !
l’Abbé
Je doute qu’on en ait jamais vu de pareille. C’est une des ailes du grand corps de logis que nous venons de voir, on achève de bâtir l’autre qui lui fait symétrie 59 Il s’agit de l’aile du Nord , construite entre 1685 et 1689. Ces deux ailes étaient destinées à accueillir les membres de la cour. Au sud, les plus beaux appartements (donnant sur les jardins aux rez-de-chaussée et au premier étage) étaient destinés à accueillir les membres de la famille royale qui n’avaient pu trouver place dans le corps central . On y trouvait ainsi les Condé au rez-de-chaussée ou encore les Orléans au premier étage. Sur l’emplacement des logements à Versailles, voir W. R. Newton, L’Espace du roi. La Cour de France au château de Versailles 1682-1789, Paris, Fayard, 2000. [MdV] .
le Chevalier
Nous pourrions retourner sur nos pas avec plaisir dans toutes les pièces de ces appartements, mais il vaut 123 mieux, pour voir toujours choses nouvelles, passer par le grand corridor pavé de marbre qui leur sert de dégagement 60 L’explication est assez ambiguë et le parcours difficilement compréhensible. Peut-être les visiteurs sont-ils descendus par l’escalier de la Reine, dit aussi escalier de Marbre, lequel se trouve au revers de la salle des Gardes de la Reine et ont-ils ensuite traversé la cour de Marbre avant de gagner l’appartement intérieur du roi au premier étage de l’aile nord du corps central. Étant dans la partie sud à l’extrémité de l’appartement de la Reine , l’identification du « corridor » en question est difficile. [MdV] .
l’Abbé
Ce corridor nous mènera au petit appartement du Roi 61 Petit appartement du Roi , aussi dit appartement intérieur, au premier étage du château, qui entoure la cour de Marbre . Aménagé vers la fin de 1684 et le début de 1685, dévolu à l’exposition des collections royales, il était composé initialement de neuf pièces, dont la Salle de billard, le Cabinet de tableaux, celui des coquilles, la Petite Galerie et le Cabinet des médailles. Les œuvres exposées dans le Cabinet de tableaux et dans la Petite Galerie , particulièrement de maîtres italiens (dont le Saint Michel et la Grande Sainte Famille de Raphaël, accrochés dans la Chambre du roi), servaient aux conférences de l’Académie royale de peinture et sculpture. Voir le Mémoire des Tableaux qui sont posés dans les Appartements du chasteau de Versailles du premier novembre 1695, Arch. nat., O1 19647 (18) et Antoine Schnapper, Curieux du Grand Siècle, Paris, Flammarion, 1994, p. 329-332. [MCLB] . C’est là que vous aurez contentement, vous qui aimez les beaux Tableaux, vous n’en avez peut-être jamais tant vu, ni de si beaux dans tous vos voyages.
le Président
Vous me tenez parole, voici assurément un grand nombre d’originaux 62 Le discernement des originaux et des simples copies est essentiel pour qualifier la valeur d’une collection. Sur ce point, voir dès 1649 Abraham Bosse, Sentiments sur la distinction des manières de peinture, dessin et gravure, et des originaux d'avec leurs copies , Paris, chez l'auteur. [MCLB] excellents, et qui méritent tous d’être regardés avec grande attention.
l’Abbé
Si vous voulez bien jeter les yeux sur le plafond de cette galerie peut-être en serez-vous content.
124le Président
Cette Peinture 63 Il s’agit du plafond de la Petite Galerie , peint par Mignard, grand rival de Le Brun et protégé de Louvois. Le plafond à sujets mythologiques, achevé en 1685 et figurant dans sa partie centrale un Apollon et Minerve, a été gravé par Simon Thomassin. Plus de soixante-dix tableaux étaient exposés dans la Petite Galerie selon l’inventaire de 1695 (voir ci-dessus, note 61), de Léonard de Vinci, Raphaël, Corrège, Titien, Carrache, Guido Reni etc. On relève la brièveté du jugement du Président en comparaison des lignes consacrées au grand appartement du Roi , l’absence de tout commentaire sur les sujets représentés et les intentions qui y président, ainsi que l’ambivalence du jugement (« gracieux » pour Mignard / « admirables » pour les maîtres italiens). [MCLB] est gracieuse et se défend contre la foule de ces Tableaux admirables, qui semblent avoir entrepris de l’effacer.
l’Abbé
Descendons dans les appartements bas.
le Président
Voici encore une étrange profusion de marbres, il ne se peut rien de mieux entendu pour un appartement destiné à des bains. Cette cuve de jaspe a pour le moins douze pieds de diamètre, et vingt personnes s’y pourraient baigner à la fois 64 Appartement des Bains (1671-1680), qui consistait en une enfilade somptueuse de pièces au rez-de-chaussée du château (aile nord du corps central), sous le grand appartement du Roi , nouveau témoignage de l’importance des marbres dès le premier Versailles. L’appartement revint à la marquise de Montespan à partir de l’automne 1684, lorsque sa position de défaveur impliquait un nouveau logement, sans lui retirer la qualité de mère de plusieurs enfants légitimés. Au sein du décor de marbre se distinguait le Cabinet des Bains , avec sa vasque octogone taillée dans un bloc monolithique de marbre de Rance (ou Rouge de Flandres) d’un diamètre supérieur à 3 mètres, que l’on repère dans les comptes des Bâtiments du roi en 1673-1674. La cuve, conservée (Versailles, Orangerie), a un emmarchement et une banquette à mi-hauteur, permettant de s’y assoir. Si l’on relève le conditionnel « pourraient » (permettant de s’interroger sur l’usage), le nombre de personnes insiste sur la taille spectaculaire de la vasque. [MCLB] .
l’Abbé
Sortons, je vous prie, un moment sur le parterre pour vous faire voir la face des bâtiments de ce côté-là 65 Les abords des façades de Versailles côté jardin sont constitués à cette date de trois grands parterres : parterre du Nord , parterre du Midi et parterre d’Eau pour la partie centrale du château, qui trouve sa forme finale en 1685 (voir aussi ci-dessus). [MCLB] .
125le Président
Voilà une grande étendue de bâtiments !
l’Abbé
Elle est de deux cents toises et davantage 66 La toise équivaut à six pieds du roi (soit un peu moins de deux mètres) ; Perrault évoque donc à juste titre des façades s’étirant sur de plus de 400 mètres de longueur. Pareille amplitude renvoie en 1688 à l’achèvement imminent de l’accroissement du château par Jules Hardouin-Mansart, par l’aile Nord (bâtie entre 1685-1689) en pendant de l’aile du Midi (1679-1681). [MCLB] .
le Président
La Sculpture qui orne ces bâtiments 67 Le décor sculpté des façades a été exécuté par Gaspard et Balthazar Marsy et Benoît Massou, et mis en place en 1670-1671. [MCLB] me plaît aussi beaucoup.
l’Abbé
Vous remarquez bien, sans doute, qu’on a eu soin que toutes les figures, tous les bas-reliefs, et tous les autres ornements, eussent rapport au Soleil qui fait le corps de la devise de sa Majesté 68 Les figures évoquaient la course du soleil par la représentation des douze mois de l’année, tandis que les reliefs figuraient les saisons et les mois sous des figures d’enfants. Voir André Félibien, Description sommaire du chasteau de Versailles, Paris, Guillaume Desprez, 1674, p. 38-39 , « Dessein des figures et bas-reliefs qui ornent les trois Façades du Chasteau de Versailles du costé des Jardins » : « La façade principale qui regarde le parterre d'Eau est ornée de trois avant-corps ou balcons, ayant quatre colonnes chacun, ce qui a donné lieu d'y mettre douze figures ; et ce nombre de douze a déterminé à y représenter les douze mois de l'année , d'autant plus qu'il convient particulièrement au Soleil qui fait le corps de la devise du Roi. Les mois de mars, avril, mai et juin sont sur le balcon du pavillon à droite. Les mois de juillet, août, septembre et octobre sont sur les balcons du milieu de la terrasse, et les mois de novembre, décembre, janvier et février sont sur le balcon du pavillon à gauche. Dans les bas-reliefs ornant les dessus des croisées de cette façade, sont représentés de petits enfants qui s'occupent à des exercices convenables à chaque mois et à chaque saison. » Perrault, après un quasi-silence sur la Petite Galerie , prend de nouveau le temps de développer le « dessein » et la cohérence qui présidèrent à l’iconographie des décors du Versailles de Colbert, dont il fut un acteur-clé, et qu’avait relayés Félibien en tant qu’historiographe des Bâtiments du roi. [MCLB] ; jusque-là que comme le cours du Soleil qui fait l’année, est une image de la vie de l’homme, on a observé que les masques qui font dans les clefs des arcades, en représentassent tous les âges 69 Félibien, Description sommaire du chasteau de Versailles, Paris, Guillaume Desprez, 1674, p. 40 : « Dans les clefs de l'appartement bas, l'on doit représenter des testes ou masques d'hommes et de femmes depuis l'enfance jusques à la dernière vieillesse ; c'est-à-dire depuis douze ans jusques à cent ans ou environ parce que l'année est l'image parfaite de la vie de l'homme ». Perrault est ici plus précis que Félibien sur la structuration interne du programme (d’où le léger désaccord sur l’âge du premier enfant), apportant ou voulant mettre en évidence son souvenir personnel, voire son rôle. Il insiste ainsi sur la stricte alternance voulue de figures féminines et masculines. [MCLB] . Le premier masque est d’un enfant de cinq ans ou environ, 126 le second d’une fille de dix ans ; le troisième d’un garçon de quinze, et ainsi des autres en avançant toujours de cinq ans en cinq ans, homme et femme alternativement jusqu’au dernier, qui est un vieillard de cent ans accomplis.
le Chevalier
Je remarque fort bien tout cela mais je remarque encore mieux que le Soleil est fort ardent, et que nous ferions bien de rentrer dans ce beau cabinet des bains , pour y attendre commodément l’heure de la promenade.
l’Abbé
Entrons, nous ne saurions trouver un réduit plus agréable. Eh bien que vous semble de tout ceci ?
le Président
J’avoue, que les beaux morceaux d’Architecture, que nous venons de voir, font beaucoup d’honneur 127 à notre siècle mais je soutiens qu’ils en font encore davantage aux siècles anciens ; parce que s’ils ont quelque chose de recommandable, ce n’est que pour avoir été bien copiés sur les bâtiments qui nous restent de l’Antiquité, et que quelque beaux qu’ils soient, ils le sont encore moins que ces mêmes bâtiments qui leur ont servi de modèle 70 On ne peut à l’évidence affirmer que l’architecture de Versailles imite des bâtiments antiques. Cette parole du Président sert simplement d’ouverture à un argumentaire visant à réduire l’autorité du modèle antique (voir ci-dessous, note 71). [MCLB] .
l’Abbé
C’est de quoi je ne demeure nullement d’accord, je soutiens que le véritable mérite de nos ouvrages d’Architecture ne leur vient point d’être bien imités sur l’Antique, et je soutiens encore que bien loin d’être inférieurs aux bâtiments anciens, ils ont sur eux toutes sortes d’avantages.
le Président
Cela se peut-il dire, sans une effroyable ingratitude envers les Inventeurs de l’Architecture, si un 128 bâtiment n’avait ni colonnes, ni pilastres, ni architraves, ni frises, ni corniches, et qu’il fût tout uni, pourrait-on dire que ce fût un beau morceau d’Architecture 71 Perrault resserre habilement la question du modèle antique sur celle des ordres dans la bouche du Président. Ce n’est pas en contradiction avec la théorie architecturale moderne (Serlio, Vignole etc.), fortement centrée sur les ordres, mais la perspective est très réductrice, les Dix Livres de Vitruve attestant, à l’inverse l’ampleur des pratiques antiques et de la définition de l’architecture, des machines de chantiers aux questions de bienséance. Cette restriction est préparatoire au rappel des passages de Vitruve sur l’origine naturelle de la morphologie des ordres classiques, visant à réduire l’invention antique à une question de simple antériorité chronologique. Elle correspond en outre à l’un des points d’opposition majeur entre Claude Perrault (auteur de L’Ordonnance des cinq espèces de colonnes selon la méthode des Anciens , Paris, J.-B. Coignard, 1683 ) et François Blondel, mathématicien, architecte et directeur de l’Académie royale d’architecture, qui répond de manière très développée dans son Cours d’architecture enseigné dans l’Académie royale d’architecture, 5 parties en 1 vol. in-fol., Paris, p. Auboin et F. Clouzier, 1675-1683 et réédité en 1688 . Ces débats nourris, qui avaient débuté dès 1672 au sein de l’Académie royale d’architecture à propos de l’origine du bon goût en architecture, se lisent en filigrane des abondantes pages consacrées à l’architecture dans ce second dialogue. [MCLB] ?
l’Abbé
Non assurément.
le Président
C’est donc à ceux qui ont inventé ces ornements, qu’on est redevable de la beauté des édifices.
l’Abbé
Cela ne conclut pas. Si dans un discours il n’y avait ni métaphores, ni apostrophes, ni hyperboles, ni aucune autre figure de Rhétorique, ce discours ne pourrait pas être regardé comme un ouvrage d’Éloquence, s’ensuit-il que ceux qui ont donné des règles pour faire ces figures de Rhétorique, soient préférables aux grands Orateurs, qui s’en font servis dans leurs Ouvrages ? Car 129 de même que les figures de Rhétorique se présentent à tout le monde, et que c’est un avantage égal à tous ceux qui veulent parler ; il en est de même des cinq Ordres d’Architecture qui sont également dans les mains de tous les Architectes. Et comme le mérite des Orateurs n’est pas de se servir de figures, mais de s’en bien servir : La louange d’un Architecte n’est pas aussi d’employer des colonnes, des pilastres et des corniches, mais de les placer avec jugement, et d’en composer de beaux Édifices 72 Analogie banale entre les figures de la rhétorique dans un discours et l’usage des ordres dans une architecture, afin ne pas réduire les ordres à des ornements. Cette idée, donnée à l’Abbé, sitôt contestée par le Président pour être mieux réaffirmée, sert l’avancée de l’argumentation : après avoir réduit le modèle antique aux ordres, il s’agit de circonscrire encore la nature de son emploi, qui engage fondamentalement le « jugement » de l’architecte. [MCLB] .
le Président
Il n’en est pas des ornements de l’Architecture comme des ornements du discours. Il est naturel à l’homme de faire des figures de Rhétorique, les Iroquois en font, plus abondamment que les meilleurs Orateurs de l’Europe 73 Il faut se souvenir du contexte de la Nouvelle-France qui, après avoir connu la paix en 1667 au temps de Colbert, est alors marqué par la reprise de la guerre contre les Iroquois le 13 juin 1687. Le mention des Iroquois comme des maîtres de l’éloquence peut surprendre mais elle rejoint le témoignage de Louis de Buade, comte de Frontenac, gouverneur de la Nouvelle-France entre 1672 et 1682, puis de nouveau à partir de 1689, à propos de sa conférence avec les Iroquois à Cataracoui en 1673 (source originelle non identifiée, mais le texte est cité dans les copies de documents de fonds français exécutées par les archivistes canadiens au XIXe et au début du XXe siècles, Rapport de l'Archiviste de la province de Québec pour 1926-1927, p. 39 ) : : « Vous auriez assurément été surpris, Monseigneur, de voir l'éloquence, la finesse avec laquelle tous leurs députés me parlèrent, et, si je n'avais peur de passer pour ridicule auprès de vous, je vous dirais qu'ils me firent en quelque sorte souvenir des manières du Sénat de Venise, quoique leurs peaux et leurs couvertures soient bien différentes des robes des procurateurs de Saint-Marc. » Voir aussi la Grammaire algonquine ou des Sauvages de l’Amérique septentrionnale avec la description du pays (Manuscrit, Paris, BnF) du père Louis Nicolas, jésuite. [MCLB] Perrault fait déjà référence aux Iroquois dans la préface du tome I, p. XXXV alors qu'il critique la grossièreté des mœurs antiques : « je soutiens que ce n’a jamais été les mœurs d’aucune Nation, non pas même des Iroquois, de donner des soufflets à une Maîtresse qu’on régale chez soi ». . Mais ces mêmes Iroquois n’emploient pas des colonnes, des architraves 130 et des corniches dans leurs bâtiments.
l’Abbé
Il est vrai qu’ils n’emploient pas des colonnes et des corniches d’ordre Ionique ou Corinthien, dans leurs habitations, mais ils y emploient des troncs d’arbres qui sont les premières colonnes dont les hommes se sont servis, et ils donnent à leurs toits une saillie au-delà du mur qui forme une espèce de corniche semblable à celle qui dans les premiers temps a servi de modèle à toutes les autres qu’on a depuis enjolivées 74 Sur les cabanes des Iroquois, voir notamment Pierre Boucher, Histoire véritable et naturelle des mœurs et productions du pays de la Nouvelle-France vulgairement dite le Canada, Paris, Florentin Lambert, 1664, p. 99-100 : « Ils sont sédentaires comme j’ay déjà dit et bastissent des bourgades. Ce sont les hommes qui font les palissades et les cabanes, qu’ils font en forme de berceau, fort haut et large, couvert depuis le haut jusques au bas de grosse écorce de Fresne ou d’Orme. » Le détour par l’habitat des populations « sauvages » est à mettre en regard du rappel des réflexions de Vitruve sur l’origine naturelle de l’architecture (Claude Perrault, Les Dix Livres d’architecture de Vitruve corrigez et traduits nouvellement en François avec des notes et des figures, seconde édition revue, corrigée et augmentée, Paris, Jean-Baptiste Coignard, 1684, liv. IV, chap. II, p. 111 ), ici sous-jacentes au dialogue entre l’Abbé et le Président. [MCLB] .
le Président
Ce que vous dites est vrai, tous les membres d’Architecture ont été formés sur la ressemblance des pièces de Charpenterie, dont les premières maisons ont été construites 75 Renvoi explicite à Vitruve : « C’est ainsi que chaque chose dans les Edifices doit estre mise par ordre en sa place selon son espèce et c’est ainsi à l’imitation de cet assemblage de plusieurs pièces de bois dont les charpentiers font les maisons ordinaires que les Architectes ont inventé la disposition de toutes les parties qui composent les bastimens de Pierre et de Marbre », Claude Perrault, Les Dix Livres d’architecture de Vitruve corrigez et traduits nouvellement en François avec des notes et des figures, seconde édition revue, corrigée et augmentée, Paris, Jean-Baptiste Coignard, 1684, liv. IV, chap. II, p. 111 . [MCLB] . Les colonnes ont été faites sur les troncs d’arbres qui soutenaient les 131 toits, leur piédestal sur le billot qu’on mettait dessous, et leur chapiteau sur les feuillages dont ils ornaient le haut de ces troncs d’arbres. L’Architrave représente cette première poutre, qui posait sur les colonnes rustiques dont je viens de parler. La Frise représente l’épaisseur des poutres, comme on le voit distinctement dans l’ordre Dorique, où les triglyphes 76 Claude Perrault, Les Dix Livres d’architecture de Vitruve corrigez et traduits nouvellement en François avec des notes et des figures, seconde édition revue, corrigée et augmentée, Paris, Jean-Baptiste Coignard, 1684, liv. IV, chap. II, p. 111 : « La manière que les ouvriers ont suivie de tout temps est qu’ayant posé sur les murs leurs poutres de telle sorte que du dedans du mur, elles passoient jusqu’au dehors, ils remplissoient de maçonnerie les espaces qui sont entre chaque poutre pour soustenir la corniche et le toict qu’ils embellissoient de ce qu’il y a de plus délicat dans leur Art. Après cela, le bout des poutres qui sortoit hors le mur estoit coupé à plomb et parce que cela leur sembloit avoir mauvaise grâce, ils clouoient sur ces bouts de poutres coupez de petits ais taillez en la manière que nous voyons les triglyphes qu’il couvroient de cire bleue, pour cacher ces coupures qui offensoient la vue et c’est de cette couverture des bouts de poutre qu’est venue la disposition des Triglyphes, des Opes [sic, comprendre « trous »] et des intervalles qui sont entre les poutres des ouvrages doriques. Quelques-uns ensuite en d’autres Édifices ont laissé sortir au-dessus des triglyphes les bouts de force et les ont repliez, de sorte que comme la disposition des poutres a donné l’invention de celle des triglyphes, les saillies des forces ont aussi donné lieu à la disposition des mutules ». [MCLB] marquent l’extrémité des poutres, et les métopes la distance qu’il y a d’une poutre à l’autre. La Corniche représente l’épaisseur du plancher, la saillie du toit et toutes les pièces qui la composent ; car il est aisé de voir que les modillons ne sont autre chose que les bouts des chevrons de la couverture. Mais il y a la forme agréable et les justes proportions qui ont été données à tous ces ornements d’Architecture, dont on ne peut trop admirer la beauté, et pour lesquelles on ne peut aussi trop louer les grands hommes qui les ont inventées.
132l’Abbé
Ce n’a été qu’avec bien du temps et peu à peu, que ces Ornements ont pris la forme que nous leur voyons. Ainsi on ne peut pas dire que certains hommes en particulier en soient véritablement les premiers inventeurs. D’ailleurs si la forme de ces ornements nous semble belle, ce n’est que parce qu’il y a longtemps qu’elle est reçue, et il est certain qu’elle pourrait être toute différente de ce qu’elle est, et ne nous plaire pas moins, si nos yeux y étaient également accoutumés 77 En quelques lignes et sans y insister, Perrault met dans la bouche de l’Abbé deux arguments décisifs contre la valorisation excessive du modèle antique : l’impossibilité d’assigner l’invention à un moment fondateur, les ordres et ornements ayant été établis par un processus long ; l’appréhension culturelle (habitude visuelle), et non objective, de la beauté en architecture, qui relativise le modèle antique et affranchit du même coup de la nécessité d’une soumission servile à son égard. Voir G. Germann, Vitruve et le vitruvianisme, Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes, 1991. Le débat porte en particulier l’usage des doubles colonnes déployé pour la Colonnade du Louvre, qui ne correspond à aucune tradition architecturale antique . [MCLB] .
le Président
Si la figure de ces ornements était purement arbitraire, ce que vous dites pourrait être écouté, mais toutes les proportions des bâtiments ayant été prises, comme le dit Vitruve, sur la proportion du corps humain 78 Claude Perrault, Les Dix Livres d’architecture de Vitruve corrigez et traduits nouvellement en François avec des notes et des figures , seconde édition revue, corrigée et augmentée, Paris, Jean-Baptiste Coignard, 1684, liv. III, planche VII . [MCLB] , on ne peut pas dire que si elles étaient autres qu’elles ne 133 sont, elles plairaient également.
l’Abbé
Il est vrai que Vitruve dit quelque part, que comme la Nature a eu un grand soin de garder de justes proportions pour la formation du corps de l’homme, il faut de même que l’Architecte s’étudie beaucoup à bien proportionner toutes les parties de son bâtiment 79 Vitruve, l. III, ch. I. Voir Vitruve dans son édition par Claude Perrault, Paris, 1684, Livre III, ch. 1, De l’ordonnance des bastiments des Temples et de leurs proportions avec la mesure du corps humain, notamment p. 57 : « Si donc la nature a tellement composé le corps de l’homme que chaque membre a une proportion avec le tout, ce n’est pas sans raison que les Anciens ont voulu que dans leurs ouvrages, ce mesme rapport des parties avec le tout se rencontrast exactement observé » ou p. 62 : « De sorte que puisqu’il est constant que le nombre de doigts de l’homme est à l’origine de tous les autres nombres et qu’il y a du rapport de mesure entre les parties de son corps et le tout, nous devons avoir de l’estime pour ceux qui disposent si bien les dessein des Temples des Dieux que l’ordonnance de tous les membres de l’ouvrage soit telle que la symmétrie et la proportion se rencontrent tant dans les parties séparées que dans le tout selon une distribution convenable ». Les difficultés liées à la traduction et au sens à donner aux termes proportio, symmetria et commodulatio du texte vitruvien ont particulièrement retenu l’attention de Claude Perrault, voir notamment ibid., p. 56, notes 2 à 4. [MCLB] , mais il ne dit point là qu’il en doive régler les proportions sur celles du corps de l’homme [ b ] . C’est presque sur cette seule proportion mal entendue que sont fondés tous les mystères des proportions des membres d’Architecture. Quoi qu’il en soit, je ne vois que la colonne qui puisse avoir quelque rapport au corps humain ; mais encore quel rapport 80 L’Abbé corrige la mauvaise interprétation de Vitruve relayée par le Président, qui infère du modèle naturel de l’architecture l’idée selon laquelle les proportions de l’architecture devraient être calquées sur les proportions humaines. Claude Perrault l’avait fait dans la planche VII du Livre III de son édition de Vitruve (éd. 1684, p. 59), qui entend mettre en évidence l’absence de rapport entre les proportions du corps humain (à gauche), dont chaque partie est la 4e, 5e, 6e, 7e, 8e ou 10e portion de la hauteur totale d’une part, et, d’autre part, celles des pieds mesurant l’architecture (représentés à droite), les pieds grec, romain et le pied du roi étant divisibles respectivement en 1358, 1306 et 1440 parties. La mise en évidence de la diversité des systèmes de rapport des parties au tout établit la relativité des proportions. [MCLB] ? La plus courte des colonnes, qui est la Toscane, a sept fois sa grosseur et davantage 81 Les proportions ordinairement données à la colonne toscane (« La grosseur des colonnes par empas doit estre la septième partie de leur hauteur »), sont débattues, comme le rappelle Claude Perrault en annotant le texte de Vitruve : « C’est avec raison que Philander [Guillaume Philandrier] s’étonne de cette proportion de la colonne toscane, sçavoir qu’estant plus grossière dans ses ornemens que toutes les autres, elle ne soit pas plus courte que la dorique, qui n’a aussi de hauteur que sept diamètres. Mais la colonne Trajane qui est de l’ordre toscan est encore plus disproportionnée, car elle a plus de huit de ses diamètres de hauteur. » (éd. 1684, Livre IV., chap. VII, Des temples à la manière toscane, p. 136). [MCLB] , et l’homme le plus grand et le plus menu qu’il y ait, ne l’a pas quatre fois.
134le Président
Cela est vrai, mais comme le diamètre ou la grosseur de la colonne se prend au pied de la colonne, la grosseur ou le diamètre de l’homme se prend aussi en Architecture sur la mesure de son pied 82 Le Président généralise l’anecdote rapportée par Vitruve à propos de la seule colonne dorique. Voir Claude Perrault, éd. 1684, Livre IV, chapitre I, p. 105 : « Comme ils ne sçavoient pas bien quelle proportion il falloit donner aux colonnes qu’ils vouloient mettre à ce temple, ils cherchèrent le moyen de les faire assez fortes pour soustenir le faix de l’édifice et de les rendre agréables à la veue. Pour cela ils prirent la mesure du pié d’un homme qui est la sixième partie de sa hauteur, sur laquelle mesure ils formèrent leur colonne, en sorte qu’à proportion de cette mesure qu’ils donnèrent à la grosseur de la tige de la colonne, ils la firent six fois plus haute en comprenant le chapiteau. Et ainsi la colonne dorique fut premièrement mise dans les édifices ayant la proportion, la force et la beauté du corps de l’homme. » [MCLB] .
l’Abbé
Cela n’a aucune raison, car bien loin que la longueur du pied d’un homme soit la mesure de sa grosseur, elle n’en est au plus que la moitié.
le Président
Cependant, les colonnes Doriques ont été proportionnées sur la taille de l’homme, les Ioniques sur la taille des femmes, et les Corinthiennes sur celle des jeunes filles 83 Claude Perrault, Les dix livres d’architecture de Vitruve..., Paris, 1684, Livre IV, chapitre I : Des trois ordres de colonnes, de leurs origines et de leur invention. Voir notamment sur l’invention de l’ordre ionique, ibid., p. 106 : « Quelques temps après, ils bastirent un temple à Diane et cherchèrent quelque nouvelle manière qui fût belle, par la mesme méthode ils luy donnèrent la délicatesse du corps d’une femme. » [MCLB] . De là vient même que les Temples des Dieux étaient ordinairement d’Ordre Dorique, ceux des Déesses comme Junon et Vesta, d’ordre 135 Ionique, et ceux des Déesses vierges, comme Minerve et Diane, d’ordre Corinthien 84 Voir les temples mentionnés dans Vitruve, Livre III, chapitre 1, éd. Claude Perrault, 1684, p. 62-74. [MCLB] .
l’Abbé
Cela est très bien pensé, et a été dit en beau Grec et en beau Latin, mais ce ne sont que des réflexions de gens qui ont raisonné sur les ornements de l’Architecture après qu’ils ont été faits, mais ce n’est point ce qui en a déterminé les mesures 85 Boutade à divers titres. Si le texte latin de Vitruve est incontournable pour la théorie de l’architecture à l’époque moderne, on ne dispose évidemment pas de sources textuelles de même teneur en langue grecque. La mention du grec vise sans doute à faire savant mais elle témoigne aussi de la connaissance intime que Charles Perrault pouvait avoir de Vitruve, par l’intermédiaire de l’édition de son frère. Vitruve énumère en effet, dans la préface de son livre VII, les auteurs où il a puisé, dans le souci de ne pas être tenu pour un plagiaire : il cite en particulier tous les auteurs grecs qui auraient écrit sur tel ou tel ordre architectural spécifiquement, par exemple Théodore, Crésiphon, Métagène pour les proportions de l’ordre dorique (éd. 1684, p. 232). En outre, l’idée d’un Vitruve « en bon latin » peut prêter à sourire puisque Claude Perrault souligne, dans son édition, les extrêmes difficultés que soulèvent la traduction et l’interprétation du texte. Ainsi il affirme dans la préface : « par malheur ce trésor a toujours esté caché sous une si grande obscurité et la difficulté des matières que ce livre traite l’a rendu si impénétrable que plusieurs l’ont jugé tout à fait inutile aux architectes. » [MCLB] . Ce n’a été d’abord que le simple sens commun qui en faisant des colonnes a rejeté celles qui étaient excessivement longues ou excessivement courtes ; les unes parce qu’elles n’avaient pas une force suffisante pour le fardeau qu’on leur destinait, les autres parce qu’elles avaient une abondance de matière et un excès de force inutiles, et qu’elles occupaient trop de place 86 La faiblesse d’une théorisation a posteriori, qui ne correspond pas à la diversité des pratiques antiques attestées par les restes archéologiques, apparaît régulièrement dans l’annotation de Vitruve par Claude Perrault, par exemple, éd. 1684, p. 104, note 2 : « Serlio dit que dans tous les chapiteaux corinthiens qu’il a mesurez, il n’en a point trouvé où le tambour sans le tailloir ne fust plus haut que le diamètre du bas de la colonne et que cela luy faire croire que le texte de Vitruve est corrompu ». Voir aussi ibid., p. 114, note 7 sur la diversité des chapiteaux doriques conservés ( théâtre de Marcellus , Colisée etc.), de proportions différentes entre elles et différentes de celles données par Vitruve. Claude Perrault aime à souligner la mise en place empirique des proportions et ornements dans l’Antiquité, voir notamment ibid., IV, chap. 1, p. 106, note 12 : « Il paroist encore par là que la proportion des membres d’Architecture n’ont point une beauté qui ait un fondement tellement positif qu’il soit de la condition des choses naturelles (...) car la proportion qui fut premièrement donnée à la colonne Dorique et à l’Ionique a esté changé ensuite et pourroist encore l’estre sans choquer ny le bon sens ny la raison ». Cette idée d’une théorisation des pratiques architecturales a posteriori s’oppose à François Blondel qui affirme notamment qu’à la vue du Panthéon de Rome, « il est malaisé de croire que ces grands hommes qui en ont donné les desseins soient arrivés à une si grande justesse de symétrie et qu’il se trouve un concert si parfait dans leurs ouvrages, sans qu’ils en aient eu auparavant la connoissance et l’idée dans leur esprit. » (Cours d’architecture enseigné dans l’Académie royale d’architecture, Paris, P. Auboin et F. Clouzier, 1675-1683, Livre V, chap. X, p. 754). [MCLB] . Mais comme entre ces deux extrémités, il y a un grand nombre de proportions dont le bon sens s’accommode 87 À la vision antique – puis quadriviale – d’un ordre mathématique du monde, dont l’esthétique est fondée sur l’universalité des proportions harmoniques, qui valent pour la musique comme pour les parties d’un édifice, d’une colonne, du corps humain, etc., les Modernes opposent l’argument de l’expérience sensible, la subjectivité de la perception et a fortiori celle, très importante dans le propos de l’Abbé, de l’accoutumance des sens, capables de corriger même les petites erreurs dans les proportions d’un édifice. In fine, le seul objet sujet aux règles des proportions harmoniques où le sens ne peut pas s’accoutumer et corriger le moindre écart, c’est précisément celui des intervalles de musique. C’est ce que Claude Perrault explique notamment dans la préface de son Ordonnance des cinq espèces de colonnes selon la méthode des anciens (Paris, Jean-Baptiste Coignard, 1683). Les propos de l’Abbé reprennent cette position. [TP] éga136 lement, et dont pas une ne blesse les yeux, ce n’a été autre chose que le choix fortuit des premiers bâtisseurs qui a achevé de les déterminer ; l’accoutumance de les voir en de beaux Édifices, leur a donné ensuite cette grande beauté qu’on admire 88 La notion d’accoutumance est au cœur de la pensée de Claude Perrault et de sa relativisation de la valeur du modèle antique. Voir son commentaire de Vitruve, ibid., IV, 1, p. 106, note 12 : « ceux qui sont accoutumez aux anciennes proportions se sont formé une idée du beau dans ce genre de choses qui tient lieu d’une règle positive et d’une loy que l’usage et la coustume sont capables d’établir avec un pouvoir égal à celuy qu’ils ont d’attribuer à quelques unes des loix politiques une autorité aussi inviolable que peut estre celle que le droit et l’équité donnent à toutes les autres, quoyque celles-cy soient fondées sur l’équité et sur la raison, et les autres seulement sur la volonté de ceux qui les imposent et sur le consentement de ceux qui les reçoivent et qui s’y soumettent. » La question de l’origine de la beauté en architecture (beauté positive ou beauté relative, dont la valeur a été construite par l’accoutumance) est l’un des points de cristallisation de la querelle entre Claude Perrault et François Blondel. Voir François Blondel, Cours d’architecture enseigné dans l’Académie royale d’architecture , (1675-1683), en particulier les chapitres XIV (Examen des raisons que l’on apporte contre la nécessité des proportions en architecture qui ne sont, comme on dit, approuvées que par accoutumance) et XV (Réfutation de ces raisons). Ainsi Blondel déclare-t-il (ch. XIV, p. 761) : « Nous aurons bientôt un ouvrage de M. Perrault sur le même sujet des proportions de l’architecture qui ne peut être qu’excellent venant de lui, quoique dans les notes qu’il a faites sur Vitruve, il paraisse d’un sentiment extrêmement éloigné de celui de cet auteur, lorsqu’il dit que les proportions des membres de l’architecture qui, selon le sentiment de la plupart des architectes sont quelque chose de naturel, n’ont été établies que par un consentement des architectes qui ont imité les ouvrages les uns des autres et qui ont suivi les proportions que les premiers avaient choisies, non point comme ayant une beauté réelle convaincante et nécessaire (...) mais seulement parce que ces proportions se trouvaient en des ouvrages qui ayant d’ailleurs d’autres beautés réelles et convaincantes telles que sont celles de ma matière et de la justesse d’exécution, ont fait approuver la beauté de ces proportions, bien qu’elle n’eut rien de réel dans la nature ». L’ouvrage annoncé de Claude Perrault est l’ Ordonnance des cinq espèces de colonnes selon la méthode des Anciens , paru à Paris en 1683. [MCLB] .
le Président
Nullement. Ce qui leur donne cette beauté parfaite, dont les yeux un peu instruits dans l’Architecture sont charmés, c’est d’avoir attrapé un certain point que la Nature leur prescrit 89 Le Président défend la position antique, puis médiévale, de l’universalité des proportions, qui est l’objet de Musica en tant qu’art libéral au sein du Quadrivium : la beauté vient de l’ordre harmonieux entre les parties, dans les rapports les plus simples (1:2 , 2:3, 3:4), qui sont ceux qui définissent de façon objective les consonances en musique et qui, par une analogie à portée universelle et à portée véritablement cosmologique, garantissent le bon, le bien et le vrai : en musique et bien au-delà, microcosme et macrocosme. La « beauté parfaite » d’un édifice tient donc à ce que celui-ci se fonde sur ces rapports simples « prescrits par la Nature ». [TP] Voir dans le même esprit François Blondel, Cours d’architecture enseigné dans l’Académie royale d’architecture (1675-1683), V, XIV, p. 761 : « C’est ainsi que je dis que la beauté d’une colonne bien droite, bien ronde et diminuée selon la règle nous donne un plaisir naturel parce qu’elle est faite sur le modèle des arbres qui ne sont jamais plus beaux dans la nature que lorsqu’ils sont droits, ronds et qu’ils diminuent insensiblement depuis le pied jusqu’au sommet. » À l’inverse, Claude Perrault affirme : « L’imitation de la nature, ni la raison, ni le bon sens, ne sont donc point le fondement de ces beautés qu’on croit voir dans la proportion, dans la disposition et dans l’arrangement des parties d’une colonne. » ( Ordonnance des cinq espèces de colonnes selon la méthode des Anciens , Paris, 1683, Préface). [MCLB] , de même que nous voyons dans la Musique qu’une octave ou une quinte frappe agréablement l’oreille, quand l’un ou l’autre de ces accords a rencontré la juste distance des tons qui le composent 90 Les rapports simples entre les sons (par analogie les rapports de la longueur de la corde qui les produits), c’est-à-dire les rapports 1:2 , 2:3 et 3:4, définissent trois intervalles, respectivement l’octave, la quinte et la quarte, qu’on considère comme consonances (opposées aux dissonances, soit tous les autres intervalles). Puisque ces intervalles répondent au canon arithmétique de l’ordre objectif , ils sont agréables à l’oreille. De même, ce qui est très important pour le propos de Perrault qui va suivre, si le rapport des cordes qui définissent par exemple une octave n’est pas exactement 1:2, l’intervalle produit ne sera pas une octave ce qui, pour des raisons physiques, devient immédiatement perceptible par l’oreille, même avec la moindre déviation. [TP] .
