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PARALLÈLE DES ANCIENS ET DES MODERNES
EN CE QUI REGARDE L’ÉLOQUENCE
SECONDE PARTIE.
TROISIÈME DIALOGUE
Le Président
J’avais ouï dire bien des merveilles de Versailles dans la Province, mais je ne croyais pas qu’il eût toutes les beautés que nous venons de voir.
Le Chevalier
Versailles est en effet aujourd’hui bien différent de ce petit château de brique environné d’un balcon vert que vous vîntes voir il y a vingt-deux ans 1 Si l’on suit la date de publication de ce deuxième volume, cela nous ramène à 1668. Le Chevalier suggère peut-être que l’ abbé est venu pour Le Grand Divertissement royal du 18 juillet 1668 et que Madeleine de Scudéry a relaté dans La Promenade de Versailles (Paris, C. Barbin, 1669). À cette époque, les travaux de l’enveloppe de Louis Le Vau n’avaient pas encore commencé et ne se feront qu’à l’issue de cette fête, Louis XIV ayant remarqué qu’il ne pouvait recevoir décemment sa cour dans son château. Ainsi, la façade sur cour (la future cour de Marbre) était quasi identique à ce qu’elle était sous Louis XIII et comportait encore cinq fenêtres rectangulaires. Voilà ce qu’écrit de cette façade [voir les deux gravures d’Israël Silvestre en 1664, l’une intitulée Veuë et perspective du Chasteau de Versailles, du costé de l’entrée et l’autre Veuë et perspective du Chasteau de Versailles, de dedans l’anti-court ] Alfred Marie (La naissance de Versailles. Le château – Les jardins, Paris, Éditions Vincent, Fréal & Cie, 1968, 2 vol, t. I, p. 26) : « Les entrelacs de la claire-voie bordant le fossé ont été remplacés par des balustres, quand on a changé le plan de toute la fausse-braie ; le balcon fait le tour du premier étage du château ; et, dans le fond de la cour, dans les angles, on distingue nettement les deux petits pavillons de plan cintré bâtis sur trompe. » [MdV] .
2L’Abbé
Versailles est en cela une image de notre siècle, qui depuis un certain nombre d’années a tellement changé de face, que si nous avions pu pendant vingt-deux ans ne point voir le progrès qui s’est fait dans les Arts et dans les Sciences, nous n’en serions pas moins étonnés que ceux qui arrivent ici après avoir été ce temps-là sans y venir, sont surpris des nouvelles beautés qu’ils y trouvent.
Le Président
Je crois bien que les grands travaux et les grands bâtiments qu’on a faits ici de tous côtés ont beaucoup perfectionné les Arts qui dépendent de la main 2 Annotation en cours. , mais pour les Arts purement spirituels 3 Annotation en cours. , comme l’Éloquence et la Poésie, je ne vois pas ce qui peut les avoir portés à un haut degré de perfection, et je les tiens encore bien éloignés 3 de l’état florissant où ils ont paru chez les Anciens.
Le Chevalier
Pour égayer notre après-souper rien ne serait meilleur que de traiter cette matière, la dispute sera tout autrement vive là-dessus qu’elle ne l’a été sur l’Architecture et sur la Peinture ; car c’est de quoi il s’agit, et le vrai point de la question.
L’Abbé
Cela me semble très bien pensé, et si vous voulez nous commencerons par l’Éloquence. Je vois là une tablette de Livres 4 Tablette : « assemblage de plusieurs ais ou de planches en divers rangs propres pour mettre des livres, des curiosités, ou autres choses qu’on veut garder et arranger » ( Furetière, 1690). [CBP] où nous trouverons une partie de ceux dont nous avons besoin.
Le Président
Volontiers, vous savez parfaitement le grec et le latin, il y aura plaisir à disputer avec vous 5 Le latin reste très majoritairement la langue de l’éducation – puisque l’enseignement dans les collèges jésuites et dans les institutions pédagogiques de l’Europe réformée est intégralement donné en latin, depuis les petites classes jusqu’à la classe de rhétorique. Seuls les collèges oratoriens et les initiatives des Messieurs de Port-Royal (Arnauld, Nicole, Lancelot…) annoncent l’ouverture des Lumières sur un enseignement en langue vernaculaire. Quant au grec en revanche, sa maîtrise reste le fait des érudits, et ce depuis la Renaissance (voir J.-C. Saladin, La Bataille du grec à la Renaissance, Paris, Les Belles Lettres, 2000 ; Ch. Noille-Clauzade, L’Éloquence du Sage. Platonisme et rhétorique dans la seconde moitié du XVIIe siècle , Paris, Honoré Champion, 2004). Le Président par sa remarque se place, avec son interlocuteur, en l’occurrence l’Abbé, du côté des savants. [CNo] ; car je vous avoue que quand je vois des gens qui ne savent de ces deux 4 langues que ce qu’ils en ont appris au Collège, ou quelque peu davantage, je ne puis souffrir qu’ils aient la témérité de dire leur avis sur l’Éloquence ou sur la Poésie des Anciens.
L’Abbé
Si les gens dont vous parlez veulent porter leur jugement sur le style et sur la diction 6 Même si les deux termes sont proches et peuvent, dans certains contextes, être assimilés à la manière , le style (ou genus dicendi) relève plutôt de l’ elocutio , cet art de choisir et d’arranger les tropes et les figures ; la dictio est du côté de l’expression grammaticale – et dans les grammaires latines tardives, dictio peut même être traduit par terme de la phrase. Les qualités grammaticales (correction, pureté) sont alors souvent attribuées à la dictio , les qualités oratoires (élégance) et stylistiques (simplicité, médiocrité, grandeur) au style . La dictio est ainsi du côté de l’écrit, non de la déclamation. Pour un tel usage au XVIIe siècle, voir M. Charpentier, De l’excellence de la langue française (1683, vol. 2, p. 545, nous soulignons) : « Du moins voudrais-je qu’on me montrât dans leurs écrits cette élégance du style et cette pureté de diction qu’elle possède […]. » Pour une synthèse de ces définitions, voir au siècle suivant l’Encyclopédie, article « Élocution (Belles Lettres) », sous la plume de d’Alembert : « J’ai dit que l’ élocution avoit pour objet la diction & le style de l’orateur ; car il ne faut pas croire que ces deux mots soient synonymes : le dernier a une acception beaucoup plus étendue que le premier. Diction ne se dit proprement que des qualités générales & grammaticales du discours, & ces qualités sont au nombre de deux, la correction & la clarté . Elles sont indispensables dans quelqu’ouvrage que ce puisse être, soit d’éloquence, soit de tout autre genre ; l’étude de la langue & l’habitude d’écrire les donnent presqu’infailliblement, quand on cherche de bonne foi à les acquérir. Style au contraire se dit des qualités du discours, plus particulieres, plus difficiles & plus rares, qui marquent le génie & le talent de celui qui écrit ou qui parle : telles sont la propriété des termes, l’élégance, la facilité, la précision, l’élévation, la noblesse, l’harmonie, la convenance avec le sujet, &c . Nous n’ignorons pas néanmoins que les mots style & diction se prennent souvent l’un pour l’autre, sur-tout par les auteurs qui ne s’expriment pas sur ce sujet avec une exactitude rigoureuse ; mais la distinction que nous venons d’établir, ne nous paroît pas moins réelle. » [CNo] des Auteurs, ils ont grand tort ; mais s’ils ne s’attachent qu’aux choses, qu’aux sentiments, et qu’aux pensées, ils peuvent, ce me semble, en dire leur avis, et même ceux qui ne savent ni grec ni latin, pourvu qu’ils se servent des traductions excellentes que nous avons 7 Comment traduire ? Cicéron et plus tard Aulu-Gelle ont tous deux apporté une même réponse – laquelle fonde la conception rhétorique de la traduction aux XVIe et XVIIe siècles : respecter les res , adapter les verba à la langue de traduction. Ainsi le lecteur ne perdra ni le prix des res ni les vertus de l’ elocutio . Voir Cicéron, De Optimo genere oratorum [De la perfection oratoire ], 14 (trad. Ch. Appuhn, 1936) : « J'ai traduit du grec les deux beaux discours que prononcèrent l'un contre l'autre les deux plus grands orateurs d'Athènes, Eschine et Démosthène ; je les ai transposés, non en traducteur, mais en orateur : je n'ai rien changé à la pensée; mais pour la forme, je dirais la physionomie, j'ai employé des tours conformes à nos habitudes. Je n'ai pas cru nécessaire de traduire mot à mot, mais j'ai conservé à l'expression son caractère et sa force. Ce qu'il faut en effet, me semble-t-il, à mon lecteur, c'est non pas un nombre donné de mots, mais des mots ayant une valeur donnée. » Voir également Aulu-Gelle, Nuits attiques, 9, 9 (« Manière de traduire les Grecs »), en particulier 9, 9, 1-3 (trad. J.-P. Charpentier et M. Blanchet, 1919) : « Les savants ont coutume de dire que lorsqu'un écrivain cherche à s'approprier dans sa langue, ou bien traduire quelques passages remarquables des poètes grecs, il ne doit pas s'attacher à rendre mot pour mot, ni conserver scrupuleusement l'ordre qui se trouve dans l'original : car s'obstiner à faire peser dans un idiome étranger, comme malgré elles, les beautés d'un modèle, c'est, à coup sûr altérer les grâces et le mérite. » Pour une reprise de cette conception au XVIIe siècle, voir les préfaces et épîtres des traductions de Nicolas Perrot d’Ablancourt, pour qui le respect des res et l’adaptation rhétorique des verba est au fondement même de sa doctrine des « belles infidèles ». Le mouvement qui se dessine au XVIIe siècle, du côté des traducteurs philologues, en réaction aux traductions à la manière de Perrot d’Ablancourt validera une conception non plus rhétorique, mais grammaticale de la traduction. Perrault quant à lui est à l’opposé de ce virage épistémologique et reste fidèle à l’antique doctrine rhétorique. [CNo]. Voir Roger Zuber, Les « Belles Infidèles » et la formation du goût classique, Paris, A. Colin, 1968. Voir également Emmanuel Bury, « Théorie et pratique de la traduction chez les frères Perrault », Revue XVIIe siècle, 2014, n°264, PUF, p. 447-466. [BR] .
Le Président
Est-ce connaître les Auteurs que de ne les connaître que par des traductions, chaque langue n’a-t-elle pas ses grâces et ses élégances particulières qui ne peuvent passer dans une autre 8 Ici encore le Président parle comme Boileau qui partage avec Malherbe la conviction qu’on ne saurait bien écrire que dans sa langue maternelle (voir Racan, Vie de Malherbe, Œuvres complètes, éd. St. Macé, Paris, Champion, 2009, p. 932). Voir en particulier le Discours sur l’ode ( OC, p. 227), où Boileau défend Pindare contre les attaques de Perrault qui n’a pu le lire qu’en traduction alors que « les beautés de ce Poète sont extrêmement renfermées dans sa langue. » Voir aussi sur ce point la IXe Réflexion critique sur Longin. [DR]. La conception rhétorique de la traduction va à l’encontre de cette thèse, en affirmant que les qualités oratoires peuvent être transposées d’une langue à l’autre sans dommage. Voir supra note 7. [CNo] , surtout en Éloquence et en Poésie. Pour les Livres 5 qui traitent de science, et qui en traitent en style dogmatique 9 Le style dogmatique caractérise le genre didactique (discours visant à l’explication de la vérité), lequel est théorisé à la Renaissance depuis Agricola et Melanchthon. S’opposant à la chaleur et aux figures de la persuasion oratoire, il est marqué par le style simple de l’exposition. Voir par exemple B. Lamy, La rhétorique ou l’art de parler (1e éd. 1675, 5e éd. 1715), L. IV, ch. XV, « Quel doit être le style dogmatique ». [CNo] ; à la bonne heure, encore y a-t-il toujours du déchet dans une traduction, quelque bonne qu’elle puisse être.
L’Abbé
J’avoue qu’on a peine à bien juger d’un Poète Grec ou Latin sur une Traduction en Vers Français , qu’on ne peut, par exemple, juger sainement du mérite de Virgile sur la Traduction de M. l’Abbé de Marolles, qui est telle que vous savez 10 En 1673, Michel de Marolles publie Toutes les œuvres de Virgile traduites en vers françois. Divisées en deux parties. Dédiées au Roy (Paris, Jacques Langlois, 1673). [CBP] , ni même sur celle de M. de Segrais qui est très bonne et très belle 11 Traduction de l’Énéide de Virgile par Mr de Segrais, Paris, Claude Barbin, 1668. Un deuxième tome paraît en 1681 (Paris, Denis Thierry et Claude Barbin). [CBP] , parce que la contrainte du Vers oblige en mille endroits à altérer le sens et les pensées 12 C’est la position de Pierre-Daniel Huet dans le De interpretatione (1661) et d’ André Dacier qui traduit Horace en prose (Remarques critiques sur les œuvres d’Horace, avec une nouvelle traduction, Denis Thierry et Claude Barbin, 1681-1689). Anne Dacier résume efficacement le propos dans la préface de sa traduction, en prose, de l’ Iliade : « Oui je ne crains pas de le dire, et je pourrai le prouver, les poètes traduits en vers cessent d’être poètes » (L’Iliade d’Homère traduite en français avec des remarques, Paris, Rigaud, 1711, t.I, p. XXXIX). Ce n’est toutefois pas par scrupule philologique que l’ Abbé promeut la traduction en prose mais pour une meilleure compréhension du « sens » qu’il distingue du style. [CBP] , mais quand la Traduction est en Prose, et qu’elle a été faite par un habile homme, je soutiens qu’on y voit aussi bien les sentiments et les pensées de l’Auteur que dans ses propres paroles 13 C’est là la conception rhétorique de la traduction, qui prône le respect de l’ inventio et l’adaptation de l’ elocutio (c’est-à-dire de la diction et du style). Voir supra notes 6, 7 et 8. [CNo] . On apprend l’histoire du Siège de 6 Troie 14 Cette « histoire » est relatée dans l’ Iliade . [CBP] , les mœurs des Héros qui l’attaquent ou qui la défendent, les sentiments qu’Homère leur donne, les discours qu’il leur fait faire 15 L’ Abbé reprend certaines sections du chapitre consacré à Homère par Adrien Baillet dans les Jugements des savants sur les principaux ouvrages des auteurs (1685-1686) : après l’action, ce dernier aborde les mœurs et les caractères des personnages, puis les sentiments d’ Homère, ses pensées et ses sentences puis ensuite le style, l’expression du discours. (Jugements des savants sur les principaux ouvrages des auteurs, Paris, 1722, t. 3, p. 349-355). [CBP] , et généralement tout ce qui n’est point du style, et de la diction, on apprend dis-je toutes ces choses dans les traductions Latines ou Françaises de l’ Iliade , quoique peu élégantes aussi bien et aussi distinctement que dans le Grec original d’Homère 16 L’expression peut paraître provocante mais elle reprend bien l’argument des partisans d’une traduction fidèle au sens et des critiques et traducteurs d’ Homère (de Boileau à Dacier) témoignant de l’impossibilité de rendre compte fidèlement de l’expression d’ Homère, de son style. Même Anne Dacier, lectrice passionnée d’ Homère dont elle vante la force poétique, ne pourra que concéder que, pour une traduction, « il y a des beautés supérieures à celles de l’expression » (L’ Iliade , « Préface », éd. citée, p. XXXV) et que pour bien « faire entendre Homère », elle opte pour une traduction en prose : « ce qu’ Homère a pensé et dit, quoique rendu plus simplement et moins poétiquement qu’il ne l’a dit vaut certainement mieux que tout ce qu’on est forcé de lui prêter en le traduisant en vers » ( Ibid., p. XXXVIII). [CBP] . Pour les Auteurs en Prose ce que je dis est encore plus certain, et plus évident, on entend aussi bien les Dialogues de Platon dans la Traduction de M. de Maucroix. que dans le texte de Platon même, et je puis dire qu’ils n’ont pas moins de beauté dans le Français que dans le Grec 17 C’est au tome II des Ouvrages de prose et de poésie des sieurs de Maucroy et de La Fontaine (Paris, Barbin, 1685) que Maucroix donne la traduction de trois dialogues de Platon, l' Euthyphron , l' Hyppias et l' Euthydème sous le titre : Traduction des Philippiques de Démosthène, d'une des Verrines de Cicéron, avec l'Eutiphron, l'Hyppias du Beau, et l'Euthidemus de Platon, par M. de Maucroy . [CNo] . Comme chaque Langue a ses grâces et ses élégances particulières ainsi que vous l’avez remarqué, et que la Langue Française ne le cède de ce côté-là à pas une autre 18 Sur l’excellence et la supériorité de la langue française voir D. Bouhours, Entretiens d’Ariste et d’Eugène [1671], second entretien « Sur la langue française », éd. B. Beugnot et G. Declercq, Paris, Champion, 2003. G. Siouffi a donné toute la mesure de cet imaginaire linguistique dominant à l’époque de Boileau dans son ouvrage Le Génie de la langue française. Études sur les structures imaginaires de la description linguistique à l’Âge classique, Paris, Champion, 2010. Boileau reprend l’idée d’un « génie de la langue française » qui sous-tend sa conception de la poésie, voir en particulier la VIIe Réflexion critique sur Longin, OC, p. 524. [DR] , ainsi que le prouve très bien l’excellent Livre que M. Charpentier nous a 7 donné sur cette matière 19 Il s’agit du traité de François Charpentier, De l’excellence de la langue française (Paris, 1683). Perrault mobilise habilement un acteur du parti moderne pour illustrer cette thèse fondamentale que ne traverse pas le clivage entre Anciens et Modernes. Charpentier est la cible régulière de Boileau dans ses épigrammes et dans le Discours sur le style des inscriptions. [DR] , on ne doit pas s’étonner que M. de Maucroix ait su trouver dans le Français les mêmes grâces et le même sel qui se rencontrent dans le Grec 20 Dans l’Épître conjointe aux deux tomes des Ouvrages de prose et de poésie des sieurs de Maucroy et de La Fontaine (op. cit. , t. I, n.p.), La Fontaine écrit ceci au sujet des trois auteurs traduits par Maucroix (Platon, Démosthène, Cicéron) : « De la façon que le Traducteur les a rendus, il vous sera facile d’y remarquer trois différents caractères, tous trois si beaux qu’en tout l’Empire de l’Éloquence lequel est d’une si grande étendue il n’y en a point qu’on leur puisse comparer » ; et sur Platon lui-même, La Fontaine ajoute ceci dans l’Avertissement (ibid. , t. I, n.p.) : « Les circonstances du Dialogue, les caractères des personnages, les interlocutions et les bienséances, le style élégant et noble, et qui tient en quelque façon de la poésie, toutes ces choses si rencontrent en un tel degré d’excellence que la manière de raisonner n’a plus rien qui choque : on se laisse amuser insensiblement comme par une espèce de charme. » [CNo] . Tout le monde convient que Perrot d'Ablancourt nous a donné les Dialogues de Lucien aussi aimables dans notre Langue que dans leur Langue naturelle 21 Perrot d'Ablancourt a traduit Lucien en 1654. Ménage aurait qualifié ses traductions d’auteurs anciens de « belles infidèles » en raison des libertés qu’il prenait avec l’original. Voir sur ce point R. Zuber, Les « Belles infidèles » et la formation du goût classique, Paris, Albin Michel, 1995. [DR] Sur l’appropriation galante de Lucien par Perrot d'Ablancourt, voir Emmanuel Bury, « Variations galantes sur la satire philosophique : le Lucien de Perrot d’Ablancourt (1654) », Revue XVIIe siècle, 2020, n°286, PUF, p. 87-98. [BR] . Longin n’a rien perdu en passant par les mains de M. Despréaux 22 Boileau a publié sa traduction du Traité du sublime du Pseudo-Longin en 1674. Lorsque Perrault formule ce type de compliment à son adversaire direct, il adopte la stratégie qui consiste à l’annexer lui-même au rang des auteurs modernes capables de rivaliser avec les textes antiques. Dans la « Lettre à M. Despréaux, en lui envoyant le présent livre », placée à la fin du tome III du Parallèle , Perrault insiste sur la pertinence de son argumentation en valorisant Boileau par rapport à Horace. [DR] , et je trouve que l’ Oraison 23 Ici plaidoyer. [CNe]. Oraison est la translation francisée de l’ oratio latine (litt., discours). C’est le terme oratio qui est en tête de tous les discours de Cicéron dans les éditions latines depuis la Renaissance. [CNo] pour le Poète Archias n’est pas moins éloquente ni même moins nombreuse 24 Furetière : « signifie aussi agréable à l’oreille, harmonieux », en liaison avec cette partie de l'elocutio consacrée à l'arrangement des nombres dans la prose périodique. [DR][CNo] dans la Traduction de Patru que dans l’Original de Cicéron 25 Voir Huit Oraisons de Cicéron , Paris, Jean Camusat, 1638 (nombreuses rééditions) : l’ Oraison de Cicéron pour le poète Archias (ibid. , p. 113-133), publiée anonymement comme les sept autres discours, est attribuée à Olivier Patru (1604-1681). [CNo] . Je vais vous avancer un Paradoxe encore plus surprenant, et aussi véritable, c’est que si l’on était bien libre de toute prévention on trouverait qu’il y a souvent plus d’avantage à lire les Auteurs Latins dans une bonne Traduction que dans leur propre Langue.
Le Président
Cela peut être vrai à l’égard de ceux qui n’entendent pas bien le 8 Latin, mais pour toutes les personnes qui le possèdent parfaitement cela n’a aucun fondement ni aucune vraisemblance.
L’Abbé
Je dis que cela est vrai à l’égard même des plus habiles, il est certain que nous ignorons la manière dont le Latin doit être prononcé 26 C’est un lieu commun dès la Renaissance que de reconnaître la différence des prononciations nationales concernant la restitution du latin. Nous renverrons à l’anecdote rapportée par Érasme en 1528 (Œuvres choisies, trad. J. Chomarat, Paris, Librairie générale française, 1991, p. 920-921), à propos d’un « Français, natif du Mans » : « Il prononça un discours qui avait été composé, je crois, par un Italien et n’était pas en mauvais latin, mais avec un accent si français que quelques savants italiens qui se trouvaient là crurent qu’il parlait en français et non en latin. » Même remarque presque deux siècles plus tard (1722), sous la plume de Saint-Simon (Mémoires, Paris, Gallimard, t. VII, 1961, p. 98) : « Nous parlions latin, l’aîné [des neveux de l’archevêque espagnol auquel il rend visite], quoique inquisiteur, croyant que je lui parlais une autre langue qu’il n’entendait pas, me pria de me servir avec lui de la latine. C’est que nous autres, Français, prononçons le latin tout autrement que les Espagnols, les Italiens et les Allemands. » Les doctes se partagèrent entre les tenants d’une restitution correcte universelle (au premier rang desquelles Érasme et la réforme qu’il introduit dans son De recta latini graecique sermonis pronunciatione (1e éd. 1528), réforme portée en France par Ramus ; et les tenants du latin, langue morte, autorisant toutes les déclinaisons nationales (voir par exemple Gasparus Scioppius, De orthopeia seu recta litterarum latinarum pronunciatione, dans sa Grammatica philosophica, 1e éd. Milan, 1628 ou Johannes Caselius, Libellus novus de pronunciatione, 1e éd. Goslar, 1635). Sur ce sujet, voir l’article fondateur de F. Waquet, « Parler latin dans l'Europe moderne. L'épreuve de la prononciation », Mélanges de l'École française de Rome. Italie et Méditerranée, tome 108, n°1, 1996, p. 265-279 ; repris dans id. , Le latin ou l’empire d’un signe, 16e-20e siècles, Paris, Albin Michel, 1998. [CNo] , et qu’en le prononçant mal nous sommes privés de la grâce de sa prononciation naturelle dans laquelle et pour laquelle il a été fait ; nous le défigurons de telle sorte que si des Anciens Romains nous écoutaient ils ne pourraient pas nous souffrir, j’ose dire même qu’ils ne nous entendraient pas comme nous ne les entendrions pas aussi, s’ils le prononçaient à leur manière, cela n’est pas difficile à croire puisque nous prononçons le Latin comme il est écrit, et qu’il n’y a point de Langue qui ne se prononce différemment de ce qu’elle est écrite 27 Le Dictionnaire de l’Académie française dira de même dans sa Préface (Paris, Coignard, 1694, t. I, n.p.) : « […] il faut que l’écriture représente la prononciation. Mais cette maxime n’est pas absolument véritable […]. Il en était de même dans la langue latine où l’on écrivait souvent des lettres qui ne se prononçaient point. Je ne veux pas, dit Cicéron, qu’en prononçant on fasse sonner toutes les lettres avec une affectation dégoûtante. Nolo exprimi litteras putidius (3. de Oratore ). » [CNo] , nous 9 prononçons Cicero, ils prononçaient Quiquero, nous disons Lucullus, ils disaient Loucoullous, ils mangeaient toutes les m finales et toutes les voyelles 28 Annotation en cours. devant d’autres voyelles, et au lieu que nous lisons monstrum , horrendum, informe, ingens, ils lisaient monstr, horend, inform, ingens, ils mugissaient en quelque sorte en prononçant l’m, et même cette lettre avait le nom de mugissante 29 Sur le premier exemple, voir G. Scioppius, op. cit. (l’exemple de Quiquero est p. 170), voir note 26 ; sur la prononciation du Ki chez les « vieux Romains », voir la 1e remarque de G. Ménage qui ouvre ses Observations sur la langue française (Paris, Barbin, 1672, p. 1). La méthode latine de Port-Royal reprend quant à elle les mêmes remarques, mais avec d’autres exemples (C. Lancelot, Nouvelle Méthode pour apprendre facilement et en peu de temps la langue latine, 5e éd. « revue et corrigée de nouveau », Paris, Pierre Le Petit, 1656) : voir p. 683 pour la prononciation du u ; p. 689 pour le c ; p. 695 pour le m , «mugientem litteram » ; pour l’élision du m final avant voyelle (ou ecthlipsis), voir p.781 et p. 827. [CNo] . Il y a encore une infinité d’autres différences entre leur prononciation et la nôtre qui changeaient extraordinairement le discours de ce qu’il est prononcé à notre manière I Variante 1693 : Il y a encore une infinité d’autres changements dans la prononciation qui rendaient leur discours tout différent de ce qu’il est, prononcé à notre manière [DR] ; je dis donc que quand un Traducteur a l’habileté de bien prendre les pensées d’un Auteur, et de les rendre mot pour mot, ou par des expressions équivalentes, et qu’il sait leur donner les grâces du Français en la place de celle du Latin, sa Traduction doit souvent plaire davantage que l’original même qui ne peut plus venir à nous avec les beau10 tés de sa prononciation naturelle, car comme ce changement va quelquefois à nous faire prononcer plusieurs syllabes qui se supprimaient par les Latins, nous allongeons mal à propos des membres de période et leur ôtons par là et leur nombre et leur harmonie 30 Deux procédés d’élision sont repérés dans la prononciation des vers et des périodes : l’élision du m final avant voyelle (ou ecthlipsis : voir immédiatement supra) et l’élision d’une voyelle ou une diphtongue finale avant voyelle (ou synalèphe : voir C. Lancelot, Nouvelle Méthode…, op. cit. , p. 828 sq.). [CNo] . Pour ce qui est du sens du discours, des pensées qu’il renferme, des figures dont il est orné, de la suite du raisonnement, et de l’économie de l’ouvrage, en un mot de ce qui forme le corps de l’éloquence 31 Le « corps de l’éloquence » : non au sens strict d’ elocutio , mais au sens large d’art de parler ; en effet, si « les figures dont [le discours] est orné » relèvent bien de l’ elocutio , « les pensées qu’il renferme » relèvent de l’ inventio ; « la suite du raisonnement » (l’ordre des arguments) et « l’économie de l’ouvrage » relèvent de la dispositio . [CNo] , toutes ces choses se voient mieux et se font mieux sentir dans une excellente Traduction que dans l’Original . En voici la raison, quelque bien II Variante 1693 : En voici la raison. Quelque bien [DR] qu’on sache le latin on entend encore mieux le Français, il faut que celui qui lit un ouvrage Latin mette malgré qu’il en ait une partie de son attention à se le traduire à lui-même, au lieu que celui qui lit une Traduction emploie toute son attention à bien comprendre le sens de ce qu’il lit, 11 et à en remarquer l’ordre, la suite, et la distribution ; si cette différence est sensible dans les Auteurs Latins les plus aisés, combien l’est-elle davantage dans les Auteurs Grecs les plus obscurs et les plus difficiles 32 Sur la faible maîtrise du grec à l’époque moderne, voir J.-C. Saladin, La Bataille du grec à la Renaissance, Paris, Les Belles Lettres, 2000 ; Ch. Noille-Clauzade, L’Éloquence du Sage. Platonisme et rhétorique dans la seconde moitié du XVIIe siècle, Paris, Honoré Champion, 2004. [CNo] . Il n’y a que la vanité de faire croire que les Langues étrangères nous sont aussi connues et aussi familières que la nôtre, qui nous empêche d’en demeurer d’accord. On peut ajouter que comme il y a plusieurs endroits dans un Auteur un peu difficile qui peuvent recevoir divers sens, et que de ces sens il y en a un meilleur que les autres, et même qui est le seul véritable 33 Cette norme du « sens véritable » est en relation étroite, dans la doctrine stylistique de la première modernité, avec la norme de l’expression unique qui le traduit (voir La Bruyère, Les Caractères , « Des ouvrages de l’esprit », §.17, 1688 : « Entre toutes les différentes expressions qui peuvent rendre une seule de nos pensées, il n’y en a qu’une qui soit la bonne. On ne la rencontre pas toujours en parlant ou en écrivant ; il est vrai néanmoins qu’elle existe, que tout ce qui ne l’est point est faible, et ne satisfait point un homme d’esprit qui veut se faire entendre »). Mais l’expression « sens véritable » est habituelle surtout dans le contexte de l’herméneutique juridique et des conflits d’interprétation entre le littéral et l’intentionnel : en particulier dans les polémiques théologiques, avec la distinction entre le droit et le fait appliquée au livre de Jansénius, ou encore la distinction entre le sens intentionnel et le « sens véritable » dans la querelle sur le quiétisme. On se reportera à cette remarque cardinale de Fénelon (Réponse à la Relation sur le quiétisme, 1698, éd. J. Le Brun, Paris, Gallimard, t. I, 1983, p. 1130) : « Le sens d’un livre n’est pas toujours le sens ou intention de l’auteur. Le sens du livre est celui qui se présente naturellement, en examinant tout le texte. […] Cette distinction est très différente de celle du fait et du droit, qui a fait tant de bruit en ce siècle. Le sens qui se présente naturellement, et que j’ai nommé sensus obvius en y ajoutant naturalise , est, selon moi, le sens véritable, propre, naturel et unique des livres pris dans toute la suite du texte, et dans la juste valeur des termes. » [CNo] , on n’est pas si sûr de l’attraper, et d’y entrer aussi juste, qu’un excellent Traducteur, qui avant que de prendre parti a consulté tous les Commentateurs et tous les Interprètes qui ont travaillé avant lui sur la même matière 34 Premières des remarques que Perrault consacre à la dévalorisation des philologues humanistes, dont le travail d’édition et de traduction des anciens s’accompagne, depuis la Renaissance, d’un lourd apparat d’annotations, visant à légitimer le sens promu comme étant le sens véritable. Sur la lourdeur des commentaires, voir par exemple les dix tomes qu’André Dacier consacre à Horace (Remarques critiques sur les Œuvres d’Horace, avec une nouvelle traduction, Paris, Denys Thierry et Claude Barbin, 1681-1689) ; voir également la description que Dacier fait lui-même des commentateurs l’ayant précédé, ibid. , t. I, 1681, Préface, n.p. : « Enfin, le lecteur sera averti, que je n’ai pas toujours rapporté les différents sentiments des interprètes sur tous les passages d’Horace : il aurait fallu plusieurs volumes, dont l’on aurait été fort mal satisfait. » [CNo] ; on peut encore faire cette réflexion que comme un Traducteur entend beaucoup mieux 12 un Ouvrage après s’être donné la peine de le traduire qu’il ne l’a entendu à la première lecture qu’il en a faite, on a le même avantage que lui en se servant de sa Traduction.
Le Président
Vous direz tout ce qu’il vous plaira, mais vous ne me persuaderez jamais qu’un homme qui n’entend pas le Grec puisse juger de l’Éloquence d’Isocrate ou de Démosthène 35 Question déjà abordée par René Rapin dans Les Comparaisons des grands hommes de l’antiquité (Paris, Muguet, 1684, t. I, « La comparaison de Démosthène et de Cicéron »), lequel plaidait pour la supériorité de la langue originale sur la traduction. Voir ibid. , p. 74 : « La dernière difficulté serait de satisfaire aux Critiques en leur donnant un parallèle des plus beaux endroits des oraisons de Démosthène avec ceux de Cicéron […]. À quoi je réponds trois choses. Premièrement […]. Secondement, que quand on aurait trouvé les expédients pour en convenir, il faudrait traduire en notre langue ces endroits choisis, pour en faire la comparaison juste, ou les laisser chacun dans leur langue : et l’un et l’autre a ses inconvénients. Car comme chaque langue a son caractère, et une beauté qui lui est propre, et qui ne peut se traduire, il serait assez difficile de faire justice aux deux langues en particulier par la traduction : et ce serait en quelque manière dépouiller Démosthène et Cicéron de leur grandeur, que de les faire parler français. » Sur la tradition des comparaisons de Démosthène avec des orateurs grecs (Isocrate, mais aussi Platon, Lysias, Thucydide…), voir le Démosthène de Denys d'Halicarnasse (Opuscules rhétoriques, t. II, trad. G. Aujac, Paris, Belles Lettres, 1988). [CNo] .
L’Abbé
Je ne vois rien qui l’en empêche. Il ne pourra pas à la vérité porter son jugement sur la beauté et sur la pureté de leur style, mais il jugera fort bien de leurs pensées, de leurs raisonnements, de l’ordre, et de l’économie de leurs Ouvrages, car il y a grande différence, entre juger d’un Auteur Grec, ou juger du Grec d’un Auteur, entre juger de son Éloquence, ou juger de son élégance 36 Perrault distingue ici entre les différents niveaux de la rhétorique : ce qui relève de l’ inventio (« les pensées », « les raisonnements ») et de la dispositio (« l’ordre », « l’économie de leurs ouvrages ») est transposé d’une langue à l’autre ; ce qui relève de l’ elocutio (« l’élégance ») varie selon les langues. Toute la difficulté de la formule de Perrault tient à son usage du terme « éloquence », dont il ne fait pas la transposition française du latin elocutio , mais qu’il entend au sens d’art de parler. On trouve déjà mentionnée la possibilité de cette extension sémantique dans L’Orateur de Cicéron (Orator , 19.61, nous soulignons) : « Sed iam illius perfecti oratoris et summae eloquentiae species exprimenda est. Quem hoc uno excellere (id est oratione), cetera in eo latere indicat nomen ipsum; non enim inuentor aut compositor aut actor qui haec complexus est omnia, sed et Graece ab eloquendo rhetor et Latine eloquens dictus est » ; trad. A. C. T. Savalète, 1840 : « Mais arrêtons enfin les traits de cet orateur accompli, de cette éloquence souveraine. L'éloquence est tout entière, le mot l'indique assez, dans l'élocution, où le reste se trouve implicitement. Invention, disposition, action, aucun de ces termes ne répond à cet ensemble que suppose, chez les Grecs, le mot Rhéteur, et, chez nous, le mot éloquent, habile à parler. » Pour un semblable usage englobant du mot éloquence au XVIIe siècle, voir par exemple B. Lamy, La Rhétorique ou l’art de parler (1e éd. Paris, Pralard, 1675, Préface) : « […] l’art de parler est très utile, et d’un usage fort étendu. […] Dans la philosophie même, quelque austère qu’elle soit, on y veut de la politesse. Ce n’est pas sans raison car, comme je crois l’avoir dit ailleurs, l’éloquence est dans les sciences ce que le soleil est dans le monde. » [CNo] . Un homme qui n’a lu les Dialogues 13 de Lucien que dans la traduction de M. Perrot d'Ablancourt ne peut pas juger si le style de l’original est bien attique 37 Voir Lucien, de la traduction de N. Perrot Sr d'Ablancourt , Paris, Courbé, 1654, principalement composé des dialogues de Lucien. [CNo] , ou s’il ne l’est pas, mais il peut fort bien dire que cet Auteur traite ses matières avec beaucoup d’esprit et de délicatesse, qu’il est ingénieux et agréable, et quand il parle de la sorte on n’est point en droit de lui dire que faute de l’avoir lu dans le grec c’est une témérité à lui de porter un jugement semblable, parce qu’il ne s’agit pas là du grec de Lucien, dont il n’entreprend pas de juger, mais de l’esprit, du sens, et de la raison de Lucien qu’il connaît plus nettement, et qu’il a pénétré davantage dans la traduction dont il s’est servi, que beaucoup de Savants n’ont fait en lisant le grec original, parce qu’il a entendu Lucien comme Perrot d'Ablancourt, et que ces Savants ne l’ont pas entendu aussi bien que cet excellent traducteur.
14Le Président
Il y a mille beautés dans le grec de Lucien, que Perrot d'Ablancourt tout habile qu’il était n’a pu faire passer dans le Français.
L’Abbé
Ce que je viens de dire est si raisonnable qu’il n’est pas que vous n’en conveniez au fond du cœur, mais vous soutenez le contraire afin d’exclure par là une infinité de gens d’esprit de porter leur jugement sur la question que nous agitons, ce qui est très injuste. Et en effet parce que des hommes de bon sens, et de bon esprit se seront trouvés capables de plusieurs emplois considérables qui ont occupé utilement les plus belles années de leur vie, et qui les ont empêchés d’apprendre parfaitement le Grec et le Latin ; partage ordinaire de ceux qui ne peuvent faire rien de mieux, est-il raisonnable de leur défendre de dire leur sentiment sur 15 les ouvrages des Anciens, après les avoir lus et relus dans d’excellentes traductions, vous ne pouvez consentir à cette injustice que parce que vous sentez bien qu’ils n’ont pu voir les pauvretés et les misères de la plupart de ces fameux Auteurs sans avoir été effrayés, et vous voulez n’admettre pour Juges compétents que ceux qui entendent parfaitement le grec et le latin, parce qu’ils ne manqueront pas de crier tous miracle sur les beautés inexprimables de ces Auteurs, pour faire envier le bonheur qu’ils ont de les lire et de les entendre en leur propre langue.
Le Chevalier
Je ne doute point de cette politique ; cependant il est vrai qu’il y en a beaucoup qui le disent comme ils le pensent. La joie qu’ils ont de percer diverses obscurités qui leur semblaient d’abord impénétrables, d’y entrevoir quelque sorte de raison, et même quelquefois des choses aussi 16 finement dites, qu’on les dit aujourd’hui, leur fait regarder comme des trésors, ce qui ne leur semblerait que trivial et commun dans les Modernes, où ils l’entendraient sans peine et sans étude ; ils ressemblent à ces mères qui aiment plus tendrement ceux de leurs enfants qui leur ont donné le plus de peine à élever, quoique malsains et mal tournés, ou à ces chasseurs qui trouvent plus de goût à une grive maigre et sèche qu’ils ont rapportée de leur chasse qu’à tout l’excellent gibier que le Rôtisseur aura fourni dans un repas magnifique.
Le Président
Ces comparaisons sont ingénieuses 38 Furetière : « Ingénieux : qui a de l’esprit, ou ce qui est fait avec esprit. » Un exemple donné à l’article « ingénieusement » souligne la connotation possiblement péjorative du terme : « Cet Auteur raisonne plus ingénieusement que solidement. » Voir sur ce point Bouhours, La Manière de bien penser dans les ouvrages d’esprit [1687] : « Concluons enfin de tout ce que nous avons dit, que la raison est d’elle-même ennemie du faux, et que ceux qui veulent penser juste, doivent imiter les grands Peintres, qui donnent de la vérité à tous leurs ouvrages ; ou plutôt suivre la nature sur laquelle les peintres se règlent. De là vient aussi que les comparaisons bien choisies et tirées de la nature fondent toujours des pensées très raisonnables », reprod. éd. Paris, F. Delaulne, 1705, annotation de S. Guellouz, Université de Toulouse-le-Mirail, 1988, p. 69-70. [DR] , mais elles ne renverseront pas ce principe incontestable, qu’il est impossible de bien juger des choses que l’on ne connaît pas parfaitement. Je puis vous en fournir une preuve bien convaincante dans le refus que fait Plutarque de dire son avis sur l’élo17 quence de Cicéron, parce dit-il, qu’il ne savait pas assez bien le latin pour en juger 39 Au début de sa Vie de Démosthène, Plutarque écrit : « Moi qui suis habitant en une petite ville […], pendant que j’étais en Italie, et dedans Rome, n’ai pas eu le loisir d’étudier et de m’exerciter en la langue Latine, tant pour l’occupation des affaires que j’avais lors en main, que pour satisfaire à ceux qui me hantaient pour apprendre de moi la Philosophie : tellement que bien tard, étant déjà fort avant au décours de mon âge, j’ai commencé à prendre en main les livres Latins : en quoi il m’est advenu une chose étrange, mais véritable néanmoins, c’est que je n’ai pas tant appris ni tant entendu les choses par les paroles, comme par quelque usage et connaissance que j’avais des choses, je suis venu à entendre aucunement les paroles. Mais au demeurant, de savoir bien goûter en quoi gît la beauté de la langue Romaine, ou la parler promptement, ou bien d’entendre les figures, translations et belles liaisons de simples dictions les unes avec les autres, qui ornent et embellissent le langage, je pense bien que ce soit une belle chose et bien délectable, mais aussi requiert elle une longue et laborieuse exercitation, convenable à ceux qui ont plus de loisir que je n’ai, et qui sont encore en âge pour vaquer à telles gentillesses. Pourtant en ce présent livre, qui est le cinquième de l’œuvre, où j’ai entrepris de comparer les vies des hommes illustres, l’une avec l’autre, ayant pris à écrire celles de Démosthène et de Cicéron, nous considérerons, et examinerons quelles ont été leur nature, leurs mœurs et leurs conditions, par leurs faicts et leurs actions en l’entremise du gouvernement de la chose publique, sans autrement conférer leurs écrits et leurs œuvres d’éloquence, ni définir lequel des deux est le plus véhément en son dire, ou le plus doux en son parler. » [DR] .
L’Abbé
J’ai deux réponses à faire là-dessus. La première que les ouvrages de Cicéron n’étaient pas traduits en grec, et qu’ainsi Plutarque n’est pas dans le cas dont il s’agit. La seconde qu’encore que Plutarque ait pu savoir assez de latin pour bien juger de l’éloquence de Cicéron, comme je n’en doute pas. Il III Variante 1693 : comme je n’en doute pas, il n’a pas voulu… [DR] n’a pas voulu s’expliquer là-dessus de peur d’être obligé de donner l’avantage à Cicéron sur Démosthène son compatriote 40 Plutarque fait se succéder les vies parallèles de Démosthène et de Cicéron, puis une comparaison entre les deux qui, dans ses premières lignes, choisir de « laiss[er] à part la comparaison de la similitude ou différence de l’éloquence qui est en leurs oraisons ». trad. Amyot, 1565. [DR] .
Le Président
Encore une fois on ne peut bien juger des choses qu’on ne connaît pas parfaitement.
L’Abbé
Puisque vous le prenez sur ce ton18 -là, je soutiens que vous, ni moi, ni qui que ce soit au monde, n’est en état de bien juger d’aucun Auteur grec ni latin.
Le Président
Pourquoi cela ?
L’Abbé
C’est que ni vous, ni moi ni quelque autre homme que ce puisse être n’entend parfaitement ces deux langues.
Le Chevalier
Voilà un paradoxe dont l’Université ne s’accommoderait pas 41 Plaisanterie sur l’une des compétences de l’Université, à savoir celle de condamner et censurer, après débats contradictoires en forme, des propositions extraites d’ouvrages relatives au champ de compétence d’une des Facultés, et contre lesquels des membres de la faculté concernée ont initié une démarche de contestation. Un épisode servira d’exemple, pris dans la grande bataille du jansénisme, laquelle s’est livrée sur plusieurs fronts (papal, royal, universitaire…). Après la grande bulle papale de mai 1653 qui condamnait les cinq propositions de Jansenius, le débat reprit au sein de l’Université de Paris en novembre 1655, à partir d’un nouvel écrit d’Antoine Arnauld, sa Seconde lettre à un duc et pair (10 juillet 1655). Une proposition – en forme de paradoxe – fut en particulier incriminée dans les requêtes : « les Pères nous montrent, en la personne de saint Pierre, un juste à qui la grâce, sans laquelle on ne peut rien, a manqué dans une occasion où l’on ne peut pas dire qu’il n’ait pas péché. » Pour les requérants, c’était là reprendre une des cinq propositions condamnées par le souverain pontife, « La grâce quelquefois manque au juste pour accomplir les commandements de Dieu ». Les débats contradictoires, longs et nourris, se prolongèrent jusqu’au 31 janvier 1656, jour où la condamnation du fait et du droit fut votée à la Faculté de théologie : les thèses d’Arnauld relatives à la question de fait, parce qu’elles étaient « téméraires, scandaleuses, injurieuses […] » ; les thèses relatives au point de droit, parce qu’elles étaient « téméraires, impies, blasphématoires et hérétiques » (Ch. Jourdain, Histoire de l’Université de Paris au XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, Hachette, 1867, p. 197-198). [CNo] .
L’Abbé
Ce qu’il y a d’habiles gens dans l’Université en conviendront, car enfin y en a-t-il un seul qui puisse nous dire en quoi consiste la Patavinité 42 Patavinité : « Latinité provinciale qui était propre aux habitants de Padoue (en latin Patavinum), et que des critiques croyaient reconnaître dans le style de Tite-Live. […] Par extension, provincialisme en général. » (Littré). Ainsi le mot « patavinitas », sans doute forgé par un auteur jaloux de Tite-Live (selon Quintilien, Institution oratoire , VIII, 1, 1-3, il s’agirait d’Asinus Pollion) peut se comprendre comme l’antonyme d’« urbanitas ». [BR]. Sur les débats, depuis l’Antiquité, relatifs à l’idiolecte padouan dans la langue de Tite Live, voir l’entrée Patavinité dans l’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers (1751-1772) : « PATAVINITÉ, s. f. (Belles-Lettres.) Chez les critiques, c’est une faute qu’on reproche à Tite-Live, & qu’il a tirée de Padoue sa patrie, qu’on appelloit autrefois Patavium . Asinius Pollion, comme nous l’apprend Quintilien [1.5.56], a taxé Tite-Live de patavinité . Les critiques se sont donné des peines infinies pour découvrir en quoi consistoit cette patavinité . Paul Beni [Paolo Beni : 1552-1625], professeur d’Eloquence dans l’université de Padoue, croit que ce mot doit s’entendre du penchant que cet historien avoit pour le parti de Pompée [De Historia conscribenda libri IV, Venise, 1614]. Mais Pollio lui auroit-il reproché un penchant dont il n’étoit pas exempt lui-même ? Pignorius [Lorenzo Pignoria : 1571-1631] pense que la patavinité consiste en ce que Tite-Live a retenu l’orthographe vicieuse de ses compatriotes de Padoue, qui écrivoient sibe & quase pour sibi & quasi : ce qu’il prouve par plusieurs anciennes inscriptions [Le origini di Padova , Padoue, 1625]. Le P. Rapin regarde la patavinité comme une mauvaise prononciation qui choquoit les oreilles délicates de ceux qui étoient à la cour d’Auguste, & qui sentoit la province [Les Comparaisons des grands hommes de l’antiquité , Paris, Muguet, 1684, t. I, « Comparaison de Thucydide et de Tite Live », ch. VI, p. 132]. Morhof croit que c’étoit une certaine tournure de style, & quelques phrases particulieres aux Padouans [De Patavinitate Liviana Liber , Kiel, 1685]. Tout ce que nous en savons de certain, c’est que c’étoit une faute de langage reprochée à Tite-Live, mais non un défaut de sentiment ou de mœurs. Très-probablement c’est une de ces délicatesses qui sont perdues dans une langue morte. M. Balzac ne pouvoit pas mieux rendre son radoteur ridicule, qu’en supposant qu’il se glorifioit d’avoir découvert ce que c’étoit que la patavinité reprochée à Tite-Live par Pollion [Le Barbon , Paris, Augustin Courbé, 1648, p. 76]. Dan. Georg. Mothof a fait un traité intitulé, de patavinitate liviana, imprimé à Kiel en 1685, ou il explique doctement l’urbanité & la péregrinité de la langue latine [op. cit. ]. Pollion, dit M. Rollin, prétendoit découvrir dans le style de Tite-Live de la patavinité , c’est-à-dire apparemment quelques termes ou quelques tours qui sentoient la province. Il se peut faire qu’un homme né & élevé à Padoue eût conservé, s’il est permis de parler ainsi, un goût de terroir, & qu’il n’eût pas toute cette finesse, cette delicatesse de l’ urbanité romaine , qui ne se communiquoit pas à des etrangers aussi facilement que le droit de bourgeoisie ; mais c’est ce que nous ne pouvons pas appercevoir ni sentir. Hist. anc. tom. XII. p. 300 [Histoire ancienne, Paris, Vve Estienne, 1738, t. XII, p. 290-201]. » [CNo] de Tite-Live, et la Mellifluité 43 Sur la douceur d’Hérodote et l’image de la fluence , voir Quintilien, Institution oratoire, 9.4.18, nous soulignons : « In Herodoto uero cum omnia, ut ego quidem sentio, leniter fluunt , tum ipsa dialectos habet eam iucunditatem ut latentes in se numeros complexa uideatur » (« Pour Hérodote, outre que tout chez lui me paraît couler doucement , le dialecte dont il s'est servi a par lui-même une certaine grâce, qui semble ne pouvoir venir que d'un rythme caché », trad. L. Baudet, 1842). [CNo] d’Hérodote, choses néanmoins qu’ils devraient sentir, si leur habileté était 19 parfaite. J’ai ouï dire à un grand personnage que si un Romain du temps de Cicéron avait entendu déclamer Muret le premier homme de son siècle pour la belle latinité 44 Réputation de latinité attachée à l’humaniste Marc Antoine Muret (1526-1585), que l’on retrouve par exemple sous la plume de Rapin (Réflexions sur la poétique d’Aristote et sur les ouvrages des poètes anciens et modernes, Paris, Muguet, 1674, p. 238), lequel parle de « l’attachement trop scrupuleux qu’[il a] à la latinité ». Voir surtout la remarque célèbre des Scaligerana (1e éd. 1666, p. 237) : « Mureto nullus fuit post Ciceronem qui expeditius loqueretur et scriberet Romane », « Après Cicéron, il n’y a personne qui parle mieux latin que Muret » (selon une traduction parue à Cologne en 1695). Un René Rapin pourra alors écrire dans ses Réflexions sur l’éloquence, la poétique l’histoire et et la philosophie (Paris, F. Muguet, 1684, t. II, §. XVIII-XIX, p. 53-54) : « un Jérôme Savonarole dans Florence, un Louis de Grenade dans Séville, et un Delingendes dans Paris [faisaient] autrefois trembler leurs auditoires tout entiers […]. Le plus excellent génie de tous pour la Chaire est le pathétique, parce qu’il touche, et qu’il remue tous les ressorts de l’âme. » L’heure n’a pas encore sonné de la querelle de l’éloquence sacrée (1694-1707), qui verra un Goibaud du Bois, dénoncer, au profit du seul raisonnement, les pouvoirs de l’imagination, du pathos et des figures dans la pratique de la prédication ; et un Antoine Arnauld lutter pour sauver, avec les droits du pathos, l’ensemble de la rhétorique humaniste. [CNo] , il se serait tenu les côtés de rire à tous moments, parce qu’à tous moments il aurait ouï quelque mot hors de son sens naturel, ou quelque phrase bigearement 45 « Bizarrement » voir Furetière « Bizarre ou Bigearre » : « Fantasque, qui a des mœurs inégales, des opinions extraordinaires et particulières. » Vaugelas rédige une Remarque « Bigearre, bizarre » : « Tous deux sont bons, mais bizarre est tout à fait de la Cour, en quelque sens qu’on le prenne. Aussi la prononciation de bizarre, avec un z est beaucoup plus douce et plus agreable, que celle de bigearre avec le gea ; M. Coeffeteau a tousjours escrit bizarre. Les Espagnols disent aussi bizarro, mais ce mot signifie parmy eux leste et brave, ou galant. En François, selon la raison, il faudroit dire bigearre, parce que bigearre vient de bigarrer, et bigarrer, selon quelques-uns, vient de bis variare. », R. 330, Remarques sur la langue françoise, éd. Z. Marzys, Genève, Droz, 2009, p. 540-541. [DR] placée, ce qui joint à une prononciation toute différente de celle de son temps, lui aurait fourni quelque chose de plus ridicule que ne le serait à notre égard une harangue Française composée et prononcée par un Allemand nouvellement venu en France.
Le Président
Vous poussez la chose un peu trop loin.
L’Abbé
Tout au contraire, je n’en dis pas assez, car premièrement du côté de la prononciation, l’Allemand qui a 20 appris notre langue, d’un naturel Français en sait une bonne partie, au lieu que Muret ignorait pleinement la prononciation latine. Pour le fond de la langue, supposé que Muret en sût tout ce qu’on en peut apprendre dans la lecture des bons Auteurs, il lui manquait le secours d’un homme vivant à qui la langue Latine fût naturelle, et un semblable secours ne manque point aux Allemands dans l’étude qu’ils font de notre langue ; vous voyez par là que ma comparaison péchait plutôt pour être trop faible que pour être trop forte, et vous pouvez en tirer cette conséquence, que si les Étrangers n’entendent et ne parlent jamais notre langue dans la dernière perfection, malgré l’avantage qu’ils ont de l’apprendre des naturels Français, nous sommes en bien pire condition à l’égard de la langue Latine, et de la langue Grecque.
21Le Président
Il est pourtant vrai que Vaugelas qui était Savoyard, a non seulement su le Français parfaitement, mais nous en a fait des leçons à nous-mêmes, très bonnes et très utiles 46 Le père de Vaugelas avait fondé, avec saint François de Sales et Honoré d’Urfé, à Annecy, l’Académie Florimontane où le fils a sans doute développé le goût de la réflexion grammaticale. Il fut l’un des premiers membres de l’ Académie française où il œuvra à la tâche du dictionnaire. Ses Remarques sur la langue française, utiles à ceux qui veulent bien parler et bien écrire , publiées à Paris en 1647, synthétisent et diffusent la définition du « bon usage », dans la lignée de Malherbe, ainsi défini dans la préface : « la façon de parler de la plus saine partie de la cour conformément à la façon d’écrire de la plus saine partie des auteurs du temps ». [DR] .
L’Abbé
Vous parlez là d’un homme qui a passé toute sa vie en France, qui aimait notre langue avec une passion démesurée, et qui en faisait son étude particulière, cet exemple ne tire à aucune conséquence pour tous les autres Étrangers, ni pour nos Grecs et nos Latins qui n’ont appris que dans les Auteurs ce qu’ils savent de ces deux langues.
