Préface

I J’avais promis dans la Préface du Volume précédent, que le premier Dialogue que je donnerais au Public, ferait voir l’avantage que les Modernes ont sur les Anciens, en ce qui regarde l’Astronomie, la Géographie, la Navigation, la Physique, les Mathématiques, etc. pour en venir dans les Dialogues suivants à l’Éloquence et à la Poésie, mais deux choses m’ont fait changer de résolution, et m’ont obligé de traiter dans celui-ci de l’Éloquence ; la première, l’impatience de quelques-uns de mes amis qui ont eu curiosité de voir ce que je pourrais dire pour II montrer que l’Éloquence d’aujourd’hui égale souvent et surpasse même quelquefois celle des Anciens ; l’autre, un bruit qui s’est répandu que je reculais d’en venir là, et que me sentant faible sur cet article, je ne cherchais qu’à triompher sur les autres Arts où les Modernes ont des avantages incontestables, au lieu de m’attacher uniquement au nœud principal de la difficulté. Quoique je perde beaucoup en ne suivant pas l’ordre que je m’étais prescrit, car il est constant, que si j’avais bien prouvé, comme il est facile de le faire, que dans toutes les Sciences et dans tous les Arts, dont les secrets se peuvent mesurer et calculer, nous l’emportons visiblement sur les III Anciens il n’y aurait que l’impossibilité de convaincre des esprits opiniâtres dans les choses de goût et de fantaisie, comme sont la plupart des beautés de l’Éloquence et de la Poésie, qui pût empêcher que les Modernes ne fussent reconnus les maîtres dans ces deux Arts comme dans tous les autres ; cependant j’ai mieux aimé renoncer à l’avantage d’une induction si naturelle, que de ne pas donner satisfaction et à mes amis et à mes adversaires.

Il est vrai que la difficulté est plus grande sur cet article que sur le reste à cause de la plus grande et plus universelle prévention où l’on est en faveur des Anciens sur le fait de l’Éloquence et de la IV Poésie. Cette prévention, qui comme toutes les autres est fondée sur le respect qu’on a naturellement pour ce qui est ancien, a eu encore l’avantage d’être cultivée par mille soins et en mille manières. Il y a eu des hommes payés et gagés pour la faire entrer profondément dans l’esprit des jeunes gens qu’on a mis sous leur conduite ; des hommes qui revêtus de longues robes noires, et le bonnet carré en tête, leur ont proposé les ouvrages des Anciens, non seulement comme les plus belles choses du monde, mais comme l’Idée du beau , et cela avec des couronnes toutes prêtes s’ils parvenaient à imiter ces divins modèles. Faut-il s’étonV ner que de jeunes gens élevés au bruit continuel des louanges qu’ils ont ouï donner aux Anciens, aient toujours conservé pour eux cette estime sans bornes qu’on leur a inspirée dès leur enfance ; faut-il s’étonner que la recherche des plaisirs ou le désir de faire fortune ; soins qui s’emparent ordinairement de l’esprit de ceux qui sortent des études pour entrer dans le monde, les aient empêché de s’éclaircir sur une chose qui importe si peu au bonheur de la vie ? il faut plutôt être surpris que quelques-uns se soient mis en peine d’être désabusés. Avec tout cela je ne désespère pas de trouver autant de partisans, de mon opinion sur l’Éloquence VI et sur la Poésie que sur les autres Arts, si l’on se donne la peine d’y penser avec quelque sorte d’application.

Ceux qui jugent de ces matières, sont ou des personnes qui ayant du génie pour les Sciences, en possèdent une grande partie naturellement, et sans avoir beaucoup lu les Livres qui en traitent, ou des gens qui n’ayant pas de génie pour les Sciences en ont lu tous les livres sans en savoir aucune, ou enfin des hommes qui les savent, et pour y avoir du génie, et pour avoir beaucoup étudié les Auteurs qui en ont écrit. Les premiers, qui ont du goût et de la raison ; qui ont accoutumé de s’en servir et de s’en servir VII utilement, ne pourront pas ne se point rendre quand on leur fera toucher au doigt et à l’œil, qu’il n’y a rien que le temps ne perfectionne tous les jours, que l’art de s’exprimer soit en Prose, soit en Vers ressemble en ce point à tous les autres, avec cette différence que comme il est plus susceptible d’agréments, et qu’un plus grand nombre d’habiles gens s’en sont mêlés, on a dû s’y perfectionner davantage à proportion. Ces personnes, dis-je, ne pourront pas disconvenir de ces vérités, parce que la Nature leur a donné des yeux pour les voir, et des oreilles pour les entendre. À l’égard de ceux qui n’ont point de goût , et qui n’osant se fier à leur disVIII cernement (en quoi ils ont raison) ne se laissent conduire que par l’autorité des Auteurs, et même des plus anciens pour plus grande sûreté, je ne prétends pas en voir jamais un seul de mon avis, puisque je ne pourrai jamais leur citer aucun passage d’un ancien Auteur qui dise que les ouvrages des Modernes égalent et surpassent même quelquefois ceux des Anciens. Quoique ces gens-là ne soient que des fantômes de savants, qui, animés par le seul esprit étranger des citations, tombent sans cesse et tout à coup dès que cet esprit les abandonne, il est fâcheux néanmoins de les avoir pour adversaires. Ils font un bruit épouvantable, et par les IX grandes paroles de Démosthène, de Cicéron, d’Isocrate, de Périclès qu’ils ont sans cesse dans la bouche, et qui en sortent avec une prononciation qui n’est point naturelle ils étonnent jusqu’aux plus habiles, et emportent le menu peuple à qui ces sortes de spectres paraissent toujours plus grands que les savants véritables qui ont esprit et vie. Les troisièmes se partageront ; ceux qui cherchent la vérité, et qui ont la force de l’aimer lors même qu’elle ne leur est pas avantageuse, consentiront qu’on rende justice aux excellents ouvrages de notre siècle, quoiqu’ils sentent bien que le mérite qu’ils ont de bien posséder les Anciens en diminue un X peu. Mais ceux qui font plus de cas de leur érudition, que de leur esprit et de leur génie, qui regardent les extraits qu’ils ont faits des moindres ouvrages des Anciens comme de grands fonds d’héritages, et les petits Vers de Pindare et d’Anacréon , qu’ils ont ramassés en leur jeunesse comme autant de diamants et de rubis ces riches du bien d’autrui ne pourront souffrir qu’on rabaisse le prix des trésors qu’ils possèdent. Ils s’élèveront vivement contre mon paradoxe ; ils aimeront mieux se déclarer pour les Anciens, et faire envier le Bonheur qu’ils ont de les connaître, que de convenir que notre siècle a quelque avantage sur l’Antiquité, XI et ne pouvoir prétendre qu’à une portion de cette gloire. Ils ressembleront à ces Musiciens qui aiment mieux qu’on dise que le concert où ils chantent ne vaut rien, mais qu’en leur particulier ils font des merveilles, que d’entendre louer tout le concert, et n’avoir que leur part dans cette louange générale.