l’Abbé
La comparaison des ornements de l’Architecture, avec les accords de la Musique n’est nullement receva137 ble 91 La pertinence ou la non pertinence de cette comparaison entre les proportions en musique et celle en architecture avait opposé, dans une querelle au sein de l’Académie royale d’architecture, Claude Perrault et François Blondel. Ce dernier, citant notamment l’ouvrage du maître de musique René Ouvrard, Architecture harmonique ou application de la doctrine des proportions de la musique à l’architecture (Paris, Robert Jean Baptiste de La Caille, 1679), défend l’analogie et donc l’application des proportions musicales stricto sensu sur un édifice architectural (dans le 5e livre du tome III de ses Cours d’architecture, intitulée « De la proportion des parties de l’architecture », Paris, l’auteur et Nicolas Langlois, 1683, p. 727-787). Claude Perrault, déjà en 1673, dans ses notes critiques de sa traduction de Vitruve, avait objecté l’application stricto sensu de l’analogie ; pour lui, la proportion en architecture telle qu’enseignée par Vitruve, ne saurait concerner une analogie ni avec les proportions musicales, ni avec des rapports absolus, dans la mesure où les proportions du « corps d’un homme bien formé » comme d’un édifice supportent les légères variations que les architectes se permettent – à cause principalement de la morphologie du terrain –, sans que cela ne heurte la vue (Les Dix Livres d’architecture de Vitruve, corrigés et traduits nouvellement en français, avec des notes et des figures, Paris, Jean-Baptiste Coignard, 1673, p. 53-54 ) ; il discute et développe ce point à nouveau dans la préface de son Ordonnance des cinq espèces de colonnes selon la méthode des anciens (Paris, Jean-Baptiste Coignard, 1683). [TP] , c’est indépendamment de la convention des hommes et de l’accoutumance de l’oreille, qu’une octave ou une quinte doivent être précisément composées d’une certaine distance de tons, en sorte que pour peu que cette distance soit trop grande ou trop petite, l’oreille en est choquée en quelque pays du monde que ce soit, et dans quelque ignorance qu’on puisse être de la Musique 92 Les intervalles des rapports simples, comme l’octave et la quinte pures, qui correspondent aux rapports 1:2 et 2:3, présentent un phénomène physique que Perrault constate, bien qu’il ne puisse l’expliquer ici : du fait de l’alignement des spectres des deux sons qui forment l’intervalle, le grave et l’aigu, ces intervalles (qu’on appelle pour cela « purs ») sonnent avec une clarté spécifique. Dès que les deux sons s’écartent de cette proportion très précise, se produit le phénomène des battements (entre les sons « harmoniques » de leurs spectres respectifs) et donc une sensation de vibration immédiatement perceptible. Il est ainsi possible pour un musicien d’accorder très exactement cette « juste proportion » à l’oreille, sans se servir aucunement par exemple d’un compas pour mesurer la longueur de cordes. Ce phénomène permet à Perrault de considérer qu’une juste proportion en musique (d’octave ou de quinte, etc.), est une donnée strictement objective et aucunement culturelle, ou réservée aux musiciens avertis. [TP] . Il n’en est pas ainsi des ornements d’Architecture, qui peuvent être un peu plus grands ou un peu plus petits, les uns à l’égard des autres, et plaire également, comme on le peut voir dans les ouvrages merveilleux des grands Architectes de l’Antiquité qui plaisent tous, quoique leurs proportions soient très différentes les unes des autres 93 Voir par exemple Cl. Perrault, Vitruve, éd. 1684, sur les proportions de l’architrave, respectivement dans les ordres dorique (p. 116) et toscan (p 138). La diversité de proportions entre les cinq grands ordres est ordinairement mise en évidence, dans les traités d’architecture de la Renaissance tout comme dans le Cours... de François Blondel, par une estampe représentant les colonnes et entablements des cinq ordres les uns à côté des autres. [MCLB] . On peut encore remarquer qu’en quelque mode qu’une pièce de Musique soit composée, Lydien, Phrygien ou Dorien, l’octave, la quinte et les autres accords sont toujours 138 de la même étendue 94 Perrault emprunte une terminologie archaïque (Dorien, Lydien, etc.) pour désigner des modes diatoniques : chacun de ces modes est défini et se distingue par l’ordre dans lequel se succèdent tons et demi-tons. Quel que soit cet ordre, les octaves, les quintes et les autres intervalles seront les mêmes (contrairement donc à ce qu’il constate en architecture). [TP] . Il n’en est pas ainsi des colonnes, ni de tous les autres ornements de l’Architecture, qui changent de proportion selon l’ordre où ils sont employés, car ils sont plus délicats et plus sveltes dans l’ordre Ionique que dans le Dorique, et plus encore dans le Corinthien que dans l’Ionique 95 Claude Perrault est allé au-delà du constat de la diversité de proportions entre les colonnes des cinq grands ordres, en apportant une démonstration visuelle originale du caractère variable, et non proportionnel, des ordres dans leurs colonnes et ornements. L’estampe de son édition compare plusieurs rapports de proportions donnés dans le texte de Vitruve pour le seul ordre ionique, éd. Vitruve, 1684, livre III, pl. XXII (p. 99), avec ce commentaire : « Cette figure fait voir quelles sont les proportions que Vitruve donne aux architraves suivant les différentes grandeurs de colonnes, car les architraves des colonnes de douze à quinze piez ont de hauteur la moitié du diamètre du bas de la colonne ; en celles de quinze à vingt piez, ils sont hauts de la treizième partie de la colonne (...). On a fait dans la figure toutes les colonnes d’une mesme hauteur à l’égard les unes des autres et on a seulement observé les différentes proportions qui sont entre la colonne et l’architrave, ainsi qu’elle est dans le texte, parce que l’on a estimé que par cette manière, on feroit mieux juger à l’œil les différentes proportions, par la comparaison qu’il seroit plus aisé de faire d’un architrave à l’autre, que d’un architrave à sa colonne. » [MCLB] . Cette diversité de proportions assignée à chaque ordre marque bien qu’elles sont arbitraires, et que leur beauté n’est fondée que sur la convention des hommes et sur l’accoutumance 96 Annotation en cours. . Pour mieux expliquer ma pensée je dis qu’il y a de deux sortes de beautés dans les Édifices ; des beautés naturelles et positives qui plaisent toujours, et indépendamment de l'usage et de la mode ; de cette sorte sont d’être fort élevés et d’une vaste étendue, d’être bâtis de grandes pierres bien lisses et bien unies, dont les joints soient presque imperceptibles, que ce qui doit être perpendiculaire le soit parfaitement, 139 que ce qui doit être horizontal le soit de même, que le fort porte le faible, que les figures carrées soient bien carrées, les rondes bien rondes, et que le tout soit taillé proprement, avec des arêtes bien vives et bien nettes 97 L’Abbé classe, au rang de beautés « positives » sur lesquelles on s’accorde universellement, la qualité des matériaux (pierres de taille) et la stéréotomie (art de la coupe et de l’assemblage des pierres de taille, notamment au service de la construction des voûtes). Prioritairement soucieux de mettre en place l’opposition entre ces beautés positives et les beautés « arbitraires » que sont à ses yeux les ordres et leurs ornements, il n’évoque pas pour l’heure la maîtrise particulière de la France de son siècle dans le domaine stéréotomique, mais y revient infra. [MCLB] . Ces sortes de beautés sont de tous les goûts, de tous les pays et de tous les temps. Il y a d’autres beautés qui ne sont qu’arbitraires, qui plaisent parce que les yeux s’y sont accoutumés, et qui n’ont d’autre avantage que d’avoir été préférées à d’autres qui les valaient bien, et qui auraient plu également, si on les eût choisies. De cette espèce sont les figures et les proportions qu’on a données aux colonnes, aux architraves, frises, corniches et autres membres de l’Architecture. Les premières de ces beautés sont aimables par elles-mêmes, les secondes ne le sont que par le choix qu’on en a fait, et pour avoir été jointes à ces premières, dont elles ont reçu, comme par une 140 heureuse contagion un tel don de plaire, que non seulement elles plaisent en leur compagnie, mais lors même qu’elles en sont séparées.
le Chevalier
Il en est donc de ces ornements d’Architecture, comme de nos habits, dont toutes les formes et les figures sont presque également belles en elles-mêmes ; mais qui ont un agrément extraordinaire, lorsqu’elles sont à la mode, c’est-à-dire, lorsque les personnes de la Cour viennent à s’en servir 98 Le Chevalier fait ici irruption dans le long affrontement verbal entre le Président et l’Abbé pour proposer une nouvelle analogie, mondaine, entre les ornements d’architecture et les habits de Cour. Cette intervention incarne, à l’échelle de ce long passage du second dialogue, une ambition probable liée à la publication du Parallèle : amener l’opposition entre Claude Perrault et François Blondel devant un nouveau public, alors que François Blondel est décédé en 1686, soit deux ans avant la publication du premier tome du Parallèle (Claude Perrault meurt pour sa part en 1688). [MCLB] ; car alors la bonne mine, l’agrément et la beauté de ces personnes semblent passer dans leurs habits et de leurs habits dans tous ceux qui en portent de semblables.
l’Abbé
Justement, rien ne peut mieux expliquer ma pensée.
141le Président
Si cela était ainsi, comme les modes des habits changent de temps en temps, les ornements d’Architecture devraient changer de même ; cependant depuis qu’ils ont été inventés par les Grecs, on ne voit pas qu’ils aient changé de forme. Ils sont toujours en possession de plaire, et bien loin que le temps ait diminué quelque chose de leur beauté et de leur agrément, comme il arrive dans tout ce qui n’est beau que par la mode, on peut dire qu’il en a redoublé la grâce et la beauté.
l’Abbé
Cette différence vient de ce que les habits ne durent pas autant que les Édifices, et particulièrement ceux où l’Architecture emploie ses ornements les plus considérables. Si les chapeaux, par exemple, duraient sept ou huit cents ans, ils ne changeraient pas plus souvent de figure 142 que les chapiteaux des colonnes. Ce qui fait que nous les voyons tantôt plats et tantôt pointus, c’est qu’on en change trois ou quatre fois par an, et que pour faire voir qu’on ne porte pas toujours le même, on lui donne une forme nouvelle ; car de là vient la subite révolution des modes ; mais les bâtiments tiennent ferme, et lorsqu’on en construit de nouveaux, on les rend les plus semblables que l’on peut à ceux qu’on trouve faits et qui plaisent, afin qu’ils aient le même don de plaire, et voilà ce qui perpétue la mode des ornements dont ils sont parés. Avec tout cela cette mode ne laisse pas de changer avec le temps. Le chapiteau Corinthien n’était dans son origine que d’un module, c’est-à-dire, qu’il n’était guère I Variante 1692 : qu’il n’était pas [DR] plus haut que large. On y a ajouté insensiblement jusqu’à un sixième module, et cette forme plus égayée a tellement contenté les yeux, suivant le privilège ordi143 naire des modes, qu’on ne peut plus souffrir la forme plate et écrasée du vieux chapiteau Corinthien 99 Cette remarque de l’Abbé s’appuie directement sur l’édition de Vitruve par Claude Perrault (éd. 1684, Livre IV, chapitre I, p. 108-109 et p. 104, note 2, sur les proportions du chapiteau corinthien). Voir en particulier la planche XXIII qui oppose deux chapiteaux corinthiens, le premier (à gauche) « suivant le texte de Vitruve », le second (à droite), moins trapu, « en la manière qui a esté introduite depuis Vitruve, telle qu’est celle du portique du Panthéon . » [MCLB] . Il en est arrivé de même au chapiteau Ionique qui a plu très longtemps avec ses deux rouleaux en forme de balustres, mais qui n’oserait plus paraître avec cette coiffure antique, et qui est obligé d’avoir présentement ses quatre côtés semblables en quelque composition d’Architecture, qu’il ait à se trouver 100 Sur l’idée traditionnelle selon laquelle la volute ionique imiterait une chevelure féminine bouclée, voir Vitruve, éd. Perrault, 1684, p. 106. Évoquer le passage du chapiteau ionique de deux à quatre volutes consiste en une simplification du texte de Vitruve, difficile à interpréter. Voir en particulier ibid., p. 93, n. 36, où Claude Perrault relève : « Dans les quatre endroits où l’on doit tracer les volutes. Pour expliquer ce texte à la lettre, il faudroit dire dans les quatre parties des volutes, mais il y a grande apparence qu’après avoir parlé des deux faces du chapiteau dans chacune desquelles on doit tracer deux volutes, il faut que ces quatre parties des volutes signifient les quatre endroits où doivent estre les quatre volutes du chapiteau »). Les vestiges conservés, particulièrement l’étage supérieur du théâtre de Marcellus ou le second niveau du Colisée pour l’ionique romain, ne sont pas concordants. [MCLB] . Je pourrais vous faire voir que presque tous les autres ornements des Édifices ont eu le même sort, ce qui montre bien que leur beauté principale n’est fondée que sur l'usage et sur l’accoutumance.
le Président
Il est pourtant si vrai qu’il y a une certaine proportion déterminée dans tous ces ornements qui en fait la souveraine beauté, que les Architectes ne s’occupent nuit et jour qu’à la recherche de ces justes et 144 précises proportions ; et que quand ils sont assez heureux pour les rencontrer, leurs ouvrages donnent aux vrais connaisseurs un plaisir et une satisfaction inconcevables.
l’Abbé
On prétend qu’entre les colonnes qui sont au Palais des Tuileries, il y en a une qui a cette proportion tant désirée, et qu’on va voir par admiration, comme la seule où l’Architecte a rencontré le point imperceptible de la perfection 101 Sur cette colonne ionique des Tuileries, voir François Blondel, Cours d’architecture , V, chap. XVIIII : « Entre les colonnes ioniques cannelées qui sont l’ornement de la façade du Palais des Tuileries, il y en a une du travail de Jean Goujon que l’on ne pouvait, ci-devant, se lasser de regarder et que l’on ne pouvait considérer sans admiration. » Les colonnes ioniques cannelées et baguées sont exemplaires de l’invention des Modernes en matière d’ordres d’architecture, mais ce n’est pas sous cet angle qu’elles sont évoquées dans le Parallèle . [MCLB] . On dit de même qu’il n’y a pas longtemps qu’un vieil Architecte s’y faisait conduire tous les jours, et passait là deux heures entières assis dans une chaise à contempler ce chef-d’œuvre 102 La mention du « vieil architecte », « il n’y a pas longtemps », sitôt relayée de manière désobligeante par le Chevalier, vise sans nul doute François Blondel, décédé en 1686. En avril 1671, l’Académie d’architecture avait débattu sur Philibert Delorme et les « particularitez louables de ses ordres », Procès Verbaux, t. I, p 11. La réputation de la colonne des Tuileries est également évoquée dès 1672 par André Félibien, historiographe des Bâtiments du roi et secrétaire de l’Académie d’architecture depuis 1671, pour être déconstruite : Félibien l’associe déjà à la question des corrections d’optique, point majeur de la querelle qui opposa Claude Perrault et François Blondel. Il introduit en outre une distance critique en proposant une attribution à l’intervention empirique d’un ouvrier anonyme, et non à Jean Goujon, comme dans le Cours d’architecture de Blondel : « D’où vient, interrompit Pymandre, que cette Colonne est singulière en beauté, puisqu’elle est parmi celles qui composent ce Bâtiment, qui vraisemblablement sont toutes d’une même mesure ? – [...] Il se rencontra un ouvrier qui, ayant considéré l’endroit où l’on devoit placer la Colonne qu’il tailloit, connut l’effet qu’elle y devoit faire. Pour cela, il lui donna un peu plus ou moins de grosseur dans les parties où il le jugea nécessaire et c’est ce qui l’a rendue plus gracieuse que les autres. [...] Quelques uns croyent pourtant qu’elle est de la main de Jean Gougeon. » (Entretiens sur la vie et les ouvrages des plus excellens peintres..., IIIe entretien, Paris, S. Mabre-Cramoisy, 1672, p. 60). Dans le long passage qu’il consacre aux Tuileries (ibid., p. 49-57), Félibien développe divers arguments mis par écrit par Claude et Charles Perrault, plus tard et en d’autres lieux (le droit à l’innovation en matière d’ordre, l’évolution historique des ordres, etc.), dont il a pu avoir connaissance, dès la fin des années 1660, par leurs activités au sein de la surintendance des Bâtiments du roi. [MCLB] .
le Chevalier
Je ne m’en étonne pas, il se reposait d’autant, et dans un lieu très agréable. Il s’acquerrait d’ailleurs une grande réputation à peu de frais, car moins on voyait ce qui pouvait 145 le charmer dans cette colonne, et plus on supposait en lui une profonde connaissance des mystères de l’Architecture.
l’Abbé
Si ces sortes de proportions dans l’Architecture avaient des beautés naturelles, on les connaîtrait naturellement, et il ne faudrait point d’étude pour en juger. D’ailleurs, elles ne seraient pas différentes jusqu’à l’infini, comme elles le sont dans les plus beaux Ouvrages qui nous restent de l’Antiquité et dans les Livres des plus excellents Architectes.
le Président
Il est vrai que les proportions sont différentes et dans les Bâtiments anciens et dans les Livres d’Architecture, mais c’est en cela que paraît la grande suffisance 103 Furetière : « se dit aussi en choses morales, de la capacité, du mérite d’une personne. Ce Docteur est d’une grande suffisance, il est consommé dans les Lettres. Le Roy a des Ministres qui sont d’une grande suffisance, d’une grande capacité, d’une grande pénétration. » [BR] des Architectes. Ce n’a pas été à l’aventure qu’ils les ont variées, mais par des raisons et 146 des règles d’optique qui les ont obligés d’en user ainsi 104 Annotation en cours. . Quand un Bâtiment se construisait au devant d’une grande place, et qu’il pouvait par conséquent être vu de fort loin, ils donnaient beaucoup de saillie à leurs Corniches, parce que l’éloignement les rapetissait à la vue, et lorsqu’un Édifice ne pouvait être regardé que de près, ils donnaient peu de saillie à ces mêmes Corniches, parce qu’étant vues en dessous, elles ne paraissaient que trop saillantes pour peu qu’elles le fussent. Ainsi bien loin que les Architectes lorsqu’ils en ont usé de la sorte, se soient départis des véritables proportions, ils n’ont au contraire fait autre chose que de s’y conformer, en réparant par leur industrie ce qui se perdait par la différente situation des lieux, en quoi on ne peut trop admirer, et le soin qu’ils ont eu de conserver à l’œil les véritables proportions, et l’adresse singulière dont ils se sont servis pour y parvenir.
147l’Abbé
Que direz-vous si je vous prouve démonstrativement que les Anciens Architectes n’ont jamais eu la moindre de ces belles pensées que vous leur attribuez. Ils devraient suivant ces principes avoir donné plus de diminution aux petites colonnes qu’aux grandes 105 Pour évoquer l’infléchissement des proportions par les nécessités de l’optique dans l’Antiquité, le Président a pris l’exemple des corniches saillantes, ce qui éloigne de la colonne des Tuileries . L’Abbé lui répond en revenant aux colonnes. Sur la diminution que l’on doit donner au haut des colonnes selon les règles de l’optique, voir Claude Perrault, éd. Vitruve, 1684, livre IV, planches XVI et XVII (p. 77, à droite et 83, droite). Le point d’observation et les rayons de la vue sont représentés planche XVI, tandis que la planche XVII inclut la représentation d’un instrument inventé par Nicomède « pour tracer la ligne que l’on appelle la première conchoïde et dont on se peut servir pour tracer la ligne de toutes les sortes de diminution des colonnes. » Perrault insiste sur l’apport de son illustration : « on l’a mise pour suppléer au défaut de celle que Vitruve promet et qui a esté perdue, de mesme que toutes ses autres figures. » [MCLB] , parce que ces dernières se diminuent davantage à l’œil par leur hauteur, cependant les colonnes du Temple de Faustine , celles des Thermes de Dioclétien 106 Annotation en cours. , celles du Temple de la Concorde 107 Annotation en cours. qui ont trente et quarante pieds de hauteur, sont plus diminuées à proportion que celles des Arcs de Titus 108 Annotation en cours. , de Septimius 109 Annotation en cours. et de Constantin 110 Claude Perrault, Ordonnance des Cinq espèces de colonnes selon la méthode des Anciens , Paris, J.-B. Coignard, 1683, 181 p. (exemplaire BnF, Fol. ScA 1568 Réserve, numérisé sur Gallica, avec les « originaux des planches dessinés de la main de l’auteur mesme » selon l’annotation manuscrite de la page titre), en particulier p. 23, Table de la diminution des colonnes. Figurent dans cette table de mesures le temple de Faustine pour l’ordre corinthien, les thermes de Dioclétien (composite), le temple de la Concorde (ionique), les arcs de Titus et de Septime Sevère (composite), ainsi que celui de Constantin (corinthien). Le texte de Perrault, dédié à Colbert, complète sur le plan théorique son édition annotée de Vitruve en 1673 et est conçu comme un « supplément à ce qui n’a pas esté assez particulierement traité par Vitruve » (Épître). Perrault s’inscrit à la suite de la démarche de Roland Fréart de Chambray, Parallèle de l’architecture antique et de la moderne, avec un recueil des deux principaux antheurs qui ont écrit des cinq ordres... , Paris, 1650, et s’appuie surtout sur la publication récente, en 1682, des Edifices antiques de Rome dessinés et mesurés très exactement d’Antoine Desgodets (1653-1728), discutée au sein de l’Académie d’architecture dès 1677 à partir des dessins remis par Desgodets (fac-similé de l'édition de Jean Baptiste Coignard, Paris, 1682, préface de Pierre Gros, introduction et notices d'Hélène Rousteau-Chambon, Paris, Institut national d'histoire de l'art / Picard, 2008). [MCLB] , qui n’ont que quinze ou vingt pieds tout au plus. Suivant ces mêmes règles d’optique, les soffites 111 « Soffites », de l’italien soffito (plafond). Emploi d’un terme technique d’architecture, désignant la partie inférieure et horizontale d’un élément suspendu en saillie (souvent le dessous d’une corniche), probablement pour donner du crédit à la parole de l’Abbé. [MCLB] , ou pour parler plus intelligiblement, les dessous des Corniches devraient être relevés lorsque l’Édifice se peut voir de loin, et ne l’ê148 tre pas lorsqu’il ne se peut voir que de fort près ; néanmoins au Portique du Panthéon 112 Annotation en cours. dont l’aspect peut être assez éloigné, le dessous des Corniches n’est point relevé, et il l’est dans le dedans du Temple, où l’aspect est nécessairement fort proche. Les Anciens étaient trop sages et trop habiles pour donner là-dedans 113 L’Abbé est encore le porte-parole de Claude Perrault, dans son utilisation du portique du Panthéon pour dénoncer les idées prêtées à tort aux Anciens par certains de ses contemporains en matière de corrections d’optique. Voir Claude Perrault, Ordonnance... , 1683, p. 19, qui souligne l’incohérence des pratiques antiques, dont la variabilité ne saurait être imputée à une modification concertée des règles de proportions par la connaissance de l’optique : « La plupart des architectes croyent que la fin de l’architecture consiste à sçavoir changer les proportions avec prudence, ainsi qu’ils disent, ayant égard aux différentes circonstances de la diversité des aspects et des grandeurs des édifices, car ils prétendent que les uns demandent de plus grandes saillies que les autres dans les corniches, par la raison que la proximité ou l’éloignement qui fait la différence de l’aspect [...]. Et ils veulent faire croire que la diversité qui se trouve dans celle des ouvrages antiques doit estre attribuée à cette raison. Mais il est évident que les Anciens n’ont point eu cette intention, puisqu’aux édifices où les saillies devroient estre plus grandes par la raison de l’Aspect, dont la grandeur, selon le raisonnement des Modernes, demande une grande saillie, il se trouve qu’au contraire, les Anciens l’ont faite plus petite, ainsi qu’il se voit au Panthéon , où la saillie est plus petite à la corniche du portique qu’à celle du dedans du Temple, où l’aspect est sans comparaison beaucoup moins grand. » Sur la question des corrections d’optique dans l’architecture antique, voir le long commentaire critique du texte de Vitruve par Claude Perrault, 1684, p. 204-206, n. 3, note longue de plus deux pages. Le portique du Panthéon a fait l’objet d’un débat à l’Académie d’architecture dès le 23 avril 1674, à partir de ce qu’en écrit Palladio (Procès Verbaux, I, p. 29-30). [MCLB] ; car si la saillie excessive d’une Corniche fait un bon effet quand le Bâtiment est vu de loin, elle doit faire un effet désagréable quand il est vu de près. Quel avantage y a-t-il à faire qu’un Édifice paraisse beau quand on en est éloigné, s’il paraît laid quand on en approche ? Il ne faut jamais se mêler d’aider l’œil en pareilles rencontres, il est si juste et si fin dans ses jugements, il sait si précisément par une longue habitude ce qu’il doit ajouter ou déduire à la grandeur d’un objet suivant le lieu et la distance dont il le voit, que c’est lui nuire au lieu de lui aider que de changer 149 la moindre chose aux proportions, soit dans les Ouvrages d’Architecture, soit dans ceux de Sculpture.
le Chevalier
Je ne comprends pas ce que vous dites. Quoi, vous voudriez par exemple que le Cheval qu’on a mis sur le haut de l’ Arc de Triomphe 114 Référence à la statue équestre projetée par Perrault au sommet de l’ arc de triomphe de la place du Trône , qui a fait l’objet de critiques. [MCLB] , ne fût pas plus grand qu’un Cheval naturel et à l’ordinaire.
l’Abbé
Je n’ai garde de dire rien de semblable, ce serait manquer contre les règles de la proportion, de ne pas mettre un fort grand Cheval sur un aussi grand piédestal que l’est l’ Arc de Triomphe , quand je dis qu’il ne faut pas changer les proportions, je n’entends pas parler de la proportion qu’un tout doit avoir avec un autre tout, un Cheval avec son piédestal, une figure avec sa niche, une colonne avec les membres d’architecture dont elle 150 est couronnée, mais de la proportion des parties d’un tout entre elles-mêmes, d’un bras avec un bras, ou d’une jambe avec une jambe dans la même figure 115 Claude Perrault, dans son édition de Vitruve, s’est déjà justifié de la taille colossale choisie pour la statue équestre (30 pieds, soit environ 9,74 mètres), 1684, p. 205, n. 3, et a distingué la question de la taille des sculptures en amortissement en architecture (éléments décoratifs placés dans la partie sommitale d’une élévation) de celle, erronée, de la modification des rapports de proportion entre les parties de ces éléments : « ce problème me paroissant assez important pour mériter d’estre examiné un peu plus sérieusement qu’on n’a fait depuis peu dans un ouvrage d’architecture où traitant ce sujet et l’auteur rapportant ce qui est contenu dans cette notte, il fait semblant de négliger mes raisons pour s’attacher à ma personne qu’il attaque par des railleries, mais d’une manière assez chagrine pour faire croire qu’il a du dépit de se sentir convaincu et réduit à ne répondre que par des injures. Car au lieu de faire voir que ce que j’ay avancé n’est pas vrai, sçavoir que les Anciens n’ont point pratiqué ce changement des proportions, on répond seulement que j’ay reconnu moy mesme la nécessité qu’il y a de le faire, lorsque j’ay mis au haut de l’ Arc de Triomphe que le Roy fait bastir au bout de l’avenue de Vincennes, une statue de trente piez de haut, afin, dit-on, qu’estant fort élevée, elle paroisse avoir sa grandeur naturelle. Et sur ce que j’ay déclaré que ce n’est pas là mon intention et que je fais cette statue colossale afin qu’elle paroisse colossale, on me répond que j’ay donc tort de trouver trop grand l’entablement des trois colonnes du Campo Vaccino qu’on avoue estre d’une exorbitante et monstrueuse grandeur, puisqu’on peut croire que l’Architecte a eu dessein de faire paroistre ces édifices colossaux... de mesme que j’ay eu dessein de faire paroistre la statue equestre de l’ Arc de Triomphe plus grande qu’un homme et un cheval ne doivent estre. » [MCLB] . Je dis, par exemple, qu’il ne faut pas faire un des bras plus long que l’autre, parce que ce bras est tellement disposé que l’on le voit en raccourci, ou pour quelqu’autre raison que ce puisse être. Il y a des Curieux si entêtés de ces beaux secrets d’optique, et si aises de les débiter, que je leur ai ouï soutenir qu’une des jambes de la Vénus 116 Il s’agit probablement de la Vénus Médicis (Florence, musée des Offices). Cinq copies en furent exécutées sous le règne de Louis XIV et le sculpteur Thomas Regnaudin lui consacra une conférence à l’Académie royale de peinture et de sculpture le 4 janvier 1676 qui porta toutefois sur l’anatomie propre au corps féminin, et non sur une éventuelle longueur inégale des jambes. La mesure des plus fameuses antiques, parmi lesquelles la Vénus Médicis , a suscité une certaine attention en France depuis les années 1640. La planche 13 de l’ouvrage d’Abraham Bosse (Représentation des différentes figures humaines avec les mesures prises sur les Antiques qui sont de présent à Rome recueillies et mises en lumière par Abraham Bosse, Paris, 1656) a pu nourrir l’idée selon laquelle la jambe très légèrement fléchie serait plus longue que l’autre, puisque selon les proportions gravées par Bosse, chaque trentième partie de la hauteur totale de la statue étant subdivisée en 20, la jambe droite aurait 15 parties et 1 sous-partie, et la gauche 14 parties et 6 sous-parties. [MCLB] , celle qui est un peu pliée était plus longue que celle qui est droite et sur laquelle la figure se soutient, parce, disent-ils, qu’elle fuit à l’œil, et que le Sculpteur judicieux lui a rendu ce qu’elle perd pour être vue de cette sorte. Je les ai mesurées toutes deux fort exactement, et les ai trouvées telles qu’elles m’ont toujours paru, je veux dire parfaitement égales et en longueur et en grosseur. Je 151 vois encore tous les jours d’autres Curieux qui assurent que les bas-reliefs du haut de la colonne Trajane 117 La question de la présence ou non de corrections d’optique sur les reliefs et la statue sommitale de la Colonne Trajane est polémique en France depuis les années 1640, où furent exécutés des moulages des reliefs à la demande du surintendant des Bâtiments du roi François Sublet de Noyers. La colonne est analysée par le neveu de ce-dernier, Roland Fréart de Chambray, Parallèle de l’architecture antique et de la moderne, architecture antique et moderne avec un recueil des deux principaux autheurs qui ont écrit des cinq ordres... , Paris, E. Martin, 1650, p. 89-91, qui écrit à propos de la figure en amortissement de la colonne : « il me semble aussi que la figure doit estre réglée par la raison de l’optique en sorte qu’elle paroisse d’une grandeur excédant un peu le naturel et d’une élégante proportion, afin que l’on la remarque principalement sur tout le reste, avec cette discrétion portant que comme il faut qu’elle soit en pied, elle paroisse bien ferme en sa position etc. » (p. 89). Sur les débats en France autour de la Colonne Trajane et de l’optique, voir aussi Roger de Piles (trad.), L’art de peinture de Charles-Antoine Dufresnoy , Paris, 1668 : « Dans la colonne Trajane , nous voyons que les figures les plus élevées sont plus grandes que celles d’en bas et font un effet tout contraire à la perspective, puisqu’elles augmentent à mesure qu’elles s’éloignent. Je scay qu’il y a une règle qui donne le moyen de les faire de la sorte et quoiqu’elle soit dans quelques livres de perspective, elle n’est pas pour cela règle de perspective [...]. On peut dire avec plus de raison que c’est une règle de bienséance dans la perspective, pour soulager la vue et pour luy rendre les objets plus agréables. » (p. 95). Voir encore la réponse d’Abraham Bosse sur l’argumentation de Roger de Piles dans Lettres écrites au sieur Bosse , Paris, 1668, p. 14. De manière plus générale, l’enjeu de la diminution ou non des figures en amortissement sur les façades a fait l’objet d’une réflexion à l’Académie royale de Peinture et de Sculpture, par le sculpteur Michel Anguier dans ses conférences des 4 juillet et 1er août 1671, en particulier le passage Savoir si on doit faire les figures et ornements de l’architecture plus grands et plus forts dans les parties supérieures que dans les inférieures (Conférences de l’Académie royale de peinture et de sculpture, éd. dir. Christian Michel et J. Lichtenstein, Paris, École nationale supérieure des beaux-arts, 2006, I, 2, p. 414-415). [MCLB] sont plus grands que ceux du bas de la même colonne, parce que cela devrait être ainsi, suivant les beaux préceptes qu’ils débitent ; cependant on peut voir au Palais-Royal où sont tous ces bas-reliefs, qu’il n’y a aucune différence des uns aux autres pour la hauteur. L’œil n’a pas besoin d’être secouru en pareilles rencontres ; de quelque loin qu’on voie un homme on juge de sa taille. Un Charpentier qui voit d’en bas une poutre au faîte d’un bâtiment, dit sans se tromper combien elle a de pouces en carré, et un enfant même ne se trompe point à la grosseur d’une pomme ou d’une poire qu’il voit au haut d’un arbre.
le Chevalier
Je comprends présentement ce que vous dites, je trouve comme vous 152 que le secours qu’on veut donner à l’œil quand il n’en a que faire, est ce qui le fait tomber en erreur au lieu de l’en tirer.
l’Abbé
Je pourrais confirmer cette vérité par une infinité d’autres exemples, mais j’aime mieux vous renvoyer à la Préface et au dernier Chapitre de l’ Ordonnance des cinq espèces de colonnes [ c ] 118 Claude Perrault, Ordonnance... , seconde partie, chapitre VIII : De quelques autres abus introduits dans l’architecture moderne, p. 112-124. L’Abbé dévoile la source, largement en filigrane de toutes ses prises de positions antérieures (à laquelle il faut ajouter d’autres textes de Claude Perrault). [MCLB] , qui traite amplement de l’abus du Changement des proportions, et qui répond parfaitement à l’Histoire des deux Minerves 119 L’anecdote des deux Minerve a pour particularité de n’être pas connue par des sources antiques, en particulier de n’être pas mentionnée par Pline. Elle est rapportée par le polygraphe et compilateur byzantin du XIIe siècle Tsétzès ( Histoires ou Chiliades , VIII, 193). Selon l’anecdote, Alcamène et Phidias furent en compétition pour la réalisation d'une statue d'Athéna/Minerve qui devait être placée au sommet d'une colonne. Celle d’Alcamène, superbe, parut écraser celle de Phidias, qui manquant d’être lapidé, demanda à ce que l’on place sa statue au somment de la colonne. Démontrant ainsi sa fine connaissance des lois de l’optique, il fut alors encensé et son rival ridiculisé. Pour une traduction intégrale de cette anecdote, voir Stanislas Kuttner-Worms, « Rhétorique des arts et art de la rhétorique. Les anecdotes de peintres et sculpteurs dans les "Histoires" de Jean Tzetzès », dans Emmanuelle Hénin et Valérie Naas, Le Mythe de l’art antique, Paris, CNRS éditions, 2018, p. 86-87. [MCLB] qu’on allègue ordinairement sur ce sujet, et que je vois que vous vous préparez de me dire.
le Chevalier
Quelle est l’Histoire des deux Minerves ?
le Président
Je vais vous la conter. Il y avait 153 à Athènes un Sculpteur nommé Alcamène si estimé pour ses Ouvrages 120 Voir la note 119. , que Phidias qui vivait dans le même temps, pensa en mourir de jalousie 121 Voir la note 119. : Mais ce Sculpteur tout habile qu’il était, ne savait ni Géométrie ni Perspective, sciences que Phidias possédait très parfaitement. Il arriva que les Athéniens eurent besoin de deux figures de Minerve qu’ils voulaient poser sur deux colonnes extrêmement hautes ; ils en chargèrent Phidias et Alcamène comme les deux plus habiles Sculpteurs de leur siècle. Alcamène fit une Minerve délicate et svelte, avec un visage doux et agréable, tel qu’une belle femme le doit avoir, et n’oublia rien pour bien terminer et bien polir son Ouvrage. Phidias qui savait que les objets élevés rapetissent beaucoup à la vue, fit une grande bouche et fort ouverte à sa figure et un nez fort gros et fort large, donnant à toutes les autres parties des propor154 tions convenables par rapport à la hauteur de la colonne. Quand les deux figures furent apportées dans la place, Alcamène eut mille louanges et Phidias pensa être lapidé par les Athéniens pour avoir fait leur Déesse si laide et si épouvantable mais quand les figures furent élevées toutes deux sur leurs colonnes on ne connut plus rien à la figure d’Alcamène, et celle de Phidias parut d’une beauté incomparable, ainsi le Peuple changea bien de langage, il ne pouvait trop louer Phidias, qui acquit dès ce jour-là une réputation immortelle, et il n’y eut point de railleries qu’on ne fit d’Alcamène, qui fut regardé comme un homme qui se mêlait d’un métier qu’il ne savait pas.