Le Chevalier
Il n’y a point d’Étrangers qui pour l’ordinaire ne fassent une infinité de fautes lors même qu’ils croient le mieux dire, trompés qu’ils sont par de fausses Analogies 47 Dans la préface des Remarques sur la langue française , Vaugelas distingue trois principes régissant la langue : la raison, l’analogie et l’usage. L’analogie est définie comme « un usage particulier, qu’en cas pareil on infère d’un Usage general qui est desja estably ; ou bien encore, c’est une ressemblance ou une conformité, qui se trouve aux choses desja establies, sur laquelle on se fonde comme sur un patron, et sur un modelle pour en faire d’autres toutes semblables. », éd. Z. Marzys, Genève, Droz, 2009, p. 79. [DR] qu’ils prennent 22 pour des règles. Peuvent-ils savoir par exemple, les différents usages de neuf et de nouveau qui signifient la même chose ; qu’il faut dire un habit neuf et non pas un habit nouveau, une chanson nouvelle et non pas une chanson neuve, et cependant que neuf et nouveau se peuvent dire quelquefois de la même chose 48 Vaugelas, comme les autres remarqueurs, ne traite que de la différence morphologique entre les adjectifs dont la terminaison se fait en « el » ou en « eau », dont « nouvel »/ « nouveau » mais pas de leur parasynonymie. Voir la Remarque 328, éd. Z. Marzys, Genève, Droz, 2009, p. 538-539. [DR] . Comme voilà une pensée nouvelle, voilà une pensée toute neuve. Après avoir ouï dire plusieurs fois dix francs, et quatre-vingts francs, comment pourraient-ils deviner qu’on ne dit point quatre-vingt-dix francs 49 Vaugelas recommande « quatre-vingts-dix » contre « nonante », Remarque 420, éd. Z. Marzys, Genève, Droz, 2009, p. 665. [DR] , sentiront-ils jamais la différence qu’il y a entre achever de se peindre, et s’achever de peindre 50 D’après Gilles Siouffi, remercié ici pour sa contribution, aucun remarqueur ne développe ce point avant Perrault. [DR] , il y a mille écueils semblables dans notre langue, où il est impossible que les Étrangers ne viennent pas échouer à tous moments. Je lisais dernièrement un Madrigal composé par un Hollandais 51 L’identité de ce personnage n’a pas pu être établie et l’origine du madrigal cité non plus. [DR] à la louange de Louis du Gardit Médecin Flamand, qui a fait un Livre pour prouver que l’âme 23 raisonnable ne s’unit point au corps qu’il ne soit organisé 52 Il s’agit en fait de Louis du Gardin (1572-1633). Issu d’une famille originaire des environs de Valenciennes, il suit des études de médecine à Louvain, puis s’installe dans la ville d’Enghien et enseigne à Douai avant de se retirer à Arras. Il participe à un humanisme dévot, dans le cadre des sodalités jésuites (congrégation mariale sous la protection de la Vierge Marie) des Pays Bas. Charles Perrault fait référence au traité : De Animatione foetus quaestio, in qua ostenditur quod anima rationalis ante organizationem non infundatur, auctore Ludovico Du Gardin... (1623) et Anima rationalis restituta in integrum, sive altera Refutatio opinionis quæ sibi persuadet animam rationalem ante omnem organizationem, infundi in semen ; Authore Ludovico Du Gardin, Medicinæ Doctore ac Professore regio ordinario in alma Universitate Duacena . Outre des traités de médecine, L. du Gardin compose des vers pour évangéliser à travers des histoires de maladies et guérison (par exemple, Les premières addresses du chemin de Parnasse : pour monstrer la prosodie française par les menutez des vers françois minutées en cent reigles , Douay, 1630). [SC] . Voici le Madrigal.
Louis du Gardit
At un bon esprit
Et raison sortable
Quand par un soin dru
Fourre en corps membru
L’âme raisonnable.
53
Annotation en cours.
Le Président
Ce Madrigal est ridicule.
Le Chevalier
Il l’est assurément. Vous auriez cependant de la peine à convaincre l’Auteur que son Madrigal n’est pas Français.
Le Président
Vous vous moquez.
Le Chevalier
Je ne me moque point, il vous soutiendra que at un bon esprit, est 24 aussi bon que a-t-il de l’esprit , a-t-elle du bien, a-t-on dîné, et qu’il n’y a pas moins de raison à mettre un t, entre a et un, qu’entre a et il, et qu’entre a et elle, puisque c’est la même cacophonie qu’il faut également éviter, et que comme on conjugue je bas, tu bas, il bat, on peut conjuguer de même, j’ai, tu as, il at 54 Le t analogique ou euphonique apparaît au XVe siècle. Jusqu’au début du XVIIe siècle, les formes sans « t » ont prédominé malgré le hiatus produit lorsque les pronoms « il », « elle », « on », sont placés après le verbe. Vaugelas exige le « t » entre le verbe et le pronom qui le suit « pour oster la cacophonie, et quand il ne seroit pas marqué, il ne faut pas laisser de le prononcer, ny lire, comme une infinité de gens, alla on, alla il, pour alla-t-on, alla-t-il. », Remarques sur la langue française, éd. Z. Marzys, Genève, Droz, 2009, p. 129-130. Le chevalier pousse ici la logique du raisonnement analogique jusqu’à l’absurde. [DR] . Il ajoutera encore qu’on parle ainsi dans le Lyonnais, dans la basse Bretagne et en plusieurs autres Provinces du Royaume 55 Voir F. Brunot pour état des langues régionales à l’époque où parle Perrault. [DR] . Il soutiendra ensuite que si l’on dit fort bien un parti sortable pour signifier un parti convenable, on peut dire une raison sortable, pour dire une raison convenable, une raison qui convient au sujet dont il s’agit 56 Le raisonnement analogique est appliqué ici à la synonymie. À l’article « sort », Furetière définit ainsi l’adjectif sortable : « Qui est propre, qui convient à la personne, ou aux choses. Pour faire un bon mariage, il faut que les parties soient sortables, de même âge et condition, ou à peu près. Il a pris un emploi qui ne lui est guère sortable, qui ne lui convient guère. » Et l’adjectif « convenable » est ainsi défini : « Ce qui est propre, qui convient à quelque chose. ». L’exemple choisi par le chevalier revient à donner la primauté à l’usage sur l’analogie dans le choix du lexique qui doit correspondre à la pratique courante pour être acceptable. Cette position est tout à fait fidèle à Vaugelas. [DR] . À l’égard de soin dru il prétendra que l’Épithète de dru étant une métaphore prise des oiseaux 57 Furetière : « dru » : « Terme de fauconnerie, qui se dit des oiseaux qui sont prêts à s’envoler du nid. Ce mot vient par métathèse de dur, parce que les oiseaux deviennent plus durs quand ils croissent. […] Se dit figurément de ce qui est déjà cru, qui se porte bien. […] Signifie aussi, épais, touffu. » [DR] , elle fait un sens figuré plus noble et plus poétique que les Épithètes d’assidu ou d’empressé dont il se serait servi, s’il avait écrit en prose.
25Le Président
Voilà qui va le mieux du monde, mais comment défendrez-vous, fourre en corps-membru.
Le Chevalier
Je le défendrai fort bien. Il s’agit de dire que l’âme raisonnable non seulement entre dans le corps humain pour s’y unir, mais qu’elle s’introduit et s’insinue jusque dans les plus petites extrémités de toutes les parties, ce que le mot de fourre exprime parfaitement 58 Furetière : « Fourrer » : « Faire entrer, introduire quelqu’un dans une maison, une affaire, en quelque lieu. » « Mettre quelque chose dans une autre, l’y faire entrer. » « Se dit figurément en Morale des choses spirituelles. On ne saurait rien fourrer dans la tête de cet écolier, tant il est stupide. » [DR] . Pour corps membru, il y a un peu plus de difficulté à le soutenir, parce que membru ne signifie pas simplement qui a des membres, mais qui a de forts membres, bien gros, et bien nourris 59 Furetière : « Membru » : « Qui a les membres gras et vigoureux. On peint Hercule et les Géants fort gras et fort membrus. » [DR] ; mais cet Étranger qui sait que vêtu veut dire simplement qui a des vêtements, poilu qui a du poil, cornu qui a des cornes, branchu qui a des branches, n’a-t-il pas raison de croire que membru signifie simple26 ment qui a des membres 60 Tout le passage confirme la position de Vaugelas qui assimile analogie et usage étendu : « nostre langue n’est fondée que sur le seul Usage, ou desja reconnû, ou que l’on peut reconnoistre par les choses qui sont connuës, ce qu’on appelle Analogie. », Remarques sur la langue française, éd. Z. Marzys, Genève, Droz, 2009, préface, p. 80. C’est par l’analogie que s’établit le bon usage au sein d’une élite d’écrivains, courtisans et grammairiens qui sélectionnent dans l’usage des normes de fonctionnement. C’est ce qui conduit Vaugelas à recommander, dans « les doutes de la langue », la consultation des « femmes » et de « ceux qui n’ont point estudié », plutôt que celle de « ceux qui sont bien sçavans en la langue Grecque, et en la Latine. » Il s’explique ainsi : « les personnes qui parlent bien François et qui n’ont point estudié, seront des tesmoins de l’Usage beaucoup plus fidelles et plus croyables, que ceux qui sçavent la langue Grecque, et la Latine, parce que les premiers ne connoissant point d’autre langue que la leur, quand on vient à leur proposer quelque doute de la langue, vont tout droit à ce qu’ils ont accoustumé de dire ou d’entendre dire, qui est proprement l’Usage, c’est à dire ce que l’on cherche et dont on veut estre esclaircy. Au lieu que ceux qui possedent plusieurs langues, particulierement la Grecque et la Latine, corrompent souvent leur langue naturelle par le commerce des estrangeres, ou bien ont l’esprit partagé sur les doutes qu’on leur propose par les différens Usages des autres langues, qu’ils confondent quelquefois, ne se souvenant pas qu’il n’y a point de consequence à tirer d’une langue à l’autre. », ibid., R 503, p. 810-811. [DR] . Quand on n’est conduit dans l’étude des Langues que par l’Analogie, par la Grammaire, et par les Livres, il est impossible qu’on ne tombe pas en une infinité de fautes semblables et plus grossières.
Le Président
S’il est vrai, comme vous le prétendez, que ni vous ni moi ne sachions que fort imparfaitement la Langue Grecque et la Langue Latine, nous avons tort de vouloir juger de la différence qu’il peut y avoir entre l’Éloquence des Anciens et celle des Modernes.
L’Abbé
Cela ne conclut pas, car bien loin que je dise que pour juger de l’Éloquence d’un Auteur il faille parfaitement savoir toutes les délicatesses de la Langue où il a écrit, et bien loin que le raisonnement que nous venons de faire tende à 27 nous interdire la connaissance de la question que nous traitons, il va au contraire à y appeler une infinité de gens d’esprit que l’on veut en exclure, parce qu’ils n’entendent pas le Grec et le Latin, ou qu’ils ne les entendent pas parfaitement, ce qui est une injustice, car encore une fois il ne s’agit pas de décider de l’Élégance du style des Auteurs dont ils ne diront rien, mais de leur bon sens et de leur éloquence, dont ils peuvent juger aussi bien et aussi sainement que Turnèbe et Casaubon 61 Adrien Turnèbe (1512-1565) est une grande figure de l’humanisme, infatigable traducteur et commentateur ; l’ensemble de ses traductions, commentaires et discours ont été rassemblées dans les tomes I et II de l’édition posthume des V. Cl. Adr. Turnebi regii quondam Lutetiæ professoris opera nunc primum ex bibliotheca amplissimi Steph. Adr. F. Turnebi senatoris regii in unum collecta, emendata, aucta & tributa in tomos III, Strasbourg, Lazare Zetzner, 1600. Isaac Casaubon (1569-1614), humaniste protestant, a également édité, traduit et annoté les œuvres de Perse, Suétone, Eschyle, Athénée ; sa traduction latine des Caractheres ethici de Théophraste (sous les titres Theophrasti Characteres ethici sive morum descriptiones en 1592 et Theophrasti Notationes morum en 1599) a pu inspirer la traduction française de La Bruyère(1688). [CNo] .
Le Président
Voulez-vous bien M. l’Abbé que je vous dise la vérité, dans le dessein louable que vous avez de faire honneur à notre Siècle et aux Modernes vous deviez vous renfermer dans les Arts et dans les Sciences où une longue suite de temps était nécessaire pour les porter à leur dernière perfection, comme la Physique, l’Astronomie, la Navigation, la 28 Géographie et plusieurs autres de cette nature, parce qu’il s’est fait dans tous ces Arts et dans toutes ces Sciences, diverses découvertes qu’il était impossible de faire dans leurs commencements ; mais pour l’Éloquence et la Poésie qui n’ont pas besoin de longues observations, et qui ne demandent uniquement que beaucoup d’esprit et de génie et un heureux assemblage de talents naturels, que rien n’empêche d’avoir été donnés il y a plusieurs siècles à de certains hommes, comme en effet cela est arrivé sous les siècles d’Alexandre et d’Auguste en la personne de Démosthène et de Cicéron 62 Depuis Plutarque et son parallèle de Démosthène et de Cicéron (référé dans une note supra), les deux orateurs emblématisent le sommet de l’éloquence, l’un pour les Grecs, l’autre pour les Romains. Voir la formule de Quintilien à propos des conseils de lecture (Institution oratoire, 10.1.39, trad. L. Baudet, 1842) : « Le plus sûr est donc d'imiter la brièveté de Tite-Live, qui, dans une lettre à son fils, se borne à lui recommander la lecture de Démosthène et de Cicéron, et, après eux, celle des autres orateurs, mais à proportion qu'ils se rapprochent plus de ces deux grands modèles. » [CNo] , il fallait passer condamnation sur cet article, et ne pas gâter votre cause en joignant à des prétentions plausibles et soutenables une prétention aussi étrange que celle de nous persuader que l’Éloquence et la Poésie des Anciens ne l’emportent pas sur celle des Modernes.
29L’Abbé
Pourquoi voulez-vous M. le Président que l’Éloquence et la Poésie n’aient pas eu besoin d’autant de siècles pour se perfectionner que la Physique et l’Astronomie
? Le cœur de l’homme qu’il faut connaître pour le persuader et pour lui plaire
63
Connaître le cœur de l’homme : impératif présent dès les chapitres introductifs de la
Rhétorique
d’Aristote et au fondement de ses développements sur l’ ethos et le pathos au livre II. Voir Aristote,
Rhétorique
, L. I, ch. 2, 1356a20 (trad. F. Cassandre, 1654) : « il est certain qu’il faudra s’étudier à trois choses ; Premièrement, à savoir faire des Syllogismes ; Secondement, à connaître les mœurs et les vertus de chacun ; Et en dernier lieu, à connaître les Passions. Par exemple, quelle est la nature de chaque passion en particulier, sa différence, ce qui la fait naître, et comment on le peut faire : de sorte qu’il se voit par là que la Rhétorique est comme un germe et un rejeton, non seulement de la Dialectique, mais encore de cette Partie de la Morale qu’on peut avec raison nommer Politique. » Dans son opuscule De l’esprit géométrique et de l’art de persuader (rédaction vers 1655, éd. Ph. Sellier, 1991), Blaise Pascal remettra en cause la possibilité de connaître le cœur humain et partant de fonder un véritable art d’agréer au cœur, repliant ainsi l’art de persuader sur l’art limité de convaincre l’esprit géométrique par la technique du raisonnement : « Mais la manière d’agréer est bien sans comparaison plus difficile, plus subtile, plus utile, et plus admirable. Aussi, si je n’en traite pas, c’est parce que je n’en suis pas capable. Et je m’y sens tellement disproportionné que je crois la chose absolument impossible. Ce n’est pas que je ne croie qu’il y ait des règles aussi sûres pour plaire que pour démontrer […]. Mais j’estime, et c’est peut-être ma faiblesse qui me le fait croire, qu’il est impossible d’y arriver. » [CNo]
, est-il plus aisé à pénétrer que les secrets de la Nature, et n’a-t-il pas de tout temps été regardé comme le plus creux de tous les abîmes, où l’on découvre tous les jours quelque chose de nouveau, et dont il n’y a que Dieu seul qui puisse sonder toute la profondeur
64
Voir B. Pascal, De l’esprit géométrique et de l’art de persuader (rédaction vers 1655, éd. Ph. Sellier, 1991), à propos de l’impossibilité d’un art d’agréer au cœur humain : « La raison de cette extrême difficulté vient de ce que les principes du plaisir ne sont pas fermes et stables. Ils sont divers en tous les hommes et variables dans chaque particulier avec une telle diversité qu’il n’y a point d’homme plus différent d’un autre que de soi-même dans les divers temps. » À rapprocher du célèbre fragment sur les « abîmes » du cœur humain (frag. 230 dans l’éd. Sellier) : « Car enfin qu’est-ce que l’homme dans la nature ? Un néant à l’égard de l’infini, un tout à l’égard du néant, un milieu entre rien et tout, infiniment éloigné de comprendre les extrêmes, la fin des choses et leur principe sont pour lui invinciblement cachés dans un secret impénétrable, également incapable de voir le néant d’où il est tiré et l’infini, où il est englouti ? » Fragment présent dès la première édition des Pensées, dite de Port-Royal (Pensées de M. Pascal sur la religion et sur quelques autres sujets, Paris, Guillaume Desprez, 1670), dans le chapitre XXII « Connaissance générale de l’homme » (ibid. , p. 175). [CNo]
? Comme les Anciens connaissaient en gros aussi bien que nous les sept Planètes, et les étoiles les plus remarquables, mais non pas les satellites des Planètes
65
Claire allusion à la découverte, par Galilée, en 1609-1610, des satellites de Jupiter, qu’il nomme Étoiles médicéennes. Les deux planètes inconnues des anciens comme des modernes sont Uranus (découverte en 1781) et Neptune (découverte en 1846). [VJ]
, et un grand nombre de petits astres que nous avons découverts, de même ils connaissaient en gros aussi bien que nous 30
les passions de l’âme, mais non pas une infinité de petites affections et de petites circonstances qui les accompagnent
66
Faut-il y voir une allusion aux petites perceptions de Leibniz ? Ce serait sans doute anachronique. D’un autre côté, Leibniz faisait déjà connaître certaines de ses idées à Arnauld, à Huygens dans les années 1670 et 80. En outre les méthodes indivisibles avaient envahi la géométrie et les théories du mouvement depuis 1640 : elles permettent de comprendre une grandeur par la considération de « toutes ses parties indivisibles, infiniment petites ». [VJ]
, et qui en sont comme les satellites, ce n’a été que dans ces derniers temps que l’on a fait et dans l’Astronomie et dans la Morale, ainsi qu’en mille autres choses, ces belles et curieuses découvertes : En un mot, comme l’Anatomie a trouvé dans le cœur des conduits
67
La découverte des conduits chylifères renvoie à Jean Pecquet qui observe le passage de la lymphe à travers le canal thoracique, dans le traité
Experimenta nova anatomica, quibus incognitum hactenus chyli receptaculum, et ab eo per thoracem in ramos usque subclavios vasa lactea deteguntur. Ejusdem Dissertatio anatomica de circulatione sanguinis et chyli motu. Accedunt clarissimorum virorum perelegantes ad authorem epistolae
, apud S. et G. Cramoisy (Parisiis), 1651). Jean Pecquet est nommé membre de l’Académie des sciences en 1666. [SC]
, des valvules
68
La découverte des valvules (ostiolae) des veines renvoie à Fabrice d’Acquapendente (1537-1619) dans le traité
De Venarum Ostiolis
paru en 1603 à Padoue. Dans l’
Exercitatio anatomica de motu cordis et sanguinis in animalibus
(Anatomie des mouvements du cœur et du sang chez les animaux) publié en 1628 à Francfort, Harvey explique la fonction de ces valvules veineuses qui empêchent le reflux du sang et confirment donc le mouvement centripète du sang dans les veines, conformément à l’hypothèse de la circulation sanguine. [SC]
, des fibres
69
Harvey analyse les fibres du cœur pour expliquer la contraction et dilatation musculaire. Claude Perrault produit alors une analyse systématique du mouvement en termes de contraction et dilatation à travers ses études du ressort, du bruit, des os, des fibres et des muscles (Cl. Perrault,
Essais de Physique ou Recueil de plusieurs traitez touchant les choses naturelles
, Paris, Jean-Baptiste Coignard, 1680, t. 1, p. 160). La fibre incarne une figure organique du ressort. Ainsi C. Perrault fonde une mécanique non pas sur la transmission du mouvement comme chez Descartes, mais sur la circulation à partir de la contraction et la dilatation :
(...) cette compression et cette impulsion des matieres contenuës, est principalement remarquable dans le cœur et dans les artères, qui se compriment et se resserrent en des manieres differentes : car le cœur par la force de ces fibres, qui s’accourcissant étrécissent ses ventricules, cause une impulsion du sang laquelle trouve de la résistance dans les arteres, parce que leurs tuniques sont composées de fibres dures et fermes ; mais elle ne laisse pas de la forcer en quelque façon, & cela leur cause une dilatation qui produit ensuite une constriction, parce qu’estant dures comme elles sont, elles ont le pouvoir de revenir à leur estat naturel, par la force de leur ressort ; & ainsi elles compriment à leur tour et poussent le sang lorsque l’impulsion du cœur cesse, parce qu’il se dilate pour recevoir le sang qu’il doit pousser ensuite. ( ibid., p. 164) [SC]
, des mouvements
70
L’observation des mouvements physiologiques renvoie au projet d’une médecine mécanique ou iatro-mécanique, capable d’expliquer toutes les fonctions organiques par les mouvements. [SC]
et des symptômes
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Il revient à Thomas Sydenham (1624-1689) d’avoir développé une classification générale à partir de l’identification des symptômes. Nommé l’Hippocrate anglais, Sydenham défend une approche empirique de la médecine : il ne cherche pas à connaître les causes de la maladie, mais préconise des traitements en fonction des analogies entre les cas. [SC]
qui ont échappé à la connaissance des Anciens, la Morale y a aussi trouvé des inclinations
72
L’inclination désigne un mouvement ou une disposition de l’âme à pencher vers un objet : on peut être enclin à la colère, à l’amour ou la justice, par exemple. La théorie des inclinations renvoie à Marin Cureau de la Chambre (1596-1669). Dans
l’Art de connaître les hommes
(1659-1664-1666) Marin Cureau de la Chambre propose une Physionomie fondée sur l’étude des marques physiognomoniques des inclinations. Ainsi la taille du visage, les proportions, les yeux manifestent la nature de l’âme unie au corps qui en est l’instrument. Les aversions, désirs et dégoûts expriment les inclinations infra-conscientes de l’âme. Marin Cureau de la Chambre avait déjà abordé leur étude dans un ouvrage précédent :
Les Charactères des passions
(5 volumes, 1640-1662) : I. Les passions pour le bien ; II. Où il est traitté de la nature et des effets des passions courageuses ; III et IV. Où il est traitté de la Nature & des Effets de la haine et de la douleur ; V. Où il est traitté de la Nature, des Causes & des Effects des larmes, de la crainte, du désespoir. [SC]
, des aversions
73
Annotation en cours.
, des désirs
74
Annotation en cours.
et des dégoûts
75
Annotation en cours.
, que les mêmes Anciens n’ont jamais connus : Je pourrais vous faire voir ce que j’avance en examinant toutes les passions l’une après l’autre, et vous convaincre qu’il y a mille sentiments délicats sur chacune d’elles dans les Ouvrages de nos Auteurs, dans leurs traités de Morale
76
On peut penser aux Essais de morale de Pierre Nicole (Paris, Vve de Charles Savreux, 1671), aux Pensées de M. Pascal sur la religion et sur quelques autres sujets (Paris, Guillaume Desprez, 1670), mais aussi à à René Descartes, Les Passions de l’âme (Paris, Henry Le Gras, 1649) ; et à quelques maximes de La Rochefoucauld ([Anon.], Réflexions ou Sentences et Maximes morales, 1e éd. 1665 ; Paris, Claude Barbin, 1678). [CNo]
, dans leurs Tragédies
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Dans les poétiques aristotéliciennes du poème dramatique propres à la première modernité, les passions sont un des éléments constitutifs du discours dramatique, en tant qu’elles signifient « discours pathétiques ». Voir le chapitre intitulé « Des Discours pathétiques ou des passions ou mouvements d’Esprit » dans La Pratique du théâtre de l’abbé d’Aubignac (1e éd. : Paris, Antoine de Sommaville, 1657) ; le second des trois discours sur le poème dramatique que Corneille met en tête du deuxième tome (« Discours de la tragédie et des moyens de la traiter selon le vraisemblable ou le nécessaire », dans Le Théâtre de P. Corneille, revu et corrigé par l’auteur. II. partie, Paris, Augustin Courbé et Guillaume de Luyne, 1660). On pourra aussi se reporter aux nombreuses poétiques néo-latines, par exemple le traité De Tragica Constitutione de Daniel Hensius (1e éd. 1611 ; Leyde, Elsévir, 1643, trad. A. Duprat, Genève, Droz, 2001), au chapitre IX, dont l’argument est : « Des émotions, ou des passions : par quel type de personnages, au sein de quelles relations, et comment elles sont suscitées ». [CNo]
; dans leurs 31
Romans
78
Sur le lien établi entre roman et écriture des passions, voir la définition introductive que donne Huet du roman dans Traité de l’origine des romans (Paris, Claude Barbin, 1670) : « Ce que l’on appelle proprement Romans sont des petites histoires feintes d’aventures amoureuses, écrites en prose avec art, pour le plaisir et l’instruction des lecteurs . […] J’ajoute, d’aventures amoureuses , parce que l’amour doit être le principal sujet du roman. » [CNo]
, et dans leurs pièces d’éloquence
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On pense ici principalement à l’éloquence prédicative d’un Bossuet (dont des sermons sont publiés séparément dans les années 1670-1680) ou d’un Claude De Lingendes, parangon du prédicateur passionné (voir ses Sermons sur tous les évangiles du Carême, Paris, F. Muguet, 1666). Sur le lien entre rhétorique des passions et éloquence prédicatoire, on se reportera également aux traités de la prédication contemporains : Louis de Grenade, dans son traité néo-latin qui ne sera traduit en français qu’en 1698 (Ecclesiastiace rhetoricae, sive de ratione concionandi libri sex, Lisbonne, 1576), consacre trois chapitres aux passions dans la prédication (L. III, ch. X « Des affectibus in commune » ; ch. XI « De affectibus in specie », ch. XII, « De figuris elocutionis, quae affectibus concitandis seserviunt »). Voir également G. Du Port, Rhétorique française contenant les principales règles de l’éloquence de la chaire, Paris, Pierre Le Monnier, 1675, l. IV « Des passions », 7 chap.) ; Richesource, L'Éloquence de la chaire ou la Rhétorique des prédicateurs, Paris, chez l’auteur, 1665, ch. 3 « De la manière d’émouvoir les passions » ; etc. [CNo]
, qui ne se rencontrent point chez les Anciens. Dans les seules
tragédies
de Corneille il y a plus de pensées fines et délicates sur l’Ambition, sur la Vengeance, sur la Jalousie
80
Dans son premier discours sur le poème dramatique, en tête de l’édition de 1660 (« De l’utilité et des parties du poème dramatique », dans Le Théâtre de P. Corneille, revu et corrigé par l’auteur. I. partie, Paris, Augustin Courbé et Guillaume de Luyne, 1660), Pierre Corneille répartit ainsi les passions : « Sa dignité [i.e. de la tragédie] demande quelque grand intérêt d’État, ou quelque passion plus noble et plus mâle que l’amour, telles que sont l’ambition ou la vengeance […]. » Corneille établira Le Cid à conjonction de la tragédie et de la comédie, puisque « le devoir de la naissance et le soin de l’honneur l’emportent sur toutes les tendresses ». Pour l’ambition, voir la double tirade d’Horace, v. 431 -452 et v. 483-503, avec la clausule célèbre : « Et, pour trancher enfin ces discours superflus, / Albe vous a nommé, je ne vous connais plus. » Pour la vengeance, l’on renverra au monologue de Don Diègue (Le Cid, I, 4 : « Ô rage ! ô désespoir ! ô vieillesse ennemie ! […] ») ou au monologue d’ouverture d’Émilie (Cinna, I, I : « Impatients désirs d’une illustre vengeance […] »). Pour la jalousie, on se reportera, du côté de la comédie, au monologue de Théante (La Suivante, I, 2 : « Par quel malheur fatal / Ai-je donné moi-même entrée à mon rival ? […] / Quelles vaines frayeurs troublent ma fantaisie ! / Que l’amour aisément penche à la jalousie […] ») . [CNo]
, qu’il n’y en a dans tous les livres de l’Antiquité.
Le Chevalier
Ce que vous dites me paraît bien véritable, particulièrement sur le fait de l’Amour, car autant que la plupart des Anciens en ont parlé d’une manière grossière et peu spirituelle, autant en a-t-on parlé délicatement dans notre siècle 81 Allusion au courant littéraire que l’on a identifié sous le terme de « galanterie ». Delphine Denis en date « l’émergence autour des années 1640-1650 » et la « pleine visibilité » « à compter de 1660. » ( Le Parnasse galant. Institution d’une catégorie littéraire au XVIIe siècle, 2001, p. 10). Ce courant, qui s’épanouit dans les salons mondains, privilégie la pratique de genres mineurs qui tend à effacer la frontière entre amateurs lettrés, gens du monde et poètes : la lettre (fictive ou réelle, parfois sous la forme de l’épître en vers), le madrigal, l’épigramme, le blason, le rondeau, l’énigme, la chanson, le bout-rimé ( poème de n’importe quel genre composé à partir de rimes fixées à l’avance). Il s’agit de jouer pour plaire, surprendre, divertir et de raffiner sur le sujet des mœurs mondaines et des sentiments privés, avec une prédilection pour l’évocation du sentiment amoureux. [DR] .
Le Président
Croyez-vous que tous ces raffinements qu’on a trouvés dans la galanterie soient quelque chose de fort glorieux pour les Modernes 82 De fait, la galanterie est un objet clivant entre Anciens et Modernes. D. Denis explique que l’institution de la littérature galante par elle-même suscite des réactions hostiles : « ce projet n’a nullement échappé aux observateurs les plus attentifs de ces années 1650-1660 : loin de faire l’unanimité, cette nouvelle organisation du Parnasse, ou des terres du bien-dire, est présentée comme un coup de force, et chacun sait que les coups d’état sont d’une légitimité douteuse… », op. cit., p. 340-341. De Boileau, elle écrit qu’il a mené contre l’esthétique galante une « croisade » depuis les années 1660, ibid., p. 331. On se reportera par exemple, pour s’en convaincre, au Dialogue des héros de roman, qui pastiche le style de M. de Scudéry en particulier. L’alliance du public féminin et des auteurs mondains a par ailleurs joué dans l’engagement des femmes en faveur du parti de Perrault. Ce dernier les prend à témoin notamment dans la préface des Contes. On consultera sur ce point M. Maître, Les Précieuses. Naissance des femmes de lettres en France au XVIIe siècle, Paris, Champion, 1999. M. Maître souligne cependant l’ambiguïté de la riposte de Perrault à la Satire X de Boileau dite « des femmes » : « Les femmes de lettres trouvent donc dans les Modernes des alliés incertains et la Querelle leur marque une voie étroite entre le reproche de frivolité asséné par les Anciens et celui de pédantisme instillé par les Modernes. », ibid., p. 341. [DR] ?
Le Chevalier
Si j’étais en humeur de plaisanter 32 je conviendrais avec vous qu’on a eu tort de spiritualiser 83 Furetière : « donner un sens spirituel, dévot et pieux à quelque passage. » Le courant galant est nourri de néo-platonisme, voir sur ce point Chr. Noille-Clauzade, L’éloquence du Sage. Platonisme et rhétorique dans la seconde moitié du XVIIe siècle, Paris, Champion, 2004. [DR] la matière comme on a fait, qu’il fallait s’en tenir au solide comme les Anciens, et qu’on ne peut trop louer la Jeunesse d’aujourd’hui qui travaille si heureusement à remettre les choses sur le bon pied, qui ne s’amuse plus à la bagatelle et qui, sans perdre de temps à faire de longues circonvallations 84 Furetière : « Ligne ou grand fossé qu’on fait autour du camp, lorsqu’on assiège une ville, pour empêcher les secours des ennemis. » À l’article « autour », Furetière note : « les lignes de circonvallation se font autour de la place qu’on assiège. » [DR] , va droit au fait ; mais à parler sérieusement rien ne marque davantage le peu de politesse 85 La « grossièreté » des mœurs de l’Antiquité est un argument récurrent sous la plume des Modernes. [CBP] des siècles d’Alexandre et d’Auguste que la manière brutale dont ils traitaient l’amour. Toutes les délicatesses qu’on y a trouvées depuis leur étaient inconnues, vous ne trouverez peut-être pas un seul Amant dans tous les livres des Anciens qui dise n’avoir osé déclarer sa passion par respect, et de peur d’offenser celle qu’il aime. Un Amant sortait le soir avec une bonne hache pour enfoncer la porte de sa Maîtresse si elle ne la lui ouvrait 33 pas assez promptement 86 Perrault pense-t-il à une référence précise ou s’agit-il d’une image ? Aucune source ne semble s’imposer. Dans l’ Eunuque de Térence, le soldat Thrason réunit une troupe de soldats pour entrer chez la courtisane Thaïs, mais il n’est pas fait mention précisément d’une hache (Merci à Stavroula Kefallonitis pour son aide). [CBP] , c’était la mode, et même une hache était une pièce de l’équipage d’un Amant plus essentielle qu’une Lyre 87 Pas de référence avérée pour ce passage. [CBP] , parce qu’il est plus aisé de jouer de cet instrument que de l’autre. Est-ce que l’honnêteté, la civilité et la déférence pour le beau sexe 88 L’honnêteté, la civilité, la déférence envers les femmes sont des valeurs essentielles de l’esthétique galante (voir ci-dessus, note 82) reprises par les Modernes. [CBP] , vertus presque inconnues aux Anciens, et qui ont été portées si loin par les Modernes, ne sont pas quelque chose de beau et de louable ? Ces raffinements sont des preuves assurées du progrès qu’on a fait dans la connaissance de cette passion, et par conséquent dans la connaissance de toutes les autres passions que l’Éloquence se mêle d’émouvoir ou d’apaiser selon qu’il lui est utile de le faire.
Le Président
Toute cette galanterie outrée, dont vous voulez qu’on sache tant de gré à notre siècle n’est qu’une pure mollesse 89 Critique topique de la galanterie comme dégradation des valeurs « masculines ». D. Denis rappelle l’entreprise, à laquelle participe Boileau, de « “féminisation” de l’esthétique galante, où se rejouent d’anciens débats sur le meilleur style, mais déplacés et réinterprétés selon de tout autres enjeux. », Le Parnasse galant, 2001, p. 150. Voir sur ce point M. Fumaroli, « Animus et Anima : l’instance féminine dans l’apologétique de la langue française », Les Pouvoirs féminins au XVIIe siècle, XVIIe siècle, n° 144, 1984, p. 233-240. La Satire X de Boileau dite des femmes vise tout ce qui semble menacer la poésie dans sa grandeur : la fadeur, la mollesse, la vacuité, la vanité comme défauts d’un style symbolisé comme « féminin ». [DR] dont on devrait rou34 gir si l’on était bien sage.
Le Chevalier
Il y a si peu de mollesse dans l’honnête, et respectueuse déférence qu’on rend au beau sexe, qu’on a toujours remarqué que les Chevaliers les plus galants ont été les plus braves, et qu’autant qu’ils se faisaient aimer dans les carrousels 90 Dictionnaire de l’Académie, 1694 : « Sorte de fête qui consiste en courses de têtes et de bagues entre plusieurs personnes, divisées par Quadrilles distinguées par couleurs et livrées, et différents habits magnifiques. » Louis XIV donna un carrousel fameux à Paris en 1662 pour fêter la naissance du Dauphin. [DR] , autant se faisaient-ils craindre dans les combats.
L’Abbé
Si vous prenez les choses du côté de la Morale, je conviendrai sans peine, n’en déplaise aux Dames et à Monsieur le Chevalier, qu’on eût bien fait de ne point donner tant de charmes et tant d’agréments à une passion qui n’est déjà que trop dangereuse ; mais puisqu’il ne s’agit présentement que d’esprit et que d’Éloquence, on ne peut pas nier qu’il n’y ait davantage et de l’un et de l’autre dans les ma35 nières fines et galantes des Modernes que dans les manières simples et grossières des Anciens.
Le Président
Ce qu’on a ajouté aux manières anciennes n’est au plus que de pures inutilités, et en effet faut-il tant de façons pour dire à une femme qu’on a beaucoup d’amour pour elle ; je suis d’ailleurs convaincu que la simplicité du discours en pareille rencontre a plus de force qu’une longue suite de périodes bien arrangées et bien arrondies.
L’Abbé
Je crois en effet que pour l’intention principale de la Nature, tout ce manège de galanterie n’est pas fort nécessaire, et que comme les Anciens s’en sont passés, les Modernes auraient pu s’en passer aussi, mais il n’était pas possible que la politesse qui s’est augmentée dans toutes choses par la suite des temps ne fît 36 aussi de ce côté-là un progrès considérable. La chose est venue à tel point que l’amour grossier et la fine galanterie, sont aujourd’hui deux choses très distinctes et très séparées, et que comme il y a des gens qui ne recherchent dans cette passion que ce qu’il y a de plus matériel, il y en a d’autres qui n’en aiment que ce qu’elle a de plus spirituel et de plus délicat.
Le Président
L’Amour est une chose où il ne faut point tant de façons.
Le Chevalier
Ce que vous dites me fait souvenir d’une aventure assez plaisante qui nous arriva dernièrement à la campagne chez un de mes amis ; nous étions cinq ou six avec lui dans la cour de son Château, lorsque son Cuisinier vint à passer tenant un Marcassin de notre chasse du jour précédent, et qu’il portait à la cui37 sine pour l’habiller 91 Furetière : « Habiller » : « est aussi en termes de Cuisine et de Boucherie, qui se dit de la première préparation qu’on fait aux viandes destinées pour manger. Habiller un veau, c’est en ôter la peau, les tripes, le mettre en état d’être coupé et cuit. » [DR] , un de nous s’avisa de dire qu’il n’y avait point de bête qui par le dedans du corps ressemblât mieux à l’homme que cette espèce d’animaux. Là-dessus un autre dit que si Monsieur * * * qui était des nôtres, et qui est comme vous le savez, un des plus célèbres Anatomistes de notre siècle 92 Il s’agit vraisemblablement du brillant Joseph-Guichard Duverney (1648-1730), figure de « l’anatomiste des courtisans » pour Fontenelle, célèbre pour sa dissection d’une éléphante à Versailles en 1681. L’enseignement qu’il dispense au Jardin du roi à partir de 1682 connaît un immense succès, au point qu’il apparaît dans des poèmes et des pièces de théâtre. Bossuet lui-même salue sa rhétorique. Pareil engouement des Parisiens pour l’anatomie, comparée notamment, ne reviendra que dans les années 1740 avec Daubenton. Sur ce sujet, voir Anita Guerrini, The Courtiers’ Anatomists. Animals and Humans in Louis XIV’s Paris, Chicago et Londres, The University of Chicago Press, 2015.[PD] , voulait bien en faire la dissection cela ferait passer un quart d’heure bien agréablement à la compagnie. Notre ami s’y offrit avec joie, et l’on alla aussitôt à la cuisine. Il est vrai que pendant un quart d’heure il nous donna bien du plaisir en nous montrant la différente conformation 93 Duverney travaille d’abord en tant qu’assistant de Claude Perrault sur l’anatomie comparée des animaux dans le cadre de la Ménagerie royale de Versailles . Ces dissections seront publiées dans les Mémoires pour servir à l’histoire naturelle des animaux , édité sous la direction de Colbert en 1671 avec des planches anatomiques. La conformation reprend le terme grec kataskeue (Galien, De usu partium VI, 2, éd. Kühn, Leipzig, 1821-1833, t. 3, p. 411) ou fabrica (Cicéron, De natura deorum, repris par Vitruve, De humani corporis fabrica , 1543) pour désigner la structure du corps que met au jour la dissection. Le rôle de l’anatomiste consiste à faire voir les figures et agencements des parties dans le corps. Anita Guerrini, « The king’s animals and the king’s books : the illustrations for the Paris Academy’s Histoire des animaux », Annals of Science, 67/3, 2010, p. 383-404. [SC] de toutes les parties de cet animal, leur situation et leurs usages, c’était même un plaisir de voir l’adresse et la légèreté de main dont il les séparait et les disséquait avec les petits scalpels dont on use en pareilles opérations 94 Annotation en cours. . Quand il eut fait, on remit le Marcassin entre les mains du Cuisinier qui avait pa38 ru de mauvaise humeur pendant toute la dissection, parce qu’il s’était imaginé qu’on avait amené cet homme-là pour lui apprendre à habiller un Marcassin, de quoi cependant il croyait qu’il n’avait pu venir à bout. Comme nous sortions je l’entendais qui disait avec indignation en tirant toutes les entrailles à la fois, et les jetant fièrement contre terre, voilà comme je fais moi, peste des ignorants avec leurs petits couteaux, faut-il tant de façons pour habiller un Marcassin ?
L’Abbé
Ce conte explique parfaitement ma pensée, et marque bien la différence qu’il y a entre l’Amour grossier qui va brusquement à ses fins et la Galanterie raffinée qui s’arrête aux plus petites circonstances, et qui fait une exacte anatomie 95 Sur l’hégémonie de la représentation de l’amour dans le mouvement galant, voir Delphine Denis, Le Parnasse galant. Institution d’une catégorie littéraire au XVIIe siècle, Paris, Champion, 2001, chap. VI, « L’Eros galant », p. 287 sq. L’autrice souligne l’importance du modèle d’Ovide dans la multiplication, à partir des années 1650, d’ « arts d’aimer » très créatifs chez les poètes galants, adaptations en vers comme en prose qui, à partir des années 1660, « font l’objet d’examens inquiets, raffinant de subtilité et de délicatesse, dans les Questions d’amour et les Maximes galantes héritées des Demandes d’Amour, Jeux-partis et tensons de la lyrique médiévale du XIIIe siècle », ibid., p. 289. [DR] des moindres mouvements du cœur 96 En montrant dans les pages qui précèdent combien le cœur est l’objet d’étude commun à la morale et à l’anatomie, l’ Abbé conserve à cet organe la place centrale qu’il occupe dans la physiologie aristotélicienne qui voit en lui « l’Acropole de l’organisme », c’est-à-dire à la fois la source des veines et le siège de l’âme gouvernante. D’où notre expression « apprendre par cœur ». [PD] .
39Le Chevalier
Du train que nous allons nous ne verrons de longtemps la fin de notre dispute, nous ne sommes pas encore entrés en matière.
Le Président
La dispute sera bientôt finie si vous voulez, il n’y a qu’à me nommer deux Orateurs de ce temps-ci qui valent mieux que Démosthène et que Cicéron.
L’Abbé
J’avoue que je n’ai point d’hommes à vous nommer dont les noms puissent tenir contre ceux de Cicéron et de Démosthène, le temps, qui embellit si fort les beaux tableaux, comme nous le disions cet après-dîner, et qui en augmente le prix si considérablement, donne encore à proportion plus de relief aux noms des grands hommes.
40Le Chevalier
Vous savez M. le Président, vous qui êtes curieux en médailles 97 Annotation en cours. combien cette rouille verte qui leur vient de l’ancienneté 98 Annotation en cours. , ce vert de poireau 99 Annotation en cours. , comme vous l’appelez, les embellit et les rend précieuses, et combien celles qui ont ce beau vernis fussent-elles du bas Empire 100 Annotation en cours. sont préférées à toutes les modernes ; il en est de même des noms que des médailles. Il ferait beau voir les noms de Gassion et de Bertrand Du Guesclin 101 Gassion et Du Guesclin sont deux grands hommes de guerre français. Personnage important de la Guerre de Cent ans, connétable de France et de Castille, Bertrand du Guesclin (ca 1320-1380) commanda les armées de Charles V et reprit de nombreuses villes aux Anglais. Jean Gassion (1609-1647), maréchal de France à 34 ans, voit ses exploits militaires relatés dans la Gazette de France. Tallemant des Réaux le surnomme « la Guerre » et Charles Perrault lui consacre une notice dans ses Hommes illustres qui ont paru en France pendant ce siècle, chez Antoine Dezallier, 1700, tome 2, p. 33-34. Perrault consacre également une notice biographique à Gassendi (ibid., tome 1, 1697, p. 63). [BR] le disputer avec ceux de Thémistocle et d’Épaminondas, ceux de Descartes, de Gassendi, de Viète se mesurer avec ceux d’Empédocle , d’Euclide et d’Archimède 102 Le président a défendu qu’on ne pouvait pas trouver deux orateurs de ce temps qui valent mieux que Démosthène et Cicéron. L’abbé, puis le Chevalier font mine de s’accorder avec lui en acceptant que les noms des modernes ne tiennent pas contre les noms des anciens , ou encore, pour parler comme le Chevalier, que les noms, comme les médailles modernes ne peuvent le disputer, ou se mesurer aux noms fameux des grands anciens. Il n’est plus question de reconnaître que les modernes eux-mêmes, ou leurs œuvres ne valent pas mieux que les anciens. D’ailleurs, le Chevalier cite trois grands français modernes, Descartes pour la philosophie, la physique, les mathématiques, Gassendi pour la philosophie et la physique et Viète pour les mathématiques, qu’il pose en parallèle à trois grecs, Empédocle pour la philosophie et la physique, Euclide pour les mathématiques et Archimède pour la physique et les mathématiques. Les noms des anciens ont la force ou plutôt la patine du temps qui a passé sans avoir dévalué leurs mérites mais le chevalier n’accorde pas pour autant que les trois modernes valent moins que les anciens. [VJ] , ce serait la même chose que si la rivière d’Étampes et celle des Gobelins voulaient se comparer avec le Simoïs et le Scamandre 103 La rivière d’Étampes, qui conflue avec l’Essonne, est le nom de la réunion à Étampes de plusieurs petites rivières ; la rivière des Gobelins est la Bièvre, qui se jette dans la Seine à Paris (où elle est aujourd’hui souterraine). Le Simoïs et le Scamandre sont les fleuves de la plaine de Troie, évoqués par Homère. L’idée est burlesque... [CNe] , quoiqu’assurément elles ne leur cèdent en rien ni pour l’abondance des eaux, ni pour la beauté des rivages.
41L’Abbé
Il faut donc mettre à l’écart les noms des Auteurs, les faire retirer de part et d’autre, et ne laisser combattre qu’ouvrage contre ouvrage, et Éloquence contre Éloquence, c’est là le seul moyen d’en juger sainement et sans prévention. Pour y procéder avec ordre je crois que nous devons commencer par convenir de ce que c’est que l’Éloquence. Cicéron que nous reconnaissons tous pour un excellent Maître en donne plusieurs définitions. L’Éloquence, dit-il, consiste à parler avec abondance et avec ornement 104 Cicéron, De optimo genere oratorum 12 : « Et ample et ornate et copiose cum eadem integritate Atticorum est . » Trad. Du Ryer (Les œuvres de Cicéron de la traduction de Monsieur Du Ryer, Paris, 1670, t. I) : « C’est parler à l’Attique que de parler magnifiquement, avec ornement, avec abondance, et avec force. » Trad. H. Bornecque, 1921 : « La majesté, l’éclat, la richesse, s’ajoutant à cet équilibre de santé, voilà qui est attique ». [CNo] ; l’Orateur, dit-il ailleurs, n’est autre chose qu’un homme de probité qui parle bien 105 Traduction de la célèbre formule « vir bonus dicendi peritus », due à Caton l’Ancien selon Sénèque le Rhéteur (Controverses, I, !. 9) et surtout Quintilien (Institution oratoire, 12.1.1, trad. L. Baudet, 1842) : « On ne peut être orateur si l'on n'est homme de bien. Mon orateur sera donc tel que le définit M. Caton : un homme de bien, savant dans l'art de parler ». L’idéal de l’orateur selon Cicéron, en décalage par rapport à la formule de Caton, se retrouve à la fin de la célèbre tirade de Crassus définissant la perfection oratoire ( De Oratore , 1.202, trad. A. Th. Gaillard, 1840) : « Nous cherchons un homme qui excelle dans cet art sublime dont on s'est fait une si haute idée, que bien que la nature en eût mis seule le germe dans nos âmes, nous avons mieux aimé en faire honneur à un dieu, afin que cette brillante faculté semblât moins le fruit de nos efforts que le résultat d'une inspiration divine, etc. » [CNo] , et dans un autre endroit, il dit, qu’être Éloquent c’est savoir dire des choses qui persuadent 106 Voir Cicéron, De Oratore 1.138 (« primum oratoris officium esse dicere ad persuadendum accommodate ») ; De Inventione 1.6 (« Officium autem eius facultatis videtur esse dicere adposite ad persuasionem ; finis persuadere dictione », trad. S. Abel-Lonqueue, 1813 : « nous dirons […] que le devoir de l’orateur est de parler de manière à persuader ; que la fin en est la persuasion »). [CNo] .
Le Chevalier
Je crois que Cicéron a fait la pre42 mière de ces définitions pour lui-même : car il parle fort abondamment 107 Sur la vertu d’abondance attachée à l’éloquence cicéronienne, voir Quintilien, Institution oratoire 10.1.108 : « Nam mihi uidetur M. Tullius […] effinxisse uim Demosthenis, copiam Platonis, iucunditatem Isocratis » ; trad. L. Baudet, 1842 : « car il me semble que Cicéron […] s'est approprié et la force de Démosthène, et l'abondance de Platon, et la douceur d'Isocrate. » [CNo] .
L’Abbé
Ces trois définitions sont excellentes appliquées où elles conviennent, mais comme nous avons à parler de toutes sortes d’Éloquences, de celle des Historiens, de celle des Philosophes, de celle des Orateurs, et de plusieurs autres encore toutes d’espèce différente, je ne vois pas que nous puissions nous en servir, parce qu’il n’y en a pas une qui convienne à tous les genres de bien dire 108 Cicéron dans L’Orateur distingue explicitement de l’éloquence de l’orateur les styles du philosophe (et, lui étant rattaché, du sophiste), de l’historien et du poète ( Orator , 19.62-20.68). Distinction habituelle, donc, que l’on retrouve par exemple sous la plume de B. Lamy (La Rhétorique ou l’Art de parler, Paris, Pralard, 1e éd. 1675, 5e éd. Paris, F. Delaulne, 1715, L. IV, ch. XII « Styles propres à certaines matières ») : « Nous allons parler maintenant de styles particuliers qui sont affectés à certaines matières, comme sont les styles des poètes, des orateurs, des historiens, etc. » [CNo] . Des Philosophes ont été éloquents sans parler avec abondance 109 Voir Cicéron, Orator , 19.64 : « Mollis est enim oratio philosophorum et umbratilis nec sententiis nec uerbis instructa popularibus nec uincta numeris, sed soluta liberius; nihil iratum habet, nihil inuidum, nihil atrox, nihil miserabile, nihil astutum; casta, uerecunda, uirgo incorrupta quodam modo . » Trad. A. C. T. Savalète, 1840 : « La langue des philosophes est douce et amie de la solitude ; elle n'admet ni ces pensées, ni ces expressions qui agissent sur les masses. Le besoin du rythme n'impose aucune contrainte à son allure, toujours libre et franche. Chez elle, jamais de colère, de fiel, de rage, point de pathétique, point de ruses. Elle est chaste et modeste comme la vierge timide ; aussi l'a-t-on mieux caractérisée par le mot d'entretien que par celui de discours. » [CNo] , plusieurs Auteurs qui n’étaient nullement en réputation de gens de probité ont fait des Livres où brille beaucoup d’éloquence 110 Quintilien, à l’ incipit du livre XII, affirmait la supériorité de l’orateur vertueux sur le méchant (Institution oratoire, 10.1.9, trad. L. Baudet, 1842) : « Enfin, pour simplifier la question, admettons, ce qui ne saurait jamais être, que le plus vertueux des mortels et le plus corrompu aient une dose égale de génie, de talent, d'instruction lequel sera réputé le meilleur orateur ? sans contredit, celui qui vaudra moralement mieux. Donc, on ne peut être à la fois un méchant homme et un parfait orateur. » Mais la formule de Caton (litt., « homme de bien, et habile à parler ») peut donner lieu à deux interprétations : l’interprétation quintilienne, donc (la moralité renforce l’art de parler) mais aussi l’interprétation inverse, que développera saint Augustin, à savoir que l’art de parler doit renforcer le parti de la moralité. Voir Augustin, La Doctrine chrétienne, Paris, Institut d’Études Augustiniennes, 1997, p. 323 : « Puisque, donc, l’art de la parole est là à disposition, avec un très grand pouvoir de persuasion, qu’il s’agisse du mal, qu’il s’agisse du bien, pourquoi les hommes de bien ne s’attacheraient-ils pas avec ardeur à l’acquérir, afin de combattre au service de la vérité, si les méchants s’en servent pour faire triompher des causes perverses et mensongères, dans l’intérêt de l’injustice et de l’erreur ? » Inversement, que le méchant puisse être orateur, saint Augustin ne le nie pas, et Perrault ne dira pas autre chose. [CNo] , et les meilleurs Historiens contents de bien narrer les choses passées se sont peu mis en peine de faire prendre parti à leurs Lecteurs 111 Sur le style des historiens, voir Cicéron, Orator , 20.66. Sur leur distance par rapport à la véhémence oratoire, voir Cicéron, De Oratore , 2.16.64, trad. A. Th. Gaillard, 1840 : « Le ton du discours doit être doux et facile, le style coulant et soutenu, sans cette âpreté qui convient au barreau, sans ces traits énergiques dont l'orateur anime son discours à la tribune. » [CNo] . Je voudrais donc que l’Éloquence en 43 général ne fût autre chose que l’Art de bien parler selon la nature du sujet que l’on traite, et selon les lieux, les temps et les personnes 112 La grande règle ici énoncée est donc celle de la convenance, du decorum. Voir Cicéron, Orator , 21.71, trad. A. C. T. Savalète, 1840 : « Il faut donc chercher la convenance (quid deceat) dans l’expression comme dans la pensée. Différence de conditions, de rang, d’autorité et d’âge ; différence même de lieux, de temps, d’auditeurs (locus aut tempus aut auditor) : autant de modifications, soit dans le fonds, soit dans la forme du langage, et qui commandent une attention spéciale dans le discours comme dans le commerce de la vie. Le style changera suivant le sujet qu’on traite (in re), puis selon les personnes (in personis) de celui qui parle et de ceux qui écoutent. » [CNo] .
Le Président
Je reçois volontiers cette définition, car c’est en quoi les Anciens ont particulièrement excellé, je veux dire d’avoir été Éloquents de l’Éloquence qui convenait à leur matière. Démosthène et Cicéron de l’Éloquence des Orateurs 113 Voir note 116. [CNo] ; Thucydide, et Tite-Live de celle des Historiens 114 Voir note 116. [CNo] , Platon de celle des Philosophes 115 Le Président reprend ici les parallèles déjà exploités par René Rapin dans Les Comparaisons des grands hommes de l’antiquité (Paris, Muguet, 1684, t. I) : les « grands hommes » du titre général sont : pour l’éloquence Démosthène et Cicéron (parallèle que l’on trouve chez Plutarque) ; pour la poésie Homère et Virgile ; pour les historiens Thucydide et Tite-Live ; pour la philosophie, Platon et Aristote. [CNo] et ainsi des autres. Ils ont même entré si heureusement chacun dans leur caractère, et dans le genre d’Éloquence qui leur était propre qu’on ne saurait y parvenir qu’en suivant pas à pas les routes qu’ils nous ont tracées.
Le Chevalier
N’ajoutez-vous pas encore que c’est à condition qu’on n’ira jamais aussi loin qu’eux ?
