333 LETTRE À M. DESPRÉAUX, en lui envoyant le présent Livre

MONSIEUR,

Quelques-uns de mes amis qui ont lu le Livre que je vous envoie, ont cru y voir quelque chose qui pourrait vous déplaire, et moi j'ai soutenu que non, connaissant votre amour pour la vérité. Je dis en parlant des Poètes satiriques de notre temps, qu’ils eussent mieux fait d’imiter Martial qui n’a nommé aucune personne effective dans ses Épigrammes médisantes, que d’imiter Horace qui nomme par leur nom ceux qu’il maltraite. Je suis persuadé, Monsieur, que dans la chaleur de la composition vous avez cru de bonne foi ne pouvoir manquer en imitant Horace, et que pour remplir le caractère d’un véritable Satirique vous de334 viez le prendre pour votre modèle en toutes choses ; mais je suis assuré que dans la suite vous avez changé de sentiment, et que vous avez blâmé en vous-même plus d’une fois les licences que vous vous êtes données. Après que vos ouvrages vous ont acquis toute la gloire que vous pouviez en attendre, on ne saurait penser qu’il vous reste aucune aversion contre ceux qu’ils ont eus pour objet, et que même vous ne soyez bien aise qu'on prenne soin d’effacer quelques taches que vos Satires leur ont faites. Ces réflexions ont assez contenté mes amis ; cependant ils m’ont dit qu’étant votre Confrère je devais, pour plus grande sûreté, vous montrer mon Livre avant que de le donner à l’imprimeur. Je l’aurais fait suivant leur avis sans l’embarras où je me serais jeté et que je vais vous dire. Je soutiens dans mon Parallèle que les choses qui sont de vous dans vos Satires valent mieux que les morceaux d’Horace que vous y avez insérés, et que votre versification est meilleure et plus agréable que la sienne. La persuasion où vous êtes, Monsieur, qu’homme vivant ne peut approcher d’Horace, et la droiture inflexible dont vous faites profession vous auraient porté à vouloir absolument que 335 j’ôtasse cet endroit, moi qui trouve que cet endroit fait infiniment au bien de ma cause, j’aurais voulu absolument le conserver. Pour ne point m’exposer à la terrible nécessité, ou de vous désobéir ou de prévariquer à la défense des Modernes que j'ai entreprise, j’ai pris le parti de manquer à l’honnêteté qu'on m’avait conseillée, plutôt que de perdre un si grand avantage.

Je suis avec passion, Monsieur, Votre très humble et très obéissant serviteur

PERRAULT.

Ce 25 Novembre 1692