387 ÉPÎTRE DE CICÉRON À LUCCEIUS

Une certaine honte, qui tient quelque chose de la rusticité, m’a empêché jusqu’ici de vous dire à vous-même, quoique j’y aie tâché plusieurs fois, ce que je vais vous expliquer avec plus de hardiesse étant absent ; car une lettre ne rougit point.

Je brûle d’un désir extrême, et qui, comme je crois n’est point blâmable, de voir mon nom signalé dans vos écrits. Il est vrai que vous me promettez souvent de n’y pas manquer ; mais je vous prie de me pardonner si je vous importune en vous témoignant quelque empressement pour cela. Car encore que l’opinion que j’ai conçue de vos ouvrages ait toujours été fort grande, vous l’avez néanmoins surpassée, j’y ai pris un si grand plaisir, et j’en suis tellement épris que je voudrais voir incessamment mes actions recevoir l’avantage d’être écrites de votre main. Ce n’est pas seulement le désir de faire parler de moi et de m’immortaliser dans les siècles à venir qui m’y 388 porte, mais encore celui de jouir, de mon vivant, de l’autorité de votre témoignage, de cette marque de votre bienveillance et de la beauté de votre ouvrage. Je n’ignorais pas, en vous écrivant ceci, que vous étiez surchargé de plusieurs affaires que vous avez entreprises et commencées : mais voyant que vous aviez presque achevé l’histoire de la guerre d’Italie et de la guerre civile ; et vous ayant ouï dire que vous en commenciez la suite, je n’ai pas voulu m’oublier, et je vous prie de voir lequel vous trouverez plus à propos, ou d’y insérer nos actions, ou de faire un volume séparé de la conjuration de Catilina , à l’imitation de plusieurs Grecs qui en ont ainsi usé, comme Callisthène, qui de la guerre de Troie a fait un corps séparé de la suite de ses autres histoires, comme Timée qui a fait la même chose de la guerre de Pyrrhus , et Polybe de celle de Numance . Je ne vois pas que cela importe beaucoup pour mon honneur ; mais il importe pour contenter mon impatience, de ne pas attendre que vous soyez arrivé à cet endroit, et de vous faire écrire d’abord et sans délai toute cette affaire. J’y découvre encore un autre avantage, c’est que votre esprit s’étant renfermé dans les bornes d’un sujet et d’une seule personne, tout en sera plus abondant et plus 389 fleuri dans votre ouvrage.

Je n’ignore pas combien il y a d’imprudence à moi, de vous imposer d’abord une charge que vos occupations peuvent vous faire refuser, et de demander que vous me donniez des louanges. Que sera-ce si vous trouvez que je ne mérite pas d’être loué autant que je le souhaite ? Mais quiconque est devenu une fois effronté, il ne faut pas qu’il le soit à demi. C’est pourquoi, sans faire de façon je vous prie de tout mon cœur de me donner des louanges, et peut-être plus que vous ne m’en croyez devoir, sans songer aux règles de l’histoire ; et si vous sentez pour moi une forte inclination, telle que celle dont vous parlez fort agréablement dans un prologue, à laquelle vous dites que vous êtes aussi peu capable de vous laisser aller, que l’Hercule de Xénophon à la volupté, n’y résistez pas, et accordez même à notre amitié un peu plus que la vérité ne le peut permettre. Que si nous pouvons vous faire entreprendre cette matière, je m’assure qu’elle sera digne de votre éloquence. Il me semble qu’on pourra faire un petit corps d’histoire en commençant à la conjuration, jusqu’à notre retour de l’exil, où vous pourrez employer la connaissance que vous avez des changements arrivés dans la République, soit en 390 développant les causes de ces nouveautés, soit en traitant des remèdes les plus propres à ces sortes de maux ; pour cet effet vous reprendrez ce que vous croirez blâmable et vous justifierez par de bonnes raisons ce que vous approuverez : et si vous voulez parler plus librement, comme c’est votre coutume, vous remarquerez la perfidie, les surprises, et la trahison dont plusieurs ont usé envers nous.

Nos aventures vous fourniront aussi une grande variété qui ne peut être que très agréable : car il n’y a rien qui donne plus de plaisir à un Lecteur, que la diversité des temps, et les vicissitudes de la fortune, choses qui à la vérité n’étaient pas agréables quand nous les avons souffertes ; mais dont la lecture ne laissera pas d’être divertissante, car le souvenir d’une affliction passée donne de la joie quand on ne craint plus rien ; ceux mêmes qui n’ont point souffert, et qui considèrent les malheurs d’autrui, sans en rien sentir, trouvent quelque douceur dans la compassion qu’ils en ont. Peut-on en lisant la généreuse mort d’Épaminondas à Mantinée , ne ressentir pas du plaisir en même temps qu’on est touché de commisération, quand on voit qu’il ne se fit tirer le fer qui était demeuré dans sa plaie, que lorsqu’ayant 391 demandé où était son bouclier, on lui eut répondu qu’il n’était point entre les mains des ennemis ; afin de pouvoir, malgré la douleur de sa blessure, mourir glorieux et content. De qui l’esprit n’est-il pas attentif en lisant l’exil et le retour de Thémistocle  ? En effet, la lecture des Annales toutes simples ne nous touche guère plus que celle d’un Calendrier, mais les douteuses et diverses aventures d’un grand homme causent toutes sortes de mouvements, elles donnent de l’admiration, du désir, de la joie, du déplaisir, de l’espérance et de la crainte ; et si tout cela se termine par une issue notable, l’esprit se saoule, pour ainsi dire, du plaisir qu’il trouve à cette lecture. C’est ce qui me fait davantage désirer de vous voir prendre la résolution de détacher du corps de votre Histoire , cette espèce de fable de nos aventures, car je puis l’appeler ainsi, puisqu’elle contient différents actes joués à plusieurs reprises, et par plusieurs motifs. Je ne crains pas que vous me soupçonniez d’une flatterie intéressée, quand je vous témoigne souhaiter d’être plutôt loué de vous que des autres, car vous n’êtes pas homme qui ignoriez ce que vous êtes, et qui ne sachiez bien que ceux qui ne vous admirent pas, sont, à plus juste titre des 392 envieux, que ceux qui vous louent, ne sont des flatteurs. D’ailleurs je ne suis pas si fou que de prétendre tirer une gloire immortelle de celui qui en me louant ne s’en acquerrait pas une semblable par la beauté de son ouvrage.