44Le Président
Assurément et je ne crois pas qu’on puisse en disconvenir.
L’Abbé
Est-il possible que vous ayez une si petite idée de l’esprit humain et des forces de la Nature ? Certains hommes se sont trouvés avoir le don de la parole en un haut degré, et parmi des Peuples qui ont pris plaisir à exagérer leur mérite, là-dessus vous concluez que la Nature a fait ses derniers efforts pour les produire, et des efforts si grands et si heureux qu’elle n’y reviendra jamais. Parce que toute la Grèce prit les Armes pour retirer Hélène que Pâris avait enlevée, et qu’une longue guerre a rendu sa beauté célèbre 116 Il s’agit évidemment de la guerre de Troie provoquée par l’enlèvement de l’épouse du roi de Sparte, Ménélas, par Pâris, prince troyen. Les épopées d’ Homère narrent le conflit mythique. [DR] ; parce que Cléopâtre s’est fait aimer de Marc-Antoine et de César 117 Dans la vie d’Antoine, Plutarque raconte la passion de l’empereur pour la reine égyptienne ainsi : « Étant donc Antoine de telle nature, le dernier et le comble de tous les maux, c’est à savoir l’amour de Cléopâtre, lui survint, qui éveilla et excita plusieurs vices qui étaient encore cachés en lui, et ne s’étaient jusqu’à là point montrés : et s’il lui était resté quelque scintille de bien et quelque espérance de ressource, elle l’éteignit du tout, et le gâta encore plus qu’il n’était auparavant. » . Il explique la fascination que Cléopâtre exerce en en dressant le portrait suivant : « sa beauté seule, à ce que l’on dit, n’était point si incomparable, qu’il n’y en eu pu bien avoir d’aussi belles comme elle, ni telle, qu’elle ravit incontinent ceux qui la regardaient : mais sa conversation à la hanter en était si amiable, qu’il était impossible d’en éviter la prise, et avec sa beauté, la bonne grâce qu’elle avait à deviser, la douceur et gentillesse de son naturel, qui assaisonnait tout ce qu’elle disait ou faisait, était un aiguillon qui poignait au vif et si y avait outre cela grand plaisir au son de sa voix seulement et à sa prononciation, pource que sa langue était comme un instrument de musique à plusieurs et plusieurs registres, qu’elle tournait aisément en tel langage, comme il lui plaisait, tellement qu’elle parlait à peu de nations barbares par truchement […]. » . [DR] , estimez-vous qu’il n’y ait jamais eu d’aussi belles femmes dans le reste du monde ? Il y avait peut-être dans Lacédémone 45 et dans Alexandrie vingt femmes plus belles qu’Hélène et que Cléopâtre, mais moins célèbres, parce qu’elles étaient plus chastes.
Le Chevalier
Non seulement ce que vous dites est véritable, mais l’on voit tous les jours une infinité de différentes sortes de beautés toutes charmantes qui ne ressemblent ni à Hélène ni à Cléopâtre. Je me trouvai il y a quelque temps avec cinq ou six de mes amis dans le Cabinet d’un curieux 118 Parmi les dizaines de cabinets de curiosité que compte Paris au XVIIe siècle (voir E. Bonnaffé, Dictionnaire des amateurs français au XVIIe siècle, Paris, H. Quantin, 1884), on ne peut qu’émettre des hypothèses. Sur l’ensemble des collectionneurs de tableaux, on citera Nicolas Clément (1647-1712), bibliothécaire de la Bibliothèque Royale à partir de 1691, et occupant depuis 1670 la charge de commis à la garde des estampes et planches gravées. L’historien d’art Edmond Bonnaffé ajoute qu’il possédait en propre une collection immense de portraits gravés (Dictionnaire des amateurs…, ibid. , p. 65) : « Clément avait formé pour lui-même un recueil de 18,000 portraits dont il dressa le catalogue en trois volumes. Il légua cette collection au Cabinet des estampes. » Les liens entre Charles Perrault et Nicolas Clément semblent avoir été d’abord professionnels : au sein du Cabinet du Roi, créé en 1667 par Colbert pour promouvoir l’art de l’estampe, et rattaché à la Bibliothèque Royale, « le travail, accompli sans ordre depuis 1665, est organisé en 1670 pour former des volumes avec des texte explicatifs demandés à la Petite Académie. Clément, Carcavy, Charles Perrault furent chargés de cette mise en ordre » (S. Balayé, La Bibliothèque Nationale des origines à 1800, Genève, Droz, 1998, p. 110). Que Perrault ait eu l’occasion de visiter ses collections privées de gravures, n’est pas impossible. Moins probable semble sa rencontre avec le grand collectionneur lillois Gilles Tesson, qui, selon Florent Le Comte (Cabinet des singularités d’architecture, peinture, sculpture et gravure, Paris, E. Picart et N. Leclerc, t. III, 1700, p. 409) possédait 44 000 portraits dont 14 000 doubles. [CNo] qui avait pris plaisir de ramasser les Portraits des plus belles femmes qui soient aujourd’hui dans l’Europe, et de celles qui y ont fait du bruit pendant le dernier siècle : de quarante ou cinquante Portraits que nous regardions il n’y en avait peut-être pas deux qui se ressemblassent, ni qui fussent du même genre de beauté, nous nous imposâmes la nécessité de choisir chacun celle qui lui plairait le plus pour 46 voir si nous nous rencontrerions. Le choix tomba sur autant de beautés que nous étions d’hommes, et pas une n’eut deux voix pour elle 119 Annotation en cours. .
L’Abbé
Non seulement l’Éloquence a le don de plaire sous différentes formes, mais il est malaisé de décider sous laquelle elle plaît davantage. Nous avions à Paris, il n’y a pas longtemps deux excellents Prédicateurs qui se sont acquis une très grande réputation par des voies toutes opposées 120 Annotation en cours. . L’un d’eux ne disait presque rien qui ne surprît par sa nouveauté. Tout était fin, subtil et délicat dans son discours, et l’on ne pouvait trop admirer où il avait pu prendre tant de belles choses qui paraissaient n’avoir jamais été pensées 121 Annotation en cours. . L’autre au contraire ne disait presque rien qui n’eut déjà passé plusieurs fois, quoique confusément dans l’esprit de ceux qui l’écoutaient, ou s’il avait à avan47 cer quelque chose un peu au-dessus des idées communes et ordinaires, avant que d’en venir là il avait l’industrie de jeter quelques paroles qui faisaient comme germer dans leur esprit la réflexion qu’il allait faire, afin qu’ils la reçussent et l’embrassassent plutôt comme la leur propre, que comme la sienne, enfin ses Auditeurs ne pouvaient s’étonner assez comment il savait si bien entrer dans leurs sentiments, et les charmer par leurs propres pensées sans faire autre chose en quelque sorte que de les embellir par le beau tour qu’il leur donnait 122 Annotation en cours. . Ces deux grands hommes ont eu leurs partisans, et leur éloquence, quoique très différente l’une de l’autre, s’est fait aimer et admirer presque également de tout le monde. Il en est ainsi de tout ce qui dépend du goût et de la fantaisie, et comme l’Éloquence est de ce nombre en beaucoup de choses, il n’est point vrai qu’elle ne puisse plaire qu’en deux 48 ou trois façons, ou vêtue à la grecque et encore à la mode de Démosthène, de Thucydide et de Platon 123 Annotation en cours. , ou vêtue à la Romaine et à la mode de Cicéron et de Tite-Live 124 Annotation en cours. .
Le Président
Je ne demeure point d’accord que l’Éloquence soit une chose de goût et de fantaisie, elle a ses règles et ses préceptes selon lesquels elle plaît toujours, et hors desquels elle ne saurait plaire 125 Annotation en cours. .
L’Abbé
Pour nous mettre d’accord, il faut distinguer deux sortes de beautés dans l’Éloquence, comme nous l’avons fait dans l’Architecture, et comme on le peut faire dans toutes les choses du monde. Des beautés universelles et absolues, c’est-à-dire qui plaisent en tous temps, en tous lieux et à toutes sortes de personnes : d’autres particulières et relatives qui ne plaisent qu’à certaines per49 sonnes qu’en certains lieux et qu’en certains temps. Voici quelques-unes des beautés de la première espèce. Entrer dans les sentiments de ceux à qui on parle 126 Annotation en cours. , se concilier leur bienveillance 127 Annotation en cours. , narrer clairement et brièvement le fait dont il s’agit 128 Annotation en cours. , raisonner juste et conséquemment 129 Annotation en cours. , prouver ce qu’on avance 130 Annotation en cours. , et réfuter les objections par des raisons solides et convaincantes 131 Annotation en cours. ; ces beautés ne sont point de pur goût ni de fantaisie, elles sont aimées et le seront éternellement de tout le monde. Voici quelques-unes des beautés de la seconde espèce. Être abondant et copieux 132 Annotation en cours. , être concis et serré 133 Annotation en cours. , être grave et sévère 134 Annotation en cours. , être orné et fleuri 135 Annotation en cours. , être soutenu et véhément 136 Annotation en cours. , être doux, familier et facile 137 Annotation en cours. ; ces beautés ne plaisent pas toujours, ni à toutes sortes de personnes, et si elles plaisent, c’est tantôt plus et tantôt moins, selon l’humeur des Auditeurs, ou selon le goût et la mode du siècle. Ainsi les 50 Grecs vifs et pénétrants, qui entendaient à demi-mot les matières les plus difficiles, qui ne s’occupaient qu’à dire et à ouïr quelque chose de nouveau, et de qui on a dit qu’il fallait qu’un Orateur les tirât en volant 138 Annotation en cours. ; les Grecs, dis-je, voulaient une Éloquence concise et resserrée qui en donnât plus à entendre qu’elle n’en exprimait 139 Annotation en cours. . Les Asiatiques voluptueux et efféminés qui fuyaient toute sorte de travail jusqu’à l’application un peu tendue aux discours qu’ils étaient obligés d’écouter, voulaient une Éloquence agréable et fleurie, qui flattât leurs oreilles par une longue suite de paroles bien sonnantes et bien arrangées, et qui leur donnât tout le temps que demandait leur paresse pour comprendre aisément ce qu’on leur disait 140 Annotation en cours. . Les Romains graves et sérieux refusant d’un côté la mollesse de l’Éloquence Asiatique, et de l’autre, la trop grande brièveté de l’Éloquence Grecque, comme peu con51 venable à la gravité des Pères Conscrits 141 Annotation en cours. , voulaient pour être ébranlés une Éloquence nombreuse et étendue 142 Annotation en cours. , de même que les grands fardeaux demandent de grandes machines pour être remués. Les autres Nations ont eu leur goût particulier, qu’il a fallu que leurs Orateurs aient étudié pour se faire écouter favorablement : ce qui se dit des différentes Nations se doit entendre aussi des humeurs, et des professions différentes qui se rencontrent dans chaque nation, comme aussi des différents siècles et des différents temps. Cela supposé nous ne serons pas réduits à ne reconnaître qu’un seul excellent Orateur, ce qu’il faudrait faire s’il n’y avait qu’une seule manière d’être Éloquent. Nous dirons que Démosthène, simple et concis a été l’Orateur le plus selon le goût des Grecs 143 Annotation en cours. ; Cicéron, abondant et orné celui qui a touché davantage les Romains 144 Annotation en cours. , mais nous nous donnerons bien de garde 52 de dire qu’il n’y ait point eu d’autres Orateurs aussi excellents qu’eux dans d’autres temps, soit dans le même genre d’Éloquence, soit dans de différents genres 145 Concept de la relativité du goût opposé à des beautés universelles, particulièrement important dans le domaine de l’éloquence, où il faut plaire pour convaincre. [CNe] .
Le Président
De quelque manière que l’on s’y prenne, les Maîtres seront toujours les Maîtres, et les Disciples les Disciples 146 Annotation en cours. .
L’Abbé
Il me suffira pour faire voir que les Anciens ont été inférieurs aux Modernes dans toutes les parties de l’Éloquence, mais particulièrement dans ce qui regarde les beautés essentielles que j’ai touchées, de prouver que la Méthode 147 La méthode désigne ici la mise en ordre, le plan du discours. Furetière la définit comme l’ « art de disposer les choses d’une manière qu’on les puisse faire, enseigner, ou retenir avec plus de facilité ». [CBP] qui est d’une nécessité indispensable pour les bien mettre en œuvre, et qui avec le temps est devenue commune et ordinaire, leur était une chose presque inconnue.
53Le Chevalier
À propos de Méthode. D’où vient que dans La Logique de Port-Royal , qui nous a été donnée sous le titre de l’ Art de penser 148 Antoine Arnauld et Pierre Nicole publient en 1662 à Paris chez Charles Savreux un ouvrage intitulé La Logique ou l’Art de penser : contenant, outre les règles communes, plusieurs observations nouvelles propres à former le jugement . Le texte connaît un retentissement et une fortune considérables. [DR] , la Méthode est mise comme la quatrième opération de l’entendement 149 La Logique s’ouvre par la définition suivante : « La Logique est l’art de bien conduire sa raison dans la connaissance des choses, tant pour s’en instruire soi-même, que pour en instruire les autres. / Cet art consiste dans les réflexions que les hommes ont faites sur les quatre principales opérations de leur esprit, concevoir, juger, raisonner, et ordonner. » Pour détailler la quatrième de ces opérations, les auteurs écrivent : « On appelle ici ordonner l’action de l’esprit, par laquelle ayant sur un même sujet, comme sur le corps humain, diverses idées, divers jugements, et divers raisonnements, il les dispose en la manière la plus propre pour faire connaître ce sujet. C’est ce qu’on appelle encore méthode. », éd. P. Clair et Fr. Girbal, Paris, Vrin, 1993, p. 37-38. Voir note suivante. [DR] : car j’ai toujours ouï dire qu’il n’y en avait que trois. La simple appréhension, le jugement et le discours 150 Voir note précédente. La Logique s’articule en quatre parties. La première traite des idées comme opération de concevoir qui produit la vue de la chose mentale, ce que Perrault nomme ici appréhension simple : elle concerne les termes ou notions. La seconde concerne le jugement qui prend une forme propositionnelle (affirmation, négation, le sujet est une série de prédicats, etc.) : elle traite donc les combinaisons de termes ou notions sous forme de propositions. La troisième traite d’un type de combinaison particulier, le raisonnement, c’est-à-dire des syllogismes ou du discours conçus soit en termes d’énoncés soit en termes de contenus mentaux. Ces trois parties reprennent l’articulation des traités de logique hérités de l’organon aristotélicien. Elles décrivent les trois opérations naturelles de l’esprit. Arnauld et Nicole ajoutent une quatrième partie et un quatrième moment : La « méthode » vise à « bien arranger ses pensées, en se servant de celles qui sont claires et évidentes, pour pénétrer dans ce qui paraissait plus caché. », ibid., p. 291. Son trait caractéristique concerne donc sa vertu heuristique en tant qu’art d’inventer. La nécessité d’ajouter une quatrième partie à la logique aristotélicienne n’est pas une invention originale de leur part ; dans le dernier tiers du dix-septième siècle, la plupart des logiciens concluent leur traité par une réflexion sur la méthode qui garantit la validité des raisonnements et la recherche de nouvelles vérités. On retrouve en effet cette quatrième partie de la logique chez des auteurs aussi divers que Joachim Jungius, Eustache de Saint-Paul, Pierre Gassendi, Thomas Hobbes, Louis de Lesclache, Francis Burgersdyck, Johannes Clauberg, Pierre Godart, Antoine Le Grand, Nicolas Malebranche, Pierre-Sylvain Régis, Edmée Mariotte. La méthode concerne alors un niveau second ou méta- qui s’appuie sur les trois premières opérations et permet d’étendre les connaissances sans fin. Ce projet correspond encore à la doctrine cartésienne de la méthode, mais Descartes traite la méthode seulement dans un contexte mathématique, alors qu’Arnauld et Nicole l’intègrent dans une doctrine de la signification et une analyse du langage étrangères à Descartes. Cette nouveauté moderne de la méthode s’explique par un discrédit et une critique de la logique aristotélicienne : elle s’avère superflue, parce qu’elle ne fait qu’exprimer les règles de la raison naturelle sans offrir de moyen pour corriger les raisonnements invalides ; si elle garantit la validité formelle de l’inférence, elle ne suffit pas à garantir que l’énoncé parle de quelque chose « car notre esprit n’est point satisfait, s’il ne sait non-seulement que la chose est, mais pourquoi elle est » (Arnauld et Nicole, Logique de Port-Royal, IV, chap. IX, Défaut III. Démonstration par l’impossible) et enfin et surtout, elle ne permet pas d’orienter la recherche de la vérité et ne présente donc aucune vertu heuristique, comme Aristote le soulignait lui-même ( Les seconds analytiques, I 13, 78 a22 sq. ). [SC]. . Mon Régent ne m’a jamais dit qu’il y en eut davantage, et je crois qu’on s’en tient là dans tous les Collèges 151 L’enseignement des collèges reprend la distinction universitaire entre le trivium qui traite de la scientia primitiva et le quadrivium qui traite des sciences spéculatives. Le trivium concerne les arts propédeutiques : la grammaire, la rhétorique, la philosophie, elle-même divisée en logique considérée comme la science des bons raisonnements, éthique, physique, métaphysique. La propédeutique s’articulait en deux périodes. La première durait six ans ; elle concernait l’apprentissage du latin, et de façon moindre le grec et le français durant la classe de grammaire, puis l’apprentissage de l’art d’écrire d’après les modèles classiques durant la classe de rhétorique. La deuxième période propédeutique commençait par la logique, initiation à toutes les autres sciences philosophiques, art de bien raisonner, puis l’éthique, art de bien se comporter ; la logique et l’éthique étaient considérées comme des arts philosophiques. Ensuite venaient l’initiation aux sciences spéculatives avec la physique et la métaphysique. Cet enseignement évolue fortement dans la deuxième moitié du dix-septième siècle, notamment à la suite de la conception de l’ordre selon Descartes : la métaphysique précède désormais la physique, qui prend de plus en plus de place. Sur l’enseignement dans les collèges, L. W. B. Brockliss, French Higher Education in the Seventeenth and Eighteenth Centuries. A Cultural History, Oxford, Clarendon Press, 1987, ch. 3. “The propaedeutic art”. [SC] .
L’Abbé
Cela était ainsi de mon temps, et je ne sais si l’on s’est corrigé depuis. Cependant non seulement la Méthode est une des opérations de l’entendement qu’il appartient à la Logique de diriger, mais elle est la plus importante de toutes, et celle qui a le plus besoin de préceptes. Les trois autres opérations de l’Esprit sont si naturelles, que c’est plu54 tôt par curiosité qu’on donne des préceptes pour s’y conduire, que par le besoin qu’on en ait ; en effet est-il quelqu’un qui ne sache pas, sans aucun art se former des idées générales et particulières de toutes choses, qui ait de la peine à joindre deux idées ensemble, et à en faire une proposition, et qui de deux propositions n’en tire facilement une conséquence ? Ces trois opérations de l’Esprit se font sans peine, et se font ordinairement bien par tout le monde. Mais quand il faut arranger des preuves et des raisonnements 152 L’ abbé reprend ici les critiques récurrentes envers la logique aristotélicienne purement formelle et stérile, puisqu’elle se contente de formaliser des opérations naturelles à l’esprit et qu’elle omet de proposer un art d’inventer permettant d’appliquer ces opérations pour trouver des vérités encore inconnues. On note ici une certaine identification entre logique et méthode : celle-ci devient la partie primordiale de la logique. Voir la note 146. [SC] , et leur donner la place qu’ils demandent pour entrer sans confusion dans l’esprit et y faire leur effet, c’est là où il faut de l’Art, et où la Logique a de quoi faire voir et sa force et son industrie.
Le Chevalier
Permettez-moi de faire une comparaison là-dessus. Former des idées, 55 c’est lever des soldats, Faire des propositions en joignant des idées les unes aux autres, c’est faire des compagnies en joignant des soldats les uns aux autres. Faire des arguments en assemblant des propositions, c’est faire des régiments en assemblant des compagnies ; mais composer avec des arguments, des discours qui aient un bel ordre, et qui procèdent d’une manière qui convainque l’Esprit, c’est avec des régiments, faire une armée, c’est la ranger en bataille, c’est la faire marcher, la faire combattre, la faire défiler et lui faire faire tous les mouvements qu’enseigne l’Art militaire 153 Annotation en cours. . Or comme ce dernier travail est infiniment plus noble et plus difficile que les trois autres qui n’aboutissent qu’à celui-là, et qu’il est le comble de la perfection de ce grand Art, je crois qu’on peut dire que la Méthode est aussi la plus noble, la plus difficile et la plus nécessaire partie de la Logique.
56L’Abbé
Votre comparaison me fait plaisir, car elle explique parfaitement bien ma pensée.
Le Président
Que concluez-vous, je vous prie, de votre pensée et de votre comparaison ?
L’Abbé
Nous concluons que la plupart des Anciens n’ont guère connu ce que c’était que la Méthode, puisqu’ils ne se sont pas avisés, en traitant de la Logique, de la mettre au nombre des opérations de l’entendement qu’elle doit diriger. Ils pensaient que c’était assez de faire de bons arguments dans leurs discours, et que chaque chose à part fût bien raisonnée et bien concluante, sans se mettre beaucoup en peine de l’ordre et de l’arrangement qu’il leur fallait donner. Il n’y a qu’à lire leurs ouvrages pour en être per57 suadé. Pouvez-vous soutenir par exemple qu’il y ait de l’ordre et de la méthode dans les écrits de votre cher et divin Platon ? Ce Philosophe a toujours été regardé comme un grand Maître de Morale et de Politique, cependant y a-t-on jamais trouvé une suite de maximes et de préceptes, dont on ait fait un système certain et déterminé, et dont on ait pu dire voilà ce que pensait Platon sur la Morale et sur la Politique 154 Au sens large, le néoplatonisme désigne les reprises de Platon... depuis Aristote. Au dix-septième siècle, il caractérise un ensemble de thèses et de postures concernant la filiation vis-à-vis de Platon et Socrate comme paradigme de la figure philosophique, la quête d’une prisca sapientia (doctrine selon laquelle la vérité philosophique et même théologique réside déjà dans les textes païens), l’idéalisme, l’anamnèse comme épistémologie, la libertas philosophandi assumée par l’Académie, l’âme et le corps, la référence aux mathématiques, la théologie. Ces positionnements se déterminent dans le cadre de la traduction et publication des œuvres des philosophes de l’Antiquité tardive à la Renaissance – notamment sous l’impulsion de Bessarion, Ficin, Patrizi. Le platonisme joue alors un rôle important à la fois de façon négative pour se démarquer des péripatéticiens ou des sceptiques et, de façon positive, pour asseoir des thèses philosophiques. Pour d’autres références, voir J. Kraye, “The legacy of ancient philosophy”, in The cambridge companion to Greek and Roman Philosophy, D. Sedley Ed. 2003, 323-352 ; The Oxford Handbook of Philosophy of early modern Europe, D. Clarke, C. Wilson, 2011 ; J. Kraye, “The Philosophy of the Italian Renaissance”, p. 16-70, in The Renaissance and 17th century rationalism . Routledge History of philosophy, vol IV, Londres, 1993, p. 26-37. [SC] ? Point du tout, chacun y a trouvé ce qu’il a voulu, et c’est ce qui a fait que sa Secte s’est divisée en tant de familles de Philosophes 155 La lecture des dialogues de Platon a donné lieu à des interprétations très différentes. C’est vrai aussi bien en philosophie qu’en science : "[...] examination of the writings of ancient Greek authors was a major, perhaps the major, part of the investigator. Innovators (...) reworked, recombined, and criticized the ancients, or measured their teachings against modern experience (...). If it is legitimate to speak of a distinct ‘Renaissance science’ in this period, then surely one of its outstanding characteristics was the amount of time and energy devoted to a careful reading of ancient scientific texts." (N.G. Siraisi, Medicine and the Italian universities 1250-1600, Leiden & Boston, Brill, 2001, p. 253). L’ouvrage collectif dirigé par Michael Ayers (ed.), Rationalism, Platonism and God (Oxford University Press, 2008) analyse les différentes reprises de Platon par Descartes, Spinoza ou Leibniz. Si ces trois auteurs majeurs se réfèrent tous à Platon, c’est bien de façon très différente. [SC] . Pareille chose n’arrive point entre les disciples de Descartes, ils conviennent unanimement des dogmes et des opinions de ce grand homme 156 Descartes a essayé de transmettre sa philosophie de façon systématique conformément à sa méthode universelle en produisant des Abrégés et en corrigeant sans cesse ses disciples, notamment le fidèle Henricus Régius (Hendrik de Roy), philosophe et médecin hollandais qui diffuse la philosophie cartésienne à l’université d’Utrecht. Cependant, lorsque Regius cherche à prolonger le projet de Descartes, celui-ci le désavoue. Leibniz critique l’esprit de système de Descartes et sa tendance sectaire. Comme le commente Yvon Belaval, « Le cartésianisme est un dogmatisme restreint qui a sa source dans la règle… », Leibniz, critique de Descartes, Paris, Gallimard, 1960, p. 62. [SC] : cette différence vient assurément de ce que Platon a semé sa doctrine mal conçue et mal digérée çà et là dans ses ouvrages, sans ordre et sans méthode, et que Descartes après y avoir bien 58 pensé, et après être bien d’accord avec lui-même de ce qu’il pensait, a expliqué sa doctrine d’une manière claire, nette et méthodique 157 Descartes publie le Discours de la méthode en 1637. La méthode est le maître mot de la philosophie cartésienne : elle consiste à suivre les règles de la raison. Elle procède soit selon l’ordre des raisons dans les Méditations métaphysiques (1641), soit selon l’ordre des choses dans les Principes de la Philosophie (1644). Selon l’ordre des raisons, le doute permet de remonter aux premières idées évidentes (l’âme, Dieu) pour déduire progressivement toutes les connaissances possibles. [SC] . Ce manque d’ordre est si commun à tous les Philosophes, qu’il se trouve dans Aristote même, quoiqu’on lui soit en quelque sorte redevable de la méthode, qui semble avoir pris naissance dans les Livres où il en a traité. Il était très habile, mais il ne savait pas encore bien pratiquer lui-même ce qu’il enseignait aux autres 158 Aristote est parfois présenté comme le père de la méthode ou de la logique au sens où, dans l’ Organon (qui comprend les Catégories , Sur l’interprétation , les premiers et seconds Analytiques , les Topiques et les Réfutations sophistiques ) il propose une étude des modes de raisonnement ou syllogismes. Le projet moderne de la méthode ou mathesis universalis initié par Descartes et prolongé par A. Arnauld et P. Nicole dans la Logique de Port Royal (1662), se constitue à la fois en référence et de façon critique par rapport à la syllogistique. Plus généralement, au dix-septième siècle, Aristote sert surtout de repoussoir pour justifier a contrario la diffusion de la philosophie nouvelle, c’est-à-dire cartésienne. Cela dit, la mention critique d’Aristote vise surtout à remettre en cause l’institution scolastique – l’aristotélisme – plutôt qu’à reconstituer la pensée originale de l’auteur. De fait, la philosophie cartésienne se substitue progressivement dans l’enseignement universitaire à l’aristotélisme. Cette reprise n’est pas tant un remplacement, qu’un processus d’assimilation et de dépassement. De même que pour Platon, la figure d’Aristote varie selon les différents philosophes qui, comme Descartes, le critiquent, ou, comme Leibniz, le réactualisent, voire proposent même un aristotélisme cartésien, comme Honoré Fabry. [SC] .
Le Chevalier
Il en est donc en cela d’Aristote, comme de Vaugelas, à qui il arrive souvent, ainsi qu’il l’avoue lui-même, de pécher contre ses propres préceptes 159 Allusion possible à la note liminaire des Remarques de Vaugelas où l’auteur déclare : « S’il se trouve qu’en cet Ouvrage l’Autheur n’observe pas tousjours ses propres Remarques, il declare que c’est sa faute ou celle de l’Imprimeur, et qu’il s’en faut tenir à la Remarque, et non pas à la façon dont l’Autheur en aura usé contre sa Remarque, ou dont l’Imprimeur aura corrompu la copie. », éd. Z. Marzys, Genève, Droz, 2009, p. 118 qui renvoie à la Préface où Vaugelas s’exprime ainsi : « Moy-mesme qui les ay faites [ces Remarques], ay plus de besoin que personne, comme plus sujet à faillir, de les relire souvent, et mon Livre est sans doute plus savant que moy […]. », op. cit., p. 113. [DR] .
L’Abbé
Cela est vrai, mais autant qu’il est rare de voir Vaugelas ne pas suivre les remarques qu’il nous a don59 nées, autant est-il ordinaire de voir Aristote s’éloigner des règles qu’il prescrit.
Le Président
Ce que vous dites paraît étrange.
L’Abbé
Il ne l’est pas trop, rien n’est plus ordinaire que de voir des gens qui ne savent pas mettre en pratique les choses dont ils ont néanmoins une très grande théorie. Combien d’hommes savent tous les préceptes de l’Éloquence, et ne sont pas Éloquents, et combien d’un autre côté en voit-on d’Éloquents qui ne savent aucun précepte d’Éloquence ?
Le Chevalier
Je connais des Provinciaux qui savent par cœur les Remarques de Vaugelas, et toutes celles du Père Bouhours 160 Dominique Bouhours a publié trois ouvrages principaux de remarques : Doutes sur la langue française proposés à Messieurs de l’Académie française par un gentilhomme de province, 1674 ; Remarques nouvelles sur la langue française, 1675 ; Suite des Remarques nouvelles sur la langue française, 1693. [DR] , de M. Ménage 161 Gilles Ménage a publié en 1672 des Observations sur la langue française. [DR] et de M. Corneille 162 Thomas Corneille, avant tout dramaturge, était académicien et travailla au Dictionnaire. Il fit paraître, en 1687, avec des notes de sa main, une nouvelle édition des Remarques de Vaugelas. Il appartenait au parti des Modernes et combattit notamment La Bruyère. [DR] , et qui parlent fort mal Français, pendant que tous les 60 enfants élevés à la Cour parlent très juste et très correctement, sans avoir jamais appris un seul mot de Grammaire 163 Dans la préface à ses Remarques , Vaugelas définit le bon usage comme « la façon de parler de la plus saine partie de la Cour, conformément à la façon d’écrire de la plus saine partie des Autheurs du temps. » (éd. Z. Marzys, Genève, Droz, 2009, p. 68). Il ajoute : « Il est certain que la Cour est comme un magazin, d’où nostre langue tire quantité de beaux termes pour exprimer nos pensées, et que l’Eloquence de la chaire, ny du barreau n’auroit pas les graces qu’elle demande, si elle ne les empruntoit presque toutes de la Cour. » ( ibid.) ; puis : « […] pour ce qui est de parler, on sçait bien que la lecture ne sçauroit suffire, tant parce que la bonne prononciation qui est une partie essentielle des langues vivantes, veut que l’on hante la Cour, qu’à cause que la Cour est la seule escole d’une infinité de termes, qui entrent à toute heure dans la conversation et dans la pratique du monde, et rarement dans les livres ; » ( op. cit., p. 69) ; et enfin : « Il faut estre assidu dans la Cour et dans la frequentation de ces sortes de personnes pour se prevaloir de l’un et de l’autre, et ne faut pas insensiblement se laisser corrompre par la contagion des Provinces en y faisant un trop long séjour. » ( op. cit., p. 71). Sur la figure imaginaire du « locuteur parfait », voir les analyses de Gilles Siouffi, Le Génie de la langue française. Études sur les structures imaginaires de la description linguistique à l’Âge classique, Paris, Champion, 2010, p. 373 sq. et en particulier p. 393 sq. où l’on apprend que pour les grammairiens comme Bouhours, « l’horizon descriptif que parvient à atteindre la grammaire prise dans son sens le plus traditionnel sera toujours dépassé par le mouvement qui conduit un locuteur à parler » ; et que « l’intériorisation du point de vue du locuteur ne va pas sans une remise en cause assez violente de la place à accorder à la description – même la description de Vaugelas – dans l’éducation linguistique. » ibid., p. 394. Chez les grammairiens eux-mêmes « l’idée apparaît donc qu’il existe une certaine « pente naturelle » dans la langue qui amène, sans interaction avec la réflexivité qu’introduit la connaissance, directement de l’usage à la perfection. », ibid., p. 410. [DR] .
L’Abbé
C’est que le bon exemple suffit seul pour enseigner à bien faire, et pour en contracter l’habitude qui produit ensuite des actes plus parfaits que la science toute seule. De là vient qu’il n’y a presque personne aujourd’hui qui n’ait de l’ordre dans ce qu’il dit, et dans ce qu’il écrit, quoique la plupart ignorent ce que c’est que Logique et que Métaphysique ; et qu’Aristote tout habile qu’il était dans la théorie de ces deux sciences, n’a su mettre de l’ordre dans la plupart de ses ouvrages. Il m’en revient dans la mémoire une preuve bien convaincante. Vous savez M. le Président que plusieurs savants 164 La question de l’ordre des livres aristotéliciens est récurrente depuis le premier siècle jusqu’à aujourd’hui. D’après Strabon, à la mort de Théophraste, le successeur d’Aristote au Lycée, les œuvres d’Aristote furent entreposées pendant plusieurs siècles dans une cave. Elles sont publiées au premier siècle selon un ordre établi par Apellicon de Téos, puis réorganisées par Andronicos de Rhodes, alors directeur du Lycée, sous la forme d’un corpus systématique. Dès l’Antiquité, Simplicius commente le titre de Physique comme n’étant pas d’Aristote (ainsi que celui de métaphysique) : selon les références qu’Aristote fait à cet ouvrage dans le Traité du ciel ou dans la « Métaphysique », il se serait appelé Des principes, ou Leçons de Physique. En outre, on distinguait les cinq premiers livres consacrés aux principes, et les trois derniers au mouvement. À la Renaissance, les nouvelles éditions et traductions des œuvres d’Aristote à partir des textes originaux grecs suscitent une analyse textuelle plus fine pour repérer la cohérence des enchaînements entre les livres. La critique textuelle permet de trier les apocryphes et les œuvres authentiques. On veut organiser logiquement et chronologiquement les textes. L’éditeur Aldus Manucce produit la première édition des œuvres d’Aristote à Venise en 1495-98 et recrute des collaborateurs dont l’helléniste Francesco Cavalli qui propose un nouvel ordre pour l’œuvre de philosophie de nature qu’il explique et justifie dans un traité sur le nombre et l’ordre des livres de physique d’Aristote (De numero et ordine partium ac librorum physicae doctrinae Aristotelis, Venise, 1492-95). On retrouve des arguments semblables pour le traité sur les Politiques . En 1559, à l’Académie de Florence, Segni traduit les Politiques en italien et propose de déplacer les livres 7 et 8 en quatrième et cinquième position. En 1577 Scaïno da Salo publie effectivement l’ouvrage selon ce nouvel ordre. En 1637, Conring confirme cet ordre. [SC] prétendent que ses huit livres de Physique ne sont point rangés aujourd’hui comme ils le doivent être, et comme Aristote 61 les a rangés, que le quatrième par exemple doit être le septième, le sixième le second, le dernier le troisième, etc. que quelques autres 165 La remise en cause de l’ordre des livres d’Aristote fragilise deux critères essentiels de la nouvelle philosophie que prône Descartes : la méthode et la systématicité. Dans les Regulae ad directionem ingenii (1628), Discours de la méthode (1637) ou les Méditations philosophiques (1641), Descartes souligne l’ordre de la méthode qui suit les règles de la raison partant de l’évidence pour aller progressivement des notions simples vers les connaissances plus complexes en passant d’un maillon à l’autre par la démonstration. Il souligne cette découverte de la méthode dans l’ Epître à messieurs les doyens et docteurs de la sacrée faculté de théologie de Paris , qui ouvre les Méditations métaphysiques : « … j’ai cultivé une certaine méthode pour résoudre toutes sortes de difficultés dans les sciences ; méthode qui de vrai n’est nouvelle n’y ayant rien de plus ancien que la vérité, mais de laquelle ils savent que je me suis servi assez heureusement en d’autres rencontres ; j’ai pensé qu'il était de mon devoir de tenter quelque chose sur ce sujet. » AT, VII, 13. Dans les Principes de la philosophie (1644), Descartes souligne la structure systématique de la philosophie en recourant à la métaphore de l’arbre : la philosophie plonge ses racines dans la métaphysique, son tronc est la physique ou philosophie naturelle, dont dépendent les différentes branches de la médecine ou de la morale. [SC] au contraire soutiennent qu’ils sont dans l’ordre qu’ils doivent être ; si Aristote avait eu de la méthode pourrait-il y avoir une pareille contestation entre des gens savants et éclairés ? Si l’on dérangeait les livres ou les chapitres du moins méthodique des ouvrages d’aujourd’hui, on n’aurait nulle peine à les remettre dans le même ordre où l’Auteur les a mis.
Le Président
Vous disiez pourtant ce matin, si je ne me trompe, qu’Aristote était différent de Platon, en ce qu’il était méthodique, et que Platon ne l’était pas 166 Le Président fait allusion à un passage du tome I, p. 45-46. [BR] .
L’Abbé
Cela est vrai par comparaison de l’un à l’autre, mais par rapport 62 aux Auteurs d’aujourd’hui, Aristote ne saurait passer dans la plupart de ses ouvrages pour un écrivain méthodique.
Le Chevalier
Je n’ai pas de peine à le croire, vu l’épaisse obscurité qui couvre tous ses ouvrages, et la facilité qu’il y a à lui faire dire tout ce qu’on veut. M. Gassendi disait qu’Aristote avait un nez de cire qu’on faisait tourner du côté qu’on voulait avec une chiquenaude 167 Pierre Gassendi, Exercitationes paradoxicae adversus Aristoteleos, I, ex. 1, art. 5, éd. B. Rochot, Paris, Vrin, 1959, p. 29-31 : « Aristoteles habet nasum cereum : cum in quamcumque volueris partem nullo negotio possit detorqueri. » [BR] . En effet, il n’y a point d’opinion si étrange dans la Philosophie qu’on ne trouve ou qu’on ne croie trouver dans ses écrits. Il y a peut-être cinquante Professeurs de Philosophie dans Paris qui soutiennent des opinions toutes différentes les unes des autres, et il n’y en a pas un qui ne mette Aristote dans son parti, et qui n’en rapporte en sa faveur des témoignages très authentiques, et très clairs à ce qu’il prétend.
63L’Abbé
Il est certain, que si Aristote avait écrit méthodiquement, qu’il eût commencé par donner une bonne définition des choses dont il parle, qu’ensuite il en eût fait une division juste et exacte, qu’après cela il eût examiné nettement et par ordre tous les membres de ses divisions, en sorte qu’il parût au Lecteur qu’il a épuisé sa matière, et qu’il ne s’est point écarté à d’autres choses qui n’en sont pas, on saurait à quoi s’en tenir sur ce qu’il a pensé, et on pourrait dire voilà quelle est l’opinion et le sentiment d’Aristote sur telle et telle matière, mais on n’en est jamais convenu, et on n’en conviendra jamais : on trouve toutes choses confusément dans ses ouvrages, et l’on n’y trouve rien de bien net et de bien précis 168 Annotation en cours. .
64Le Président
D’où vient que vous aimez mieux rejeter sur l’obscurité, et le manque d’ordre d’Aristote tous les sens bizarres que l’on lui donne, que sur l’ignorance et le peu de lumière de ses Interprètes, dont il est bien plus naturel de n’avoir pas grande opinion que d’Aristote, qui a été regardé de tout temps, comme le génie et l’Interprète de la Nature 169 Cette remarque souligne le décalage entre l’aristotélisme et Aristote. L’aristotélisme ne constitue pas une catégorie unifiée mais plurielle, selon qu’il se construit à travers les prismes d’Averroès, de Galien ou de Thomas d’Aquin, auxquels il faut ajouter la multiplicité de florilèges, manuels, introductions, répertoires de citations à destination des étudiants. Entre le XIIIe siècle et la Renaissance, l’école de Padoue (Pietro d’Albano, Boccadifero, Pomponazzi, Zimara ou Nifo, ou leur disciple Scaliger), de Salamanque (Suarez), de Valence, d’Alcala ou de Coïmbra (Fonseca) se divisent sur la « saine doctrine », c’est-à-dire la juste interprétation d’Aristote, qui se décline aussi dans les enseignements universitaires. L’aristotélisme averroïste se constitue autour des thèses sur l’intellect unique, l’éternité du monde, le premier moteur. L’aristotélisme thomiste se construit sous la forme de quaestiones (à la suite de l’examen argumenté des opinions, sententiae, on satisfait les doutes, dubitationes, et propose une resolutio : il établit une philosophie transcendantale, ou dispute métaphysique, qui dissocie l’ontothéologie et la philosophie première. Avec Zabarella, à Padoue, l’aristotélisme galénique concerne les enjeux physiques et médicaux. Face à ces interprétations, la re-découverte des textes originaux d’Aristote en grec et leur traduction ouvre une nouvelle voie philologique. L’introduction des manuscrits grecs en Vénétie, la constitution de bibliothèques publiques et privées, le recrutement de professeurs universitaires, le succès d’éditeurs comme Aldus Manutius suscite un renouveau des études grecques et une confrontation des textes en circulation avec les originaux grecs. L’édition princeps en grec paraît à Venise en 1495-98. En 1497, le Sénat vénitien institue une chaire pour la lectio d’Aristote. [SC] ?
L’Abbé
C’est que si Aristote avait mis de l’ordre dans ce qu’il dit, et avait su se rendre intelligible, on l’aurait entendu depuis le temps que tant de gens habiles entreprennent de l’interpréter, et d’y faire des Commentaires 170 La tradition des commentaires d’Aristote remonte à l’Antiquité avec Alexandre au IIe s., Porphyre au IIIe s. ou Thémistius au IVe. Au VIe s., Simplicus rédige des commentaires sur le de anima , de caelo , la physique et les catégories d’Aristote. Cette tradition se poursuit durant le Moyen Âge et la Renaissance. Thomas d’Aquin rédige plusieurs commentaires des traités d’Aristote ( Sentencia Libri de Anima , Sententia libri Ethicorum , Sententia super Metaphysicam …). À Coïmbra, le jésuite Pedro da Fonseca, professeur à l’université, coordonne la publication des Commentariorum in Libros Metaphysicorum Aristotelis Stagiritæ (Rome, 1577). [SC] . Ce n’est pas qu’Aristote n’ait été un des plus grands Esprits, des plus profonds et des plus sublimes que Dieu ait jamais mis au monde, qui a dit autant de choses admirables sur tou65 tes sortes de matières qu’aucun autre qui ait écrit jusqu’à son temps, en un mot qui était autant habile qu’on le pouvait être alors, mais c’est qu’il ne pouvait pas savoir encore ce que le Temps et l’Expérience n’ont découvert que dans la suite. Car vous vous souviendrez s’il vous plaît M. le Président, que dans notre dispute nous ne comparons pas les hommes avec les hommes, qui se sont toujours ressemblés, et qui se ressembleront toujours, c’est-à-dire, que les grands génies d’un siècle regardés en eux-mêmes, et dans leurs talents purement naturels sont toujours égaux aux grands génies d’un autre siècle, mais que nous comparons les ouvrages des Anciens avec ceux des Modernes, et que l’avantage d’être venus les derniers est si grand, que plusieurs ouvrages des Modernes, quoique leurs Auteurs soient d’un génie médiocre, valent mieux que plusieurs ouvrages des plus grands hommes de l’An66 tiquité 171 Il s’agit ici d’une importante concession que d’admettre comme le fait l’ Abbé que si les Modernes sont supérieurs aux Anciens c’est parfois moins par leurs capacités intellectuelles intrinsèques que parce qu’ils viennent après eux (et aussi p. 71, p. 97-98 et p. 104, à propos de l’histoire de l’éloquence de Démosthène puis Cicéron jusqu’au XVII e siècle, et tome III, p. 12, note 48, p. 60 à propos de la poésie épique). C’est l’un des arguments majeurs des défenseurs des Anciens, à l’image de l’abbé Du Bos, selon qui « Monsieur le Marquis de l’Hôpital, Monsieur Leibnitz & Monsieur Newton n’auroient point poussé la Geometrie où ils l’ont poussée, s’ils n’eussent pas trouvé cette science en un état de perfection qui lui venoit d’avoir esté cultivée successivement par un grand nombre d’hommes d’esprit, dont les derniers venus avoient profité des lumieres & des vûës de leurs predecesseurs. Archimede venu dans le temps de Monsieur Newton auroit fait ce que Monsieur Newton a fait, comme Monsieur Newton eut fait ce qu’a fait Archimede, s’il fut venu dans le temps de la seconde guerre Punique. » Un peu plus loin dans le tome II, le Président prévoit que les Modernes admireront l’éloquence de Démosthène quand ils liront la traduction qu’en prépare un de ses amis « qui sera accommodée à nos manières, et où Démosthène s’expliquera, comme il eût fait en notre siècle, et parlant devant nous. » (p. 69) D’où la conclusion consensuelle de l’ Abbé : « les Anciens et les Modernes ont excellé également, les Anciens autant que le pouvaient des Anciens ; et les Modernes autant que le peuvent des Modernes. » (tome II, p. 99). [PD] . Ce manque d’ordre est presque général et commun à tous les Anciens, car hors les Historiens que la suite des temps a conduits malgré qu’ils en eussent, et quelques Mathématiciens, comme Euclide 172 Les Eléments d’Euclide sont-ils en ordre ? L’abbé lui concède cette qualité qui serait naturellement donnée en toute nécessité, par la matière traitée elle-même, la géométrie. On y avance immanquablement du plus simple au plus composé, du point au volume en passant par la ligne et la surface et Euclide organise ainsi son traité. Pour plusieurs raisons, cette opinion est loin d’être unanime et une forte tradition estime que c’est le corps tridimensionnel qui nous est donné de prime abord, d’où l’on abstrait intellectuellement la surface, puis, de celle-ci, la ligne et enfin le point. Les contestations de l’ordre géométrique euclidien sont vives à l’époque de la Querelle . Le mathématicien Roberval estime qu’il est de la plus haute importance de réorganiser les Éléments de Géométrie (son traité est terminé en 1669 et confié pour publication à l’Académie Royale des sciences en 1677). Le fond de la critique de l’ordre euclidien par Roberval vise les défauts de rigueur logique et l’abus des définitions. Un peu plus tard, Leibniz justifiera le bien-fondé de cette tentative. L’ordre euclidien est aussi attaqué à Port-Royal : on en reconnaît des prémisses dans l’ Esprit géométrique de Blaise Pascal mais surtout dans les Nouveaux Éléments de Géométrie d’Antoine Arnauld, publiés en 1667. L’argument est quasiment symétrique du précédent ; il y aurait chez l’Alexandrin, une exigence abusive des formalismes logiques et trop peu d’usage des données intuitives et empiriques. La plus forte remise en cause sera la cartésienne. Le philosophe entreprend — et réussit très largement – une réorganisation d’ensemble des mathématiques qui consiste en une mise en ordre algébrique des problèmes, des méthodes et des objets. Il oppose son projet au désordre et à l’arrangement erratique des productions géométriques des anciens. [VJ] qui ont été menés par l’arrangement naturel de leur matière, qui veut par exemple, qu’on traite du point avant que de traiter de la ligne, et de la ligne avant que de passer à la superficie, presque tous les autres ont fait voir qu’ils n’avaient point une vraie connaissance de la Méthode ; et l’on ne doit pas s’en étonner, puisqu’Aristote tout grand Logicien qu’il était n’en a pas eu lui-même. Quand on lit leurs ouvrages, on ne sait la plupart du temps, où on est, d’où on est parti, par où l’on a passé, et moins encore où l’on va. On commence par s’en imputer la faute à soi-même, n’osant pas s’imaginer que de grands personnages aient manqué en des choses si essentielles, 67 et qui se trouvent dans presque tous les ouvrages d’aujourd’hui. On veut toujours que si l’on n’entend pas bien la suite de leurs raisonnements, c’est faute d’y apporter une attention suffisante, mais dès qu’on se donne la peine d’en faire l’analyse, on voit que si on n’y a pas trouvé d’ordre ni de méthode, c’est qu’effectivement il n’y en a pas. Ils avaient si peu d’attention à séparer et à démêler nettement les choses dont ils parlaient qu’ils ne faisaient la plupart aucuns chapitres ni aucunes sections dans leurs écrits, non pas même ce que nous appelons des alinéas 173 Annotation en cours. , écrivant tout d’une suite ce qui leur venait dans l’esprit, sans se mettre beaucoup en peine si les matières étaient rangées comme le bon ordre le demande, mettant bien souvent dès le commencement ce qui n’aurait dû être placé que sur la fin, et à la fin ce qu’il aurait fallu traiter et éclaircir dès le commencement. De là est née principalement cette 68 obscurité impénétrable dont ils sont environnés, qui a fatigué tant d’Interprètes et de Commentateurs. De là est venu qu’on appelle Étude la lecture de leurs ouvrages 174 Annotation en cours. , et que ce nom ne se donne point à la lecture des livres des Modernes, où tout est si bien rangé et si bien digéré, qu’il n’y a qu’à les lire pour les entendre.
Le Président
J’avoue que l’ordre est une très belle chose, aussi les Anciens ont-ils eu l’Art d’en mettre suffisamment dans leurs ouvrages, mais par un autre Art mille fois plus beau et plus difficile, ils ont su le cacher adroitement.
Le Chevalier
Ils l’ont caché si adroitement qu’on ne le voit point.
Le Président
Aussi ne faut-il pas qu’on le voie 69 dans les ouvrages d’Éloquence 175 Annotation en cours. .
L’Abbé
Il est bon quelquefois qu’il ne paraisse pas à visage découvert, mais il faut toujours qu’on le voie assez pour en être conduit, pour voir le chemin par où l’on passe et le progrès que l’on fait dans la connaissance de la matière qui est traitée. Car s’il est vrai que tout discours ait pour but, ou d’instruire, ou de plaire, ou de persuader 176 Annotation en cours. ; but qui n’est point de fantaisie, mais essentiel et nécessaire, il est encore plus vrai qu’on ne peut parvenir à aucune de ces trois fins sans l’ordre et la méthode. Pour ce qui est d’instruire, il est clair qu’on ne le peut pas, puisqu’un amas de préceptes sans ordre et sans une méthode qui se fasse sentir, au lieu de faire naître la science dans un esprit, n’y peut produire que de l’embarras et de la confusion. Pour plaire on le peut encore moins, et il y a la même différence entre é70 couter un discours où il y a de l’ordre, et un discours où il n’y en a point, qu’entre marcher pendant le jour, et marcher pendant les ténèbres, car s’il est agréable de voir les lieux par où l’on passe, et le chemin qu’on fait, et s’il est ennuyeux de ne savoir où l’on est, ni si on avance, ou si on recule ; il est de même très agréable de bien voir la chose dont il s’agit, l’arrangement des raisons dont on se sert pour la prouver, et l’évidence de la conviction qui en résulte, comme au contraire, il est fort ennuyeux d’ignorer le véritable nœud de la question, de ne point voir la force qui naît de l’arrangement des preuves, et de ne trouver d’autre raison de la fin d’un discours que la volonté ou la lassitude de celui qui le fait.
Le Chevalier
Il est vrai que quand un discours est divisé en deux ou trois parties, et que l’Orateur est bien avancé 71 dans sa dernière, on est sûr qu’il finira bientôt, au lieu que dans les discours sans méthode et sans division on n’est assuré de rien 177 Annotation en cours. . Lorsqu’il y a cinq quarts d’heure qu’un homme parle sans qu’on puisse deviner où il en est, il n’y a aucun inconvénient qu’il ne continue à parler jusqu’à la nuit et jusqu’au lendemain.
Le Président
Il peut aussi finir tout à coup, et surprendre agréablement 178 Annotation en cours. .
Le Chevalier
J’en demeure d’accord, mais je veux voir clair, et savoir où je vais, car sans cela je m’ennuie effroyablement 179 Annotation en cours. .
L’Abbé
La clarté qui vient de l’ordre n’est pas seulement utile pour instruire et pour plaire 180 Annotation en cours. , elle l’est encore infiniment pour persuader 181 Annotation en cours. . 72 Rien ne contribue tant à convaincre l’Esprit, et par conséquent à entraîner la Volonté qui le suit ordinairement comme son guide, que l’évidence de la chose proposée, que la suite naturelle et nécessaire des conclusions, et la réfutation nette et distincte des objections 182 Annotation en cours. . Tout cela ne peut être que l’effet du bon ordre, et de la méthode bien observée, car de croire que ce soient les apostrophes, les exclamations, les frappements de mains, les trépignements de pieds, et les autres gestes violents 183 Annotation en cours. qui convainquent un homme de bons sens, je ne crois pas que ce soit votre pensée.
Le Président
Et moi je vais vous prouver à mon tour, que rien n’est moins propre pour instruire, pour plaire, et pour persuader que cette méthode scolastique 184 Annotation en cours. que vous vantez si fort.
73L’Abbé
Je n’ai point voulu parler d’une méthode scolastique, qui ne peut être que fort désagréable, mais d’une méthode naturelle et aisée, qui ne paraît qu’autant qu’il est nécessaire pour éclairer et conduire l’Esprit dans la route où on le mène.
Le Président
Je vous dis encore une fois que la méthode dont vous parlez nuit ordinairement plus qu’elle ne sert dans tous les discours où il entre un peu d’Éloquence.
Le Chevalier
Si vous venez à bout de bien prouver cette proposition, vous aurez démonté une des plus fortes batteries 185 Furetière : “Querelle, action de ceux qui se battent. Il se dit seulement de ceux qui se battent à coups de poing, de bâton, ou tumultuairement, et non point des combats réglés. » Outre les significations militaires, il ajoute parmi les sens possibles : « se dit figurément des contestations qui se font dans les élections, ou dans les jugements, pour lesquels on fait des brigues, des sollicitations, des importunités. » [DR] qu’on puisse dresser contre les Anciens, mais je tiens la chose difficile.