l’Abbé
Il peut y avoir quelque chose de vrai dans cette histoire, mais il est impossible que toutes les circonstances en soient véritables. Tzetzès [ d ] 122 Voir la note 119. 155 qui la rapporte en la manière que vous venez de la conter 123 La mention explicite du polygraphe du XIIe siècle est intéressante puisqu’il est de fait la seule source connue sur cette anecdote. La lecture directe de Tzétzès n’était sans doute pas grande en France, qui convoque pourtant régulièrement cette histoire au sein du débat sur les corrections d’optique. Abraham Bosse, partisan des corrections d’optique en architecture, à la différence de Perrault, l’utilise en 1659 dans ses Représentations géometrales de plusieurs parties de bastiments faites par les reigles de l’architecture antique et de qui les mesures sont réduittes en pieds poulces et lignes, afin de s’acommoder à la manière de mesurer la plus en usage parmy le commun des ouvriers, pl. I. La circulation relativement importante de l’anecdote éclaire la pique de l’Abbé : l’histoire « qu’on allègue ordinairement sur ce sujet et que je vois que vous vous préparez de me dire. » Claude Perrault la rapporte également dans son commentaire de Vitruve, éd. 1684, p. 205, n. 3 mais pour mettre en doute sa véracité : « il paroist que celuy qui l’a escrite n’entendoit pas la chose dont il parloit (...) Et je croy que cette particularité jointe aux raisons cy-devant alléguées peuvent rendre la vérité de cette histoire un peu suspecte ». Elle se retrouve donc logiquement rapportée par le Président. Plusieurs médiations de l’anecdote sont envisageables, par les milieux érudits de la péninsule italienne (particulièrement par Venise, où la culture des Commènes et Paléologues est bien présente à la Renaissance) ou ceux des Provinces-Unies (Caramuel cite Tzétsès). [MCLB] , montre bien qu’il était un ignorant en perspective avec ce nez large qu’il fait donner à Minerve 124 Sur l’élargissement du nez, voir en effet Tzétzès, Histoires , VIII, 193 : Phidias « ayant compris que les choses paraissent très petites une fois en hauteur fit une statue aux lèvres entr’ouvertes, les narines tournées au vent. » (trad. Stanislas Kuttner-Worms). Voir aussi le commentaire de Claude Perrault, qui revient, dans son édition de Vitruve (éd. 1684, p. 205, n. 3) sur les supposées narines élargies : « il dit que Phidias pour faire que le visage de la déesse parust beau luy avoit fort élargi les narines afin que la grande distance les fist paroistre autrement et avec la proportion qu’elles doivent avoir. Et il est certain qu’un nez pour peu qu’il soit élargi le doit paroistre encore davantage par le raccourcissement que l’aspect éloigné et élevé peut luy donner ». [MCLB] car un nez peut bien paraître plus court étant vu de bas en haut et dans un lieu fort élevé, mais non pas en paraître moins large.
le Président
Pourquoi ne voulez-vous pas qu’il diminue aussi bien en largeur qu’en longueur ?
l’Abbé
Je ne le veux pas, par des raisons qui seraient trop longues à dire, et dont ceux qui comme vous savent la perspective, n’ont pas besoin 125 Annotation en cours. . Je crois donc bien que Phidias qui était fort habile ne se donna pas la peine d’achever et de polir sa figure, parce que la grande distance n’adoucit que trop les objets, mais il n’en changea point les proportions, il 156 ne fit point la bouche de sa Minerve plus grande ni plus ouverte que si elle eût dû être vue de dix pas, et il ne lui fit point le nez plus large qu’une belle Déesse le doit avoir, car malgré l’éloignement et la bouche et le nez auraient paru avoir la proportion qu’il leur aurait donnée. Ceux qui ont écrit cette histoire ont cru faire merveilles d’exagérer la laideur de la Minerve vue de près, et la beauté de cette Minerve vue de loin, pour faire valoir la grande habilité de Phidias.
le Chevalier
J’ai ouï conter de semblables histoires à des gens fort habiles en Architecture et en Sculpture, mais je m’en suis toujours défié, j’ai toujours cru qu’ils ne rapportaient toutes ces merveilles que pour montrer qu’ils avaient lu les bons Livres, et pour faire honneur à leur Art, en étalant les profonds my157 stères dont ils prétendent qu’il est capable, mais je n’ai jamais pensé qu’ils voulussent imiter ces exemples.
l’Abbé
Cela est ainsi n’en doutez point, Girardon a fait la Minerve qui est sur le fronton du Château de Sceaux 126 « Sur le fronton », comprendre : qui est au-dessus du fronton. Girardon est sans surprise loué par Perrault. Sa Minerve , statue en ronde bosse exécutée vers 1673, est perdue (elle fut sans doute détruite en même temps que le château de Sceaux, au tout début du XIXe siècle) mais on en conserve la trace par plusieurs estampes. Voir Alexandre Maral, François Girardon (1628-1715). Le sculpteur de Louis XIV, Paris, Arthéna, 2016, p. 42. Le château de Sceaux, construit en 1661, fut racheté par Colbert en 1670. [MCLB] , Je l’ai vue dans son atelier, et je l’ai vue en place, elle ne m’a point paru avoir la bouche plus ouverte ni le nez plus large dans l’atelier que sur le fronton. Comme cette figure est assise, il devait suivant les principes qu’on attribue faussement aux Anciens, allonger le corps de sa figure de la ceinture en haut, parce que les genoux en cachent une partie plus ou moins selon qu’on s’approche ou qu’on se recule ; mais il s’est bien donné de garde de rien changer aux proportions. Il a pris un expédient très ingénieux et très sage. Au lieu de faire sa Minerve assise à l’ordinaire, il l’a te158 nue assise fort haute et à demi-debout, de sorte que de quelque endroit qu’on la regarde on la voit toujours presque toute entière. Un Sculpteur peut faire sa figure assise en la manière qu’il lui plaît mais non pas la rendre monstrueuse et difforme par des règles d’optique mal entendues. Quoi qu’il en soit, je suis persuadé que les Anciens n’ont jamais pensé à la moitié des finesses qu’on leur attribue, et que le hasard a fait plus des trois quarts des beautés qu’on s’imagine voir dans leurs Ouvrages, ce n’a été pour l’ordinaire que la fantaisie ou la négligence de l’Architecte qui ont causé du changement dans les proportions. Cependant ceux qui sont venus longtemps depuis, ont trouvé du mystère à ces changements, ils en ont marqué soigneusement toutes les différences, et les ont fait apprendre par cœur à leurs disciples. Il ne faut donc point que l’invention des ornements d’Architectu159 re tourne à si grand honneur aux Anciens, puisque ces ornements se sont comme introduits d’eux-mêmes et insensiblement ; que s’ils sont beaux, d’autres l’auraient été également, s’ils avaient eu le bonheur d’être choisis et employés dans des Ouvrages magnifiques, et si le Temps les avait consacrés. Il ne faut pas non plus tenir beaucoup de compte à un Architecte de ce qu’il observe bien les proportions que les Anciens nous ont laissées, puisqu’il n’y a point de proportions si bizarres, qu’on n’en trouve des exemples dans d’excellents Auteurs : D’ailleurs, les cinq ordres d’Architecture bien mesurés et bien dessinés sont dans les mains de tout le monde, et il est moins difficile de les prendre dans les Livres où ils sont gravés, que les mots d’une langue dans un Dictionnaire 127 Les cinq ordres de colonnes, autrement dit les trois ordres grecs (dorique, ionique et corinthien) ainsi que les deux ordres romains : le toscan (affilié au dorique) et composite (combinaison d’un fût dorique et d’un chapiteau corinthien). Depuis la Renaissance, les estampes représentant ou comparant les cinq ordres antiques ainsi que leurs ornements sont de fait nombreuses (Serlio, Vignole, Scamozzi, Palladio). Au XVIIe siècle en France, on les trouve chez R. Fréart de Chambray (1650), Abraham Bosse (1664), François Blondel et Claude Perrault (1683). [MCLB] . Mais le véritable mérite d’un Architecte est de savoir faire en observant les ordres d’Architecture, des bâtiments qui soient tout ensemble, solides, 160 commodes et magnifiques 128 Reformulation des trois notions vitruviennes de firmitas , utilitas et venustas. [MCLB] . C’est de savoir donner à la magnificence ce qu’elle demande, sans que la solidité d’une part et la commodité de l’autre en souffrent le moins du monde ; car ces trois choses se combattent presque toujours. C’est de savoir rendre les dehors aussi réguliers et aussi agréables que si l’on n’avait eu aucun égard à la distribution et à la commodité des dedans, et que les dedans soient aussi commodes et aussi bien distribués que si l’on n’avait pas songé à la régularité des faces extérieures 129 Le glissement de l’Abbé du sujet des ordres vers celui de la distribution est stratégique, puisque celle-ci a été particulièrement développée dans la théorie de l’architecture moderne. Pour paraître générales, les premières remarques à ce propos ne renvoient pas moins à la question précise de l’achèvement de la Cour carrée du Louvre , chantier majeur de la surintendance des Bâtiments du roi au temps de Colbert et œuvre dans laquelle Claude Perrault fut profondément impliqué, par son appartenance à partir de 1667 au Petit Conseil, aux côtés de l’architecte Louis Le Vau (1612-1670) et du peintre Charles Le Brun (1619-1690). Les projets de Bernin pour l’ aile orientale du Louvre en 1665 ont en effet pu être jugés comme privilégiant la magnificence au détriment de la commodité (Paul Fréart de Chantelou, Journal..., 18 juillet 1667, p. 293-294 : Colbert « m’a dit [...] que le dessin du cavalier Bernin, quoique beau et noble, était néanmoins si mal conçu pour la commodité du roi et de son appartement au Louvre qu’avec une dépense de dix millions, il le laissait aussi serré dans l’endroit qu’il devait occuper au Louvre [...] qu’on ne pouvait nier que son dessein en fût beau et magnifique, mais qu’il [...] laissait le Roi avec peu de commodité [...] qu’il avait cherché à faire de grandes salles et de grands lieux pour tout le reste et ne faisait rien pour le roi [...] qu’il avait su l’emportement que le Cavalier avait eu avec M. Perrault et s’en était étonné, étant une personne qui lui portait ses ordres ». En face, les Perrault ont eu à justifier le parti de la Colonnade sur des besoins de solidité. La nécessité de porter a en effet présidé à l’invention d’un double entrecolonnement, que Claude Perrault légitime longuement dans son édition de Vitruve, en contredisant Blondel (1684, Livre III, chapitre II, D et E, p. 79-80). La question de l’accouplement des colonnes afin de garantir la solidité a été débattue au sein de l’Académie d’architecture le 30 avril 1674 (Procès-verbaux de l’Académie d’architecture, t. I, p. 70) et critiquée par François Blondel dans son Cours d’architecture (IIIe partie, livre I, chapitre x). [MCLB] .
le Chevalier
C’est donc comme dans la Poésie où les rimes et la mesure des Vers doivent être gardées, comme si le sens et la raison ne contraignaient en rien, et où il faut que les choses qu’on dit soient aussi sensées et aussi naturelles que s’il n’y avait ni rime ni mesure à observer 130 Annotation en cours. .
161l’Abbé
C’est la même chose ; mais parce qu’il ne nous reste aucun bâtiment antique qui ait servi d’habitation à quelque Prince, ou du moins qui soit assez entier pour juger de l’habileté des Architectes dans la distribution des appartements, nous ne pouvons pas en faire la comparaison avec nos bâtiments modernes. Cependant à voir le raffinement où on a porté cette partie de l’Architecture depuis le commencement de ce siècle, et particulièrement depuis vingt ou trente ans, on peut juger combien nous l’emportons de ce côté-là sur les Anciens 131 La distribution est un point d’excellence des Modernes, tout particulièrement de Palladio. Vitruve évoque fort peu la distribution (éd. Cl. Perrault, 1684, livre I, chap. 2, p. 14) et d’une manière que Claude Perrault ne manque pas de commenter pour son extrême confusion, p. 14, n. 19 : « Vitruve qui donne au commencement de ce chapitre la distribution et l’œconomie pour une même chose semble après néanmoins en faire deux. Car il entend icy par distribution l’égard que l’architecte a aux matériaux qu’il peut aisément recouvrer et à l’argent que celuy qui fait bastir veut employer, qui sont des choses qui appartiennent à l’œconomie. Il rapporte aussi à la distribution l’égard qu’il faut avoir à l’usage et à la condition de ceux qui doivent y loger, ce qui semble n’avoir aucun rapport à l’œconomie mais plutôt à la bienséance. » L’art de la distribution a été développé dans la théorie architecturale française entre le début du XVIIe siècle et les années 1680, selon la chronologie dont fait état l’Abbé. Voir en particulier les ouvrages de Pierre Le Muet, Manière de bastir pour toutes sortes de personnes... , Paris, Melchior Tavernier, 1623 et de Louis Savot, L’architecture françoise des bastimens particuliers , Paris, Sébastien Cramoisy, 1624, rééditée par François Blondel en 1673 et en 1685, sous le titre L’architecture françoise des bastimens particuliers […] . [MCLB] . Il y en a qui prétendent qu’Auguste même n’avait pas de vitres aux fenêtres de son Palais.
le Président
Voilà une belle chose à remarquer ; c’est comme qui dirait qu’Auguste n’avait pas de chemise. Ce sont de petites commodités dont ils manquaient à la vérité, mais qui ne font 162 rien ni à la magnificence ni à la beauté d’un siècle.
le Chevalier
C’étaient là de plaisants Héros
De n’avoir pas, même au mois de Décembre,
De vitres dans leur chambre
Ni de chemise sur leur dos
132
Le quatrain n’a pas de source connue même s’il semble inspiré par les descriptions des chambres misérables des poètes crottés ; sa forme atypique est rare et semble imiter des vers improvisés, dits de mirliton, faits pour divertir comme le souligne le Président. Merci à Guillaume Peureux pour son aide précieuse sur ce passage.[DR]
.
le Président
Vous vous réjouissez, mais cela ne fait rien à notre question.
l’Abbé
Le manque de ces petites commodités donne à juger qu’il leur en manquait beaucoup d’autres ; mais revenons à la partie principale de l’Architecture qui est la décoration des faces extérieures 133 Par « décoration des faces extérieures », entendre, comme l’atteste la suite du texte, les façades ordonnancées, autrement dit, non pas l’ordre d’architecture en lui-même (dans ses proportions de la base au chapiteau, comme déjà exposé dans le dialogue) mais l’ordre employé dans les élévations (les ordonnances de colonnes). En situant cet objet comme « la principale partie de l’architecture », l’Abbé oriente progressivement le débat vers les enjeux soulevés par la Colonnade du Louvre. [MCLB] , je prétends que nous l’emportons sur eux de ce côté-là. Il ne faut qu’examiner le Panthéon , le plus magnifique et le plus régulier des anciens bâtiments, et regardé comme tel par tous les Architectes, il n’y a peut-163 être pas dans le portique de ce Temple deux colonnes d’une même grosseur 134 Voir notamment Roger de Piles (trad.), L’art de peinture de Charles-Antoine Dufresnoy , Paris, N. L’Anglois, 1668, p. 94 : « celuy qui voudroit imiter le frontispice de la Rotonde se tromperoit lourdement, puisque les colonnes qui sont aux extrémitez ont plus de diamètre que celles du milieu. » [MCLB] .
le Président
Il est vrai que celles des encoignures sont plus grosses que les autres, mais cela est conforme aux bonnes règles de l’Architecture 135 Annotation en cours. .
l’Abbé
Celle qui est à droite en entrant, est comme vous le dites plus grosse que les autres mais celle qui est à gauche et qui lui fait symétrie non seulement ne lui est point pareille, mais est plus petite que celle qui est ensuite du même côté.
le Président
Ignorez-vous que ces deux colonnes ont été changées de place ?
l’Abbé
Je l’ai lu dans la nouvelle description qu’on nous a donnée des an164 ciens bâtiments de Rome [ e ] 136 Antoine Desgodets, Les Édifices antiques de Rome dessinés et mesurés très exactement , Paris, Jean Baptiste Coignard, Paris, 1682, dédié à Colbert. Le premier chapitre, illustré de nombreuses estampes, est entièrement consacré au Panthéon (p. 1-62). L’Académie d’architecture s’est attachée dès le 13 avril 1677 à « examiner le livre des desseins que M. Desgodets a faits d’après les ouvrages antiques d’Italie » (Procès-Verbaux, I, p. 155). [MCLB] , mais je ne l’ai jamais compris. On y lit que ces deux colonnes ayant été transportées dans un autre endroit, le Pape Urbain VIII ordonna qu’on les remît, et leur fit faire à chacune un chapiteau neuf ; que l’Architecte les changea de place, ou par inadvertance ou par ignorance, et mit la moins grosse dans l’encoignure, et la plus grosse ensuite, tout à rebours de ce qu’il fallait faire 137 L’Abbé cite scrupuleusement Desgodets (« Deux colonnes du portique ayant esté transportées en un autre lieu, le Pape Urbain VIII en 1627 les fit replacer et refaire les deux chapiteaux qui manquoient », ibid., p. 1), pour mieux dénoncer ensuite l’absurdité de l’histoire. [MCLB] . Il est vrai que le Pape Urbain a donné des Chapiteaux neufs à ces deux colonnes en la place de ceux que le temps avait ruinés, mais je ne crois rien de tout le reste : quelle apparence qu’on ait ôté deux colonnes d’un Portique et particulièrement dans une encoignure, et qu’on ait pu en venir à bout sans que la partie de l’Édifice portée par ces colonnes ne soit tombée 138 Annotation en cours. . Palladio et Serlio qui nous ont donné la description de ce Temple plus de quatre-vingts 165 ans avant le Pontificat du Pape Urbain ne marquent point qu’il manquait deux colonnes à ce Portique 139 L’analyse du portique du Panthéon par Andrea Palladio (1508-1580) a fait l’objet d’une séance de l’Académie d’architecture le 23 avril 1674 (Procès-verbaux, I, p. 29-30), tout comme celles de Philibert Delorme (26 avril 1677, ibid., I, p. 139). Les mesures et remarques de Sebastiano Serlio (1475-1544) et Palladio sont corrigées par Degodets (ibid., p. 10-14). [MCLB] , et c’est une circonstance trop mémorable pour avoir été oubliée par de tels Architectes. L’histoire du transport de ces deux colonnes qu’on a imaginée à l’occasion des deux chapiteaux neufs, n’a été inventée que pour ne pas tomber dans l’inconvénient d’avouer que les Anciens ont fait des fautes. Quoi qu’il en soit, je vous accorde le miracle d’un gros entablement d’encoignure qui se soutint en l’air pendant plusieurs années, car il faut sauver l’honneur des Anciens à quelque prix que ce soit ; mais vous trouverez que les autres colonnes de ce portique sont presque toutes d’une grosseur inégale. Les bandeaux de la voûte du Temple ne tombent point à plomb sur les colonnes du grand ordre ni sur les pilastres de l’attique, et posent la plupart sur le vide des espèces de fe166 nêtres qui sont au-dessous, ou moitié sur le vide et moitié sur le plein 140 Annotation en cours. . Cet ordre attique a un soubassement et un couronnement d’une grandeur exorbitante, et est coupé mal à propos par deux grandes arcades dont les bandeaux soutiennent le mieux qu’ils peuvent les restes inégaux de ces pilastres cruellement estropiés 141 Annotation en cours. . Les naissances de l’une de ces deux Arcades au lieu de tomber à plomb sur la grande corniche qui leur sert d’imposte 142 Annotation en cours. , sont courbées, suivant le trait du compas qui a formé l’Arcade, et viennent poser à faux sur la saillie de la grande corniche 143 Les dessins et estampes de Desgodets ont pu servir de support à ces critiques, parfaitement fondées, prêtées à l’Abbé. Perrault ne pouvait que s’emparer de cette discordance patente entre un monument antique majeur et les règles de l’architecture antique : la grosseur inégale des colonnes, l’absence d’aplomb entre les bandeaux de la voûte et les colonnes ou pilastres de l’attique sont parfaitement visibles dans Desgodets . En revanche, l’Abbé omet de préciser que le caractère hétérodoxe de cet attique a pu conduire à émettre des doutes sur son authenticité. Du moins en est-il au sein de l’Académie d’architecture en 1677, sans doute à l’instigation de Blondel, voir Procès-Verbaux, I, p. 139, 26 avril 1677 : « L’on a fait une remarque sur ce qu’il dit des ornemens qui sont au dessus de l’entablement du grand ordre, que l’on croit estre un ouvrage moderne, car il semble, de la manière que cet autheur en parle, que ce soit autre chose que les pilastres que l’on y voit à présent. » Le sujet est amplement débattu de nouveau les 3, 10 et 17 mai 1683 : « La compagnie, après avoir releu les conférences tenues jusques au 24 may 1677, n’a rien trouvé à y remarquer, sinon dans celle du 26 avril 1677, où il est parlé de ce que Philibert de L’orme a escrit au sujet des ornemens du Panthéon qui sont au dessus de l’entablement du grand ordre, qu’on estime estre un ouvrage moderne, et au sujet de quoy il a esté dit qu’on apportera au premier jour ce que Pline en a escrit et que M. Blondel s’est chargé d’extraire. » (II, p. 28) Précisons que l’état actuel de l’attique ne correspond plus du tout à celui relevé au XVIIe siècle. [MCLB] . Les modillons de cette corniche ne sont point à plomb sur le milieu des chapiteaux des colonnes ; et dans le fronton du Portique il y a un modillon de plus à un côté qu’à l’autre ; car on en compte vingt-trois au côté droit, et vingt-quatre au côté gauche ; je ne crois pas qu’il y ait exemple d’une pareille négligence.
167le Président
Ce sont bagatelles que vous remarquez là. Il faudrait mieux observer que l’Architecte judicieux et savant dans les Mathématiques 144 L’éloge de l’architecte « savant dans les Mathématiques », logiquement prononcé par le Président, peut convenir à François Blondel (1618-1686). Professeur de mathématiques du Grand Dauphin et grand adversaire de Claude Perrault, François Blondel publia en 1683 son Cours de Mathématiques . Sur la querelle entre Blondel et Perrault, voir particulièrement Anthony Gerbino, François Blondel. Architecture, Erudition, and the Scientific Revolution, Andover, Routledge, 2010, surtout le chapitre 5, p. 148-165 : « Architecture versus erudition. The Perrault-Blondel debate revisited ». [MCLB] , a eu soin de donner à l’épaisseur des murs de ce Temple la septième partie de son diamètre.
l’Abbé
Vous vous moquez, cela fait-il quelque chose à la beauté de ce Temple ? cette proportion ne peut regarder que la solidité qui aurait été encore plus grande si l’Architecte lui eût donné quelque chose de plus que la septième partie, et qui aurait suffi s’il leur eût donné quelque chose de moins. Mais à propos d’épaisseur, avez-vous remarqué l’épaisseur horrible que les Anciens donnaient à leurs planchers qui était le double de celle des murs, au lieu que nos planchers n’en ont ordinairement que la moitié ; ainsi 168 leurs planchers étaient quatre fois plus épais que les nôtres ; c’était un fardeau épouvantable dont on ne voit point la nécessité 145 Plancher : « Ce mot selon l’usage de notre langue a deux significations et veut dire le plancher sur lequel on marche, que les Latins appellent tabulatum ou pavimentum, et aussi le plancher d’en haut nommé lacunar .» (André Félibien, Principes de l’architecture, de la sculpture, de la peinture et des autres arts qui en dépendent , Paris, 1676, p. 697-698). C’est ainsi que Claude Perrault peut évoquer dans son édition de Vitruve « les planchers en voûte » (éd. 1684, p. 236) ou le « plafond du plancher » (p. 237). Le texte de Vitruve sur la « rudération » et les « planchers des étages » en particulier n’évoque pas une épaisseur importante mais les techniques qu’il décrit peuvent éventuellement la laisser entendre (éd. Cl. Perrault, 1684, p. 234-235). [MCLB] . Ils avaient encore une très mauvaise manière de construction qui était de poser les pierres en forme de losange ou de réseau car chaque pierre ainsi placée était comme un coin qui tendait à écarter les deux pierres sur lesquelles elle était posée [ f ] 146 L’opus reticulatum (parement en mailles de filet ou maçonnerie maillée), appareil fameux de l’architecture romaine antique, est de fait constitué « de pierres dont les paremens sont parfaitement quarrez et qui sont posées en sorte que les joints vont obliquement en diagonale » (éd. Cl. Perrault Vitruve, 1684, p. 42). La fragilité structurelle est explicitée par le texte de Vitruve : « La maillée est plus agréable à la vue mais l’ouvrage est sujet à se fendre parce que les lits et les joints se rompent et s’écartent aisément de tous costés ». L’Abbé, en revanche, se garde de mentionner la seconde grande sorte de maçonnerie romaine, qui ne présente pas le défaut de l’opus reticulatum. Dans l’opus infertum « les joints sont droits et horizontaux et les pierres sont mutuellement engagées les unes entre les autres » (ibid.). Vitruve juge cette structure « meilleure quoyqu’elle ne fasse pas un beau parement. » (ibid., p. 44). [MCLB] . Je ne dois pas omettre ici qu’ils ignoraient ce qu’il y a de plus fin et de plus artiste 147 L’adjectif qualificatif « artiste » est attesté dans la langue artistique dès 1649 (A. Bosse, Sentiments sur les diverses manières de peindre ...). André Félibien mentionne l’adverbe « artistement » dans ses Principes de l’architecture, de la sculpture, de la peinture et des autres arts qui en dépendent , Paris, 1676, pour désigner ce qui est fait « avec science, esprit et grande pratique » (p. 479). [MCLB] Cet emploi d’artiste comme adjectif est signalé par Furetière. [CNe] dans l’Architecture, je veux dire le Trait ou la Coupe des pierres 148 S’il est vrai que l’architecture romaine a eu amplement recours aux mortiers et aux briques plutôt qu’à la pierre de taille appareillée, affirmer que l’Antiquité ignorait la stéréotomie n’en est pas moins contestable. Dans son édition commentée de Vitruve, Claude Perrault note d’ailleurs à propos des maçonneries, p. 44, n. 4 : « l’ arc de triomphe qui se bâtit hors la porte Saint Antoine , on pratique cette manière de structure dont j’ay dit que les Anciens se servoient qui est de poser les pierres à sec et sans mortier. » [MCLB] ; de là vient que presque toutes leurs voûtes étaient de brique recouverte de stuc, et que leurs architraves n’étaient ordinairement que de bois ou d’une seule pierre 149 Sur les planchers en voûte recouverts de plâtre, puis de mortier de chaux et de sable, ainsi que sur la préparation du stuc, voir éd. Vitruve par Claude Perrault, 1684, p. 236-238. Dès lors qu’il est question d’architraves de l’architecture antique, il est impossible de ne pas voir une évocation indirecte de la Colonnade du Louvre, dont le caractère novateur a été critiqué. Claude Perrault commente abondamment, dans son édition de Vitruve, la réussite que constitue la façade orientale du Louvre par rapport aux contraintes des colonnements antiques, dont l’étroitesse procéderait de l’absence de maîtrise de la stéréotomie pour la construction des architraves. Il répond ainsi aux attaques de François Blondel : « Plusieurs désapprouvent cette manière comme n’estant point autorisée par les Anciens. Mais s’il est permis d’ajouter quelque chose aux inventions des Anciens à l’exemple des Anciens mesmes (...), on peut dire que cette nouvelle manière n’est point à rejetter puisqu’elle a seule tous les avantages que les autres n’ont que séparément, car outre la beauté de l’aspreté et du serrement de colonnes que les Anciens aimoient tant, elle a le dégagement que les Modernes recherchent, sans que la solidité y manque. Car les architraves que les Anciens ne faisoient que d’une pierre qui portoit d’une colonne à l’autre n’étoient pas si bien affermis, ne posant que sur la moitié de la colonne, que lorsqu’ils portent sur toute la colonne ; et les poutres estant doublées de mesme que les colonnes, elles ont beaucoup de force pour soutenir les planchers. Cette manière a été pratiquée avec beaucoup de magnificence aux deux grands portiques qui sont à la face du Louvre où les colonnes qui ont plus de trois piez et demy de diamètre sont jointes deux à deux. (...) ces grandes distances dans les portiques n’auroient pas esté supportables si les colonnes n’avoient esté doublées. (...) Monsieur Blondel (...) employe trois chapitres entiers (...) pour faire voir que l’usage universel reçu aujourd’hui de doubler les colonnes est une licence qui ne doit point être soufferte. » (éd. 1684, p. 79, note 16). L’Académie d’architecture a eu l’occasion de se prononcer sur l’accouplement des colonnes nécessité par la solidité en faisant valoir un modèle antique (séance du 30 avril 1674, Procès-verbaux, I, p. 70) et François Blondel a détaillé son opposition à Claude Perrault dans son Cours d’architecture (3e partie, livre I, chap. X). Le dessin de la Colonnade du Louvre n’a pas moins présenté un défi structurel qui ne fut résolu que par une armature en fer. Voir note infra. [MCLB] .
le Président
Ces architraves n’en étaient que plus belles d’être d’une seule pierre.
169l’Abbé
Cela est vrai, mais comme une pierre un peu trop longue et qui a trop de portée, se casserait infailliblement, ils étaient obligés de mettre les colonnes si proches les unes des autres, que les Dames étaient contraintes de se quitter la main, comme le remarque Vitruve, lorsqu’elles voulaient entrer sous les portiques qui entouraient les Temples 150 Claude Perrault insiste sur les différences de goûts ou d’usage entre les Anciens qui préféraient les entrecolonnements étroits et les Modernes qui privilégient les dégagements (éd. Vitruve, 1684, p. 79, n. 16). [MCLB] .
le Président
L’architrave qui portait sur les colonnes de la porte du Temple d’Éphèse , avait pourtant plus de quinze pieds 151 Le Temple d’Artémis à Éphèse fait partie des Sept Merveilles du monde antique. Claude Perrault lui consacre une grande estampe dans son édition de Vitruve (pl. XIII, éd. 1684, p. 70-71). [MCLB] . Il est vrai que l’Architecte effrayé par la grandeur et par la pesanteur de cette pierre, désespérait de pouvoir l’élever, et Pline ajoute que s’étant endormi après avoir fait sa prière à Diane, il trouva à son réveil l’architrave posée en place 152 Pline l’Ancien, Histoire naturelle, XXXVI, 97. [BR] Quinze pieds du roi, soit environ 4,90 m de longueur. Voir le commentaire de Claude Perrault (éd. Vitruve, 1684, p. 71) : « Pline dit que la longueur de l’architrave du milieu estoit si extraordinaire que l’on feignit que la déesse l’avoit posé elle mesme, l’architecte désespérant de pouvoir manier une si grande pierre. » L’argumentation du Président sur la taille exceptionnelle de cette pierre aboutit à tirer contre son camp, l’architecte antique étant au mieux crédité d’une adresse ponctuelle, en aucun cas d’une connaissance de la stéréotomie. Vitruve rapporte pour sa part l’anecdote de la découverte miraculeuse de la carrière des pierres ayant permis l’édification de l’ Artemision d’Éphèse, éd. Claude Perrault, 1684, p. 309. [MCLB] ; Ce qui fait voir 170 qu’on regardait comme une chose miraculeuse l’adresse qu’il avait eue de l’élever et de la poser.
l’Abbé
Si cet Architecte avait su la coupe des pierres, il n’aurait pas été embarrassé, il aurait fait son architrave de plusieurs pièces taillées selon le trait qu’il leur faut donner, et elle aurait été beaucoup plus solide. Mais qu’aurait fait cet Architecte de Diane s’il avait eu à élever deux pierres comme celles du fronton du Louvre de cinquante-quatre pieds de long chacune, sur huit pieds de largueur, et de quinze pouces d’épaisseur seulement, ce qui les rendait très aisées à se casser, ni lui ni sa Déesse n’en seraient jamais venus à bout 153 Rebondissant sur l’anecdote de Pline sur l’élévation « miraculeuse » de la pierre du Temple d’Artémis à Éphèse, l’Abbé évoque l’exploit technique de l’érection des deux pierres monolithes de 54 pieds de longueur chacune (17,5 m environ), au fronton du Louvre . Les machines d’élévation qu’il supposait ont été promues par l’estampe de Sébastien Le Clerc en 1677 . Cette gravure, recherchée des collectionneurs au XVIIIe siècle, a reçu le surnom de « Pierre du Louvre ». Les machines pour la Colonnade figurent également à l’arrière-plan de l’allégorie de la Mécanique dans le Cabinet des Beaux-arts de Charles Perrault, Paris, 1693. [MCLB] . L’impossibilité de faire de larges entrecolonnements, parce qu’ils ne faisaient l’architrave que d’une seule pièce, les a aussi empêchés d’accoupler les colonnes et d’élargir par ce moyen 171 les intervalles, manière d’arranger des colonnes qui donne beaucoup de grâce et beaucoup de force à un édifice. Il n’y a peut-être rien de plus ingénieux dans tous les Arts, ni où les Mathématiques aient plus travaillé que le trait et la coupe des pierres. De là sont venues ces trompes 154 Trompe : « espèce de voûte qui va en s’élargissant vers le haut, dont les principales sont mises dans les angles saillans ou rentrants, pour soutenir des bastimens en saillie, comme celle que Philibert de Lorme a faite au chasteau d’Anet. », André Félibien, Principes... , 1676, p. 763 . [MCLB] Furetière reprend : « en termes d’architecture, est une espèce de voûte très artistement taillée, dont la clef est en l’air, et qui semble n’être soutenue de rien, sur laquelle pourtant on élève des murailles de pierre ». [CNe] étonnantes où on voit un édifice se porter de lui-même par la force de sa figure et par la taille des pierres dont il est construit ; cesvoûtes surbaissées et presque toutes plates, ces rampes d’escalier, qui sans aucuns piliers qui les soutiennent, tournent en l’air le long des murs qui les enferment, et vont se rendre à des paliers également suspendus, sans autre appui que celui des murs et de la coupe ingénieuse de leurs pierres 155 Voûte surbaissée : « Lorsqu’une voûte forme un demy cercle entier, on l’appelle hémicycle, voûte en berceau, ou simplement berceau. Si elle est plus basse, c’est un arc surbaissé en ance de panier, que l’on nomme aussi berceau surbaissé. », André Félibien, Principes... , 1676, p. 775. L’art des trompes, voûtes complexes ou volées d’escalier n’est de fait pas expliqué par Vitruve, alors que la France du siècle se distingue par plusieurs traités sur le sujet (Mathurin Jousse, Le secret d’architecture... , La Flèche, 1642 ; Père François Derand, L'Architecture des voûtes ou l'Art des traits et coupe des voûtes , 1643 ; Girard Desargues, La Pratique du trait à preuves, de M. Desargues, Lyonnois, pour la coupe des pierres en l'architecture par Abraham Bosse , Paris, 1643), sans oublier des réalisations fameuses, parmi lesquelles l’Observatoire de Paris, construit de 1667 à 1672 sur les plans de Claude Perrault (plafond du vestibule, escalier central etc.). L’architecte Jules Hardouin Mansart (1646-1708), Premier Architecte du roi en 1681, s’est également distingué dans l’art de la coupe des pierres, notamment à la voûte du rez-de-chaussée de l’ hôtel de ville d’Arles en 1673 , et, plus encore, à l’ Orangerie de Versailles , rebâtie entre 1684 et 1686. L’Abbé revient infra sur la stéréotomie pour opposer l’architecture antique et la moderne. [MCLB] . Voilà où paraît l’industrie d’un Architecte, qui sait se servir de la pesanteur de la pierre contre elle-même et la faire soutenir en l’air par le même poids qui la fait tomber 156 L’Abbé épouse ici l’esprit de la devise Mens agitat molem, promue par la surintendance des Bâtiments du roi au temps de Colbert pour décrire son action. Soulignant l’intelligence (mens / ingenium) qui caractérise les chantiers du règne de Louis XIV, la devise est aussi probablement sous-jacente dans l’appréciation portée quelques lignes plus bas sur le procédé des Anciens pour mouvoir la matière, « bien naturel mais peu ingénieux ». Voir Marianne Cojannot-Le Blanc, « Mens agitat molem. André Félibien et les enjeux de la surintendance des Bâtiments du roi en 1666 », dans Kirsten Dickhaut, Jörn Steigerwald (dir.), « Entre Soleil et Lumières : les stratégies de la représentation et les arts du pouvoir », Papers on French Seventeenth Century Literature, vol. XLI, 2014, no 80, p. 191-210. [MCLB] . Voilà ce que n’ont 172 jamais connu les Anciens, qui bien loin de savoir faire tenir les pierres ainsi suspendues, n’ont su inventer aucune bonne machine pour les élever 157 Ce jugement de valeur sur les faiblesses supposées des architectes de l’Antiquité en matière de machines d’élévation s’explique par l’intérêt que Claude Perrault porta aux machines et surtout par l’enjeu que fut l’érection des deux pierres monumentales et monolithes du fronton de la Colonnade du Louvre , grâce aux machines du charpentier Ponce Cliquin (voir l’estampe de Sébastien Le Clerc en 1677 ). Ces machines sont publiées par Claude dans sa seconde édition de Vitruve, dans un esprit de rivalité ouverte avec l’Antiquité. [MCLB] . Si les pierres étaient petites ils les portaient sur leurs épaules au haut de l’édifice, si elles étaient d’une grosseur considérable, ils les roulaient sur la pente des terres qu’ils apportaient contre leur bâtiment à mesure qu’il s’élevait, et qu’ils remportaient ensuite à mesure qu’ils en faisaient le ravalement 158 Cette phrase de l’Abbé qui renvoie au chapitre VI du livre X de Vitruve sur les déplacements au sol de lourdes charges (« De la manière ingénieuse que Ctesiphon inventa pour remuer de pesants fardeaux ») passe soigneusement sous silence le livre X de Vitruve entièrement consacré aux machines, en particulier les chapitres II, III, IV, V et VIII (éd. 1684, p. 297-312), qui portent bien sur l’érection de fardeaux. [MCLB] . Cela était à la vérité bien naturel mais peu ingénieux, et n’approchait guère des machines qu’on a inventées dans ces derniers temps ; qui n’élèvent pas seulement les pierres à la hauteur que l’on désire ; mais qui les vont poser précisément à l’endroit qui leur est destiné. Il est vrai qu’ils avaient quelques machines pour élever des pierres, qui sont décrites dans Vitruve 159 Concession tardive, qui témoigne des partis-pris de l’Abbé. Claude Perrault propose, dans son édition de Vitruve, deux planches reconstituant des machines à lever (éd. 1684, p. 201 et 303), ainsi que des dessins de diverses pièces de celles-ci. [MCLB] : mais ceux qui se connaissent en machines, conviennent qu’elles ne sau173 raient être d’aucun usage, ou que d’un usage très peu commode.
le Président
Tout cela est le plus beau du monde, mais où nous montrerez-vous des bâtiments modernes qui puissent être comparés au Panthéon dont vous parlez si mal, au Colisée , au Théâtre de Marcellus , à l’ Arc de Constantin , et à une infinité d’autres semblables édifices 160 Ces monuments antiques imposants sont parmi les plus fréquemment commentés dans les traités d’architecture moderne (Philibert Delorme, Palladio etc.), au demeurant lus et commentés à l’Académie d’architecture entre 1672 et 1675. [MCLB] .
