359 EXTRAIT D’UNE LETTRE DE M. DE VOITURE, OÙ IL FAIT L’ÉLOGE DE MONSIEUR LE CARDINAL DE RICHELIEU

Je ne suis pas de ceux qui ayant dessein, comme vous dites, de convertir des Éloges en brevets, font des miracles de toutes les actions de Monsieur le Cardinal, et portent ses louanges au-delà de ce que peuvent et doivent aller celles des hommes ; et à force de vouloir trop faire croire de bien de lui, n’en disent que des choses incroyables. Mais aussi n’ai-je pas cette basse malignité de haïr un homme à cause qu’il est au-dessus des autres, et je ne me laisse pas emporter aux affections ni aux haines publiques, que je sais être quasi toujours fort injustes. Je le considère avec un jugement que la passion ne fait pencher, ni d’un côté, ni d’autre : et je le vois des mêmes yeux dont la Postérité le verra. Mais lorsque dans deux cents ans, ceux qui viendront après 360 nous, liront dans notre histoire, que le Cardinal de Richelieu a démoli La Rochelle, et abattu l’hérésie ; et que par un seul traité, comme par un coup de rets, il a pris trente ou quarante de ses Villes pour une fois : lorsqu’ils apprendront que du temps de son ministère les Anglais ont été battus et chassés, Pignerol conquis, Casal secouru, toute la Lorraine jointe à cette Couronne, la plus grande partie de l’Alsace mise sous notre pouvoir, les Espagnols défaits à Veillane et aux Avins , et qu’ils verront que tant qu’il a présidé à nos affaires, la France n’a pas un voisin sur lequel elle n’ait gagné des places ou des batailles : s’ils ont quelque goutte de sang Français dans les veines, et quelque amour pour la gloire de leur pays, pourront-ils lire ces choses sans s’affectionner à lui ? Et à votre avis l’aimeront-ils ou l’estimeront-ils moins, à cause que de son temps les rentes sur l’hôtel de Ville se seront payées un peu plus tard, ou que l’on aura mis quelques nouveaux Officiers dans la Chambre des Comptes ? Toutes les grandes choses coûtent beaucoup ; les grands efforts abattent, et les puissants remèdes affaiblissent. Mais si l’on doit regarder les États comme immortels, et y considérer les commodités à venir, comme 361 présentes, comptons combien cet homme que l’on dit qui a ruiné la France , lui a épargné de millions par la seule prise de La Rochelle, laquelle d’ici à deux mille ans, dans toutes les Minorités des Rois, dans tous les mécontentements des Grands, et dans toutes les occasions de révolte, n’eût pas manqué de se rebeller, et nous eût obligé à une éternelle dépense. Ce Royaume n’avait que deux sortes d’ennemis qu’il dût craindre, les Huguenots et les Espagnols. Monseigneur le Cardinal entrant dans les affaires, se mit dans l’esprit de ruiner tous les deux. Pouvait-il former de plus glorieux ni de plus utiles desseins ? Il est venu à bout de l’un, et n’a pas achevé l’autre. Mais s’il eût manqué au premier, ceux qui crient à cette heure, que ç’a été une résolution téméraire, hors de temps, et au-dessus de nos forces, que de vouloir attaquer et abattre celles d’Espagne, et que l’expérience l’a bien montré, n’auraient-ils pas condamné de même le dessein de perdre les Huguenots ? N’auraient-ils pas dit qu’il ne fallait pas recommencer une entreprise où trois de nos Rois avaient manqué, et à laquelle le feu Roy n’avait osé penser ? Et n’eussent-ils pas conclu, aussi faussement qu’ils font en cette autre affaire ; que la chose n’était pas faisable, 362 à cause qu’elle n’avait pas été faite ? Mais jugeons, je vous supplie, s’il a tenu à lui, ou à la fortune, qu’il ne soit venu à bout de ce dessein. Considérons quel chemin il a pris pour cela, quels ressorts il a fait jouer. Voyons s’il s’en est fallu beaucoup qu’il n’ait renversé ce grand arbre de la Maison d’Autriche , et s’il n’a pas ébranlé jusqu’aux racines ce tronc, qui de deux branches couvre le Septentrion et le Couchant, et qui donne de l’ombrage au reste de la Terre. Il fut cherché jusque sous le Pôle, ce Héros qui semblait destiné à y mettre le fer, et à l’abattre. Il fut l’esprit mêlé à ce foudre, qui a rempli l’Allemagne