Le Président
Voici de quelle sorte je m’y prends. 74 L’homme est naturellement orgueilleux, et ne souffre qu’avec peine toute sorte de supériorité. L’air de Maître et de Pédagogue, inséparable de tout ce qui est trop méthodique, révolte l’Auditeur superbe 186 Orgueilleux. [CNe] qui refuse de recevoir les enseignements, parce qu’on semble s’élever au-dessus de lui, en le traitant d’écolier et de disciple : au lieu que quand les mêmes instructions sont un peu déguisées, et viennent à lui, non point sous la forme et le visage d’instructions, mais comme des vérités que le discours amène naturellement, il les aime, il les embrasse et en fait son profit avec d’autant plus d’avidité qu’il les regarde comme des trésors que son bon esprit a trouvés, et qu’il doit à son discernement 187 Cette idée est un lieu commun chez les moralistes ; on la trouve par exemple chez Pascal (fr. Sellier 617 : « On se persuade mieux, pour l’ordinaire, par les raisons qu’on a soi-même trouvées, que par celles qui sont venues dans l’esprit des autres. » ; et sous une forme très proche chez Bouhours : « L’homme est naturellement si amoureux de ce qu’il produit, et cette action de notre âme qui contrefait la création, l’éblouit et la trompe si insensiblement et si doucement ; que les esprits judicieux observent, qu’un des plus sûrs moyens de plaire n’est pas tant de dire et de penser, comme de faire penser et de faire dire. Ne faisant qu’ouvrir l’esprit du Lecteur, vous lui donnez lieu de le faire agir ; et il attribue ce qu’il pense et ce qu’il produit à un effet de son génie et de son habileté ; bien que ce ne soit qu’une suite de l’adresse de l’Auteur, qui ne fait que lui exposer ses images, et lui préparer de quoi produire et de quoi raisonner. (La Manière de bien penser dans les ouvrages d’esprit, quatrième dialogue, [1687], Brighton, Sussex Reprints, 1971, p. 534-535). [DR] avec l’aide de Charles-Olivier Stiker-Metral. . Il est constant qu’il prend plus de plaisir à découvrir lui-même comme un homme éclairé, les raisons et les conséquences de toutes choses, que lorsqu’on les lui fait toucher au doigt, ainsi qu’à un ignorant incapable de rien 75 suppléer de lui-même et que comme IV Variante 1693 : suppléer de lui-même. Comme… [DR] il ne voit pas d’abord ce que doit contenir le discours, il a de nouveaux sujets de joie à tous moments, par les nouvelles beautés qu’il découvre et qui le surprennent agréablement : on en voit un exemple dans la Comédie, où la surprise est un des plus grands charmes qu’on y trouve 188 Dans la Digression sur les Anciens et les Modernes (1688), Fontenelle fait de la « manière d’amener les événements et d’y ménager des surprises agréables » une qualité des Modernes, il cite toutefois les romans en exemple (éd. dir. Sophie Audidière, Classiques Garnier, 2015, p. 93). Dans les Réflexions sur la poétique, consacrées au théâtre et publiées en 1742 mais sans doute rédigées dès la fin du siècle précédent, il définit le fonctionnement de l’esprit qui « aime à changer d’objet et d’action » : « ce qui est important, nouveau, singulier, rare en son espèce, d’un événement incertain, pique la curiosité de l’esprit » (éd.citée, p. 574). Avant de faire de la surprise un ressort de ses comédies, Marivaux en fera l’éloge dans la préface de l’ Homère travesti dès 1716. [CBP] . Qui ne sait aussi que rien n’est plus contraire à la persuasion que l’arrangement méthodique d’un discours qui peut bien être propre à éclairer l’entendement, mais qui n’a presque point de force sur la volonté ? L’esprit se peut prendre par des circonvallations 189 Voir Furetière, note 84. [DR] de raisonnements, mais le cœur ne se prend que par surprise ou par assaut, il faut pour le gagner ou des choses qui le touchent à l’impourvu 190 Dictionnaire de l’Académie, 3e éd. 1740 : « avec surprise ». Pour Vaugelas : « A l’improviste, à l’impourveu. Tous deux sont bons, et signifient la même chose, mais à l’improviste, quoy que pris de l’Italien, est tellement naturalisé François qu’il est plus elegant qu’à l’impourveu. » [R192], éd. Z. Marzys, Genève, Droz, 2009, p. 407. [DR] , comme quand on chatouille, ou qui aient tant de véhémence qu’il en soit accablé. Ce n’a donc point été faute de connaître la méthode, que les Anciens ont quelque76 fois voulu paraître n’en avoir pas, mais par un effet de leur grand Art et de leur incroyable suffisance 191 Furetière : « Se dit aussi en mauvaise part, d’une grande présomption fondée sur un faux mérite, sur une trop bonne opinion qu’on a de soi-même. » [DR] , car il est de cet Art comme de plusieurs autres qu’il est moins difficile d’avoir, que de les bien cacher.
L’Abbé
Ce que vous dites est vrai, et je demeure d’accord que la Méthode toute crue est autant nuisible à l’Éloquence en certaines matières, que la méthode bien digérée et bien entendue y est utile ; aussi je ne prétends pas louer ces discours qui ne sont remplis que de divisions, et qui sont plutôt des traités de sciences que des discours oratoires et des pièces d’Éloquence.
Le Chevalier
J’ai ouï appeler certains discours de cette espèce, des jeux de quilles, parce que d’abord ils se partagent en trois parties, et qu’ensuite chacune de ces parties se partage en trois au77 tres, ce qui fait les neuf quilles 192 Annotation en cours. .
L’Abbé
Je ne suis donc point le défenseur des jeux de quilles, ni de toutes les divisons trop recherchées et trop métaphysiques 193 « se dit aussi de ce qui est trop abstrait, trop subtil » ( Furetière, 1727). [CNe] . Je conviens encore que quand la Méthode est cachée, en sorte néanmoins qu’on l’entrevoit toujours, le discours en est plus agréable et plus éloquent, mais je soutiens que dans la plupart des Anciens il n’y en a point, et que c’est par le seul secret aisé de n’y en point mettre qu’elle ne paraît pas. Pour réfuter ce que vous venez de dire fort ingénieusement contre la Méthode, voici ce que j’ai à dire. Les hommes sont ou fort intelligents ou fort stupides, ou tiennent le milieu entre ces deux extrémités, pour les stupides au souverain degré, comme la plupart des Paysans qui ne font pas cas d’un Prédicateur quand ils comprennent ce qu’il leur dit, s’imaginant que ce 78 n’est pas grand-chose puisqu’ils l’entendent, je demeure d’accord qu’un peu de galimatias attire plus leur respect et les touche davantage, qu’un discours clair et méthodique 194 Annotation en cours. ; mais pour le reste des hommes rien ne les persuade tant, que ce qui est bien net et bien intelligible ; l’évidence de la vérité a toujours été le plus grand charme des Philosophes qui n’ont regardé les figures de Rhétorique, quelques grandes et belles qu’elles soient, que comme les Machinistes regardent la peinture des décorations d’un Opéra ; c’est-à-dire, sans en être touchés, parce qu’ils n’ont d’attention qu’à examiner les ressorts et les contrepoids qui en causent les mouvements 195 Annotation en cours. . Cette même évidence de la vérité que produit la méthode, agit si nécessairement sur l’esprit de toutes les autres personnes un peu intelligentes, qu’il est aussi peu possible que leur esprit n’y acquiesce pas, qu’il est impossible au bassin d’une 79 balance en équilibre de ne pas céder au poids dont on le surcharge 196 Annotation en cours. . Mais comme il ne suffit pas toujours que l’Esprit soit convaincu, et qu’il s’agit particulièrement de gagner la Volonté qui a ses motifs, et si l’on peut dire ses raisons à part, et que bien souvent l’Éloquence après s’être rendue maîtresse de l’entendement ne vient pas à bout de cette fière et libre faculté de l’âme 197 Annotation en cours. , il faut que l’Éloquence vienne l’attaquer avec ses figures, ses mouvements, et tout cet attirail de persuasion dont elle force les âmes les plus rebelles, et alors je soutiens que d’avoir gagné l’Esprit est un acheminement à gagner la Volonté, et que d’avoir éclairé l’un est une disposition à échauffer l’autre ; Il pourrait même arriver que la Volonté vivement combattue par les mouvements et les grandes figures de l’Éloquence ; mais ne cherchant qu’à éviter le joug qu’on lui veut imposer se retrancherait à dire, 80 que l’Esprit n’est pas éclairé ni convaincu, et qu’elle ne doit point se rendre sans la participation et sans l’avis du guide qui lui a été donné pour la conduire.
Le Président
Vous savez cependant que la Méthode dont vous parlez vient de ce qu’il y a de plus incompatible avec l’Éloquence, je veux dire de la Scolastique, et de la Logique qu’on enseigne aux Collèges 198 Annotation en cours. .
L’Abbé
Il est vrai que c’est de là que vient originairement cette facilité si commune aujourd’hui de parler avec ordre, et d’écrire avec méthode. Il est vrai encore, que rien n’est plus opposé à l’Éloquence, que la Scolastique et la Logique du Collège, mais il n’est pas extraordinaire de voir sortir un bon effet d’une mauvaise cause V Variante 1693 : de voir sortir un bon effet d’une cause qui est regardée mauvaise d’un certain côté. [DR] . Rien 81 n’est moins agréable à voir que le squelette du corps humain, l’aspect en fait horreur, cependant sans cet assemblage d’ossements le plus beau corps du monde ne serait qu’une masse informe de chair, qui ne pourrait se soutenir. Si même ces ossements n’étaient pas bien proportionnés, ou qu’ils fussent disloqués et rompus, il ne s’en ferait que des boiteux et des bossus très difformes et très désagréables, quelque belles que fussent la chair et la peau dont ces ossements seraient recouverts.
Le Chevalier
Je trouve que la Méthode n’est pas seulement nécessaire à soutenir le corps de l’Oraison 199 Annotation en cours. , mais aussi à faire que les Auditeurs ou les Lecteurs s’en souviennent, j’ai encore dans ma mémoire certains Sermons que j’ai ouïs il y a plus de vingt ans, et je m’en souviendrai assurément le reste de ma vie, par la seule raison 82 qu’ils sont très méthodiques, et que les parties dont ils sont composés ont entre elles un ordre et un arrangement qui me les ramène l’une après l’autre dans l’esprit pour peu que je veuille y donner de l’attention 200 Annotation en cours. .
L’Abbé
Il n’en est pas ainsi des ouvrages de la plupart des Anciens, comme ils sont dépourvus de la méthode dont nous parlons, il faut les apprendre par cœur, et mot à mot, pour pouvoir dire ce qu’ils contiennent. Y a-t-il quelqu’un assez habile pour nous dire l’ordre que Sénèque a tenu dans son livre des Bienfaits , quelle est l’économie de cet ouvrage, quels principes il établit d’abord, et quelles conclusions il en tire dans la suite ; le commencement, le milieu et la fin, ne sont-ils pas confondus ensemble, et n’est-ce pas de là qu’il arrive qu’on a tant de peine à le lire jusqu’à la fin, quel83 que beaux qu’en soient les morceaux considérés séparément, parce qu’on trouve ou qu’on croit toujours trouver la même chose 201 Annotation en cours. ?
Le Chevalier
L’amour qu’on a pour les Anciens est si puissant, que j’ai vu des gens non seulement ne point blâmer le manque de méthode dans leurs ouvrages, mais trouver qu’il leur ajoute beaucoup de grâces. Ils vont jusqu’à l’aimer dans les Modernes, parce qu’en cela ils ressemblent aux Anciens, ils poussent même la chose si loin qu’ils ne peuvent souffrir les ouvrages des Modernes, quand ce défaut-là ne s’y rencontre pas, quelque bons qu’ils puissent être d’ailleurs. Je leur ai vu trouver des Sermons très mauvais et très pitoyables, quoiqu’ils charmassent tout le monde, seulement parce qu’il y avait une division 202 Annotation en cours. .
84Le Président
S’il n’y avait point eu de division dans les Sermons dont vous parlez, je suis persuadé qu’ils auraient été plus beaux, et plus éloquents.
L’Abbé
Si cette division était inutile j’en demeure d’accord, mais si elle éclaircissait, et démêlait bien la matière, comme il y a apparence VI Variante 1693 : et démêlait bien la matière, comme elle le faisait apparemment, [DR] , je suis sûr que non seulement elle y donnait de la beauté, mais qu’en mettant de la lumière dans l’esprit elle disposait le cœur à être ému par les figures et les mouvements de l’Éloquence. Quoi qu’il en soit, entrons en matière, et commençons par les Historiens, il me semble qu’on donne le premier rang à Thucydide parmi les Grecs, et à Tite-Live entre les Latins, pour avoir possédé tous deux souverainement l’Éloquence, qui est propre à des Historiens 203 Annotation en cours. .
85Le Président
Les Critiques conviennent presque tous de cette prééminence que vous leur donnez, et j’en conviens avec vous.
L’Abbé
Il eût peut-être mieux valu pour ces deux Historiens qu’ils ne se fussent point piqués d’Éloquence, que d’en avoir usé comme ils ont fait ; à peine Thucydide a-t-il commencé d’expliquer l’état où était la Grèce, quand les choses qu’il va narrer sont arrivées, qu’il fait faire aux Corcyréens 204 Habitants de Corfou. et aux Corinthiens des harangues d’une longueur exorbitante 205 Annotation en cours. [CNe] , ce n’a été que l’envie de paraître éloquent qui l’a poussé à faire d’abord ces deux harangues, et à les faire directes 206 C’est-à-dire en style direct, comme des citations. [CNe] comme toutes les autres qui sont ensuite, ce qui est tout à fait hors de propos.
86Le Président
Que dites-vous là M. l’Abbé, c’est ce qu’il y a de plus beau dans Thucydide et dans Tite-Live, que ces harangues directes que vous blâmez.
L’Abbé
Je veux croire qu’elles sont très belles, considérées en elles-mêmes, et qu’on pourrait en faire un beau recueil de pièces d’Éloquence ; mais comme elles ne sont point là en leur place, elles font un très méchant effet 207 Annotation en cours. . Quand la harangue directe qu’on trouve dans une histoire a été véritablement prononcée, et que l’Historien qui a eu le bonheur de la recouvrer l’insère dans son livre, et en avertit le Lecteur, rien n’est plus agréable que de la lire : car on croit l’entendre déclamer par celui qui l’a faite 208 Annotation en cours. , mais quand on est assuré que l’Historien n’a pu en savoir les 87 propres termes, on ne peut y prendre un vrai plaisir, et il aurait été plus selon le bon sens, que l’Historien n’en eût rapporté que la substance.
Le Président
Pourquoi voulez-vous que Thucydide n’ait pas su les propres termes des harangues qu’il rapporte, puisque les choses qu’il décrit se sont passées de son temps, ou peu s’en faut, et qu’il lui a été très facile de les avoir toutes telles qu’elles ont été prononcées ?
L’Abbé
Je le veux, parce que Thucydide le dit lui-même. « Il serait difficile, dit-il, de rapporter exactement toutes les harangues qui ont été faites de part et d’autre, avant ou depuis le commencement de la guerre : c’est 88 pourquoi je me contenterai de dire ce qui sera le plus conforme au sujet, et à l’intention de ceux qui auront parlé [ a ] 209 Perrault donne une traduction (originale ?) de cet avertissement au lecteur, formulé par Thucydide au début de La Guerre du Péloponnèse (I, 22) : « Καὶ ὅσα μὲν λόγῳ εἶπον ἕκαστοι ἢ μέλλοντες πολεμήσειν ἢ ἐν αὐτῷ ἤδη ὄντες, χαλεπὸν τὴν ἀκρίβειαν αὐτὴν τῶν λεχθέντων διαμνημονεῦσαι ἦν ἐμοί τε ὧν αὐτὸς ἤκουσα καὶ τοῖς ἄλλοθέν ποθεν ἐμοὶ ἀπαγγέλλουσιν· ὡς δ' ἂν ἐδόκουν ἐμοὶ ἕκαστοι περὶ τῶν αἰεὶ παρόντων τὰ δέοντα μάλιστ' εἰπεῖν, ἐχομένῳ ὅτι ἐγγύτατα τῆς ξυμπάσης γνώμης τῶν ἀληθῶς λεχθέντων, οὕτως εἴρηται. » Que les harangues présentées par Thucydide et les autres historiens de l’Antiquité ne soient pas celles qui ont été effectivement prononcées était une convention dont s’accommodèrent des générations de lecteurs. L’ abbé la remet en cause au nom de l’exigence de vérité. Mais ce faisant, il conteste l’un des principes de la Poétique d’ Aristote qui, en voulant reconstituer ce qui a pu se dire selon la vraisemblance, souligne la primauté de la Poésie sur l’Histoire, en ce qu’elle permet d’atteindre à une vérité humaine supérieure ( Aristote, Poétique , 1451b). [BR] . » Il devait donc ne dire que la substance des harangues pour aller à sa fin, et il a eu tort de vouloir suppléer de son bel esprit la manière dont il croit qu’elles ont été conçues ; pourquoi s’avise-t-il de mêler ses imaginations, dont nous n’avons que faire, avec les vérités dont il est uniquement redevable ? Pourquoi cesse-t-il d’être Historien pour faire l’Orateur, puisque l’histoire « n’est pas comme il le dit lui-même une recréation de quelques heures, mais un monument éternel pour servir d’instruction à la postérité [ b ] 210 Annotation en cours. » ? S’il est vrai qu’on haïsse dans la Comédie même ce qu’on voit trop distinctement n’être pas vrai, comme le dit Horace 211 Art poétique , v. 338-339 : Ficta voluptatis causa sint proxima veris, ne quodcumque volet poscat sibi fabula credi. André Dacier traduit ainsi : « Que vos fictions soient toujours vraisemblables ; gardez-vous de hazarder sur la scène tout ce que demande un sujet », . [DR] , on doit avoir encore plus d’aversion pour la même chose dans une histoire.
89Le Président
Cependant ces discours directs imitent beaucoup mieux la Nature 212 Annotation en cours. que les obliques 213 Comme les discours rapportés au style indirect. [CNe] , et c’est par ces endroits-là que les Auteurs ont acquis le plus de réputation.
L’Abbé
Il est vrai qu’ils imitent la Nature, mais il faut qu’on puisse croire qu’ils sont véritables 214 Annotation en cours. . Ils ont très bonne grâce dans les Romans et dans les Poèmes, soit anciens, soit modernes, parce que ceux qui les font ne sont pas moins les inventeurs des discours que des aventures, parce qu’ils sont réputés être inspirés comme Poètes 215 Annotation en cours. , et qu’il serait ridicule à eux d’être scrupuleux sur les paroles, et de ne l’être pas sur les faits, puisqu’ils sont également les Maîtres des faits et des paroles, mais il n’en est pas ainsi des Histoires véritables où il faut donner les choses pour telles qu’el90 les sont et en la manière qu’on a pu les apprendre 216 Annotation en cours. , si l’Historien a recouvré une harangue, qu’il la mette comme il l’a recouvrée, s’il n’en a appris que la substance qu’il n’en mette que la substance, et qu’il ne s’amuse point à me vouloir faire admirer son bel esprit en fait d’Éloquence, quand je n’ai d’autre désir que de savoir la vérité.
Le Chevalier
Je suis de votre avis, et il m’arrive quelque chose d’assez plaisant quand je lis ces harangues directes dont nous parlons, j’oublie qui est celui que l’Historien fait parler, et je ne vois plus devant moi, que l’Historien même qui compose sa harangue en robe de chambre et en bonnet de nuit. Il ne m’en arrive pas de même quand Homère ou Mademoiselle de Scudéry font parler leurs héros 217 Annotation en cours. , parce qu’en fait de Fable ou de Roman, tout y est d’invention, et que les 91 paroles que disent les personnages ne sont pas moins leurs vraies paroles, que leurs actions sont leurs véritables actions, et qu’enfin j’aurais tort de ne recevoir pas également les unes et les autres.
L’Abbé
Il est constant que de mettre dans la bouche des personnes effectives et véritables des paroles qui n’y ont jamais été, du moins en la même manière, c’est quelque chose qui répugne au caractère de l’histoire, mais ce n’est pas seulement en cela que l’ Histoire de Thucydide, de Tite-Live, et de la plupart des Anciens historiens ont l’air de Fable et de Roman 218 Annotation en cours. , ils l’ont encore en ce qu’ils ne datent presque jamais les événements qu’ils décrivent, cependant rien n’est plus essentiel à l’histoire que la Chronologie 219 Annotation en cours. , Thucydide se contente de dire qu’il va écrire la guerre du Péloponnèse, mais il ne dit point en 92 quelle Olympiade 220 « C’était un espace de quatre ans chez les Grecs, qui leur servait à compter leurs années » (Furetière). [CNe] elle a commencé 221 Annotation en cours. .
Le Président
C’était une chose si connue dans toute la Grèce, que cette guerre du Péloponnèse qu’il aurait été ridicule de marquer le temps de sa naissance.
L’Abbé
Y a-t-il rien de plus connu, de plus célèbre, et de nature à être plus su de la postérité que les belles choses qui se font de nos jours, croyez-vous cependant que les excellents hommes qui ont été choisis pour les écrire quelques amateurs qu’ils témoignent être des Anciens 222 Allusion transparente (et ironique) à Racine et Boileau choisis pour être historiographes du roi en 1677. [DR] , ne marquent pas bien distinctement toutes les dates ? Ils marqueront que ce fut en 1668 que le Roi conquit en dix jours toute la Franche-Comté, qu’étant parti de Saint-Germain pour cette expédition le deuxième Février, il arriva à Dijon le septième du même mois 223 La conquête-éclair de la Franche-Comté eut lieu en effet entre le 1er et le 19 février 1668. [DR] ; que le même jour Besançon se rendit au 93 Prince de Condé, et Salins au Duc de Luxembourg 224 La chronologie est exacte. [DR] . Que le neuvième le Roi investit Dole, et le prit le quatorzième 225 La chronologie est exacte. [DR] ; qu’il prit Gray le dix-neuvième 226 La prise de Gray est datée du 17. [DR] , et qu’ayant achevé par là toute la conquête de la Province, il revint le vingt-quatrième à Saint-Germain. Ils n’oublièrent pas de marquer que ce fut le 17 Mars 1677 que Valenciennes fut prise après huit jours seulement de tranchée ouverte 227 Le maréchal de Luxembourg accomplit la prise de Valenciennes le 17 mars 1677. [DR] . Que Gand fut assiégé le quatrième Mars 1678 que la Ville se rendit le neuvième, et la Citadelle trois jours après 228 Le siège de Gand eut lieu du 3 au 12 mars. [DR] . Ils seront très religieux 229 Furetière : « Se dit aussi de celui qui est régulier et ponctuel à faire son devoir, à garder sa parole, à vivre dans les règles de l’honnêteté. » [DR] à marquer les années, les mois et les jours de chaque événement. Ils sont dans un siècle où tout le monde étant informé des conditions essentielles de l’histoire, on ne leur pardonnerait pas une pareille négligence. Thucydide fait encore une chose qui va au-delà du Roman, et qui tient de la Comédie, il introduit des espèces de Chœurs dans son 94 Histoire , en faisant parler des peuples les uns aux autres 230 Annotation en cours. ; le peuple étant donc assemblé, dit-il, pour ouïr les raisons de part et d’autre, les Corcyréens parlèrent en cette sorte, Ceux qui implorent le secours, etc. les Corcyréens poursuit-il, ayant ainsi parlé. Les VII Variante 1693 : ayant ainsi parlé, les Corinthiens… [DR] Corinthiens répondirent à peu près, en ces termes, Puisque nos ennemis ne se sont pas contentés d’implorer votre assistance, etc 231 Annotation en cours. . On ne sait ce qu’on voit quand on lit que des Peuples se haranguent les uns les autres, il fallait entrer davantage dans le détail, d’autant plus que c’étaient des choses encore toutes récentes, et dont Thucydide pouvait avoir aisément une parfaite connaissance.
Le Président
Comme il importe peu de savoir par la bouche de qui les Corcyréens et les Corinthiens se sont expliqués, Thucydide a fait en habile homme et en homme éloquent de supprimer ces circonstances inuti95 les qui auraient diminué quelque chose de la dignité de son Histoire .
L’Abbé
Ces sortes de circonstances, de même que celles du temps et des dates dont nous venons de parler, peuvent gâter un Poème ou un Roman, mais bien loin de gâter une Histoire, elles l’embellissent et l’enrichissent 232 Annotation en cours. . Est-ce que si Thucydide avait nommé l’Ambassadeur des Corcyréens qui porta la parole 233 Annotation en cours. , et le Magistrat de Corinthe qui lui répondit 234 Annotation en cours. , son Histoire en aurait été défigurée ? nullement : elle n’en aurait eu que davantage le véritable caractère d’histoire. Quand nos Historiens parleront de l’Ambassade que Gênes a envoyée au Roi 235 Annotation en cours. , se contenteront-ils de dire, les Génois parlèrent en ces termes, ils diront le Doge de Gênes qu’ils nommeront par son nom, et son surnom 236 Annotation en cours. parla en cette sorte : En un mot, M. le Président le sty96 le de l’histoire n’était pas encore formé dans ces temps-là, la plupart des beautés qu’on y admire, comme les harangues directes, la suppression des dates, celle des noms peu importants, et de plusieurs circonstances non essentielles au gros de l’action, ne sont point les beautés d’une Histoire, mais d’un Roman ou d’un Poème ; et si nos Historiens s’en abstiennent aujourd’hui, ce n’est point faute de pouvoir imiter en cela les Anciens, chose très aisée et très commode, mais pour ne vouloir pas tomber dans les mêmes fautes.
Le Président
Ce ne sont que de pures minuties que vous remarquez là, il faut regarder à l’essentiel qui est de bien narrer, et me montrer des Historiens modernes qui s’en acquittent comme Thucydide et Tite-Live.
97Le Chevalier
Si Monsieur le Président veut bien se souvenir que nous sommes convenus qu’on n’aurait point d’égard au nom des Auteurs, mais seulement à leurs ouvrages je lui soutiendrai que Mézeray 237 Annotation en cours. ...
Le Président
Ah Mézeray...
Le Chevalier
Ne voilà-t-il pas que vous vous arrêtez aux noms. Oui Mézeray, particulièrement dans l’ Abrégé de son histoire 238 Voir la préface, note 20. [DR] , narre aussi bien que Thucydide, et peut-être mieux, puisqu’il est plus exact aux dates, aux noms et aux autres circonstances 239 Voir la façon dont Perrault commente ce passage dans la préface, actuelle note 20. [DR] . Pour Tite-Live, je ne voudrais pas en dire autant : Il est vrai que Mézeray se sert quelquefois d’expressions un peu triviales 240 Annotation en cours. , mais la narration n’en est que plus claire et plus naïve, suivant l’intention qu’il en a eue en les y mettant, 98 et il n’en arrive autre chose, sinon que le Lecteur, après avoir compris plus nettement ce qui est raconté, a encore le plaisir, s’il lui en prend fantaisie, de critiquer le peu de noblesse de ces expressions. Encore une fois il n’y a guère d’histoire qui se laisse lire plus aisément et d’ailleurs qui sait s’il n’arrivera pas dans la suite des temps, que comme nous ne remarquons plus la patavinité 241 Voir la note 42 p. 18. sur la patavinité. [BR] de Tite-Live, on ne pourra plus reconnaître aussi le peu d’élévation de style qu’on trouve en quelques endroits de Mézeray.
Le Président
Faites-vous réflexion sur la majesté des histoires de Thucydide et de Tite-Live quand vous osez faire de telles comparaisons ?
L’Abbé
Cette majesté consiste particulièrement en des harangues directes qu’ils auraient bien fait de supprimer pour en mettre d’obliques en 99 leur place, et en plusieurs réflexions morales et politiques, dont ils auraient dû retrancher plus de la moitié. Trouvez-vous par exemple, que Tite-Live soit fort louable de faire une digression de cinq ou six pages, pour prouver, que si Alexandre avait fait la guerre aux Romains, il ne les aurait pas vaincus si aisément qu’il avait vaincu les peuples de l’Asie 242 Annotation en cours. ; et cela sans besoin et sans autre sujet que d’avoir dit de son chef en parlant de Papirius surnommé le Coureur, que c’était un Capitaine à tenir tête à Alexandre 243 Annotation en cours. ? Ainsi cette majesté prétendue ne fait pas beaucoup d’honneur à vos historiens. Mais puisque vous parlez de majesté et d’élévation, je soutiens qu’il y en a plus dans le seul discours que nous avons sur l’histoire universelle [ c ] 244 Bossuet a fait paraître son Discours sur l’histoire universelle à Monseigneur le Dauphin : pour expliquer la suite de la Religion & les changements des Empires en 1681 chez Sébastien Mabre-Cramoisy à Paris. [DR] que dans Tite-Live et dans Thucydide. Oui la manière dont la suite des temps y est développée, dont l’é100 conomie admirable des révolutions, et la conduite ineffable de Dieu sur l’univers, par rapport au Christianisme et au salut des hommes y sont marquées 245 Dans les premières pages du Discours, Bossuet s’adresse ainsi au Dauphin dont il est le précepteur depuis 1670 : « Il faut premièrement que je parcoure avec vous les Époques que je vous propose ; et que vous marquant en peu de mots les principaux événements qui doivent être attachés à chacune d’elles, j’accoutume votre esprit à mettre ces événements dans leur place, sans y regarder autre chose que l’ordre des temps. Mais comme mon intention principale est de vous faire observer dans cette suite des temps, celle de la Religion, et celle des grands Empires : après avoir fait aller ensemble, selon le cours des années, les faits qui regardent ces deux choses, je reprendrai en particulier avec les réflexions nécessaires, premièrement ceux qui nous font entendre la durée perpétuelle de la Religion, et enfin ceux qui nous découvrent les causes des grands changements arrivés dans les Empires. », p. 6-7. Dans une première partie, Bossuet détaille les douze époques du monde de la création d’Adam à l’empire de Charlemagne ; dans une seconde partie, il expose le développement de la religion judéo-chrétienne ; dans une troisième partie, « Les empires », il développe la manière dont la Providence règle le devenir historique et domine l’exercice des règnes temporels. [DR] , tout cela, dis-je, est infiniment élevé au-dessus de ce qui nous reste des Anciens en pareille matière. Que serait-ce si une plume de cette force avait entrepris cette même histoire universelle dont parle ce discours ? La mort nous a enlevé Monsieur de Cordemoy, qui à la vérité n’avait pas pris le style oratoire et fleuri des Anciens, mais un style pur, exact et précis, qui ne convient pas moins bien au caractère et à la dignité de l’histoire 246 Annotation en cours. . Nous avons son fils, qui suit heureusement ses traces, et qui apparemment achèvera le grand ouvrage de l’ Histoire de France 247 En effet, l’ Histoire de France de Géraud de Cordemoy, disparu en 1684, fut continuée par son fils Louis-Géraud de Cordemoy et publiée en 1685-1689 chez Coignard. [DR] . Je pourrais d’ailleurs opposer aux Anciens Strada , Guichardin, Davila, Fra Paolo, et plusieurs autres 248 Lodovico Guicciardini (1521-1589), en français Louis Guichardin, est un historien, géographe et mathématicien italien du XVIe siècle. Son ouvrage le plus célèbre, régulièrement réédité au XVIIe siècle, présente une description des Pays-Bas, qui se distingue par son exactitude, la Descrittione di Lodovico Guicciardini patritio fiorentino di tutti i Paesi Bassi altrimenti detti Germania inferiore ( Description de l'ensemble des Pays-Bas autrement appelés Germanie inférieure , 1567). Enrico Caterino Davila (1576-1631) est un historien italien, auteur d’une histoire en 15 volumes des guerres civiles en France, de François II à Henri IV : Historia delle guerre civili di Francia di Henrico Caterino Davila, nella quale si contengono le operationi di quattro re, Francesco II, Carlo IX, Henrico III et Henrico IV, cognominato il grande , Venise, Tommaso Baglioni, 1630. La traduction française par Jean Beaudoin parut à Paris en 1642. Pietro Paolo Sarpi, dit Fra Paolo (1552-1623) est un historien italien, auteur en particulier d’une histoire du Concile de Trente, l’Istoria del Concilio Tridentino , publiée à Londres en 1619. [BR] qui dans les divers talents qu’ils ont eus chacun, ne leur sont point inférieurs, et y joindre ceux d’aujour101 d’hui qui font revivre avec tant de succès les belles actions des plus grands Rois de notre Monarchie. Je pourrais aussi reprocher aux Anciens historiens l’ignorance où ils étaient de la Géographie 249 Annotation en cours. , ce qui met de l’obscurité dans la plupart des choses qu’ils rapportent et ôte le plaisir qu’il y a de savoir précisément où on est quand on lit quelque événement considérable. Mais c’est assez parlé des Historiens, passons aux Philosophes. Nous avons déjà remarqué, que le manque de Méthode a jeté une grande obscurité dans leurs écrits, mais la manière ambiguë et indécise, et par conséquent peu éloquente, dont ils se sont expliqués y a contribué encore davantage. De là est venu, que tant d’Interprètes et de Commentateurs ont travaillé inutilement jusqu’à ce jour à nous en donner la véritable explication ; que la famille des Platoniciens et celle des Péripatéticiens se sont divisées 102 en une infinité de sectes 250 Voir les notes précédentes 155 et 169. [DR] , la plupart diamétralement opposées les unes aux autres. Et en effet il n’y a homme au monde qui se puisse vanter de bien entendre Platon ni d’Aristote.
Le Chevalier
J’ai lu ces jours passés un livre qui traite de l’origine des Fontaines 251 Il s’agit du livre de Pierre Perrault (1611-1680), frère aîné de Claude et de Charles, De l’origine des fontaines, Paris, Pierre Le Petit, 1674, dédié à Huygens. Sa première partie (146 p.) examine les points de vue de tous les auteurs anciens (depuis Platon et Aristote) et modernes (jusqu’à Rohault) ayant travaillé sur le sujet, et la seconde (178 p.), dans laquelle l’auteur expose sa propre opinion, démontre par des données chiffrées que « les eaux des pluyes & des neiges qui tombent sur la Terre, sont la cause & l’origine des Fontaines » (p. 148), contrairement à l’opinion d’ Aristote qui attribuait aux sources, pour expliquer l’abondance de leur écoulement, une alimentation venant en partie de l’intérieur de la Terre. Ce livre fait de Pierre Perrault un pionnier de l’hydrologie scientifique. [PD] , ce livre est divisé en deux parties, la première contient ce que les Philosophes en ont pensé dans tous les temps, la seconde explique et établit l’opinion de l’Auteur. Dans la première partie il rapporte les sentiments de 22 Philosophes, dont le premier est Platon et le dernier Monsieur Rohault 252 Jacques Rohault (1618 ?-1672), mathématicien, physicien et philosophe, notamment auteur en 1671 d’un célèbre Traité de physique où il se montre un cartésien ardent. Perçu comme un chef de parti, l’ Académie royale des sciences de Paris refusera de l’accueillir en son sein. [PD] , C’est un plaisir de voir la différence des opinions sur cette matière, mais surtout l’obscurité de Platon et des autres Anciens qui sont venus après lui, et la clarté des Philosophes Modernes qui s’augmente toujours à mesure qu’ils approchent de notre temps. Quand on lit l’opinion 103 de Platon on ne voit goutte, on est en plein minuit 253 Le reproche fait à Platon de son « obscurité » est récurrent. Dès 1643, dans un opuscule intitulé « De la lecture de Platon, et de son Eloquence », La Mothe Le Vayer s’insurge contre cet « injuste mépris » avant d’avancer une série de raisons pour tenter de l’expliquer : « le premier sujet qui porte plusieurs en n’en pas faire beaucoup de cas [de l’éloquence de Platon] vient de l’obscurité qu’ils y rencontrent souvent, pour n’avoir pas assez de connaissance des deux parties des Mathématiques pures, l’Arithmétique et la Géométrie. Car comme nos études sont autrement réglées que celles des Grecs, et principalement de ceux d’entre eux qui se disaient Académiciens, une infinité de personnes se jettent tous les jours dans la lecture des livres philosophiques, encore qu’ils n’aient pris qu’une fort légère teinture de ces deux sciences. Or il n’en était pas ainsi du temps de Platon, et chacun sait l’inscription de son École, qui en défendait l’entrée à ceux qui n’étaient pas suffisamment instruits dans l’une et l’autre de ces disciplines. » La Mothe Le Vayer, Opuscules ou Petits traictez, à Paris, chez Antoine de Sommaville et Augustin Courbé, 1643, p. 7-8. Dans sa courte réponse – « il faudrait examiner si cette obscurité que vous leur reprochez vient de leur faiblesse ou de la nôtre » –, le Président semble reprendre le même argument en faveur des Anciens mais, pour des raisons stratégiques, Perrault ne lui laisse pas l’occasion de le développer. [BR] , quand on vient à Aristote on entrevoit quelque peu de lumière, comme si l’aurore commençait à paraître ; mais on ne voit rien de bien distinct ni de bien marqué, à mesure qu’on passe de Philosophe en Philosophe la lumière s’augmente, et enfin quand on arrive à ceux de notre siècle, on se trouve en plein jour, et on voit nettement tous les objets. Peut-être n’y a-t-il rien qui fasse mieux connaître la différence qu’il y a de nous aux Anciens, sur la manière d’expliquer ses pensées, que cet endroit du livre de l’origine des Fontaines .
Le Président
La différence des Anciens Philosophes, et des Philosophes Modernes est grande assurément, mais nous ne convenons pas à qui elle est avantageuse, et il faudrait examiner si cette obscurité que vous 104 leur reprochez vient de leur faiblesse ou de la nôtre.
Le Chevalier
Je suis sûr que les plus savants hommes du temps de Platon, l’entendaient aussi peu que nous : Ils avalaient tout ce qu’il lui plaisait de leur dire, et le temps n’était pas encore venu où l’on crût être en droit de blâmer un grand Personnage quand on ne l’entendait pas. Je vais vous lire l’endroit du livre de l’origine des fontaines que je viens de voir sur cette tablette. Voici l’endroit 254 P. Perrault, op. cit., p. 9-12. À quelques détails près, Charles cite ici textuellement le livre de son frère qui fait lui-même référence à un célèbre passage de Platon extrait du Phédon (110a-113d), où Socrate expose la représentation traditionnelle du monde souterrain. [PD] et [BR] . « Socrate après avoir parlé des âmes, de leurs génies et conducteurs, et avoir fait une description de la Terre qu’il divise en deux parties, savoir une haute où les âmes bienheureuses se retirent après le trépas ; l’autre basse, que les hommes vivants habitent, il dit qu’il y a au-dessous de cette Terre basse plusieurs concavités qui vont en rond, les unes plus grandes et plus profon105 des, les autres moins, et qu’elles se rencontrent, et ont leurs sorties en différentes manières, par lesquelles il sort une grande quantité d’eau, qui se verse d’une concavité en l’autre, comme ferait une tasse dans une autre ; Qu’il y a dans la Terre une grande quantité d’eau, soit froide, soit chaude, pour fournir aux fontaines et aux rivières ; Qu’il y a aussi beaucoup de feu jusqu’à en former des fleuves, qu’il y en a aussi d’eau bourbeuse, l’une plus, l’autre moins, et que tout cela est mû de même que le serait un vase suspendu en équilibre, comme une balance qui s’élèverait et s’abaisserait, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre alternativement, et que cela est ainsi disposé de sa nature. Qu’il y a une grande ouverture qui traverse toute la Terre, qui est appelée par les Poètes 255 Chez Homère dans l’ Iliade , chant VIII, 13-16 ; 481 puis chez Hésiode, dans la Théogonie, 720 sq.. [DR] , et surtout par Homère, le Tartare, dans lequel tous les fleuves viennent se rendre, et d’où ils sortent ; que la cause de cet écoule106 ment continuel est que ces eaux n’ont ni fond ni fondement, ce qui les fait flotter de la sorte en haut et en bas ; Que l’air et le vent qui sont alentour causent la même chose, et qu’il y a de même qu’aux animaux une continuelle respiration d’air ; Que celui qui sort ou qui entre avec l’eau excite de grands vents, et que ces eaux ayant coulé s’arrêtent en différents lieux, et font des lacs, des mers, des fleuves et des fontaines, d’où s’en retournant par divers chemins, elles se rendent au Tartare d’où elles étaient venues ; les unes plus haut, les autres plus bas mais toutes plus bas que n’a été leur issue. Il dit ensuite qu’il y a quatre principaux écoulements de toutes ces eaux du dedans de la Terre, l’un est l’Océan 256 Selon la tradition reprise ici par Socrate, Océan est le plus grand de ces quatre courants ; il coule autour de la Terre en décrivant le cercle le plus extérieur. (Platon, Phédon, 112e). [BR] , l’autre est l’Achéron qui est à l’opposite 257 Platon, Phédon, 112e. [BR] , et qui s’écoule par des lieux déserts et souterrains dans le Palus Acheruse où les âmes des Morts se viennent rendre 258 Le Palus Acheruse ou lac Achérousias est un lieu marécageux où arrivent les âmes des morts pour y séjourner un temps, avant d’être renvoyées vers de nouvelles naissances. Platon, Phédon, 112e. [BR] ; le troisième qui coule au mi107 lieu d’eux, est Pyriphlégéthon, qui après avoir coulé quelque temps tombe dans un lieu vaste, où étant échauffé par un grand feu, il fait un lac ou marais d’eau et de boue bouillantes, plus grand que n’est la mer 259 Platon, Phédon, 113a et b. [BR] . À l’opposite de ce dernier fleuve est le quatrième qui sort avec violence, et qui après avoir fait le marais Stygien 260 Platon, Phédon, 113c. Cette géographie des enfers s’inspire très largement d’ Homère ( Iliade , VIII, 13-16 ; Odyssée X, 511 sq. ; XI, 157), comme le signale Pierre Perrault ci-dessus. [BR] , et avoir passé par divers chemins en rond, descend enfin comme les autres dans le même Tartare, et s’appelle Cocyte, etc. [ d ] . » Y comprenez-vous quelque chose M. le Président ?
L’Abbé
Il est à remarquer que l’endroit de Platon, dont ce qu’on vient de lire, a été extrait, est trois fois plus long, et six fois plus obscur.
Le Président
L’explication de cet endroit est difficile, parce qu’elle dépend de la connaissance de certaines opinions 108 reçues en ce temps-là, et qui ne sont pas venues jusqu’à nous. Il faut de plus remarquer que Socrate à qui Platon fait dire toutes ces choses, les rapporte comme des fables, et qu’il les appelle même ainsi dans l’endroit que vous rapportez 261 Socrate a en effet pleinement conscience que cette représentation du monde souterrain, empruntée à Homère, à Hésiode et à d’autres poètes, n’est qu’un mythe utile à sa démonstration, il ajoute même que tout homme qui a quelque intelligence doit se garder de prendre ce qu’il vient de dire au pied de la lettre (Platon, Phédon, 114d). [BR] .
Le Chevalier
Quand nous parlerons des Philosophes Anciens et Modernes, sur le fait de leur Philosophie, nous verrons si Platon est bien reçu, comme Philosophe, à rapporter des fables, pour rendre raison des choses naturelles, mais nous n’en sommes pas là. Il ne s’agit présentement que d’éloquence et du don de s’expliquer intelligiblement. N’est-il pas nécessaire que ce que dit un homme raisonnable fasse quelque image dans l’esprit de celui qui l’écoute, par votre foi pouvez-vous dire non pas que vous ayez rien compris au discours de Platon, mais que vous en ayez conservé quelque idée un 109 peu distincte, et un peu nette ?
L’Abbé
Il y a mille endroits dans Platon à peu près de la même sorte.
Le Chevalier
Je vous dirai encore que la manière dont Platon fait parler Socrate en plusieurs de ses Dialogues est plus capable de faire haïr ce grand Personnage, que de le faire aimer. C’est toujours avec un air moqueur et ironique qu’il parle aux gens, c’est avec une maligne complaisance pour leur faiblesse, et un doute affecté qui fait voir combien il est sûr de son opinion, et combien il a pitié de leur égarement, je sauterais aux yeux d’un homme qui en userait de la sorte avec moi, car cette nature d’orgueil qui paraît en Socrate m’est tout à fait insupportable 262 Annotation en cours. , j’aime bien mieux qu’un homme ne se cache point de la confiance qu’il a dans son bon sens, et dis110 pute fortement, et même avec hauteur s’il a de l’ascendant sur moi, et des raisons meilleures que les miennes, que de le voir s’adoucir par compassion, et s’accommoder à ma portée par des manières humbles en apparence, mais dans le fond pleines d’une haute idée de son mérite, et d’un parfait mépris de ma faiblesse.
Le Président
Vous ne songez pas sans doute que Socrate a été déclaré le plus sage des hommes par l’oracle de Delphes 263 Dans l’ Apologie de Socrate (21a) de Platon, Socrate raconte comment la Pythie de Delphes a répondu à son ami Chéréphon, venu l’interroger à ce sujet, que Socrate était le plus sage des hommes. Socrate, qui considère qu’il ne sait rien, commence alors l’examen de cette énigme. Au fur et à mesure de l’avancée du dialogue, c’est précisément cette conscience de sa propre ignorance qui apparaît comme la véritable sagesse. [DR] .
Le Chevalier
Quelle foi voulez-vous que j’ajoute à un Oracle qui a été rendu par le Diable ou par un Prêtre qui ne valait pas mieux 264 Fontenelle a publié en 1686 une Histoire des oracles adaptée d’un traité en latin de Van Dale paru à Amsterdam en 1683. La Première Dissertation s’intitule « Que les oracles n’ont point été rendus par les démons ». Cette Dissertation démontre que les prétendus oracles ne se fondent que sur la crédulité exploitée par des imposteurs pour asseoir leur pouvoir. Le chapitre 3 de la Deuxième Dissertation est consacré à l’ « Histoire de la durée de l’oracle de Delphes, et de quelques autres oracles ». Sur ce texte, voir la présentation de Mitia Rioux-Beaulne pour l’anthologie dirigée par S. Audidère (Classiques Garnier, 2015, p. 135-139) et Claudine Poulouin, « « Écrire à la moderne » dans les matières d’érudition : Fontenelle ou le génie du trait d’esprit », Revue Fontenelle , 9, 2011, p. 23-44. [CBP] ? Si l’on épluchait de bien près les mœurs de ces sortes de sages, leurs beaux préceptes sur l’amour, leur tendresse pour les jeunes garçons, et cent autres 111 menues galanteries... mais ce n’est pas de quoi il s’agit présentement. En un mot, j’ai toujours regardé Socrate et Platon, comme deux Saltimbanques 265 Voir la préface p. XII, note 19. « Saltimbanque » : « Danseur de corde, Bouffon, Charlatan qui joue en place publique pour divertir le peuple » (Furetière, 1690). On a un nouvel exemple du ton irrévérencieux et volontiers provocateur du Chevalier. Cela dit, en faisant de Socrate et de Platon des « charlatans », il reste dans la perspective de l’ Histoire des oracles évoquée au début de sa réplique. On retrouve aussi l’argument du « galimatias » et de l’inintelligibilité des auteurs antiques, déjà utilisé pour Pindare, récurrent dans le Parallèle et sous la plume des Modernes. La référence aux charlatans va se poursuivre avec l’évocation de Tabarin et Mondor, charlatans et farceurs de la place Dauphine au début du XVIIe siècle [Voir note 270]. [CBP] qui ont monté l’un après l’autre sur le théâtre du monde, ils disaient quelquefois des choses excellentes, mais ils retombaient toujours dans un galimatias mystérieux et profond, qui était leur fort, et qui pendant un très long temps leur a gagné plus d’hommes par la peine qu’il y avait à l’expliquer, que tout ce qu’ils ont dit d’intelligible, quoique souvent très beau et très ingénieux.
Le Président
Se peut-il faire Monsieur le Chevalier qu’ayant autant d’esprit que vous en avez, vous ne soyez point sensible à cette divine éloquence de Platon, qui a charmé tous les siècles, que Cicéron a admirée, et pour laquelle il a eu tant d’amour qu’il en a dit une espèce d’extravagance 112 lorsqu’il assure qu’il aimerait mieux errer avec Platon, que de dire vrai avec les autres hommes 266 Annotation en cours. ?
Le Chevalier
Cicéron extravaguait assurément quand il a parlé de la sorte, et je doute qu’on puisse trouver dans les plus jeunes lettres de Balzac où on l’accuse avec raison d’avoir poussé trop loin l’hyperbole, une exagération aussi outrée que celle-là 267 L’allusion renvoie aux polémiques suscitées par la première œuvre de Jean-Louis Guez de Balzac, les Lettres (Paris, Toussaint Du Bray, 1624), critiquée notamment pour l’emploi d’un style jugé par ses adversaires comme excessivement hyperbolique. L’attaque est inaugurée par le jésuite François Garasse, dans sa Response du sieur Hydaspe au sieur de Balzac (sl, 1624) et reprise ensuite par la plupart des autres pamphlets publiés jusqu’en 1630 sur l’œuvre de Balzac. De fait, Balzac avait revendiqué plusieurs fois la recherche d’une nouveauté d’expression passant par un style riche en ornements et figures fortes (par exemple : « j’avoüe que j’escris de la mesme sorte qu’on bastit les Temples & les Palais, & que je tire quelquefois les choses de loin, comme il faut faire deux mille lieuës pour amener en Espagne les trésors de l’Amérique », lettre XXXV, dans Les Premières Lettres de Guez de Balzac (1618‑1627) , éd. H. Bibas et K.-T. Butler, Paris, S.T.F.M., 1933-1934, 2 vol., t. I, p. 151). [MB] .
L’Abbé
Il faut avouer que Platon n’a pas ignoré l’art du dialogue, qu’il établit bien la scène où il se passe, qu’il choisit et conserve bien les caractères de ses Personnages, mais il faut demeurer d’accord aussi, que pour l’ordinaire c’est avec une longueur qui désole les plus patients, et quelquefois avec une obscurité qui désespère les plus attentifs, les plus respectueux et les plus dociles. La description exacte des lieux où ils se 113 promènent, des mœurs et des façons de faire de ceux qu’il introduit, et le narré de cent petits incidents qui ne font rien au sujet qu’il traite, ont été regardés jusqu’ici comme des merveilles et des agréments inimitables, mais ils n’ont plus aujourd’hui le même don de plaire : on veut en venir à la chose dont il s’agit, et tout ce qui n’y sert de rien ennuie quelque beau qu’il soit en lui-même. Lucien s’y prend mieux selon moi, il a le même art et la même conduite, mais sans longueur, et sans obscurité 268 Annotation en cours. , un de nos amis dont le goût et le mérite ont peu de semblables 269 Le passage fait sans doute allusion à Fontenelle dont Perrault semble ici pasticher le style et le goût pour les dialogues entre « dames », Mme de La Sablière, par exemple et « savants » comme dans les Entretiens sur la pluralité des mondes (1687). Aucun passage de Fontenelle n’aborde néanmoins la traduction de ces trois dialogues de Platon (ni dans les Lettres à M. de la Her***, ni dans les Lettres galantes, ni dans les Nouveaux dialogues des morts, ni dans le Mercure galant). Le jeu de Perrault qui fait dire à Fontenelle des choses qu'il aurait pu dire fait en outre écho à ce qu’il écrit de Lucien à la fin de cette réplique de l’ abbé : « ayant bien su qu’un Auteur n’est pas seulement responsable des sottises qu’il dit de son chef, mais de celles qu’il fait dire aux autres quand elles ne font plus d’autre effet que d’ennuyer et de déplaire ». Une telle mise en abyme ajoute indéniablement au sel du texte. [DR] , écrivant son sentiment à une Dame de qualité et de beaucoup d’esprit sur les trois Dialogues de Platon traduits par Monsieur de Maucroix 270 Il s’agit de la traduction que donne Maucroix en 1685 ( Traduction des Philippiques de Démosthène, d'une des Verrines de Cicéron, avec l'Eutiphron, l'Hyppias, du Beau et l'Euthidemus de Platon, par M. de Maucroy , t. II des Ouvrages de prose et de poésie des sieurs de Maucroy et de La Fontaine, Paris, C. Barbin, 1685.) Voir note 118 du tome I.[CNo] , après avoir remarqué que Platon fait dire aux Sophistes qu’il introduit cinquante ou soixante impertinences tout de suite, en parle d’une manière très fine et très judicieuse. Les 114 deux ou trois premières impertinences des Sophistes, dit-il à cette Dame, sont sur le compte des Sophistes, pour toutes les autres elles sont sur le compte de Platon. Lucien, continue-t-il, n’en a pas usé de la sorte en pareille rencontre, après la première ou seconde impertinence il passe à autre chose, ayant bien su qu’un Auteur n’est pas seulement responsable des sottises qu’il dit de son chef, mais de celles qu’il fait dire aux autres quand elles ne font plus d’autre effet que d’ennuyer et de déplaire.
Le Chevalier
C’est sans doute du Dialogue intitulé Le Grand Hyppias ou du Beau 271 Annotation en cours. , que parlait notre ami. C’est bien la plus fatigante lecture qu’on puisse faire. Non seulement les Sophistes y disent des sottises sans nombre, mais, ce qui désole encore davantage, ce Dialogue ne conclut rien. Quand je le lus je fis tant que je pris en pa115 tience les froids et ridicules raisonnements des Sophistes, dans l’espérance que sur la fin, le grand Socrate qui se réjouit à son ordinaire avec sa chère Ironie me dirait ce que c’est que le Beau. La joie que je me faisais d’aller apprendre ce qu’il faut croire sur une chose si difficile à définir me soutenait toujours, mais j’avoue que quand je ne trouvai rien au bout du Dialogue, je jetai le livre à terre de pur dépit, et que je n’ai pu encore pardonner au divin Platon l’impertinente baye 272 Furetière : « Plaisanterie qu’on fait aux dépens de quelqu’un, à qui on donne de grandes espérances, ou à qui on fait peur de quelque chose qui n’est pas vraie. On dit proverbialement d’un grand hâbleur, que c’est un donneur de bayes, qu’il repaît de bayes, lorsqu’il promet beaucoup, et qu’il ne tient rien. » [DR] qu’il m’a donnée.
Le Président
Platon n’avait pas dessein d’expliquer dans son Dialogue ce que c’est que le Beau, mais seulement de faire voir que les Sophistes ne le savaient pas.
Le Chevalier
Il ne fallait donc pas intituler son Dialogue Le Grand Hyppias ou du Beau 116 . Car il ne suffit point quand on traite une matière de dire ce qu’elle n’est pas, on est obligé de dire ce qu’elle est, les Dialogues de Mondor, et de Tabarin 273 Antoine Girard dit Tabarin (1584-1622) et son frère Philippe Girard dit Mondor étaient des comédiens bateleurs installés sur la place Dauphine à Paris. Tabarin et son maître Mondor s’engageaient notamment dans dialogues burlesques pseudo philosophiques. En 1622, paraissent un Recueil général des rencontres, questions et autres œuvres tabariniques avec leurs Réponses. Ensemble l’extraction de sa race et l’antiquité de son chapeau. Œuvre autant fertil en gaillardises que remply de subtilitez, composé en forme de dialogue entre Tabarin et le maistre (Paris, Anthoine de Sommaville, 1622) et un Inventaire universel des œuvres de Tabarin, contenant ses fantaisies, dialogues, paradoxes, gaillardises, rencontres, farces et conceptions. Œuvre excellent où, parmy les subtilitez tabariniques, on voit l’éloquente doctrine du sieur Mondor. Le tout curieusement recherché et recueilly, et mis en bon ordre (Paris, Pierre Rocollet et Anthoine Estoc, 1622). Les sujets des « dialogues » sont très divers : les femmes, les bons mots mais aussi la philosophie, la science médicale, les arts, les sciences naturelles etc. Yves Giraud parle d’une « érudition en folie, la science en belle humeur », « Tabarin et l’université de la place Dauphine », Cahiers de l’AIEF, 1974, n°26, p. 77-100, citation p. 96. [CBP] tout impertinents qu’ils étaient avaient de ce côté-là plus de raison et plus d’entente, ils commençaient ordinairement par une question curieuse que faisait Tabarin ; Mondor disait mille choses savantes et pleines d’érudition sur la question proposée, et en donnait la solution en homme grave et comme un Philosophe, qui a pénétré dans les secrets de la Nature. Après quoi Tabarin donnait la sienne à sa manière, et faisait rire par l’opposition de son ridicule au sérieux du discours scientifique de son maître. Un jour par exemple 274 Le dialogue évoqué, s’il est bien dans l’esprit des dialogues entre Tabarin et son maître, ne se trouve pas dans les deux recueils cités dans la note précédente ni dans l’édition des Œuvres complètes de Tabarin (éd. Gustave Aventin, Paris, P. Jannet, 1878, 2 vol.). [CBP] , il demanda lequel des animaux volait le mieux, Mondor fit une longue dissertation sur le vol des oiseaux, et sur la construction admirable de leurs ailes et de leurs plumes, et conclut que le Gerfaut était de 117 tous les oiseaux celui qui volait le mieux. Vous êtes un ignorant mon maître, reprit Tabarin, c’est un Greffier. Il VIII Variante 1693 : c’est un Greffier, il n’a à la vérité [DR] n’a à la vérité qu’une plume sur l’oreille, mais avec cette plume-là il vole mieux que tous les oiseaux que vous venez de nous nommer. Cela est fade, cela est froid, cela est détestable si vous voulez, mais cela a un dessein et une forme. On y voit un commencement, un milieu et une fin. Une proposition, une dissertation et une conclusion, mais dans le Dialogue de Platon dont nous parlons, il n’y a aucune conclusion, qui est pourtant la partie essentielle d’un discours pour laquelle il est fait, et sans laquelle il n’est qu’un projet informe.