l’Abbé
Il y a deux choses à considérer dans un bâtiment, la grandeur de sa masse, et la beauté de sa structure ; la grandeur de la masse peut faire honneur aux Princes ou aux Peuples qui en ont fait la dépense 161 Annotation en cours. . Mais il n’y a que la beauté du dessin et la propreté de l’exécution dont il faille véritablement tenir compte à l’Architecte, autrement il faudrait estimer davantage celui qui a donné le dessin de la moindre des Pyramides d’Égypte, 174 qui ne consiste qu’en un simple triangle que tous les Architectes Grecs et Romains, puisque cette Pyramide a plus consommé de pierres et plus occupé d’ouvriers que le Panthéon ni le Colisée 162 Cette argumentation ne répond pas directement à la question du Président mais défend l’idée selon laquelle la perfection d’un bâtiment n’a rien à voir avec son étendue ou sa magnificence, mais est attribuable à l’architecte concepteur du dessin. Elle paraît de nouveau orientée par le chantier atypique de la Colonnade du Louvre , comme le montre la suite du texte. [MCLB] . Pour mieux concevoir ce que je dis, supposons qu’un Prince veuille faire bâtir une Galerie de cinq ou six cents toises 163 Une toise équivaut à 6 pieds, soit 1,95m environ. 500 ou 600 toises, c’est-à-dire 975 à 1170 mètres environ, soit une longueur évidemment extravagante. L’Abbé revient ensuite à la longueur exceptionnelle de 200 toises (quelque 390 mètres), pour célébrer l’architecture au service de Louis XIV, en l’occurrence la façade sur jardin du château de Versailles, longue de 415 mètres (ailes nord et du Midi de Jules Hardouin-Mansart comprises, mais sans inclure les retours du corps central). À titre de comparaison, la longueur de la Grande Galerie du Louvre , qui joignait la Petite Galerie et le palais des Tuileries est d’environ 450 mètres. [MCLB] de longueur, n’est-il pas vrai que lorsque l’Architecte, après en avoir bien imaginé et bien digéré le dessin, en aura élevé et achevé quinze ou vingt toises, il sera aussi louable en tant qu’Architecte que s’il l’avait construite tout entière ? Il ne faut donc point appuyer sur la grandeur ni sur l’étendue des bâtiments, quoique peut-être y trouverions-nous notre compte ; car où voit-on chez les Anciens un Palais de deux cents toises de face comme celui où nous sommes ! Mais encore une fois la masse et l’étendue des édifices ne roulent point sur l’Architecte. Cela ne pouvant recevoir de difficulté, 175 je soutiens que dans la seule face du devant du Louvre 164 L’argumentation antérieure, qui visait à fonder la beauté en architecture, non sur la taille d’un bâtiment, mais sur les qualités de son dessein, aboutit sans surprise à la façade orientale du Louvre, de moindre envergure (522 pieds, soit quelque 170 mètres). Il put notamment être reproché à Bernin en 1665 un parti-pris prioritairement colossal ; le rôle actif de Charles Perrault, premier commis de Colbert, contre Bernin est attesté, sous un jour certes différent, aussi bien dans le Journal... tenu par Paul Fréart de Chantelou, qui suggère une forme d’hostilité, que dans les Mémoires de Perrault, qui font valoir le souci du bon service du roi. [MCLB] , il y a plus de beauté d’architecture qu’en pas un des édifices des Anciens. Quand on présenta le dessin de cette façade 165 L’Abbé se garde d’attribuer le dessin de la façade orientale du Louvre (« on présenta »). Cela étant, cette question fort polémique et qui engage directement les Perrault, ne peut être ignorée du public du Parallèle . Rappelons-en l’extrême complexité, que l’historiographie peine à démêler. Sur l’histoire de la Colonnade, voir en dernier lieu Geneviève Bresc-Bautier et Guillaume Fonkenell (dir.), Histoire du Louvre, Paris, Fayard/Louvre éditions, 2016, 3 vol., I, p. 401-417 et se reporter à la bibliographie générale pour Berger 1993, Braham et Whiteley 1964, Cojannot 2003, Fonkenell 2014, Gargiani 1998, Petzet 2000, Picon 1988. Après l’échec des consultations des plus fameux architectes, dont Bernin ou Mansart, Colbert prit la décision en 1667 de constituer un « Petit Conseil » en vue de l’achèvement du Louvre, composé de trois membres, le Premier Architecte Louis Le Vau, le Premier Peintre du roi Charles Le Brun et Claude Perrault, la participation de ce dernier ayant laissé quelques traces (voir récemment, Dessiner pour bâtir. Le métier d’architecte au XVIIe siècle, cat. exposition, Alexandre Cojannot et Alexandre Gady (dir.), Archives Nationales, Paris, 2017, p. 208-210). Le Vau, Perrault et Le Brun furent sommés de travailler ensemble à la conception collégiale d’un projet, avec interdiction à chacun de signer les dessins ou de chercher à s’approprier l’invention. Le 14 mai 1667, le roi valida un dessin, du moins les principes généraux de l’élévation de la façade orientale. En 1670, à la mort de Louis Le Vau, le gros œuvre n’était pas achevé et les pierres du fronton furent extraites en 1672. Dès les années 1670, un parti paraît avoir défendu l’attribution de la Colonnade au seul Claude Perrault. André Félibien dans Des Principes de l’architecture... lui en donne le dessin (1676, préface non paginée : « M. Perrault qui a traduit Vitruve et donné les desseins du Louvre, de l’ Arc de Triomphe et de l’Observatoire par lesquels on peut assez juger quelle est sa connoissance dans l’Architecture et dans les autres Arts »). En 1674, Boileau vise Claude Perrault en narrant l’histoire d’un médecin florentin ( Art Poétique , chant IV : « Laissant de Galien, la science suspecte / De méchant médecin devient bon architecte »). Décédé en 1676, Henri Sauval (dont l’ Histoire et recherches des antiquités de la ville de Paris ne fut publiée à titre posthume qu’en 1724) défend à l’inverse l’attribution à Le Vau et François d’Orbay « deux excellents architectes à qui l’on doit attribuer la gloire du dessein et de l’exécution de ce superbe édifice, malgré tout ce qu’on a publié de contraire » (1724, II, p. 61). Sur les querelles de paternité, voir Tony Sauvel, « Les auteurs de la colonnade du Louvre », Bulletin monumental, t. 122, no 4, 1964, p. 323-347. La querelle met aussi en jeu ce que l’on désigne par « dessein » (dessin?) de la Colonnade. Si l’Abbé demeure ici discret, Charles Perrault défend sans vergogne l’attribution à son frère dans ses Hommes illustres... (Paris, Dezallier, 1696-1700, I, p. 67 : « Monsieur Colbert ayant demandé des desseins pour la façade du devant du Louvre à tous les plus célèbres architectes de France et d’Italie [...], celuy de Monsieur Perrault fut préféré à tous les autres et exécuté en la manière que nous le voyons », avant de préciser, dans ses mémoires , avoir eu lui-même « la pensée du péristyle » qu’il aurait communiquée à son frère qui en aurait donné un dessin. Rappelons que les recueils de dessins originaux constitués par Charles Perrault à la mort de son frère Claude en 1688 ont été détruits dans l’incendie de la Bibliothèque du Louvre en mai 1871. [MCLB] , il plut extrêmement 166 Tout le passage est repris presque tel quel dans la vie de Claude Perrault au sein des Hommes illustres... (tome 1, Paris, Dezallier, 1696, p. 67), avec les mêmes phrases décisives : « dans la seule façade du devant du Louvre, il y a autant de beauté d’architecture que dans aucun des édifices des Anciens », « Quand on présenta le dessein de cette façade, il plut extrêmement » ou « on crut que l’exécution en était impossible, et que ce Dessin était plus propre pour être peint dans un tableau, parce que c’était encore seulement en peinture qu’on en avait vu de semblables ». L’insistance sur la bonne conduite de l’exécution vise à célébrer implicitement Claude Perrault, au statut très singulier, puisqu’il participa à la conception et conduite de plusieurs édifices majeurs, sans toutefois en avoir été strictement le maître d’œuvre. Voir notamment Antoine Picon, Claude Perrault ou la curiosité d’un classique, Paris, Picard, 1988 et Michael Petzet, Claude Perrault und die Architektur des Sonnenkönigs. Der Louvre König Ludwigs XIV und das Werk Claude Perraults, Munich-Berlin, Deutscher Kunstverlag, 2000. On dispose de témoignages réservés sur des dessins non exécutables dont, par exemple, celui de Huygens sur la reconstitution de la baliste par Claude Perrault : « il nous a forgé une machine de sa tête, qui n'est point praticable », Huygens à Leibniz, lettre du 24 août 1690, Œuvres complètes, La Haye, M. Nijhoff, 1888-1910, t. 9, p. 471. [MCLB] . Ces Portiques majestueux dont les colonnes portent des architraves de douze pieds de long, et des plafonds carrés d’une pareille largeur 167 L’Abbé, dans sa louange, maintient un silence pudique sur la conduite du chantier de la Colonnade, qui imposa la mise en place d’une armature en fer pour compenser les efforts latéraux auxquels étaient soumis les grands linteaux réalisés par claveaux et pour garantir la solidité : claveaux reliés entre eux par des agrafes, colonnes traversées par un mandrin vertical, tirants horizontaux reliant les colonnes au mur. Pierre Patte publia en 1760 des relevés du péristyle du Louvre et de ses agrafes et tirants dans ses Mémoires sur les objets les plus importants de l’architecture. Le caractère opportun de l’emploi du fer fut débattu, particulièrement en 1669-1670, dans le milieu des architectes et des maçons. Sur la construction de la Colonnade, se reporter à Robert W. Berger, The Palace of the Sun. The Louvre of Louis XIV, University Park, Pennsylvania, Pennsylvania University Press, 1993, p. 66-74 (« Materials and Structure ») ; Antoine Picon, Claude Perrault ou la curiosité d’un classique, Paris, Picard, 1988, p. 184 (« Un chantier expérimental ») et Michael Petzet, Claude Perrault und die Architektur des Sonnenkönigs, Munich-Berlin, Deutscher Kunstverlag, 2000, p. 287-331 (Die Bauarbeiten am Louvre 1667-1678). [MCLB] , surprirent les yeux les plus accoutumés aux belles choses, mais on crut que l’exécution en était impossible, et que ce Dessin était plus propre pour être peint dans un tableau, parce que c’était encore seulement en peinture qu’on en avait vu de semblables, que pour servir de modèle au frontispice d’un palais véritable. Cependant il a été exécuté entièrement, et il se maintient sans qu’une seule pierre de ce large plafond tout plat et suspendu en l’air se soit démentie le moins du monde. Toute cette façade a été d’ailleurs construite avec une pro176 preté et une magnificence sans égales. Ce sont toutes pierres d’une grandeur démesurée, dont les joints sont presque imperceptibles, et tout le derrière des portiques a été appareillé avec un tel soin, qu’on ne voit aucun joint montant dans toute l’étendue de cette façade 168 Annotation en cours. ; On a eu la précaution de les faire rencontrer contre les côtés des pilastres 169 Annotation en cours. et contre les bandeaux 170 Annotation en cours. des niches qui les cachent par leur saillie, en sorte que chaque assise 171 Annotation en cours. semble être toute d’une pièce d’un bout à l’autre de chaque Portique ; beauté de construction qui ne se trouvera point dans aucun bâtiment ni des Anciens ni des Modernes.
le Président
Ainsi nous voilà, selon vous, au-dessus des Anciens du côté de l’Architecture, je ne l’aurais jamais cru et ne le crois pas encore ; mais voyons je vous supplie comment il 177 se peut faire que nous les surpassions du côté de la Sculpture ? Cet article ne sera pas moins curieux à entendre, et sera peut-être plus difficile à prouver.
l’Abbé
Nous avons, je l’avoue, des figures antiques d’une beauté incomparable et qui font grand honneur aux Anciens.
le Chevalier
Je vous conseille, vous le défenseur de l’Antique, de vous retrancher derrière ces figures. Mettez autour de vous l’Hercule 172 Hercule Farnèse (Naples, musée national d’archéologie). Gravé par François Perrier, Illustrissimo D.D. Rogerio Du Plesseis Domino de Liancourt Marchioni de Montfort [...] Segmenta nobilium signorum e statuarum quae temporis dentem inuidium euasere vrbis aeternae ruinis erepta typis aeneis, Paris, 1638, planches 2 à 4. Le modèle en plâtre conservé à l’Académie royale de peinture et de sculpture depuis 1668 est commenté par Michel Anguier le 9 novembre 1669. [MCLB] , l’Apollon 173 Apollon du Belvédère (Rome, musées du Vatican). Gravé par Perrier, ibid., pl. 30 et 31. Copié en marbre par Pierre Mazeline en 1684 et placé sur la rampe sud du Parterre de Latone à Versailles . Comme l’ Hercule Farnèse , l’ Apollon du Belvédère est au rang des antiques incontournables dans les débats et traités sur les proportions des figures humaines. Il fait ainsi partie, tout comme l’ Hercule Farnèse mais aussi la Vénus Médicis et le Méléagre , des statues mesurées par Abraham Bosse en 1656, Représentation des différentes figures humaines avec les mesures prises sur les Antiques qui sont de présent à Rome . [MCLB] , la Diane 174 Diane chasseresse , aussi dite Diane de Versailles (Paris, musée du Louvre), fleuron des collections royales françaises depuis Henri II. Au début du règne de Louis XIV, elle décorait l’ appartement bas du roi au palais des Tuileries et fut gravée par Claude Mellan en 1669. Elle est reproduite par l’estampe dans les Tableaux du Cabinet du roy, Statues et bustes antiques des maisons royales (1677) et fut installée dans une niche de la grande galerie de Versailles , à une date inconnue mais avant 1696. La mention de cette Diane se substitue ici à celle de la Vénus Médicis , citée en 1687 dans le Siècle de Louis le Grand parmi les antiques incontournables. Voir note 116 page 151, note 183 page 181. [MCLB] , le Gladiateur 175 Le Gladiateur Borghèse (Paris, musée du Louvre, acquis en 1808), découvert dans le Latium au début du XVIIe siècle et installée au Casino Borghese. Non mentionnée en 1687 dans le Siècle de Louis le Grand, la statue, abondamment moulée et copiée, est au rang des antiques les plus connues dans l’Europe entière, des artistes comme des amateurs. Elle est jugée constituer le canon achevé d’un homme jeune. Moulée pour l’Académie de France à Rome et pour l’Académie royale de peinture et de sculpture, elle ne paraît pas avoir été copiée pour Louis XIV. Il en existait en revanche plusieurs bronzes à Fontainebleau et à Paris, exécutés par Hubert Le Sueur (Geneviève Bresc-Bautier, « L’activité parisienne d’Hubert Le Sueur, sculpteur du roi », BSHAF , 1983, p. 35-54). Elle a aussi été gravée par Perrier, ibid. (pl. 26 à 29) et fut commentée plusieurs fois à l’Académie royale de peinture et de sculpture (par Philippe Buyster le 3 mai 1670 et Thomas Regnaudin le 6 février 1677). [MCLB] , les Lutteurs 176 Les Lutteurs Médicis (Florence, musée des Offices), gravés par François Perrier (ibid., pl. 35 et 36), copiés par Jean Cornu entre 1675 et 1679 (une copie est placée dans les jardins de Versailles) puis par Philippe Magnier (Paris, musée du Louvre) en 1694. Comme les précédentes, il s’agit d’une sculpture majeure, unanimement retenue pour l’enseignement du dessin de la figure humaine. Dans sa conférence à l’Académie de peinture et de sculpture le 5 novembre 1667, Le Brun en identifie par exemple la citation, aux côtés de nombreuses autres antiques ( les Niobides , le « Sénèque mourant » , le Lantin , la Diane chasseresse , le Laocoon et l’ Apollon du Belvédère ) dans La Manne de Poussin (Paris, musée du Louvre). Les Lutteurs ne sont pas mentionnées par Perrault en 1687 dans le Siècle de Louis le Grand . [MCLB] , le Bacchus 177 Il est difficile d’identifier avec certitude le Bacchus dont il s’agit. Ce peut être le « Bacchus antique » - en réalité plutôt un Apollon - des collections de Louis XIV (Versailles, musée national du château), restauré par Girardon, installé dans la grande galerie de Versailles en 1685 (voir A. Schnapper, Curieux du Grand Siècle, Paris, Flammarion, 2005, p. 342), gravé par Claude Mellan pour le Cabinet du roi et commenté à l’Académie royale de peinture et de sculpture par Thomas Regnaudin le 5 janvier 1674. Mais on peut aussi songer au Bacchus Ludovisi (Rome, Palazzo Altemps), fameux dans l’Europe entière, d’autant que la liste d’antiques du Chevalier est à l’évidence le produit d’une culture très générale en matière de statuaire antique. On citera aussi la présence à Versailles, au pied de la façade du corps central sur les jardins, du Bacchus Richelieu (autrefois au château de Richelieu, aujourd’hui au Louvre), par le bronze qu’en tirèrent les Keller, ainsi que du Bacchus Médicis , copié en marbre par Pierre Granier et installé en 1684-88 sur la rampe nord du parterre de Latone . [MCLB] , le Laocoon 178 Le Laocoon (Rome, musées du Vatican), groupe statuaire qui s’impose par son excellence depuis sa découverte en 1506 et que l’on peut en outre directement relier à un commentaire de Pline. L’Académie royale de peinture et de sculpture ne possédait que le plâtre de la figure du Laocoon , auquel est consacré une conférence par Gérard Van Opstal le 2 juillet 1667 ; il s’agit de la première conférence portant sur une sculpture à l’Académie. Le groupe dans son ensemble est gravé par Perrier en tête de son recueil (ibid. pl. 1) et fait l’objet de deux autres conférences académiques, par Michel Anguier le 2 août 1670 et Pierre Monier le 2 mai 1676. On peut relever au terme de cette énumération que Perrault s’en tient à quelques statues antiques extrêmement fameuses, prioritairement connues en France par les traités (en dernier lieu, Gérard Audran, Les Proportions du corps humain mesurées sur les plus belles figures de l'Antiquité , Paris, 1683 et Roger de Piles, Les Premiers Élemens de la Peinture pratique, enrichis de figures de proportions mesurées sur l'antique, dessinées et gravées par J.-B. Corneille, peintre de l'Académie Royale , Paris, 1684), plutôt que de privilégier les fleurons antiques des collections royales. Il ne fait pas état significativement des gloires de Versailles, dont la Vénus d’Arles (Louvre), antiquité nationale rapportée à Versailles en 1683, ou de deux importantes antiques achetées en 1685 par Louvois : le Germanicus Savelli (Paris, musée du Louvre) et le Cincinnatus Savelli (Paris, musée du Louvre). Le second est seulement implicitement évoqué au début du Second Dialogue, lorsque les visiteurs pénètrent dans le Salon de Vénus . [MCLB] et deux ou trois encore de la même force, après cela laissez-le faire.
l’Abbé
L’avis est bon, mais il ne faut pas y en appeler d’autres ; car par exemple, si vous y mettiez la Flore 179 La Flore Farnèse (Naples, Musée archéologique national, ), gravée par Perrier (ibid., planche 62). Une copie en marbre de cette statue colossale, exécutée par Jean Raon en 1684-86 d'après le plâtre des collections royales, est installée en 1688 dans les jardins de Versailles au pourtour de la pièce d'eau de l' Île Royale . La Flore , en tant que statue vêtue, est moins sollicitée que les statues précédentes pour la formation des artistes au dessin de la figure humaine (anatomie et proportions). [MCLB] dont 178 la plupart des Curieux font tant de cas, il serait aisé de vous forcer 180 « emporter quelque chose par effort ou violence » (Furetière : vocabulaire militaire, vocabulaire de la chasse). [CNe] de ce côté-là.
le Président
Pourquoi ? la Flore est un des plus beaux ouvrages de Sculpture que nous ayons.
l’Abbé
C’est une figure vêtue, ainsi il en faut regarder la Draperie comme une partie principale. Cependant cette Draperie n’est pas agréable et il semble que la Déesse soit vêtue d’un drap mouillé.
le Président
Aussi est-elle, et le Sculpteur l’a voulu ainsi, pour faire mieux paraître le nu de sa figure 181 Le Président relaie un argument souvent en usage, selon lequel les Anciens auraient commis, non des fautes, mais des licences de manière concertée. Voir par exemple Girard Audran : « il est bon de vous faire observer que dans les plus belles, on remarque des choses qu’on prendrait assurément pour des fautes, si on les voyait dans les ouvrages d’un Moderne. Le Laocoon a la jambe gauche plus longue que l’autre de quatre minutes. L’ Apollon a la jambe gauche plus longue que la droite d’environ neuf minutes. La Vénus a la jambe qui ploye plus longue presque d’une partie trois minutes de celle qui porte [...]. Je ne puis cependant m’empescher d’avoir de la vénération mesme pour ces fautes apparentes. Je croy que les sculpteurs ont eu leurs raisons et qu’il y aurait de la témérité à les condamner. [...] Entre plusieurs considérations qu’ils ont pu avoir et que nous n’imaginons pas, il se peut faire qu’ils en ayent usé de la sorte à cause du raccourcy. » (Les Proportions du corps humain mesurées sur les plus belles figures de l'Antiquité, Paris, G. Audran, 1683, préface non paginée). On retouve les corrections d’optique généreusement attribuées aux artistes de l’Antiquité pour justifier certaines anomalies, auxquelles Perrault a fait un sort supra dans le passage sur l’architecture. [MCLB] .
l’Abbé
Si c’était une Nymphe des eaux à la bonne heure, encore cela serait-il bizarre, car il faut supposer 179 que les vêtements de ces sortes de Divinités sont de la même nature que le plumage des oiseaux aquatiques, qui demeurent dans l’eau sans se mouiller. Le Sculpteur n’y a pas fait assurément de réflexion, il a mouillé la draperie de son modèle pour lui faire garder les plis qu’il avait arrangés avec soin, et ensuite il les a dessinés fidèlement. Rien n’étonne davantage que de voir un morceau d’étoffe, qui au lieu de pendre à plomb selon l’inclination naturelle de tous les corps pesants, se tient collé le long d’une jambe pliée et retirée en dessous. La même chose se voit encore à l’endroit du sein où la draperie suit exactement la rondeur des mamelles. Il y a d’autres manières plus ingénieuses que celles-là pour marquer le nu des figures, et faire voir leurs justes proportions 182 Annotation en cours. .
le Président
Il se peut faire que les Anciens 180 n’ont pas été quelquefois fort exacts dans leurs draperies. C’est une chose qu’ils ont négligée et qu’ils ont même affecté de négliger pour donner par là plus de beauté au nu de leurs figures.
l’Abbé
Je suis persuadé que les Anciens aussi bien que nous faisaient de leur mieux en tout ce qu’ils entreprenaient, et où est la finesse de faire mal une chose capitale comme l’est la Draperie dans une figure qui est vêtue ? Il ne faut pas d’ailleurs s’imaginer que de bien draper soit un talent peu considérable dans un Sculpteur, le beau choix des plis, la grande et noble manière de les jeter sont des secrets qui ont leur mérite, et peut-être n’est-il rien de plus difficile que de donner de la légèreté à des vêtements. Car si les plis ne sont bien naturels et ne marquent adroitement le peu d’épaisseur de l’étoffe, la figure semble 181 étouffée et comme captive sous la masse et l’immobilité de la matière. La plupart des Anciens n’y trouvaient point d’autre finesse que de serrer les draperies contre le nu, et de faire un grand nombre de petits plis les uns auprès des autres. Aujourd’hui sans cet expédient on fait paraître la draperie aussi mince que l’on veut, en donnant peu d’épaisseur aux naissances des plis et aux endroits où ces mêmes plis sont interrompus 183 Cette critique de l’artificialité de certains drapés mouillés antiques qui portent atteinte à la convenance et à la règle de gravité, paraît originale. Le point n’est pas débattu, par exemple, par François Lemée dans son Traité des statues (Paris, 1688), où il consacre un chapitre entier aux ornements, parmi lesquels les vêtements. Dans les conférences de l’Académie royale de peinture et de sculpture, la question des draperies est davantage abordée pour la peinture que pour la sculpture (voir ponctuellement Michel Anguier, conférence du 9 septembre 1673 sur les reliefs antiques, ibid., I, 2, p. 529, sans mention toutefois des drapés mouillés). La critique des drapés mouillés éclaire sans doute l’introduction de la Flore Farnèse dans le Parallèle pour représenter le canon féminin, en lieu et place de la plus fameuse Vénus Médicis (nue), convoquée par Perrault lui-même en 1687 ( Le Siècle de Louis le Grand ). [MCLB] .
le Chevalier
À voir les petits plis de certaines draperies antiques, espacés également, et tirés en lignes parallèles, il semble qu’on les ait faits avec un peigne ou avec un râteau.
le Président
Si ces sortes de plis se trouvent dans quelques figures de Dames Romaines ou de Vestales 184 Voir par exemple plusieurs statues qui ornaient le bosquet de la Salle des Antiques : Melpomène ? (Versailles, MR 391 ou la « dame romaine » (statue d’après l’antique, Versailles, MR 1924 : ). La Salle des Antiques , réaménagement à partir de 1680 de la Galerie d’eau créée en 1675, abritait une vingtaine de statues antiques acquises à Rome entre 1679 et 1683. Voir Alexandre Maral, « Bosquet de la Salle des Antiques » sur le catalogue en ligne Catalogue des sculptures des jardins de Versailles et de Trianon . [MCLB] , dont les Robes étaient ainsi plissées, avec des 182 eaux gommées 185 « gomme : suc visqueux qui sort des arbres », soluble dans l’eau (Furetière) et qui sert à empeser les tissus. [CNe] , de sorte que les Sculpteurs ne pouvaient pas les représenter d’une autre manière que celle que vous leur reprochez.
l’Abbé
À la bonne heure, si cela est ainsi, mais je crains bien que ce ne soit là une érudition supposée pour leur servir d’excuse. Quoi qu’il en soit, les Anciens n’ont pas excellé de ce côté-là et il en faut demeurer d’accord comme il faut convenir qu’ils étaient admirables pour le nu des figures. Car j’avoue que dans l’Apollon, la Diane, la Vénus, l’Hercule, le Laocoon et quelques autres encore, il me semble voir quelque chose d’auguste et de divin, que je ne trouve pas dans nos figures modernes, mais je dirai en même temps que j’ai de la peine à démêler si les mouvements d’admiration et de respect qui me saisissent en les voyant, naissent uniquement de l’excès de leur beauté et de leur 183 perfection, ou s’ils ne viennent point en partie de cette inclination naturelle que nous avons tous à estimer démesurément les choses qu’une longue suite de temps a comme consacrées et mises au-dessus du jugement des hommes. Car quoique je sois toujours en garde contre ces sortes de préventions, elles sont si fortes et elles agissent sur notre esprit d’une manière si cachée, que je ne sais si je m’en défends bien. Mais je suis très bien persuadé que si jamais deux mille ans passent sur le groupe d’Apollon , qui a été fait pour la grotte du Palais où nous sommes 186 Il s’agit du groupe d’ Apollon servi par les nymphes de Girardon et Regnaudin, réalisé entre 1667 et 1675. Il fut préalablement installé dans la grotte de Thétys avant de rejoindre en 1684, en prévision de la construction de l’aile du Nord , le bosquet de la Renommée pour enfin rejoindre le bosquet des Bains d’Apollon en 1704, remanié en 1778 par Hubert Robert. Cette phrase est étonnante car en 1688 il y a quatre ans déjà que le groupe a quitté la grotte de Thétys . [MdV] Charles Perrault insiste dans ses Mémoires (éd. Antoine Picon, Paris, 1993, p. 208-209) sur la part que son frère Claude a tenue dans l’invention des groupes sculptés de la grotte de Thétys . Rappeler la destination originelle du groupe renvoie au contexte de son invention. [MCLB] , et sur quelques autres ouvrages à peu près de la même force, ils seront regardés avec la même vénération, et peut-être plus grande encore.
le Chevalier
Sans attendre deux mille ans, il serait aisé de s’en éclaircir dans peu de jours, on sait faire de certaines 184 eaux rousses qui donnent si bien au marbre la couleur des antiques, qu’il n’y a personne qui n’y soit trompé 187 Pour l’association des statues antiques à une teinte rougie, voir Pline (Histoire naturelle, livre XXXIV, 20, 3 : « Avec le cuivre de Chypre mélangé de plomb, on fait la couleur de pourpre dans les prétextes des statues » ; les traductions de Pline sont prises de l’édition d’Émile Littré (1850, wikisource) et François Lemée, Traité des statues , Paris, A. Seneuze, 1688, p. 99, qui mentionne le vermillon « fort en usage à Rome (...) où il n’était pas épargné sur les divinitez. Pline qui nous assure de cela nous apprend encore que les Anciens peignoient de bitume leurs statues » (le bitume - Pline, ibid., IX, 1 - approchant le soufre). La statuaire antique est centrale dans l’argumentation de Perrault et pas seulement en raison de l’aura qui l’entoure : la fragile distinction entre original et copie sur le marché de l’art, tout comme celle entre antique et moderne, sert son propos. Non seulement la connaissance de l’antique ne suffit pas toujours à déjouer les faussaires - ce qui relativise la supposée supériorité patente des sculpteurs antiques -, mais la pratique de restaurations massives (compléter les membres et têtes manquants etc.) est ordinaire, certaines « antiques » du siècle étant en fait largement modernes. [MCLB] ; ce serait un plaisir d’entendre les exclamations II Variante 1692 : acclamations [DR] des Curieux qui ne sauraient pas la tromperie, et de voir de combien de piques 188 « se dit aussi pour figurer quelque hauteur. [...] On dit aussi, Il est de cent piques plus savant que vous » (Furetière). [CNe] ils les mettraient au-dessus de tous les Ouvrages de notre siècle.
l’Abbé
Nous savons le Commerce qui s’est fait de ces sortes d’Antiques, et qu’un galant homme que nous connaissons tous, en a peuplé tous les cabinets des Curieux novices 189 Adaptation au contexte parisien des anecdotes autour des faux antiques produits par Michel-Ange (voir les vies du sculpteur par Vasari et Condivi), reprises par exemple par B. Moreau (Considérations morales tirées des ouvrages de la nature et de l’art, Guillaume Henry Streel, Liège, 1683, p. 333) : « Michel-Ange fit une statue à laquelle il employa tout ce qu’il avoit d’art et l’ayant mise dans l’estat où il la désiroit, il en rompit les bras et les jambes qu’il mit de costé, et enterra le buste dans un lieu humide pour luy faire prendre la couleur des antiques. Après l’y avoir laissé quelques temps, il l’en tira et le fit mettre dans un lieu où un cardinal amy de Raphaël devoit bientost faire les fondemens de quelque grand édifice, afin que le trouvant en terre, on le prit pour un antique. Cela arriva comme il l’avoit pensé. » [MCLB] . Un jour que je mepromenais dans son jardin, on m’assura que je marchais sur une infinité de Bustes enfouis dans la terre qui achevaient là de se faire Antiques en buvant du jus de fumier. J’ai vu plusieurs de ces Bustes, je vous jure qu’il est difficile de n’y être pas trompé.
185le Chevalier
Pour moi je n’y vois pas de différence, si ce n’est que les faux Antiques me plaisent davantage que les véritables qui la plupart ont l’air mélancolique, et font de certaines grimaces où j’ai de la peine à m’accoutumer 190 Le Chevalier confesse une préférence pour les copies de statues antiques plutôt que pour les antiques authentiques qui n’est pas rare à l’époque. Voir le commentaire de Louvois, lorsqu’il s’agit d’orienter les achats à Rome : « Comme je ne suis poinct curieux, c’est-à-dire que je ne me connois point en peinture ny en statues, je ne vous demande point des statues chères par leur antiquité et j’aime mieux une belle copie d’un marbre bien poly qu’une antique qui ayt le nez ou le bras cassé » (lettre de Louvois à La Teulière, 30 mars 1682, Vincennes, archives du SHAT, A 675, fol. 673). Quant aux grimaces de certaines statues antiques, le Chevalier songe peut-être aux Faunes, en particulier au Faune grec et au Faune romain issus des collections Mazarin, achetés par Louis XIV en 1665, gravés par Mellan en 1671 et installés dans les jardins de Versailles dans les années 1680 ( ET ). Soulignons que la petite statuaire hellénistique, particulièrement disponible sur le marché, est fameuse pour certains de ses traits satiriques (vieilles femmes, vieux pêcheurs etc.). [MCLB] .
l’Abbé
Si le titre d’Ancien est d’un grand poids et d’un grand mérite pour un ouvrage de Sculpture, la circonstance d’être dans un Pays éloigné, et qu’il en coûte pour le voir un voyage de trois ou quatre cents lieues, ne contribue pas moins à lui donner du prix et de la réputation. Quand il fallait aller à Rome pour voir le Marc Aurèle 191 Statue équestre de Marc Aurèle , bronze (Rome, Musei Capitolini, vers 176 ap. J.-C.), gravée par Perrier, ibid., pl. 11 et 12 : . [MCLB] , rien n’était égal à cette fameuse figure équestre, et on ne pouvait trop envier le bonheur de ceux qui l’avaient vue. Aujourd’hui que nous l’avons à Paris 192 Le 13 juin 1685 sont envoyées de Rome en France dix-huit caisses contenant les moules du Marc-Aurèle (voir Anatole de Montaiglon (éd.), Correspondance des directeurs de l’Académie de France à Rome, Paris, Charavay, 1887, vol. 1, p. 145). L’envoi est tardif mais le projet remonte à la surintendance des Bâtiments de Colbert : voir lettre de M. de Bourlemont à Colbert, 8 janvier 1669, ibid., p. 17 : « j’ay vu M. Errard pour sçavoir quand il trouveroit à propos que je demandasse les permissions pour mouler les statues de Montécaval et celles de Marc-Aurèle du Campidole » . Il s’inscrit dans une politique générale d’exécution et d’envoi de moulages en France, notamment explicitée dans la fameuse lettre de Colbert à Charle Errard, directeur de l’Académie de France à Rome, le 14 décembre 1679, où il demande « un mémoire de tout ce qu’il y a de beau à Rome en statues, bustes, vases antiques et tableaux, en marquant en marge ceux que vous avez déjà fait copier et ceux qui restent encore à faire copier, ou en peinture ou en sculpture ». [MCLB] , il n’est pas croyable 186 combien on la néglige 193 La dénonciation de la négligence à l’égard du moulage commandé par Colbert est peut-être un coup de patte à la surintendance des Bâtiments de Louvois. [MCLB] , quoi qu’elle soit moulée très exactement, et que dans une des Cours du Palais-Royal 194 Au Palais Brion , partie du Palais Royal, où est logée l’Académie royale de peinture et de sculpture. Y étaient entreposés les modèles en plâtre de fameuses antiques (Germain Brice, Description nouvelle de ce qu'il y a de plus remarquable dans la ville de Paris, 2 tomes en 1 volume, Paris, N. Legras, 1684, p. 58-59). [MCLB] Description nouvelle de ce qu'il y a de plus remarquable dans la ville de Paris 194 , 2 tomes en 1 volume, Paris, N. Legras, 1684, p. 58-59). [MCLB] où on l’a placée elle ait la même beauté et la même grâce que l’Original. Cette figure est assurément belle, il y a de l’action, il y a de la vie, mais toutes choses y sont outrées. Le Cheval lève la jambe de devant beaucoup plus haut qu’il ne le peut, il se ramène 195 « ramener, en termes de Manège, c’est faire baisser le nez à un cheval qui porte au vent » (Furetière). [CNe] de telle sorte qu’il semble avoir l’encolure démise et la corne de ses pieds excède en longueur celle de tous les Mulets d’Auvergne.
le Chevalier
La première fois que je vis cette figure, je crus que l’Empereur Marc Aurèle montait une Jument poulinière 196 Après le « mulet d’Auvergne », nouveau qualificatif comique et trivial pour une statue dont on a concédé l’excellence. Comme le rappelle Furetière dans son Dictionnaire (article Jument) : « Molière décrit le chasseur des Fascheux monté sur sa jument poulinière ». L’Abbé et le Chevalier se rejoignent dans le goût des bons mots. [MCLB] , tant son Cheval a les flancs larges et enflés, ce qui oblige ce bon Empereur à avoir les jambes horriblement écarquillées 197 « écarquillées » emploi burlesque (« ouvrir d’une manière ridicule », selon Littré, qui cite Scarron, Le Virgile travesti, II, 95 : « ses deux jambes écarquillant »). [BR] .
