336 ORAISON FUNÈBRE prononcée par Lysias

Si j’avais crû, Messieurs, qu’il fut possible, en parlant de ceux qui sont renfermés dans ces tombeaux, d’égaler leurs vertus par le discours, je me plaindrais de ceux qui ont donné si peu de temps pour s’y préparer : Mais comme toute l’étendue des temps ne suffirait pas à tous les hommes ensemble pour composer une harangue qui répondit à la grandeur des actions de ces illustres morts, il me semble que la Ville a eu égard à ceux qui doivent parler ici, et qu’elle a bien fait de leur fournir par là une excuse envers leurs Auditeurs. Je parlerai donc de ces grands Personnages, sans prétendre atteindre par mes paroles à la hauteur de leurs exploits, mais seulement de le disputer à ceux qui ont parlé devant moi ; Car leurs vertus fournissent tant de matière, soit à ceux qui entreprennent de les célébrer par leur Poésie, soit à ceux qui font des discours à leur louange, qu’encore que ceux qui nous ont précédés en aient dit beaucoup de choses, ils en ont encore omis davantage, 337 et il en restera beaucoup à ceux qui viendront après nous. Il n’y a endroit, ni sur la terre, ni sur la mer, où on ne les connaisse, et il y en a beaucoup qui en plaignant leurs propres malheurs, célèbrent leurs vertus. Je commencerai par raconter les guerres anciennes de nos Aïeuls presque déjà entièrement ensevelies dans l’oubli. Car il est juste que tous les hommes en conservent le souvenir ; qu’elles soient chantées par les Poètes, qu’elles repassent dans l’esprit des gens de bien, et qu’elles soient particulièrement honorées dans une conjoncture telle que celle-ci, où l’exemple des morts doit instruire et former les vivants.

Les Amazones étaient, comme l’Antiquité l’a cru, Filles de Mars, et habitaient sur les rives du Fleuve Thermodon . Elles étaient les seules d’entre les femmes de ces pays-là, qui portaient les armes : Elles ont été les premières qui ont monté sur des chevaux ; et qui tantôt, en surprenant leurs ennemis par ce moyen, les ont mis en fuite et en ont fait des prisonniers ; et tantôt se sont sauvées des mains de ceux qui les poursuivaient. Il semblait qu’on devait plutôt les regarder comme des hommes, à cause de leur grand courage que de les mettre au rang des femmes à cause 338 de leur sexe ; et que la grandeur de leur âme les élevait davantage au-dessus des hommes, que la faiblesse de ce même sexe ne les abaissait au-dessous d’eux. Après s’être rendues Maîtresses de plusieurs nations, et s’être soumis par les armes tous les peuples voisins, et ayant appris par la Renommée la noblesse et la grandeur de notre pays, attirées par une forte espérance de se couvrir de gloire, et s’étant jointes à des nations très belliqueuses, elles déclarèrent la guerre à cette Ville. Alors s’étant adressées à des hommes vaillants, elles connurent que leur force et leur courage étaient proportionnés à leur condition de femme ; et la réputation de leur gloire ancienne ayant changé, il fut plus aisé de voir qu’elles n’étaient que des femmes, par les dangers où elles succombèrent, que par leurs vêtements et par leur sexe. Il ne leur arriva point, comme c’est l’ordinaire, de devenir plus sages par leur malheur, ni de s’en retourner chez elles raconter leur disgrâce, ou publier la valeur de nos ancêtres. Mais ayant toutes péri dans cette expédition, elles portèrent la peine à leur folie. Elles consacrèrent ainsi de l’immortalité la gloire que notre Patrie s’était acquise, et couvrirent leur pays d’ignominie. Ainsi ayant vou339 lu s’emparer injustement de biens qui ne leur appartenaient pas, elles perdirent avec justice les biens qui leur appartenaient.

