I
Préface
Il en est des Livres comme des voyages 1 Perrault justifie ici un nouveau changement d’organisation de sa matière. Voir les préfaces des tomes précédents ainsi que l’introduction de l’édition. [DR] ; on ne suit presque jamais exactement, en faisant et les uns et les autres, la route qu’on s’était proposée. J'avais dessein de traiter d’abord de tous les Arts où les Modernes sont constamment 2 Furetière : « d’une manière certaine et indubitable ». [CNe] supérieurs aux Anciens, pour en venir ensuite à l’Éloquence et à la Poésie, qui sont les seuls où il peut y avoir de la contestation. Cependant mon dernier Dialogue a été sur l’Éloquence, et celui-ci est sur la Poésie. Je perds par là une induction 3 Furetière : « conséquence que l’on tire en raisonnant de quelques principes avancés ». [CNe] très avantageuse, qu'on n’auII rait pu s'empêcher de faire, qui est que si nous l’emportons dans toutes les connaissances dont les secrets et les beautés se peuvent calculer, il n'y a que la difficulté de convenir des vraies beautés de l’Éloquence et de la Poésie, la plupart arbitraires 4 Écho à la préface du tome I, p. XXIX et XXX. [DR] , qui empêche qu’il n’en soit de même de ces deux Arts. Mais j’ai mieux aimé renoncer à cet avantage que de ne pas donner satisfaction à mes amis et à mes adversaires, qui tous ont témoigné désirer, quoique par de différents motifs, de m’en voir venir aux principaux points de la difficulté. Je crois m’être tiré de l’Éloquence à mon honneur, et j’espère ne sortir pas III moins bien de ce qui regarde la Poésie, quoique bien des gens m’y attendent comme à l’écueil où ils ne doutent point que je n’échoue. C’est de quoi les Lecteurs auront le plaisir de juger.
Cette matière est si ample, et s'est tellement augmentée entre mes mains en y travaillant, que je n’ai pu la renfermer dans un seul Dialogue, il a fallu me résoudre à en faire deux. Dans celui-ci je déduis les raisons que j'ai de prétendre que si les Poètes Anciens sont excellents, comme on ne peut pas en disconvenir, les Modernes ne leur cèdent en rien, et les surpassent même en bien des choses. Dans le second qui suivra bienIV tôt 5 Ce dialogue, annoncé à de nombreuses reprises par l’Abbé, ne paraîtra pas, et Perrault attendra cinq ans avant de faire paraître le suivant, sur un autre sujet. Conséquences probables de la virulence de la polémique (le terme d’« injures », un peu plus bas, n’est pas hyperbolique !). [CNe] , je descendrai davantage dans le détail, et prouverai la même proposition en conférant ensemble les plus beaux endroits des Anciens et des Modernes.
Je suis en peine de savoir quelles injures on me dira à l’occasion de ce Volume-ci, car je m’y explique bien plus hardiment sur les ouvrages du divin Homère 6 L’épithète est topique – mais employée avec ironie... [CNe] que je n’ai fait encore. Le nouveau Traducteur de la Poétique d’Aristote 7 André Dacier, La Poétique d’Aristote, […] traduite en français avec des remarques critiques […], Paris, C. Barbin, 1692. Les érudits traducteurs André Dacier et sa femme Anne Dacier furent des acteurs majeurs de la querelle. [CNe] après avoir réfuté vivement et invinciblement, à ce qu’il croit, quelques critiques que j’ai faites sur le Bouclier d’Achille 8 Homère, Iliade , chant XVIII, v. 478-608. Dans Le Siècle de Louis le Grand , Perrault avait dit que, si Homère était né au siècle de Louis le Grand, « D’une plus fine entente & d’un art plus habile / Auroit été forgé le bouclier d’Achille » ; il « Eût été plus correct et moins chargé d’ouvrage ». Sa description pèche notamment par défaut de vraisemblance, y compris si l’on prend en compte son origine divine. Perrault n’innove guère en ce domaine : les critiques envers Homère avaient commencé dès le début du siècle (voir Noémi Hepp, Homère en France au XVIIe siècle, Paris, Klincksieck, 1968). Perrault s’inspire de G. Guéret (La Guerre des autheurs anciens et modernes, avec la Requeste et Arrest en faveur d’Aristote, La Haye, A. Leers, 1671), qui semble avoir disposé du texte de la conférence, déjà critique, de Boisrobert devant l’Académie (vers 1635). [CNe] dans le Poème du Siècle de Louis le Grand ; (critiques les plus douces qu’on puisse faire V sur un pareil ouvrage) termine sa réfutation par ces paroles : « Je n'aurais eu garde de défendre Homère si on n’avait exigé cela de moi ; car j’avoue qu’il n’y a rien de plus ridicule que de s’amuser à répondre à des gens qui donnent si peu de marques de raison dans leur critique, qu'on ne peut pas même leur faire la grâce de croire qu’ils pèchent par ignorance, car l'ignorance n’est pas toujours malheureuse, et il n’est pas possible qu'elle ne rencontre 9 Furetière : « Rencontrer, signifie [...] réussir en ses affaires, en ses conjectures ». [CNe] bien quelquefois, au lieu que pour juger toujours si mal il faut ou un dessein formé de trouver mauvaises les meilleures choses, ou avoir le VI sens si peu juste qu’on ne puisse jamais rien prendre que de travers [ a ] 10 A. Dacier, La Poétique d’Aristote, […] traduite en français avec des remarques critiques […], Paris, C. Barbin, 1692. Perrault, qui cite très exactement, souligne le mot « ridicule ». [CNe] . » Ce