de feu et d’éclairs, et dont le bruit a été entendu par tout le monde. Mais quand cet orage fut dissipé, et que la fortune en eut détourné le coup, s’arrêta-t-il pour cela ? et ne mit-il pas encore une fois l’Empire en plus grand hasard qu’il n’avait été par les pertes de la bataille de Leipzig, et de celle de Lützen  ? Son adresse et ses pratiques nous firent avoir tout d’un coup une armée de quarante mille hommes dans le cœur de l’Allemagne, avec un Chef qui avait toutes les qualités qu’il faut pour faire un changement dans un État. Que si le Roi de Suède s’est jeté dans le péril plus avant que ne devait un homme 363 de ses desseins et de sa condition, et si le Duc de Friedland, pour trop différer son entreprise, l’a laissée découvrir ; charmer la balle qui a tué celui-là au milieu de sa victoire, ou rendre celui-ci impénétrable aux coups de pertuisane ? Que si ensuite de tout cela, pour achever de perdre toutes choses, les Chefs qui commandaient l’armée de nos Alliés devant Nördlingen donnèrent la bataille à contretemps, était-il au pouvoir de Monsieur le Cardinal étant à deux cents lieues de là, de changer ce conseil, et d’arrêter la précipitation de ceux qui pour un Empire (car c’était le prix de cette victoire) ne voulurent pas attendre trois jours ? Vous voyez donc, que pour sauver la Maison d’Autriche, et pour détourner ses desseins, que l’on dit à cette heure avoir été si téméraires, il a fallu que la fortune ait fait depuis trois miracles, c’est-à-dire, trois grands événements, qui vraisemblablement ne devaient pas arriver, la mort du Roi de Suède, celle du Duc de Friedland, et la perte de la bataille de Nördlingen . Vous me direz qu’il ne se peut pas plaindre de la fortune pour l’avoir traversé en cela, puisqu’elle l’a servi, si fidèlement dans toutes les autres choses ; que c’est elle qui lui a fait prendre des places, sans qu’il en 364 eût jamais assiégé auparavant ; qui lui a fait commander heureusement des armées, sans aucune expérience ; qui l’a mené toujours comme par la main, et sauvé d’entre les précipices où il était jeté ; et enfin qui l’a fait souvent paraître hardi, sage et prévoyant. Voyons-le donc dans la mauvaise fortune ; et examinons s’il y a eu moins de hardiesse, de sagesse et de prévoyance. Nos affaires n’allaient pas trop bien en Italie ; et comme c’est le destin de la France de gagner des batailles, et de perdre des armées, la nôtre était fort dépérie depuis la dernière victoire qu’elle avait emportée sur les Espagnols. Nous n’avions guère plus de bonheur devant Dole , où la longueur du siège nous en faisait attendre une mauvaise issue ; quand on sut que les ennemis étaient entrés en Picardie  ; qu’ils avaient pris d’abord La Capelle, Le Catelet et Corbie  ; et que ces trois Places, qui les devaient arrêter plusieurs mois, les avaient à peine arrêtés huit jours. Tout est en feu jusque sur les bords de la rivière d’Oise . Nous pouvons voir de nos faubourgs la fumée des villages qu’ils nous brûlent. Tout le monde prend l’alarme, et la capitale Ville du Royaume est en effroi. Sur cela on a avis de Bourgogne que le siège de Dole était levé ; et de Saintonge, qu’il y a 365 quinze mille Paysans révoltés, qui tiennent la Campagne ; et que l’on craint que le Poitou et la Guyenne ne suivent cet exemple. Les mauvaises nouvelles viennent en foule ; le Ciel est couvert de tous côtés ; l’orage nous bat de toutes parts, et il ne nous luit pas de quelque endroit que ce soit, un rayon de bonne fortune. Dans ces ténèbres Monsieur le Cardinal a-t-il vu moins clair ? a-t-il perdu la Tramontane ? durant cette tempête n’a-t-il pas toujours tenu le gouvernail d’une main, et la boussole de l’autre ? S’est-il jeté dans l’esquif pour se sauver ? Et si le grand vaisseau qu’il conduisait, avait à se perdre, n’a-t-il pas témoigné qu’il y voulait mourir devant tous les autres ? Est-ce la fortune qui l’a tiré de ce labyrinthe, ou si ç’a été sa prudence, et sa magnanimité ? Nos ennemis sont à quinze lieues de Paris, et les siens sont dedans. Il a tous