Le Président
Enfin Platon a le malheur de vous déplaire. Il est cruel qu’après avoir été l’admiration et les délices de tous les grands hommes qui ont ja118 mais été, il vienne échouer misérablement contre le goût délicat de nos Dames et de nos Cavaliers 275 La réplique du Président se veut ironique mais pointe bien un des enjeux essentiels du débat entre Anciens et Modernes : la question du goût liée au renouvellement des attentes d’un public plus large que celui des érudits. La « délicatesse » de ce goût a déjà été évoquée à plusieurs reprises et s’inscrit dans le sillage de l’esthétique galante. [CBP] .
Le Chevalier
Il est vrai que les Dames, comme je vous l’ai dit ce matin, ont été mal satisfaites des trois Dialogues de Platon qui ont paru depuis peu, quoique ce soit principalement pour l’amour d’elles que l’on s’est donné la peine de les traduire.
Le Président
Le goût des Dames de ce temps-ci est bien différent de celui des Dames d’Athènes, qui au rapport de Diogène Laërce 276 Le Livre III des Vies des plus illustres philosophes de l’Antiquité de Diogène Laërce est consacré à Platon. Sont énumérés les disciples de Platon dont deux femmes, Lasthénie de Mantinée et Axiothea « laquelle, selon le rapport de Dicearchus, se servait de l’habit d’homme », Diogène Laerce, De la vie des philosophes, Traduction nouvelle par M. B******* [Gilles Boileau](Paris, Charles de Sercy, 1668, p. 241-242.). [CBP] et d’Apulée 277 Apulée, « Platon et sa doctrine » dans Opuscules philosophiques. Du Dieu de Socrate, Platon et sa doctrine, Du Monde, Les Belles Lettres 1973 (réed. 2018). [CBP] furent tellement charmées de la lecture des ouvrages de Platon, qu’elles se mirent à étudier sa Philosophie, et qu’il y en eut même une qui se déguisa en homme pour pouvoir l’écouter avec ses disciples 278 Athénée de Naucratis est l’auteur d’un ouvrage intitulé Les Deipnosophistes (Le Banquet des sophistes). Le narrateur Athénée relate les conversations tenues lors de ce dîner fictif. La première traduction en français a été publiée par Michel de Marolles en 1680, Les Quinze livres des Déipnosophistes d’Athénée de la ville de Naucrate d’Egypte (Paris, Jacques Langlois, 1680). Dans le Livre XI (508b), Athénée consacre quelques pages à Platon : ses dialogues seraient pleins de fautes et qui plus est inspirés des dissertations d’Aristippe et d’entretiens avec Antisthène. Athénée considère qu’il y a « beaucoup de licence malhonnête et indécente dans les matières d’amour », traduction citée, p. 764. L’ Abbé suggère ainsi que les femmes seraient plus attirées par la licence qui règne dans les discours de Platon que par la philosophie. [CBP] .
119L’Abbé
Vous savez quel jugement on fit de ces Dames, et qu’on ne douta point qu’elles n’eussent trouvé quelque chose dans Platon qui les charmait davantage que sa Philosophie.
Le Président
Je sais bien ce qu’Athénée fait dire à Aristippe, et à Antisthène là-dessus, mais on sait aussi de quelle sorte régnait alors la médisance dans Athènes, et combien cette Ville était corrompue 279 La corruption d’Athènes, aux V et IVe siècles av. J.-C, et notamment de son système juridique fondé sur la délation par les sycophantes plus soucieux de s’enrichir que du bien-fondé de leurs accusations, est devenu un lieu commun. Aristophane en fait la satire dans ses comédies comme Les Guêpes ou L’Assemblée des femmes. Platon évoque les sycophantes « faux témoins et prévaricateurs » dans La République (Livre IX, 575b, trad. R. Baccou, Garnier Flammarion, 1966, p.337). Voir sur cette question, Carine Doganis, Aux origines de la corruption. Démocratie et délation en Grèce ancienne, PUF, 2007. Merci à Stavroula Kefallonitis pour son aide. [CBP] .
Le Chevalier
La corruption d’Athènes n’est pas une bonne chose à alléguer, pour lever de semblables soupçons, et pour faire présumer que ces Dames eussent plus d’inclination pour les sciences que pour la galanterie. Quoi qu’il en soit, vous ne devez pas être fâché que Platon ne plaise pas à notre siècle, puisque selon 120 l’opinion de quelques savants, il a le goût gâté, et qu’il est tout plein de travers IX Variante 1693 : Quoi qu’il en soit, vous ne devez pas être fâché que Platon ne plaise pas à notre siècle, puisque notre siècle, selon l’opinion de plusieurs savants, est tout plein de travers et a le goût gâté. [DR] . C’est le comble de la gloire de Platon de n’être pas estimé de notre siècle après avoir été admiré de tous les autres.
Le Président
Voilà qui est le mieux du monde, mais vous faites cas des Dialogues de Lucien 280 Emmanuel Bury a montré comment la traduction du Samosatois par Perrot d'Ablancourt en 1654 a fait entrer cet auteur dans la culture de l’honnêteté et de la galanterie (Le Lucien de Perrot d'Ablancourt. Textes critiques édités avec une introduction et des notes, thèse dactylographiée en deux volumes, Université Paris IV-Sorbonne, 1989). [BR] , je voudrais bien savoir si ceux de Cicéron 281 Annotation en cours. ont trouvé grâce devant vos yeux.
Le Chevalier
Je n’ai rien à dire contre ceux de Cicéron, je ne les ai pas lus.
L’Abbé
Monsieur le Chevalier les trouverait très beaux, quoiqu’ils soient un peu longs et étendus, et qu’il ne faille pas s’impatienter quand on les lit.
121Le Chevalier
Ce n’est donc pas mon fait, car la longueur et le grand circuit de paroles me font mourir 282 Annotation en cours. . La description du Valet de Chambre de Verville qui était un grand garçon bien fait, beau parleur, et qui portait le linge de son maître, comme l’assure Le Roman comique 283 Il ne s’agit pas du valet de Verville (un des héros positifs du roman), mais de celui d’un personnage d’une nouvelle espagnole insérée (Seconde partie, chap. XIX, « Les deux frères rivaux ») : « Il avait un valet de Chambre, de ceux qu’on appelle braves garçons, qui ont d’aussi beau linge que leurs maîtres ou qui portent le leur, qui font les modes entre les autres valets et qui en sont autant enviés qu’estimés des servantes. Ce valet se nommait Gusman [...] » (Paul Scarron, Le Roman comique (1651 et 1657), Claudine Nédelec éd., Paris, Garnier, 2011, p. 298). Cette figure picaresque, au service d’un mauvais maître, contribue à monter un piège contre son rival en amour, ce qui déclenche la séparation des amants. [CNe] , a achevé de me brouiller avec les grands parleurs qui me déplaisent encore plus qu’ils n’ont envie de plaire.
L’Abbé
Il est vrai que l’envie que Cicéron paraît avoir de s’insinuer agréablement par le bel arrangement de ses paroles, fait quelquefois qu’il en vient moins à bout à l’égard de bien des gens, cependant son Dialogue de l’Orateur est une fort belle chose 284 Annotation en cours. .
Le Président
Voilà donc Lucien et Cicéron que vous reconnaissez pour d’habi122 les gens en fait de Dialogues, quels hommes de ce siècle leur opposez-vous ?
L’Abbé
Je pourrais leur opposer bien des Auteurs qui excellent aujourd’hui dans ce genre d’écrire, mais je me contenterai d’en faire paraître un seul sur les rangs, c’est l’illustre Monsieur Pascal, avec ses dix-huit Lettres provinciales 285 Les dix-huit Lettres provinciales ont été mises en circulation à partir de janvier 1656 de façon clandestine et individuelle sous forme de pamphlets distincts pour défendre le théologien de Port-Royal, Antoine Arnauld, contre la censure prononcée contre lui en Sorbonne. Anonymes à l’origine puis recueillies en un volume publié sous le pseudonyme de Louis de Montalte, elles ont connu un très fort retentissement et un grand succès dans les milieux mondains. La réponse du Provincial aux deux premières lettres témoigne de cette réception exceptionnelle : « Vos deux lettres n’ont pas été pour moi seul. Tout le monde les voit, tout le monde les entend, tout le monde les croit. Elles ne sont pas seulement estimées par les théologiens ; elles sont encore agréables aux gens du monde, et intelligibles aux femmes mêmes. » (intr. L. Cognet, Paris, Bordas, 1992, p. 36). Boileau considère les Provinciales comme « le plus parfait ouvrage qui soit en notre langue », Lettre à Antoine Arnauld, juin 1694, OC, éd. Fr. Escal, Paris, Gallimard, 1966, p. 792. [DR] . D’un million d’hommes qui les ont lues on peut assurer qu’il n’y en a pas un qu’elles aient ennuyé un seul moment.
Le Chevalier
Je les ai lues plus de dix fois, et malgré mon impatience naturelle les plus longues ont toujours été celles qui m’ont plu davantage.
L’Abbé
Tout y est, pureté dans le langage, noblesse dans les pensées, solidité dans les raisonnements, finesse dans les railleries, et partout un 123 agrément que l’on ne trouve guère ailleurs.
Le Président
J’avoue que ces lettres sont enjouées et divertissantes, mais voudriez-vous faire entrer en comparaison dix-huit petits papiers volants 286 Allusion à l’aspect matériel des Provinciales à leur origine où chaque « petite lettre », suivant le rythme de la polémique, a été d’abord publiée sous forme de brochure in-quarto. Les Provinciales ont commencé à être imprimées sous la forme d’un volume in-12 à partir du printemps 1657. [DR] avec les Dialogues de Platon, de Lucien et de Cicéron, qui font plusieurs gros volumes.
L’Abbé
Le nombre et la grosseur des volumes n’y font rien. S’il y a plus de sel dans ces dix-huit lettres que dans tous les Dialogues de Platon ; plus de fine et de délicate raillerie que dans ceux de Lucien, mais une raillerie toujours pure et honnête ; S’il y a plus de force et plus d’art dans les raisonnements, que dans ceux de Cicéron : enfin si l’art du Dialogue s’y trouve tout entier, la petitesse de leur volume ne doit-elle pas plutôt leur être un sujet 124 de louange, que de reproche ? Disons la vérité. Nous n’avons rien de plus beau dans ce genre d’écrire. Avez-vous vu la traduction Latine qu’on en a faite 287 Pierre Nicole s’inspire de Térence pour traduire les textes de Pascal en latin dans un volume qui paraît en 1658 sous le pseudonyme de Guillaume Wendrock. [DR] ?
Le Président
Je l’ai vue et l’ai trouvée très belle.
Le Chevalier
Vous a-t-elle plu autant que l’original ?
Le Président
Tout autant.
Le Chevalier
J’en suis bien aise. Vous trouvez que les Dialogues de Lucien lus dans le Grec sont d’un sel admirable, mais qu’ils sont fades et languissants dans la traduction de Perrot d'Ablancourt, et à l’égard des Lettres provinciales , vous dites que les Latines et les Françaises vous divertissent également, demeurez d’accord que je vous ai pris en flagrant délit sur le fait de la prévention.
125Le Président
Quoi qu’il en soit, ce n’est pas ici le principal de notre contestation, venons à la grande Éloquence 288 Annotation en cours. , et faites-nous voir des Modernes qui l’emportent sur les Anciens dans le beau genre du bien dire.
L’Abbé
Avant que d’en venir à la grande Éloquence des Orateurs qu’il faut réserver pour la dernière, disons encore quelque chose des Éloquences subalternes 289 Annotation en cours. , comme de ceux qui ont écrit des histoires fabuleuses à peu près comme nos Romans et nos Nouvelles 290 Annotation en cours. , qui ont fait des Allégories 291 Annotation en cours. , qui ont écrit des lettres, soit savantes, soit agréables 292 Annotation en cours. , car je soutiens que dans ces genres d’écrire les Modernes ont mieux réussi que les Anciens.
Le Président
Les seuls fragments qui nous res126 tent des fables Milésiennes 293 Par “fable milésienne”, d’après le nom de la localité de Milet en Asie mineure, on désigne un type de fiction narrative dérivée des Milésiaques d’Aristide, recueil de récits où se mêlent la galanterie et le merveilleux, parfois très lestes, et éventuellement réalistes. Parmi les plus célèbres des récits relevant de cette inspiration, on compte l’histoire de la Matrone d’Éphèse narrée par Pétrone dans le Satiricon et celle de Psyché qui apparaît dans les Métamorphoses d’Apulée : ces deux fictions ont fait l’objet de réécritures contemporaines de Perrault, notamment par La Fontaine. [DR] valent mieux que tous nos Romans et toutes nos Nouvelles qui ne sont qu’un amas de folles aventures noyées dans un déluge de paroles.
L’Abbé
Ces fables Milésiennes sont si puériles, que c’est leur faire assez d’honneur que de leur opposer nos contes de Peau d’âne et de ma Mère l’oye 294 Perrault anticipe ici sur ses propres Contes ainsi que sur la préface des Contes en vers où il s’exprime ainsi : « Les Fables Milésiennes si célèbres parmi les Grecs, et qui ont fait les délices d’Athènes et de Rome, n’étaient pas d’une autre espèce que les Fables de ce Recueil. L’Histoire de la Matrone d’Éphèse est de la même nature que celle de Grisélidis : ce sont l’une et l’autre des Nouvelles, c’est-à-dire des Récits de choses qui peuvent être arrivées, et qui n’ont rien qui blesse absolument la vraisemblance. La Fable de Psyché écrite par Lucien et par Apulée est une fiction toute pure et un conte de Vieille comme celui de Peau d’Âne. […] Je prétends même que mes Fables méritent mieux d’être racontées que la plupart des Contes anciens, et particulièrement celui de la Matrone d’Éphèse et celui de Psyché, si l’on les regarde du côté de la Morale, chose principale dans toute sorte de Fables, et pour laquelle elles doivent avoir été faites. […] Tout ce qu’on peut dire, c’est que cette Fable de même que la plupart de celles qui nous restent des Anciens n’ont été faites que pour plaire sans égard aux bonnes mœurs qu’ils négligeaient beaucoup. », éd. J.-P. Collinet, Paris, Gallimard, 1981, p. 50-51. [DR] , ou si pleines de saletés comme L’Âne d’or de Lucien ou d’Apulée 295 L’Âne d’or est le titre de l’œuvre d’Apulée également intitulée Les Métamorphoses. On y trouve notamment des épisodes érotiques peu conformes au goût de l’époque de Perrault. Lucien quant à lui est l’auteur d’un texte plus concis, qui a probablement servi de modèle au précédent, opuscule intitulé Lucius ou l’Âne . [DR] , les Amours de Clitophon et de Leucippé 296 La fiction d’Achille Tatius, mêlant mythes, amours et aventures, est en effet le contre-exemple tout indiqué du roman grec idéaliste. [DR] , et plusieurs autres qu’elles ne méritent pas qu’on y fasse attention. Il y a l’histoire Éthiopique des Amours de Théagène et de Chariclée 297 Autrement intitulé Les Éthiopiques, ce roman grec d’Héliodore est en effet plus tardif que d’autres œuvres de l’antiquité (IIIe ou IVe siècle). Il a eu une influence importante en France au XVIe et XVIIe siècle. Racine est par exemple connu pour en avoir été un lecteur assidu. [DR] , qui peut entrer en quelque concurrence avec les ouvrages d’aujourd’hui de la même nature ; mais je crains que ce Roman ne soit pas assez ancien pour être bon, ou du moins pour avoir un degré suffisant d’excellence.
127Le Président
Il est vrai qu’il n’est plus dans le bon goût des Anciens.
L’Abbé
De sorte qu’il faut que vous vous rabattiez sur Pétrone 298 Le Satyricon, roman assumé de la débauche morale et sexuelle, représente l’immoralité antique portée à son comble. [DR] .
Le Président
Pétrone n’est pas le seul que je puisse vous opposer, mais il suffira, quoique nous n’en ayons que des fragments, pour terrasser tous les Modernes.
L’Abbé
Nous avons parmi nous un Auteur de même nature 299 Peut-être Bussy-Rabutin, surnommé « le Pétrone français » pour son Histoire amoureuse des Gaules, 1665. Voir Carine Barbafieri, « “Il est peut-être le seul de l’Antiquité qui ait su parler de galanterie”. Pétrone, figure tutélaire des mondains à l’âge classique », Littératures classiques, 2012/1 (n° 77), p. 33-47. [CNe] qui narre avec autant de netteté et avec plus de politesse que cet arbitre des Élégances 300 Elegantiae arbiter, surnom de Pétrone à la cour de Néron (Tacite, Annales, XVI, 18). [BR] , mais comme son livre ne mérite pas moins d’être supprimé pour ses médisances, que celui de Pétrone pour ses obscénités, ne parlons ni de l’un ni de l’autre, songez seule128 ment à me montrer quelque ouvrage dans toute l’Antiquité qui ressemble à nos Astrées , à nos Clélies , à nos Cyrus , et à nos Cléopâtres 301 Cette liste rassemble les romans les plus emblématiques de la veine idéaliste, pastorale, héroïque, précieuse ou galante qui a porté le développement de la fiction narrative depuis le début du XVIIe siècle et l’a infléchie vers l’exemplarité morale et le raffinement. [DR] .
Le Président
Il est vrai que je ne vous montrerai rien de semblable dans toute la belle et sage Antiquité, car elle n’avait garde de s’amuser à composer ni moins encore à lire de telles bagatelles.
L’Abbé
Croyez-vous que l’ Iliade et l’ Odyssée soient des ouvrages plus sérieux, ni qu’un homme sage puisse les prendre pour autre chose que pour des Romans en Vers 302 L’ Abbé semble ici retourner le lieu commun, présent chez Chapelain, La Calprenède ou encore Scudéry et Huet, selon lequel le roman moderne est une épopée en prose. Sur la relation entre épopée et roman et le statut du critère de la versification pour les définir, voir Camille Esmein, L’Essor du roman. Discours théorique et constitution d’un genre littéraire au XVIIe siècle, Paris, Champion, 2008, p. 233 sq et Poétiques du roman. Scudéry, Huet, Du Plaisir et autres textes théoriques et critiques du XVIIe siècle sur le genre romanesque (Paris, Honoré Champion, 2004), p. 26 sq . C. Esmein cite notamment J.-B. Morvan de Bellegarde qui fonde la régularité des romans sur l’imitation de l’épopée : « Les Romans sont de véritables Poèmes épiques composés en prose ; on y observe les mêmes règles que dans les Poèmes écrits en vers ; on y traite des mêmes choses ; cependant jusqu’à présent personne n’a condamné les Poèmes épiques ; ainsi il faut faire grâce aux Romans, puisqu’ils sont du même genre. », Modèles de conversation pour les personnes polies, Paris, J. Guignard, 1697, p. 247 (cité ibid. , p. 28). En renversant la comparaison, l’ Abbé fait ironiquement du roman une référence pour définir l’épopée antique. Un écho à ce passage est perceptible au tome III, p. 148. [CBP/DR] ; ils ne sont comme les Romans en Prose que je viens de nommer qu’un tissu agréable d’aventures de Héros moitié vraies et moitié fabuleuses composées pour plaire et pour instruire tout ensemble. Un des 129 plus grands hommes de notre temps 303 Il s’agit sans doute de Pierre-Daniel Huet, membre de l’ Académie française depuis 1674 et alors évêque de Soissons. Il a rédigé, en guise de préface à Zayde, de Mme de La Fayette, qui parut sous le nom de Segrais, une « Lettre-Traité de l’origine des romans » (Zayde, histoire espagnole, par Monsieur de Segrais. Avec un Traité de l’origine des romans, par Monsieur Huet, Paris, Claude Barbin, 1670). Le traité est publié seul en 1678 ( Lettre de Monsieur Huet à Monsieur de Segrais de l’origine des romans. Seconde édition, Paris S. Mabre-Cramoisy, 1678), puis réédité et augmenté jusqu’en 1711. Voir l’édition de Camille Esmein dans Poétiques du roman. Scudéry, Huet, Du Plaisir et autres textes théoriques et critiques du XVIIe siècle sur le genre romanesque (Paris, Honoré Champion, 2004). [CBP] , et de la plus profonde littérature qu’il y ait eu depuis plusieurs siècles ayant toujours regardé nos Romans du même œil dont vous les regardez, ou plutôt n’ayant jamais daigné jeter les yeux dessus, fut pressé par un de ses amis qui n’en avait pas la même opinion 304 Il s’agit certainement de Segrais à qui est adressé le texte de Huet. [CBP] , d’en lire quelque chose par curiosité. Le plaisir qu’il y prit les lui fit lire presque tous, et quoiqu’il estimât Homère jusqu’à l’avoir appris par cœur dans sa jeunesse, il avoua que non seulement il y avait plus d’invention et plus d’esprit dans nos Romans, que dans ceux d’Homère, mais que les mœurs et les bienséances y étaient beaucoup mieux observées.
Le Président
Une telle extravagance peut-elle avoir été dite par un homme de lettres ?
130L’Abbé
Le fait est véritable, et si jamais nous discourons de la Poésie, et par conséquent d’Homère, peut-être vous ferai-je convenir, que l’excellent homme dont nous parlons n’avait pas tout le tort que vous vous imaginez.
Le Président
Quand vous avez rejeté Pétrone pour ses obscénités 305 Voir supra note 295. [CBP] , ç’a été apparemment à cause du péril qu’il y a que les mœurs des jeunes gens n’en soient corrompues, pensez-vous que la lecture de vos Romans tout honnêtes qu’ils sont soit beaucoup moins dangereuse pour la Jeunesse 306 Le roman héroïque et galant prétend observer les bienséances mais, comme va l’expliquer l’ abbé à la réplique suivante, c’est la représentation de l’amour et des passions qui conduit à l’accusation d’immoralité, en cela la critique de la lecture des romans rejoint la critique du théâtre et de ses effets corrupteurs dans la querelle de la fin du XVII e siècle. Huet définit les romans comme des « fictions d’aventures amoureuses » ( Traité de l’origine des romans, 1670). Voir Camille Esmein, L’Essor du roman. Discours théorique et constitution d’un genre littéraire au XVIIe siècle, Paris, Champion, 2008, notamment Première partie chapitre 2 « Naissance d’un débat : pour ou contre le roman ». Le danger de la lecture, notamment pour les jeunes filles, deviendra un lieu commun de la critique au XVIIIe siècle. [CBP] ?
L’Abbé
J’avoue que les jeunes gens pourraient lire quelque chose de plus utile, et que la grande honnêteté qui règne dans les Romans n’est 131 bonne qu’à inspirer l’amour, et à le faire aimer davantage ; mais la manière dont les Anciens ont traité cette passion dans leurs ouvrages sans en excepter même Virgile, qui est pourtant appelé vierge pour sa grande pudeur 307 La remarque de Perrault glose l’affirmation de Vossius dans le Commentarium Rhetoricum sive oratoriarum institutionum libri sex, quarta hac editione auctoriores et emandatiores : « Virgile aurait bien usurpé le surnom de Vierge que lui vaut sa virginale pudeur. » ; « haut usurpasset Maro, qui a virginali pudore Parthenias dictus est. », Kronberg Ts., Scriptor Verlag, 1974, reprint de l’édition de Lyon, Jean Maire, 1620, livre IV, chap. X, « De metaphoris a re foeda petitis », p. 106. Comme en témoigne le chapitre de Montaigne « Sur des vers de Virgile », l’auteur de l’ Énéide est un relais important dans la réflexion humaniste et classique sur la stylistique de l’érotisme. Sur cet aspect de la réception de Virgile jusqu’au XVIIe siècle, voir D. Brancher, « Virgile en bas-de-chausse : Montaigne et la tradition de l’obscénité latine », Bibliothèque d’humanisme et Renaissance, t. 70, n°1 (2008), p. 95-122. [DR] , est mille fois plus dangereuse, et tous nos Romans n’ont rien de si mauvais exemple que le séjour d’Énée et de Didon dans la caverne où la pluie les força de se retirer 308 Le passage en question se situe au Chant IV de l’ Énéide, v. 165-172. Lors d’une partie de chasse, Didon et Énée sont surpris par l’orage et trouvent refuge dans une grotte. C’est l’occasion d’une étreinte amoureuse que Virgile suggère et que Didon considèrera comme un mariage. La littérature « moderne » a progressé, aux yeux de l’ abbé, en ne tolérant plus l’évocation de l’adultère consommé et en subordonnant la passion amoureuse au lien conjugal. [DR] . Avec tout cela je ne m’éloigne pas trop de blâmer notre siècle de l’excès de tendresse qui règne dans ces sortes d’ouvrages, et qui a si étrangement défiguré tous les héros.
Le Chevalier
Ce reproche ne regarde pas moins les pièces de Théâtre où l’on prendrait les Cyrus, les Alexandres, et les Mithridates pour des Céladons et des Sylvandres 309 Céladon et Sylvandre sont des personnages de L’Astrée. La remarque fait écho aux critiques qui visèrent Racine lorsqu’il débuta avec Alexandre le grand en 1665 et se vit reprocher d’avoir affadi et affaibli le héros. La place de la passion amoureuse fit débat également lors de la création de Mithridate en 1672. Au chant III de son Art poétique , Boileau condamne l’influence de la sensibilité pastorale et galante sur la caractérisation des héros dramatiques : « Bientôt l’Amour fertile en tendres sentiments / S’empara du Théâtre, ainsi que des Romans. […] Peignez donc, j’y consens, les Héros amoureux. / Mais ne m’en formez pas des Bergers doucereux. / Qu’Achille aime autrement que Tyrsis et Philène. / N’allez pas d’un Cyrus nous faire un Artamène : / Et que l’amour souvent de remords combattu / Paraisse une faiblesse et non une vertu. […] / Des Héros de Roman fuyez les petitesses […]. Gardez donc de donner, ainsi que dans Clélie, / L’air, ni l’esprit Français à l’antique Italie, et sous des noms Romains faisant votre portrait, / Peindre Caton galant et Brutus dameret. / Dans un Roman frivole aisément tout s’excuse. […] / Mais la scène demande une exacte raison.», OC, éd. Fr. Escal, Paris, Gallimard, 1966, p. 171-172. Boileau traite la question sur le mode satirique dans le Dialogue des Héros de roman. [DR] , s’ils n’avaient pas une épée au côté. 132 Quand on a dit que les Auteurs de ces Comédies avaient mis tous les héros de l’Antiquité à la sauce douce 310 Barbier d’Aucour avait ainsi attaqué Racine avec virulence dans sa satire Apollon charlatan. Allégorie critique sur les ouvrages de M. Racine , datant probablement de 1675 : filant le jeu de mot sur le nom de « racine » et son référent végétal, l’auteur se moque du « doux suc » ou du « suc plein de mille douceurs » qui en est extrait, s’apparente au vice, « endort dans un honteux repos / Les princes, les Rois, les Héros / Sur les bords du fleuve de Tendre. », change les héros « en amoureux transis, / Au lieu d’Alexandre et d’Achille / Furent Céladon et Tirsis », OC de Racine, t. I, éd. G. Forestier, Paris, Gallimard, 1999, p. 768 sq. L’enjeu relève du rôle de Quinault dans la diffusion de cette veine galante au théâtre. Voir sur ce point C. Barbafieri, Atrée et Céladon. La galanterie dans le théâtre tragique de la France classique (1634-1702), Presses universitaires de Rennes, 2006. [DR] , il me semble qu’on ne pouvait mieux dire.
L’Abbé
Cela est vrai, mais comme il ne s’agit présentement que d’Éloquence, je soutiens que nos Romans l’emportent de ce côté-là sur l’ Iliade et sur l’ Odyssée , qui ne sont comme je l’ai déjà dit, que des Romans en vers : La narration en est plus claire et plus intelligible, et quoiqu’elle soit ordinairement un peu trop longue et trop diffuse, elle l’est beaucoup moins que celle d’Homère pleine de digressions, d’épithètes inutiles et de répétitions mot à mot de plusieurs discours qui ont ennuyé dès la première fois.
133Le Chevalier
Une des plus grandes différences que j’y trouve, c’est que la lecture de l’ Iliade et de l’ Odyssée est regardée comme un travail, et que la lecture de nos Romans se met au nombre des divertissements et des plaisirs. Je me souviens qu’un de mes camarades de Collège qui entendait parfaitement le grec fut fouetté le matin pour n’avoir pas étudié son Homère, et fut fouetté l’après-dîner pour avoir été surpris lisant un tome de Clélies , cela marque que ces deux livres ne vont pas tous deux également à leur fin qui est de plaire et de divertir.
Le Président
C’est que ce jeune garçon aimait mieux lire des folies d’amour, que les sentences graves et sérieuses dont Homère est rempli 311 La présence de « sentences » dans l’œuvre d’ Homère fait partie des lieux communs de la critique : Adrien Baillet leur consacre une section du chapitre consacré à Homère dans les Jugements des savants sur les principaux ouvrages des auteurs (1685-1686). [CBP] .
134L’Abbé
Ce qui se passe entre Ulysse et Calypso, les consolations qu’il reçoit de cette Nymphe toutes les nuits sur l’absence de sa chère Pénélope 312 À l’ouverture de l’ Odyssée, on apprend qu’Ulysse séjourne depuis sept ans chez la nymphe Calypso. Au Chant V, Hermès demande à Calypso de libérer Ulysse. [CBP] , ne doivent pas avoir moins d’agrément pour un jeune homme, que les plaintes douloureuses de Cyrus et d’Oroondate sur l’absence de leurs maîtresses 313 La quête, aussi éplorée qu’aventureuse, de la princesse Mandane par le galant Cyrus fait l’argument principal du roman à succès de Madeleine de Scudéry. Oroondate est le héros de deux tragi-comédies à sujet amoureux : Oroondate ou les Amants discrets, de Guyon Guérin de Bouscal (1645), et Le Mariage d’Oroondate et de Statira ou la Conclusion de Cassandre, de Jean Magnon, (1648). [DR] , mais nous avons des Romans qui plaisent par d’autres endroits, et auxquels l’Antiquité n’a rien de la même nature qu’elle puisse opposer, c’est le Don Quichotte et Le Roman comique 314 Le Roman comique est cité plus haut, voir la note 280 ; le Don Quichotte de Cervantès (1605 et 1615) fut très vite publié en français (César Oudin, 1614, et François de Rosset, 1618), et connut un très grand succès. [CNe] , et toutes les nouvelles des excellents Auteurs de ces deux livres 315 Scarron a introduit quatre nouvelles traduites/adaptées d’auteurs espagnols dans son Roman comique, probablement sur le modèle de Cervantès qui en avait introduit quatre dans la première partie du Don Quichotte. Il faut rappeler aussi que Les Nouvelles exemplaires de Cervantès (1613, traduites en français en 1614 par François de Rosset et le sieur d’Audiguier) eurent également beaucoup d’audience, et que Scarron publia en 1655 un recueil de nouvelles adaptées d’auteurs espagnols (Les Nouvelles tragi-comiques). [CNe] , il X Variante 1693 : de ces deux livres. Il y a dans ces ouvrages [DR] y a dans ces ouvrages un sel plus fin et plus piquant que tout celui d’Athènes. Il s’y trouve une image admirable des mœurs 316 Selon Scarron, c’est justement ce qui caractérise les nouvelles espagnoles, « qui sont bien plus à notre usage et plus selon la portée de l’humanité que ces Héros imaginaires de l’Antiquité » (Le Roman comique, op. cit., 1ère partie, XIX, p. 162). C’est également l’opinion de Charles Sorel, pour qui les nouvelles sont des « Histoires véritables de quelques accidents particuliers des Hommes » (La Bibliothèque française [1667], Paris, H. Champion, 2015, p. 236). [CNe] , et un certain ridicule ingénieux 317 L’ingéniosité est une valeur maîtresse de la galanterie, et le burlesque ne vaut que s’il est ingénieux (voir Claudine Nédelec, Les États et empires du burlesque, Paris, H. Champion, 2004, « Le burlesque jugé »). [CNe] qui fait à tous moments la chose du monde la plus difficile, qui est de faire rire un honnête homme 135 du fond du cœur et malgré qu’il en ait 318 Il est effectif que Scarron fait de l’honnêteté une des valeurs fondamentales de son roman, qui tourne en ridicule les déviants, tant sur le plan moral que social (voir Claudine Nédelec et Anne Boutet, « Le Roman comique », Paris, Atlande, 2018). [CNe] ; non seulement l’Imagination en est remplie d’idées agréables ; mais la Raison même y est frappée par des contretemps si imprévus, si bizarres et si sensés tout ensemble, qu’il n’y a point de gravité qui puisse tenir contre. Où a-t-on jamais vu une narration aussi vive et aussi pleine que celle du Roman comique 319 Ce jugement favorable au Roman comique et au comique de Scarron est très répandu à la fin du siècle (malgré les attaques de Boileau dans l’ Art poétique , liées au souvenir de la Fronde, et qui portent sur les travestissements) ; voir par exemple l’article d’Adrien Baillet ( Jugements des savants [1685-1686], Hildesheim/New York, G. Olms verlag, 1971 [1725], t. 4). Rappelons que Charles Perrault, et ses frères, rendent hommage à Scarron dans Les Murs de Troie (voir Claudine Nédelec et Jean Leclerc, Le Burlesque selon les Perrault. Œuvres et critiques, Paris, H. Champion, 2013). [CNe] , il XI Variante 1693 : celle du Roman Comique ? Il n’y a point [DR] n’y a point de parole inutile, point d’expression qui ne forme une image agréable, et les choses qui y sont décrites donnent mille fois plus de plaisir à lire qu’elles n’en donneraient à les voir effectivement.
Le Chevalier
Il est vrai que quelque plaisant qu’il eût été de voir Ragotin lorsqu’il se met à cheval sur sa Carabine, et que cette Carabine vient à tirer, il y a tout un autre plaisir à lire cette aventure 320 Le Roman comique, op. cit., 1ère partie, XIX, p. 158-159. Scarron conclut ainsi ce gag éblouissant : « cette description m’a plus coûté que tout le reste du livre et encore n’en suis-je pas trop bien satisfait ». [CNe] .
136Le Président
Cela peut être, et ce n’est pas un grand reproche à faire aux Anciens de ne s’être pas appliqués à des compositions aussi inutiles et aussi frivoles.
L’Abbé
Un ouvrage qui divertit innocemment ne peut pas être regardé comme entièrement inutile dans la nécessité qu’il y a de se divertir quelquefois, ce n’est pas le moindre présent qu’on puisse faire au public qu’un livre de cette nature. On y voit une représentation naïve de la vie ordinaire de la plupart des hommes, et une infinité de certaines impertinences qu’on fait tous les jours sans s’en apercevoir, dont ce livre et ceux qui lui ressemblent sont le meilleur de tous les correctifs 321 Cela fait sans doute écho à cette phrase de Scarron : « Peut-être [...] que, sans emplir mon Livre d’exemples à imiter, par des peintures d’actions et de choses tantôt ridicules, tantôt blâmables, j’instruirai en divertissant de la même façon qu’un ivrogne donne de l’aversion pour son vice et peut quelquefois donner du plaisir par les impertinences que lui fait faire son ivrognerie » (Le Roman comique, op. cit., 1ère partie, XII, p. 95). [CNe] .
137Le Chevalier
C’est peut-être de ces sortes de fautes dont on a le plus besoin d’être corrigé, parce qu’on y tombe plus souvent que dans les grands crimes : et c’est à ce sujet que Monseigneur de La Case a dit si agréablement qu’il aimerait mieux une recette contre la morsure des puces et des cousins, que contre la morsure des lions et des tigres 322 Probablement Giovanni della Casa (1503-1556), Galathée ou l’art de plaire dans la conversation (plusieurs éditions en français au cours du XVIIe). [CNe] .
Le Président
Dans les livres dont vous parlez la morale est bien étouffée sous la plaisanterie.
L’Abbé
La plaisanterie de ces livres fine et spirituelle, comme elle est, bien loin d’étouffer la morale lui donne une pointe qui la fait pénétrer dans le cœur plus avant que ne ferait la gravité sérieuse des plus belles sentences.
138Le Président
Pour voir quelque chose qui divertisse et qui instruise tout ensemble, il faut lire le Tableau de Cébès où toute la vie humaine est représentée sous des images très ingénieuses et très spirituelles 323 Annotation en cours. .
Le Chevalier
Je ne sais pas si c’est ma faute ; mais il me semble que le dessein de ce Tableau n’est guère fin ni guère spirituel, c’est d’un côté la Vertu qui mène les hommes à la gloire et à la félicité par des routes rudes et difficiles, et de l’autre côté les Passions qui les conduisent à toutes sortes de malheurs par des chemins qui leur paraissent agréables, tout XII Variante 1693 : qui leur paraissent agréables. Tout cela est si commun [DR] cela est si commun qu’il y a de quoi faire bâiller les plus novices en matière de morale, cette XIII Variante 1693 : en matière de morale. Cette Allégorie [DR] Allégorie 324 Annotation en cours. m’a aussi paru horriblement longue, et la longueur est à mon gré le plus grand 139 défaut que puisse avoir une allégorie.
L’Abbé
On ne peut pas dire que l’Allégorie du Tableau de Cébès soit trop longue en elle-même, puisqu’elle n’est pas d’une heure de lecture mais il est vrai, que comme la matière en est fort sérieuse et nullement divertissante, on croit y trouver une longueur qu’elle n’a pas. Il est encore vrai, que la trop grande longueur est le plus grand vice de cette nature d’ouvrages. La raison que j’en trouve, c’est que l’allégorie est une espèce de mascarade 325 Dictionnaire de l’Académie française, 1694 : « Divertissement, danse, momerie de gens qui sont en masque. » [DR] où le vrai sens de ce qu’on veut dire est couvert et comme masqué sous le sens propre du discours : or comme rien n’est plus agréable pendant un quart d’heure, que la visite d’une troupe d’amis habillés en masque, et que rien ne serait plus ennuyeux, que si ces amis voulaient passer toute la soirée sans se démasquer, et mê140 me continuer la plaisanterie jusqu’au lendemain, et pendant deux ou trois jours, il en est de même de l’Allégorie qui devient aussi déplaisante quand elle dure beaucoup, qu’elle est agréable quand elle ne dure guère.
Le Chevalier
La comparaison me plaît car je comprends bien quel ennui ce me serait de voir des Trivelins des Scaramouches des Amazones et des Bohémiennes, qui s’obstineraient à vouloir ne se point démasquer et à me parler de leur ton de fausset pendant deux ou trois jours.
L’Abbé
Ceux de notre temps, qui ont su que ce genre d’écrire n’était qu’un jeu d’esprit ne s’en sont servis qu’en des matières agréables, et n’y ont aussi employé que peu de discours 326 Annotation en cours. . La Carte du tendre 141 , L’Île d’amour , Le Louis d’or , Le Miroir d’Orante et quelques autres pièces de cette nature sont des allégories, qui par leur manière enjouée et leur agréable brièveté ont atteint à la véritable idée de leur caractère 327 Annotation en cours. .
Le Président
Il faut bien aimer la bagatelle pour faire comparaison de tous ces écrits frivoles, avec la morale solide du Tableau de Cébès.
L’Abbé
Quand on veut parler de morale solide, il faut en parler solidement, sérieusement et sans allégorie, à moins que l’allégorie ne soit très courte, comme celle de la Vertu et de la Volupté, qui tour à tour invitent Hercule à prendre le chemin qu’elles lui montrent 328 Annotation en cours. , car c’est un petit tableau qu’on voit aisément d’un seul coup d’œil. Si l’allégorie n’est autre 142 chose, qu’une métaphore continuée et un pur jeu d’esprit, ne doit-elle pas être courte et divertissante ?
Le Président
Si vous aimez les jeux et les plaisanteries lisez l’ Apothéose de l’Empereur Clodius , c’est là où l’esprit trouve son compte, et voit avec plaisir sous un voile agréable mille traits de l’histoire de ce Prince, et une fine satire des mœurs de son siècle 329 Il s’agit très probablement de l’œuvre parodique de Sénèque, l’ Apocoloquintose ou Transformation de l’empereur Claude en citrouille , parue en 54 ou en 55 après J.-C. S’inscrivant dans la tradition de la satire ménippée, l’ Apocoloquintose (du grec Ἀποκολοκύνθωσις, « citrouillification »), ridiculise l’empereur Claude pour mieux faire l’apologie de son beau-fils Néron, qui vient de lui succéder. [BR] .
L’Abbé
La Pompe funèbre de Voiture , où l’Auteur se joue sans faire mal à personne, est bien d’une autre force, et d’une variété bien plus ingénieuse 330 [Jean-François Sarasin], La Pompe funèbre de Voiture. Avec la clef , 1649. Jean-François Sarasin (1614-1654) publie cette allégorie en prosimètre (en quoi elle peut être rapprochée de L’Apocoloquintose ) sous l’anonymat, après la mort de Vincent Voiture (1597-1648). C’est une défense et illustration de la poésie enjouée et amoureuse, chez les Latins comme chez les modernes (Italiens, Espagnols, et « vieux poètes » français, dont Marot) et un hommage plaisant, non sans quelque ironie, Voiture ayant été le concurrent de Sarasin dans les genres poétiques mondains. [CNe] .
Le Président
Tout ce que nous avons dit jusqu’ici ne décide rien, il s’agit de la grande Éloquence, et je vois bien 143 par les détours que vous prenez que vous appréhendez d’en venir au point de la question.
L’Abbé
Je n’appréhende rien, venons à Démosthène et à Cicéron.
Le Chevalier
Vous êtes convenus tantôt l’un et l’autre, qu’avant d’en venir là, vous parleriez de ceux qui ont écrit des lettres. Vous tiendrez votre parole s’il vous plaît, je veux savoir ce que je dois penser de mon cher et bien-aimé Voiture 331 Les œuvres de Voiture ne furent publiées que de façon posthume par son neveu, E. Martin de Pinchesne (Œuvres de Monsieur de Voiture, Paris, A. Courbé, 1650). Mais de nombreux textes ont circulé en manuscrit, et Voiture était déjà célèbre, autant pour ses lettres que pour ses poésies. Voici ce qu’en dit Vaugelas en 1647 ( Remarques sur la langue française , Paris, J. Camusat et P. Le Petit, p. 478) : « En cette sorte de Lettres [les lettres galantes], la France peut se vanter d’avoir une personne à qui tout le monde cède. Athènes même ni Rome si vous en ôtez Cicéron, n’ont pas de quoi le lui disputer, et je le puis dire hardiment, puisqu’à peine paraît-il qu’un genre d’écrire si délicat, leur ait été seulement connu. Aussi tous les goûts les plus exquis font leurs délices de ses lettres, aussi bien que de ses vers, et de sa conversation, où l’on ne trouve pas moins de charmes ». [CNe] , et si je me trompe quand je préfère ses lettres à celles de Sénèque, de Pline et de Cicéron même.
Le Président
Sans mentir, car c’est le mot favori de Voiture 332 L’expression revient en effet fréquemment dans les lettres de Voiture. [CNe] ma Commère la Carpe et mon Compère le Brochet sont de très belles choses 333 Il s’agit de la lettre connue sous le nom de « Lettre de la carpe au brochet » (Œuvres, 1650, p. 477-481), adressée au duc d’Enghien, futur prince de Condé, qui venait de franchir le Rhin après la victoire de Rocroi (1643) : Voiture (la carpe) félicite son « compère le brochet » (Condé) au travers d’une métaphore continuée. [CNe] , et rien au monde n’est plus spirituel que ce 144 chat de l’Abbesse qu’elle ne veut pas laisser aller au fromage 334 « Lettre à Mme l’abbesse*** [Claire-Diane d’Angennes de Rambouillet, abbesse d’Yerres] pour la remercier d’un chat qu’elle lui avait envoyé » (Œuvres, 1650, p. 581-583) : il le nourrit de fromage, et il ajoute : « Je pense que les dames de*** ne laissent pas aller les Chats aux fromages, et que l’austérité du Couvent ne permet pas que l’on leur fasse si bonne chère » (p. 582). « Laisser aller le chat au fromage » est une métaphore sexuelle connue. [CNe] .
Le Chevalier
Vous n’êtes pas encore si malin que ceux qui louent sérieusement Voiture là-dessus, comme de la plus belle chose qu’il ait faite ; car quoique les plaisanteries dont vous parlez soient très ingénieuses et très agréables dans les endroits où elles sont placées, ce n’a été que pour étouffer par là ce qu’il y a de plus excellent dans les ouvrages de cet Auteur qu’on a pris à tâche de louer avec excès ces bagatelles.
L’Abbé
Je ne sais si vous avez lu ce que Costar a écrit contre la malignité de ces louanges 335 Il s’agit sans doute des Entretiens de M. de Voiture et de M. Costar , Paris, A. Courbé, 1654, ou d’une allusion à la querelle entre P. Costar et P. Thomas de Girac au sujet de l’appréciation de Voiture par rapport à Balzac (P. Costar, Défense des ouvrages de M. de Voiture, Paris, A. Courbé, 1653 ; Suite de la Défense des œuvres de M. de Voiture, Paris, A. Courbé, 1655 ; Réponse du Sr de Girac à la Défense des œuvres de M. de Voiture faite par M. Costar, avec quelques remarques sur ses Entretiens, Paris, A. Courbé, 1655 ; Réplique de Monsieur de Girac à Monsieur Costar, où sont examinées les Bévues et les Invectives du livre intitulé Suite de la Défense de M. de Voiture, etc., Leyde, 1660). [CNe] . Après en avoir montré l’artifice, il ramasse ce qu’il y a de plus grand, de plus fort, de plus noble et de plus pathétique dans tout le livre, et en fait un tissu où brille ce me semble 145 autant d’Éloquence qu’en quelque autre ouvrage que ce puisse être. Quoique j’eusse lu plusieurs fois toutes ces belles choses dans les endroits où elles sont, j’en fus aussi ébloui en les voyant ensemble, que si l’on avait répandu tout à coup devant moi toutes les pierreries de la Couronne.
Le Président
Je demeure d’accord qu’il y a quelque brillant dans Voiture.
L’Abbé
Il y en a assurément et du vrai brillant qui ne vient point des Antithèses et du jeu des paroles 336 Opposition entre le « faux brillant » d’une elocutio réduite aux figures, et le brillant venu de l’inventio ingénieuse que la figure exprime ; en matière d’écriture comique notamment, le premier est réputé « froid ». [CNo] , mais qui sort naturellement du sein de sa matière. Il n’y a rien de faux dans ce qu’il pense, il raisonne toujours conséquemment, et tout y est fondé jusqu’aux moindres bagatelles. Si quelquefois il se joue ou d’un Proverbe ou d’une Allusion 337 On appelle alors « proverbes » toutes les expressions figées de la langue commune (par opposition aux maximes ou sentences) : réputés familiers, ils peuvent être réhabilités dans le cadre d’un jeu avec la langue (comme « laisser aller le chat au fromage » ci-dessus). Et ils sont fort de mode à l’époque de Voiture (voir La Comédie des proverbes , Paris, F. Targa, 1633, ou Antoine Oudin, Curiosités françaises, pour servir de complément aux dictionnaires, ou recueil de plusieurs belles propriétés, avec une infinité de proverbes et de quolibets pour l'explication de toutes sortes de livres , Paris, R. Ballard, 1654). Allusion : « C’est une figure qui se fait par un petit jeu de mots qui sont presque semblables » (Furetière ; mais le sens moderne existe déjà). [CNe] , il ne donne ces choses-là 146 que pour ce qu’elles sont, mais son industrie est telle que de basses et de triviales qu’elles sont, elles deviennent nobles et précieuses en passant par ses mains.
Le Président
Je ne saurais lui pardonner qu’après s’être formé sur les Lettres de Pline le Jeune 338 Pline le Jeune (v. 61-113) est connu pour des lettres personnelles « littérarisées » à l’instar de celles de Voiture. [CNe] , il en ait si mal parlé dans les siennes 339 Voiture critique Pline le Jeune dans une lettre à Costar (Lettre CXXV, Œuvres, 3ème éd., 1652), en ajoutant : « J’ai trouvé plaisant que vous ne me l’osiez nommer ». [CNe] .
L’Abbé
Voiture ne s’est formé sur personne, c’est un original s’il y en eut jamais 340 Pierre Costar ne lui voit pas de modèle antique : « Que vous êtes heureux, Monsieur, d’avoir un esprit d’un plus haut ordre, qui n’a que faire de la fertilité des autres, & qui se nourrit délicieusement de ce qu’il produit ! » ( Les Entretiens de Monsieur de Voiture et de Monsieur Costar , « Lettre I »). [CNe] . Combien y a-t-il de choses dans ce qu’il a fait qui n’ont point de modèle ailleurs, et qu’il a néanmoins portées d’abord à leur dernière perfection, quel bruit n’ont pas fait ses ouvrages quand ils ont paru en corps dans le monde 341 Les Œuvres de Voiture furent rééditées à plusieurs reprises, « corrigées et augmentées », ce qui témoigne de leur succès. [CNe] , et avec quelle évidence, tant de gens qui ont tâché de l’imiter ont-ils fait voir qu’il était inimitable ? J’avoue que les Lettres de Pline sont 147 excellentes, et qu’il y a peu de chose dans toute l’Antiquité qui frappe plus vivement, mais il y a trop d’affectation en bien des endroits, la grande envie qu’il a de bien dire révolte le lecteur, et je suis sûr qu’on préférera toujours à son style trop soutenu l’air naturel et aisé de Voiture, qui plaît partout sans qu’il paraisse qu’il y songe.
Le Chevalier
J’avais entrepris de lire toutes les lettres de Sénèque ; mais je n’ai pu en venir à bout, il me semblait que je lisais toujours la même lettre 342 Annotation en cours. , et que je ne bougeais d’une place, ce ne sont que de grandes maximes de morale, des éloges continuels de l’idée du Sage, la marotte des Stoïciens 343 La formulation ironique raille la folle prétention des stoïciens à concevoir le sage comme un être supérieur, maître absolu de ses pensées et de ses passions. Elle semble au reste renchérir sur la fameuse image illustrant le frontispice des Maximes de La Rochefoucauld (1665), où l’on voit l’Amour de la Vérité ôter son masque au buste du philosophe, exprimant par ce geste le rejet du néostoïcisme et la disgrâce de l’un de ses plus célèbres promoteurs. Que ce soit par le style ou par la pensée, Sénèque paraît définitivement passé de mode à la fin des années 1680. [BR] , j’ai cru que le reste serait de même, et j’ai tout laissé là.
Le Président
La matière n’est pas des plus 148 réjouissantes, et je ne m’étonne pas qu’un Cavalier se soit ennuyé de cette lecture.
L’Abbé
Le style est un peu trop brillant partout, et par là il ne fatigue pas moins que par la trop grande uniformité des matières qu’il traite, ce n’est pas que Sénèque ne soit assurément un des plus beaux et des plus grands Esprits qui ait jamais été mais il est trop fleuri, trop coupé, et coupé en de trop petits morceaux.
Le Chevalier
Est-ce que vous êtes fort charmés des Épîtres familières de Cicéron ? Si vous vous portez bien, je me porte bien, ayez soin de votre santé, portez-vous bien 344 Annotation en cours. . Voilà une bonne partie de ses lettres, je crois que ce grand homme serait bien étonné s’il voyait qu’on fait apprendre cela par cœur à tous les En149 fants, et qu’on les fouette quand ils y manquent.
L’Abbé
Rien n’est meilleur aux Enfants que ces lettres pour leur apprendre le bon Latin 345 Annotation en cours. , et c’est un effet de la Providence qu’on les ait gardées 346 Annotation en cours. . Il y en a parmi celles-là quelques-unes d’une très grande beauté quoiqu’elles n’aient pas été faites non plus que celles dont vous parlez pour venir jusqu’à nous. L’Éloquence qui était naturelle à Cicéron s’y répand si agréablement et si judicieusement à proportion de l’importance des matières qu’il traite, sans s’élever jamais au-delà du genre épistolaire, qu’elles peuvent servir de modèle à tous ceux qui écrivent des lettres il est vrai que ces modèles ne sont pas difficiles à imiter, et qu’il y a aujourd’hui une infinité de personnes, qui sur les affaires qui les regardent écrivent d’aussi bon sens et aussi élégamment que faisait Ci150 céron en parlant des siennes, et qui s’expriment en aussi bon Français qu’il s’exprimait en bon Latin.
Le Président
Cela est bien aisé à dire.
L’Abbé
Cela n’est pas moins aisé à prouver, le talent de parler juste sur les choses communes, et du commerce de la vie civile, et d’en écrire avec netteté et avec pureté de langage n’est plus un talent extraordinaire, ni qui distingue beaucoup parmi les honnêtes gens un homme d’avec un autre 347 Annotation en cours. . Cependant ce n’est que ce seul talent-là qui éclate dans les Épîtres familières de Cicéron, et cela est si vrai, que je vous en ferai voir quelques-unes de ses meilleures qui sont assurément moins éloquentes que les réponses qu’on lui a faites.
Le Président
Je serai bien aise de voir ce que 151 vous dites, cependant on ne saurait mieux faire l’Éloge des Épîtres de Cicéron : car bien loin qu’on doive reprendre ce grand homme, de ne s’être pas élevé dans ce genre d’écrire, c’est de quoi on ne peut lui donner trop de louanges, car avoir pu se retenir quand il l’a fallu ne marque pas moins de force, que d’avoir su prendre l’essor, comme il a fait dans les grandes occasions qui le demandaient ; rien n’est plus hors de propos que de se donner de grands mouvements dans une lettre, dont la nature est d’être simple, naïve, et naturelle 348 La variété des formes et des usages des lettres a rendu l’art épistolaire rétif à toute théorisation définitive. Néanmoins, la lettre est souvent identifiée à une écriture sans apprêt : voir l’idée, souvent reprise, de Quintilien : « il y a une prose à contexture liée et serrée, et une autre libre, comme celle de la conversation et de la correspondance, à moins qu’elles ne traitent un sujet au‑dessus de leur niveau naturel, philosophie, politique ou matières analogues » (« Est igitur ante omnia oratio alia vincta atque contexta, soluta alia, qualis in sermone et epistulis, nisi cum aliquid supra naturam suam tractant, ut de philosophia, de re publica similibusque », Institution oratoire , IX, 4, 19, éd. et trad. J. Cousin, Paris, Les Belles Lettres, 1977, t. V, p. 236). Ces propos soulignent aussi que les lettres sont susceptibles de s’adapter à de plus hautes circonstances, ainsi que L’Abbé l’affirme dans la réplique qui suit, avec le cas de l’éloge et de la consolation. [MB] .
