I Préface

Il en est des Livres comme des voyages ; on ne suit presque jamais exactement, en faisant et les uns et les autres, la route qu’on s’était proposée. J'avais dessein de traiter d’abord de tous les Arts où les Modernes sont constamment supérieurs aux Anciens, pour en venir ensuite à l’Éloquence et à la Poésie, qui sont les seuls où il peut y avoir de la contestation. Cependant mon dernier Dialogue a été sur l’Éloquence, et celui-ci est sur la Poésie. Je perds par là une induction très avantageuse, qu'on n’auII rait pu s'empêcher de faire, qui est que si nous l’emportons dans toutes les connaissances dont les secrets et les beautés se peuvent calculer, il n'y a que la difficulté de convenir des vraies beautés de l’Éloquence et de la Poésie, la plupart arbitraires, qui empêche qu’il n’en soit de même de ces deux Arts. Mais j’ai mieux aimé renoncer à cet avantage que de ne pas donner satisfaction à mes amis et à mes adversaires, qui tous ont témoigné désirer, quoique par de différents motifs, de m’en voir venir aux principaux points de la difficulté. Je crois m’être tiré de l’Éloquence à mon honneur, et j’espère ne sortir pas III moins bien de ce qui regarde la Poésie, quoique bien des gens m’y attendent comme à l’écueil où ils ne doutent point que je n’échoue. C’est de quoi les Lecteurs auront le plaisir de juger.

Cette matière est si ample, et s'est tellement augmentée entre mes mains en y travaillant, que je n’ai pu la renfermer dans un seul Dialogue, il a fallu me résoudre à en faire deux. Dans celui-ci je déduis les raisons que j'ai de prétendre que si les Poètes Anciens sont excellents, comme on ne peut pas en disconvenir, les Modernes ne leur cèdent en rien, et les surpassent même en bien des choses. Dans le second qui suivra bienIV tôt, je descendrai davantage dans le détail, et prouverai la même proposition en conférant ensemble les plus beaux endroits des Anciens et des Modernes.

Je suis en peine de savoir quelles injures on me dira à l’occasion de ce Volume-ci, car je m’y explique bien plus hardiment sur les ouvrages du divin Homère que je n’ai fait encore. Le nouveau Traducteur de la Poétique d’Aristote après avoir réfuté vivement et invinciblement, à ce qu’il croit, quelques critiques que j’ai faites sur le Bouclier d’Achille dans le Poème du Siècle de Louis le Grand  ; (critiques les plus douces qu’on puisse faire V sur un pareil ouvrage) termine sa réfutation par ces paroles : « Je n'aurais eu garde de défendre Homère si on n’avait exigé cela de moi ; car j’avoue qu’il n’y a rien de plus ridicule que de s’amuser à répondre à des gens qui donnent si peu de marques de raison dans leur critique, qu'on ne peut pas même leur faire la grâce de croire qu’ils pèchent par ignorance, car l'ignorance n’est pas toujours malheureuse, et il n’est pas possible qu'elle ne rencontre bien quelquefois, au lieu que pour juger toujours si mal il faut ou un dessein formé de trouver mauvaises les meilleures choses, ou avoir le VI sens si peu juste qu’on ne puisse jamais rien prendre que de travers [ a ] . » Ce véhément défenseur de l’Antiquité avait déjà dit dans ses notes sur Horace , en parlant de moi sous le nom d’un Auteur moderne, que je m’étais noyé dans Pindare avec les ridicules personnages que j’introduis dans mes Dialogues. Comme ces Dialogues sont sérieux, dire que les personnages en sont ridicules, c’est dire assez nettement que l’Auteur l’est aussi, et dire qu’il n’y a rien de plus ridicule que de s’amuser à lui répondre, c’est dire qu’il l’est à tel point qu’on le devient soi-même en lui répondant. Voilà, ce me semble, pousser la chose aussi loin qu’il VII se peut, et c’est pourquoi je suis en peine où il trouvera des injures qui aillent en augmentant à proportion de mes critiques. Cependant je veux bien déclarer ici qu’il peut m’en dire tant qu’il lui plaira, sans qu’il m’arrive de lui en dire une seule, et que je n’en prendrai jamais d’autre vengeance que de les rapporter mot à mot comme je viens de faire celles qu’il m’a déjà dites. Si je mérite ces injures elles demeureront sur moi, et si je ne les mérite pas elles retourneront sur lui. Je parlerai du Bouclier d’Achille dans le Volume qui suivra celui-ci, où j’espère justifier tout ce que j’en ai dit, et faire voir qu’il a eu tort de me reprendre.

VIII À la réserve de cet illustre Traducteur, et de quelques Savants chagrins qui croient qu'on les offense personnellement quand on critique ou Platon ou Homère, et qui s'en fâchent comme s’ils en étaient descendus en ligne directe, car des Collatéraux ne prendraient jamais la chose si fort à cœur : hors ces gens-là dis-je, qui me regardent, ou avec horreur, ou avec pitié, je n'ai pas lieu d’être mal satisfait du Public.

Il est bon de répéter ici ce que j'ai mis dans la Préface du précédent Volume, que je ne me rends responsable que des choses que dit l’Abbé, et non pas de tout ce qu’il plaît au IX Chevalier de dire pour se réjouir ; car quoiqu’il n’avance rien qui ne soit soutenable, il lui arrive quelquefois d’outrer un peu la matière.

J’ai cru devoir mettre à la fin de ce Dialogue une Lettre que j’ai autrefois écrite à Monsieur Ménage sur la manière dont M. Francius a parlé de moi dans une harangue qu’il prononça publiquement à Amsterdam  ; parce qu'encore qu'il ne s'agisse point de poésie dans cette Lettre , elle peut néanmoins être regardée comme une pièce de notre procès.

a. Aristote, Poétique , p. 471.

a. Aristote, Poétique , p. 471.