Ainsi Alexandre n’avait pas donné à Apelle le privilège de le peindre, et à Lysippe celui de faire ses statues et ses médailles pour leur faire plaisir ; mais parce qu’il était dans cette pensée, que l’excellence de leur Art, en leur apportant de la gloire, lui en apporterait encore davantage. Cependant ces ouvriers ne donnaient que la représentation de son corps à ceux qui ne le connaissaient pas, et quand ils n’auraient point fait de ces images, les grands hommes qu’ils ont représentés n’en seraient pas moins illustres ni moins célèbres. Agésilas de Sparte n’est pas moins honoré, lui qui ne voulut jamais permettre qu’on fit son portrait, ou qu’on lui dressât des statues, que ceux qui se sont mis en peine de ces sortes d’honneurs, car le seul petit livre de Xénophon qui a traité de ses vertus lui a plus donné de gloire, que tous les autres n’en ont reçu de toutes leurs images et de toutes leurs statues. Si vous me faites donc cette faveur de me donner place dans vos écrits, j’en aurai bien plus de satisfaction 393 d’esprit, et j’en croirai ma mémoire bien plus honorée, que si tous les autres Écrivains faisaient pour moi la même chose. Car outre l’avantage de la beauté du style qui de votre part ne me manquera non plus qu’elle manqua à Timoléon de la part de Timée , ou à Thémistocle de la part d’Hérodote , je serai encore appuyé de l’autorité d’une personne très illustre et très considérable qui a fait approuver sa conduite dans les plus grandes et les plus importantes affaires de l’État : de sorte que je ne trouve pas seulement une louange écrite en beaux termes, pareille à celle qu’Alexandre disait avoir été donnée à Achille par Homère : mais j’ai encore le grave témoignage d’un homme très illustre car j’aime l’ Hector de Naevius qui ne dit pas seulement qu’il a de la joie d’être loué, mais qui ajoute encore, d’être loué de la bouche d’un homme louable . Que si vous ne m’accordez pas cette grâce ; c’est-à-dire, si quelque occasion vous en empêche (car je ne crois pas que vous me puissiez rien refuser) je serai peut-être contraint de faire ce qu’on reprend souvent dans les autres, d’écrire de moi-même, à l’exemple pourtant de plusieurs grands hommes qui l’ont fait. Mais comme vous savez, il y a des inconvénients ; on est obligé par nécessité d’écrire de soi avec plus de retenue 394 qu’on ne ferait d’un autre, quand on rencontre une action digne de louange ; et si on trouve quelque chose à blâmer, il la faut passer. Outre ces incommodités, il y en a d’autres ; c’est qu’on est moins croyable, on a moins d’autorité, et on est enfin repris de plusieurs qui disent que l’on est plus effronté que les Trompettes des jeux publics, qui après avoir couronné les autres vainqueurs, et après les avoir nommés à haute voix, ayant eux-mêmes à recevoir la couronne qu’ils ont méritée prient avant la fin des jeux un autre Trompette de le faire, de peur d’être obligés de se publier eux-mêmes vainqueurs. C’est ce que nous avons envie d’éviter, et que nous éviterons si vous vous chargez de notre affaire, de quoi je vous prie bien fort. Et pour vous ôter tout sujet de vous étonner de ce que je vous prie avec tant de chaleur, et que j’emploie même tant de paroles à la prière que je vous fais, comme si vous ne m’aviez pas promis bien des fois d’écrire exactement toutes les intrigues de l’histoire de notre temps, il faut que je vous avoue que j’ai une extrême envie de vous voir venir à l’exécution, comme je vous ai dit d’abord, soit que la promptitude de mon naturel en soit la cause, soit que nous désirions d’être connus de notre vivant 395 par vos livres, et de goûter encore en vie la douceur de la gloire qu’ils nous apporteront. Je vous prie de m’écrire là-dessus ce que vous voulez faire, si cela ne vous incommode point. Car si vous entreprenez l’affaire, je vous fournirai des mémoires de tout, si vous la remettez à un autre temps, je vous parlerai quand nous nous verrons. Cependant vous ne cesserez point de travailler, vous polirez ce que vous avez commencé, et vous nous aimerez.

Adieu.