L’Abbé
J’avoue que les Lettres de Cicéron sont très conformes à l’idée générale d’une lettre ordinaire, et qu’on n’est point en droit de les blâmer, mais je ne crois point qu’il soit défendu de s’élever quand la matière le demande ou le permet. Un Prince aura remporté une vic152 toire ou aura fait quelque autre action héroïque, où est l’inconvénient qu’un homme Éloquent et qui est en réputation de l’être loue dans une lettre cette victoire ou cette action, avec des paroles plus grandes et plus soutenues que celles de la conversation, et qu’il fasse dans sa lettre une espèce de Panégyrique 349 Annotation en cours. ? Une Princesse aura perdu son mari ou un de ses enfants qu’elle aimait tendrement, un homme Éloquent à qui il siéra bien de s’intéresser dans cette perte sera-t-il blâmable s’il emploie dans une lettre de Consolation 350 Annotation en cours. ce que l’Éloquence a de plus beau et de plus propre pour consoler, et comme rien ne plaît tant à ceux qui sont touchés de quelque perte, que d’en entendre parler éloquemment, une lettre sur ce sujet peut-elle être blâmée pour être longue et pathétique 351 Annotation en cours. ? Il est vrai que fort souvent le meilleur est de s’en tenir aux compliments accoutumés et au sim153 ple témoignage de la part que l’on prend ou à l’affliction ou à la joie dont il s’agit.
Le Chevalier
Un de mes amis avait toujours cinq ou six lettres de ce style toutes prêtes à cacheter, et où il ne restait qu’à remplir le mot de joie ou d’affliction, encore le plus souvent ne le remplissait-il point, disant qu’il valait mieux en laisser le soin à ceux à qui il écrivait qui savaient mieux que lui lequel des deux il y fallait mettre.
L’Abbé
Je trouve encore une fois fort bon qu’on s’en tienne en pareilles rencontres aux formules reçues, parce qu’alors celui qui reçoit les lettres regarde bien moins à ce qu’elles contiennent qu’au soin et à la peine qu’on s’est donnée de les écrire, mais cela n’empêche pas que ceux qui ont le don de bien é154 crire ne fassent des lettres fort éloquentes quand ils en trouvent l’occasion. Quelqu’un s’est-il plaint de celle que Voiture a écrite sur la reprise de Corbie, où il a fait l’Éloge du Cardinal de Richelieu 352 Annotation en cours. , si M. le Président veut choisir la plus belle des lettres de Cicéron, nous la comparerons à la lettre dont je parle. Combien Balzac en a-t-il fait qui ont été les délices de son temps, et qui sont encore très agréables malgré la mode qui s’est introduite depuis quelque temps de ne les pas estimer 353 Jean-Louis Guez de Balzac a publié plusieurs recueils épistolaires entre les années 1620 et 1650. Ces œuvres rencontrent un grand succès et sont souvent désignées comme un modèle de réussite. Dans les dernières décennies du XVIIe siècle, toutefois, le jugement sur son œuvre se renverse et son style suscite critiques et railleries. Retenons-en deux qui pourraient être visées ici par Perrault : une lettre envoyée par Boileau au duc de Vivonne en juin 1675, pour le féliciter de la prise de Messine, prend la forme de pastiches épistolaires de Balzac et de Voiture, où Boileau accumule les procédés caractéristiques de leur style, tels que, pour Balzac, les hyperboles. D’après les éditeurs modernes de Boileau, la lettre aurait circulé en son temps, et elle est incluse à partir de 1678 dans les éditions des œuvres de Boileau (Boileau, Œuvres complètes, éd. Fr. Escal, Paris, Gallimard, p. 776). Ensuite, dans l’ Histoire poëtique de la guerre nouvellement déclarée entre les anciens et les modernes , (Paris, P. Aubouin, P. Emery et Ch. Clousier, 1688 ; Genève Slatkine Reprints, 1971), François de Callières s’en prend à son tour à Balzac en écrivant que « tous les discours de cet Auteur ressemblaient à de la crème fouettée, qui a beaucoup d’apparence & peu de substance », p. 74. Après la publication du Parallèle , Boileau revient sur la question du jugement à faire de la gloire de Balzac, donné comme le type même de l’auteur admiré en son temps, mais dont l’œuvre ne résiste pas au jugement de la postérité (Réflexion VII sur Longin, dans les Œuvres diverses, 1694, éd. citée, p. 525). Voir Emmanuel Bury, « Balzac et Boileau », Littératures classiques, n°33, 1998, p. 79-91, . [MB] . J’avoue que celles qu’il a écrites dans sa jeunesse demanderaient d’être un peu corrigées, mais avec tout cela, il n’y en a pas une où il n’y ait beaucoup d’esprit, et une certaine noblesse d’expression qui lui est particulière 354 Les lettres de jeunesse de Balzac sont celles de sa première œuvre, les Lettres (Paris, Toussaint Du Bray, 1624), dont différents aspects, et notamment l’usage d’un style très élevé pour des matières qui ne l’étaient pas nécessairement, ont donné lieu à plusieurs pamphlets (voir en particulier de Jean Goulu, les Lettres de Phyllarque à Ariste où il est traité de l’Eloquence françoise , Paris, Nicolas Buon, 2 vol., 1627-1628). [MB] . On en dira ce qu’on voudra, mais on lui est redevable du beau son et de l’harmonie de notre Prose qui ne plaît guère moins à l’oreille que celle de nos Vers ; c’est lui qui a donné la mesure aux pé155 riodes, et ce nombre majestueux qui en fait la plus grande beauté 355 Perrault reprend ici un des éloges les plus courants adressés à l’œuvre de Balzac : son rôle dans le développement d’une prose cadencée en français. Par exemple, on a chez Bouhours : « Nous devons à ce grand homme le bel arrangement de nos mots et la belle cadence de nos périodes » ( Les Entretiens d’Ariste et d’Eugène , Entretiens d’Ariste et d’Eugène [1671], éd. B. Beugnot et G. Declercq, Paris, H. Champion, 2003, p. 159). Le vocabulaire de ce passage du Parallèle renvoie aux réflexions contemporaines sur la capacité de la prose française à développer des qualités rythmiques analogues, d’une part, à celles de la poésie et, d’autre part, à celles de la prose latine. Pour « mesure », on a ainsi dans le Dictionnaire de Furetière : « se dit aussi des cadences et des temps qu'on doit observer en Poësie, à la danse et en Musique, pour les rendre agreables et régulières » ; la période, « en termes de Grammaire, est une petite estenduë de discours qui contient un sens parfait, et qui ne doit pas estre plus longue que la portée ordinaire de l'haleine. On en marque la fin par un point, et les membres ou divisions par des virgules » ; et le nombre, « en Musique, en Poësie, en Rhetorique, se dit de certaines mesures, proportions ou cadences qui rendent agreable à l'oreille un air, un vers, une période » [MB] .
Le Chevalier
Il a taillé en même temps bien de la besogne à ceux qui se mêlent d’écrire qui n’ont pas moins de peine présentement à arrondir une période que les Poètes à bien tourner un Vers.
L’Abbé
Il ne faut point lui en savoir mauvais gré, n’est-il pas plus raisonnable qu’un seul homme ait de la peine à composer, mais qu’il donne bien du plaisir à beaucoup d’autres, que si cet homme composait facilement, et qu’il ennuyât ceux qui le lisent ?
Le Président
L’hyperbole est sans doute votre figure favorite, puisque Balzac est si fort selon votre goût 356 Voir plus haut, la p. 112 et ses notes.[MB] .
156L’Abbé
Il est vrai que Balzac a un peu abusé de cette figure dans sa jeunesse, mais il s’en est fort corrigé dans ses derniers ouvrages, et ç’a été toujours d’un air si noble et si vif qu’il s’en est servi qu’on ne s’en offense guère, que parce qu’on veut s’en offenser, et qu’après avoir eu le plaisir d’entendre quelque chose de bien dit, et qui a flatté l’imagination, on est bien aise encore d’y trouver à redire, et de montrer la délicatesse de son goût 357 Annotation en cours. .
Le Chevalier
Je suis sûr qu’il n’y a point d’hyperbole dans Balzac plus étrange que celle de Cicéron, dont nous venons de parler, quand il dit qu’il aimerait mieux errer avec Platon que de bien penser avec tous les autres Philosophes ; c’est ordinairement en des choses plaisantes, que Balzac outre l’hyperbole, comme 157 quand il dit qu’on avait répandu tant d’eau de senteur dans sa chambre, qu’il fallait se sauver à la nage 358 Annotation en cours. . Cette sorte d’excès dans l’expression est pardonnable à un homme qui parle de l’excès de ses plaisirs, et qui n’a aucune intention qu’on le croie, mais je ne sais par où l’on peut excuser Cicéron d’user d’une hyperbole si excessive dans une matière aussi grave que l’amour de la vérité.
Le Président
Il faut supposer que Cicéron a sous-entendu ces paroles, si cela se peut dire.
Le Chevalier
Balzac et tous ceux qui font des hyperboles les ont aussi sous-entendues, et avec ce tempérament il n’y a point d’hyperbole qu’on ne fasse passer.
158Le Président
Quand je ferais grâce à Balzac sur l’usage immodéré de cette figure cela ne l’avancerait de guère 359 Annotation en cours. , et la distance qu’il y aurait de lui à Cicéron serait encore bien grande.
L’Abbé
Pas tant que vous croyez, non seulement en fait de lettres ; mais en ce qui regarde la plus grande Éloquence, et j’espère vous le faire voir en conférant 360 Furetière : « Mettre deux choses l’une en présence de l’autre, pour voir le rapport qu’elles ont ensemble. » [DR] ensemble les plus beaux endroits de ces deux Auteurs.
Le Président
Cela sera fort curieux, mais avant que d’examiner Cicéron sur la grande Éloquence, parlons de Démosthène pour suivre au moins l’ordre des temps.
L’Abbé
Je le veux bien. La Quatrième 159 Philippique a toujours été regardée comme le chef-d’œuvre de Démosthène 361 Annotation en cours. , en voici une traduction très fidèle et très exacte, lisons-la et voyons par nous-mêmes ce qui nous en semble. Messieurs comme en cette assemblée...
Le Président
Appelez-vous cela une traduction fidèle ? Il n’y a point Messieurs, il y a Hommes Athéniens 362 Annotation en cours. , qui ne voit combien cette dernière expression est plus belle et plus noble que l’autre ?
L’Abbé
Ne disputons point là-dessus, « Hommes Athéniens, comme en cette assemblée, il s’agit de choses de conséquence, et qui importent au bien public, je tâcherai aussi de ne rien dire qui ne soit utile à la République ; mais quoique depuis longtemps vous ayez commis plusieurs fautes, toutefois la 160 plus considérable est le peu d’application que vous avez pour les affaires. À la vérité, tandis que vous êtes au Conseil, et qu’on vous dit des nouvelles vous témoignez quelque attention ; cela fait, vous n’y pensez plus, et même vous n’en conservez pas la mémoire. L’insolence et l’ambition de Philippe sont telles qu’on vous le rapporte, et l’on sait qu’il ne peut être réprimé par la raison ni par les paroles. Quand vous n’en auriez point de certitude d’ailleurs vous pourriez toutefois le découvrir en raisonnant de la sorte. Dans tous les lieux où l’on attaque la bonne foi et la justice des Athéniens, nous avons fait voir la candeur de notre conduite, et avons toujours confondu nos accusateurs, cependant la puissance de Philippe 363 Annotation en cours. en est-elle affaiblie, et celle d’Athènes augmentée, il s’en faut beaucoup, car tandis que nous nous amusons à haranguer 161 sur l’équité, Philippe attaque hardiment ses ennemis, et fait voir combien les effets valent mieux que les paroles, aussi on ne s’arrête plus à vos magnifiques et inutiles discours, on ne prend garde qu’à vos actions et au peu de secours qu’on tire de vous, mais c’est assez parlé sur ce sujet. Au reste les Villes sont ordinairement divisées en deux sortes de personnes, les unes tiennent pour la liberté et la justice, elles ne veulent ni commander ni servir, les autres aspirent à la Tyrannie, et font tout pour ceux qui peuvent favoriser leur ambition. Or ces derniers se sont rendus les maîtres partout ; et hormis Athènes, je ne sais plus de Ville qui chérisse encore sa liberté. Enfin les Partisans de Philippe ne manquent d’aucune des choses nécessaires pour l’exécution de leurs desseins, car en premier lieu Philippe leur fournit abondamment de quoi corrompre la 162 fidélité de la Grèce, et ce qui n’est pas moins considérable, ils ont des troupes toujours prêtes à se jeter quand ils veulent sur leurs ennemis 364 Annotation en cours. . »
Le Chevalier
Si l’on ne m’assurait que ce qui vient d’être lu est de Démosthène, je ne le croirais jamais, je vois bien que la matière est susceptible d’Éloquence, mais je n’y en vois aucune trace.
L’Abbé
Il est vrai que la définition que Cicéron donne de l’Éloquence lorsqu’il dit qu’elle consiste à parler avec abondance et avec ornement, ne convient guère au commencement de ce discours, rien n’est plus sec ni plus dépourvu d’ornements, il ne s’y rencontre pas le moindre tour d’Éloquence, non pas même une seule métaphore, figure si nécessaire à tout discours un peu sou163 tenu, que sans elle l’Éloquence n’y saurait subsister dans l’étendue deux périodes 365 Annotation en cours. . Encore une fois il n’y a aucune expression figurée.
Le Président
C’est en quoi l’Éloquence de Démosthène est plus admirable ; d’être si belle et si forte par elle-même, que sans figures et sans paroles inutiles elle plaise, elle charme, elle enlève, semblable à ces belles personnes qui sans fard et sans ajustements superflus se font aimer de tout le monde par la seule force de leur beauté simple et naïve.
L’Abbé
L’Éloquence de Démosthène est fort éloignée d’avoir du fard et des ajustements superflus. Elle n’a pas même l’essentiel de la beauté ; ce qu’il dit est droit et de bon sens, mais ce n’est pas assez, il ne suffit pas pour être belle de n’avoir pas la taille gâtée et contrefaite, d’a164 voir deux yeux, un nez et une bouche qui ne soient point difformes, et un teint qui ne soit pas noir, il faut qu’il y ait de l’éclat dans les yeux, de l’agrément à la bouche, de la fraîcheur sur le teint, et une élégante proportion dans toutes les parties du corps et du visage 366 Annotation en cours. .
Le Chevalier
Il n’y a peut-être rien de meilleur que les viandes communes qu’on mange tous les jours, cependant on n’appelle pas aujourd’hui festin, un repas où il n’y aurait que de ces sortes de viandes, si la comparaison vous semble trop basse et trop matérielle, je vous dirai qu’on ne dit point, en parlant d’un bâtiment tout simple et tout uni quelque solide et bien construit qu’il soit, que c’est un morceau, que c’est un beau morceau d’architecture, et que pour mériter ce nom, il faut qu’il ait des colonnes ou des 165 pilastres, avec des architraves, des frises et des corniches.
L’Abbé
Il est vrai d’un autre côté, que comme les Dames font souvent tort à leur beauté par des ajustements excessifs et trop recherchés, qu’on gâte les meilleurs repas en y mettant trop de ragoûts bizarres qui altèrent la bonté naturelle des viandes, et que tous les jours les Architectes déshonorent leurs bâtiments par une trop grande abondance d’ornements superflus, il en est de même de l’Éloquence où l’excès des figures brillantes, et la trop grande affectation de bien dire en avilissent la grandeur et la majesté, mais si Démosthène est à couvert de ce reproche, il n’est pas exempt du vice opposé qui est d’avoir manqué des ornements essentiels à l’Éloquence.
Le Président
Démosthène est orné autant qu’il 166 le doit être 367 Annotation en cours. , et il semble que vous comptiez pour rien le bon sens et la droite raison qui règnent si puissamment dans ses ouvrages.
L’Abbé
Je les compte pour beaucoup, la raison et le bon sens sont des conditions sans lesquelles il ne peut y avoir de véritable Éloquence 368 Annotation en cours. , mais ils ne sont pas pour cela l’Éloquence, de même que les fondements solides d’un bel édifice, ne sont point ce bel édifice. Si le bon sens tout seul faisait l’Éloquence, le don d’être éloquent ne serait pas aussi rare qu’il est, car enfin ce n’est pas une chose si difficile à trouver que du bon sens.
Le Chevalier
Il y en a peut-être plus dans la rue Saint-Denis et dans la rue Saint-Honoré 369 Annotation en cours. , que dans toutes les Universités du Royaume, cependant je ne pense pas que si l’on faisait un recueil des plus beaux discours des bons 167 Bourgeois de ces deux rues, on le vendît au Palais 370 Annotation en cours. pour un recueil de pièces d’Éloquence.
Le Président
M. le Chevalier a le talent de tourner tout en ridicule.
Le Chevalier
Vous devriez M. le Président être bien satisfait de ce que nous passons le bon sens à Démosthène aussi franc que nous le faisons, car si nous y regardons de bien près je doute qu’il n’y ait quelque chose à redire sur cet article-là.
L’Abbé
Je n’oserais pas en dire autant que M. le Chevalier, mais il est vrai que j’ai de la difficulté à bien comprendre quelques endroits de ce que nous avons lu. Souffrez que je vous en fasse encore la lecture, « Comme en cette assemblée, il s’agit de choses de conséquence, et 168 qui importent au bien public, je tâcherai aussi de ne rien dire qui ne soit utile à la République, mais quoique depuis longtemps vous ayez commis plusieurs fautes, toutefois la plus considérable c’est le peu d’application, etc. 371 Annotation en cours. », ce mais ne me semble point fondé ni venir à propos. Mais est une particule adversative qui porte nécessairement une exception ou une restriction à la proposition qu’on a avancée 372 Annotation en cours. . « Je tâcherai de ne rien dire qui ne soit utile à la République, mais la plus considérable de vos fautes, c’est votre peu d’application 373 Annotation en cours. . » Quelle exception, quelle restriction se trouve-t-il là, et quelle opposition y a-t-il entre ces choses ?
Le Président
Ce mais qui vous fait tant de peine n’est point dans le Grec, et au lieu de ces paroles, « mais quoique depuis longtemps vous ayez commis plusieurs fautes... » Il y a, « or quoi169 que depuis longtemps vous ayez commis plusieurs fautes 374 Annotation en cours. ... »
Le Chevalier
Or, en cet endroit n’est pas moins étrange ni moins farouche que le mais, que le traducteur y a mis comme plus doux à l’oreille ; donnez-moi le livre, s’il vous plaît, Monsieur l’Abbé, que je lise un autre endroit. « On ne prend garde qu’à vos actions et au peu de secours qu’on tire de vous, mais c’est assez parlé sur ce sujet. Au reste les Villes sont ordinairement divisées en deux sortes de personnes. » Voilà une belle rentrée, cet au reste n’est nullement en sa place, puisque la matière qui suit n’a aucune liaison avec la précédente.
Le Président
Ne remarquez-vous point que vous ne chicanez que sur des particules, sur un mais, et sur un au 170 reste, que vous prétendez n’être pas en leur place ; quand cela serait vrai ce ne pourrait être qu’une faute de diction et d’énonciation, qui selon vous ne regarde que la pureté du style, et point du tout le fond de l’Éloquence.
L’Abbé
Y a-t-il rien de plus nécessaire à l’Éloquence et au bon sens, qui en est le fondement principal, que de raisonner conséquemment, or c’est ne raisonner pas conséquemment, que de mettre les particules, dont nous parlons, en des endroits où elles ne doivent pas être ; voyons ce qui en est. « Je ne dirai rien », dit Démosthène, « qui ne soit utile à la République, mais la plus grande de vos fautes », ou si vous voulez, « or la plus grande de vos fautes, c’est de n’avoir pas d’application », y a-t-il de la suite à ce raisonnement, « on ne prend garde qu’à nos actions, mais c’est assez parlé sur ce sujet, 171 au reste les Villes sont ordinairement divisées en deux sortes de personnes », n’est-ce pas là ce qu’on appelle une disparate 375 Annotation en cours. ? Il est vrai que ceux qui ne savent pas parler de même que ceux qui n’entendent et ne comprennent qu’en gros ce qu’on leur dit, ne s’embarrassent pas des particules, parce qu’ils n’en savent pas la force, et que ne s’attachant qu’à la substance du discours, ils l’entendent bien moins qu’ils ne le devinent ; mais à l’égard de ceux qui font attention sur tout ce qu’on leur dit, une particule aussi mal placée que celles dont nous parlons est capable de leur en faire perdre toute la suite ; cela me confirme bien dans la pensée où j’ai toujours été, que les plus anciens d’entre les Anciens ont ignoré la plus grande partie des finesses de la Grammaire, qui étant fondées sur ce qu’il y a de plus délicat dans la Logique n’ont pu être connues qu’après beau172 coup de siècles 376 Annotation en cours. ; c’est de là qu’ont pris naissance tant de figures de Grammaire et de Rhétorique, qui ne sont autre chose que des noms honorables qu’on a donnés aux fautes des Anciens XIV Variante 1693 : qui ne sont autre chose que des fautes à qui on a donné des noms honorables [DR] 377 Annotation en cours. , parce qu’on n’a osé dire ni même osé penser que ce fussent des fautes.
Le Président
Ce qui vous trompe, c’est que ces particules ne font pas le même effet dans le Grec, que dans le Français.
L’Abbé
Je le veux bien, si vous le voulez, quoique je n’en voie pas la raison ; mais pour ne point disputer là-dessus, ôtez-les toutes, ou mettez-en d’autres en la place telles qu’il vous plaira, vous n’y trouverez jamais votre compte, la raison est que les choses que dit Démosthène ne se suivent point d’elles-mêmes et n’ont point un rapport immé173 diat les unes aux autres. « Je ne dirai rien qui ne soit utile à la République », dit-il, et il ajoute immédiatement, « la plus grande de vos fautes est de n’avoir pas d’application », ces deux choses-là ne se suivent point naturellement.
Le Président
Encore une fois laissons là ces bagatelles, et admirons la simplicité majestueuse qui règne dans les ouvrages de Démosthène, préférable mille fois à toute l’abondance et à tous les ornements de ceux qui l’ont suivi.
L’Abbé
Je soutiens deux choses, la première, que la simplicité de Démosthène que nous venons de voir n’est point majestueuse 378 Annotation en cours. , et la seconde, que quand elle le serait il a eu tort de n’y avoir pas joint de la pompe et de la magnificence 379 Annotation en cours. , dans un ouvrage qui en demandait.
174Le Président
Voilà deux paradoxes bien surprenants, et qu’il sera curieux de vous voir soutenir.
L’Abbé
Il peut y avoir dans le discours, deux sortes de simplicités, une simplicité qui vient de faiblesse et d’indigence 380 Annotation en cours. , telle que celle qui se rencontre dans le discours des enfants du menu peuple, des villageois et des ignorants ; discours qui n’est qu’une suite de pensées communes sous des expressions encore plus communes ; et une autre simplicité qui vient de force et d’abondance 381 Annotation en cours. , telle que celle qui se trouve dans les discours des hommes graves qui pensent beaucoup et qui parlent peu, qui ayant joint à un génie heureux, un long usage du beau monde, ont le don de se former des idées nobles de toutes choses, et de les renfermer sous des 175 expressions communes à la vérité, mais très justes et très précises. Cette belle simplicité est à l’égard de l’autre ce que l’or est à l’égard du fer et du cuivre, car comme l’or contient en un petit volume la valeur d’une grande masse de ces autres métaux, de même le discours où se rencontre cette simplicité précieuse renferme en peu de mots ce qu’un autre discours d’une simplicité commune ne pourrait égaler que par un grand nombre de paroles, ainsi le moyen le plus sûr pour discerner la belle simplicité d’avec celle qui lui est opposée c’est de voir si elle renferme beaucoup de sens et de bon sens sous peu d’expressions simples et ordinaires, et si elle peut être expliquée par un plus grand nombre de paroles, qui toutes ensemble ne diraient pas davantage, et qui seraient en quelque façon la monnaie qu’on en aurait rendue 382 Annotation en cours. . Si la simplicité qu’on loue tant dans 176 Démosthène, et dans plusieurs autres des Anciens était toute de cette nature, je n’aurais rien à dire, mais il s’en faut beaucoup, et si l’on pouvait en ôter la vénération, que la longue suite des temps y a ajoutée, nous trouverions que cette simplicité est de l’espèce la plus commune, et que ce qu’on prend pour de l’or à cause d’une sorte de rouille précieuse que le temps y a mise n’est bien souvent que du cuivre et du laiton.
Le Président
Pour connaître cela, il faudrait avoir une pierre de touche 383 Furetière : « Pierre de touche est une pierre noire et resplendissante qui n’est point marchasite ni fusible. Elle sert pour éprouver les métaux. Quand on les frotte sur cette pierre, ils y laissent une marque, et on compare la marque d’un métal éprouvé à celui du métal qu’on éprouve. » [DR] , que peut-être nous n’avons pas.
L’Abbé
La pierre de touche, c’est que les Modernes ne tâchent point d’imiter en cela les Anciens, ce qui serait pourtant assez facile, et que quand ils l’ont voulu faire la chose n’a pas réussi.
177Le Chevalier
Une pierre de touche bien sûre, c’est la traduction de Théophraste qu’on vient de nous donner avec des pensées sur les Mœurs de notre siècle 384 Allusion à la publication par La Bruyère des Caractères de Théophraste traduits du grec avec Les Caractères ou Les Mœurs de ce siècle, en 1688, qui fut reçue comme un grand événement littéraire. [DR] , il n’y a qu’à savoir combien la simplicité de Théophraste a été trouvée pauvre par tout ce qu’il y a de gens de bon goût dans Paris au grand étonnement et au grand scandale des adorateurs des Anciens, et de savoir en même temps combien le public a préféré aux Caractères du divin Théophraste les réflexions du Moderne qui nous en a donné la traduction ; les Savants sont fort embarrassés là-dessus, car de prétendre comme le Traducteur de Théocrite 385 Longepierre avait émis ce jugement dans la préface de son œuvre : Les Idylles de Théocrite, traduites du grec en Vers françois. Avec des remarques, Paris, Aubouin, Emery, Clouzier, 1688, p. 3-4. Voir le tome I, note 50. [DR] que le goût du siècle est malade, et qu’il a des travers, ils voient bien que de pareilles prétentions ne réussissent pas. On peut voir dans ce livre des exemples bien marqués et de l’une et de l’autre sim178 plicité. Voici le livre, voyons ce qui en est.
L’Abbé
Ouvrez-le où vous voudrez, et lisez.
Le Chevalier
« Il ne leur arrive pas en toute leur vie (Théophraste parle ici des gens rustiques) de rien admirer ni de paraître surpris des choses les plus extraordinaires que l’on rencontre sur les chemins. Mais si c’est un bœuf, un âne, ou un vieux bouc, alors ils s’arrêtent et ne se lassent point de les contempler : si quelquefois ils entrent dans leur cuisine, ils mangent avidement tout ce qu’ils y trouvent, boivent tout d’une haleine une grande tasse de vin pur ; ils se cachent pour cela de leur servante, avec qui d’ailleurs ils vont au moulin, et entrent dans les plus petits détails du do179 mestique. Ils interrompent leur souper, et se lèvent pour donner une poignée d’herbes aux bêtes de charrue qu’ils ont dans leurs étables 386 Extrait du passage “De la rusticité”, traduit par La Bruyère, éd. E. Bury, Paris, Livre de Poche, 1995, p. 83. [DR] . » Voilà donc de la simplicité antique. Je n’aurais jamais cru que ce style-là fût inimitable.
L’Abbé
Ce discours n’a pas besoin d’être expliqué, et il serait malaisé d’en faire une longue paraphrase.
Le Chevalier
Cela serait aussi malaisé que de donner la monnaie d’un double ; mais lisons quelque chose du Moderne. « La Province est l’endroit d’où la Cour, comme dans son point de vue paraît une chose admirable, si l’on s’en approche, ses agréments diminuent comme ceux d’une Perspective que l’on voit de trop près 387 “De la Cour”, § 6, éd. E. Bury, Paris, Livre de Poche, 1995, p. 310. [DR] . » Il y a là de quoi parler trois jours durant, et le sens qui est renfermé sous le peu de paroles simples 180 et ordinaires que je viens de lire fournirait de matière à un fort gros volume.
L’Abbé
Quand on voudra examiner de près ce que nous avons lu de Démosthène, on trouvera que la mauvaise médiocrité y a plus de part que la bonne, mais quand elle serait tout excellente et de la bonne espèce, je dis qu’il fallait autre chose que de la simplicité dans un discours aussi célèbre, qui se prononçait devant le peuple d’Athènes, et où il s’agissait de la plus importante de ses affaires. Il fallait là du sublime et de l’héroïque 388 Annotation en cours. , où pouvait-il plus à propos déployer les grandes voiles de l’Éloquence 389 Annotation en cours. , et employer ses plus nobles figures et ses plus beaux ornements ? La grande Éloquence a toujours été comparée ou à un grand Fleuve ou à un Torrent 390 Annotation en cours. , et jamais à un petit Ruisseau qui n’humecte qu’à peine son lit et ses riva181 ges, on a dit même de ceux qui n’ont pas le don de la parole qu’ils ressemblent à une clepsydre mal entretenue où l’eau demeure et ne tombe pas même goutte à goutte régulièrement 391 Annotation en cours. . J’avoue que la fin de cette Quatrième Philippique est beaucoup meilleure et plus éloquente que le commencement, mais quoiqu’il soit dans l’ordre d’aller toujours en s’élevant dans un discours, il n’était pas nécessaire de commencer d’un ton si bas, et de continuer si longtemps sur le même ton.
Le Président
Vous qui aimez la pompe et la magnificence est-ce que vous n’êtes pas content de Démosthène quand il apostrophe les Mânes de ceux qui sont morts à la journée de Marathon 392 Annotation en cours. ?
L’Abbé
Si cet endroit est beau, comme on ne peut pas en disconvenir, il 182 lui a fait bien de l’honneur. Tous les Auteurs qui parlent d’Éloquence crient miracle sur cet endroit, comme s’il avait ressuscité les morts qu’il apostrophe ; cependant cet endroit doit son plus grand éclat à l’importance de la matière et au peu d’élévation des autres choses qui l’environnent, car il n’est pas plus malaisé d’apostropher 393 Annotation en cours. , ni même de faire parler les Morts que les Vivants 394 Annotation en cours. dans une pièce d’Éloquence.
Le Président
Ce qui nous trompe ici, c’est que la traduction que nous lisons est une traduction littérale et presque mot à mot : un de mes amis 395 Annotation en cours. travaille présentement à en faire une qui sera accommodée à nos manières, et où Démosthène s’expliquera, comme il eût fait en notre siècle, et parlant devant nous.
Le Chevalier
Si ce galant homme fait tant par 183 ses journées que les Harangues de Démosthène ressemblent à celles de nos Orateurs, les Harangues de Démosthène pourront être fort bonnes, et son travail servira merveilleusement à prouver que les manières d’aujourd’hui sont meilleures que celles d’autrefois.
Le Président
Ce sera toujours la même Éloquence, quoique plus ornée, de même qu’une belle femme est toujours la même quoique plus parée en un temps qu’en un autre.
L’Abbé
Permettez-moi de vous représenter que la comparaison n’est pas juste, les ornements ne sont qu’une chose étrangère à la beauté d’une femme, mais ils sont essentiels à la grande Éloquence, qui consiste, comme dit Cicéron, à parler avec abondance et avec ornement 396 Annotation en cours. .
184Le Président
Cela ne mérite pas que nous disputions, car les ornements que mon ami ajoutera aux Harangues de Démosthène, pour s’accommoder au goût du siècle qui aime les colifichets 397 Dictionnaire de l’Académie, 1694 : “Babiole, bagatelle, petits ornements de peu de conséquence ou de mauvais goût, comme sont des marmousets, des petits émaux, des petits vases de cristal, des figures malfaites, des ornements indignes du lieu où ils sont placés. » [DR] , ne serviront qu’à les gâter un peu en altérant leur charmante et divine simplicité ; mais c’est assez parlé de Démosthène, venons à Cicéron, qui après lui est en possession du premier rang entre les Orateurs, c’est même une maxime qu’un homme ne doit se croire Éloquent qu’autant qu’il a de goût pour les ouvrages de ce grand homme 398 Annotation en cours. .
L’Abbé
Cette maxime lui a attiré et lui attire encore aujourd’hui bien des suffrages, combien de gens ne se récrient, comme ils sont sur les ouvrages de ce grand Orateur que pour se mettre en réputation d’être Éloquents ! Pour moi je vous 185 avoue que j’estime fort Cicéron ; comme il est un Moderne à l’égard de Démosthène 399 Annotation en cours. , il a su aussi beaucoup mieux que lui le métier dont il se mêlait, il était d’ailleurs plus savant et mieux élevé et il est venu dans un siècle où il s’était fait beaucoup de nouvelles découvertes dans l’art de bien dire. Pour voir la différence qu’il y a entre ces deux Orateurs, nous n’avons qu’à lire le commencement de la Seconde Oraison qu’il a faite contre Verrès 400 Annotation en cours. , où il lui reproche le vol qu’il avait fait dans la Sicile d’une infinité d’excellents ouvrages de sculpture 401 Annotation en cours. . La traduction de cette pièce est dans le même volume où nous venons de lire la Quatrième Philippique 402 Annotation en cours. ; Voici comment elle commence. « Je viens maintenant à ce que Verrès appelle sa passion ; ses amis le nomment sa maladie ; les Siciliens soutiennent que c’est un brigandage. Pour moi je ne sais quel nom lui donner, je vais 186 vous proposer la chose, et vous lui imposerez tel nom que vous trouverez à propos. Je dis donc, Messieurs, que dans toute la Sicile qui est une Province si grande et si riche, où l’on voit tant de Villes, tant de familles opulentes ; il n’y a eu vase d’argent ou d’airain de Corinthe, je dis qu’il n’y a statue de marbre, de bronze ou d’ivoire, qu’il n’y a eu peinture ni tapisserie que Verrès n’ait vue, qu’il n’ait tenue, et dont il n’ait emporté tout ce qu’il lui a plu, il semble que ce soit dire beaucoup, mais je vous prie de prendre garde à mes paroles. Quand je dis tout, ce n’est pas pour augmenter l’énormité de ce crime. Quand je dis que Verrès a dépouillé la Sicile de toutes ses raretés, c’est une vérité et non point une figure, je parle en Historien et non point en Orateur, voulez-vous que je m’explique plus clairement ? Je dis que Verrès n’a eu respect 187 ni pour les maisons des particuliers, ni pour les Villes, ni pour les Temples, qu’il a pillé indifféremment les Siciliens, et les Citoyens Romains. Que sacré, profane, il a ravi tout ce qu’il a jugé digne de sa curiosité. Mais par où pourrais-je mieux commencer ce discours, que par cette Ville qui a eu tant de part à vos bonnes grâces? Verrès à qui ajoutera-t-on plus de foi qu’à vos Panégyristes mêmes, il sera facile de juger de quelle sorte vous pouvez avoir traité vos ennemis, puisque vos bons amis les Mamertins 403 Annotation en cours. n’ont pu se sauver de vos rapines. Je crois que personne ne peut nier que Caius Heius ne soit un des plus considérables Citoyens de Messine 404 Annotation en cours. , sa maison est la plus belle de la Ville, elle est ouverte à tous les Romains. Cette maison avant l’arrivée de Verrès était si bien ornée qu’on pouvait dire qu’elle servait d’ornement à la 188 Ville. Maintenant tous les ornements de Messine consistent en sa situation, en son port et en ses murailles 405 Annotation en cours. , la curiosité de Verrès l’a privée de toutes les autres raretés... »
Le Chevalier
Cela me plaît beaucoup, et il m’a semblé en passant de l’Oraison de Démosthène à celle de Cicéron, que nous passions d’un champ stérile et sec, dans un champ cultivé où il y a des fleurs, des arbres et des fontaines 406 Annotation en cours. .
L’Abbé
Ces fleurs, ces arbres et ces fontaines ne sont autre chose que la belle Éloquence, dont brille l’Oraison de Cicéron, et qui ne se trouve pas dans celle de Démosthène. On voit par là ce que fait la différence des siècles en fait d’Éloquence, comme en toute autre chose, car je suis persuadé que 189 Démosthène du côté de l’esprit, de l’imagination, du jugement et de la plupart des talents naturels n’était nullement inférieur à Cicéron, et que tout son désavantage ne procède que d’être venu au monde dans un siècle plus ancien, et qui par cette raison n’a pu être aussi beau, aussi délicat, et aussi poli que celui d’Auguste car trois cent cinquante ans ou environ qu’il y a entre l’Orateur Grec et l’Orateur Romain sont un espace de temps où toutes les connaissances qui servent à l’art de bien parler ont pu recevoir et ont reçu effectivement un accroissement considérable. S’il est donc vrai que les ouvrages de Cicéron soient plus Éloquents que ceux de Démosthène, par la seule raison qu’il est venu depuis, où est l’absurdité d’assurer que dans le siècle où nous sommes plus âgés de dix-sept cents ans que celui d’Auguste, l’Éloquence soit arrivée à un plus haut point de perfection.
190Le Président
Et cela dites-vous parce que notre siècle est plus savant, plus délicat et plus poli que celui d’Auguste ?
L’Abbé
Assurément.
Le Chevalier
Entre nous, Monsieur le Président, cela fait dresser les cheveux à la tête. Je ne voudrais pas en dire autant dans un Collège, j’aurais peur qu’il ne tombât sur moi et ne m’écrasât sous ses ruines. Cependant je crois avoir vu un mais dans ce qu’on vient de lire de Cicéron, qui n’est guère mieux placé que celui de Démosthène, et qui, si je ne me trompe, marche en tête d’une période 407 Annotation en cours. où il y a un peu d’obscurité, donnez-moi que je lise ; « voulez-vous que je m’explique plus clairement, je dis que 191 Verrès n’a eu respect ni pour les maisons des particuliers ni pour les Villes ni pour les Temples ; qu’il a pillé indifféremment les Siciliens et les Citoyens Romains, que sacré, profane, il a ravi tout ce qu’il a jugé digne de sa curiosité. Mais par où pourrais-je mieux commencer ce discours, que par cette Ville qui a eu tant de part à vos bonnes grâces ? Verrès à qui ajoutera-t-on plus de foi qu’à vos Panégyristes mêmes ? il sera facile de juger de quelle sorte vous pouvez avoir traité vos Ennemis, puisque vos bons amis les Mamertins n’ont pu se sauver de vos rapines. » Je dis que ce mais ni l’interrogation qui suit, par où pouvais-je mieux commencer ce discours ne sont point en leur place. Il n’a rien précédé qui donne lieu à cette particule adversative, ni à cet interrogant 408 Furetière : « Terme de Grammaire. C’est une ponctuation qui sert à marquer les endroits où l’Auteur parle en interrogeant, afin que le Lecteur varie et élève un peu sa voix […]. » [DR] .
192Le Président
Il y a dans le Latin « par où donc pourrais-je mieux commencer ».
L’Abbé
Cela est vrai, mais ce donc est encore pire que le mais, car ce qui précède peut-il être une raison de commencer plutôt par où il commence que par un autre endroit ? Le traducteur a fait plaisir à Cicéron d’ôter le donc pour y substituer un mais.
Le Chevalier
Je vois bien, que c’est une espèce de transition cavalière pour passer de l’Exorde à la Narration 409 Annotation en cours. , mais il valait mieux n’en point faire, que d’en faire une aussi brusque et aussi sauvage que celle-là. De plus on ne sait d’abord quelle est la Ville dont il veut parler, ni qui sont les Panégyristes de Verrès, ni même pourquoi les Mamertins sont appelés 193 ses bons amis. Il est vrai qu’on peut l’avoir appris dans ses premières Oraisons contre Verrès , et qu’on en soupçonne quelque chose, mais un Orateur ne doit pas donner des énigmes à deviner, et supposer que tous ceux qui l’écoutent ont assisté à ses discours précédents. Je vais faire une chose bien téméraire et bien insolente. Je vais vous dire comment Cicéron aurait dû s’y prendre pour éviter le désordre et l’obscurité qui se trouvent dans le commencement de sa narration. Voulez-vous que je m’explique plus clairement. Je dis que Verrès n’a eu respect, ni pour les maisons des Particuliers, ni pour les Villes, ni pour les Temples ; qu’il a pillé indifféremment les Siciliens et les Romains, que sacré, profane, il a ravi tout ce qu’il a jugé digne de sa curiosité.
Je ne saurais mieux commencer ce discours, que par la Ville des Mamertins : cette Ville qui a eu tant de part à vos bonnes grâces, et qui vous a 194 envoyé des députés pour vous faire l’Éloge du Préteur que vous lui avez donné. Car Verrès à qui ajoutera-t-on plus de foi qu’à vos Panégyristes mêmes, et ne sera-t-il pas aisé de juger de quelle sorte vous avez pu traiter vos ennemis, puisque vos bons amis les Mamertins n’ont pu se sauver de vos rapines 410 Annotation en cours. ? Vous haussez les épaules Monsieur le Président, et je vous fais pitié. Cependant je vous soutiens, et à tous les Amateurs outrés de Cicéron, que je ne gâte rien à son ouvrage, et que la manière dont je tourne le commencement de sa narration, et que je la joins à son exorde y donne un ordre et une clarté dont elle avait besoin. Je ne prétends pas, comme vous pouvez penser, être plus Éloquent que Cicéron, mais seulement vous faire voir que dans notre siècle, le don d’être intelligible et de parler régulièrement est une chose aussi commune qu’elle était rare parmi les An195 ciens, même dans le siècle d’Auguste.
Le Président
En voulant rendre Cicéron plus clair qu’il n’est, quoiqu’il le soit assez, vous n’avez fait autre chose, Monsieur le Chevalier, que de le rendre faible et languissant. Ne sentez-vous pas combien ce donc et l’interrogant qui le suit, donnent de vie et de mouvement à son discours ?
Le Chevalier
Il lui en donne sans doute, mais trop, et mal à propos. Cela pourrait être bon sur la fin d’un discours où il sied bien d’être ému et de n’être pas tout à fait exact, mais dans un commencement de narration une telle saillie n’est pas supportable.
L’Abbé
Monsieur le Chevalier est bien hardi assurément, et je n’aurais 196 jamais osé toucher comme il fait aux ouvrages du Prince des Orateurs 411 Annotation en cours. .
Le Chevalier
Monsieur le Président me permettra encore de dire que je trouve trois choses dans Cicéron qui ne me plaisent point du tout ; et à dire le vrai, je ne comprends pas comment les Pères Conscrits 412 Annotation en cours. qui étaient sans doute plus graves que moi, ont pu s’en accommoder. La première, ce sont les ordures qu’il dit contre Antoine, contre Clodius, contre Pison et contre Verrès 413 Annotation en cours. , les idées qu’il en donne sont quelquefois si sales et si dégoûtantes, que si j’avais à vous en parler, j’aurais honte de me servir des mêmes expressions 414 Annotation en cours. . La seconde, l’air enjoué et goguenard, dont il égaye quelquefois sa Satire par les bons mots qu’il y mêle : manière très agréable dans la conversation, mais peu convenable dans une Assemblée aussi auguste que le Sénat 415 Dans son traité de l’Orateur, Cicéron défend une rhétorique fondée sur la preuve pathétique et, selon lui, tout à fait adaptée à une assemblée telle que le sénat romain, où la plaisanterie et les bons mots produisent d’agréables effets et apportent un secours efficace à l’orateur : « La gaieté rend l’auditoire bienveillant à celui qui l’a fait naître ; un trait piquant (ce n’est souvent qu’un mot) produit dans la défense, mais parfois aussi dans l’attaque, une agréable surprise ; la plaisanterie encore abat l’adversaire, l’embarrasse tout au moins, l’affaiblit, l’intimide, le réfute ; elle révèle dans l’orateur un homme du monde, cultivé, de bon ton ; surtout elle adoucit la sévérité et détend la tristesse ; et des imputations fâcheuses, contre lesquelles le raisonnement viendrait échouer, un badinage enjoué souvent les dissipe. » Cicéron, De Oratore, Livre II, texte établi et traduit par E. Courbaud, Paris, Les Belles Lettres, 1962, LVIII-236, p. 105. [BR] ; 197 Et la troisième, les louanges qu’il se donne à tous moments et en toutes rencontres. Il a sauvé la République, et sans lui tout était perdu ; en un mot, si l’on l’en veut croire, il n’y a point de particulier dans Rome qui ne lui soit redevable de sa vie et de ses biens 416 Annotation en cours. .
Le Président
Ce sont d’honnêtes libertés qui avaient bonne grâce dans la bouche d’un aussi grand homme que Cicéron, et qui ne sont autre chose que des marques sensibles de son mérite extraordinaire.
L’Abbé
Elles ne sont pas moins des marques sensibles du peu de délicatesse de son siècle, car aujourd’hui il n’y a point d’homme de quelque autorité que ce soit qui osât en user de la sorte, devant la moindre Assemblée, pour peu qu’elle fût sérieuse. Mais sans entreprendre de 198 juger par nous-mêmes de ce grand Orateur , voyons ce que le plus modéré des Critiques 417 Annotation en cours. , le Sage Quintilien en a dit dans son Dialogue des Orateurs 418 Annotation en cours. .
Le Président
On ne demeure pas d’accord que ce Dialogue soit de Quintilien 419 Annotation en cours. .
L’Abbé
Quelques Savants l’ont attribué autrefois à Corneille Tacite 420 Annotation en cours. , et même on l’imprimait ordinairement à la fin de ses ouvrages, mais il passe aujourd’hui pour constant qu’il est de Quintilien 421 Annotation en cours. . Comme il y a peu de jours que je l’ai lu avec beaucoup d’attention, je vous en rapporterai sans peine toute la substance, et même la plupart des meilleurs endroits mot à mot ; je suis sûr que je ne vous ennuierai point, car vous n’y verrez pas seulement ce qu’on pensait alors de Cicéron, vous y verrez encore tou199 te notre question traitée à fond, et autant bien qu’il est possible. Il introduit d’abord trois Interlocuteurs, qu’il nomme Secundus, Maternus et Aper, dont les deux premiers sont pour les Anciens, et le dernier pour les Modernes. Ce dernier qui est Aper, reproche à Maternus qu’étant aussi bon Orateur qu’il est, il a tort de mettre tout son temps à composer des Tragédies, chose qui n’est ni si honnête, ni si agréable, ni si utile, que d’exceller dans l’Éloquence, ce qui lui serait facile, s’il voulait se mettre dans le Barreau 422 Annotation en cours. . Maternus soutient au contraire, qu’il est plus honnête, plus agréable et plus utile de faire des Vers, que de plaider : Et là-dessus, il se dit de part et d’autre, à la louange de l’Éloquence, et de la Poésie, et sur la préférence qu’elles peuvent prétendre l’une sur l’autre, une infinité de choses d’une très grande beauté. Sur la fin de cette dispute, qui demeure indé200 cise, survient Vipsanius Messala encore plus entêté pour les Anciens que les deux autres. On lui explique l’état de la question, et particulièrement ce qui lui a donné lieu, qui est de savoir quels Orateurs sont les plus Éloquents, des Anciens ou des Modernes. Là-dessus Messala dit, « Qu’il ne doute point qu’ils ne soient tous trois de même avis, et tous trois très persuadés que les Anciens sont de beaucoup supérieurs aux Modernes, quoiqu’Aper se divertisse quelquefois à soutenir le contraire, pour faire voir la beauté de son esprit en défendant bien une mauvaise cause ; mais qu’au lieu de s’amuser à disputer sur une chose où il n’y a pas de difficulté, il vaudrait mieux que quelqu’un d’eux se donnât la peine de chercher les causes de la différence infinie qui se trouve entre l’Éloquence des Anciens et celle des Modernes 423 Annotation en cours. . »
201Le Chevalier
Le caractère de ce Messala me réjouit. Ce galant homme ressemble bien à nos Amateurs outrés des Anciens, c’est le même air dégagé et décisif, il suppose qu’il n’y a pas de question, et qu’Aper ne soutient le parti des Modernes, que pour montrer la beauté de son esprit, en défendant bien une mauvaise cause, c’est le même langage qu’on a tenu à l’Auteur du Poème du Siècle de LOUIS le Grand 424 Sur cette allusion à la réaction distanciée de Racine à la lecture du poème de Perrault voir la note 31 dans le Tome I. [DR] .
L’Abbé
Aper qui ne s’accommode pas de cette honnêteté non plus que l’Auteur du Poème dont vous parlez, y répond à peu près, en ces termes. « Je ne souffrirai point que notre siècle, contre lequel vous avez conspiré tous trois, soit condamné sans être entendu, et sans que j’aie fait auparavant tous mes efforts pour le défendre. Premiè202 rement pourquoi voulez-vous que Cicéron soit un Ancien à notre égard, puisque le même homme qui vous a entendu plaider vos premières causes a pu ouïr Cicéron prononcer ses dernières Oraisons ; et si l’Éloquence d’aujourd’hui est différente de celle de Cicéron, s’ensuit-il que ces deux Éloquences ne soient pas toutes deux bonnes ? Les formes et les genres de discours changent avec le temps 425 Annotation en cours. , comme Caïus Gracchus est plus plein et plus abondant que le vieux Caton 426 Annotation en cours. , de même Crassus est plus exact et plus orné que Gracchus 427 Annotation en cours. , et Cicéron est plus net, plus poli, et plus élevé que l’un et l’autre 428 Annotation en cours. ; Corvinus est plus doux et plus tempéré que Cicéron, et à la diction plus châtiée 429 Annotation en cours. . Je n’examine point lequel est le plus éloquent, il me suffit de prouver que la face de l’Éloquence n’est pas toujours la même, et que dans les Orateurs que vous 203 nommez Anciens, il y en a de plusieurs espèces ; qu’une Éloquence n’est pas nécessairement mauvaise pour être différente d’une autre qui est bonne, et que si l’on en juge autrement, c’est que, par un effet injuste de la malignité humaine on n’a que de la vénération pour les choses anciennes, et que du dégoût pour les nouvelles. Pouvons-nous douter que plusieurs gens n’admirent davantage Appius Caecus que Caton 430 Annotation en cours. ; il est certain même que Cicéron n’a pas manqué de repréhenseurs 431 Latinisme : de reprehensor : « censeur, critique » (Gaffiot). Terme absent des Dictionnaires de Richelet et de Furetière. [BR] , à qui il a paru enflé et bouffi, diffus, prenant trop l’essor, et d’un goût peu attique 432 Annotation en cours. ; que Calvus l’a trouvé faible et sans nerfs 433 Annotation en cours. , et Brutus, rompu et éreinté 434 Annotation en cours. ; ce sont ses propres termes. Si vous me demandez mon avis, il me semble qu’ils ont tous dit la vérité, et je le ferai voir quand je les examinerai en particulier, car j’ai affaire présentement à eux tous en204 semble. Les Admirateurs des Anciens disent que c’est Cassius Severus qui le premier a commencé à sortir de l’ancienne et droite manière de parler en public 435 Annotation en cours. . Je le veux bien, mais je soutiens que ce n’a point été manque d’esprit et de génie, ni par ignorance des Belles-Lettres qu’il s’est appliqué à un nouveau genre de bien dire, mais par un pur effet de son bon jugement. Il avait compris que le goût des Auditeurs ayant changé avec les temps, il fallait aussi donner une autre forme à l’Éloquence. Le Peuple du siècle précédent souffrait sans peine, comme grossier et peu instruit qu’il était, la longueur excessive des Oraisons grossières et peu spirituelles, et même c’était une chose qui tournait à grande gloire à l’Orateur s’il avait employé tout un jour à parler 436 Annotation en cours. . Les longs Exordes, les longues Narrations qui prenaient l’affaire de bien loin, un grand 205 nombre de divisions inutiles, et une longue suite d’arguments mis par gradation les uns après les autres 437 Annotation en cours. , faisaient grand honneur à un discours ; que si l’Orateur avait quelque teinture de la Philosophie, et qu’il eût l’adresse d’en insérer quelque question dans ses discours, on l’élevait jusqu’au Ciel par mille louanges. Il ne faut pas s’en étonner, toutes ces choses étaient nouvelles alors, et peu même d’entre les Orateurs avaient étéinstruits des règles de la Rhétorique, et des différentes opinions des Philosophes. Mais toutes ces connaissances étant devenues communes, il a fallu que l’Éloquence se soit fait de nouveaux chemins, et de nouvelles routes pour ne pas ennuyer les auditeurs, et particulièrement les Juges qui revêtus d’autorité et de puissance, n’attendent plus présentement que l’Orateur soit en humeur de leur parler, mais 206 lui en prescrivent l’heure et le temps, et le ramènent à son sujet pour peu qu’il s’en écarte. Souffrirait-on aujourd’hui un Avocat qui prendrait le sujet de son Exorde sur son peu de santé ; comme faisait Corvinus 438 Annotation en cours. , et qui pourrait écouter cinq ou six longues Oraisons, ou plutôt cinq Livres contre le seul Verrès 439 Annotation en cours. ? Le Juge dans le temps où nous sommes prévient l’Avocat dans ce qu’il doit dire, et à moins qu’il ne soit invité et comme séduit par l’abondance des raisons, par la vivacité des sentiments, et par l’éclat et l’ornement des descriptions, il ne l’écoute qu’avec chagrin et avec aversion ; le Peuple même s’est déjà accoutumé à vouloir de la beauté et de l’agrément dans les discours, et il ne souffre pas plus volontiers dans le Barreau, cette triste et mal peignée Antiquité, que si l’on voulait lui représenter des Comédies à la manière 207 de Roscius et de Turpion 440 20, 3 : quam si quis in scaena Rosci aut Turpionis Ambivii exprimere gestus velit. [DR] . »
Le Chevalier
Il me semble que Cicéron a plaidé pour ce Roscius, et qu’il en parle comme d’un Comédien excellent et inimitable 441 En effet Cicéron plaida pour le comédien en 678 et gagna le procès qui lui était intenté ; dans le traité De l’Orateur, Cicéron salue le jeu inimitable du comédien et sa renommée (I, XXVIII). Voir Florence Dupont, L’Orateur sans visage. Essai sur l’acteur romain et son masque, Paris, PUF, 2000, Chap. I. Roscius et Cicéron, p. 15-49. [DR] .
L’Abbé
Il en parle comme vous le dites, et l’on peut juger, par le peu d’état qu’il paraît qu’on faisait de ce même Roscius du temps de Quintilien, combien le goût s’était raffiné depuis le temps de Cicéron.
Le Chevalier
Cela mérite d’être remarqué, et fait extrêmement à notre question.