les jours avis, que l’on y fait des pratiques pour le perdre. La France et l’Espagne, par manière de dire, sont conjurées contre lui seul. Quelle contenance a tenu parmi tout cela cet homme que l’on disait qui s’étonnerait au moindre mauvais succès, et qui avait fait fortifier Le Havre pour s’y jeter à la première mauvaise fortune ? Il n’a pas fait une démarche en arrière pour cela. Il a songé 366 aux périls de l’État, et non pas aux siens ; et tout le changement que l’on a vu en lui durant ce temps, est, de deux cents Gardes, il se promena tous les jours, suivi seulement de cinq ou six Gentilshommes. Il faut avouer qu’une adversité soutenue de si bonne grâce, et avec tant de force, vaut mieux que beaucoup de prospérité et de victoires. Il ne me sembla pas si grand ni si victorieux le jour qu’il entra dans La Rochelle, qu’il me le parut alors : et les voyages qu’il fit de sa maison à l’Arsenal me semblent plus glorieux pour lui, que ceux qu’il a faits de là les monts, et desquels il est revenu avec Pignerol et Suse. Ouvrez donc les yeux, je vous supplie, à tant de lumière. Ne haïssez pas plus longtemps un homme qui est si heureux à se venger de ses ennemis : et cessez de vouloir du mal à celui qui le sait tourner à sa gloire, et qui le porte si courageusement. Quittez votre parti devant qu’il vous quitte, aussi bien une grande partie de ceux qui haïssaient Monsieur le Cardinal se sont convertis par le dernier miracle qu’il vient de faire. Et si la guerre peut finir, comme il y a apparence de l’espérer, il trouvera moyen de gagner bientôt tous les autres. Étant si sage qu’il est, 367 il a connu, après tant d’expérience, ce qui est de meilleur : et il tournera ses desseins à rendre cet État le plus florissant de tous, après l’avoir rendu le plus redoutable. Il s’avisera d’une sorte d’ambition qui est plus belle que toutes les autres, et qui ne tombe dans l’esprit de personne : de se faire le meilleur et le plus aimé d’un Royaume, et non pas le plus grand et le plus craint. Il connaît que les plus nobles et les plus anciennes conquêtes sont celles des cœurs et des affections ; que les lauriers sont des plantes infertiles, qui ne donnent au plus que de l’ombre, et qui ne valent pas les moissons et les fruits dont la paix est couronnée. Il voit qu’il n’y a pas tant de sujet de louange à étendre de cent lieues les bornes d’un Royaume, qu’à diminuer un sol de la taille ; et qu’il y a moins de grandeur et de véritable gloire à défaire cent mille hommes, qu’à en mettre vingt millions à leur aise et en sûreté. Aussi ce grand esprit qui n’a été occupé jusqu’à présent qu’à songer aux moyens de fournir aux frais de la guerre, à lever de l’argent et des hommes, à prendre des Villes, et à gagner des batailles, ne s’occupera désormais qu’à rétablir le repos, la richesse, et l’abondance. Cette même tête qui nous a enfanté Pallas armée, nous la rendra, avec 368 son olive, paisible, douce, et savante et suivie de tous les Arts qui marchent d’ordinaire avec elle. Il ne se fera plus de nouveaux Édits, que pour régler le luxe, et pour rétablir le commerce. Ces grands Vaisseaux qui avaient été faits pour porter nos armes au-delà du détroit, ne serviront qu’à conduire nos marchandises, et à tenir la mer libre ; et nous n’aurons plus la guerre qu’avec les Corsaires. Alors les ennemis de Monsieur le Cardinal ne sauront plus que dire contre lui, comme ils n’ont su que faire jusqu’à cette heure. Alors les Bourgeois de Paris seront ses Gardes ; et il reconnaîtra combien il est plus doux d’entendre ses louanges dans la bouche du peuple, que dans celles des Poètes. Prévenez ce temps-là, je vous conjure, et n’attendez pas à être de ses amis jusqu’à ce que vous y soyez contraint. Que si vous voulez demeurer dans votre opinion, je n’entreprends pas de vous l’arracher par force. Mais aussi ne soyez pas si injuste, que de trouver mauvais que j’aie défendu la mienne : et je vous promets que je lirai volontiers tout ce que vous m’écrirez, quand les Espagnols auront repris Corbie.

Je suis, etc.