Comme je suis bien aise qu’on sache au vrai quel est mon sentiment, je crois être obligé d’avertir que je ne me rends responsable que des choses que dit l’Abbé, et non point de tout ce que dit le Chevalier dans ce Dialogue, ni de tout ce qu’il dira dans les Dialogues suivants. Il outre quelquefois la matière, et c’est un personnage que j’ai XII introduit pour avancer des propositions un peu hardies ; ainsi je ne garantis pas toutes les saillies de sa vivacité, comme par exemple quand il dit que Socrate et Platon sont deux saltimbanques qui ont monté l’un après l’autre sur le théâtre du monde, quand il soutient que Mézeray narre plus nettement que Thucydide , quand il prétend que la préférence que Quintilien donne aux anciens Orateurs sur ceux de son temps, n’est pas de bonne foi, et qu’il pensait tout le contraire, ou quand il avance d’autres paradoxes aussi étranges. Quoique ces propositions puissent être vraies dans le fond, néanmoins comme elles sont trop contraires aux opinions reçues, XIII je n’ai pas estimé devoir les soutenir bien sérieusement, et je ne les donne que comme des problèmes. Je demande encore qu’on ne me fasse dire que ce que je dis. J’en dis assez, et suis suffisamment chargé du seul poids de ma cause. Je ne puis m’empêcher de marquer ici l’étonnement où je suis de voir qu’on nous accuse, nous les défenseurs des Modernes, de ne parler comme nous faisons des ouvrages des Anciens que par envie, Rumpantur licèt invidiâ [ a ] , dit, en parlant de nous, un homme célèbre, non moins bon Poète qu’excellent Orateur , ce que son Traducteur a traduit en cette manière.

Malgré les aveugles caprices
D’un petit nombre d’Envieux.

XIV Voilà assurément une espèce d’Envie bien singulière. Jusqu’ici, on avait cru que l’Envie s’acharnait sur les vivants et épargnait les morts, aujourd’hui l’on dit qu’elle fait tout le contraire. Cela n’est guère moins étonnant que d’avoir le cœur au côté droit, et il faut que ces Messieurs aient tout changé dans la Morale, comme Molière disait que les Médecins avaient tout changé dans l’Anatomie . Je voudrais qu’on choisît un homme désintéressé et de bon sens, et qu’on lui dît que parmi les gens de lettres qui sont à Paris, il y en a de deux espèces ; les uns qui trouvent que les anciens Auteurs tout habiles qu’ils étaient, ont fait des fautes, où XV les Modernes ne sont pas tombés, qui dans cette persuasion louent les ouvrages de leurs confrères, et les proposent comme des modèles aussi beaux, et presque toujours plus corrects que la plupart de ceux qui nous restent de l’Antiquité ; les autres qui prétendent que les Anciens sont inimitables, et infiniment au-dessus des Modernes, et qui dans cette pensée méprisent les ouvrages de leurs confrères, les déchirent en toute rencontre, et par leurs discours et par leurs écrits. Je voudrais, dis-je, qu’on demandât à cet homme désintéressé et de bon sens, qui sont les véritables Envieux de ces deux espèces de gens de lettres ; je n’aurais pas de peine XVI à me ranger à son avis. Ceux qui nous ont appelés Envieux n’ont pas pensé à ce qu’ils disaient, et cela arrive presque toujours quand on ne songe qu’à dire des injures. On a commencé par nous déclarer nettement que nous étions des gens sans goût et sans autorité . On nous reproche aujourd’hui que nous sommes des Envieux, peut-être nous dira-t-on demain que nous sommes des Entêtés et des Opiniâtres.

L’agréable dispute où nous nous amusons,
Passera sans finir jusqu’aux races futures ;
Nous dirons toujours des raisons,
Ils diront toujours des injures.

a. Quoiqu’ils crèvent d’envie.

a. Quoiqu’ils crèvent d’envie.