L’Abbé
« Les jeunes gens qui étudient, poursuit Aper 442 Suite immédiate en effet du passage précédent dans le chapitre 20. [DR] , et qui viennent écouter pour apprendre, veulent non seulement ouïr quelque chose de bon, mais quelque chose qui mérite par son excellence qu’ils 208 l’emportent chez eux, et qu’ils en chargent leur mémoire, car ils se donnent les uns aux autres les beaux endroits qu’ils ont ouïs, et les envoient même dans les Provinces, soit que ce soient des traits fins et délicats, soit que ce soient des sentiments exprimés d’une manière ornée et poétique. On demande présentement dans l’Orateur, que son discours se ressente du beau feu de la Poésie, non point de celle d’Accius ou de Pacuve, qui est assoupie et languissante 443 Pacuvius et Accius comptent parmi les cibles des satires de Lucilius. Malgré son succès et les éloges de Cicéron (De optimo genere oratorum, 2), la Rhétorique à Herennius critique Pacuvius pour la faiblesse de ses raisonnements et arguments (II, XXIII ; II, XXIV ; II, XXVII ; IV, IV). [DR] , mais de celle d’Horace et de Virgile. C’est ainsi que l’Éloquence d’aujourd’hui s’accommodant à l’oreille et au goût des Juges et des auditeurs s’est rendue plus belle et plus ornée 444 Annotation en cours. , et il ne faut pas s’imaginer que les discours de nos Orateurs pour être ouïs des juges avec plaisir en soient moins forts et moins persuasifs. Est-ce que les Temples que l’on bâtit présentement en sont 209 moins solides, pour n’être pas construits de moellon brut, et pour n’être pas couverts de simples tuiles, ou parce qu’ils sont de marbre, et que l’or y brille de tous côtés ? Je vous avoue ingénument que j’ai bien de la peine à ne pas rire, et bien souvent même à ne pas m’endormir quand je lis certains ouvrages des Anciens, et même de ceux qui sont hors du commun. Qui peut lire les ouvrages de Canutus, ni ceux de Calvus et de Cecilianus, si ce n’est quelques morceaux de ce dernier, où il attrape un peu la politesse et l’élévation de notre siècle 445 Annotation en cours. ? Qui peut être assez épris de l’Antiquité pour louer Cesius par les endroits où il est antique 446 Annotation en cours. ? Pour César, il faut lui pardonner, si à cause de ses grands desseins, et de ses occupations importantes, il n’a pas fait dans l’Éloquence tout ce qu’on devait attendre de son divin génie, il faut avoir le 210 même égard pour Brutus qui s’était donné entièrement à l’étude de la Philosophie 447 Annotation en cours. . Je viens à Cicéron, qui a soutenu contre plusieurs de ses amis le même combat que je soutiens aujourd’hui contre vous ; car ses amis admiraient les Anciens Orateurs, et lui, il leur préférait les Orateurs de son temps, lui qui les surpassait tous, et particulièrement dans la partie du jugement. »
Le Chevalier
Que dites-vous à cela, Monsieur le Président ? Si Cicéron a raison, voilà les Modernes qui ont gagné leur cause, car Cicéron et ceux de son temps tout Anciens qu’ils sont aujourd’hui étaient Modernes alors, si Cicéron a tort, quel scandale ? C’est un abîme que cela ; il ne faut pas y arrêter son esprit.
L’Abbé
« Cicéron, continue Aper 448 Perrault continue la lecture littérale du dialogue, ici au chapitre 22. [DR] , est le 211 premier qui a cultivé le discours, le premier qui a eu du choix pour les paroles, et de l’art dans la composition, qui a attrapé des endroits agréables, et qui a trouvé de beaux sentiments, particulièrement dans les Oraisons qu’il a composées, étant déjà âgé, et sur la fin de sa vie, c’est-à-dire, lorsqu’il était plus avancé dans l’Éloquence, et que par une longue expérience, il avait appris quelle était la meilleure manière de plaider ; car ses premières Oraisons ne sont pas exemptes des vices de l’Antiquité 449 Annotation en cours. . Il y est long dans ses Exordes, diffus dans ses Narrations, tardif à s’émouvoir, et il ne s’échauffe que rarement, Il s’y trouve peu de sentiments qui soient excellents, et qui finissent par quelque chose de brillant, on n’en peut rien prendre ni remporter et elles ressemblent à un bâtiment ordinaire, dont les murs sont à la vérité solides et durables, 212 mais non pas assez polis, ni assez magnifiques, car pour moi, je veux qu’un Orateur ressemble à un riche et honorable Père de famille 450 Annotation en cours. , à qui il ne suffit pas d’être logé dans une maison qui le mette à couvert du vent et de la pluie, mais qui doit avoir une maison belle et riante ; qui ne se contente pas d’avoir des meubles pour les usages nécessaires, mais qui a des vases d’or et des pierreries pour les manier et s’en réjouir les yeux quand il lui plaît. Il faut présentement éloigner du discours tout ce qui est hors d'usage, et qui sent le vieux, il ne faut employer aucun mot, où il y ait la moindre tache de rouille, nuls sentiments faibles et lâches, et qui exprimés sans art soient du même style que des Annales 451 Annotation en cours. , ou des Journaux 452 Annotation en cours. . Il faut que l’Orateur fuit toute sale ou fade plaisanterie, qu’il varie sa composition, et qu’il prenne gar213 de à ne pas terminer toutes ses périodes de la même façon. Je ne veux pas me moquer ici de la Roue de la fortune, du Droit de Verrès et de l’esse videatur, que l’on met à la fin des périodes 453 Annotation en cours. , et par où l’on croit les finir aussi agréablement que par une belle pensée. »
Le Chevalier
Voilà de terribles coups de dent qu’on donne au Prince des Orateurs ; mais qu’est-ce que cette Roue de la fortune, et ce Droit de Verrès ; car pour l’esse videatur je le connais, et l’on reproche encore tous les jours à Cicéron d’avoir usé trop fréquemment de cette fin de période 454 Annotation en cours. .
L’Abbé
Cette Roue de la fortune est un jeu de paroles qu’on trouve indigne de Cicéron ; ce grand Orateur dit, en parlant de Pison qui dansait 214 tout nu dans un festin, que lors même qu’il faisait la pirouette, il ne craignait pas la Roue de la Fortune [ e ] 455 Annotation en cours. ; voulant dire par là que la pirouette que faisait Pison devait l’avertir de l’inconstance de la Fortune marquée par la Roue qu’on lui donne. De semblables allusions seraient trouvées encore moins bonnes aujourd’hui que du temps de Quintilien. Pour ce droit de Verrès, c’est une équivoque que Cicéron rapporte dans sa première action contre Verrès, fondée sur ce que le mot Latin jus signifie Droit, Justice, Jugement, et signifie aussi un potage, un bouillon 456 La plaisanterie de Cicéron sur le jus verrinum est très fameuse et très discutée. Elle figure dans le De praetura urbana, ch. 46, § 121. Elle est effectivement fondée sur la polysémie du mot latin jus qui désigne soit le droit soit un jus ou une sauce. [DR] [il ne s’agit pas de la traduction de Godeau]. , et que le mot Verrès qui est le Nom de celui contre qui il plaide signifie un verrat 457 Voir la note 454. [DR] . Cicéron dit que tout le monde était scandalisé de la manière dont Verrès rendait la justice, que les uns disaient qu’il ne fallait pas s’étonner 215 que des jugements rendus par Verrès fussent si mauvais [ f ] 458 De praetura urbana, ch. 46, § 121.: traduction De la Ville de Mirmont (Les Belles Lettres) : « Les uns déclaraient — c’est un mot que vous avez souvent entendu répéter — qu’il n’y avait rien d’étonnant dans une pareille juridiction : mauvais jus de verrat ; les autres […] faisaient rire quand ils maudissaient Sacerdos de ne pas avoir, pendant son sacerdoce, immolé un aussi mauvais verrat. » [DR] , ce qui pris dans le sens équivoque que les paroles Latines peuvent recevoir, signifie qu’il ne fallait pas s’étonner qu’un potage, qu’un bouillon de verrat fût si mauvais 459 Furetière définit le mot « verrat » ainsi : « Gros pourceau, le mâle d’une truie. Ce mot vient du Latin verres, qui signifie pourceau mâle. ». [DR] , et que les autres maudissaient le Prêtre qui laissait vivre Verrès qui était si méchant 460 Voir la note 451. Le calembour est donc double : il porte à la fois sur le nom de Verrès et sur celui du préteur C. Sacerdos. [DR] , ce qui signifie dans le sens équivoque, qu’ils maudissaient le Magistrat nommé le Prêtre qui laissait vivre un si méchant verrat.
Le Président
Aper a tort de reprocher ces deux équivoques à Cicéron, puisque Cicéron les trouve fades, et qu’il ne les rapporte que comme un témoignage de la mauvaise réputation où était Verrès.
L’Abbé
J’en demeure d’accord, mais le même Cicéron en a fait une de son chef, dans sa Seconde Action contre 216 Verrès , qui n’est guère moins froide que ces deux-ci qu’il a blâmées. Verrès voulant cacher une société illicite et usuraire qu’il avait avec Carpinatius en Sicile 461 Dans la seconde action contre Verrès, Cicéron expose les concussions, abus et profits usuraires qui bénéficiaient à Verrès agissant avec la complicité des administrateurs de Sicile, Carpinatius étant le principal (voir chap. LXX et suivants). [DR] , avait fait changer dans les actes de leur société le nom de Verrès en celui de Verrutius, en effaçant les deux dernières lettres du mot Verrès, et en mettant utius en leur place 462 Cicéron évoque ce moyen de falsifier les registres en travestissant le nom de Verrès aux chap. LXXVII et LXXVIII de la seconde action contre Verrès. [DR] . Cela ne se pût si bien faire, que partout où on avait fait ce changement, il ne parût quelques traces de ce qui avait été effacé. « Voyez-vous ? Messieurs, s’écrie Cicéron, en montrant ces actes de société, voyez-vous Verrutius ? voyez-vous les premières lettres tout entières ? voyez-vous la dernière partie du Nom ; cette queue du verrat cachée comme dans la boue, sous la rature [ g ] 463 Erreur de référence, il s’agit toujours de la seconde action contre Verrès, chap. LXXVIII : « Voyez-vous, Romains, le Verrutius ? Voyez-vous les premières lettres entières ? Voyez-vous la dernière partie, l’extrémité du nom de Verrès, cachée et dissimulée sous la rature ? » [DR] ? » Cela n’est pas assurément fort digne de Cicéron. Mais revenons à ce que dit Aper. 217 « C’est malgré moi, poursuit-il 464 Perrault poursuit son parcours du texte qui en est maintenant au chapitre XXIII. [DR] , que je fais de semblables observations, quoique ce soient là les choses que ceux qui prétendent être de vrais Orateurs admirent davantage, qu’ils imitent le plus soigneusement, et dont ils se font le plus d’honneur. Vous les connaissez et les voyez tous les jours devant vos yeux, ce sont ces gens qui préfèrent Lucilius à Horace, et Lucain à Virgile, qui ont de l’aversion pour les préceptes de nos Maîtres de Rhétorique, et qui admirent ceux de Calvus 465 Dans le Brutus, Cicéron critique Calvus, son rival représentant de l’atticisme, pour la « maigreur » de son éloquence, « exilitas » (283 et suivants). [DR] . Il est vrai que lorsqu’ils plaident selon le goût de leur chère et bien aimée Antiquité, personne ne les suit ; que le Peuple ne daigne les entendre, et que leurs Clients mêmes ont de la peine à les souffrir ; tant ils sont tristes et négligés, et telle est la maigreur de leurs discours qu’ils refusent de remplir et de nourrir de bonnes choses, prétendant lui acquérir par là une certaine santé dont 218 ils se vantent ; cependant les Médecins n’estiment pas une santé qui ne vient que d’une grande abstinence, c’est peu de n’avoir pas de maladie, il faut être gai, robuste et agile, et celui-là est peu différent d’un malade qui ne fait seulement que de ne se porter pas mal ; Pour vous, Messieurs, qui êtes tous Éloquents, rendez notre siècle illustre par une belle et noble manière de bien dire, comme vous le pouvez faire aisément, et comme vous le faites en effet tous les jours, car je vois que Messala imite admirablement ce qu’il y a de plus agréable dans les Anciens, et pour vous Maternus et Secundus vous joignez si heureusement à la gravité des sentiments, l’extrême politesse et l’Élégance des paroles ; tels sont le choix de vos inventions et l’ordre que vous mettez dans vos discours ou abondants ou resserrés, selon que la matière le demande ; telles sont la beauté de votre composition, la clarté des 219 maximes que vous avancez : enfin vous exprimez si naïvement toutes les passions, et vous tempérez si bien l’essor que vous prenez, que si la malignité de notre Siècle refuse de vous donner les louanges qui vous sont dues, la Postérité ne manquera pas de vous rendre justice. » Aper ayant fini son discours à peu près de cette sorte, Maternus avec cet air dégagé et décisif, que Monsieur le Chevalier a fort bien remarqué, raille Aper de s’être emporté contre les Anciens, et lui dit pour l’apaiser qu’il voit bien qu’il a parlé contre son sentiment. Ensuite s’adressant à Messala, il le prie non pas de défendre les Anciens qui se défendent assez d’eux-mêmes, mais de leur dire d’où vient que l’Éloquence de leur temps est tellement déchue de cette grandeur et de cette noblesse qu’elle avait du temps de Cicéron, et de leur expliquer les causes de cette étrange décadence.
220Le Chevalier
Voilà se tirer d’affaire en galant homme.
L’Abbé
Messala répond le mieux qu’il peut au discours d’Aper, « je veux bien, dit-il 466 Perrault reformule ici le contenu du chapitre XXV du Dialogue cité. [DR] , que Cicéron ne soit pas si l’on le veut un Ancien à notre égard, car ce n’est qu’une dispute de mot, pourvu qu’on avoue, et qu’il demeure pour constant que son Éloquence, et celle de son temps est la plus belle et la meilleure de toutes les Éloquences. »
Le Chevalier
Il a raison, et cela suffit.
L’Abbé
« Je veux bien, encore poursuit-il 467 Suite de la traduction du chapitre XXV. [DR] , qu’il y ait plusieurs formes d’Éloquences, non seulement dans des temps différents, mais dans le même siècle, pourvu qu’on avoue en221 core, que comme Démosthène était plus habile qu’Eschine, qu’Hypéride, que Lysias et que tous les autres Grecs qui l’ont précédé et qui l’ont suivi ; de même Cicéron surpasse Calvus, Azinius, César, Cælius et Brutus, et tout le reste des Romains qui ont été et qui seront jamais. »
Le Chevalier
Cet homme ne s’écarte point, et va droit à ses fins.
L’Abbé
« Il est vrai, continue Messala, que ces grands Orateurs ont dit du mal les uns des autres, mais cette médisance doit être regardée comme un vice de l’homme, et non pas comme un vice de l’Orateur, ce n’a été que la jalousie qui les a fait parler, à la réserve de Brutus qui a parlé sincèrement, et comme il le pensait, et en effet pourrait-on croire qu’il eût porté envie à Cicé222 ron, lui qui ne portait pas envie à César même. »
Le Chevalier
On peut donc avoir égard au témoignage de Brutus, quand il dit que Cicéron est lâche et éreinté 468 Allusion au chapitre XVIII du Dialogue : « Vous avez lu sans doute les lettres de Calvus et de Brutus à cet orateur : on y aperçoit facilement que Calvus paraissait à Cicéron maigre et décharné, Brutus négligé et décousu. Et de son côté Cicéron était repris par Calvus comme lâche et sans nerf, et Brutus l’accusait en propres termes de manquer de vigueur et de reins. » . Il va là de la malice 469 Furetière : « se dit aussi de l’inclination à faire mal, et des actions qui sont nuisibles à quelqu’un. » [DR] à Quintilien, de faire parler ainsi l’Avocat des Anciens.
L’Abbé
« J’avoue dit Messala 470 Chapitre XXVI du Dialogue. [DR] , que Cassius Severus qui est le seul qu’Aper ait osé nous nommer, peut être appelé Orateur en comparaison de ceux de sa volée ; mais j’espérais qu’Aper nous ferait une longue liste des excellents hommes d’aujourd’hui, dont l’Éloquence a surpassé celle des Anciens. Il ne l’a pas fait, et moi je vais nommer un grand nombre de ces illustres Anciens... Ah laissez cela, dit Maternus, et hâtez-vous de nous donner satisfaction. Nous ne sommes que trop persuadés de la 223 préférence qu’on doit donner aux Anciens sur les Modernes. Nous vous demandons uniquement que vous vouliez bien nous expliquer les causes de la corruption de l’Éloquence. »
Le Chevalier
Encore une fois, il y a là de la malice.
L’Abbé
Pour ne pas vous ennuyer en demeurant plus longtemps sur ce Dialogue de Quintilien, je vous dirai succinctement les causes que Messala rapporte de la décadence du bien dire, elles se réduisent à trois principales. La première, de ce que du temps des Anciens, les mères donnaient elles-mêmes à téter à leurs enfants, au lieu que depuis on leur a donné des nourrices étrangères qui n’étaient souvent que des Paysannes ou des Esclaves 471 Annotation en cours. . La seconde, que les pères autrefois 224 avoient soin XV Variante 1693 : que les pères avoient soin autrefois [DR] de mener eux-mêmes leurs enfants entendre plaider les grands Orateurs, pour les former à la grande Éloquence, au lieu que dans les derniers temps ils leur ont donné des maîtres de Rhétorique 472 Annotation en cours. . Et la dernière, que les manches des robes que portaient les Avocats modernes étaient beaucoup plus étroites que n’étaient celles des robes des anciens Orateurs 473 Annotation en cours. .
Le Chevalier
Ou je n’ai pas le sens commun, ou ce Dialogue de Quintilien n’est autre chose qu’une satire contre les anciens Orateurs, quoi qu’il conclue en leur faveur 474 Voir la façon dont Perrault commente ce passage dans la préface, p. XII actuelle note 21. [DR] . Les raisons dont il les attaque sont si fortes, et celles dont il les défend sont si faibles, que je ne doute point qu’il n’ait voulu se venger par là de l’injustice qu’on rendait à son siècle. L’Éloquence, dit-il, est tombée en décadence, parce que les femmes 225 au lieu de donner à téter elles-mêmes à leurs enfants, les ont mis en nourrice ; parce qu’au lieu de mener les jeunes gens entendre ceux qui plaidaient bien, on leur a donné des Maîtres d’Éloquence, et enfin parce que les manches de leurs robes sont devenues beaucoup plus étroites qu’elles n’étaient du temps des grands et premiers Orateurs. N’est-ce pas là une raillerie visible et manifeste, j’aimerais bien un homme qui ne voudrait pas donner sa cause à plaider à un de nos meilleurs Avocats, parce qu’il aurait appris que cet Avocat aurait été mis en nourrice à Vaugirard 475 Le village de Vaugirard, aux environs de Paris, avait mauvaise réputation au XVIIe siècle ; ses habitants étaient considérés comme rustres et des proverbes circulaient tels : « Tu viens de Vaugirard, ta gibecière sent le lard ! ». La Fontaine y fait allusion dans la fable « Le Singe et le Dauphin », IV, 7 : « De telles gens il est beaucoup / Qui prendraient Vaugirard pour Rome, / Et qui, caquetants au plus dru, / Parlent de tout et n’ont rien vu. » [DR] ; qu’au lieu de le mener soigneusement aux Audiences on lui aurait donné un maître de Rhétorique, et enfin parce que les manches de sa robe ne seraient pas assez larges.
Le Président
Il est aisé de tourner tout en ridicule.
226L’Abbé
Monsieur le Chevalier n’a pas tant de tort que vous pensez : car peut-on croire que Quintilien qui était un Rhéteur, ait pu blâmer sérieusement la coutume d’envoyer les jeunes gens étudier chez des maîtres de Rhétorique ?
Le Président
Il ne faut que voir comment Pétrone commence sa satire 476 Cette critique des hyperboles oratoires abusives est en effet située au chapitre I de la première partie du Satyricon. [DR] . « N’est-ce pas, dit-il, du même genre de fureur que sont agités les Déclamateurs quand ils crient. J’ai reçu ces plaies pour la défense de la liberté publique, j’ai perdu cet œil en combattant pour vous, donnez-moi un guide pour me mener vers mes enfants, car mes jambes affaiblies ne peuvent plus me soutenir 477 Dans la bataille, on coupait les nerfs aux soldats vaincus ce qui rendait leur fuite impossible. [DR] . Ces choses, poursuit-il, seraient supportables, si elles conduisaient les jeunes gens à l’Éloquence. »
227L’Abbé
Cet endroit de Pétrone est fort agréable, et l’opposition qu’il fait des déclamations outrées de quelques Rhéteurs, à la manière sage des grands Orateurs anciens, fait un contraste admirable et très plaisant dans une satire, mais cela ne conclut rien : qui ferait une description naïve du manège des Pages de la Grande Écurie 478 Louis XIV fit construire à Versailles, face au château, la Petite Écurie et la Grande Écurie dont la conception fut confiée à Jules Hardouin-Mansart. Les deux édifices, à partir desquels partent les trois grandes avenues de la patte-d’oie tracée par André Le Nôtre, ferment la place d’Armes. L’ampleur et la majesté de ces écuries frappèrent les contemporains. Les deux bâtiments, de taille identique, de forme arrondie, s’ouvrent sur un manège couvert. La Grande Écurie, au Nord, est placée sous les ordres du Grand Écuyer de France qui supervise les haras du roi ainsi que les académies équestres. Elle rassemble les chevaux de guerre, de manège, de chasse et de parade alors que la Petite abrite les chevaux de poste ou d’attelage. Près de mille cinq cents hommes travaillent dans les Écuries royales sous le règne de Louis XIV qui fonda l’école des pages en 1682. Furetière définit ainsi la fonction des pages : « Enfant d’honneur qu’on met auprès des Princes et des Grands Seigneurs pour les servir avec leurs livrées, et en même temps y avoir une honnête éducation, et y apprendre leurs exercices. » [DR] , de leurs voltes 479 Furetière : « Terme du Manège. C’est un rond, ou une piste circulaire sur laquelle on manie un cheval. Il y a des voltes de deux pistes, quand un cheval maniant, marque un cercle des pieds de devant, et un autre de ceux de derrière. D’autres font d’une piste, quand un cheval manie à courbettes et cabrioles, en sorte que les hanches suivent les épaules, et ne sont qu’un rond ou une ovale de côté ou de biais autour d’un pilier ou d’un centre. » [DR] , de leurs caracoles 480 Furetière atteste le mot au masculin : « Caracol : Terme de Guerre et de Manège. C’est un mouvement que fait le cavalier en demi-rond, ou demi-tour, à gauche ou à droit, en changeant de main, afin que l’ennemi soit toujours incertain si on l’attaquera de front, ou de flanc. Quelques-uns disent caracole au féminin, mais il est moins en usage. » [DR] , et de ces bonds épouvantables qu’on leur fait faire sur un cheval attaché entre deux piliers 481 Furetière : « Pilier, en termes de Manège, se dit du centre de la volte, autour de laquelle on fait tourner le cheval, soit qu’il y ait un pilier de bois ou non, et cela s’appelle, Travailler autour du pilier. On dit aussi, Travailler entre deux piliers, quand on monte un cheval entre deux piliers de bois, et quand on le fait sauter, cabrer et ruer, lever le devant et le derrière. » [DR] , et dont ils piquent la croupe avec une cheville pour le faire ruer dans le temps qu’il saute, ce qui leur donne des secousses effroyables 482 Ce passage témoigne de l’importance de l’art équestre à l’époque de Perrault. Le développement d’une école française d’équitation se manifeste dans la publication de deux ouvrages, La Cavalerie française et italienne, ou l’art de bien dresser les chevaux, selon les préceptes des bonnes écoles des deux nations de Pierre de la Noue en 1620 chez J. de Heÿden à Strasbourg et l’ Art de monter à cheval de François Delcampe, écuyer ordinaire de la Grande Écurie, à Paris, chez J. Le Gras, en 1658. Son rayonnement culmine avec la création de l’École de Versailles en 1680. [DR] ; qui opposerait, dis-je, ce manège à la marche noble, grave et sérieuse d’un Cavalier bien à cheval, ferait un contraste qui ne serait pas moins plaisant ni moins ridicule. Cependant peut-on dire que chez le Roi on ne montre pas 228 bien à monter à cheval. Comme il faut rompre le corps des jeunes gens par les exercices violents du manège, pour leur apprendre à bien manier un cheval dans une marche ordinaire ou dans un Carrousel, il ne faut pas moins rompre en quelque sorte l’esprit des jeunes Orateurs par des sujets extraordinaires, et plus grands que nature, qui les obligent à faire des efforts d’imagination, et qui leur donnent la facilité de traiter ensuite des sujets communs et ordinaires 483 Annotation en cours. ; car rien ne dispose davantage à bien faire ce qui est aisé, que l’habitude à faire les choses difficiles. On imite en cela les Jardiniers qui voulant redresser une jeune plante ne se contentent pas de l’attacher à un appui qui la tienne droite, mais qui la courbent violemment de l’autre côté, et l’y tiennent longtemps courbée. La Nature qui cherche ses aises ne fait que trop descendre l’Orateur dans les pensées communes et 229 familières, il faut que l’Art qui entreprend de lui donner une meilleure forme 484 Annotation en cours. , le force à s’élever, et même si vous voulez à se guider et à se former des idées un peu outrées pour lui acquérir la facilité d’en avoir de naturelles et de raisonnables XVI Variante 1693 : la facilité d’en avoir de nobles mais naturelles et raisonnables. [DR] . Il n’est pas croyable combien un Orateur accoutumé à donner de l’esprit, de la chaleur et du mouvement aux sujets les plus difficiles, les plus grands et les plus relevés, se rend maître aisément des matières faciles et ordinaires, et avec quel bonheur il y répand de la vivacité pour peu qu’il se laisse aller à l’habitude qu’il se sera acquise d’être fleuri et abondant. C’est donc mal à propos qu’on se plaint que la jeunesse étudie sous des maîtres d’Éloquence, et ce ne peut être de bonne foi que Quintilien ait fait un semblable reproche.
230Le Chevalier
C’est comme qui dirait qu’on faisait autrefois bonne chère quand les Héros faisaient eux-mêmes leur cuisine, ainsi qu’au temps d’Homère, mais qu’on n’a plus rien mangé de bon ni de délicat depuis que des cuisiniers s’en sont mêlés.
Le Président
Cependant qui devons-nous mieux en croire là-dessus que Quintilien, et tous ceux de son temps qui avaient intérêt de soutenir le contraire pour leur propre honneur, et peut-il y avoir autre chose que la seule force de la vérité qui les ait obligés à en demeurer d’accord ?
L’Abbé
Oui, il y a eu autre chose que la force de la vérité qui les a fait parler de la sorte. La fortune qu’avait fait Cicéron par son bien dire, jus231 qu’à se voir Consul, c’est-à-dire, Maître du monde 485 Annotation en cours. , avait mis le feu dans l’esprit de tous les jeunes Orateurs, et un désir démesuré de parvenir au même degré d’élévation. Pour cela il fallait deux choses. La première se rendre aussi habile que Cicéron, ce qui n’était pas sans grande difficulté : La seconde plus difficile encore, surpasser tous ses concurrents. D’aller dire ouvertement qu’on était le plus Éloquent Orateur de son temps, cela n’aurait pas réussi, mais on allait au même but, en disant de toute sa force, que personne ne faisait plus rien qui vaille dans l’Éloquence, et que les plus habiles étaient bien éloignés de Cicéron. Le goût fin et délicat qui paraissait dans celui qui parlait de la sorte, et que les meilleures choses de son temps ne contentaient pas, le mettait ce lui semblait au-dessus de ses concurrents, et le rangeait avec ceux du temps passé, dont il admirait les ouvrages, 232 de sorte qu’à l’égard de ceux qui l’écoutaient, c’était la même chose que s’il leur eût dit, les Orateurs d’aujourd’hui ne font plus rien qui vaille, et il n’y a que Cicéron et moi qui soyons de vrais Orateurs.
Le Chevalier
Je comprends la chose parfaitement, Horace est divin, et personne n’en approche, c’est-à-dire, il n’y a qu’Horace et moi qui fassions bien des Odes et des Satires 486 Voir la fin de la première Ode d’ Horace, v. 29-46, où le poète se présente comme potentiellement élevé vers la divinité ; le passage est ainsi traduit par André Dacier : « Pour moi, rien ne peut me rendre heureux que les feuilles sacrées dont on couronne les Poëtes. La fraicheur des forests, et les dances legeres des Nymphes avec les Satyres, me separent du peuple, pourvü qu’Euterpe & Polymnie ne refusent pas de concerter avec moy. Que si vous me mettez du nombre des Poëtes Lyriques, Mecene, je me regarderay comme un homme élevé au dessus des Cieux. » Remarques critiques sur les Œuvres d’Horace, avec une nouvelle traduction , Lyon, H. Molin, 1696, t. I, p. 5, . Voir aussi la Satire 4 du livre I, v. 39-44. [DR] . Virgile et Théocrite sont inimitables, c’est-à-dire, il n’y a que Virgile, Théocrite et moi qui fassions bien des Églogues 487 Ce développement vise peut-être Boileau qui affirme régulièrement que les auteurs anciens sont « divins », voir par exemple la Lettre à Maucroix du 29 avril 1695, OC, éd. Fr. Escal, Paris, Gallimard, 1966, p. 796 : « Virgile et Horace sont divins en cela, aussi bien qu’ Homère ». Voir aussi la traduction par Boileau du chapitre XII du Traité du Sublime : « De la manière d’imiter ». Dans l’ Art poétique , Boileau renvoie les poètes à l’exemple de leurs lectures où ils trouveront des modèles de sublime en acte et cite Théocrite et Virgile : « Entre ces deux excès la route est difficile. / Suivez, pour la trouver, Théocrite et Virgile. / Que leurs tendres écrits par les Grâces dictés / Ne quittent point vos mains jour et nuit feuilletés. / Seuls dans leurs doctes vers ils pourront vous apprendre, / Par quel art sans bassesse un auteur peut descendre. », chant II, v. 25-30, OC, éd. citée, p. 163. [DR] : La ruse me semble très naturelle et très vraisemblable. Mais je reviens à soutenir que Quintilien n’est point sincère dans son Dialogue , nous avons vu les coups de dent qu’il a donnés à Cicéron, il le fait appeler languissant, faible et éreinté par Brutus même 488 Annotation en cours. , qui n’avait pour Cicéron ni haine ni jalousie, il se moque de sa roue 233 de fortune, de son droit de Verrès et de son esse videatur. Il dit que ses premiers ouvrages sont ennuyeux, et que ce n’a été que sur la fin de sa vie qu’il a commencé à savoir ce que c’est qu’Éloquence, qu’il n’y a rien dans ses Oraisons qui mérite d’être retenu par cœur, et qu’on puisse remporter chez soi. Les louanges qu’il lui donne ensuite, si on y regarde de près ne lui font pas beaucoup d’honneur ; il dit qu’il est le premier qui a eu du choix pour les paroles, qui a eu de l’art dans la composition, qui a attrapé quelques endroits agréables, et qui a eu de beaux sentiments. Dire que c’est lui qui le premier a possédé et pratiqué toutes ces choses, n’est-ce pas dire que d’autres, depuis lui, les ont possédées en un plus haut degré de perfection ?
L’Abbé
Quintilien dit une chose au commencement de ce Dialogue , qui fa234 vorise bien la pensée de Monsieur le Chevalier ; il dit qu’on ne donnait plus le nom d’Orateur à ceux de son temps, comme ne le méritant pas, ce qui n’a pu être dit qu’avec indignation par un homme comme Quintilien 489 Annotation en cours. . Cette indignation paraît encore bien manifestement quand il fait dire ces paroles à Messala je voudrais bien que quelqu’un se donnât la peine de chercher la cause de cette différence infinie qui se trouve entre les Anciens et les Modernes 490 Annotation en cours. ; encore une fois Quintilien qui était très Éloquent, n’a pu dire qu’avec indignation et avec colère qu’il y avait une distance infinie entre ses ouvrages et ceux de Cicéron.
Le Président
Si c’était dans ce seul Dialogue que Quintilien eût élevé Cicéron et ceux de son temps au-dessus de tous les Orateurs qui les ont précédés et qui les ont suivis, j’écoute235 rais les soupçons que vous avez de sa bonne foi, mais il s’en est expliqué de la même sorte en tant d’autres endroits, que c’est se moquer de vouloir douter de ses véritables sentiments.
L’Abbé
Je crois que vous avez raison, cependant il est très possible que Monsieur le Chevalier n’ait pas tort, et que Quintilien se soit laissé emporter au torrent. Comme c’était là l’opinion commune de son temps, et qu’il n’y avait qu’un petit nombre de gens comme lui, qui sussent ce qu’il en fallait croire, peut-être a-t-il cru ne devoir s’appliquer qu’à bien dire, et en bons termes, ce qu’il savait devoir plaire à la Multitude, en quoi il aurait fait en homme sage. Il y a apparence qu’Horace fin comme il était, a connu aussi bien que nous le galimatias impénétrable de Pindare, mais parce que la plupart de ceux de son temps en étaient encore entêtés, il n’a pas laissé de composer une très belle Ode à 236 sa louange 491 Il s’agit de la deuxième ode du livre IV : Pindarum quisquis studet aemulari… (De Pindare qui aspire à être l’émule…). [DR] . Que lui importait que Pindare la méritât ou ne la méritât pas, pourvu que l’ Ode fût bien faite et bien Poétique ? les gens sages qui aspirent à quelque chose ne s’avisent point de choquer les opinions reçues, il faut aller le train des autres, louer ce qui est loué de tout le monde, afin d’être aussi loué à son tour, et pourvu que les louanges soient fines et délicates, ne se soucier point du reste. Si je visais à quelque chose, je me donnerais bien de garde de parler comme je fais des Anciens et des Modernes. Mais pendant que nous avons la mémoire toute fraîche des plus beaux endroits de Démosthène et de Cicéron , voulez-vous bien que nous lisions quelque chose des Orateurs modernes, pour voir quelle différence nous trouverons des uns aux autres ? Voici les Harangues de M. Le Maistre 492 Avant de se retirer comme solitaire à Port-Royal des Champs en 1639, Antoine Le Maistre avait entamé une brillante carrière d’avocat qui avait conduit Séguier à le choisir pour prononcer ses trois harangues de réception au parlement, au Grand conseil et à la Cour des aides. Voir la Harangue prononcée au parlement sur la présentation des lettres de M. Seguier, chancelier de France, Paris, J. Camusat, 1636. Perrault fait son éloge dans Les Hommes illustres qui ont paru en France pendant ce siècle, Paris, Dezallier, 1697, t. I, p. 61-62 : [DR] . Ce sont les Harangues que fit ce célèbre Avocat, en présentant les Lettres de Monsieur le Chancelier Séguier, au Parlement, 237 à la Chambre des Comptes, et à la Cour des Aides 493 Voir la note précédente. [DR] . Elles sont toutes trois sur le même sujet, et rien n’est plus surprenant que la grande variété qui s’y trouve. Quand on en a lu une on croit la matière épuisée, et l’on ne peut trop s’étonner en lisant les deux autres d’y rencontrer tant de louanges toutes nouvelles ; cela était plus malaisé que de trouver toujours de nouvelles injures contre Verrès, ou contre Antoine. Voici le commencement de la première de ces trois Harangues. « Messieurs, si c’est une grande gloire à Monsieur le Chancelier, d’avoir été honoré de la première Charge de France, par le plus grand Prince de la Terre 494 Annotation en cours. , et un comble de bonheur d’y être reçu dans cet auguste Parlement, où ses Ancêtres et lui se sont rendus si célèbres 495 Annotation en cours. , ce m’est aussi une heureuse occasion d’avoir à louer ces hommes illustres devant de si sages Magistrats, et un extrême avantage de rencontrer pour juges 238 de leurs louanges les témoins mêmes de leurs vertus. Car la connaissance que vous avez de leurs rares qualités m’ôte l’appréhension que leurs Éloges soient suspects de flatterie, et que l’on m’accuse de faire injure à la vérité pour rendre des honneurs à leur mérite. Je ne dois pas être en peine, Messieurs, de persuader vos esprits puisque les belles actions de ces grands personnages possèdent dans votre mémoire une place si éminente, que les morts y vivent encore, et que les vivants s’y sont acquis une réputation immortelle. De sorte que l’estime extraordinaire que vous faites d’eux ne me permettant pas de craindre que l’on me blâme d’excès, il ne me reste que la peur de tomber dans le défaut et de ne pouvoir rendre leur vertu aussi éclatante avec des ornements étrangers, qu’elle vous a paru jusqu’à présent avec ses seules beautés naturelles. Mais j’ai cette satisfaction que ma faiblesse ne fera point de tort à 239 Monsieur le Chancelier ni à ses prédécesseurs. Si je ne trace qu’imparfaitement l’image de leurs glorieuses vies, celle que votre souvenir vous représente en réparera les manquements : Ces grands hommes trouveront dans vos pensées ce qu’ils ne peuvent attendre de mes paroles, et recevront de votre jugement un honneur plus solide et plus durable que le lustre qu’ils pourraient recevoir des plus vives lumières de l’Éloquence.
Encore que la qualité de Ministre et de premier Officier de la Couronne 496 Annotation en cours. , soit plus relevée que toutes les Charges du Royaume, Monsieur le Chancelier toutefois estime qu’il ne lui est pas moins honorable, d’avoir eu de son nom des Avocats Généraux 497 Annotation en cours. , des Maîtres des Requêtes 498 Annotation en cours. , et plusieurs Présidents en ce Parlement 499 Annotation en cours. , que d’être aujourd’hui Chancelier de France ; parce que ses Pères ont possédé ces Charges par leur méri240 te, et que sa modestie lui fait croire qu’il ne tient la sienne que de la grâce de sa Majesté. Mais je crois pouvoir dire que l’honneur qu’il tire de sa naissance n’est pas tellement à lui, que cette Compagnie n’y prenne beaucoup de part ; et qu’ainsi que les Fleuves n’appartiennent guère moins au lit où ils coulent, qu’à la source d’où ils sortent, de même le mérite et la suffisance de ses ancêtres sont des biens presqu’aussi propres à ce Parlement où ils ont paru avec tant de gloire, qu’à la famille qui les a produits. Ils doivent à la splendeur de cette Cour une partie du lustre de leur vertu, à l’exemple de tant d’excellents Magistrats, l’éminence de leur probité, et à l’esprit de sagesse et de Justice qui anime cet illustre Corps, la prudence de leurs conseils et l’équité de leurs jugements. Ç’a été en ce Parlement, Messieurs, que Messire Pierre Séguier, aïeul de Monsieur le Chancelier, issu de la no241 ble et ancienne famille des Séguier de Languedoc, dont il y a eu des Sénéchaux de Quercy et des Présidents au Parlement de Toulouse, commença de faire paraître sa suffisance en la Charge d’Avocat Général, il y a près de cent ans 500 Annotation en cours. . Ç’a été en ce lieu même qu’il a prononcé des paroles, dignes de la grandeur des juges qui les ont ouïes, de l’intérêt de l’État qu’il a défendu, et de la Majesté du Prince pour lequel il a parlé 501 Annotation en cours. . Il se voit, Messieurs, par vos Registres, qui sont les plus fidèles témoins des choses passées, que ses actions publiques lui ont donné rang entre les premiers hommes de son siècle, et que la prudence et le courage avec lesquels il parla sur le sujet du différend du Pape Jules troisième 502 Annotation en cours. , et du Roi Henri second 503 Annotation en cours. , lui ont fait mériter aussi justement les louanges de la Postérité, que les applaudissements de ses auditeurs. On aperçoit dans ses discours la renais242 sance des Lettres humaines en ce Royaume. Il a été l’un de ceux qui à l’exemple de Caton 504 Annotation en cours. ne se sont pas contentés de l’Éloquence de leur siècle ; qui ont formé de plus belles idées que celles qu’ils avaient reçues et excité l’émulation de leurs successeurs, après avoir surpassé les ouvrages de leurs Pères. Dans les fonctions éclatantes et laborieuses de cette Charge, il acquit une telle réputation de science et de probité, que le Roi Henri second récompensa ses travaux de celle de Président de la Cour 505 Annotation en cours. , voulant qu’après avoir servi de Langue à la Vérité 506 Annotation en cours. , il fût un des plus nobles organes de la Justice ; honneur que non seulement il méritait, mais qu’il n’obtint que par son mérite ; qu’il n’acheta qu’avec le prix de sa suffisance et de sa vertu qu’avec cet or divin, dont parle Platon, que le Soleil ne forme point dans la Terre, mais que Dieu répand du Ciel dans les âmes héroïques 507 Annotation en cours. . Durant 243 l’espace de près de trente ans qu’il a exercé cette dignité si relevée, ce Parlement a souvent emprunté son Éloquence, pour rendre raison de ses délibérations à trois de ses Souverains, et vos Registres nous apprennent qu’il n’a pas moins su parler aux Rois, que juger les particuliers ; qu’il émut le cœur de Charles IX par la sincérité de ses discours ; qu’il persuada son esprit par la gravité de ses paroles, et qu’il le mit même dans l’admiration et dans le silence, par la modeste générosité de ses réponses 508 Annotation en cours. . Mais il ne s’est pas contenté d’être sage en l’administration des choses civiles et vertueuses, comme l’ont été les Grecs et les Romains ; il a particulièrement étudié cette haute Philosophie, que Socrate n’a pas fait descendre du Ciel en Terre, mais que Dieu même y a apportée : Il a élevé ses désirs et ses espérances au-dessus du monde et de la Nature : 244 Il s’est efforcé de connaître Dieu [ h ] 509 Le titre complet est Rudimenta cognitionis Dei et sui, opus singulare ac pium e Musaeo J. Balesdens, Paris, S. Huré, 1636. Le texte fut traduit par G. Colletet et publié l’année suivante chez J. Camusat à Paris. [DR] , qui par sa grandeur est inconnu aux hommes, et de connaître l’homme, qui par sa vanité est inconnu à soi-même 510 Voir la note précédente. [DR] ; Il a tracé pour l’instruction de ses enfants les préceptes si nécessaires de cette divine connaissance : Il leur a laissé un Testament semblable à celui de ces anciens Patriarches, où il n’ordonne pas le partage de ses biens, mais où il leur montre le chemin de leur salut, où il ne les appelle qu’à la succession des richesses éternelles, et ne travaille à les rendre héritiers que de Dieu même 511 Sur ce personnage, voir l’ouvrage de Y. Nexon, Le chancelier Séguier (1588-1672), Ceyzérieu, Champ Vallon, 2015. L’auteur précise la teneur de la piété de Pierre Ier Séguier et indique qu’ « à la fin de sa vie, le président compile un traité sur la connaissance de Dieu et de soi-même qui résume toute sa pensée religieuse. On pourrait qualifier l’entreprise un peu rapidement de « stoïcisme chrétien », coloré cependant de forts élans mystiques empruntés à la lecture de l’École rhénane (Maître Eckhart, Ruisbroeck, Suso ou Tauler). Le volume manuscrit a été écrit pour ses enfants et copié pour chacun d’eux. » [DR] . Sa piété, Messieurs, a été récompensée par le nombre de ses enfants, par leurs honneurs et par leur vertu. Il laissa six fils qui tous, etc. 512 Pierre 1er Séguier eut en effet six filles et six fils, François, Pierre II, Hiérosme, Louis, Antoine et Jean. [DR] »
245Le Chevalier
Voilà qui me plaît, voilà qui me remplit l’esprit agréablement, et voilà comme je veux que l’on parle, cela est abondant sans être diffus, sublime sans être obscur et vigoureux sans être emporté 513 Annotation en cours. .
L’Abbé
Il faut remarquer qu’il y a plus de cinquante ans que ces Harangues ont été faites, et que cependant elles sont dans une aussi grande pureté de style que si elles venaient d’être composées. C’est une chose admirable que cet excellent homme ait su non seulement se défendre des vices de son temps, et de la barbarie qui régnait encore dans le langage ; des jeux de mots, des antithèses, du galimatias et du Phébus 514 Furetière : article « parler » : « on dit aussi, qu’un homme parle phebus, quand pour vouloir parler un stile trop haut, il tombe dans le galimatias. » [DR] qui faisaient alors les délices de l’Orateur et de ses Auditeurs, mais que par la force de sa raison il ait prévu, et saisi par avance la ma246 nière parfaite de s’exprimer, qui n’a été en usage qu’après une longue suite d’années. Quand je songe que cette Éloquence toute extraordinaire qu’elle est, a été peut-être une de ses moindres qualités, et que par une humilité sans exemple, il a renoncé à ce précieux don de la parole, par la seule raison qu’il allait le combler d’honneurs et de richesses, je ne puis me faire une assez grande idée de cet homme admirable, et quelque justice que la France ait rendue à son mérite, on n’y a point fait encore assez d’attention 515 Propos développé par Perrault dans Les Hommes illustres qui ont paru en France pendant ce siècle, Paris, Dezallier, 1697, t. I, p. 61-62 : [DR] . Quoi qu’il en soit je n’hésite pas à opposer ce seul Orateur aux plus excellents Orateurs d’Athènes et de Rome.
Le Président
Faites-vous réflexion à la vaste étendue des Empires où ont fleuri Cicéron et Démosthène, et songez-vous qu’il en est des grands esprits comme des grands poissons, 247 que les uns ne se trouvent que dans les grands États, de même que les autres ne se rencontrent que dans les grandes mers.
L’Abbé
Il n’est point vrai que la grandeur des poissons se proportionne à la grandeur des eaux où ils vivent, si cela était ainsi, les poissons de l’Océan seraient cent fois plus grands que ceux de la Méditerranée. Que s’il y a de grandes Baleines dans l’Océan, et qu’on n’en trouve pas dans les autres mers, ce n’est point à cause de sa vaste étendue, mais parce que l’Océan s’étend vers le Pôle, et que les Baleines deviennent beaucoup plus grandes sous les climats froids que partout ailleurs, car si l’étendue des eaux y faisait quelque chose, il devrait y avoir de bien plus grands monstres dans la mer Atlantique que dans la Manche, et sous le Pôle où les mers sont plus resserrées 516 Si, comme l’écrit Furetière, un « monstre » est avant tout un « [p]rodige qui est contre l’ordre de la nature, qu’on admire, ou qui fait peur », à l’image de ceux qu’offrent la mythologie (cyclopes, centaures, hydres, etc.), l’Afrique ou… la foire Saint-Germain, le mot désigne aussi à la fin du XVIIe siècle les animaux d’une taille exceptionnelle comme les baleines ou les requins, ou/et d’un coût exorbitant (brochets, saumons, turbots, etc.). « L’on voit dans une goutte d’eau que le poivre qu’on y a mis tremper a altérée, s’émerveille La Bruyère en 1688 dans ses Caractères, un nombre presque innombrable de petits animaux, dont le microscope nous fait apercevoir la figure, et qui se meuvent avec une rapidité incroyable comme autant de monstres dans une vaste mer ». [PD] . 248 À l’égard des esprits s’il était vrai que la grandeur des États en réglât absolument la force et l’étendue, comme l’Empire Romain s’est beaucoup augmenté depuis la mort de Cicéron, il devrait s’être élevé dans la suite des Orateurs plus excellents que lui, ce qui n’est pas selon votre système. Il faut à la vérité, que les Royaumes soient florissants pour produire de grands hommes, et particulièrement de grands Orateurs, mais leur degré d’excellence ne suit pas exactement l’étendue Géographique des États ; et en effet, que pouvait influer sur l’Éloquence du temps d’Auguste et des Empereurs qui l’ont suivi, la conquête d’une Province dans les extrémités des Indes ?
Le Président
Je veux bien que les conquêtes dont vous parlez n’augmentassent pas le nombre des bons esprits qui brillaient dans Rome, mais plus les 249 États sont grands et étendus, plus les intérêts pour lesquels on plaide, sont considérables, de même que les récompenses que peuvent espérer les Orateurs. L’on ne peut pas disconvenir que ces deux choses ne contribuent infiniment à la grandeur de l’Éloquence.
L’Abbé
L’importance des matières dont on parle fait à la vérité paraître davantage l’Éloquence, mais elle ne l’augmente pas.
Le Chevalier
C’est comme dans le jeu où l’importance et la valeur de ce qu’on joue ne rendent pas les joueurs plus habiles, quoiqu’on prenne plus de plaisir à voir de médiocres joueurs qui jouent grand jeu, que des joueurs excellents qui ne jouent que pour se divertir.
250L’Abbé
Vous devez de plus considérer, Monsieur le Président, que vous n’y trouverez pas votre compte, si vous faites réflexion sur l’importance des matières que traitent nos Prédicateurs. Pour ce qui est des récompenses, il est vrai qu’on a vu dans l’Antiquité de grands Orateurs parvenir à de grandes dignités, et que l’Éloquence de Cicéron a beaucoup servi à le faire Consul ; mais j’ai à dire que ce n’a jamais été la pensée ni l’espérance de devenir Consul qui ont animé Cicéron à l’étude de l’Éloquence, de même que ce ne sont point les grands établissements qui donnent d’abord du mouvement et du courage à ceux qui commencent à travailler à leur fortune.
Le Chevalier
Il est vrai que pas un des gens d’affaires n’a commencé par avoir 251 en vue les Palais magnifiques qu’ils habitent, ni les pompeux équipages dont ils se servent. Ils ne se sont levés tous les jours à cinq heures, et n’ont eu soin de bien tenir leurs Registres que pour parvenir à avoir un bidet 517 Furetière : “Cheval de petite taille”. [DR] et un appartement propre, et quand même ils auraient cru en demeurer là, ils n’auraient pas été moins vigilants ni moins soigneux de leur devoir.
L’Abbé
L’âme n’est point émue fortement par les objets trop éloignés et le seul bien qui se présente comme prochain est ce qui fait la forte impression. Peut-on s’imaginer qu’un jeune homme qui se destine à la prédication ne s’applique pas de toute sa force à son étude par le seul plaisir d’y réussir, et peut-on croire qu’il se relâche de son travail, parce qu’il songe qu’il ne lui en reviendra peut-être qu’un Évêché ? Je puis soutenir encore que si l’on consi252 dère à combien de dignités et d’établissements inconnus aux Anciens l’Éloquence a conduit les hommes en ces derniers temps, combien elle a fait d’Abbés, d’Évêques et de Cardinaux, et que quand on dit des Cardinaux on dit des hommes qui peuvent prétendre à la première place du monde 518 Annotation en cours. ; je puis, dis-je, soutenir qu’il y a lieu de féliciter l’Éloquence plus que jamais, sur le nombre et sur la grandeur de ses récompenses.
Le Président
Je conviens que l’Éloquence n’est pas toujours inutile à ceux qui la possèdent, mais il arrive presque toujours que lorsque nos Orateurs ont obtenu par son moyen ce qu’ils avaient en vue, ils l’abandonnent entièrement, et ne songent qu’à jouir de leur récompense 519 Annotation en cours. . Au lieu que plus les Anciens s’étaient élevés par leur bien dire, plus ils le cultivaient pour se maintenir dans le 253 poste avantageux où il les avait placés.
Le Chevalier
Il est vrai qu’on a pris plaisir de comparer quelques-uns de nos Orateurs à des chiens qui n’aboient plus aussitôt qu’on leur a jeté le morceau que l’on leur montrait 520 Annotation en cours. ; mais ce n’est qu’une pure plaisanterie, et ces mêmes Orateurs font bien voir l’injustice de ce reproche quand les emplois pénibles dont on les a chargés leur permettent de faire paraître leur Éloquence en des sujets qui le méritent.
Le Président
Il faut considérer quelle grandeur de courage donnait aux Orateurs l’état libre des Républiques où ils vivaient, et il faut demeurer d’accord que la domination des Empereurs et des Rois qui a mis des bornes à toutes choses, en a mis aussi de très étroites à l’Éloquence. 255 Les égards qu’on doit avoir quand on parle en public contraignent le génie et resserrent le feu des Orateurs les plus diserts et les plus véhéments.
L’Abbé
Il est vrai que sous les Empereurs Romains, le métier d’Orateur n’a plus été si bon qu’il l’était sous la République 521 Annotation en cours. ; mais on le savait mieux assurément, parce qu’on avait eu le temps de s’y perfectionner davantage. D’ailleurs est-ce que l’Éloquence n’est faite que pour émouvoir ou pour apaiser des séditions, et parce que la juste et légitime domination des Princes qu’il plaît au Ciel de nous donner pour notre bien, nous maintient dans la jouissance d’un doux et paisible repos, n’y aura-t-il plus lieu d’exercer la belle Éloquence 522 Annotation en cours. ? les Princes empêchent-ils les Avocats de défendre fortement les Innocents, et d’attaquer vigoureusement les Coupables ? Au lieu des séditions 255 qu’il fallait émouvoir ou apaiser du temps des Républiques anciennes, nos Prédicateurs n’ont-ils pas lieu d’employer les mêmes figures de Rhétorique, ou à exciter les pécheurs à secouer le joug de leurs passions tyranniques, ou à calmer les troubles que ces mêmes passions élèvent continuellement dans le fond de leurs âmes 523 Annotation en cours. ? Jamais les matières n’ont été plus heureuses pour l’Éloquence puisqu’elles ne sont pas de moindre importance que le salut et la vie éternelle. Les Panégyriques des Saints et les Oraisons funèbres, matières dont les unes n’ont point été connues des Anciens, et les autres ne l’ont été que très peu 524 Annotation en cours. , ne donnent-elles pas à l’Éloquence de quoi s’exercer dans l’Art de donner des louanges et de s’y exercer plus fréquemment et plus heureusement qu’elle n’a jamais fait ?
Le Président
Pour savoir à quoi nous en te256 nir jugeons des choses par leurs effets, faites-moi voir que nos Orateurs remuent des Peuples entiers, et qu’ils soient maîtres de la paix et de la guerre, que l’on faisait, ou que l’on ne faisait pas autrefois, selon qu’il leur plaisait de le persuader.
L’Abbé
La grandeur de l’effet n’est pas toujours une marque de la grandeur et de la force de la cause 525 Annotation en cours. , une voix faible peut paraître beaucoup dans un lieu résonnant, pendant qu’une voix beaucoup plus forte paraîtra moins dans un lieu sourd qui amortit le son ; un grand vent ne fera que de très petits flots sur un étang ou sur un lac, lorsqu’un vent médiocre élèvera sur l’Océan des vagues épouvantables. Cela est particulièrement vrai dans l’Éloquence, où rien ne contribue tant à lui faire produire de grands effets, que le grand 257 nombre et l’affluence des Auditeurs ; ainsi bien loin que ces mouvements dont on nous parle, causés par les Orateurs, au milieu d’une nombreuse populace, doivent nous faire rien conclure à leur avantage, il y a lieu de croire, que s’ils n’avaient eu qu’un médiocre Auditoire, leur Éloquence n’aurait eu aussi qu’un succès médiocre. Cependant je veux bien, si vous le voulez, que nous ayons égard aux effets de l’Éloquence des Anciens et de celle des Modernes, pour juger de leur force et de leur excellence. Croyez-vous que ce que font tous les jours nos excellents Prédicateurs ne soit pas préférable à ce qu’on nous raconte des Anciens ? Ce n’est point une populace inquiète et tumultueuse qui les écoute. C’est une Assemblée grave et sage, où il y a un nombre infini d’honnêtes gens, dont une grande partie n’ont guère moins de lumière et d’habileté que le Prédicateur même, qui assis et tran258 quilles examinent jusqu’à ses moindres paroles, et qui sur des matières dont l’Esprit, le Cœur et la Raison ont tant de peine à s’accommoder, parce qu’elles combattent leurs sentiments, leurs inclinations et leurs préjugés, sortent de l’Auditoire, convaincus des vérités les plus incompréhensibles, désabusés de leurs plus anciennes préventions et résolus de combattre les inclinations de leur cœur les plus chères et les plus tendres. Faire ces sortes de conquêtes est quelque chose de bien plus beau et de bien plus difficile, que de faire prendre ou quitter les armes à un peuple qui va comme on le pousse pour peu qu’on le prenne, parce qu’il aime ou parce qu’il craint. Mais quand il serait vrai que l’Éloquence des Anciens Orateurs fît plus d’effet sur l’esprit des peuples de leur temps, que nos Orateurs n’en font sur nous cela ne prouverait pas tant que leur Éloquence fût plus excellen259 te que la nôtre, comme ce serait une marque que les hommes des premiers siècles peu instruits et peu raffinés étaient plus faciles à émouvoir et à conduire par un Orateur que nous ne le sommes aujourd’hui. Aristote dit au commencement de sa Rhétorique , que dans l’Aréopage on défendait aux Orateurs de dire rien de pathétique, et qui pût émouvoir les Juges 526 Aristote, Rhétorique, 1354a. « Car, précise Aristote, il ne faut pas dévoyer le juré en l’amenant à éprouver de la colère, de l’envie ou de la pitié. Cela revient à tordre la règle dont on veut se servir. » [BR] . N’étaient-ce pas là de bonnes gens, et n’est-il pas plus naturel de conclure de là que ces Juges étaient bien simples que d’en inférer que les Orateurs fussent bien fins et bien habiles ? Quand on veut juger de l’Éloquence, il faut non seulement mettre à part le mérite des choses dont elle traite et la dignité des personnes qu’elle loue ou qu’elle blâme ; mais tout ce qui n’est pas essentiel à l’Éloquence. En un mot, l’Éloquence ne dépend point de la matière dont elle parle ; mais de la manière dont elle en parle 527 Annotation en cours. .