Lorsqu’Adraste et Polynice, assiégeaient Thèbes, et qu’ayant été vaincus dans un combat, les Thébains ne voulurent point leur permettre d’ensevelir leurs morts ; les Athéniens qui considérèrent que si ceux qui avaient péri dans ce combat, étaient coupables de quelque crime ils l’avaient suffisamment expié par la dernière de toutes les peines, qui est la mort ; que les Enfers et les mânes des défunts étaient privés des droits qui leur appartiennent ; et qu’en négligeant les sacrifices nécessaires en pareilles rencontres, les Dieux du Ciel en étaient offensés, commencèrent par envoyer un Héraut pour leur demander la permission d’enlever les morts, estimant qu’il était convenable à de vaillants hommes de se venger de leurs ennemis, lorsqu’ils sont vivants, mais qu’il ne convenait qu’à des hommes lâches de vouloir montrer leur courage en maltraitant des corps privés de vie. Leur demande ayant été refusée, ils entreprirent la guerre contre les Thébains, sans autre sujet que celui-là, non point pour faire plaisir aux assiégeants, mais parce qu’ils trouvaient juste de faire rendre 340 à ceux qui étaient morts en combattant les honneurs qui leur étaient dus, faisant ainsi la guerre et pour les uns et pour les autres : Pour ceux-ci, afin qu’il ne leur arrivât plus de faire aux Morts de pareilles injustices, et d’offenser les Dieux si grièvement : et pour ceux-là, afin qu’ils ne s’en retournassent pas en leur pays, sans avoir obtenu l’honneur dû à leur patrie, privés des droits de toute la Grèce, et frustrés de l’espérance commune à tous les hommes. Dans cette pensée, et persuadés que le sort des armes était égal pour tous, ils vainquirent les ennemis, quoiqu’en bien plus grand nombre, parce qu’ils avaient la Justice de leur côté. La bonne fortune ne les éleva point ; ils ne firent souffrir aucun supplices aux Thébains, se contentant d’opposer leur vertu à l’impiété de ces malheureux : et après avoir remporté la Palme pour laquelle ils étaient venus, ils ensevelirent leurs morts dans les Faubourgs de la Ville d’Eleusis. Voilà de quelle manière ils se comportèrent envers ceux de ces sept vaillants hommes qui moururent en combattant devant Thèbes .

Quelque temps après, lorsqu’Hercule eut quitté la Terre, et que ses enfants, fuyant Eurysthée, ne trouvèrent aucun 341 peuple de la Grèce qui voulût les recevoir, parce qu’encore que tous ces peuples eussent une grande vénération pour leur Père, la crainte qu’ils avaient de la puissance d’Eurysthée, était encore plus grande ; ces enfants entrèrent dans cette Ville, et s’étant réfugiés comme suppliants auprès de nos Autels, les Athéniens refusèrent de les remettre entre les mains d’Eurysthée, qui les demandait, parce que la vénération qu’ils avaient pour la vertu d’Hercule l’emportait sur la crainte des périls dont ils étaient menacés. Ils aimèrent mieux combattre avec justice pour les faibles, que de complaire aux plus puissants, en leur abandonnant pour être livrés aux supplices ceux qu’ils avaient déjà traités indignement. Eurysthée leur déclara la guerre, avec ceux qui dans ce temps-là habitaient le Péloponnèse. Les périls qui les menaçaient ne les firent point repentir. Ils demeurèrent dans leur première résolution, non point pour avoir reçu aucun plaisir d’Hercule, qui n’avait jamais rien fait pour eux, et sans savoir quels pourraient devenir les hommes qu’ils soutenaient ; mais parce qu’ils estimaient être de la justice, (sans qu’il s’y mêlât aucun motif d’inimitié, ni aucune espérance de profit, hors celui de l’honneur et de la 342 gloire) de courir pour eux un si grand danger, afin d’avoir l’avantage de secourir ceux qu’on traitait injustement ; de faire voir leur haine à ceux qui les maltraitaient, et de les empêcher de faire violence à des hommes qui n’étaient point coupables. Ils étaient persuadés que c’était une marque de liberté, de ne faire rien par contrainte, de Justice, de secourir ceux qu’on maltraite injustement ; et de magnanimité, de mourir, s’il le faut, pour ces deux choses, la liberté et la justice. Ils étaient si animés de part et d’autre, etc.