187le Président
Plusieurs croient que l’original s’est ainsi élargi par le ventre pour avoir été accablé sous la ruine d’un bâtiment.
l’Abbé
Comment cela peut-il avoir été pensé ? Et qui ne sait que le bronze fondu se casserait cent fois plutôt que de plier.
le Président
Vous ne songez pas qu’on tient que cette figure équestre est de cuivre corinthien, que l’or et l’argent qui y sont mêlés comme vous savez, rendent doux et pliable 198 Les propos prêtés au Président ne témoignent pas d’une connaissance de la statuaire mais bien de sources littéraires. Ils ne sont pas dénués de pédanterie, créant un effet de contraste avec la trivialité de la jument poulinière. Chez Pline, le « cuivre corinthien » renvoie à la matière dont on faisait les statues (Histoire naturelle, livre XXXIV, 9 à 13). Le passage a été glosé par Louis Savot sur le plan technique, pour lequel le « cuivre corinthien » peut désigner tout cuivre propre à dorer ou un alliage variable de cuivre, d’or et d’argent (Louis Savot, Discours sur les médailles antiques, Paris, S. Cramoisy, 1627, p. 120-127). François Lemée, de manière plus floue, le dit être « composé de toutes sortes de métaux » (Traité des statues, Paris, A. Seneuze, 1688, p. 53). À ce cuivre est en tout état de cause associée une haute valeur symbolique (Pline, ibid., livre XXIV, 3-1 ou 18-8 : « La plupart sont tellement épris des bronzes dits de Corinthe, qu'ils les emportent en voyage »), au point de ne juger une sculpture que sur le coût de son matériau, comme en témoigne un épigramme de Martial, auteur apprécié de Perrault : « Mon cher Polyclète, il a condamné vos statues car elles n’ont point à son nez l’odeur du cuivre de Corinthe. » (Livre 9, LX, v. 11-12). [MCLB] .
l’Abbé
Bien loin que ce mélange prétendu d’or et d’argent pût rendre du cuivre plus pliable, il ne servirait qu’à le rendre encore plus fier et plus inflexible ; c’est l’effet nécessaire du 188 mélange dans tous les métaux 199 Sur les alliages et leur ductilité, voir Pline, XXXIV, 20-3. Sur le mélange d’or et d’argent, voir aussi André Félibien, Des principes de l’architecture, de la sculpture et de la peinture... , Paris, J.-B. Coignard, 1676, p. 333 et François Lemée, op. cit., 1688, p. 53-54. La mention de l’usage de différents types d’alliages n’est toutefois pas assortie chez ces deux auteurs de commentaires sur leur plus ou moins grande ductilité. [MCLB] , mais il n’y a rien qu’on ne cherche pour excuser les Anciens, ni rien de si incroyable qu’on n’aime mieux croire que de s’imaginer qu’ils aient fait la moindre faute.
le Président
Ce n’est pas sans raison qu’on a pour eux une vénération extraordinaire. Vous avouez vous-même qu’il est sorti de leurs mains un certain nombre de figures qui sont incomparables.
l’Abbé
J’en demeure d’accord, et cela ne m’étonne point. La Sculpture est à la vérité un des plus beaux Arts qui occupent l’esprit et l’industrie des hommes ; mais on peut dire aussi que c’est le plus simple et le plus borné de tous, particulièrement lorsqu’il ne s’agit que de figures de ronde-bosse 200 Il est traditionnel de distinguer, au sein de la sculpture, la ronde-bosse et le relief, mais pas de les hiérarchiser comme le propose l’Abbé. Dans la réflexion théorique moderne depuis le De statua d’Alberti, l’usage est plutôt de distinguer le modelage et la statue en taille directe (dans le marbre, le bois etc.), autrement dit l’ajout ou le retrait de matière. Ce placement original de la ronde-bosse en position inférieure, comme une pratique élémentaire, est le premier élément d’une argumentation visant à relativiser l’excellence de la statuaire antique en ronde-bosse, en dépit de l’excellence de certains génies individuels. L’argumentaire va jusqu’à dénoncer un biais induit par le soutien à la production, notamment dans le cadre des jeux panhelléniques. [MCLB] . Il n’y a qu’à choisir un beau modèle, le poser 189 dans une attitude agréable, et le copier ensuite fidèlement. Il n’est point nécessaire que le Temps ait donné lieu à plusieurs et diverses réflexions, et qu’il se soit fait un amas de préceptes pour se conduire. Il a suffi que des hommes soient nés avec du génie, et qu’ils aient travaillé avec application. Il est encore à remarquer qu’il y avait des récompenses extraordinaires attachées à la réussite de ces sortes d’ouvrages, qu’il y allait de donner des Dieux à des Nations entières et aux Princes mêmes de ces Nations ; et enfin que quand le Sculpteur avait réussi, il n’était guère moins honoré que le Dieu qui sortait de [ses mains. Les Anciens ont donc pu exceller dans les figures de ronde-bosse, et n’avoir pas eu le même avantage dans les ouvrages des autres Arts beaucoup plus composés et qui demandent un plus grand nombre de réflexions et de préceptes 201 Passage effacé restitué avec la seconde édition (1692). [DR] .] Cela est si vrai, que 190 dans les parties de la Sculpture même où il entre plus de raisonnement et de réflexion, comme dans les bas-reliefs ils y ont été beaucoup plus faibles. Ils ignoraient une infinité de secrets de cette partie de la Sculpture dans le temps même qu’ils ont fait la colonne Trajane où il n’y a aucune perspective ni aucune dégradation 202 L’Abbé exploite habilement le fait que l’art de sculpture a donné lieu à une production théorique bien inférieure à la peinture ou l’architecture. Il distingue les réflexions et les préceptes, les réflexions touchant aux principes des arts et les préceptes aux règles pour atteindre ces principes. Cette distinction est présente dans la pensée académique. [MCLB] . Dans cette colonne les figures sont presque toutes sur la même ligne ; s’il y en a quelques-unes sur le derrière, elles sont aussi grandes et aussi marquées que celles qui sont sur le devant en sorte qu’elles semblent [être montées sur des Gradins pour se faire voir les unes au-dessus des autres 203 Passage effacé restitué avec la seconde édition (1692) DR. .]
le Président
[Si la colonne Trajane n’était pas un morceau d’une beauté singulière, Monsieur Colbert dont je vous ai ouï louer plus d’une fois le 204 Passage effacé restitué avec la seconde édition (1692). [DR] ] goût exquis pour tous les beaux 191 Arts 205 La prétendue faiblesse des Anciens dans l’art du relief procède peut-être d’une connaissance de la statuaire antique prioritairement acquise par la lecture du livre XXXIV de Pline, qui n’évoque guère que les statues et peut faire croire à une production négligeable de reliefs de qualité, même s’il est bien connu que de nombreux édifices antiques (théâtres, arcs de triomphes, temples etc.) en étaient ornés (voir André Félibien, Des principes... , Paris, J.-B. Coignard, 1676, p. 298). Ceux de la colonne Trajane , dont des moulages furent exécutés et rapportés en France dès les années 1640, sous la surintendance de François Sublet de Noyers (voir Roland Fréart de Chambray, Parallèle de l’architecture antique et de la moderne , Paris, 1650, épître, évoquant 70 bas-reliefs de la colonne sélectionnés au titre des « plus excellens antiques »), sont évoqués de manière analogue par François Blondel (Cours d’architecture..., 1683, livre IV, p. 724) et Claude Perrault ( Ordonnance des cinq espèces de colonnes... , 1683, p. 100), comme témoignant de l’absence de correction d’optique, les figures y étant de taille égale, du bas au haut de la colonne . L’Abbé amène ici le débat sur un autre terrain, celui de la perspective, en regrettant l’absence de perspective au sein des reliefs antiques, autrement dit l’absence de composition en différents plans de profondeur. Ce point fait alors consensus : la supériorité des bas-reliefs modernes sur les reliefs antiques a été abordée les 9 juillet, 5 août et 9 septembre 1673 à l’Académie royale de peinture et de sculpture dans les conférences des sculpteurs Michel Anguier et Thomas Regnaudin (Christian Michel et Jacqueline Lichtenstein, Conférences de l’Académie royale de peinture et de sculpture, Paris, Beaux-Arts de Paris éditions, tome I, vol. 2, p. 519-531). [MCLB] , n’aurait pas envoyé à Rome mouler cette colonne et n’en aurait pas fait apporter en France tous les moules et tous les bas-reliefs moulés chacun deux fois, ce qui n’a pu se faire sans une dépense considérable 206 Le Président est utilisé pour inviter l’Abbé à clarifier ce qui apparaît comme une incohérence de Colbert : avoir commandé et rapatrié un moulage complet de la Colonne Trajane (de 1667 à 1669, un retirage des moules transportés à Paris étant effectué à l’été 1671), alors même que les bas-reliefs ne correspondent plus tout à fait aux attentes contemporaines. Outre la dimension politique évoquée dans la suite du texte et qui put présider au remploi ou projets de remploi de ces moulages dans le décor du palais du Louvre (voir Alexandre Cojannot, « Le bas-relief à l’antique dans l’architecture parisienne du XVIIe siècle : du Louvre de François Sublet de Noyers àcelui de Jean-Baptiste Colbert », Studiolo, 2002, 1, p. 20-40), on soulignera la continuité d’action (et parfois de personnel) au sein de la surintendance des Bâtiments du roi. La première commande de moulages de la Colonne Trajane est lancée dans les années 1640 par le surintendant François Sublet de Noyers, conseillé par ses neveux, les frères Fréart, proches du peintre Charles Errard. En 1665, Paul Fréart de Chantelou devient le cirerone de Bernin lors de sa venue à Paris et l’accompagne constamment dans ses relations avec la surintendance (les moulages des reliefs de la Colonne sont évoqués le 6 septembre et le 19 octobre 1665 dans le Journal... de Chantelou). Charles Errard, nommé directeur de l’Académie de France à Rome en 1666 par l’administration de Colbert, reprit l’exécution de dessins et moulages sur la colonne , ainsi que d’autres antiques de Rome (voir Guillet de Saint-George, Mémoires inédits sur la vie et les ouvrages des membres de l’Académie de Peinture et de Sculpture, Vie de Charles Errard, I, Paris, J.-B. Dumoulin, 1854, p. 82-83.) S’y ajoute probablement une hésitation de la surintendance entre la forme la plus adaptée à la gloire du roi (colonne ou obélisque ?), dont témoignent les hésitations de Claude Perrault sur son projet d’obélisque en 1666. L’idée d’une colonne fut abandonnée notamment en raison de sa sujétion stricte à un piédestal, alors qu’un obélisque peut surmonter différents types d’édifices (voir Michael Petzet, Claude Perrault und die Architektur des Sonnenkönigs, Munich-Berlin, Deutscher Kunstverlag, 2000, p. 335-353). [MCLB] .
l’Abbé
Il paraît à la vérité que Monsieur Colbert a donné en cela une grande marque de son estime pour la Sculpture des Anciens ; mais qui peut assurer que la politique n’y eût pas quelque part 207 L’accumulation d’œuvres antiques permettait d’afficher une richesse ostentatoire que peu de résidences royales pouvaient se permettre. « C’est dans cette logique de thésaurisation artistique que s’inscrivent les grandes acquisitions effectuées en France dans les années 1680, autant que dans une “politique culturelle” qu’auraient obsédée les modèles de l’Antiquité et de la Renaissance. » (voir T. Sarmant, Les Demeures du Soleil. Louis XIV, Louvois et la surintendance des Bâtiments du roi, Seyssel, Champ Vallon, 2003, p. 237-238). [MdV] . Pensez-vous que de voir dans une place où se promènent sans cesse des étrangers de toutes les Nations du monde, une construction immense d’échafauds les uns sur les autres autour d’une colonne de six vingts pieds de haut 208 Cent vingt pieds, soit environ 38 m. [CNe] , et d’y voir fourmiller un nombre infini d’ouvriers, pendant que le Prince qui les fait travailler est à la tête de cent mille hommes, et soumet à ses lois toutes les Places 192 qu’il attaque ou qu’il menace seulement ? Pensez-vous, dis-je, que ce spectacle tout agréable qu’il était, ne fût pas en même temps terrible pour la plupart de ces étrangers, et ne leur fît pas faire des réflexions plus honorables cent fois à la France, que la réputation de se bien connaître aux beaux ouvrages de Sculpture 209 Louis XIV avait bien conscience que sa gloire passait par la guerre mais aussi par les bâtiments. En agrandissant Versailles démesurément et en le laissant ouvert au public, il laissait voir par la même occasion toute sa puissance. En effet, plusieurs milliers d’ouvriers travaillaient quotidiennement sur les chantiers et le marquis de Dangeau rappelle dans son Journal qu’au plus fort des travaux, le 31 mai 1685, 36 000 personnes travaillaient « ici [au château de Versailles] ou aux environ de Versailles ». Le château devait s’offrir comme une vitrine des savoir-faire français, ou le plus souvent des savoir-faire étrangers mais désormais maîtrisés par la France. [MdV] S’agissant de l’impact des échafaudages français sur la Colonne Trajane , rappelons que Pietro Santi Bartoli monte sur ceux-ci afin de corriger des estampes des reliefs tirées au XVIe siècle et les réunit en 1672 dans un volume dédié à Louis XIV, « Trajan de la France » , avec un commentaire de Bellori. [MCLB] ?
le Chevalier
Il arriva dans le même temps, une chose à peu près de la même nature qui me fit bien du plaisir. Le Courrier qui portait le paquet de Monsieur Colbert pour lors en Flandres auprès du Roi, fut arrêté par les Ennemis ; entre plusieurs Ordonnances pour les bâtiments du Roi, qui montaient à de grandes sommes, il s’en trouva une pour le paiement du second quartier des gages des Comédiens Espagnols. Quelle mine faisait, je vous prie, le Général de l’Armée ennemie, en 193 voyant ses Soldats presque tout nus, pendant que le Prince qu’il avait à combattre faisait payer des Comédiens Espagnols qu’il n’avait retenus que pour la satisfaction de la Reine, et à condition de ne leur voir jamais jouer la Comédie 210 Nouvel échange comique entre l’Abbé et le Chevalier, avec l’image du roi qui paie un spectacle étranger à la condition de ne pas le subir. En 1660, dans un contexte de paix, des comédiens espagnols furent conviés à donner trois représentations au théâtre du Petit-Bourbon à l’occasion des noces de Louis XIV et de Marie-Thérèse. L’anecdote ici proposée met en valeur les logiques de magnificence et de libéralités, auxquelles Mazarin a sensibilisé le jeune roi. [MCLB] .
l’Abbé
Je veux bien que le seul amour des Beaux-Arts ait fait mouler et venir ici la colonne Trajane , voyons-en le succès. Lorsque les bas-reliefs furent déballés et arrangés dans le Magasin du Palais-Royal, on courut les voir avec impatience ; mais comme si ces bas-reliefs eussent perdu la moitié de leur beauté, par les chemins, on s’entreregardait les uns les autres, surpris qu’ils répondissent si peu à la haute opinion qu’on en avait conçue 211 La déception du public est possible, même s’il est difficile d’en trouver des témoignages. Il est en revanche certain qu’elle vient contredire l’enthousiasme de Paul Fréart de Chantelou, partagé avec Bernin en 1665 (« J’ay parlé de sa beauté, ce qui m’avait obligé d’en tirer quantité de pièces que j’avais apportées en France, que cette colonne avait été l’étude de Raphaël et de Jules Romain et de tous les grands maîtres, ce que le Cavalier a confirmé. », 19 octobre 1665, Journal du voyage en France du cavalier Bernin de Chantelou) et qu’il existe une hostilité forte entre Chantelou et Perrault, qui transparaît aussi bien dans le Journal... de Chantelou que dans les Mémoires de Perrault. [MCLB] . On y remarqua à la vérité de très beaux airs de tête et quelques attitudes assez heureuses, mais presque point d’Art dans la composition 212 Annotation en cours. , nulle dégradation 194 dans les reliefs 213 Annotation en cours. , et une profonde ignorance de la perspective 214 L’Abbé attaque la composition des bas-reliefs de la colonne sous trois angles : la composition en surface, la technique du relief proprement dite (du haut-relief au relief méplat), enfin la perspective ou structuration en différents plan de profondeur. Il rejoint ainsi les réflexions de l’Académie royale de peinture et sculpture (conférences des 9 juillet, 5 août et 9 septembre 1673). Roger de Piles formule un peu différemment sa critique des bas-reliefs antiques : « Mon Dieu, interrompit Léonidas, vous n'avez que vostre Antique dans la teste (...) Les Statues et les Bas-reliefs ont esté faits pour immortaliser les Héros et pour conserver la mémoire de leurs belles actions, plustost que pour tromper les yeux et représenter les choses de la manière qu'elles se sont effectivement passées. (...) Les Bas-reliefs seroient-ils supportables dans les actions qu'ils représentent, si on y cherchoit la vraysemblance et les naïvetez de la nature ? En un mot, ce sont des espèces de Hiérogliphes ausquels il faut estre accoustumé pour les entendre. Une action y suffit pour en représenter plusieurs, l'unité y est prise souvent pour un grand nombre, et peu de chose en suppose beaucoup.[…] La pluspart des autres choses y sont exprimées froidement, sans conter les actions qui y sont fausses et contre les effets ordinaires de la nature. » (Conversations sur la connoissance de la peinture et sur le jugement qu'on doit faire des tableaux. Où par occasion il est parlé de la vie de Rubens, et de quelques-uns de ses plus beaux ouvrages, Paris, Nicolas Langlois, 1677, seconde conversation, p. 238-240). [MCLB] . Deux ou trois Curieux pleins encore de ce qu’ils en avaient ouï dire à Rome, s’épanchaient en louanges immodérées sur l’excellence de ces Ouvrages, le reste de la Compagnie s’efforçait d’être de leur avis ; car il y a de l’honneur à être charmé de ce qui est antique, mais ce fut inutilement et chacun s’en retourna peu satisfait. Les bas-reliefs sont demeurés là où ils occupent beaucoup de place, où personne ne les va copier, et où peu de gens s’avisent de les aller voir.
le Chevalier
Je me souviens qu’un de ces Curieux zélés pour l’Antique, voulant faire valoir quelques-uns de ces bas-reliefs, passait et tournait la main dessus en écartant les doigts, et disait voilà qui a du grand, voilà qui a du beau ; on le pria d’arrêter sa main sur quelque endroit qui mé195 ritât particulièrement d’être admiré, il ne rencontra jamais heureusement. D’abord ce fut sur une tête qui était beaucoup trop grosse 215 Annotation en cours. , et il en demeura d’accord ; ensuite sur un Cheval qui était beaucoup trop petit 216 Annotation en cours. : Cependant il persista toujours à soutenir que le tout ensemble en était admirable 217 Le lexique prêté à l’Abbé et au chevalier est technique (« air de tête » ; « tout ensemble », notion chère à Roger de Piles, mais pour qualifier une peinture). [MCLB] .
l’Abbé
Si l’on examine bien la plupart des bas-reliefs antiques, on trouvera que ce ne sont point de vrais bas-reliefs, mais des reliefs de ronde-bosse, sciés en deux de haut en bas, dont la principale moitié a été appliquée et collée sur un fond tout uni. Il ne faut que voir le bas-relief des danseuses 218 Mention pertinente des célèbres Danseuses Borghèse (marbre, IIe siècle ap. J.-C. ?, Paris, musée du Louvre, marbre, 74 x 188 cm, achat 1807) : que l'on connaissait en moulage (voir Roger de Piles, on le voyait « moulé en plastre dans plusieurs maisons de Paris », Conversations sur la connoissance de la peinture..., 1677, p. 97). [MCLB] , les figures en sont assurément d’une beauté extraordinaire, et rien n’est plus noble, plus svelte et plus galant que l’air, la taille et la démarche de ces jeunes filles qui dansent ; mais ce sont des figures de ronde-bosse, 196 sciées en deux, comme je viens de dire, ou enfoncées de la moitié de leur corps dans le champ qui les soutient. Par là on connaît clairement que le Sculpteur qui les a faites manquait encore, quelque excellent qu’il fût, de cette adresse que le temps et la méditation ont enseignée depuis, et qui est arrivée de nos jours à sa dernière perfection ; je veux dire cette adresse par laquelle un Sculpteur avec deux ou trois pouces de relief, fait des figures, qui non seulement paraissent de ronde-bosse et détachées de leur fond, mais qui semblent s’enfoncer les unes plus, les autres moins dans le lointain du bas-relief 219 Sur les différents types de relief, du haut-relief au relief méplat, voir André Félibien, Des principes de l’architecture, de la sculpture et de la peinture... , 1676, p. 298-299 : « Il y a trois sortes de bas-reliefs. Dans les uns, les figures qui sont sur le devant paroissent presque de relief. Dans les autres, elles ne sont qu’en demy-bosse et d’un relief beaucoup moindre. Et enfin, dans la dernière espèce, elles sont encore beaucoup moins eslevées et ont peu de relief, à la manière des vases, des camaïus, des médailles et des pièces de monnoye. » Le développement du relief méplat et la transformation des reliefs par la maîtrise de la perspective sont un élément important de la première Renaissance (voir l’œuvre de Donatello). « Qui est arrivée de nos jours à sa dernière perfection » : le Bain des Nymphes de Girardon (jardins de Versailles, ) n’est pas mentionné mais il correspond pleinement à l’ambition moderne de produire des reliefs en perspective, à faible saillant du relief, sans en amoindrir l’effet, par le contraste aménagé entre ses parties latérales, en bosse plus marquée, et la partie centrale traitée en méplat. [MCLB] . Je remarquerai en passant que ce qu’il y a de plus beau au bas-relief des danseuses , a été fait par un Sculpteur de notre temps car lorsque le Poussin l’apporta de Rome en France, ce n’était presque qu’une ébauche assez informe et ç’a été l’aîné des Anguiers 220 François Anguier (1604-1686), qui séjourna à Rome dans les années 1640 et fut proche des sculpteurs l’Algarde et François Duquesnoy, ainsi que de Nicolas Poussin. Sa copie des Danseuses Borghèse , exécutée en 1642 avec le fondeur Henri Perlan d’après un moulage fait à Rome en 1641, est conservée à Londres (Wallace Collection, n° d’inv. S155, ). François Anguier est encore l’auteur, toujours avec Henri Perlan, du bas-relief des Sacrifiantes (Musée du Louvre, 1642), d’après un moulage de relief antique exécuté à Rome en 1640 . Les frères Anguier sont au cœur de la réflexion académique sur l’art du bas-relief. [MCLB] qui 197 lui a donné cette élégance merveilleuse que nous y admirons.
le Président
Si la Sculpture moderne l’emporte si fort sur la Sculpture antique par cet endroit que vous marquez, il faut que la Peinture d’aujourd’hui soit bien supérieure à celle des Anciens, puisqu’enfin c’est d’elle que la Sculpture a appris tous ces secrets de dégradation et de perspective 221 Notons que Perrault place habilement dans la bouche du Président ce raisonnement logique, pivot de sa démonstration, selon lequel les Anciens, ignorant la perspective - ce qu’attestent leurs bas-reliefs - ne peuvent donc avoir excellé en peinture, dont la perspective est une partie essentielle. [MCLB] .
l’Abbé
J’en demeure d’accord, et la conséquence en est très juste ; mais puisqu’il s’agit présentement de la Peinture, il faut commencer par la distinguer suivant les divers temps où elle a fleuri, et en faire trois classes : Celle du temps d’Apelle, de Zeuxis, de Timante, et de tous ces grands Peintres dont les Livres rapportent tant des merveilles 222 Zeuxis (Ve siècle avant JC), Timanthe (fin Ve-IVe siècle avant JC), Apelle (IVe siècle avant JC), connus par l’ Histoire naturelle de Pline l’Ancien, qui fait l’objet de réécritures incessantes dans les écrits sur l’art de la période moderne. [MCLB] ; Celle du temps de Raphaël, du Titien, de Paul Véronèse, et de plusieurs autres ex198 cellents Maîtres d’Italie 223 Raphaël (1483-1520), Titien (1488-1576), Véronèse (1528-1588) renvoient à l’apogée de la Renaissance dans la péninsule italienne et à l’école vénitienne de peinture, particulièrement valorisée et recherchée par les collectionneurs. Voir lettre de Bourlemont à Colbert, 8 janvier 1669, qui explique avoir demandé à Charles Errard « une notte des Peintres de Lombardie les plus fameux qui ont travaillé autrefois dans l’État des Vénitiens, comme sont Paul Véronèse, le Corrège, Palma, le Tintoret, Titien et d’autres qu’il sçait, et que j’envoirrois cette notte à M. de Saint André, Ambassadeur du roy à Venise, sur l’occasion des couvents supprimés qui sont en quantité dans l’Estat des Vénitiens et qui ont, peut-estre, des peintures en leurs églises de ces fameux peintres qui sont à présent à vendre et, faisant recognoistre lesdists tableaux pour vray originaux, l’on pourroit les avoir à prix raisonnable pour la Gallerie du roy, n’y ayant point de tableaux plus asseurés d’estre originaux que ceux qui ont tousjours esté vus et conneus pour tels aux églises. », A. de Montaiglon, Correspondance des directeurs de l’Académie de France à Rome, I, Paris, Charavay, 1887, p. 17. [MCLB] , et Celle du siècle où nous vivons. Si nous voulons suivre l’opinion commune qui règle presque toujours le mérite selon l’ancienneté, nous mettrons le siècle d’Apelle beaucoup au-dessus de celui de Raphaël et celui de Raphaël beaucoup au-dessus du nôtre 224 L’Abbé n’associe pas ici le terme de « siècle » à un règne ou une grande figure politique, mais à des noms d’artistes (siècle d’Apelle, siècle de Raphaël), à la différence du Siècle de Louis le Grand en 1687 ou de considérations fréquentes dans la littérature artistique (voir par exemple Gérard Audran : « il est certain qu’il y a des siècles heureux, tels qu’ont été le siècle d’Alexandre et celuy d’Auguste. Nous vivons aujourd’huy sous un pareil règne : on y voit tellement refleurir les beaux Arts, qu’il y a lieu d’espérer qu’on pourra parvenir enfin à la perfection des Grecs et des Romains dans leurs Ouvrages les plus achevez. », Les Proportions du corps humain mesurées sur les plus belles figures de l'Antiquité , Paris, 1683, préface non paginée). L’opinion commune contre laquelle il entend s’inscrire est celle issue de l’idée des Quatre âges du monde chez Ovide (siècle d’or, d’argent, d’airain/bronze et de fer), qui renvoie au déroulement du temps comme une dégénérescence. Il s’agit en premier lieu de réévaluer la valeur respective des deux antécédents glorieux en matière artistique : le Ve siècle av. J.-C. et la Renaissance italienne (Haute Renaissance et XVIe siècle). [MCLB] mais je ne suis nullement d’accord de cet arrangement, particulièrement à l’égard de la préférence qu’on donne au siècle d’Apelle sur celui de Raphaël.
le Président
Comment pouvez-vous ne pas convenir d’un jugement si universel et si raisonnable, surtout après être demeuré d’accord de l’excellence de la sculpture de Phidias et de Praxitèle 225 La soudaine mention de noms de sculpteurs antiques frappe d’autant plus qu’aucun d’entre eux ne l’a été dans les échanges consacrés à la sculpture, l’excellence de la statuaire antique ayant été reconnue indépendamment de toute attribution. Ceci se comprend en partie par la grande difficulté à mettre en relation le texte de Pline avec la statuaire conservée. Au-delà, le livre XXXV de Pline, sur les peintres, a été beaucoup plus glosé et repris à l’époque moderne que le livre XXXIV sur les sculpteurs, de sorte que les lecteurs du Parallèle n’ont pas la même connaissance des sources anciennes sur les deux arts. Ce point éclaire sans doute la vivacité des critiques, à venir, portées sur la peinture ancienne, dont la déconstruction est d’autant plus importante qu’elle fait l’objet d’une construction mythique bien supérieure à l’architecture et la sculpture. [MCLB] ; car si la sculpture de ces temps-là l’emporte sur celle de tous les siècles qui ont suivi, à plus forte raison la Peinture, si nous considérons qu’elle est susceptible de mille beautés et de mille agréments dont 199 la sculpture n’est point capable.
l’Abbé
C’est par cette raison-là même que la conséquence que vous tirez n’est pas recevable. Si la Peinture était un Art aussi simple et aussi borné que l’est la Sculpture en fait d’ouvrages de ronde-bosse, car c’est en cela seul qu’elle a excellé parmi les Anciens, je me rendrais à votre avis, mais la Peinture est un Art si vaste et d’une si grande étendue, qu’il n’a pas moins fallu que la durée de tous les siècles pour en découvrir tous les secrets et tous les mystères. Pour vous convaincre du peu de beauté des peintures antiques, et de combien elles doivent être mises au-dessous de celles de Raphaël, du Titien et de Paul Véronèse, et de celles qui se font aujourd’hui, je ne veux me servir que des louanges mêmes qu’on leur a données. On dit que Zeuxis représentait si naïvement des raisins que 200 des Oiseaux les vinrent becqueter 226 L'anecdote des raisins de Zeuxis est rapportée par Pline l'Ancien, Histoire naturelle , XXXV, 36, 5 et Sénèque le Rhéteur, Controv., 10, 5, 27. L’Abbé ne connaît que le premier et ne retient que l'enjeu mimétique de l'anecdote antique. [MCLB] Zeuxis avait peint un enfant portant une grappe de raisins, mais quand il vit un oiseau becqueter les raisins, il s’exclama : « J’ai mieux peint les raisins que l’enfant ; car si j’avais aussi bien réussi pour celui-ci, l’oiseau aurait dû avoir peur. » [BR] : Quelle grande merveille y a-t-il à cela ? Une infinité d’oiseaux se sont tués contre le Ciel de la perspective de Rueil 227 Richelieu acheta le château du Val (Val de Ruel) en 1633 et y créa des jardins à l’italienne avec bassins et jets d’eau, ainsi qu’un arc de triomphe adossé sur lequel était peint un paysage en trompe l’œil. Voir la perspective de Rueil gravée par Pérelle d’après un dessin d’Israël Silvestre : . [MCLB] , en voulant passer outre sans qu’on en ait été surpris, et cela même n’est pas beaucoup entré dans la louange de cette perspective.
le Chevalier
II y a quelque temps que passant sur le fossé des Religieuses Anglaises, je vis une chose aussi honorable à la Peinture que l’Histoire des raisins de Zeuxis, et beaucoup plus divertissante. On avait mis sécher dans la cour de M. Le Brun, dont la porte était ouverte, un tableau nouvellement peint, où il y avait sur le devant un grand chardon parfaitement bien représenté 228 Réécriture libre de Pline, XXXV, 32, sur un tableau d’Apelle représentant un cheval : « Pour ce tableau, Apelle en appela du jugement des hommes à celui des bêtes car, s'apercevant que ses rivaux l'emportaient par leurs brigues, il montra à des chevaux amenés le tableau de chacun : les chevaux ne hennirent qu'à la vue de celui d'Apelle ; et depuis on ne cesse de citer cette épreuve triomphante de la peinture. » La réécriture est fondée sur le parallèle construit depuis le début du règne personnel de Louis XIV entre Le Brun et Apelle. [MCLB] . Une bonne femme vint à passer avec son âne qui ayant vu le chardon entre brusquement dans la cour, renverse la femme qui tâchait de le 201 retenir par son licou, et sans deux forts garçons qui lui donnèrent chacun quinze ou vingt coups de bâton pour le faire retirer, il aurait mangé le chardon, je dis mangé, parce qu’étant nouvellement fait il aurait emporté toute la peinture avec sa langue 229 Annotation en cours. .
l’Abbé
Ce chardon vaut bien les raisins de Zeuxis dont Pline fait tant de cas. Le même Pline raconte encore que Parrhasius avait contrefait si naïvement un rideau, que Zeuxis même y fut trompé 230 Annotation en cours. . De semblables tromperies se font tous les jours par des Ouvrages dont on ne fait aucune estime. Cent fois des Cuisiniers ont mis la main sur des Perdrix et sur des Chapons naïvement représentés pour les mettre à la broche ; qu’en est-il arrivé ? on en a ri, et le tableau est demeuré à la cuisine. Le même Auteur rapporte comme une merveille de ce 202 qu’un Peintre de ces temps-là en peignant un pigeon, en avait représenté l’ombre sur le bord de l’auge où il buvait 231 Pline, XXXV, 60, sur les colombes des pavements de Sôsos. « Il y avait là une colombe qui buvait : l’ombre de sa tête obscurcissait la surface de l'eau ». De nouveau, l’Abbé ne retient que la question mimétique. Rappelons que la mosaïque présentant une coupe aux colombes (Rome, Musées du Capitole), d’après un original attribué à Sôsos (IIe s. av. J.-C.) n'était pas connue au temps de Perrault (découverte en 1737 à la villa d’Hadrien à Tivoli). L’Abbé, pour susciter l’adhésion par le rire (et le comique de répétition), renouvelle son glissement vers la trivialité : de la colombe au pigeon comme, plus haut, du cheval à la jument poulinière. [MCLB] En voulant accumuler les exemples censés mettre en évidence la médiocrité de la peinture des Anciens, Perrault fait une confusion : Pline ne parle pas ici d’un ouvrage de peinture, mais d’une mosaïque réalisée à Pergame par l’artiste Sosus (Pline l’Ancien, Histoire naturelle, XXXVI, 184). Cette confusion inspire au comte de Caylus ce commentaire : « on voit donc que le critique, par un de ses tours ordinaires, a substitué la peinture à la mosaïque, & même le bord d’une auge à la limpidité des eaux, pour pouvoir rendre Pline & les Anciens méconnaissables aux yeux des ignorans. » Anne Claude Philippe de Caylus « Réflexions sur quelques chapitres du XXXVe livre de Pline », lu le 17 nov. 1752, dans Histoire de l’Académie royale des inscriptions et belles lettres, vol. 25, Paris, Imprimerie royale, 1759, section « Mémoires de littérature », p. 239. [BR] . Cela montre seulement qu’on n’avait point encore représenté l’ombre qu’un corps fait sur un autre quand il le cache à la lumière. Il loue un autre Peintre d’avoir fait une Minerve dont les yeux étaient tournés vers tous ceux qui la regardaient 232 Il s’agit du peintre Famulus, qu’à vrai dire Pline ne loue que fort modérément : « Fuit et nuper gravis ac severus idemque floridis tumidus pictor Famulus. Huius erat Minerva spectantem spectans, quacumque aspiceretur : Famulus vivait dernièrement ; c’était un personnage sévère, et en même temps un peintre fleuri et boursouflé. De lui était une Minerve qui, de quelque côté qu’on la regardât, regardait le spectateur. » (Pline l’Ancien, Histoire naturelle , XXXV, 120, trad. Littré). [BR] L’Abbé tord littéralement le texte de Pline (XXXV, 37, 7) sur Fabullus (qu’il ne nomme d’ailleurs pas, pas plus qu'il ne cite la Maison Dorée à laquelle Fabullus est associé), en ne retenant que le détail de sa Minerve (« Il avait fait une Minerve qui regardait son spectateur sous quelque angle qu'on la regardât. »), dans le prolongement de son intérêt pour identifier la présence ou non de corrections d’optique chez les artistes de l’Antiquité. Chez Pline toutefois, la Minerve est anecdotique, le propos essentiel étant de souligner le caractère grave et austère du peintre. [MCLB] . Qui ne sait que quand un Peintre se fait regarder de la personne qu’il peint, le Portrait tourne aussi les yeux sur tous ceux qui le regardent en quelque endroit qu’ils soient placés. Il dit qu’Apelle fit un Hercule qui étant vu par le dos ne laissait pas de montrer le visage 233 L'évocation de cet Hercule attribué à Apelle est remarquable car il ne s'agit pas d'une œuvre particulièrement fameuse et copiée. L’Abbé se contente d'une interprétation littérale de Pline (XXXV, 36), motivée par l’argumentation générale qui vise à déshabiller toute louange : ici celle de la représentation d’un corps en torsion dévoilant la faible accoutumance à la représentation du mouvement. [MCLB] ; l’étonnement avec lequel il dit qu’on regarda cet Hercule est une preuve que jusque-là les Peintres avaient fait leurs figures tout d’une pièce et sans leur donner aucune attitude qui marquât du mouvement et de la vie. Qui ne voit combien de telles louan203 ges supposent d’ignorance en fait de peinture et en celui qui les donne et en ceux à qui elles sont données ? Mais que dirons-nous de ce coup de Maître du même Apelle qui lui acquit le renom du plus grand Peintre de son siècle, de cette adresse admirable avec laquelle il fendit un trait fort délié par un trait plus délié encore ?
le Président
Je vois que vous n’entendez pas quel fut le combat d’Apelle et de Prôtogenês 234 L’anecdote concernant la rivalité de ces deux célèbres peintres grecs du IVe siècle avant J.-C. est restituée de manière assez confuse par le Président (ce que l’Abbé ne manque pas de souligner plus loin). Elle est tirée d’un passage de Pline l’Ancien ( Histoire naturelle , XXXV, 81-83) qui a donné matière à un commentaire de Louis de Montjosieu dont le Président reprend l’argument. Voir les notes suivantes. [BR] La graphie de Prôtogenês, attribuée en premier lieu au Président et reprise dans la réponse de l’Abbé, est exacte (Πρωτογενής) en marquant, par l’accent circonflexe, la distinction entre l’oméga et l’omicron, ainsi qu’entre l’eta et l’epsilon. Elle vise sans doute à montrer que la personne qui en use sait véritablement le grec. Dans le contexte de la France du XVIIe siècle et pour un nom grec déjà amplement francisé sous la forme de Protogène (ou peut-ếtre Protogénès avec une accentuation aléatoire), cette graphie vise aussi sans doute à moquer la cuistrerie du Président, qui développe en même temps un argumentaire aberrant. On relèvera qu’au sein du second dialogue, les évocations des trois grands arts sont très différentes, dans leur univers référentiel et leur tonalité. S’agissant de la peinture, la mauvaise foi dans l’utilisation de Pline et l’ambition de susciter le rire, par des contrastes entre des assertions pédantes et triviales, sont évidentes. [MCLB] . Vous êtes dans l’erreur du commun du monde, qui croit qu’Apelle ayant fait un trait fort délié sur une toile, pour faire connaître à Prôtogenês que ce ne pouvait pas être un autre Peintre qu’Apelle qui l’était venu demander, Prôtogenês avait fait un trait d’une autre couleur qui fendait en deux celui d’Apelle, et qu’Apelle étant revenu il avait refendu celui de Prôtogenês d’un trait enco204 re beaucoup plus mince. Mais ce n’est point là la vérité de l’Histoire, le comble fut sur la nuance des couleurs, digne sujet de dispute et d’émulation entre des peintres, et non pas sur l’adresse de tirer des lignes. Apelle prit un pinceau et fit une nuance si délicate, si douce et si parfaite, qu’à peine pouvait-on voir le passage d’une couleur à l’autre. Prôtogenês fit sur cette nuance, une autre nuance encore plus fine et plus adoucie. Apelle vint qui enchérit tellement sur Prôtogenês par une troisième nuance qu’il fit sur les deux autres, que Prôtogenês confessa qu’il ne s’y pouvait rien ajouter 235 Par la voix du Président, Perrault intègre dans la discussion mais sur le mode mineur, la difficulté, réelle, à interpréter les anecdotes pliniennes. De manière globale, cet enjeu est évacué par Perrault dans son usage des sources anciennes sur la peinture antique, volontiers prises littéralement, alors même que Charles a vu son frère se confronter de manière parfois épineuse au vocabulaire de Vitruve et que l’interprétation complexe de Pline, et spécifiquement de ce passage sur Apelle et Protogène, a fait l’objet de nombreux commentaires depuis la Renaissance. Pour un recueil de textes voir . Cela étant, il n’est pas sans piquant que le Président propose ici d’interpréter une fameuse anecdote engageant la délinéation comme une affaire de coloris, ce qui contribue sans difficulté à ridiculiser ses positions. Le texte de Pline évoque une question de finesse du trait qui certes, d'un point de vue pratique, conduit les deux peintres à employer nécessairement des couleurs parce qu'il s'agit de « fendre » de manière visible la ligne du collègue par une ligne plus fine différente, mais ne propose pas de réflexion sur le coloris. [MCLB] .
l’Abbé
Vous me permettrez de vous dire que vous avez pris ce galimatias dans le Livre de Louis de Montjosieu
236
Louis de Montjosieu, Gallus Romae hospes. Ubi multa antiquorum monimenta explicantur, pars pristinae formae restituuntur. Opus in quinque partes tributum, Rome, 1585. Il est associé, en 1649, à la grande édition latine des
Dix livres d’architecture
de Vitruve chez Elzévir à Amsterdam, qui fait la synthèse de commentaires antérieurs, ainsi que d’autres textes majeurs sur la peinture et la sculpture anciennes :
M. Vitruvii Pollionis de Architectura libri decem, cum notis, castigationibus et observationibus Guilielmi Philandri integris, Danielis Barbari excerptis et Claudii Salmasii passim insertis. Praemittuntur Elementa architecturae collecta ab... Henrico Wottono,... Accedunt Lexicon Vitruvianum Bernardini Baldi,... et ejusdem Scamilli impares Vitruviani ; de Pictura libri tres absolutissimi Leonis Baptistae de Albertis ; de Sculptura excerpta maxime animadvertenda ex Dialogo Pomponii Gaurici,... Ludovici Demontiosii commentarius de sculptura et pictura, cum variis indicibus copiosissimis. Omnia in unum collecta... a Joanne de Laet
. Le soutien indéfectible de Charles Perrault à son frère Claude, dont le grand œuvre est la traduction de Vitruve en français et son commentaire, explique sans doute la mention hostile de cet auteur peu connu. Voir Colette Nativel, « Une lecture du livre XXXV de Pline : le Gallus Romae Hospes de Ludovicus Demontiosius (Louis de Montjosieu), Rome, 1585 », dans Pline l'Ancien à la Renaissance, Archives Internationales d’Histoire des Sciences, 61/1+2, 166-167, 2011, p. 405-422. [MCLB] Voir encore Colette Nativel, « La tradition latine dans la pensée de l’art moderne, le Gallus Romae Hospes de Ludovicus Demontiosus (Louis de Montjosieu) », Studi Umanistici Piceni, 2000, vol. 20, p. 268-284. [BR]
. Comment pouvez-vous concevoir qu’on peigne des nuances de couleurs, les unes sur les autres, et 205
qu’on ne laisse pas de voir que la dernière des trois est la plus délicate ? Je ne m’étonne pas que cet Auteur ne sache ce qu’il dit, rien n’est plus ordinaire à la plupart des Savants quand ils parlent des Arts ; mais ce qui m’étonne, c’est la manière dont il traite Pline sur la description qu’il nous a laissée de ce Tableau
237
Louis de Montjosieu (Ludovicus Demontosius), Gallus Romae Hospes, Rome, Osmarino, 1585, « De pictura », p. 6 et 7. [BR]
. Pline assure qu’il l’a vu et même qu’il le regarda avec avidité peu de temps avant qu’il pérît dans l’embrasement du Palais de l’Empereur. Il ajoute que ce tableau ne contenait autre chose dans toute son étendue qui était fort grande, que des lignes presque imperceptibles ; ce qui semblait le devoir rendre peu considérable parmi les beaux tableaux dont il était environné, mais que cependant il attirait davantage la curiosité que tous les autres Ouvrages des plus grands Peintres
238
L’Abbé extrapole un peu à partir de Pline (XXXV, 36) qui ne mentionne pas un regard « avide » : « J’entends dire qu’elle a péri dans le dernier incendie qui consomma le
palais de César
sur le mont Palatin ; je me suis arrêté jadis devant ce tableau ». La phrase suivante est plus fidèle au texte de Pline. [MCLB]
. Montjosieu ose soutenir que Pline n’a jamais vu aucune ligne sur ce tableau et qu’il 206
n’y en avait point, que le bon homme s’est imaginé les voir, parce qu’il avait ouï dire qu’il y en avait, ou qu’il l’avait bien voulu dire, pour ne pas s’attirer le reproche de ne voir goutte
239
Pour le texte de Louis de Montjosieu dans
Gallus Romae hospes
(1585) : voir . [MCLB]
. N’est-ce pas là une témérité insupportable ? Mais afin que vous ne m’accusiez pas de maltraiter un homme qui peut-être a fait de gros livres, je ne parle qu’après Monsieur de Saumaise qui en dit beaucoup davantage, et qui paraît avoir été plus blessé que moi de cette insolence
240
Saumaise, Claude de, Cl. Salmasii Plinianae exercitationes in Caii Julii Solini Polyhistoria. Item Caii Julii Solini Polyhistor ex veteribus libris emendatus, 1629, t. I, p. 5-6. Voir . [MCLB]
. Il est donc vrai qu’il s’agissait entre Prôtogenês et Apelle d’une adresse de main, et de voir à qui ferait un trait plus délié. Cette sorte d’adresse a longtemps tenu lieu d’un grand mérite parmi les Peintres. L’O de Giotto en est une preuve
241
Anecdote rapportée par Giorgio Vasari dans sa vie de Giotto (Le vite de’ piu eccellenti architetti, pittori e scultori italiani..., éd. 1550, partie 1, p. 142). L’association du O de Giotto avec les lignes d’Apelle et Protogène est développée par André Félibien à partir de l’anecdote vasarienne qu’il commence par paraphraser,
Entretiens sur la vie et les ouvrages des plus excellens peintres anciens et modernes
, vol. 1 (1666), IIe Entretien, p. 162-163 : « Je vous prie, me dit alors Pymandre, de m’apprendre l’histoire de cet O, dont je n’ai pû encore sçavoir l’origine.