260Le Chevalier
Si l’Éloquence dépendait de la matière, il faudrait dire qu’une lettre de Change de cent mille écus 528 Annotation en cours. serait plus éloquente que toutes celles de Pline et de Cicéron, puisqu’on ne peut pas douter qu’elle ne fût beaucoup plus persuasive. Il faudrait dire aussi qu’un billet de pareille somme payable au porteur 529 Annotation en cours. serait plus éloquent que tous les billets doux les plus spirituels et les plus galants qu’on ait jamais écrits.
L’Abbé
Il n’y a que la manière de penser et d’exprimer les choses qui constitue proprement ce qu’on appelle Éloquence ; je doute même qu’il fallut avoir égard à la prononciation, quoique Démosthène la regarde comme la partie principale d’un discours 530 Annotation en cours. . La raison que j’en ai, c’est qu’elle abandonne l’ouvrage dès qu’il est prononcé et qu’elle ne passe pas 261 avec lui dans les Siècles suivants. Ainsi elle peut être considérée comme un avantage qui rend l’homme Éloquent, mais qui ne fait pas que son discours en soit en lui-même plus éloquent et plus pathétique. Je dirai encore à ce sujet, qu’il se peut faire que Démosthène était beaucoup plus Éloquent que ses ouvrages 531 Annotation en cours. . Il avait une prononciation extrêmement avantageuse qui donnait de la force et de l’autorité aux moindres choses qu’il disait et c’est sans doute pourquoi nous ne trouvons pas dans ses Oraisons les mêmes beautés qu’y trouvait le Peuple d’Athènes, car le Peuple est plus sensible à cette partie de l’Orateur qu’à toutes les autres 532 Annotation en cours. . Et c’est sans doute aussi pourquoi Démosthène a dit que l’Éloquence ne consistait que dans la prononciation.
Le Chevalier
J’ai vu un Prédicateur qui n’avait pas le sens commun, mais 262 qui avait un organe admirable 533 Annotation en cours. . Dans l’Église où je l’ouïs prêcher, qui était fort vaste, il n’y avait pas un seul endroit où on n’entendît très distinctement toutes les syllabes des mots qu’il prononçait, mais il n’y avait aussi aucun endroit dans l’Église où on pût comprendre un seul mot de ce qu’il voulait dire ; on y crevait, et les Auditeurs se disaient XVII Variante 1693 : et la plupart des Auditeurs disaient l’un à l’autre [DR] l’un à l’autre, « il ne faut point dire : voilà le Roi des hommes », on n’a jamais prêché de cette force 534 Annotation en cours. .
L’Abbé
Cependant si vous le voulez nous tiendrons compte aux Anciens de leur prononciation, dont ils ont fait tant de cas, et des gestes mêmes dont ils l’accompagnaient 535 Annotation en cours. , car si nous voulons être équitables, nous trouverons qu’en cela les Modernes ne leur sont point inférieurs.
263Le Chevalier
J’ai ouï dire que les Anciens chantaient plus qu’ils ne prononçaient, et qu’ils avaient même derrière eux des joueurs d’instruments qui leur donnaient le ton 536 Annotation en cours. , j’ai vu Arlequin représentant l’Orateur Nazagoras 537 Arlequin Nazagoras ne semble pas représenté dans le répertoire de la foire ni dans les scénarios de Domenico Biancolello édités par Delia Gambelli, Arlecchino a Parigi, Biblioteca teatrale, La Commedia dell’arte, Rome, Bulzoni, 1997. Arlequin ridiculise en contexte musical le personnage de l’orateur Cicéron en improvisant dans la IXe Entrée du Ballet des Muses donné au château de Saint-Germain-en-Laye en 1666 (musique de Lully, livret de Benserade et Molière) . [CBP]/[DR]. , et tenant un violon où il cherchait les tons qu’il devait prendre. Il n’a fait apparemment cette plaisanterie, que parce que les Anciens Orateurs avaient accoutumé d’en user ainsi.
L’Abbé
Rien n’est plus vrai que c’était l'usage chez les Anciens, et que s’ils n’avaient pas toujours derrière eux des joueurs d’instruments quand ils parlaient en public, ils en avaient chez eux pour étudier leur prononciation.
Le Chevalier
J’admire que les Amateurs de 264 l’Antiquité appellent nos plus célèbres Avocats brailleurs, parce qu’ils parlent quelquefois un peu haut et avec chaleur, ce qui n’arrive pourtant guère que quand les juges sont aux opinions, et qu’ils n’en seraient pas entendus s’ils n’élevaient leurs voix ; et que ces mêmes Amateurs de l’Antiquité soient charmés quand ils lisent que Démosthène faisait trembler tout son Auditoire par la véhémence de sa prononciation. On dit encore que les gestes des Anciens étaient terribles à voir, qu’ils allaient et venaient dans leurs tribunes aux harangues remuant les bras et les jambes tout à la fois, frappant des pieds et des mains, et criant de toute leur force, en sorte qu’il n’y avait pas moyen de résister à leur Éloquence 538 Annotation en cours. . Il faut bien qu’il en soit quelque chose, car il n’est pas croyable combien on résiste facilement aujourd’hui à cette même Éloquence dénuée qu’elle est de ces grands se265 cours de la voix et des gestes 539 Annotation en cours. .
L’Abbé
Il y aurait de la témérité à blâmer la prononciation et les gestes des anciens Orateurs puisqu’il n’est pas possible de nous en faire une véritable idée ; ce qu’on peut dire, c’est que si ces manières outrées et véhémentes plaisaient aux hommes de ces temps-là, elles ne plairaient pas assurément dans notre Siècle, et surtout en France, où l’on veut que tout soit aisé et naturel, et renfermé dans les bornes de la raison. Je ne comprends pas comment des gens aussi fins et aussi délicats qu’on prétend l’avoir été les Grecs et les Romains s’accommodaient d’un Orateur qui criait et qui se tourmentait de la manière qu’on nous le fait entendre, rien ne doit être plus insupportable à des gens délicats qu’une voix trop éclatante, et des gestes immodérés qui marquent pour l’ordinaire de l’in266 discrétion ou du manque de respect dans celui qui parle. Combien une voix proportionnée au lieu et au nombre des Auditeurs, et une action modeste où il n’entre de mouvement soit du corps, soit des bras ou des mains qu’autant que le demandent les choses que l’on dit, ont-elles plus de force et d’agrément ? Les emportements de la voix et du geste ne peuvent être soufferts qu’en de certaines occasions qui sont très rares, et ils ne peuvent régner dans tout un discours, sans fatiguer et même sans offenser les Auditeurs, qui prétendent avec raison, que le respect qui leur est dû ne permet pas à l’Orateur de prendre à tous moments l’air et le ton de maître 540 Annotation en cours. .
Le Président
Est-ce que nos plus excellents Prédicateurs n’en usent pas de la sorte, ne les voit-on pas à tous moments se tourmenter dans leur chai267 re et faire plus de bruit que n’en ont jamais fait les plus véhéments Orateurs de l’Antiquité ?
Le Chevalier
Nous en avons connu un qui était parfaitement de ce caractère 541 Annotation en cours. , une infinité de Gens y couraient et en étaient charmés, pour moi je n’en fus point touché du tout, et la seule bonne résolution que je fis à sa prédication, fut que je ne retournerais jamais l’entendre.
L’Abbé
Quoique ces sortes d’emportements soient permis et souvent même très utiles dans la prédication, ils peuvent être trop fréquents, et quelquefois hors de propos. Mais il y a une grande différence entre nos Prédicateurs et les Orateurs Anciens, ceux-ci ne parlaient que pour des hommes et pour des intérêts purement humains, nos Prédicateurs parlent de la part de Dieu 268 et du salut éternel, et ils en parlent à des Auditeurs qui doivent un respect infini aux vérités qu’ils leur annoncent 542 Annotation en cours. : Ils viennent nous expliquer les bontés ineffables du Créateur du Ciel et de la Terre, nous reprocher nos ingratitudes et nous représenter les châtiments qu’elles méritent, on ne regarde point ce que ces Orateurs sont par eux-mêmes mais la seule grandeur de leur ministère qui les élève infiniment au-dessus des Rois mêmes qui les écoutent 543 Annotation en cours. . C’est à de tels Orateurs que siéent bien quelquefois une prononciation véhémente et des gestes un peu violents, lorsque le zèle du Seigneur dont ils soutiennent les intérêts les anime avec justice contre nos crimes et contre nos impiétés ; avec tout cela il leur sied mieux pour l’ordinaire d’avoir de la modération dans leur voix et dans leurs gestes, et ils entrent plus aisément dans le cœur quand ils s’en approchent avec des paroles d’a269 mour et de charité, que quand ils l’attaquent de vive force par des reproches et par des menaces. Quoi qu’il en soit, puisque les Grecs et les Romains aimaient la véhémence, et dans la voix et dans les gestes, je me contente de blâmer leur goût encore peu délicat sur ces sortes de choses, et pour les Orateurs bien loin de les reprendre je les loue de s’être conformés à leurs Auditeurs.
Le Président
Si les choses vont comme vous le dites, nos Orateurs sont bien aimés du Ciel de pouvoir se rendre si habiles en travaillant si peu pour le devenir, et les Anciens étaient bien malheureux de se donner autant de peine qu’ils faisaient pour n’être que médiocres comme vous le prétendez. Voyons ce qu’ont fait Démosthène et Cicéron pour se rendre Éloquents. Quoiqu’ils eussent du côté de la Nature tout ce qu’elle peut donner à ceux qu’elle aime, 270 bon sens, génie, vivacité, bonne mine, beau ton de voix, en un mot tous les talents de l’esprit et du corps ; voyons leurs études, leurs voyages et leurs exercices. Démosthène commença par s’interdire tous les plaisirs et tous les divertissements de la jeunesse dans une Ville où ils se présentaient à lui de tous côtés 544 Annotation en cours. , il choisit, au lieu de la maison de Phryné l’École de Platon 545 Annotation en cours. , il ne se donnait de relâche 546 Furetière : « se dit figurément en choses morales. Il faut donner quelque relasche à son esprit, ne pas s’appliquer toûjours à l’estude. » [DR] que dans les entretiens des plus grands philosophes de son temps. Pour s’imposer la nécessité d’une longue retraite où il vaquât sans interruption à l’étude de l’Éloquence, il se rasa la moitié de la tête, afin que si le désir de rentrer dans le commerce du monde venait à le prendre, il en fût retenu par la honte de la difformité de sa chevelure 547 Annotation en cours. . Il allait déclamer sur le bord de la mer pour s’apprivoiser par le bruit des vagues aux émotions du peuple et au bruit des grandes Assemblées 548 Annotation en cours. . Il parlait avec vé271 hémence en montant sur des lieux fort escarpés pour se fortifier la voix, et il s’emplissait la bouche de petits cailloux en déclamant pour corriger la pesanteur de son organe, et la difficulté qu’il avait à prononcer certaines lettres 549 Annotation en cours. . Cicéron dès son enfance apprit parfaitement la Langue Grecque, et il eut toujours auprès de lui les plus grands hommes qu’il y eut de son temps en Éloquence, et en Philosophie 550 Annotation en cours. ; Il fit même un voyage à Athènes pour aller sur les lieux puiser ce qu’il y a de plus fin et de plus curieux dans toutes les Sciences 551 Annotation en cours. . Voilà une partie de ce qu’ont fait ces deux grands Orateurs pour l’étude de l’Éloquence, et ce qui sert à nous rendre croyable le degré de perfection où ils sont parvenus, et voilà ce que ne font point les Orateurs de notre temps, et ce qui peut servir à diminuer l’étonnement où nous devons être de voir leur Éloquence si inférieure à celle 272 de ces grands hommes.
L’Abbé
J’espère vous faire voir que la manière dont on se prend aujourd’hui à étudier l’Éloquence est aussi bonne et meilleure même que celle des Anciens 552 Annotation en cours. . Est-ce que ceux qui veulent exceller dans la Chaire ou dans le Barreau ne se retirent pas des Compagnies de plaisir, pour lire, pour composer et pour déclamer, pendant que les autres jeunes gens de leur âge se divertissent et font la débauche ; que s’ils ne se rasent pas la moitié de la tête, c’est qu’ils ont assez de force sur eux pour pouvoir sans ce secours se tenir séparés du trop grand commerce du monde, et des divertissements inutiles. S’ils ne vont pas à la mer haranguer les flots pour s’affermir la voix, c’est qu’on ne parle plus en public que devant des gens raisonnables et qui prêtent silence. Pour ce qui est de mettre des cailloux 273 dans leur bouche, je ne crois pas qu’on doive les y obliger pour peu qu’ils aient de facilité à prononcer toutes leurs lettres. Si l’on ne s’avise plus de faire voyager un jeune homme pour le rendre Éloquent, c’est qu’il y a plus de choses à apprendre dans une Bibliothèque, aujourd’hui que l’impression fournit une si grande abondance de livres, que Cicéron n’en pouvait apprendre dans tous ses voyages 553 Annotation en cours. . Cicéron vit peut-être cinq ou six Philosophes, dont la science était fort bornée, et dans une Bibliothèque on en peut voir des milliers, et non seulement de ces Anciens qui ne savaient la plupart ce qu’ils disaient, mais de ceux des derniers temps, dont le moindre en sait davantage, que les plus célèbres de la savante Antiquité.
Le Chevalier
Cette réflexion fait que je compare les Anciens Orateurs lorsqu’ils 274 se préparaient pour quelque action d’éclat à des Gentilshommes de Campagne, qui ayant à régaler une grande compagnie de leurs amis, ne peuvent leur donner que ce qu’ils ont dans leur bassecour, le gibier de leur chasse, et des fruits de leur jardin ; tout cela peut être fort bon et fort naturel, mais bien souvent ce n’est pas grand-chose. Et je compare les Orateurs Modernes qui ont à parler en public aux hommes riches et magnifiques d’une grande ville comme Paris 554 Annotation en cours. , où ils trouvent quand il leur plaît plus de gibier et de beaux fruits en un quart d’heure, que les Gentilshommes dont j’ai parlé n’en pourraient ramasser dans le cours d’une année.
L’Abbé
Il est encore vrai que sans se fatiguer dans des voyages, Paris seul, où je suppose que les jeunes Orateurs se forment à l’Éloquence , fournit assez d’honnêtes gens dont le commerce 275 et la conversation peuvent polir ce qu’on acquiert par la méditation et par la lecture. Je soutiens encore comme je l’ai déjà fait, que d’avoir des Maîtres de Rhétorique est quelque chose de plus utile, que d’aller simplement entendre ceux qui excellent en Éloquence 555 Annotation en cours. , outre que rien n’empêche les jeunes gens d’aller ouïr les belles Causes qui se plaident, et d’assister aux Sermons et aux Oraisons funèbres de nos excellents Prédicateurs, ce que j’estime leur être très utile en toutes manières.
Le Président
De sorte que c’est un malheur à Démosthène et à Cicéron de n’être pas nés dans les siècles où nous sommes avec les talents qu’ils avaient pour l’Éloquence, car dans un siècle aussi poli que le nôtre, ils auraient fait tout autre chose que ce qu’ils ont fait dans les siècles barbares d’Alexandre et d’Auguste.
276L’Abbé
Je ne dis point que les siècles d’Alexandre et d’Auguste aient été barbares 556 Ces deux périodes (IVe siècle av. J.-C. et Ie siècle av. - Ier ap. J.-C.), dominées par deux figures au prestige exceptionnel, représentent deux apogées politiques, culturelles et artistiques pour l’antiquité : elles font figure de références historiques majeures. [DR] , ils ont été autant polis qu’ils le pouvaient être, mais je prétends que l’avantage qu’a notre siècle d’être venu le dernier, et d’avoir profité des bons et des mauvais exemples des siècles précédents, l’a rendu le plus savant, le plus poli et le plus délicat de tous. Les Anciens ont dit de bonnes choses mêlées de médiocres i Correction manuscrite sur l'exemplaire transcrit. 557 correction à la main sur le mot imprimé avec une coquille : « mediores ». Furetière : « Qui est au milieu de deux extrémités, qui n’a ni excès, ni défaut. » [DR] et de mauvaises, et il ne pouvait pas en arriver autrement à des gens qui commençaient, mais les Modernes ont eu le bonheur de pouvoir choisir, ils ont imité les Anciens en ce qu’ils ont de bon, ils se sont dispensés de les suivre dans ce qu’ils ont, ou de mauvais ou de médiocre, et de là vient que les ouvrages de nos excellents Orateurs sont presque partout de la même force, que le sont les ouvrages des Anciens dans les en277 droits les plus beaux, les plus forts et les plus Éloquents.
Le Président
Supposé que les choses dussent aller comme vous le dites, supposition dont je ne conviens point, la Nature ne se dispense-t-elle pas quelquefois de suivre son train ordinaire. Il lui a plu de faire naître de grands hommes en de certains temps, et il ne lui a pas plu d’en faire naître de semblables dans la suite des temps ; avez-vous quelque chose à lui dire là-dessus ? Ce sont des veines d’or qu’elle a mises en certains endroits de la Terre, pendant qu’elle ne met que du cuivre et du fer partout ailleurs 558 Furetière : « se dit aussi de la différente disposition et nature de la terre qu’on trouve, quand on la creuse. Voilà une veine de terre qui est sablonneuse, une autre qui est d’argile, une autre de roche. Voilà une veine d’ocre, de vitriol, d’alun, de souffre, etc. On dit en ce sens, une veine d’or, une veine d’argent, une veine de mercure, et semblablement des autres métaux, qui sont certains endroits de la terre où se trouve la glebe des métaux, et qui se distribue en divers rameaux, de même que les veines dans le corps humain. Tavernier a décrit les veines des mines des diamants qui sont à Raolconda, et la façon de les en tirer. » Négociant et voyageur, Jean-Baptiste Tavernier a publié en 1676, à Paris, chez Clouzier et Barbin, trois volumes accompagnés de cartes relatant ses « six voyages » en Turquie, Perse et Indes « pendant l’espace de quarante ans », puis en 1679 un Recueil de plusieurs relations et traités singuliers et curieux. [DR] ; elle agit en maîtresse, et nous ne sommes pas en droit de lui demander raison de tout ce qu’elle fait.
L’Abbé
Je demeure d’accord que la Nature peut faire tout ce qu’il lui plai278 ra, mais la question est de savoir si elle a fait ce que vous dites, et si elle a eu cette fantaisie de produire en un certain temps de grands hommes, et de n’en produire plus dans la suite qui leur fussent semblables.
Le Président
N’y a-t-il pas eu un temps où elle faisait des Géants 559 Les géants peuplent la mythologie gréco-romaine, depuis la Théogonie d’Hésiode, et des géants sont mentionnés dans la Bible comme va l’évoquer l’ Abbé en rappelant le débat sur le sujet. [CBP] , et un autre où les hommes vivaient des huit à neuf cents ans 560 Selon la Genèse, sept des onze patriarches, dont Adam et Mathusalem, auraient vécu plus de 900 ans (Genèse, 5, 1 – 25, 26). [CBP] , elle a pu faire la même chose, et je suis persuadé qu’elle l'a fait touchant les esprits et les génies.
L’Abbé
À l’égard des Géants vous savez bien que l’opinion la plus reçue est que ceux que l’ Écriture dit avoir vécu dans les premiers siècles, n’étaient pas plus grands que les autres hommes, mais qu’ils furent appelés Géants, parce qu’ils étaient audacieux, méchants et impies 561 « En ce jour les Géants étaient sur la terre […] » Genèse (6, 1-4). D’autres géants apparaissent dans la Bible : en terre de Canaan ( Nombres, 13), Og, roi de Basan (Deutéronome, 3-11), Goliath tué par le roi David (Samuel, 1er livre, 17). Le verset de la Genèse est à l’origine d’un vaste débat chez les commentateurs, dont certains sont cités par l’ Abbé. Comme l’explique Antoine Schnapper, le débat comporte deux aspects : « si les hommes étaient à l’origine des géants, et d’une longévité extraordinaire, s'ils ne le sont plus ne serait-ce pas […] que le monde est engagé dans un processus de vieillissement, de dégénérescence ? ». Le second aspect porte sur « l’interprétation des ossements gigantesques que l’on ne cesse de déterrer ici ou là » (p. 179-180). L’ abbé fait également référence à une interprétation allégorique (l’audace et l’impiété). Sur ce débat voir, Jean Céard, « La querelle des géants et la jeunesse du monde », The Journal of medieval and Renaissance Studies, VIII, 1, 1978, p.37-76 et Antoine Schnapper, « Persistance des géants », Annales, 1986, 41-1, p. 177-200. [CBP] . Vous savez que c’est ainsi qu’en parlent 279 Flavius Josèphe [ i ] 562 Flavius Josèphe est un historien grec du Ier siècle (mort vers 100). Pour une traduction du XVIIe siècle voir, Histoire des juifs, écrite par Flavius Joseph, sous le titre de Antiquités judaïques, trad. Arnauld d’Andilly, Paris, Pierre Le Petit, 1667. [CBP] , Philon Juif [ j ] 563 Philon le juif ou Philon d’Alexandrie (20 av.JC- 45). Le De Gigantibus (Des Géants) porte sur l’interprétation de Genèse, 6. Voir Œuvres de Philon d’Alexandrie, éd. R. Arnaldez, J. Pouilloux, C. Mondésert, Éditions du Cerf, volume 7, 1963. [CBP] , saint Cyrille [ k ] 564 Saint Cyrille (376 ?-444), Contra Julianum Imperatorem ou Adversus Julianum (en 10 livres). Nicolas Bourbon propose une édition du Livre I en 1630 (Paris, R. Sara). [CBP] et plusieurs autres 565 Jean Céard étudie de nombreux textes relatifs à la question au Moyen-Âge et au XVIe siècle (art.cité, note 555) ; A. Schapner en cite également un certain nombre pour le XVIIe siècle (art.cité). Par exemple, Jean Riolan, Gigantomachie pour respondre à la Gigantostologie (1613), texte qui répond à la Gigantostéologie ou Discours des os d’un Géant paru la même année et défendant l’existence des géants ; du même : Gigantologie. Histoire de la grandeur des géants, où il est démontré que de toute ancienneté les plus grands hommes, et géants, n’ont été plus hauts que ceux de ce temps (1618), Caspar Schott, Physica curiosa (1662) etc. [CBP] ; vous savez aussi que Goropius [ l ] 566 Joannes Goropius Becanus (1519-1573), médecin, linguiste et humaniste hollandais affirme que les hommes des premiers temps et que les ossements trouvés notamment à Anvers appartiennent à des éléphants ou à des monstres marins. La Gigantomachie se trouve au livre II des Origines Antwerpianae (Anvers, 1569). Voir J. Céard, art.cité, p. 63-64 et A. Schnaper, art.cité, p. 182. [CBP] a fait voir que des os d’une grandeur extraordinaire qu’on montre à Anvers pour des os de Géant sont des os d’Éléphant 567 La Gigantologie (voir note 559) de Jean Riolan consacre également trois chapitres à la question des os des Géants (Chap. VII « Des os de grandeur excessive qui prouvent qu’il y a eu des géants » ; Chap. X, « D’où viennent tant d’os que l’on a découvert, et que l’on trouve aujourd’hui » ; Chap. XI « Des os d’éléphants ».) [CBP] ; je demeure d’accord qu’il est venu des hommes de temps en temps d’une taille extraordinaire. Goliath était un vrai Géant, et nous en avons vu quelques-uns à la Foire Saint-Germain 568 La Foire Saint-Germain se tient au printemps entre février et Pâques autour de l’abbaye de Saint-Germain des prés. On y peut voir des acrobates, montreurs d’animaux et de curiosités, des spectacles. [CBP] ; mais on n’en a point vu de races toutes entières. Pour ce qui est des hommes qui ont vécu beaucoup plus que les autres dans le commencement des temps, il y en a une raison si visible, qui était de peupler le monde, que cela ne doit être d’aucune conséquence 569 L’ Abbé met fin de manière fort pragmatique à un débat séculaire (voir l’article de Jean Céard cité note 555). Les références érudites de l’ abbé sur le débat autour des Géants ont une fonction similaire à celle déployée dans l’ Histoire des oracles (1686) de Fontenelle : remettre en question les mythes et croyances par le savoir : « vous savez bien », « vous savez », dit d’ailleurs l’ Abbé. [CBP] . Il reste à répondre à l’exemple des veines d’or, qui ne se trouvent qu’en de certains endroits. Je dis que les grands génies ne se trouvent aussi qu’en de certains endroits. Ce se280 rait une chose étrange qu’il y en eût partout, et que tous les hommes fussent d’une égale force d’esprit. Je trouve que cette comparaison fait entièrement pour moi, car comme en ces temps-ci les hommes qui travaillent aux mines trouvent des veines d’or aussi belles, et les trouvent aussi fréquemment qu’autrefois, ceux qui voudront chercher de bons esprits en trouveront une aussi grande quantité, et d’aussi excellents que dans les siècles les plus anciens. Encore une fois la Nature est toujours la même en général dans toutes ses productions 570 C’est la thèse centrale de la Digression sur les Anciens et les Modernes de Fontenelle (1688). [CBP] ; mais les siècles ne sont pas toujours les mêmes ; et toutes choses pareilles, c’est un avantage à un siècle d’être venu après les autres.
Le Président
Suivant ce système, il faudrait dire non seulement que Cicéron a été plus Éloquent que Démosthène, mais que Cassiodore a été plus Éloquent que Cicéron 571 Annotation en cours. .
281L’Abbé
J’ai dit que l’avantage d’être venu le dernier n’est considérable, et ne produit son effet que quand toutes choses sont pareilles d’ailleurs, et qu’il n’y a rien de plus fort qui s’y oppose, or il n’est pas étrange que l’inondation des Goths et des Vandales qui portèrent la Barbarie jusque dans le sein de Rome 572 Inondation « se dit figurément d’une grande multitude de peuple qui envahit un pays, Une grande inondation de Barbares » (Académie, 1694). Les Goths sont un peuple germanique. Divisés en deux branches, Visigoths et Otsrogoths, ils affrontent l’empire romain aux IVe et Ve siècles. Les troupes d’Alaric s’emparent et pillent Rome en août 410. Les vandales, groupe de tribus germaniques, ont saccagé Rome en 455. [CBP] , l’ait emporté sur l’avantage qu’avait Cassiodore d’être venu depuis Cicéron 573 Annotation en cours. . Je dirai donc pour m’expliquer d’une manière plus juste et plus équitable, que les Anciens et les Modernes ont excellé également, les Anciens autant que le pouvaient des Anciens ; et les Modernes autant que le peuvent des Modernes.
Le Chevalier
Cela me fait souvenir d’un de mes frères qu’on louait d’avoir également bien fait dans toutes ses 282 Classes, c’est-à-dire autant bien en sixième, que le peut un sixième et autant bien en Rhétorique, que le peut un Rhétoricien 574 Annotation en cours. .
L’Abbé
Nous avons déjà remarqué en passant le manque de politesse des Grecs et des Romains dans les manières peu galantes, dont ils traitaient l’amour, nous pouvons encore en juger par ce qui nous reste de leurs conversations 575 Sur l’amour voir supra [p. 31 et suivantes]. Le mot « conversation » paraît anachronique pour les auteurs antiques. La conversation n’existe vraiment comme telle, et comme véritable art de salon, qu’à partir du XVIIe siècle. L’ Abbé a alors beau jeu de relever les injures qui jalonnent les épopées homériques dans lesquelles on ne trouve de fait nulle « conversation ». En revanche, le modèle du discours rhétorique, évoqué par l’ abbé à propos des Romains, est présent. Mais ces discours ne sont pas des « conversations ». [CBP] . Les Rois et les Héros se disaient chez Homère des injures que nos Crocheteurs ne se diraient pas sans se battre 576 « Crocheteur » chez Furetière : « signifie aussi un Portefaix qui transporte des fardeaux sur des crochets. », « se dit aussi par extension, des gens de basse condition qui font des choses indignes des honnêtes gens. » [DR] Reproche récurrent pour dénoncer la « grossièreté » des épopées homériques. Voir Tome I, p. XXXV (notes 55-56), Le Siècle de Louis le Grand (Tome I, p. 6, note 35). [CBP] . Achille, le divin Achille appelle Agamemnon visage de chien, lâche, ivrogne, impudent 577 Homère, Iliade , I, 225 : « Sac à vin, œil de chien et cœur de cerf ! » dans la traduction de Paul Mazon, Les Belles Lettres, 1937, texte grec : Οἰνοϐαρές, κυνὸς ὄμματ᾿ ἔχων, κραδίην δ᾿ ἐλάφοιο. Dans ses Parallèles , Perrault ne fait pas moins de trois références à ce vers, qu’il considère comme discordant et inadapté au registre épique. Voir t. III, page 49, note 129 et page 301, note 815. [CBP]/ [BR] , quoiqu’Agamemnon fût non seulement son Roi, mais celui de tous les autres Rois que la querelle de Pâris avait assemblés 578 Agamemnon roi de Mycènes, conduit l’expédition des Achéens contre Troie après l’enlèvement d’Hélène par Pâris. Homère suggère qu’il descendrait de Zeus et il est surnommé le « roi des Rois », commandant dans l’ Iliade à plus de vingt-neuf rois. [CBP] . Les Romains mêmes qui étaient beaucoup plus honnêtes et plus civilisés, comme moins anciens, étaient encore peu 283 circonspects dans leurs paroles ; je dis les Scipions, les Lelius et les plus renommés pour cette urbanité Romaine qui les distinguait de tous les autres peuples 579 L’ urbanitas désigne la politesse du langage et de l’esprit. Dans le dernier livre de De La République, Cicéron vante l’urbanité de Scipion l’Africain, Caïus Laelius est son général. [CBP] . Je dis Cicéron lui-même, qui dans ses Plaidoyers contre Antoine , contre Clodius , contre Pison , et contre Verrès leur dit, comme je l’ai déjà remarqué, des injures en plein Sénat qu’un honnête homme aujourd’hui aurait peine à dire devant ses valets 580 Annotation en cours. .
Le Président
La liberté qu’ils se donnaient de parler ainsi, et la force qu’ils avaient de ne s’en pas offenser marquent leur vertu et la grandeur de leur courage qui ne s’ébranlait pas pour de simples paroles dites avec une noble hardiesse, et qu’ils écoutaient avec une généreuse insensibilité, au lieu que dans ces derniers temps, la faiblesse de nos plus grands hommes a été telle qu’on les a vus 284 se piquer, se battre, et se tuer les uns les autres pour un mot équivoque ou mal entendu 581 Annotation en cours. . Cette fausse délicatesse que vous louez est une pure marque de petitesse et de légèreté, puisqu’en effet c’est particulièrement dans les enfants, dans les vieillards et dans les malades qu’elle se trouve à cause de leur faiblesse et de leur infirmité.
L’Abbé
Comme les Anciens n’étaient pas moins touchés que nous de tout ce qu’ils croyaient être une véritable injure, cette insensibilité qu’ils avaient pour les paroles outrageantes n’a pu avoir d’autre cause que leur peu de politesse et le peu d’attention qu’ils faisaient à la force et à la valeur de leurs expressions.
Le Président
Je veux croire comme vous le dites qu’ils n’y prenaient pas garde de si près que nous, et ç’a été cette 285 attention trop scrupuleuse qu’on s’est avisé d’avoir à éplucher toutes les paroles qui a fait dégénérer la noble et généreuse Éloquence des Anciens en une froide correction grammaticale qui fait le seul mérite de l’Éloquence d’aujourd’hui 582 Annotation en cours. .
L’Abbé
Je n’aurais jamais cru que d’être exact sur la vraie signification des paroles, et sur le degré de force qu’elles ont les unes plus que les autres fût un obstacle à l’Éloquence. Je suis persuadé que le juste discernement de la valeur des expressions dont on se sert est un des talents les plus nécessaires à un grand Orateur, surtout quand il a à parler devant des gens qui ont de la délicatesse, ou dans l’esprit ou dans le cœur. On peut voir encore une marque du peu de politesse dans les Anciens, en ce qu’ils ne s’étaient pas encore avisés qu’il n’était pas honnête de se nommer 286 le premier, car ils disaient moi et vous avons fait telle chose, moi et César étions au Sénat un tel jour 583 La Logique de Port-Royal (éd. de 1664, III, ch. XX, éd. P. Clair et Fr. Girbal, Paris, Vrin, 1993, p. 267) contient un écho à un fragment célèbre des Pensées qui semble inspirer Perrault ici : « Feu Mr Pascal, qui savait autant de véritable rhétorique que personne en ait jamais su, portait cette règle jusques à prétendre qu’un honnête homme devait éviter de se nommer, et même de se servir des mots de je, et de moi, et il avait accoutumé de dire sur ce sujet que la piété chrétienne anéantit le moi humain, et que la civilité humaine le cache et le supprime » (Sellier 494). [DR] . Il est vrai qu’il est naturel que la première personne aille devant la seconde, et la seconde devant la troisième, et que cet ordre s’observe dans la conjugaison des verbes de la plupart des Langues du monde, mais comme nonobstant cet ordre naturel ils s’étaient bien aperçus que quand on marche ensemble, il est honnête de faire passer les autres devant soi, pourquoi n’ont-ils pas vu qu’il était de la belle et véritable Urbanité d’observer la même cérémonie dans la marche des Noms, si ce n’est que cette bienséance était encore pour eux quelque chose de trop subtil et de trop métaphysique 584 Relatif à la métaphysique que Furetière définit comme la « dernière partie de la Philosophie, dans laquelle l’esprit s’élève au-dessus des êtres créés et corporels, s’attache à la contemplation de Dieu, des Anges, et des choses spirituelles, et juge des principes de toutes connaissances par abstraction et détachement des choses matérielles. » [DR] ?
Le Chevalier
Je me serais plus aisément accommodé de cette manière peu civile de placer les Noms, que de la maudite 287 coutume qu’ils avaient de dire tous quelque belle Sentence 585 Il existe, d’après Françoise Frazier, une « tradition sapientielle et historique plus large, remontant à la plus haute antiquité et originellement orale, qui embrasse aussi bien les sentences anonymes et les proverbes que les mots de sages et hommes illustres », « La tradition antique de l’apophtegme ou à la recherche de l’apophtegme antique », Littératures classiques, 2014-2, n° 84, p. 18. Nicolas Perrot d'Ablancourt a notamment publié un Recueil d’Apophtegmes anciens, traduits du grec et du latin, Paris, Jolly, 1664. L’usage de la sentence dans le théâtre tragique de Corneille relève d’une pratique avérée mais discutée de l’intertextualité antique. Voir Elena Garofalo, La sentence dans le théâtre du XVIIe siècle : les tragédies de Pierre Corneille (1635-1660), Lille, ANRT, 2003. [DR]/[CNo] . Épaminondas disait ordinairement qu’il était beau de mourir à la guerre 586 Plutarque, Le Démon de Socrate, 3. [DR] . Anacharsis avait accoutumé de dire que la vigne portait trois raisins dont le premier réjouissait, le second enivrait, et le troisième causait toute sorte de maux 587 Pierio Valeriano, Les Hiéroglyphiques, [1576] Lyon, P. Frellon, 1615 (nouvelle édition de J. de Montlyard), chap. XX, p. 710 : « Anarchasis disoit souventes-fois qu’en chacune vierge se trouvent trois raisins de différente vertu et force : disant que le premier engendre plaisir, l’autre yvresse, & le troisième fascherie. » [DR] . Caton soûlait 588 « Avait l’habitude de » ; cf. Dictionnaire de l’Académie française (1694) : « souloir » : « avoir de coustume. Les Romains souloient faire. Il ne s’est guère dit qu’à l’imparfait. Il est vieux. » [DR] dire qu’il pardonnait toutes choses à tout le monde, mais qu’il ne se pardonnait rien à lui-même 589 Plutarque, Vie de Caton le censeur, XII. [DR] . Pour la première ou la seconde fois, que chacun de ces grands hommes m’aurait dit sa Sentence, je l’aurais écoutée patiemment ; mais à la troisième je lui aurais rompu en visière 590 Furetière : « se dit aussi figurément en choses morales. Il lui est allé rompre en visière mal à propos, lui dire des injures, des choses fâcheuses de gaieté de cœur. » [DR] ou l’aurais planté là.
Le Président
C’est être bien délicat de ne pouvoir entendre trois fois en sa vie une bonne chose dite par un excellent homme.
288Le Chevalier
L’Abbé qui vous vint voir avant-hier, en aurait encore bien moins enduré que moi, lui qui ne pouvait vivre avec son Père, parce qu’il redisait souvent les mêmes contes, et les mêmes bons mots 591 Tout le passage paraphrase Tallemant des Réaux qui rapporte de l’abbé François son frère académicien que ce dernier ne supporte pas les éternelles répétitions du « conte » du père, dont il entend faire des « comptes » par des encoches nommées aussi « taille » : « L’Abbé [François] s’avisa de dire qu’il vouloit faire une taille pour marquer chaque fois que mon père feroit un mesme conte, afin de rabattre autant de jours de sa pension », Historiettes, éd. A. Adam, Paris, Gallimard, Pléiade, t. II, 1961, p. 580-581. [DR] avec l’aide de Karine Abiven vivement remerciée. .
Le Président
Vous vous moquez, cela n’est pas possible.
Le Chevalier
Cela est si vrai que le bonhomme qui aimait son fils presque autant que ses contes, lui promit pour le retenir auprès de lui, qu’il lui déduirait vingt sols sur sa pension pour chaque conte ou chaque bon mot qu’il redirait. L’Abbé qui vit que cela irait loin et beaucoup au-delà de ce que son Père s’imaginait, accepta le parti 592 Furetière : « se dit aussi des résolutions qui se prennent en délibérant sur des affaires douteuses. » [DR] , et l’on fit une taille 593 Incision qui permet de compter voir par exemple Furetière : « chez les Marchands en détail, se dit d’un morceau de bois fendu en deux, dont les parties se rapportent l’une à l’autre, sur lesquelles on marque en même temps la quantité des marchandises livrées, par plusieurs hoches ou entailles qu’on y fait. » [DR] où l’on marquait le nombre des contes et des bons mots répétés. Au 289 bout de l’an il se trouva non seulement que l’Abbé était quitte de sa pension, mais qu’il lui était dû une somme considérable qu’il se fit payer, et qu’il crut avoir bien gagnée.
L’Abbé
Vous oubliez une circonstance, c’est qu’avant la convention, lorsque l’Abbé voyait que son Père allait enfiler un conte, il se levait et gagnait la porte. Le Père le rappelait et lui promettait de ne plus dire que celui-là. L’Abbé tenant la porte à demi-fermée menaçait de s’en aller s’il continuait davantage, et alors selon que dans le cœur du bon homme l’amour de son conte ou l’amour de son fils était le plus fort, l’Abbé rentrait ou s’en allait pour le reste de la journée.
290Le Président
Cette histoire est plaisante, mais elle ne fait rien à notre contestation.
L’Abbé
Je trouve qu’elle y fait quelque chose. S’il est vrai que la plupart des Anciens avaient accoutumé de dire une Sentence mémorable qui leur était particulière, comme l’ont remarqué les Auteurs qui ont écrit leurs vies 594 Allusion à Plutarque et ses Vies des hommes illustres ainsi qu’à Diogène Laërce et ses Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres. Voir aussi la source importante que constitue le volume de N. Perrot d’Ablancourt, Les Apophtegmes des anciens, tirés de Plutarque, de Diogène Laërce, d’Élien, d’Athénée, de Stobée, de Macrobe et de quelques autres et les Stratagèmes de Frontin, Paris, Billaine, 1664. [DR] . S’il est encore vrai que ce n’est plus la mode d’en user ainsi ; cette différence ne peut venir que de la rareté des apophtegmes 595 Furetière : “Parole sentencieuse ou remarquable qui est dite par quelque personne illustre en naissance, ou en savoir. Les Apophtegmes de Plutarque. Lycosthene a fait un gros recueil des Apophtegmes des Anciens. C’est un homme de si bon sens, qu’il ne parle que par apophtegmes. Ce mot vient du Grec apophtengomai, qui signifie, je parle par sentences. » [DR] en ce temps-là, et du mérite qu’il y avait à en être l’Auteur, au lieu que présentement toutes les vérités morales se sont rendues tellement communes, qu’on ne s’avise plus de se vouloir distinguer par une belle Sentence ou inventée ou adoptée. Bien loin même que ce fût louer un homme aujourd’hui, que de re291 marquer qu’il a accoutumé de dire une certaine Sentence, ce serait se moquer de lui et en faire une raillerie. En tout cas, cela ne se pardonne plus qu’aux vieilles gens en faveur de leur antiquité.
Le Chevalier
Les paysans un peu spirituels ont aussi conservé cette coutume, et se parent encore de ces ornements vieux et usés.
Le Président
Quand un Historien dit qu’un Prince, qu’un Capitaine avait accoutumé de dire telle et telle chose, il ne veut pas donner à entendre qu’il rompait la tête à tout le monde de ses belles Sentences, mais seulement qu’il lui était arrivé de les dire en plus d’une rencontre.
L’Abbé
Je le veux bien, quoique ces pa292 roles, il XVIII Variante 1693 : qu’il avait accoutumé de dire [DR] avait accoutumé de dire, marquent une fréquente répétition de la même chose. Mais il est certain que personne n’affecte plus de dire une certaine Sentence morale plutôt qu’une autre, et que quand on remarque quelque bon mot d’un Prince, d’un Capitaine, ou de quelque grand homme de ces temps-ci, c’est un sentiment particulier sur quelque fait particulier, et cette espèce de bons mots est bien différente des Sentences générales et universelles, et est bien d’un autre mérite.
Le Chevalier
Persuadé comme je le suis, que l’Éloquence des Modernes l’emporte sur celle des Anciens, il me prend envie de faire comme Messala, et de vous prier, Monsieur l’Abbé, de vouloir bien, non pas continuer à faire voir que nos Orateurs sont plus habiles que ceux des temps passés, vérité qui n’est que trop 293 évidente, mais de nous expliquer comment et par quels moyens l’Éloquence que l’on croyait être parvenue à sa dernière perfection du temps de Cicéron et de Démosthène s’est encore si fort embellie dans le siècle où nous sommes.
Le Président
La raillerie en est donc, Monsieur le Chevalier ?
Le Chevalier
Je ne raille point, et je crois sérieusement être mieux fondé dans ma demande, que Messala ne l’était dans la sienne.
L’Abbé
Je ne puis guère vous rapporter d’autres causes du progrès qu’a fait l’Éloquence de notre siècle au-delà de l’Éloquence des Anciens, que celles que j’ai déjà touchées ; mais puisqu’il me paraît, Monsieur le Chevalier, que vous n’y avez pas 294 fait d’attention, je vais vous les redire en peu de paroles. La première est le Temps, dont l’effet ordinaire est de perfectionner les Arts et les Sciences, et qui a rendu les hommes en général plus éloquents après plusieurs siècles d’expérience, de même qu’il les rend plus éloquents chacun en particulier après plusieurs années d’étude. La seconde, la connaissance plus profonde et plus exacte qu’on s’est acquise du cœur de l’homme et de ses sentiments les plus délicats et les plus fins, à force de l’examiner et de le pénétrer. La troisième, l'usage de la méthode presque inconnue aux Anciens, et si familière aujourd’hui à tous ceux qui parlent ou qui écrivent et qui sert si utilement à parvenir aux trois fins principales de l’Éloquence qui sont, comme nous l’avons dit, d’instruire, de plaire et de persuader. La quatrième, l’Impression qui ayant mis tous les livres dans les mains de tout le monde, y a répandu en mê295 me temps la connaissance de ce qu’il y a de plus beau, de meilleur et de plus curieux dans tous les Arts et dans toutes les Sciences, et qui dans une seule Bibliothèque fournit plus de secours à un Orateur que l’Étude, les voyages et la conversation des Philosophes n’en ont pu donner aux plus vigilants et aux plus studieux des Anciens. La cinquième, le grand nombre d’occasions et de besoins que l’on a d’employer l’Éloquence que n’avaient point les hommes des siècles éloignés, car outre les Plaidoyers, les Harangues et les Oraisons funèbres qui nous sont communes avec eux, nous avons les Sermons et les Panégyriques des Saints, matières qu’ils n’avaient point, et qui donnent lieu sans cesse à la belle Éloquence de déployer ses plus grandes voiles. La sixième cause enfin de la perfection où ce bel Art est arrivé, est le nombre incroyable des récompenses qu’elle obtient tous les jours au-delà de 296 celles qu’elle pouvait espérer chez les Anciens, car enfin elle en reçoit plus en une année de l’Église 596 Annotation en cours. seule qu’elle n’en a tiré autrefois en plusieurs siècles, des Empires et des Républiques. Il peut y avoir beaucoup d’autres causes de la perfection de l’Éloquence d’aujourd’hui qui ne me reviennent pas présentement dans la mémoire, mais qui pourraient servir encore à établir la vérité de ma proposition, et à faire voir que Monsieur le Chevalier n’est pas si mal fondé qu’on dirait bien, dans la demande qu’il a faite.
Le Président
Supposé, que les sentiments où vous êtes, et que vous soutenez si vivement, vinssent à prévaloir sur l’opinion commune, et qu’il passât pour constant, que les ouvrages des Anciens sont moins excellents que les ouvrages des Modernes, quel désordre n’arriverait-il point dans la République des Lettres, 297 plus d’Études, plus de Collèges, plus de lecture des Anciens 597 Annotation en cours. . Il ne s’agirait que d’étudier le bon goût du siècle, et de s’y conformer 598 Annotation en cours. , que de lire les Journaux de France, de Hollande et d’Angleterre pour s’instruire des nouvelles découvertes 599 C’est au XVIIe siècle que la presse commence véritablement son développement. Elle est en France soumise à la censure, ce qui n’est pas le cas en Hollande ni en Angleterre. En France précisément, Le Mercure François, périodique annuel, naît en 1610 et recense des nouvelles du monde, de l’Europe et de France. En 1631, Théophraste Renaudot, soutenu par Richelieu, lance la Gazette qui paraît de façon hebdomadaire ; il y adjoint dès 1632 un mensuel intitulé Relations des Nouvelles du Monde. En 1672, Donneau de Visé crée le Mercure galant qui traite de l’actualité mondaine et culturelle. Malgré la censure, des journaux édités aux Pays-Bas ou en Angleterre, où se réfugient les huguenots après la révocation de l’édit de Nantes, se diffusent en France comme le Mercure historique et politique ou les Nouvelles de la République des lettres fondées par Pierre Bayle exilé à Rotterdam. (voir tome I, p. 97 note 140). [DR] , que d’aller entendre les Sermons de sa Paroisse pour devenir grand Prédicateur 600 Annotation en cours. , et les Plaidoyers de la Grand-Chambre pour se rendre habile Avocat 601 Annotation en cours. . Voilà qui serait bien commode, et qui épargnerait bien des veilles ; c’est dommage que les choses ne sont pas comme vous le dites.
L’Abbé
Si mon sentiment venait à prévaloir, il n’arriverait rien de tout ce que vous venez de dire, on continuerait à étudier comme on a fait jusqu’à cette heure, les Collèges n’auraient pas moins d’écoliers qu’ils en ont, il faudra toujours apprendre le Grec et le Latin, ce 298 sont des Langues que la Religion, la Jurisprudence, la Philosophie, et toutes les Sciences qu’elles renferment rendront à jamais nécessaires 602 L’ abbé semble minorer la concurrence réelle entre le latin et le vernaculaire durant la période de transition que représente le XVIIe siècle pour les pratiques scientifiques. Sur ce sujet, voir Isabelle Pantin, chapitre « Langues », in Michel Blay et Robert Halleux (dir.), La Science classique XVIe-XVIIIe siècle. Dictionnaire critique, Paris, Flammarion, 1998, p. 75-83 ; en particulier les remarques suivantes : « Dès la seconde moitié du XVIe siècle, on émet des doutes sur la supériorité du latin pour enseigner les sciences. » ; « L’idée s’installe que le français est une langue spécialement rationnelle, à la fois claire et subtile, grâce à la précision de son vocabulaire. » ; « Dès le XVIIe siècle, les savants européens (sauf dans les pays germaniques) ont pris l’habitude de travailler dans leur propre langue. » ; cependant : « Le latin reste longtemps indispensable […]. Les œuvres publiées en vulgaire sont fréquemment traduites en latin […] et « le latin reste la langue des monuments durables et des nomenclatures ». « Les raisons qui s’opposent à l’emploi généralisé du vernaculaire disparaissent au cours du XVIIIe siècle. » [PD] et [DR] , il faudra toujours lire les Anciens pour savoir ce qu’ils ont pensé, car ils ont pensé de très bonnes choses, et tout ira son même train. Il arriverait seulement qu’au lieu de s’en tenir comme on fait ordinairement aux connaissances imparfaites qu’ont eues les Anciens, on s’étudierait à les pousser plus loin, et à les porter à leur dernière perfection, en joignant les lumières de notre siècle à celle des siècles précédents. Il arriverait que ceux qui enseignent les jeunes gens leur feraient remarquer également, Et les vertus et les défauts des Anciens, au lieu que non seulement ils leur dissimulent ces défauts, mais qu’ils les leur font passer pour des beautés extraordinaires. Après leur avoir montré jusqu’où Cicéron a porté l’Éloquence, ils leur 299 feraient voir les nouvelles beautés que nos Orateurs y ont ajoutées. On se déferait de la pernicieuse prévention où l’on est qu’on ne peut rien faire dans l’Éloquence qu’en suivant pas à pas Cicéron et Démosthène, et qu’il est impossible d’arriver jamais à la même perfection où ils se sont élevés, car autant qu’une libre imitation 603 Voir l'actuelle note 21. [DR] de ces deux Orateurs, et une estime raisonnable de leur mérite sont utiles pour parvenir à l’Éloquence autant le joug servile de cette imitation, et le désespoir de les atteindre abattent le courage de ceux qui étudient, et les rendent incapables d’y exceller jamais, car on ne parvient point où l’on n’espère pas de pouvoir parvenir, et jamais un homme n’a franchi un fossé qu’il n’ait cru auparavant le pouvoir faire. Vous savez Monsieur le Président ce qu’un Ancien a dit des serviteurs et des Esclaves, que Dieu leur ôtait 300 la moitié de leur Esprit [ m ] 604 Ce vers est une traduction latine d’un passage d’ Homère qui évoque la privation par Zeus des esclaves de la moitié leur valeur dans l’ Odyssée, XVII, v. 322-323. Platon substitue la privation d’intelligence à la privation de vertu au livre VI des Lois (777a1-2) et Perrault adapte le texte à son tour à supprimant la référence au paganisme. Anne Dacier traduira quant à elle le passage ainsi : « Jupiter ôte à un homme la moitié de sa vertu, dès le premier jour qu’il le rend esclave. » Merci à Aline Canelis pour son aide décisive. [DR] , si ce sentiment a quelque vérité à l’égard des Esclaves ordinaires on peut dire qu’il est souverainement vrai à l’égard du troupeau servile des Imitateurs. Ne serait-ce donc pas pour eux un extrême bonheur s’ils pouvaient secouer le joug de la prévention qui les abat au-dessous du moindre des Anciens, et s’ils venaient à recouvrer cette moitié d’esprit qu’elle leur a ôtée ?
Le Chevalier
Pour moi, je suis persuadé qu’il est bon que les choses continuent à aller comme elles vont. Quand les jeunes gens ont de l’esprit et du génie, ils voient bientôt au sortir du Collège la route qu’il faut prendre pour plaire au monde où ils commencent d’entrer ; la prévention dont vous parlez n’a pas empêché les grands Orateurs de notre siècle de parvenir à la plus haute, et plus belle Éloquence. À l’égard de 301 ceux qui n’ont pas de génie, et qui ne vont que comme ils ont poussé, quand votre opinion serait reçue, ils n’en feraient pas mieux, et ils demeureront éternellement dans la maudite stérilité qu’ils ont apportée du ventre de leur mère, il est plus à propos qu’ils continuent à se persuader que rien n’est si beau ni si utile que d’éclaircir ou de restituer quelque passage obscur d’un Ancien. Ils sont plus contents des trésors cachés qu’ils trouvent dans ces vieux Auteurs, que d’égaler en Éloquence tous nos Prédicateurs et tous nos Avocats, pourquoi aller troubler leur félicité ? Il faut aussi qu’il y ait de jeunes gens qui ravis d’entendre, ou de croire entendre le Grec parfaitement, traitent de haut en bas tous les défenseurs des Modernes. Il faut pour la beauté du monde qu’il y ait de ces Matamores de Parnasse 605 Personnage qui se vante de façon hyperbolique et impertinente à l’image du type de la comédie espagnole imbu de ses exploits guerriers contre les Maures. Corneille en a tiré une figure remarquable dans L’Illusion comique. [DR] , et ils font un contraste admirable avec les gens sages et modérés. Ainsi laissons les choses com302 me elles sont, et allons nous coucher.
L’Abbé
C’est très bien dit, car il est tard, et il faut que nous nous levions de grand matin 606 Transition vers le troisième tome qui achève aussi de donner au dialogue le tour d’une conversation en soirée en confirmant la temporalité annoncée au début : « Pour égayer notre après-souper rien ne serait meilleur que de traiter cette matière […]. » (voir p. 3). [DR] , si nous voulons achever de voir les beautés de Versailles.
d. De l’origine des Fontaines , première partie.
e. Cumque ipse nudus in convivio saltatet ne tum quidem cum illum suun saltarotium versaret obem, fortunae totam pet timescebat. Ora. in Pisonem .
f. Quorum alii, ut audistis, negabant miramdum esse, jus tamnequam esse Verrinum : alii... Sacerdotem execrabantur qui Verrem tam nequam reliquisset. Lib. I. in Verrem .
g. Videtis verrutium ? videtis primas litteras integras ? videtis extrenam partem nominis, caudan illam verris, tanquam in juto, demersam esse in litura ? I. In Verrem.
h. Il a fait un livre intitulé Rudimenta cognitionis Dei et sui .
i. Chap. I des Antiquités judaïques .
k. Adversus Julianum , L. IX.
l. Dans sa Gigantomachie .
m. Dimidiam mentem servis Deus abstulit.
d. De l’origine des Fontaines , première partie.
e. Cumque ipse nudus in convivio saltatet ne tum quidem cum illum suun saltarotium versaret obem, fortunae totam pet timescebat. Ora. in Pisonem .
f. Quorum alii, ut audistis, negabant miramdum esse, jus tamnequam esse Verrinum : alii... Sacerdotem execrabantur qui Verrem tam nequam reliquisset. Lib. I. in Verrem .
g. Videtis verrutium ? videtis primas litteras integras ? videtis extrenam partem nominis, caudan illam verris, tanquam in juto, demersam esse in litura ? I. In Verrem.
h. Il a fait un livre intitulé Rudimenta cognitionis Dei et sui .
i. Chap. I des Antiquités judaïques .
k. Adversus Julianum , L. IX.
l. Dans sa Gigantomachie .
m. Dimidiam mentem servis Deus abstulit.