véhément défenseur de l’Antiquité avait déjà dit dans ses notes sur Horace 11 André Dacier, Remarques critiques sur les œuvres d’Horace, avec une nouvelle traduction , Paris, D. Thierry et C. Barbin, 1681-1689, 10 vol. Le plus célèbre poète latin avec Virgile représente la poésie lyrique, mais aussi un théoricien majeur (« Épître aux Pisons », dite Ars poetica , source de l’ Art poétique de Nicolas Boileau, 1674). [CNe] , en parlant de moi sous le nom d’un Auteur moderne 12 En réponse aux propos tenus dans le premier dialogue de Perrault sur la première ode de Pindare, André Dacier, dans une note au v. 10 de l’Épître III du livre I, rappelle qu’Horace compare Pindare à un « fleuve impétueux » (Ode XIV, 2) et commente : « Il ne faut donc pas s’étonner qu’un Auteur moderne, et les ridicules personnages qu’il introduit, s’y soient noyés dès le premier pas. » Remarques critiques sur les œuvres Horace, avec une nouvelle traduction , Paris, D. Thierry et C. Barbin, t. VIII, p. 201. Perrault répond à cette attaque dans la lettre à Ménage jointe à ce tome. [DR] , que je m’étais noyé dans Pindare 13 Pindare (Ve s. av. J.-C.), poète grec célèbre par ses odes en l’honneur des vainqueurs des jeux. Boileau s’en prend aussi à Perrault à son propos dans ses Réflexions critiques sur Longin (1694, « Réflexion VIII ») et Perrault lui répond dans sa Réponse aux réflexions critiques de M. D***, Paris, J. B. Coignard, 1694. [CNe] avec les ridicules personnages que j’introduis dans mes Dialogues. Comme ces Dialogues sont sérieux, dire que les personnages en sont ridicules, c’est dire assez nettement que l’Auteur l’est aussi, et dire qu’il n’y a rien de plus ridicule que de s’amuser à lui répondre, c’est dire qu’il l’est à tel point qu’on le devient soi-même en lui répondant. Voilà, ce me semble, pousser la chose aussi loin qu’il VII se peut, et c’est pourquoi je suis en peine où il trouvera des injures qui aillent en augmentant à proportion de mes critiques. Cependant je veux bien déclarer ici qu’il peut m’en dire tant qu’il lui plaira, sans qu’il m’arrive de lui en dire une seule, et que je n’en prendrai jamais d’autre vengeance que de les rapporter mot à mot comme je viens de faire celles qu’il m’a déjà dites 14 Perrault souligne ici que ses adversaires ne respectent pas les règles de la civilité et de l’honnêteté, en l’abreuvant d’injures, alors que lui-même reste dans la mesure et la modération. La nécessité de soumettre les querelles littéraires aux règles du savoir-vivre avait déjà été soulignée par F. Ogier, condamnant la virulence du Père Garasse envers T. de Viau, et par Molière dans La Critique de l’École des femmes. Perrault y revient dans sa « Lettre à Ménage ». [CNe] . Si je mérite ces injures elles demeureront sur moi, et si je ne les mérite pas elles retourneront sur lui. Je parlerai du Bouclier d’Achille dans le Volume qui suivra celui-ci, où j’espère justifier tout ce que j’en ai dit, et faire voir qu’il a eu tort de me reprendre 15 Annotation en cours. .
VIII À la réserve de cet illustre Traducteur, et de quelques Savants chagrins qui croient qu'on les offense personnellement quand on critique ou Platon ou Homère, et qui s'en fâchent comme s’ils en étaient descendus en ligne directe, car des Collatéraux 16 Furetière : collatéral « se dit au figuré d’un parent qui n’est point au rang des ascendants ou descendants ». [CNe] ne prendraient jamais la chose si fort à cœur : hors ces gens-là dis-je, qui me regardent, ou avec horreur, ou avec pitié, je n'ai pas lieu d’être mal satisfait du Public.
Il est bon de répéter ici ce que j'ai mis dans la Préface du précédent Volume 17 « Comme je suis bien aise qu’on sache au vrai quel est mon sentiment, je crois être obligé d’avertir que je ne me rends responsable que des choses que dit l’ Abbé , et non point de tout ce que dit le Chevalier dans ce Dialogue, ni de tout ce qu’il dira dans les Dialogues suivants » [p. XI du tome II]. [CNe] , que je ne me rends responsable que des choses que dit l’Abbé, et non pas de tout ce qu’il plaît au IX Chevalier de dire pour se réjouir ; car quoiqu’il n’avance rien qui ne soit soutenable, il lui arrive quelquefois d’outrer un peu la matière 18 Le Chevalier, en bon aristocrate, présente en effet des opinions hardies, à la fois pour animer le dialogue, lui donner un côté « galant », plaisant et railleur, et pour permettre à l'Abbé de se présenter comme un Moderne modéré. [CNe] .
J’ai cru devoir mettre à la fin de ce Dialogue une Lettre que j’ai autrefois écrite à Monsieur Ménage 19 La position dans la querelle de Gilles Ménage, érudit et mondain, est ambiguë. [CNe] sur la manière dont M. Francius a parlé de moi dans une harangue qu’il prononça publiquement à Amsterdam 20 Pierre Fransz, dit Petrus Francius, humaniste, orateur et poète néo-latin. Perrault donne dans sa lettre un extrait de cette harangue, « prononcée [en latin] à Amsterdam au mois de Novembre dernier ». [CNe] ; parce qu'encore qu'il ne s'agisse point de poésie dans cette Lettre , elle peut néanmoins être regardée comme une pièce de notre procès 21 C’est le statut, quasi juridique, des pièces annexes jointes aux différents dialogues du Parallèle. [DR] .