-Je vous la dirai, si vous le voulez, repartis-je : mais je doute que vous en soyiez bien satisfait, car c’est une de ces sortes d’histoires qui ne signifient pas grand’chose et dont cependant les auteurs font quelquefois grand bruit. Vous sçaurez donc que l’envoyé du pape ayant vu à Sienne et à Florence tous les peintres les plus fameux, s’adressa enfin à Giotto, auquel après avoir témoigné l’intention du S. Siège, il lui demanda quelque dessein pour le montrer au pape, avec ceux qu’il avoit déjà des autres peintres. Giotto qui étoit extrêmement adroit à dessiner, se fit donner aussitôt du papier et, avec un pinceau, sans le secours d’aucun autre instrument, il traça un cercle et en souriant le mit entre les mains de ce gentilhomme. Cet envoyé croyant qu’il se moquoit, lui repartit que ce n’étoit pas ce qu’il demandoit et qu’il souhaitoit un autre dessin. Mais Giotto lui répliqua que celui-là suffisoit, qu’il l’envoyât hardiment avec ceux des autres peintres et qu’on en connaîtroit bien la différence. Ce que le gentilhomme fit, voyant qu’il ne pouvait obtenir davantage. Or on dit que ce cercle étoit si également tracé et si parfait dans sa figure qu’il parut une chose admirable, quand on sçut de quelle sorte il avoit été fait. Et ce fut par là que le pape et ceux de sa cour comprirent assez combien Giotto était plus habile que tous les peintres dont on lui envoyoit les desseins. Voilà l’histoire de l’O de Giotto, qui donna lieu aussitôt à ce proverbe italien : Tu se’ più tondo che l’O di Giotto, pour signifier un homme grossier et un esprit qui n’est pas fort subtil.
-Il semble par là, dit Pymandre, que le principal sçavoir de tous ces anciens peintres consistât dans la subtilité et la délicatesse de leurs traits. Car ce fut encore par des lignes très-subtiles et très-déliées qu’Appelle et Protogene disputèrent à qui l’emporteroit l’un sur l’autre ; et Protogène ne céda à Appelle que quand celui-cy eut coûpé avec une troisième ligne plus délicate les deux qu’ils avoient déjà tracées l’une auprès de l’autre.
-A vous dire le vrai, repartis-je, ni l’O de Giotto ni ces lignes d’Appelle et de Protogene, ne sont point capables de nous donner une haute idée de leur grand sçavoir. Il est vrai que nous voyons dans les plus anciens tableaux que les ouvriers avaient un soin tout particulier de finir et de marquer les choses fort délicatement, tâchant de représenter jusqu’aux cheveux et aux poils par des traits les plus subtils qu’il leur était possible. Et il n’y eut, comme je crois, que cette délicatesse de trait et cette parfaite rondeur que Giotto décrivit sans l’aide d’aucun instrument, qui fut cause qu’on admira cet O. » Félibien précède ici Perrault dans son interprétation de l’anecdote comme témoignant de l’étendue limitée du savoir des peintres antiques : Charles Perrault, « Et fut-ce un coup de l’art si digne qu’on l’honore / De fendre un mince trait, d’un trait plus mince encore ? »,
Le Siècle de Louis le Grand
, 1687, p. 12. [MCLB]
, le Pape Benoît IX faisait chercher partout d’excellents Peintres, et se faisait apporter de leurs Ouvrages pour connaître leur suffisance
242
Annotation en cours.
. Giotto ne voulut point donner de tableau, mais pre207
nant une feuille de papier en présence de l’Envoyé du Pape, il fit d’un seul trait de crayon ou de plume, un O aussi rond que s’il l’eût fait avec le compas. Cet O le fit préférer par le Pape à tous les autres Peintres, et donna lieu à un Proverbe qui se dit encore dans toute l’Italie, où quand on veut faire entendre qu’un homme est fort stupide, on dit qu’il est aussi rond que l’O de Giotto. Mais il y a déjà longtemps que ces sortes d’adresse ne sont plus d’aucun mérite parmi les Peintres. Monsieur Ménage
243
Annotation en cours.
m’a dit avoir connu un Religieux qui non seulement faisait d’un seul trait de plume un O parfaitement rond, mais qui en même temps y mettait un point justement dans le centre
244
Gilles Ménage (1613-1692) dont Charles Perrault fréquenta le cercle. [MCLB] D’après les recherches de Francine Wild, l’anecdote est absente des sources possibles : les lettres de Boursault à l’évêque de Langres, les
Historiettes
de Tallemant ; le
Chevræana
, le
Furetiriana
, le
Saint-Evremoniana
, les
Mélanges d’Histoire et de littérature
de Vigneul-Marville, l’
Élite des bons mots et des pensées choisies
, les trois éditions du
Menagiana
, celle de 1693, celle de 1694, celle de 1715. Il est donc probable que Perrault a fabriqué cette anecdote, peut-être à partir de souvenirs de conversations mêlés. [DR]
. Ce Religieux ne s’est jamais avisé de vouloir passer pour Peintre, et s’est contenté d’être loué de son petit talent. Le Poussin lorsque la main lui tremblait
245
Annotation en cours.
, et qu’à peine il pouvait placer son 208
pinceau et sa couleur où il voulait, a fait des tableaux d’une beauté inestimable, pendant que mille Peintres qui auraient fendu en dix le trait le plus délicat du Poussin, n’ont fait que des tableaux très médiocres. Ces sortes de prouesses sont des signes évidents de l’enfance de la peinture. Quelques années avant Raphaël et le Titien, il s’est fait des tableaux, et nous les avons encore, dont la beauté principale consiste dans cette finesse de linéaments, on y compte tous les poils de la barbe et tous les cheveux de la tête de chaque figure
246
Perrault continue d’épouser le développement d’André Félibien (voir note 232 supra), qui achevait l’association entre le concours de lignes d’Apelle et Protogène et le O de Giotto par la mention du rendu linéaire des détails des maîtres anciens (pré-Renaissance, Primitifs etc.) : « Il est vrai que nous voyons dans les plus anciens tableaux que les ouvriers avaient un soin tout particulier de finir et de marquer les choses fort délicatement, tâchant de représenter jusqu’aux cheveux et aux poils par des traits les plus subtils qu’il leur était possible. » (
Entretiens sur la vie et les ouvrages des plus excellens peintres anciens et modernes
, vol. 1, 1666, IIe Entretien, p. 163). Voir encore Félibien critiquant Dürer qui « n’a pas pensé en étudiant chaque chose en particulier qu’elles font un autre effet toutes ensemble » (Ibid., vol. 2, 1672, 4e entretien, p. 325.) Le culte du trait en peinture est, pour l’Abbé, signe de « l’enfance de l’art », autrement dit d’un art de peinture qui n’est pas arrivé à maturité. [MCLB]
. Les Chinois quoique très anciens dans les Arts en sont encore là. Ils parviendront peut-être bientôt à dessiner correctement, à donner de belles attitudes à leurs figures, et même des expressions naïves de toutes les passions
247
L’intérêt pour la Chine a été renouvelé à partir de 1685, avec l’envoi par Louis XIV de l’ambassade du chevalier de Chaumont, de l'abbé de Choisy, du Père Bouvet et de cinq autres pères jésuites, chargés de gagner la Chine et de se mettre au service de l’empereur Kangxi. L’arrivée de collections de livres chinois destinés à la bibliothèque du roi, en 1697, est postérieure à ce tome du
Parallèle
et il est difficile d’identifier la connaissance que l’on pouvait alors avoir de la peinture chinoise. L’exemple de la Chine sert avant tout à suggérer que dans différents lieux et selon des chronologies différenciées, un art suit une même logique de progrès, dans la perfection progressive de ses outils et effets. [MCLB]
, mais ce ne sera de longtemps qu’ils arriveront à l’intelligence parfaite du clair-obscur
248
L’usage du mot « clair-obscur » dans son acception contemporaine (art de la répartition des jours, des ombres et des reflets) est alors tout récent dans la langue artistique française et procède de la théorie de Roger de Piles, dès sa traduction commentée, en 1673, du
De arte graphica liber
de Charles-Alphonse Dufresnoy (1611-1668). André Félibien dans ses
Principes de l’architecture, de la sculpture et de la peinture...
de 1676 (p. 529) témoigne de l’évolution du mot en rappelant en premier lieu son acception ancienne (clair-obscur signifiait peinture ou gravure en camaïeu) et en second lieu, une nouvelle acception : « Quelquefois, on dit le clair-obscur d’un Tableau pour signifier seulement la manière dont on a traité les jours, les demy-teintes et les ombres, et avec laquelle on a sceu répandre la lumière sur tous les corps. Ce sont deux mots dont l’on n’en fait qu’un à l’imitation des Italiens qui disent
chiaro-scuro
. » Dans le
Dictionnaire
de Furetière (1690), les deux acceptions sont inversées, le sens de répartition savante des jours et des ombres l’emportant désormais sur celui d’ « un dessein qui n’est fait que de deux couleurs ». [MCLB]
, de la dégradation des lumières, des 209
secrets de la perspective et de la judicieuse ordonnance d’une grande composition
249
La dégradation des lumières, dûment distinguée du clair-obscur, renvoie à la perspective atmosphérique ou aérienne, c’est-à-dire à l’affaiblissement du coloris selon l’éloignement de la base du tableau. Les quatre qualités ultimes d’une peinture énumérées par l’Abbé (clair-obscur, perspective aérienne, perspective linéaire et ordonnance), reprennent les parties essentielles de la peinture développées dans les écrits théoriques. L’ordre dans lequel il les énonce (coloris, dessin, composition) est en revanche peu ordinaire. Le fait qu’il commence par le coloris et finisse par la composition (ordonnance), répond aux nécessités de l’argumentation, où il vient de reprocher aux peintres anciens leur attachement étroit aux lignes et au graphisme. Ce parti se nourrit également de l’apport récent et majeur de Roger de Piles sur le plan de la théorisation du coloris. [MCLB]
. Pour bien me faire entendre, il faut que je distingue trois choses dans la peinture. La représentation des figures, l’expression des passions, et la composition du tout ensemble
250
Le « tout ensemble », tout comme le clair-obscur, est une notion centrale chez Roger de Piles, dès son commentaire de Dufresnoy (1673) ou ses
Conversations sur la connoissance de la peinture, et sur le jugement qu'on doit faire des tableaux...
(Paris, N. Langlois, 1677) : « Quoy que ce terme selon la force veuille dire l’effet bon ou mauvais que produisent dans un tableau les parties de la peinture toutes ensemble, néanmoins, il se prend ordinairement en bonne part et signifie une harmonie qui résulte de la distribution des objets qui composent un ouvrage. Ainsi l’on peut dire d’un tableau, par exemple, qu’il est beau de partie à partie, mais que le tout ensemble y est mal entendu. » (« Termes de peinture », pages non paginées placées en tête des
Conversations...
). Voir aussi ibid., p. 67 sur l’« œconomie du tout ensemble », qui consiste en un bon choix et une habile disposition. Après avoir évoqué quatre qualités, l’Abbé distingue « trois choses », dit-il « pour se faire bien entendre ». Cette complexité témoigne de celle propre aux débats sur les parties de la peinture depuis les années 1650 au sein de l’Académie royale et procède des apports propres à la réflexion théorique française du XVIIe siècle, en particulier Roger de Piles pour tout ce qui concerne le coloris et Charles Le Brun pour l’expression des passions. [MCLB]
. Dans la représentation des figures je comprends non seulement la juste délinéation de leurs contours, mais aussi l’application des vraies couleurs qui leur conviennent
251
L’irruption de l’expression de « vraie couleur » est perturbante, dans la mesure où le mot de coloris, qui tend alors à prévaloir, se construit contre celui de couleur. L’expression trahit une incompréhension ou un survol du lexique du coloris, précisé en France depuis les années 1670 (voir notamment les pages sur les « Termes de peinture », non paginées, placées en tête des
Conversations sur la connoissance de la peinture
de 1677). Le propos essentiel de Roger de Piles est bien de montrer que toute peinture est affaire de
coloris
(système de mise en relations de diverses couleurs composées entre elles, affectées de jours et d’ombres, ainsi que de reflets les unes sur les autres) et non de
couleurs
(simple affaire de pigments déposés sur une palette). Il oppose ainsi « couleur naturelle » et « couleur artificielle » : « ce n’est que par l’artifice de leur mélange que l’on peut imiter la couleur des objets naturels. Le Peintre doit avoir une parfaite connoissance de ces deux sortes de couleurs : de la naturelle afin qu’il sçache ce qu’il doit imiter, et de l’artificielle pour en faire une composition et une teinte capable de représenter parfaitement la couleur naturelle. Il faut encore qu’il sçache que dans la couleur naturelle, il y a la couleur véritable de l’objet, la couleur réfléchie et la couleur de la lumière ; et parmy les couleurs artificielles, il doit connoître celles qui ont amitié ensemble (pour ainsi dire) et celles qui ont antipathie, il doit en savoir les valeurs séparément et par comparaison des unes aux autres. », Dialogue sur le coloris , p. 6-7, publié à la fin de
L’Art de peinture de C.-A. Dufresnoy traduit en françois...
, Paris, N. Langlois, 1673). La couleur véritable de Roger de Piles renvoie bien à la couleur propre d’un objet, non affectée par la lumière et les reflets ; elle ne peut donc être expérimentée et ne saurait être l’objectif du peintre, son objectif étant à l’inverse la recherche des bonnes « teintes ». [MCLB]
. Par l’expression des passions, j’entends les différents caractères des visages et les diverses attitudes des figures qui marquent ce qu’elles veulent faire, ce qu’elles pensent, en un mot ce qui se passe dans le fond de leur âme
252
Charles Le Brun prononça les 7 avril et 5 mai 1668 une très ambitieuse conférence à l’Académie royale de peinture et de sculpture consacrée à l’expression des passions (à l’articulation entre les mouvements de l’âme et les mouvements du visages, ces derniers faisant l’objet d’une entreprise de codification). La conférence fut relue en présence de Colbert le 29 janvier 1678. Celle-ci donna lieu au dessin de têtes d’expression dont l’utilité est mentionnée par André Félibien (Entretiens...., VIe Entretien, p. 55 au sein d’une importante section p. 16-55 consacrée à l’expression des passions). Le texte de la conférence, inédite en 1688, fut plusieurs fois édité avec des estampes de têtes d’expression, de B. Picart (édition Amsterdam, 1713) ou de J. Audran (Expressions des passions de l’âme. Représentées en plusieurs testes gravées d’après les desseins de feu Monsieur Le Brun, premier peintre du Roy. A Paris, par Jean Audran, graveur du Roy en son Académie à l’hôtel Royal des Gobelins, 1727). Voir notamment Jennifer Montagu, The Expression of the Passions : The Origin and Influence of Charles Le Brun's Conference Sur L'Expression générale et particulière, Yale University Press, 1994. [MCLB]
. Par la composition du tout ensemble, j’entends l’assemblage judicieux de toutes ces figures, placées avec entente, et dégradées de couleur selon l’endroit du plan où elles sont posées
253
Annotation en cours.
. Ce que je dis ici d’un tableau où il y a plusieurs figures, se 210
doit entendre aussi d’un tableau où il n’y en a qu’une, parce que les différentes parties de cette figure sont entre elles ce que plusieurs figures sont les unes à l’égard des autres. Comme ceux qui apprennent à peindre
254
Annotation en cours.
commencent par apprendre à dessiner le contour des figures, et à le remplir de leurs couleurs naturelles ; qu’ensuite ils s’étudient à donner de belles attitudes à leurs figures et à bien exprimer les passions dont ils veulent qu’elles paraissent animées, mais que ce n’est qu’après un long temps qu’ils savent ce qu’on doit observer pour bien disposer la composition d’un tableau, pour bien distribuer le clair-obscur, et pour bien mettre toutes choses dans les règles de la perspective ; tant pour le trait que pour l’affaiblissement des ombres et des lumières. De même ceux qui les premiers dans le monde ont commencé à peindre, ne se sont appliqués, d’abord qu’à représenter naï211
vement le trait et la couleur des objets sans désirer autre chose, sinon que ceux qui verraient leurs Ouvrages peuvent dire, voilà un Homme, voilà un Cheval, voilà un Arbre, encore bien souvent mettaient-ils un écriteau pour épargner la peine qu’on aurait eue à le deviner
255
Variante de l’anecdote d’Elien selon laquelle les premiers peintres étaient contraints d'écrire à côté de leurs figures « ceci est un boeuf, ceci est un cheval », tant ce qu’ils représentaient n’était pas reconnaissable. Sur ces enjeux, voir Emmanuelle Hénin, Ceci est un bœuf. La querelle des inscriptions dans la peinture, Turnhout, Brepols, 2013. [MCLB]
. Ensuite ils ont passé à donner de belles attitudes à leurs figures, et à les animer vivement de toutes les passions imaginables : Et voilà les deux seules parties de la peinture
256
Annotation en cours.
, où nous sommes obligés de croire que soient parvenus les Apelles et les Zeuxis, si nous en jugeons par la vraisemblance du progrès que leur Art a pu faire, et par ce que les Auteurs nous rapportent de leurs Ouvrages ; sans qu’ils aient jamais connu, si ce n’est très imparfaitement, cette troisième partie de la peinture qui regarde la composition d’un tableau, suivant les règles et les égards que je viens d’expliquer.
le Président
Comment cela peut-il s’accorder avec les merveilles qu’on nous raconte 257 Annotation en cours. des ouvrages de ces grands hommes, pour lesquels on donnait des boisseaux pleins d’or, et qu’on ne croyait pas encore payer suffisamment, ces tableaux qui suspendaient la fureur des Ennemis, et modéraient l’avidité des Conquérants moins touchés du désir de prendre les plus célèbres Villes que de la crainte d’exposer au feu de si beaux Ouvrages 258 Voir l’anecdote de Protogène et Démétrios, tirée de Pline (sur sa fortune et en particulier ses reprises par André Félibien, Roger de Piles, on se reportera au site Pictor in fabula : ). [MCLB] .
l’Abbé
Tous ces effets merveilleux de la peinture antique, n’empêchent pas que je ne persiste dans ma proposition car ce n’est point la belle ordonnance d’un tableau, la juste dispensation des lumières, la judicieuse dégradation des objets, ni tout ce qui compose cette troisième partie de la peinture 213 dont j’ai parlé, qui touche, qui charme et qui enlève. Ce n’est que la juste délinéation des objets revêtus de leurs vraies couleurs, et surtout l’expression vive et naturelle des mouvements de l’âme, qui font de fortes impressions sur ceux qui les regardent 259 L’Abbé ne craint pas la répétition, accordant aux peintres antiques la maîtrise de deux parties qu’il ne peut leur refuser après avoir lu Pline (la représentation mimétique et l’expression des passions), sa « troisième partie » de la peinture étant l’assemblage de tout ce que les peintres antiques auraient ignoré : la composition générale, la perspective linéaire et aérienne, le coloris. [MCLB] . Car il faut remarquer que comme la peinture a trois parties qui la composent, il y a aussi trois parties dans l’homme par où il en est touché, les sens, le cœur et la raison 260 Glissement essentiel des parties de la peinture aux parties de l’homme qu’elles sollicitent. La peinture antique peut émouvoir ou amuser mais elle ne peut satisfaire la raison. L’argumentation de l’Abbé le conduit à placer la satisfaction de la raison en position suprême de la valeur d’une œuvre, selon une hiérarchie sens/cœur/raison. Celle-ci renvoie au domaine de la morale et s’écarte de celui des écrits sur l’art, où la satisfaction des sens, le plaisir sensible, sont de plus en plus promus comme la finalité de la peinture, particulièrement chez Roger de Piles auquel Perrault emprunte par ailleurs pour attaquer la peinture antique (voir supra). Son propos, qui se veut logique, n’est ainsi pas exempt de positions contradictoires ou d’emploi de mots dans des acceptions différentes d’une intervention à l’autre. Subitement, il paraît ainsi réduire le coloris à la perspective aérienne. [MCLB] . La juste délinéation des objets, accompagnée de leur couleur, frappe agréablement les yeux ; la naïve expression des mouvements de l’âme va droit au cœur, et imprimant sur lui les mêmes passions qu’il voit représentées, lui donne un plaisir très sensible. Et enfin l’entente qui paraît dans la juste distribution des ombres et des lumières dans la dégradation des figures selon leur plan et dans le bel ordre d’une composition judicieusement ordonnée, plaît à la raison, 214 et lui fait ressentir une joie moins vive à la vérité, mais plus spirituelle et plus digne d’un homme 261 « joie spirituelle » : notion théologique qui confirme le glissement habile de la théorie de l’art vers la morale, sans doute dans le souci de convaincre différentes catégories de publics. De la sorte, les réserves de l’Abbé à l’égard de la peinture ancienne ne relèvent plus seulement d’une appréciation esthétique, mais bien d’un jugement sur ce qui est le plus digne de l’homme. La peinture antique est reléguée à la sphère du plaisir et de la satisfaction la plus immédiate. [MCLB] . Il en est de même des Ouvrages de tous les autres Arts : Dans la Musique le beau son et la justesse de la voix charment l’oreille, les mouvements gais ou languissants de cette même voix selon les différentes passions qu’ils expriment, touchent le cœur, et l’harmonie de diverses parties qui se mêlent avec un ordre et une économie admirables, font le plaisir de la raison 262 Dans Le Cabinet des Beaux Arts, Perrault faisait de cette complétude ternaire de la perception de la beauté, entre oreille, sens et raison (dans une gradation à l’écho qualitatif), le privilège de la musique, présentée après l’éloquence (la raison) et la poésie (le cœur) : « La Musique. Ce m’est peu de flatter les sens, / Je ravis l’âme toute entière, / Qu’elle soit tendre ou pleine de lumière, / Pour elle j’ai toujours mille charmes puissants. / Quiconque est insensible à mes douces merveilles, / Doit être sans raison, sans cœur et sans oreilles » (Charles Perrault, Le Cabinet des Beaux Arts, Paris, Edelinck, 1690, p. 19 ). [TP] . Dans l’éloquence la prononciation et le geste frappent les sens, les figures pathétiques gagnent le cœur, et la belle économie du discours s’élève jusqu’à la partie supérieure de l’âme pour lui donner une certaine joie toute spirituelle, qu’elle seule est capable de ressentir. Je dis donc qu’il a suffi aux Apelles et aux Zeuxis pour se faire admirer de toute la Terre d’avoir charmé les yeux et touché le cœur, sans qu’il leur ait été 215 nécessaire de posséder cette troisième partie de la peinture, qui ne va qu’à satisfaire la raison ; car bien loin que cette partie serve à charmer le commun du monde, elle y nuit fort souvent, et n’aboutit qu’à lui déplaire 263 Étape importante du raisonnement qui vise à associer l’admiration pour la peinture antique à la méconnaissance, par les peintres antiques, de cette troisième partie, précisément exigeante et peu goûtée du « commun du monde ». Sans que ce soit l’objectif, Perrault prend le contrepied de l’inflexion de la théorie de l’art en France, qui tend à mieux reconnaître l’importance du coloris face au dessin, ainsi que la satisfaction sensible que la peinture procure (Roger de Piles). L’intention n’est toutefois pas, semble-t-il, de débattre de ces idées en elles-mêmes, mais d’avancer pas à pas dans une argumentation aux allures logiques, propre à servir l’entreprise de démolition de la peinture ancienne. [MCLB] . En effet, combien y a-t-il de personnes qui voudraient qu’on fît les personnages éloignés aussi forts et aussi marqués que ceux qui sont proches, afin de les mieux voir, qui de bon cœur quitteraient le Peintre de toute la peine qu’il se donne à composer son tableau et à dégrader les figures selon leur plan ; mais surtout qui seraient bien aises qu’on ne fît point d’ombres dans les visages et particulièrement dans les portraits des personnes qu’ils aiment 264 Annotation en cours. ?
le Chevalier
Il faut que je vous dise sur ce sujet la naïveté d’une Dame qui se plaignait à moi d’un Peintre que je lui avais donné, parce qu’il lui 216 avait fait dans son portrait une tache noire sous le nez 265 Annotation en cours. : Je le montrai hier, me dit-elle, à toute ma famille qui soupait chez moi, il n’y eut personne qui n’en fut scandalisé, je pris moi-même deux flambeaux dans mes mains pour voir au miroir si j’avais effectivement sous le nez la tache noire qu’il y a mise, nous eûmes beau regarder, ni moi, ni personne de la compagnie ne pûmes jamais voir cette tache. Je ne veux point que l’on me flatte, leur disais-je, mais je ne veux pas aussi qu’on me fasse des défauts que je n’ai pas ; ils furent tous de mon avis et haussaient les épaules sur la fantaisie qu’ont tous les Peintres de barbouiller les visages avec leurs ombres ridicules et impertinentes 266 Annotation en cours. . Je ne saurais m’empêcher de vous faire encore un conte sur le même sujet. Quand on porta à Saint-Étienne-du-Mont la pièce de tapisserie où le martyre de ce saint est représenté 267 Le peintre académicien Laurent de La Hyre (1606-1656) a donné vers 1656 dix-neuf dessins pour une tenture de la vie de saint Étienne devant orner Saint-Étienne-du-Mont à Paris. Ses dessins, aujourd’hui conservés au Département des arts graphiques du musée du Louvre, sont retenus pour des exemples accomplis de maîtrise de la perspective linéraire et de la représentation des ombres, par exemple : . Rappelons que le fils de Laurent, Philippe de La Hyre (1640-1718), devint membre de l’Académie des sciences en 1678. [MCLB] les Connaisseurs en furent assez 217 contents, mais le menu peuple de la Paroisse ne le fut point du tout. Je me trouvai auprès d’un bon Bourgeois qui avait dans ses Heures une petite Image de saint Étienne sur du Vélin 268 Perrault fait feu de tout bois en plaçant, dans la bouche du chevalier, des jugements sociaux au service de son argumentation. Les « connaisseurs » de la peinture s’opposent au « menu peuple » et au « bon bourgeois » qui s’exclame sur la beauté d’une simple image pieuse, en se satisfaisant du contraste violent de la juxtaposition de deux couleurs (précisément couleurs, et non coloris). La distinction entre la couleur et le coloris est vulgarisée dans Les Premiers éléments de peinture pratique enrichies des figures de proportion mesurées sur l’antique dessinées et gravées par J.-B. Corneille, peintre de l’Académie royale, Paris, N. Langlois, 1684, chapitres XVII, XVIII). [MCLB] . Le saint était planté bien droit sur les deux genoux avec une Dalmatique 269 Furetière : « Ornement d’Église que portent des Diacres et les Sousdiacres, quand ils assistent le Prêtre qui chante une Messe, ou lorsqu’il va en quelque Procession ou cérémonie. On peint St. Étienne revêtu d’une dalmatique. » [DR] rouge cramoisi, bordée tout alentour d’un filet d’or, il avait les bras étendus, et tenait dans l’une de ses mains une grande palme d’un beau vert d’émeraude. Voilà un saint Étienne, disait-il, en parlant à deux de ses voisines, il n’y a pas d’enfant qui ne le reconnaisse. Et, mon Dieu, que Messieurs les Peintres ne peignent-ils comme cela.
l’Abbé
Il y a bien de prétendus Connaisseurs à Paris, qui s’expliqueraient comme ce bon Bourgeois s’ils ne craignaient d’être raillés 270 Sur la notion de prétendus connaisseurs, voir Charles Perrault : « on s’empresse de demander ce qu’en pensent les connoisseurs. Et l’on ne considère pas que bien souvent, ces prétendus connoisseurs ne s’y connoissent guère ou qu’ils ont des raisons par devers eux d’en parler contre leur connoissance. » (Critique de l’opéra ou examen de la tragédie intitulée Alceste ou le Triomphe d’Alcide, 1674, dans Recueil de divers ouvrages en prose et en vers dédiés à Son Altesse Monseigneur le prince de Conti, Paris, J.-B. Coignard, 1675, p. 307). Voir aussi Charles Perrault, Le Banquet des Dieux pour la naissance de Monseigneur le duc de Bourgogne, Paris, J.-B. Coignard, 1682, p. 4 : « Elle me rapporta le jugement qu’Apollon avoit fait des auteurs de ce temps et de leurs ouvrages, un peu différent de celuy des prétendus connoisseurs de ce bas monde ». [MCLB] . Généralement ce qui est de plus fin et de plus spirituel dans tous les Arts 218 a le don de déplaire au commun du monde. Cela se remarque particulièrement dans la Musique, les Ignorants n’aiment point l’harmonie de plusieurs parties mêlées ensemble ; ils trouvent que tous ces grands accords et toutes ces fugues qu’on leur fait faire, en quoi consiste pourtant ce qu’il y a de plus charmant et de plus divin dans ce bel Art, ne sont qu’une confusion désagréable et ennuyeuse, en un mot, ils aiment mieux, et ils le disent franchement, une belle voix toute seule 271 La musique polyphonique, superposant donc plusieurs parties dans des rapports contrapuntiques et harmoniques, revêt un caractère de complexité et de sophistication du point de vue du langage supérieur à la musique monodique. Elle est aussi considérée plus difficilement accessible et, du temps de Perrault, les airs monodiques sont ceux qui vont devenir populaires ou à la mode. Le topos entre une popularité inversement proportionnelle à la complexité du langage d’une œuvre est récurrent. L’enjeu pour la musique est crucial pour les Modernes puisque, dans la vision évolutive du progrès continu, ils partent du principe que ce qui fonde la différence entre la Musique des Anciens et celle des Modernes est l’usage de la polyphonie, inconnue, visiblement de la musique des Anciens. De fait, l’essor inédit, dans la deuxième moitié du siècle en France (et dès le début du XVIIe siècle en Italie) de l’art de la monodie, aux dépens de la polyphonie des grands constructions contrapuntiques héritée de la Renaissance, ressemble à une forme de régression plutôt qu’un progrès dans le langage musical. L’enquête sur l’usage ou non de la polyphonie chez les Anciens (ainsi que sa fortune à la fin du XVIIe siècle) est menée in extenso par Claude Perrault dans son essai De la Musique des Anciens , dans Essais de physique, t. II, Paris, Jean-Baptiste Coignard, 1690, p. 335-402 . [TP] .
le Chevalier
Assurément, surtout si cette belle voix sort d’une bouche bien vermeille et passe entre des dents bien blanches, bien nettes et bien rangées.
l’Abbé
Cela s’entend, on peut juger par là combien ils aiment la Musique 219
et à quel point ils s’y connaissent. Mais revenons à la Peinture. Je puis encore prouver le peu de suffisance des Peintres anciens par quelques morceaux de peinture antique qu’on voit à Rome en deux ou trois endroits ; car quoique ces ouvrages ne soient pas tout à fait du temps d’Apelle et de Zeuxis, ils sont apparemment dans la même manière
272
La conscience de l’impossibilité de mettre en relation le chapitre XXXV de Pline l’Ancien avec les quelques peintures antiques alors connues est retournée en faveur de l’argumentation de l’Abbé, puisque l’écoulement du temps est systématiquement pensé en terme de progrès dans la maîtrise du métier de peintre. [MCLB]
; et tout ce qu’il peut y avoir de différence, c’est que les Maîtres qui les ont faits étant un peu moins anciens pourraient avoir su quelque chose davantage dans la peinture. J’ai vu celui des
Noces qui est dans la Vigne Aldobrandine
273
Les Noces aldobrandines
(Rome, musées du Vatican), fresque, vraisemblablement du règne d’Auguste, découverte à Rome en 1601 : .
La fresque est idéale pour démontrer l’absence de maîtrise de la perspective. [MCLB]
, et celui qu’on appelle le
Tombeau d’Ovide
274
Le
Tombeau d’Ovide
est l’appellation commune de la tombe des Nasoni découverte en 1674 le long de la Via Flaminia à Rome. Sa notoriété fut assurée par la publication de Pietro Santi Bartoli, Le Pitture antiche del sepolcro de Nasonii nella Via Flaminia disegnate ed intagliate alla simultitudine degli antichi originali da Pietro Santi Bartoli, descritte ed illustrate da Gio. Pietro Bellori, Rome, 1680, illustré de 35 planches : . La découverte est considérable compte tenu de l’extrême rareté des peintures antiques alors connues. [MCLB]
. Les figures en sont bien dessinées, les attitudes sages et naturelles, et il y a beaucoup de noblesse et de dignité dans les airs de tête, mais il y a très peu d’entente dans le mélange des couleurs ; et point du tout dans la perspective ni dans l’ordonnance
275
Annotation en cours.
. Toutes les teintes 220
sont aussi fortes les unes que les autres, rien n’avance, rien ne recule dans le tableau, et toutes les figures sont presque sur la même ligne, en sorte que c’est bien moins un tableau qu’un bas-relief antique coloré, tout y est sec et immobile, sans union, sans liaison, et sans cette mollesse des corps vivants qui les distingue du marbre et du bronze qui les représentent
276
L’essentiel du commentaire paraît porter sur les
Noces aldobrandines
, intégrant très peu la richesse de l’ensemble des peintures du tombeau des Nasoni. [MCLB]
. Ainsi la grande difficulté n’est pas de prouver qu’on l’emporte aujourd’hui sur les Zeuxis, sur les Timantes et sur les Apelles, mais de faire voir qu’on a encore quelque avantage sur les Raphaëls, sur les Titiens, sur les Pauls Véronèses, et sur les autres grands Peintres du dernier siècle. Cependant j’ose avancer qu’à regarder l’Art en lui-même, en tant qu’il est un amas et une collection de préceptes, on trouvera qu’il est plus accompli et plus parfait présentement qu’il ne l’était du temps de ces grands Maîtres. Compa221
rons je vous prie le tableau des
Pèlerins d’Emmaüs
, de Paul Véronèse, avec celui de
La Famille de Darius
, de Monsieur Le Brun, aussi bien venons-nous de les voir tous deux dans l’
Antichambre du grand Appartement du Roi
, où il semble qu’on les ait mis vis-à-vis l’un de l’autre pour en faire la comparaison
277
Le tableau de Charles Le Brun intitulé tantôt
Les Reines de Perse aux pieds d’Alexandre
, La Reine de Perse aux pieds d’Alexandre ou tout simplement La Tente de Darius (Musée national des châteaux de Versailles et de Trianon, MV6165) a été exécuté entre 1660 et 1661 à la demande de Louis XIV. Il marque un véritable tournant dans la carrière du peintre. Il a toujours été mis en pendant de la toile
Les Pèlerins d’Emmaüs
de Véronèse (Musée du Louvre, INV146). Ainsi, le Mercure galant de décembre 1682, au sujet du
salon de Mars
, rapporte : « Des Chénets & des Vazes d’argent ornent la Cheminée, au dessus de laquelle on voi[t] un Tableau de Paul Véronese, représentant la
Sainte Famille
. Il est haut de huit pieds quatorze pouces, sur six pieds onze pouces. Au costé droit est un grand Tableau, où le mesme Paul Véronese a peint Nostre Seigneur avec les Pelerins d’Emaüs, haut de neuf pieds, sur treize pieds neuf pouces. De l’autre costé on voit
la Famille de Darius aux pieds d’Alexandre
. Ce Tableau est de Mr le Brun. Sa Majesté, dont le discernement est si juste en toutes choses, l’ayant choisy pour l’opposer à celuy de Paul Véronese, je croy que ce choix fait aussy son éloge, sans qu’il soit besoin que j’en dise davantage. », p. 27-29 . Voir aussi A. Félibien, Les Reines des Perses aux pieds d’Alexandre, peinture du cabinet du Roy , Paris, Pierre Le Petit, 1663 ; T. Bajou, La Peinture à Versailles. XVIIe
siècle, Paris, Réunion des Musées Nationaux, Buchet/Chastel, 1998, p. 80 et N. Milovanovic et J. Habert, « Charles Le Brun contre Paul Véronèse : la Famille de Darius et les Pèlerins d'Emmaüs au château de Versailles », Revue du Louvre et des musées de France, n°5, 2004, p. 63-72 et pour la rivalité des deux tableaux, p. 67-71. [MdV] Accrochage admiré dans André Félibien, Entretiens... 3e partie, 6e entretien, p. 192-193. [MCLB]
.
le Président
On ne saurait mieux parler sur ces deux tableaux qu’a fait un Prélat d’Italie 278 Sans doute l’abbé Buti (1604-1682), arrivé à Paris en 1645 et fidèle de Mazarin. Chargé des spectacles de cour ainsi que de l’accueil des artistes italiens à Paris, il est notamment le librettiste de l’Orfeo de Luigi Rossi en 1647. Il apparaît très souvent dans le Journal... tenu par Chantelou lors de la venue de Bernin à Paris en 1665. Charles Perrault, dans ses Mémoires , ne voile pas son antipathie à son égard : « Le roi ne fut pas longtemps à s’apercevoir qu’il louoit peu de choses et l’ayant dit à l’abbé Butti, grand partisan du cavalier, cet abbé eut la hardiesse de dire au roi que c’étoit M. Le Brun qui faisoit courir ce bruit là parce que le Cavalier ne louoit pas ses ouvrages qui en effet ne valoient rien. J’ai toujours remarqué dans les Italiens un grand acharnement sur M. Le Brun. J’en rapporterai dans la suite plusieurs exemples et dirai seulement que c’est une marque bien assurée qu’il regardoient M. Le Brun comme un des plus grands hommes qu’il y ait jamais eu pour la peinture. », (éd. Paul Bonnefon, 1909, p. 62-63.) Voir encore ibid., p. 79 : « L’abbé Butti dit que M. Le Brun étoit cause que M. Jabac n’avoit pas voulu montrer ses desseins de peur qu’on ne vit les larcins de M. Le Brun. » [MCLB] . Le tableau de Monsieur Le Brun, dit-il, est très beau et très excellent, mais il a le malheur d’avoir un méchant voisin, voulant faire entendre que quelque beau qu’il fût, il ne l’était guère dès qu’on venait à le comparer avec celui de Paul Véronèse.
l’Abbé
Comme les Français ne sont pas moins portés naturellement à mépriser les ouvrages de leur Pays, 222
que les Italiens sont soigneux de relever à toute rencontre le mérite de ceux de leurs Compatriotes, je ne doute pas que ce bon mot n’ait été reçu avec applaudissement, et que plusieurs personnes ne se fassent honneur de le redire, pour faire entendre qu’ils ont un goût exquis et un génie au-dessus de leur Nation, mais cela ne m’émeut point. J’ai vu faire à un autre Prélat d’Italie
279
Annotation en cours.
quelque chose encore de plus désobligeant pour le tableau de la
Famille de Darius
. Il passa devant, non seulement sans y attacher ses yeux, mais sans les lever de terre, comme si ce tableau eût dû lui blesser la vue. Cette affectation me mit d’abord en colère, mais elle me fit rire un moment après, et me donna de la joie. Quoi qu’il en soit, je demeure d’accord que le tableau des Pèlerins est un des plus beaux qu’il se voie, les personnages y sont vivants, et l’on croit ne voir pas moins ce qui se passe dans leur pensée que 223
l’action qu’ils font au dehors
280
Les
Pèlerins d’Emmaüs
de Véronèse (Paris, musée du Louvre) ont fait l’objet d’une conférence de Jean Nocret à l’Académie royale de peinture et de sculpture le 1er octobre 1667, très rapidement après l’instauration des conférences. L’essentiel de la conférence consiste en un éloge appuyé de l’expression, de la lumière et du coloris. [MCLB]
; mais comme un tableau est un poème muet
281
Voir André Félibien : « le peintre, faisant l’office d’un Poète muet, expose dans la noble invention d’un beau sujet, toutes les parties d’un Poème bien entendu. Pour rendre cette composition parfaite, il faut que l’ordonnance en soit magnifique, que toutes les figures ne tendent qu’à représenter une seule action. », Entretiens..., tome I, 2e éd., 1685, p. 432. Sur l’unité d’action dans un tableau, voir Michel de Marolles, Tableau du Temple des Muses, Amsterdam, A. Wolfgank, 1676, p. 92 et André Félibien, ibid., tome II, 2e éd., 1688, 6e entretiens sur Poussin, p. 410. [MCLB]
, où l’unité de lieu, de temps et d’action doit être encore plus religieusement observée que dans un poème véritable, parce que le lieu y est immuable, le temps indivisible, et l’action momentanée
282
Annotation en cours.
, voyons comment cette règle est observée dans ce tableau. Tous les personnages sont à la vérité dans la même chambre, mais ils y sont aussi peu ensemble que s’ils étaient en des lieux séparés : Ici est notre Seigneur qui rompt le pain au milieu des deux Disciples, là sont des Vénitiens et des Vénitiennes qui n’ont presque aucune attention au mystère dont il s’agit ; et dans le milieu sont de petits enfants qui badinent avec un gros chien
283
Comme l’indique l’Abbé, il ne s’agit pas d’une licence par rapport à la règle de l’unité de lieu mais d’un défaut de vraisemblance, lié à l’insertion de portraits des commanditaires en costumes contemporains dans une scène de la vie du Christ. .
Les académiciens ont formulé le reproche lors de la conférence du 1er octobre 1667 : « Il y en eut même qui excusèrent l’ordonnance de ce tableau et dirent que cette famille si nombreuse pouvoit avoir rapport à une semblable qui se seroit rencontrée dans le lieu où ces disciples furent prendre leur repas, laquelle voyant peut-être quelque chose d’extraordinaire dans le Christ lorsqu’il entra avec ces deux disciples, demeura là pour le considérer. Mais l’Académie ne s’arrêta pas à cette charitable excuse et ne voulut rien dire davantage sur la bienséance nécessaire pour l’acomplissement de cet ouvrage, se contentant d’en recommander les parties dignes d’être imitées ». [MCLB]
. Serait-il pas plus raisonnable que ces trois sujets formassent trois tableaux différents que de n’en composer qu’un seul qu’ils ne composent point ?
le Président
Vous m’avouerez qu’on croit entendre parler les personnages de ce tableau ; et que la gorge de cette femme qui est sur le devant est de la vraie chair 284 Sur la vraie chair, voir Roger de Piles sur Rubens : « C’est dans la veue de cet heureux succès qu’il ne s’est pas mis si fort en peine de se remplir l’idée des contours Antiques, dont la pluspart estant imitez avec beaucoup trop d’affectation, portent avec eux une idée de pierre qu’ils communiquent infailliblement aux ouvrages de ceux qui s’y sont attachez, au lieu que les contours de Rubens donnent au nud un véritable caractère de chair, tel qu’il l’a voulu représenter selon les âges, les sexes et les conditions. », Conversations sur la connoissance de la peinture et le jugement que l’on doit faire des tableaux, Paris, 1677, p. 258. [MCLB] .
l’Abbé
J’en conviens, mais quelle nécessité et quelle bienséance 285 Annotation en cours. y a-t-il que ces personnages parlent, et que cette femme vienne montrer là sa chair ?
le Président
C’est un usage si reçu de mettre dans des tableaux de piété ceux qui les font faire, et d’y mettre aussi toute leur famille 286 Annotation en cours. , que cet assemblage de personnes de différents temps et de différents lieux, ne devrait pas vous étonner.
l’Abbé
Je connais cet usage et je ne le 225 blâme point, quoique les Peintres n’aient pas sujet d’en être fort contents. On voit tous les jours dans des Nativités, ceux qui ont fait le tableau, mais à genoux et dans l’adoration comme les Bergers 287 Annotation en cours. . On en voit aussi dans des tableaux de Crucifix, mais prosternés et les yeux levés vers le Sauveur, en sorte que leur action particulière est liée à l’action principale et concourt à la même fin 288 L’insertion de portraits de donateurs fut limitée à la suite du Concile de Trente. Elle continua d’être pratiquée, notamment dans les Flandres sur les volets latéraux de polyptyques, mais beaucoup moins en France. [MCLB] . Ici les personnages ne semblent pas se voir les uns les autres, et il n’y a que la seule volonté du Peintre qui les ait fait trouver dans le même lieu.
le Président
Tous ces prétendus défauts ne regardent point le Peintre comme Peintre, mais seulement comme Historien 289 La déclaration du Président contredit les efforts des peintres, depuis la fondation de l’Académie royale de peinture et de sculpture en 1648, pour être reconnus comme exerçant une activité libérale, qui sollicite des connaissances et du jugement, et non seulement une technique et un métier. [MCLB] .
l’Abbé
Cela est vrai si vous renfermez 226
la qualité de Peintre à représenter naïvement quelque objet, sans se mettre en peine s’il y a de la vraisemblance, de la bienséance et du bon sens dans la composition
290
Annotation en cours.
mais je ne crois pas que les Peintres veuillent renoncer à l’obligation d’observer des conditions si justes et si nécessaires dans tout ouvrage. Quoi qu’il en soit, je soutiens qu’en qualité de Peintre il n’a pas mieux gardé l’unité qui doit être dans la composition d’un sujet, qu’il l’a fait en qualité d’historien, puisqu’il a mis deux points de vue dans son tableau, l’un pour le Paysage, et l’autre pour la Chambre, où le Sauveur est assis à table avec ses Disciples
291
La remarque sur la présence de deux points de vue dans les
Pèlerins d’Emmaüs
de Véronèse n’a pas été formulée lors de la conférence de Nocret à l’Académie le 1er octobre 1667. Du moins n’a-t-elle pas été retranscrite par Félibien. L’absence de maîtrise de la perspective a en revanche été reprochée à Véronèse sur un autre tableau au format exceptionnel (4,54 x 9,74 m),
Le Repas chez Simon le Pharisien
(Paris, musée du Louvre), peint pour le réfectoire des Servites à Venise en 1570 et donné à Louis XIV en 1664 par la République de Venise : « Il (Bernin) est retourné le voir et y a trouvé des têtes admirablement bien peintes qu’il a dit être des portraits de sénateurs de ce temps-là et celuy du Doge même. Il en a loué le grand faire, mais il a trouvé dans cet ouvrage diverses parties estropiées, des mains mal dessinées. Il a dit que la Madeleine qui est aux pieds de Nostre Seigneur était peinte avec un relief merveilleux mais qu’elle n’était nullement bien dessinée depuis la ceinture en bas, que la jambe du Christ qui est proche est toute de travers, et son bras et sa main droite encore estropiés. Il a surtout admiré une figure assise à tableau auprès du Christ que l’on ne voit que par derrière. M. Le Brun m’a fait remarquer qu’il y a dans le tableau plusieurs points de vue, et que l’horizon est plus bas que la table et qu’on en voit néanmoins le dessus, que les architectures ne couraient pas à cet horizon et a dit que ce n’était pas Paul Véronèse qui les faisait. », éd. L. Lalanne, 1885, p. 219-220. La critique des fautes de perspective chez Véronèse est importante dans l’argumentation visant à établir la supériorité du siècle de Louis le Grand sur celui de Raphaël, dans le prolongement de l’établissement de l’ignorance de la perspective par les peintres antiques. [MCLB]
; car l’horizon du Paysage est plus bas que cette table dont on voit le dessus qui tend à un autre point de vue beaucoup plus élevé ; faute de perspective qu’on ne pardonnerait pas aujourd’hui à un Écolier de quinze jours
292
Écolier/élève, par opposition aux peintres académiciens qui savent rendre raison de leur art. [MCLB]
. Je ne crois pas que nous ayons au227
cun de ces reproches à faire au tableau de
La Famille de Darius
293
La Tente de Darius
, originellement plutôt désignée comme
Les Reines de Perse au pied d’Alexandre
: . Le tableau, extrêmement fameux, est par exemple mentionné dans Madeleine de Scudéry,
La Morale du Monde ou Conversations
, Amsterdam, P. Mortier, 1686, p. 37, au sein d’un passage sur la connaissance de la peinture. . Sur l’impossibilité de formuler un reproche, voir André Félibien,
Les Reines de Perse aux pieds d’Alexandre, tableau du cabinet du roi
, Paris, P. Le Petit, 1663, p. 17 : « on ne voit point de licence dans tout cet ouvrage, il tire sa beauté de la vérité mesme du sujet qu’il représente et l’on n’y peut rien trouver à redire ». [MCLB]
. C’est un véritable poème où toutes les règles sont observées
294
« Véritable poète » est le qualificatif que Le Brun donne à Poussin dans sa conférence académique sur Les Israélites recevant la Manne (André Félibien, Conférences de l’Académie royale de peinture et de sculpture pendant l’année 1667, Paris, 1669, p. 206). Faire de la
Famille de Darius
un « véritable poème » est toutefois plutôt original par rapport au commentaire d’André Félibien (Les Reines de Perse aux pieds d’Alexandre, tableau du cabinet du roi, Paris, 1663). Sur ce dernier, voir Christian Michel, « De l’ekphrasis à la description analytique : histoire et surface du tableau chez les théoriciens de la France de Louis XIV », dans R. Recht (dir.), Le texte de l’œuvre d’art : la description, Presses universitaires de Strasbourg, 1998, p. 45-55. [MCLB]
. L’unité d’action, c’est Alexandre qui entre dans la tente de Darius
295
Voir André Félibien,
Les Reines de Perse...
, p. 22 : « une si grande variété de choses n’empesche en aucune façon l’unité du sujet mais au contraire, toutes ces diverses expressions et tous ces différens mouvements contribuent à représenter une seule action, comme si c’estoit autant de lignes qui se joignissent à leur centre n’y ayant rien dans toutes ces figures qui ne soit nécessaire, ny qu’on puisse retrancher comme superflu ou inutile. Mais si l’unité d’action est observée avec tant de science et de jugement, l’unité de lumières et l’unité des couleurs ne sont pas traitées avec moins d’art et de beauté. » [MCLB]
. L’unité de lieu, c’est cette tente où il n’y a que les personnes qui s’y doivent trouver
296
Annotation en cours.
. L’unité de temps c’est le moment où Alexandre dit qu’on ne s’est pas beaucoup trompé en prenant Héphaistion pour lui, parce que Héphaistion est un autre lui-même
297
Plusieurs historiens rapportent cette anecdote pour souligner la ressemblance physique d’Alexandre et de son favori Héphaistion. Diodore de Sicile, Bibliothèque historique, XVII, 36 ; Quinte-Curce, Histoires, III, 12. Toutefois, Arrien, Anabase, II, 6, ne se prononce pas quant à lui sur la véracité du fait : il lui suffit qu’il soit vraisemblable. [BR]
. Si l’on regarde avec quel soin on a fait tendre toutes choses à un seul but, rien n’est de plus lié, de plus réuni, et de plus un, si cela se peut dire, que la représentation de cette histoire
298
Annotation en cours.
; et rien en même temps n’est plus divers et plus varié si l’on considère les différentes attitudes des personnages, et les expressions particulières de leurs passions
299
A. Félibien, ibid., p. 10. Félibien analyse minutieusement chaque figure pour justifier sa présence au regard de l’expression du sujet et de l’expression des passions (p. 9-22). [MCLB]
. Tout ne va qu’à représenter l’étonnement, l’admiration, la surprise et la crainte que cause l’arrivée du plus célèbre Con228
quérant de la Terre, et si ces passions
III
Variante 1692 : et ces passions [DR]
qui n’ont toutes qu’un même objet se trouvent différemment exprimées dans les diverses personnes qui les représentent
300
Voir A. Félibien, ibid., p. 22 : « une si grande variété de choses n’empesche en aucune façon l’unité du sujet ». [MCLB]
. La Mère de Darius abattue sous le poids de sa douleur et de son âge, adore le Vainqueur, et prosternée à ses pieds qu’elle embrasse, tâche de l’émouvoir par l’excès de son accablement
301
Annotation en cours.
; la femme de Darius non moins touchée, mais ayant plus de force, regarde les yeux en larmes celui dont elle craint et attend toutes choses
302
Les têtes d’expression des figures de la
Tente de Darius
ont servi à illustrer la conférence académique de Charles Le Brun sur l’expression générale et particulière de 1668 (inédite lors de la parution du
Parallèle
). Des estampes en ont été tirées : Conférence de Monsieur le Brun, premier peintre du Roi de France, chancelier & directeur de l’Académie de Peinture et Sculpture, sur l'expression générale et particulière des passions, enrichie de figures gravées par B. Picart, publiée en 1713 : , Expressions des passions de l’âme. Représentées en plusieurs testes gravées d’après les desseins dr feu Monsieur Le Brun, premier peintre du Roy. A Paris, par Jean Audran, graveur du Roy en son Académie à l’hôtel Royal des Gobelins, 1727. Voir l’album factice de 63 dessins du département des arts graphiques du musée du Louvre : .
Les quatre passions mentionnées par l’Abbé (l’étonnement, l’admiration, la surprise et la crainte) font partie de la codification de Le Brun, mais ne correspondent pas exactement aux quatre figures nommées dans la suite de l’intervention de l’Abbé, d’autant que les passions qu’il décrit pour chaque figure sont complexes. [MCLB]
. Statira dont la beauté devient encore plus touchante par les pleurs qu’elle répand, paraît n’avoir pris d’autre parti que celui de pleurer
303
Statira, fille aînée de Darius qu’il faut identifier avec la première figure agenouillée à gauche de l’épouse de Darius. Figure de l’Abattement dans les
Expressions des passions de l’âme...
, 1727. [MCLB]
. Parisatis plus jeune et par conséquent moins touchée, de son malheur, fait voir dans ses yeux la curiosité de celles de son sexe, et en même temps le plaisir qu’elle prend à contempler le Héros dont elle a ouï dire tant de merveilles
304
Parysatis, benjamine des trois filles de Darius, qu’il faut identifier avec la seconde figure agenouillée à gauche de l’épouse de Darius. Figure de l’Espérance dans les
Expressions des passions de l’âme...
, 1727. [MCLB]
. Le jeune fils de Darius 229
que la Mère présente à Alexandre, paraît surpris, mais plein d’une noble assurance que lui donne le sang dont il est né, et l’accoutumance de voir des hommes armés comme Alexandre
305
Annotation en cours.
. Les autres personnages ont tous aussi leur caractère si bien marqué, que non seulement on voit leurs passions en général, mais la nature et le degré de ces passions selon leur âge, leur condition et leur pays
306
Annotation en cours.
. Les esclaves y sont prosternés la tête contre terre dans une profonde adoration, les Eunuques faibles et timides semblent encore plus saisis de crainte que d’étonnement, et les femmes paraissent mêler à leur crainte un peu de cette confiance qu’elles ont dans l’honnêteté qui est due à leur sexe. D’ailleurs, quelle beauté et quelle diversité dans les airs de tête de ce tableau ; ils sont tous grands, tous nobles, et si cela se peut dire, tous héroïques en leur manière, de même que les vêtements, que 230
le Peintre a recherchés avec un soin et une étude inconcevables. Dans le tableau des
Pèlerins
toutes les têtes et toutes les draperies, hors celles du Christ et des deux disciples qui ont quelque noblesse sont prises sur des hommes et des femmes de la connaissance du Peintre
307
En évoquant des figures « de la connoissance du peintre », l’Abbé va au-delà de la condamnation de l’atteinte au costume (coutume) que constituent les vêtements du XVIe siècle dans une scène évangélique. Il reprend la théorie de l’imitation, selon laquelle l’excellence d’un peintre consiste à savoir s’élever au-dessus de la contingence et de la simple nature, pour exprimer une vérité universelle, selon l’anecdote de Zeuxis et des jeunes filles de Crotone. [MCLB]
, ce qui avilit extrêmement la composition de ce tableau, et fait un mélange aussi mal assorti que si dans une Tragédie des plus sublimes on mêlait quelques Scènes d’un style bas et comique
308
L’opposition des types d’imitation (imitation haute/imitation basse) et l’irrecevabilité de leur mélange ne sont guère pensés dans le domaine pictural ou au sein de l’Académie de peinture et de sculpture, qui ne commente alors que les fleurons des collections royales. Elles apparaissent ponctuellement chez André Félibien, notamment pour déprécier la peinture flamande. Avant lui, l’irrespect du costume ou l’absence de décorum ont été particulièrement dénoncés par Roland Fréart de Chambray : Idée de la perfection en peinture démonstrée par les principes de l'art, et par des exemples conformes aux observations que Pline et Quintilien ont faites sur les plus celebres tableaux des anciens peintres, mis en parallèle à quelques ouvrages de nos meilleurs peintres modernes, Leonard de Vinci, Raphael, Jules Romain, et le Poussin avec la Perspective d'Euclide, Le Mans, Jacques Ysambart, 1662. [MCLB]
. Si nous voulons présentement entrer dans ce qui est du pur Art de la peinture, nous trouverons que non seulement
309
Ici le texte original propose la leçon incohérente suivante : « nous trouverons que non seuverons que non seulement » : nous avons supprimé ce qui résulte sans doute d’une erreur de l’imprimeur. [DR]
la Perspective y est partout bien observée, mais que rien ne se peut ajouter à la belle économie du tout ensemble, les figures qui semblent participer presque également à la même lumière sont néanmoins tellement dégradées, que si on les voulait changer de place, elles ne pourraient s’ac231
corder ensemble, à cause de la différence de leur teinte, qui semble la même dans la situation où elles sont, mais qui paraîtrait alors très différente
310
Le coloris et la représentation de la lumière, des jours et des ombres sont longuement célébrés par André Félibien, dans
Les Reines de Perse aux pieds d’Alexandre, tableau du cabinet du roi
, Paris, 1663, p. 22 et suivantes. En particulier : « Aussi Vostre Majesté sçait bien l’estime que l’on a pour les Tableaux où l’on remarque une belle union de couleurs, et combien l’on se récrie quand on voit que la lumière et les ombres trompent agréablement les yeux. C’est ce qui fit dire à Vostre Majesté en regardant cet ouvrage, lorsqu’on le porta sans son Cabinet de Peintures, qu’il conservoit au milieu de tant de rares tableaux, un éclat et une force que rien n’estoit capable d’effacer. » (p. 22-23). [MCLB]
. Voilà ce qui ne se peut pas dire si positivement du tableau des
Pèlerins
, de Paul Véronèse, ni de la plupart des tableaux de son temps. Ainsi je compare les ouvrages de nos excellents Modernes à des corps animés, dont les parties sont tellement liées les unes avec les autres, qu’elles ne peuvent pas être mises ailleurs, qu’au lieu où elles sont
311
Cette importance du clair-obscur et cette interdépendance des coloris de figures voisines ont été théorisées par Roger de Piles, notamment à travers l’image de la grappe de raisin, où chaque raisin a, dans sa représentation, un rapport d’interdépendance avec tous les grains qui le jouxtent : « D'où vient que c'est avec raison que l'on dit du Titien, qu'il n'avoit pas de meilleure Règle pour la distribution des Clairs et des Bruns, que la Grappe de Raisin » (De l'Art de peinture de Charles Alphonse Dufresnoy, Paris, Nicolas Langlois, 1668, XXXIII). Que la notion soit particulièrement associée aux peintres vénitiens éclaire sa mise en valeur pour le tableau de Le Brun, accroché en comparaison d’un maître vénitien. Voir aussi Roger de Piles, L’Idée du Peintre Parfait, Paris, F. Muguet, 1699 : « Et le Clair-Obscur est l’art de distribuer avantageusement les lumières et les ombres, tant sur les objets particuliers, que dans le général du Tableau : sur les objets particuliers pour leur donner le relief et la rondeur convenable ; et dans le général du Tableau, pour y faire voir les objets avec plaisir, en donnant de l’occasion à la vue de se reposer d’espace en espace, par une distribution ingénieuse de grands clairs et de grandes ombres, lesquels se prêtent un mutuel secours par leur opposition, en sorte que les grands clairs sont des repos pour les grandes ombres, comme les grandes ombres sont des repos pour les grands clairs… Par les groupes : c’est-à-dire, en disposant les objets d’une manière que les lumières se trouvent liées ensemble et les ombres pareillement ensemble, comme on le voit à peu près dans une grappe de raisin, dont les grains du côté de la lumière font une masse de clair et les grains du côté opposé font une masse d’ombre, mais que le tout ne forme qu’un groupe et comme un seul objet ». [MCLB]
; et je compare la plupart des tableaux anciens à un amas de pierres ou d’autres choses jetées ensemble au hasard, et qui pourraient se ranger autrement qu’elles ne sont sans qu’on s’en aperçût
312
Annotation en cours.
.
le Chevalier
Je vous avoue que le tableau de La Famille Darius m’a toujours semblé le chef-d’œuvre de Monsieur Le Brun ; et peut-être que l’honneur 232 qu’il a eu de le peindre sous les yeux du Roi, est cause qu’il s’y est surpassé lui-même car il le fit à Fontainebleau, où Sa Majesté prenait un extrême plaisir tous les jours à le voir travailler 313 Rappel de la précision, fameuse, selon laquelle Le Brun aurait peint son tableau devant le roi à Fontainebleau. La plus ancienne source en ce sens se trouve dans la lettre de l’estampe gravée en 1672 « par le sr Edelinck, d’après le tableau qu’en a fait M. Le Brun, premier peintre du roy, et que Sa Majesté prenoit plaisir de luy voir peindre à Fontainebleau en l’année 1661 ». Trois biographes du Premier Peintre du roi donnèrent tardivement des versions plus détaillées des faits. En 1693, l’historiographe de l’Académie royale de peinture et de sculpture Guillet de Saint-George rapporte : « La même année 1660, le roi, étant à Fontainebleau, commanda à M. Le Brun de travailler sur quelque sujet tiré de l’histoire d’Alexandre et Sa Majesté voulut bien se faire un plaisir de donner quelques moments de ses heures de relâche pour le voir peindre ; ainsi, elle le fit loger dans le château et proche de son appartement, qu’elle [sic] le venait voir dans des moments inopinés lorsqu’il tenait le pinceau à la main et daignait même s’entretenir avec lui sur les plus grandes actions de ce héros » (éd. dir. Jacqueline Lichtenstein et Christian Michel, Les Conférences de l’Académie royale de peinture et de sculpture, t. II, 1682-1699, Paris, 2008, vol. 2, p. 533). Claude Nivelon, élève de Le Brun, va plus loin, en suggérant un rôle actif du roi au moment de l’exécution du tableau : « Le témoignage que M. le cardinal Mazarin avait fait au roi du mérite de M. Le Brun et de sa capacité fit naître le désir curieux à ce monarque de lui voir commencer et peindre un tableau en sa présence, pour être témoin de son savoir et de sa facilité. […] Ce fut à Fontainebleau, pendant un long séjour que Sa Majesté y fit, que M. Le Brun commença cet ouvrage, et pour cet effet, on lui choisit un appartement proche de celui de Sa Majesté, lequel s’y rendait actuellement à l’issue du dîner, ne discontinuant pas un jour, accompagné seulement de deux ou trois personnes distinguées. La passion que ce prince avait de voir commencer et continuer ce tableau lui marquait chaque jour ce qu’il souhaitait voir peindre le lendemain, particulièrement à l’égard de ces belles expressions et passions qui sont dans ce sujet ». (Vie de Charles Le Brun, éd. Lorenzo Pericolo, Genève, Droz, 2004, p. 273-274). Enfin Florent Le Comte, dans son Cabinet des singularitez... (Paris, É. Picard-N. Le Clerc, 1700, t. III, p. 161) décrit de nouveau le peintre travaillant en relation directe avec le roi : « Sa Majesté lui ordonna de peindre la famille de Darius protégée par Alexandre, et se trouvant très contente du dessein qu’il en avoit fait, elle voulut voir jusqu’où pouvoit aller la force du génie de ce peintre, et l’obligea de peindre sur le champ la tête de Parysatis, ce qu’il fit au premier coup avec succès, ce qui fut fait à Fontainebleau. » L’épisode, réel, a fait l’objet d’une certaine publicité, en ce qu’il s’inscrivait dans la double association de Louis XIV à Alexandre le Grand, et de Le Brun à Apelle, le roi macédonien aimant, selon Pline l’Ancien, rendre visite à son peintre. Voir Marianne Cojannot-Le Blanc, « ‘Il avoit fort dans le cœur son Alexandre...’. l'imaginaire du jeune louis XIV d’après La Mesnardière et la peinture des Reines de Perse par Le Brun », Dix-Septième Siècle, 2011/2 n° 251, p. 371 à 395. [MCLB] .
le Président
Quoi donc le Saint Michel et La Sainte Famille que nous venons de voir 314 Après la relégation symbolique des Vénitiens à l’issue de l’établissement de la supériorité de Le Brun sur Véronèse, l’argumentation entend faire un sort à Raphaël. Le Grand Saint Michel et la Grande Sainte Famille sont deux pièces majeures des collections royales françaises depuis François Ier , aujourd’hui au musée du Louvre ( et ). Ces deux tableaux ont successivement fait l’objet des deux premières conférences à l’Académie royale de peinture et de sculpture, après l’instauration des conférences par Colbert en 1667. Voir Jacqueline Lichtenstein et Christian Michel (dir.), Conférences de l’Académie royale de peinture et de sculpture, édition intégrale, Tome I, vol. 1 et 2 (1648-1681 : Les conférences au temps d’Henry Testelin), Paris, 2008. L’intervention personnelle de Charles Perrault, associé à l’Académie de peinture par décision de Colbert en 1665, apparaît dans les traces que nous conservons de la conférence sur le Grand Saint Michel le 7 mai 1667 : « M. Perrault même, pour obliger davantage tout le monde à dire ses sentiments, demanda s’il est vrai que la nature soit si régulière dans la construction de toutes les parties du corps de l’homme que jamais il ne se trouve aucun membre dont les contours ne puissent pas former deux lignes qui fassent paraître quelques rondeurs, et si c’est une observation que l’on ait faite sur les antiques et dans les tableaux des plus excellents peintres » (ibid., p. 117-118). [MCLB] , ne seront pas comparables aux tableaux de Monsieur Le Brun ?
l’Abbé
Je serais bien fâché d’avoir avancé une telle proportion, ce sont deux chefs-d’œuvre incomparables, et qui surpassent comme je l’ai déjà dit, tout ce que l’Italie a de plus beau. Il y a quelque chose de si grand et de si noble dans l’attitude et dans l’air de tête du Saint Michel , la correction du dessin y est si juste, et le mélange des couleurs si parfait, que ce qui peut y être désiré comme un peu moins de for 233 ce dans l’extrémité des parties ombrées, n’empêche pas qu’il ne soit le premier tableau du monde, à moins qu’on ne lui fasse disputer ce rang par le tableau de La Sainte Famille .
le Président
Vous passez donc condamnation pour ces deux tableaux ; et voilà le siècle de Raphaël au-dessus du nôtre.
l’Abbé
Cela ne conclut pas. Je demeure d’accord que ces deux tableaux, et plusieurs autres Maîtres anciens, excellent tellement dans les parties principales de la peinture, qu’à tout prendre ils peuvent être préférés à ceux d’aujourd’hui, mais je soutiens que ces grands hommes ont tous manqué en de certaines parties, où nos excellents Maîtres ne manquent plus. Raphaël par exemple a si peu connu la dégradation des lumières, et cet affaiblissement des couleurs 234 que cause l’interposition de l’air, en un mot ce qu’on appelle la perspective aérienne 315 L’Abbé reste très mesuré et raisonnable dans sa critique de Raphaël. Lui reprocher sa connaissance limitée de la perspective aérienne épouse l’idée de la succession des écoles de peinture et des progrès accomplis de l’une à l’autre. Voir André Félibien, Des Principes..., 1676, p. 391 : « Pierre Pérugin eust aussi pour élève Raphaël d’Urbin qui surpassa de beaucoup son maistre et Michel-Ange mesme. Il establit l’école de Rome composée des plus excellens Peintres qui ayent paru. Dans le mesme temps, celle de Lombardie s’éleva et se rendit recommandable sous le Giorgion et sous le Titien qui eut pour premier Maistre Jean Belin. » Les mérites comparés de Raphaël et Titien sont discutés par Roger de Piles dès son Dialogue sur le coloris publié à la fin de L’Art de peinture de C.-A. Dufresnoy traduit en françois..., 1673. La critique de Raphaël, mesurée et limitée au coloris, se retrouve dans la « Balance des Peintres » de Roger de Piles, publiée en 1708 à la fin de son Cours de peinture par principe, où le peintre reçoit les notes de 17 en composition, 18 en dessin, 12 en coloris et 18 en expression, le 12 restant très mesuré par rapport à l’ensemble des notations. [MCLB] , que les figures du fond du tableau sont presque aussi marquées que celles du devant, que les feuilles des arbres éloignés se voient aussi distinctement que celles qui sont proches, que l’on n’a pas moins de peine à compter les fenêtres d’un bâtiment qui est à quatre lieues, que s’il n’était qu’à vingt pas de distance. Ainsi à regarder la peinture en elle-même et en tant qu’elle est un amas de préceptes pour bien peindre 316 La critique mesurée de Raphaël se poursuit avec la distinction entre le génie d’un peintre et le niveau de connaissance raisonnée d’un art à une époque donnée. La supériorité du Siècle de Louis XIV sur l’école romaine et les autres « Siècles » de la peinture est fondée sur un effort théorique sans précédent. Voir toute l’entreprise des conférences de l’Académie de peinture et de sculpture, notamment les tables de préceptes de Henri Testelin : Sentimens des plus habiles peintres du tems, sur la pratique de la peinture et sculpture, Recueillis et mis en Tables de Preceptes. Avec six discours academiques, Extraits des Conferences tenuës en l’Académie Royale desdits Arts & prononcés en presence de deffunt Monsieur Colbert, Conseiller du Roi en tous ses Conseils, Controleur General des Finances, Surintendant & Ordonnateur des Bâtiments du Roi, Jardins, Arts & Manufactures de France, protecteur de ladite Academie, assemblée generalement en des jours solemnels pour la delivrance du Prix Royal, par Henry Testelin, Peintre du Roi, Professeur & Secretaire en ladite Academie, La Haye, Matthieu Rogguet, s.d. [1693 ou 1694], dédicace à Le Brun. [MCLB] , elle est aujourd’hui plus parfaite et plus accomplie qu’elle n’a jamais été dans tous les autres siècles. Je dirai même que je ne suis pas bien ferme dans le jugement que je fais en faveur des tableaux de ces anciens Maîtres, non seulement à cause du respect dont je suis prévenu pour leur ancienneté, mais aussi à cause de la beauté réelle et effective que cette ancienneté leur donne. Car 235 il y a dans les ouvrages de peinture comme dans les viandes nouvellement tuées ou dans les fruits fraîchement cueillis, une certaine crudité et une certaine âpreté, que le temps seul peut cuire et adoucir en amortissant ce qui est trop vif, en affaiblissant ce qui est trop fort, et en noyant les extrémités des couleurs les unes dans les autres 317 Évocation probable du vieillissement des huiles et vernis propre à la peinture à l’huile, qui est une invention moderne (à partir du XVe siècle). André Félibien évoque le vieillissement inégal des techniques (fresque, détrempe et huile) dans Les Principes..., 1676, p. 403-409 et condamne « les peintres qui pourroient faire des observations, lesquels n’y pensent pas, ne songeant qu’au principal de leur sujet ». Parler de vieillissement particulièrement flatteur de la peinture ancienne, comme le fait l’Abbé, revient toutefois à inverser le rapport entre les techniques, la fresque et la détrempe pratiquée par les Anciens étant d’une stabilité supérieure à la peinture à l’huile. [MCLB] : Qui sait le degré de beauté qu’acquerra La Famille de Darius , Le Triomphe d’Alexandre , La Défaite de Porus 318 Le Triomphe d’Alexandre et la Défaite de Porus (Paris, musée du Louvre) sont deux tableaux importants de la suite de l’histoire d’Alexandre de Le Brun. S’y ajoutent, outre la Tente de Darius , le Passage du Granique et la Bataille d’Arbèles (Louvre). [MCLB] et les autres grands tableaux de cette force, quand le Temps aura achevé de les peindre, et y aura mis les mêmes beautés dont il a enrichi le Saint Michel et La Sainte Famille . Car je remarque que ces grands tableaux de Monsieur Le Brun se peignent et s'embellissent tous les jours, et que le Temps en adoucissant ce que le pinceau judicieux lui a donné pour être adouci et pour amuser son activité, qui sans cela s’attaquerait à la substan236 ce de l’ouvrage, y ajoute mille nouvelles grâces, qu’il n’y a que lui seul qui puisse donner.
le Chevalier
Ce que vous dites là me fait souvenir d’une espèce d’Emblème 319 Annotation en cours. que j’ai vue quelque part dans une poésie qui traite de la Peinture. Le Temps y est représenté sous la figure d’un vieillard, qui d’une main tient un pinceau dont il retouche et embellit les ouvrages des excellents Maîtres, et de l’autre une éponge dont il efface les tableaux des méchants Peintres. Je me suis toujours souvenu des vers que je vais vous dire.
Sur les uns le Vieillard à qui tout est possible
320
Vers extraits du poème de Charles Perrault,
La Peinture
(1668). [MCLB]
,
Passait de son pinceau la trace imperceptible,
D’une couche légère allait les brunissant.
Y mettait des beautés même en les effaçant ;
237
Adoucissait les jours, fortifiait les ombres,
Et les rendant plus beaux en les rendant plus sombres,
Leur donnait ce teint brun qui les fait respecter,
Et qu’un pinceau mortel ne saurait imiter.
Sur les autres tableaux d’un mépris incroyable,
Il passait sans les voir l’éponge impitoyable :
Et loin de les garder aux siècles à venir,
Il en effaçait tout jusques au souvenir.
l’Abbé
Cela est très vrai, et il y aura toujours de la peine à comparer un tableau ancien avec un moderne, parce qu’on ne sait ce que sera le Temps et quelles beautés il doit ajouter au tableau nouveau fait. Ainsi je soutiens toujours que la Peinture en elle-même est aujourd’hui plus accomplie que dans le siècle même de Raphaël, parce 238 que du côté du clair-obscur, de la dégradation des lumières des diverses bienséances de la composition, on est plus instruit et plus délicat qu’on ne l’a jamais été.
le Président
Cependant, ce n’est pas là le sentiment commun ; et si l’on en croit les Connaisseurs
321
Le terme « connaisseur » n’est pas sans ambivalence. Désignant ceux qui participent au marché de l’art et se piquent donc de connaître les manières des peintres, d’identifier styles et attributions, il peut renvoyer à une simple connaissance empirique et approximative, éloignée d’une véritable connaissance des règles dont il faut pouvoir rendre raison et dont le respect conduit à la perfection de la peinture. D’où la tendance à opposer vrais et faux connaisseurs, et l’essor d’un discours discréditant ceux qui se proclament « connoisseurs » de peinture. Voir Roger de Piles, Conversations sur la connaissance de la peinture et sur le jugement qu’on doit faire des tableaux, Paris, N. Langlois, 1677, p. 12-14 : « la chose dont je désespère, c’est d’acquérir cette connoissance que vous appellez la véritable et de savoir juger sainement d’un ouvrage de peinture.
- Quoy, cette connoissance fine, répliqua Pamphile, qui fait trouver le bien et le mal d’un tableau et qui rend raison des beautez et des défauts qu’elle y découvre ?
- Celle-là mesme, continua Damon. Trouvez-vous que ce soit une témérité que d’y prétendre ?
- Non pas cela, répondit Pamphile, il suffit que vous ayez autant d’esprit que vous en avez et que vous aimiez la Peinture.
- On ne peut l’aimer davantage, reprit Damon, et cet amour m’a fait rechercher l’amitié des plus habiles Peintres, courant par là voir de beaux tableaux avec eux, les entendre raisonner dessus, faire fond sur leurs sentimens et devenir un grand connoisseur en peinture. Mais je vous avoue que j’ay la cervelle tellement brouillée de la diversité de leurs sentimens que je suis un peu moins éclairé là-dessus que je n’étois le premier jour. L’un me louoit un Tableau qu’un autre ne pouvoir souffrir ; l’un aime les manières claires et l’autre les manières brunes. Tantost c’est Titien, et tantost c’est Raphaël qu’il faut suivre, et quand je les priois de vouloir me donner quelque raison pour me faire entrer dans leurs sentiments, quelques-uns m’en donnoient d’assez apparentes, et d’autres me disoient que le raisonnement de la Peinture estoit au bout du Pinceau et que les Peintres n’avoient pas appris à en parler. Et qui en parlera donc, leur disois-je, ceux qui n’en savent rien du tout ? » [MCLB]
, les moindres tableaux des Anciens vont devant les plus beaux des Modernes.
l’Abbé
Vous croyez sans doute que cela vient du peu d’habileté de nos Peintres et de la grande capacité de ceux qui en jugent, je vous déclare que c’est tout le contraire. Si nos Peintres voulaient bien prendre moins de peine à leurs tableaux, en faire la composition plus simple et sans Art, marquer le proche et le loin presque également, et ne s’attacher qu’à la belle couleur ; en un mot faire des espèces d’enluminu239 res 322 Dans le dictionnaire à la fin des Principes... (1676), André Félibien s’en tient pour « enluminure » à indiquer « figures enluminées », désignant ainsi l’activité du maître peintre qui se contente d’appliquer des couleurs sur une image imprimée (estampe). Le texte revient donc sur l’argument déjà développé autour du bon bourgeois préférant son image pieuse de saint Étienne aux dessins de La Hire pour la tenture de Saint-Étienne-du-Mont. [MCLB] plutôt que de vrais tableaux, nos prétendus Connaisseurs en seraient mille fois plus contents ; mais les Peintres aiment mieux ne plaire qu’à un petit nombre de gens qui s’y connaissent, qu’à une multitude peu éclairée. Un seul homme du métier qu’ils estiment ou qu’ils craignent, les anime plus et les fait plus suer que tout le reste du monde ensemble.
le Chevalier
Je trouve qu’ils ont raison, et qu’il serait plus à propos de nous instruire dans la Peinture pour en bien juger, que de vouloir qu’ils peignent mal pour nous satisfaire.
le Président
Est-ce que tant de gens d’esprit, dont le siècle est rempli ne se connaissent pas en peinture ?
l’Abbé
Il y en a beaucoup qui s’y con240 naissent, mais il y en a encore davantage qui n’étant point nés pour les Arts, et n’en ayant fait aucune étude n’y entendent rien du tout.
le Chevalier
Cela est si vrai, que quand ces gens d’esprit qui n’ont pas le génie des Arts, font quelque comparaison tirée de la peinture, on ne peut les souffrir pour peu qu’on s’y connaisse.
l’Abbé
C’est une vérité que je n’aurais pas de peine à leur dire à eux-mêmes, puisque Apelle qui n’était pas moins bon Courtisan que bon Peintre 323 Annotation en cours. , n’en fit pas de finesse à Alexandre tout Alexandre qu’il était car un jour que ce Conquérant de l’Asie, et pour dire quelque chose de plus dans la chose dont il s’agit, que cet excellent disciple d’Aristote 324 Annotation en cours. , raisonnait avec lui sur un de ses tableaux, et en raisonnait 325 Ici le texte original redouble l’expression « et en raisonnait » : nous avons supprimé ce qui résulte sans doute d’une erreur de l’imprimeur. [DR] 241 fort mal : « Si vous m’en croyez, lui dit Apelle, vous parlerez un peu plus bas, de peur que ce jeune Apprenti qui broie là des couleurs ne se moque de vous 326 Pline, XXXV, 36 : « Apelle avait de l'aménité dans les manières, ce qui le rendit particulièrement agréable à Alexandre le Grand. Ce prince venait souvent dans l’atelier, et, comme nous avons dit, il avait défendu, par un décret, à tout autre artiste de le peindre. Un jour, dans l’atelier, Alexandre parlant beaucoup peinture sans s’y connaître, l’artiste l’engagea doucement au silence, disant qu’il prêtait à rire aux garçons qui broyaient les couleurs, tant ses talents l’autorisaient auprès d'un prince d'ailleurs irascible ». Voir aussi une autre anecdote d’Élien, VH, 12, 34 : « Alexandre, ayant vu à Éphèse son portrait peint par Apelle, n'en fit pas les éloges que méritait la peinture. Mais son cheval ayant été mis en présence du tableau se mit à hennir dans la direction du cheval représenté sur le portrait, comme s'il était vivant lui aussi : « Eh bien ! Roi, lui dit alors Apelle, ton cheval paraît s'entendre beaucoup plus que toi à la peinture ! » [MCLB] . »Tant il est vrai qu’on peut être de très grande qualité, avoir de l’esprit infiniment, et ne se connaître pas en peinture.
le Président
Mais que direz-vous des Curieux qui sont du même avis ? Vous ne pouvez pas les traiter d’ignorants en peinture, eux qui en décident souverainement.
l’Abbé
Il y a quelques Curieux qui ont le goût très fin ; mais il y en a beaucoup qui ne se connaissent en tableaux que comme les Libraires se connaissent en Livres 327 Annotation en cours. . Ils savent le prix, la rareté et la généalogie d’un tableau sans en connaître le vrai mérite, comme les Li242 braires savent parfaitement ce qu’un Livre doit être vendu, l’abondance ou le peu d’exemplaires qu’il y en a, et l’histoire de ses éditions, sans rien savoir de ce qui est contenu dans le Livre.
le Chevalier
Je suis persuadé que les Curieux dont vous parlez sont plus habiles que vous ne dites, mais qu’ils sont bien aises d’entretenir la passion des vieux tableaux, et pour cause.
l’Abbé
Il y a un peuple entier que cette manie fait subsister 328 Dénonciation de bon sens des intérêts financiers du marché de l’art dans l’inflation de certaines jugements sur les peintres. Sur ces enjeux, voir en premier lieu Antoine Schnapper, Curieux du Grand Siècle, Collections et collectionneurs dans la France du XVIIe siècle, Paris, Flammarion, 1994. [MCLB] , et je ne doute point que la manufacture des vieux tableaux ne soit encore d’un plus grand profit que celle des bustes antiques dont nous avons parlé.
le Président
Vous direz tout ce qu’il vous plaira mais je maintiendrai toujours que les Zeuxis et les Apelles en sa243 vaient plus que les Raphaëls et les Titiens, et que ces derniers ont été de beaucoup plus habiles que tous les Peintres de notre temps, qui ne seront jamais que de faibles disciples de ces grands hommes.
le Chevalier
Je vois bien que vous ne vous persuaderez pas l’un l’autre. Je serais d’avis maintenant que la plus grande chaleur est passée, de commencer notre promenade.
l’Abbé
Très volontiers, allons voir les jardins, et ne faisons autre chose que de les bien voir. Ce n’est pas qu’en considérant les Jets d’eau de ce Parterre, qu’on peut appeler des Fleuves jaillissants 329 Devant la façade ouest du corps central, remplaçant le parterre imaginé par Charles Le Brun en 1672, se tiennent deux bassins rectangulaires creusés à partir de 1683 et qui accueillirent entre 1688 et 1691 vingt-quatre groupes de bronzes commandés dès 1685. Aux huit angles se trouvent notamment les quatre grands fleuves français et leur principal affluent (la Garonne et la Dordogne par Coysevox ; le Rhône et la Saône par Jean-Baptiste Tuby ; la Seine et la Marne par Étienne Le Hongre ; la Loire et le Loiret par Thomas Regnaudin). [MdV] Sur le parterre d'Eau , voir aussi la note 52 ci-dessus. , je n’aie bien de la peine à ne pas demander si les Anciens ont eu rien de semblable.
244le Président
Nous ne lisons pas qu’ils aient eu des fontaines aussi magnifiques que celles-ci, ils aimaient mieux pour l’ordinaire voir tomber l’eau de haut en bas selon son inclination naturelle, ce qui peut-être n’a pas moins de grâce que ces jets violents et forcés, qui fatiguent les yeux et l’imagination par leur contrainte continuelle 330 Le site de Versailles n’offrait pas la meilleure situation pour les fontaines. La ville se situait environ cent mètres au-dessus de la Seine et il n’y avait pas de point d’eau naturelle à proximité permettant d’approvisionner le système hydraulique. Ce fut donc une prouesse technique pour Louis XIV et ses jardiniers de faire jaillir des jets (dont le plus haut, le principal du bassin du Dragon , s’élève à vingt-sept mètres) plutôt que de choisir la facilité des cascades. [MdV] .
l’Abbé
Quand on a des eaux qui jaillissent, il est aisé d’en avoir qui tombent de haut en bas.
le Président
Cependant on ne peut pas dire que les Anciens aient été moins magnifiques qu’on ne l’est aujourd’hui sur le fait des fontaines, si l’on considère seulement la grandeur immense de leurs aqueducs 331 En 1688, les travaux de dérivation de la rivière d’Eure pour amener l’eau jusqu’à Versailles battaient leur plein et l’ouvrage le plus spectaculaire devait être l’aqueduc de Maintenon dont on sait que Louis XIV souhaitait qu’il surpassât ceux des Romains. En raison du déclenchement de la guerre de la Ligue d’Augsbourg l’année suivante, seul le premier étage fut construit et les travaux s’arrêtèrent progressivement et ne furent finalement jamais achevés. [MdV] .
245l’Abbé
Si vous pouviez voir le nombre infini d’aqueducs qui serpentent ici sous terre de tous côtés, vous verriez que la différence n’est pas si grande que vous vous l’imaginez, je soutiens d’ailleurs que la seule machine qui élève l’eau de la Seine pour être amenée dans ce parc, a quelque chose de plus étonnant et de plus merveilleux que tous les Aqueducs des Romains. Quoi qu’il en soit, s’il est vrai que l’eau soit l’âme des jardins 332 Il s’agit ici d’une antienne reprise par tous les architectes et jardiniers. Voir, quelques années plus tard, A. J. Dezallier d’Argenville, La Théorie et la pratique du jardinage, Paris, Jean Mariette, 1709, chapitre X « Des Fontaines, Bassins, Cascades d’Eau, & de leurs Constructions »), p. 192 : « Les Fontaines & les Eaux sont l’ame des Jardins, ce sont elles qui en sont le principal ornement, & qui animent & réveillent les Jardins, & pour ainsi dire les font revivre. Il est constant qu’un Jardin, quelque beau qu’il soit, s’il n’y a point d’eau, paroît triste & morne, & manque dans une de ses plus belles parties. » [MdV] , quels jardins ne paraîtront morts ou languissants auprès de ceux-ci ? Je suis sûr que si en nous en retournant nous trouvions ceux de Sémiramis ou ceux de Lucullus 333 L’Abbé évoque bien évidemment les jardins suspendus de Babylone, construits sur ordre de la légendaire reine Sémiramis. Ces jardins sont déjà représentés dans le salon de Vénus du grand appartement du Roi (voir note 39 le tableau Nabuchodonosor et Amytis devant les jardins de Babylone et la note 3 ci-dessus). Quant aux jardins du riche Lucullus datant du Ier siècle avant Jésus-Christ, sur la colline du Pincio pour ceux de Rome (près de l’actuelle villa Médicis), ils étaient extrêmement réputés pour leurs fontaines et aménagements en eau. Voici ce que Plutarque rapporte à leurs propos : « La vie de Lucullus ressemble, en effet, à ces pièces de l’ancienne comédie, où on voit au début des hommes d’État, des généraux en action, et, au dénoûment, des festins, des débauches, que dis-je ? des mascarades, des courses aux flambeaux, des jeux de toute espèce. Car je mets au nombre de ces bagatelles les édifices somptueux, les vastes promenades, les salles de bain, et, encore plus, ces tableaux, ces statues, ces chefs-d’œuvre de l’art que Lucullus rassembla de toutes parts à grands frais, abusant à profusion, pour y pourvoir, des richesses immenses qu’il avait amassées dans ses campagnes. Aussi, aujourd’hui même que le luxe a fait tant de progrès, les jardins de Lucullus sont encore comptés parmi les plus magnifiques que possèdent les empereurs ; et Tubéron, le philosophe stoïcien, après avoir contemplé les prodigieux ouvrages qu’il faisait exécuter sur le rivage de la mer près de Naples, les montagnes percées et suspendues par de grandes voûtes, les canaux creusés autour de ses maisons pour y faire entrer les eaux de la mer et ouvrir aux plus gros poissons de vastes réservoirs, les palais bâtis dans la mer même ; Tubéron, dis-je, appelait Lucullus un Xerxès en toge. ». Voir Vies des hommes illustres de Plutarque, traduction nouvelle par Alexis Pierron, 2e édition, Paris, Charpentier, 1853-1854, 4 vol., tome III, chapitre XXXIX (« Lucullus »). [MdV] Sur les jardins de Lucullus, voir aussi le premier dialogue, note 14 et la note 2 ci-dessus. , ils nous sembleraient bien mornes et bien mélancoliques.
le Chevalier
Je crois même que les Jardins du Roi Alcinoos 334 Alcinoos, roi mythologique des Phéaciens, apparaît dans l’ Odyssée où Homère loue ses jardins ou plutôt ses vergers (voir notamment Ulysse arrivant chez Alcinoos dans le chant VII, vers 103-146).[MdV] auraient peine à se soutenir malgré la beauté de leurs 246 eaux qu’on dit avoir été incomparable et dont Homère, à ce que j’ai ouï dire à un fort habile homme 335 Il s’agit de Paul Pellisson qui traduit et commente la description homérique du palais d’Alcinoos (VII, 112-132) ainsi : « cette description qui vous semblera ici rude et grossière est dans Homère merveilleusement belle et élégante. », (manuscrit de la traduction commentée des chants V-IX de l’Odyssée, in Recueil Conrart, in-4°, t. XIX, p. 909. Voir sur cet ouvrage N. Hepp, Homère en France au XVIIe siècle, Paris, Klincksieck, 1968, p. 365. [DR] , a fait une description si belle et si naïve 336 Voir les deux notes précédentes et la note 89. [MdV] , que tous les Poètes qui lui ont succédé, et tous ceux qui viendront jusqu’à la fin du monde n’en feront jamais de semblable.
l’Abbé
Je n’ai point vu cette description, Homère dit simplement que dans le jardin d’Alcinoos, il y avait deux fontaines, dont l’une se répandait dans tout le jardin ; et l’autre passant sous le seuil de la porte, allait se rendre dans un grand réservoir, pour fournir de l’eau aux Habitants de la Ville [ g ] 337 Annotation en cours. . Cet habile homme dont vous parlez s’est mal adressé pour louer Homère, qui en cet endroit ne mérite ni blâme ni louange.
le Chevalier
Il me semble que ces piédestaux, 247 ces socles et ces escaliers de marbre n’étaient que de pierre il y a quelques années 338 Annotation en cours. .
l’Abbé
Cela est vrai, et l’on peut dire de Versailles ce qu’on disait de Rome, que de brique qu’elle était, Auguste l’avait rendue toute de marbre
339
Dans Suétone (Vie d’Auguste, XXVIII), Auguste se vante « d’avoir trouvé une ville de briques et d’en avoir laissé une de marbre » : « Urbem neque pro maiestate imperii ornatam et inundationibus incendiisque obnoxiam excoluit adeo, ut iure sit gloriatus “marmoream se relinquere, quam latericiam accepisset” ». Voir aussi ci-dessus, note 23 [BR] Le château agrandi par Louis XIV avait pour origine le relais de chasse de Louis XIII (dans sa seconde construction de 1631-1634) fait de briques et de pierres, déjà passé de mode au moment de son inauguration. D’après Charles Perrault, le roi était très attaché à conserver le château de son père. Il rapporte ainsi, alors qu’on proposait au souverain d’unifier l’architecture entre cour et jardin au moment de la construction de l’enveloppe de Le Vau « et de faire en la place des bastimens qui fussent de la mesme nature et de la mesme symétrie que ceux qui venoient d’estre bastis […] » que « le Roy n’y voulut point consentir. On eut beau luy représenter qu’une grande partie menaçoit ruine, il fit rebastir ce qui avoit besoin d’estre rebasty, et se doutant qu’on luy faisoit ce petit chasteau plus caduc qu’il n’estoit pour le faire résoudre à l’abattre tout entier, il dit, avec un peu d’émotion, qu’on pouvoit l’abattre tout entier, mais qu’il le feroit rebastir tel qu’il estoit, et sans y rien changer. » (cité dans J.-B. Colbert, Lettres, instructions et mémoires, éd. Pierre Clément, Paris, Imprimerie impériale, 1861-1882, 10 vol., t. V, p. 266). En fait cette piété filiale était quelque peu exagérée (voir M. da Vinha, Vivre à la cour de Versailles, Paris, Tallandier, coll. « en 100 questions », 2018, p. 18). Au moment du réaménagement de la façade est du
corps central
, Louis XIV en profita pour faire paver en 1679 la
cour
qui lui faisait face de marbre blanc et noir, ce qui lui donna son nom. Par ailleurs, le marbre était d’ores et déjà très présent dans tout le reste du bâtiment, tant à l’extérieur (avec les nombreuses statues) qu’à l’intérieur (
Grands Appartements
, les escaliers du roi et de la reine ou encore
l’appartement des Bains
situé au nord-est du rez-de-chaussée, etc.). [MdV]
. Il est raisonnable que tout augmente dans ce palais, et se proportionne de jour en jour à la grandeur du Maître
340
Selon le principe des enveloppes agrandissant le château, puis de l’augmentation et renouvellement des bosquets des jardins. [MCLB] Louis XIV commence les premiers travaux à Versailles peu de temps après sa prise de pouvoir personnel en réaménageant l’
avant-cour
en 1662 avec deux ailes, dont l’une (dite aujourd’hui la «
Vieille-Aile
», au-delà du
pavillon Dufour
) existe toujours aujourd’hui. Le chantier se poursuivit tout au long de son règne. Si Louis Le Vau fut l’architecte de la jeunesse (notamment avec la
Ménagerie
dans les
jardins
à partir de 1663, ou encore l’enveloppe et les quatre
pavillons des ministres
en 1668-1671), c’est à Jules Hardouin-Mansart que l’on doit les proportions actuelles du palais avec ses principales constructions : la
grande galerie
(1678-1686),
l’aile du Midi
(1679-1682), les
Grande et Petite écuries
(1679-1682), le
Grand Commun
(1682-1684),
l’aile du Nord
(1685-1689) et, en collaboration avec Robert De Cotte pour son achèvement, la
chapelle
(1699-1710, après un début en 1687 interrompu par la guerre de la Ligue d’Augsbourg en 1689). Les jardins, sous la direction quasi exclusive de Le Nôtre, se sont développés essentiellement dans les années 1660-1680. [MdV]
. Considérons, je vous prie, ces trois fontaines, celle du milieu se nomme
la fontaine de la Pyramide
341
Les trois fontaines mentionnées ornent le
parterre nord
de Versailles. La
Pyramide
, œuvre de François Girardon sur un dessin de Charles Le Brun (1669-71), est composée de quatre vasques superposées, supportées par des Tritons, des dauphins et écrevisses. . [MCLB]
, et celles des côtés
les fontaines des Couronnes
342
Fontaine des Couronnes
(quatre figure de Tritons soutenant une couronne de lauriers, 1669-70), exécutée par Étienne Le Hongre et Jean-Baptiste Tuby d’après un dessin de Charles Le Brun : . [MCLB]
, ce sont des morceaux d’ouvrages qui mériteront longtemps d’être regardés. Mais que dites-vous de cette nappe d’eau et du grand bas-relief qu’elle couvre entièrement sans le cacher, ne vous semble-il pas que le mouvement de l’eau donne aussi du mouvement aux figures, et que ces Nymphes qui se baignent, se bai248
gnent dans de l’eau véritable ? Voilà un bas-relief dans toutes ses règles, il est du fameux Girardon
343
La mention sommaire des deux fontaines de la
Pyramide
et des
Couronnes
cède la place à l’évocation, plus développée et ouvertement laudative, de la
cascade
recevant la décharge d’eau de la
fontaine de la Pyramide
, connue sous le nom de «
Bain des Nymphes
» (1669-71). Charles Perrault, dans ses
Mémoires
, prétend que son frère Claude, « donna aussi le dessein du bas-relief qui est au-dessous de la
fontaine de la Pyramide
, que M. Girardon exécuta avec encore plus d’agrément que le dessein n’en avoit. Aussi ce bas-relief est peut-être l’un des plus beaux qu’il y ait eu jusqu’alors » (éd. P. Bonnefon, p. 112). Jacques-François Blondel précise : « Plusieurs attribuent à Le Brun le dessein de cette
cascade
et de
l’allée d’Eau
. Cependant, l’on en trouve les desseins, page 165, dans le premier volume manuscrit de Claude Perrault, que Charles, son frère, prétend avoir été exécutés, et où il dit que Le Brun a seulement présidé à la composition des figures » (1752-1756, t. IV, 1756, p. 103). La
fontaine
est constituée, en son centre, sur le mur de soutènement, de l’imposant bas-relief en plomb doré de François Girardon (1668-1670), complété, sur les côtés, par les reliefs de moindre taille de Le Gros, de Le Hongre et de Magnier. La célébration du
Bains des Nymphes
de Girardon, « bas-relief dans toutes ses règles », est l’aboutissemnt logique du discours antérieur sur les défauts des bas-reliefs antiques. . [MCLB]
. Non seulement les figures y paraissent de ronde-bosse et détachées de leur fond, mais éloignées les unes des autres, et s’enfoncer les unes plus, les autres moins dans le lointain du paysage : Voilà l’adresse du Sculpteur de savoir, comme nous l’avons déjà dit, avec deux ou trois pouces de relief, feindre toutes sortes d’éloignements. Descendons par cette allée qu’on nomme l'
allée d’Eau
344
L’
Allée d’eau
, aussi dite
Allée des Marmousets
qui relie en déclinaison régulière le
parterre du nord
au
bassin de Neptune
. Se reporter à la synthèse d’Alexandre Maral : .
L’insistance de l’Abbé sur l’
Allée d’eau
s’explique sans doute par le rôle que Charles prête à son frère dans son invention. Voir
Mémoires de ma vie
, éd. P. Bonnefon, p. 110 : « Mon frère fit aussi le dessein de l’
allée d’eau
, qui fut entièrement exécuté. En ce temps-là, le roi laissoit ordonner de toutes choses à M. Colbert et M. Colbert se fioit à nous pour l’invention de la plupart des desseins qu’il y avoit à faire. » [MCLB]
. Ces Guéridons de part et d’autre, qui portent des Flambeaux de cristal, mais d’un cristal mouvant et animé
345
Annotation en cours.
, vous plaisent assurément : Et ce
Dragon
d’où sort une montagne d’eau, a quelque chose de terrible qui ne vous plaît pas moins ; c’est le Serpent Pithon qu’Apollon a blessé à mort, et qui semble vomir sa rage avec son sang
346
Annotation en cours.
. Je prévois que cette fontaine et la magnifique pièce d’eau qui termine le parc de ce 249
côté-là
347
Annotation en cours.
, vous arrêteront longtemps si vous voulez en remarquer toutes les beautés.
le Chevalier
C’est une tentation dont il faut bien se donner de garde quand on veut parvenir à voir tout Versailles, on n’en viendrait jamais à bout, allons donc à l' Arc de Triomphe 348 Le bosquet est situé à l’extrémité est des jardins et le long de l’ allée d’Eau . Il est le pendant symétrique du bassin des Trois Fontaines . Il a été aménagé par Le Nôtre entre 1677 et 1684. Il accueille en son sein le groupe sculpté de La France triomphante réalisé par Tuby, Coysevox et Prou. Ce bosquet de verdure est le symbole des années les plus glorieuses de Louis XIV, marquées par ses nombreuses victoires militaires. Pour une description plus précise, voir l’article « Bosquet de l’Arc de Triomphe » de B. Ringot dans M. da Vinha et R. Masson (dir.), Versailles : histoire, dictionnaire et anthologie, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2015, p. 158. [MdV] dont on ouvre la porte.
l’Abbé
C’est ici où il serait malaisé de voir bien exactement tout ce qu’il y a de beau, de singulier et de remarquable.
le Président
Ce mélange d’or et de marbre de différentes couleurs sous cette eau qui redouble leur éclat naturel et parmi cette verdure qui leur sert de fond forment je ne sais quoi de si charmant et de si fabuleux tout ensemble, qu’on se croit transporté 250 dans ces palais enchantés dont parlent les Poètes, et qui ne subsistent que dans leur imagination 349 Il faut rappeler que les grandes fêtes qui ont marqué le début du règne (en 1664, 1668 et 1674) se sont toutes déroulées dans les jardins. Tout était fait pour évoquer l’ambiance des palais mythiques : c’est ainsi qu’on fit bâtir un « palais d’Alcyne » pour Les Plaisirs de l’Île enchantée (1664). Perrault semble figé sur ce début du règne et n’avoir pas vu les années passer. À l’instar de ses contemporains et de Fouquet en particulier, au début des années 1660 Louis XIV bâtirait son idéal : « Loin de la capitale, des contraintes administratives d’un État de plus en plus centralisé, seigneurs et nobles entretiennent dans ces lieux écartés une douce nostalgie pastorale et chevaleresque à la lecture des romans et des grands poèmes épiques, comme la Jérusalem délivrée du Tasse, le Roland furieux de l’Arioste ou encore Amadis de Gaule , où se lisent nombre de descriptions de palais et de jardins enchantés dont ils désirent imiter la magnificence. » (T. Chevalier, Manières de montrer Versailles. Guides, promenades et relations sous le règne de Louis XIV, Paris, Hermann, 2013, p. 10). Quelques pages plus loin, l’auteur nuance ce point de vue : « Certes, Louis partage avec ses contemporains, grands et nobles, le goût romanesque du “palais enchanté”, accueillant des fêtes somptueuses. Mais il a également reçu une éducation de prince humaniste. Il y a appris que l’architecture palatiale incarne l’autorité monarchique. Dans la tradition de la Hiérarchie céleste du Pseudo-Denys l’Aéropagite, reprise par les traités cérémoniels byzantins, le pouvoir monarchique est octroyé par Dieu et l’ordre céleste se manifeste ici-bas par des signes visibles : la tenue vestimentaire, le trône, la louange et le palais. », ibid., p. 14 (sur tout cet aspect, voir plus particulièrement, p. 9-23). [MdV] .
l’Abbé
Je ne sais si l’imagination de Poètes a été aussi loin, nous avons les Songes de Poliphile 350 Le titre original était Hypnerotomachia di Poliphili. L’ouvrage paru anonymement à Venise chez Aldo Manuzio en 1499. Il y eut une seconde édition en 1545 : Hypnerotomachia di Poliphili, cioèpugna d’amore in sogno. Le livre fut traduit en français en 1546 sous le titre Discours du songe de Poliphile, déduisant comme Amour le combat à l’occasion de Polia, avant de connaître plusieurs rééditions. Sur l’influence ou non de ce livre pour les jardin de Versailles , voir G. Sabatier, Versailles ou la figure du roi, Paris, Albin Michel, 1999, p. 513-519. Lorsqu’il composa son Songe de Vaux (au début de 1660) pour évoquer les jardins du nouveau château de Fouquet, Jean de La Fontaine se rappelait immanquablement l’ouvrage italien. [MdV] , où celui qui en est l’Auteur 351 « L’ouvrage était anonyme et le nom de l’auteur n’apparaissait que dans l’acrostiche composé par les lettrines en tête des chapitres : frère François Colonna, un dominicain vénitien né en 1433 et mort en 1527. », G. Sabatier, Versailles ou la figure du roi, Paris, Albin Michel, 1999, p. 515). [MdV] , homme très ingénieux, et qui s’est plu à former dans son esprit tout ce qui peut rendre des Jardins agréables et magnifiques, n’a rien pensé qui en approche. Nous allons passer dans un endroit tout différent de celui-ci, qui cependant ne vous plaira pas moins, on l’appelle les Trois fontaines 352 Situé dans le nord-est des jardins, entre l’allée d’Eau et le bosquet du Rond-Vert , le bosquet des Trois Fontaines est le pendant du bosquet de l’Arc de Triomphe , dont il est contemporain. Aménagé entre 1677 et 1679 par André Le Nôtre et les fontainiers Francine, il aurait été dessiné par le roi lui-même. Jouant sur la déclivité du terrain, il s’organise précisément en trois fontaines situées sur trois niveaux différents. Pour une description plus précise, voir l’article « Bosquet des Trois-Fontaines » de B. Ringot dans M. da Vinha et R. Masson (dir.), Versailles : histoire, dictionnaire et anthologie, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2015, p. 168-169. [MdV] . Il semble que l’Art ne s’en soit pas mêlé, et que la Nature seule en ait pris le soin ; point de marbre, point d’or, point de bronze, ce n’est que de l’eau et du gazon au milieu d’un bois, mais cette eau et ce gazon sont si bien disposés, et le terrain qui s’élève insensiblement par une douce pente 251 et par des degrés heureusement placés, se présente si agréablement à la vue, qu’elle ne peut se lasser d’un objet si naturel et si aimable. Cette pièce est une de celles où l’excellent Monsieur Le Nôtre 353 André Le Nôtre (1613-1700), issu d’une grande famille de jardiniers, a commencé sa carrière vers 1635 comme premier jardinier de Gaston d’Orléans, frère de Louis XIII. Survivancier de son père depuis 1637 comme jardinier ordinaire des Tuileries, il entre dès lors au service du roi. Il reçoit en 1651 l’enseignement de François Mansart sur l’ordonnancement général des jardins et des parcs. Il travaille dès lors pour les Tuileries, Fontainebleau mais aussi pour les jardins de Fouquet à Vaux-le-Vicomte avant de travailler pour Versailles dès le début des années 1660. Il achète en 1657 une des trois charges de contrôleur général des bâtiments du roi, ce qui lui assure le titre de conseiller du roi et une place importante dans la hiérarchie des bâtiments. Perrault, avec sa charge de contrôleur général alternatif des bâtiments depuis 1672, était donc l’un de ses « collègues ». [MdV] , qui a donné et fait exécuter tous les dessins des Jardinages, a autant bien réussi. Passons dans la pièce du Marais qui nous attend 354 Situé à l’emplacement de l’actuel bosquet des Bains d’Apollon , le bosquet du Marais avait été aménagé entre 1670 et 1673 par Le Nôtre et Francine. Mme de Montespan semble en avoir été l’inspiratrice. Également appelé le bosquet du Chêne-Vert , il était constitué d’une salle rectangulaire ceinturé d’une palissade de treillage et de gradins de gazon où étaient disposés des ifs taillés en pyramide et des vases de porcelaine garnis de fleurs. Un arbre de bronze vert occupait le centre du bosquet. Pour une description précise, voir l’article « Bosquet des bains d’Appolon » de B. Ringot dans M. da Vinha et R. Masson (dir.), Versailles : histoire, dictionnaire et anthologie, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2015, p. 166. [MdV] , ne trouvez-vous pas que ces buffets 355 Furetière : « table longue où on met la vaisselle d’argent, les verres et les bouteilles pour le service de la table ». [CNe] et ces grandes tables de marbre blanc sont bien superbes, que ces jets d’eau qui sortent de ces joncs et de ces branches d’arbres sont bien rustiques, et que ce mélange du riche et du champêtre donne du plaisir à l’imagination ? Il faut remarquer que dans les Jardins de ce Palais tout s’y ressemble pour être beau, magnifique et agréable, et que rien ne s’y ressemble néanmoins parce que toutes les choses qu’on y voit ont chacune un différent caractère de beauté, de magnificence et d’agrément 356 Les jardins étaient une représentation du monde. Reprenant les grands principes de l’aménagement des jardins, Le Nôtre, à la demande de Louis XIV, devait dominer la nature et offrir une véritable harmonie. Grand maître du jardin régulier, dit plus tard « à la française » pour le différencier du jardin « à l’anglaise », Le Nôtre jouait sur les grandes perspectives nord-sud, est-ouest, la déclivité du terrain, les reflets et les jeux d’eaux, les effets de surprise avec les bosquets, offrant ainsi un véritable « agrément ». Sur cette harmonie (ou non), on peut se reporter à M. Jeanneret, Versailles, ordre et chaos, Paris, Gallimard, 2012. [MdV] .
Le nombre infini de merveilles dont sont remplis les autres endroits 252 qu’ils visitèrent, les Bosquets, l' Étoile , l' Encelade , la Salle des Festins , la Galerie des Antiques , la Colonnade , le Labyrinthe , et la Salle du Bal 357 Le bosquet de l’Étoile , construit à partir de 1666 au nord-ouest des jardins ; le bosquet de l’Encelade , construit entre 1675 et 1677 au nord-ouest ; le bosquet de la salle des Festins , aussi appelé salle du Conseil , construit au nord-est en 1671-1674 et transformé à partir de 1704 pour prendre le nom de l’actuel bosquet de l’Obélisque ; la galerie des Antiques ou bosquet de la salle des Antiques , conçu vers 1680 au sud-ouest, devaient accueillir vingt-deux antiques, démantelé en 1704, il prit le nom de salle des Marronniers ; le bosquet de la Colonnade , construit au sud-ouest par Jules Hardouin-Mansart entre 1684 et 1688 ; le Labyrinthe , imaginé dès 1665-1666 mais construit quelques années plus tard par Le Nôtre sur une idée de Charles Perrault d’après les Fables d’Ésope, a été achevé en 1677. Délaissé et fortement endommagé, il est remplacé en 1775 par l’actuel bosquet de la Reine. Enfin, le bosquet de la salle de Bal , aussi le bosquet des Rocailles , a été construit entre 1680 et 1685 au sud-ouest des jardins. [MdV] , les convainquirent de cette vérité. Las de marcher à n’en pouvoir plus, ils ne se pouvaient lasser de voir tant de chefs-d’œuvre et de l’Art et de la Nature. La Nuit seule mit fin à leur promenade, et les obligea de se retirer pour prendre du repos.
c. Livre d’Architecture, ainsi intitulé.