351 PANÉGYRIQUE DE TRAJAN, PAR PLINE II traduit par M. l’Abbé Esprit

MESSIEURS,
C’est avec beaucoup de sagesse que nos Ancêtres ont introduit la coutume de commencer par la Prière, non seulement les affaires qu’on doit traiter, mais aussi les discours qu’on prononce : parce que les hommes ne sauraient rien entreprendre comme il faut, sans le conseil et l’assistance des Dieux immortels.

Cette coutume par qui doit-elle être plutôt observée, que par un Consul ? Et quand est-ce que nous devons la suivre plus religieusement, que dans les occasions où les ordres du Sénat et de la République nous obligent à rendre des actions de grâces au meilleur Prince de la terre ?

En effet, les Dieux peuvent-ils nous faire un présent plus magnifique, que de 352 nous donner un Empereur vertueux, et qui leur soit parfaitement semblable ? Aussi l’on ne saurait douter qu’ils n’aient élevé notre Prince à l’Empire, quand même on douterait encore si la fortune, ou quelque divinité, dispose de la souveraine puissance : car il n’y est point parvenu par une secrète force du destin ; Jupiter l’a choisi publiquement devant ses autels, et dans un lieu où il n’est pas moins présent et visible que dans le ciel même.

Souverain Maître des Dieux, qui avez fondé cet Empire, et qui le conservez maintenant ; la raison et la piété m’obligent à vous demander les lumières dont j’ai besoin pour ne rien dire qui ne soit digne d’un Consul, du Sénat, et du Prince ; que la liberté dont nous jouissons, la bonne foi et la vérité paraissent dans tout mon discours, et que le remerciement que je dois faire, soit d’autant moins suspect de flatterie, qu’elle est inutile dans le sujet que je traite.

En effet, non seulement un Consul, mais chaque citoyen en particulier, doit éviter de parler de notre Prince d’une manière qui puisse faire croire qu’on eût pu dire d’un autre Empereur ce qu’on dit de lui. C’est pourquoi bannissons de nos discours tout ce que la crainte nous inspi353 rait, changeons de langage, nous avons changé de fortune et ne disons point en public de notre Empereur les mêmes choses que nous disions des autres, puisque nous ne parlons pas de lui en secret, comme nous parlions de ses prédécesseurs : que la diversité de nos discours marque visiblement la diversité des temps, et que la modération que je garderai dans cette action de grâces, fasse connaître à la Postérité pour quel Prince, et en quelle occasion elle a été faite.

Ce n’est plus le temps de flatter l’Empereur jusqu’à le mettre au rang des Dieux ; nous ne parlons point, ni d’un Tyran, ni d’un Maître, mais d’un Citoyen et d’un Père : il se regarde comme un simple Sénateur ; mais il ne s’élève jamais davantage que lorsqu’il croit être dans un rang égal au nôtre, et il se souvient également et qu’il est homme, et qu’il commande à des hommes.

Connaissons donc les biens dont il nous a comblés, montrons que nous les méritons en nous en servant, et pensons en même temps si c’est rendre une plus fidèle obéissance aux Princes de se réjouir plutôt de la servitude que de la liberté des citoyens.

Le peuple même rend justice aux Em354 pereurs qui ont du mérite. S’il avait loué auparavant la beauté de Domitien , il célèbre maintenant la magnanimité de Trajan  ; et comme il s’écriait sur la voix et sur le geste de Néron , il s’écrie sur la piété, sur la modération et sur la clémence de notre Prince.

Que ne disons-nous pas nous-mêmes sur son sujet ? Ne louons-nous point d’un commun accord, tantôt sa sagesse, tantôt sa douceur, et tantôt sa tempérance, selon que l’amour et la joie nous l’inspirent ? Qu’y a-t-il de plus digne du Sénat et des citoyens, que le titre de Très Bon, que nous avons ajouté à tous les autres qu’il avait reçus de nous, et que l’arrogance de ces prédécesseurs lui a rendu propre ?

Aussi rien n’est si juste ni si ordinaire dans la République, que de publier que nous sommes heureux, et qu’il est heureux lui-même : nous le prions tour à tour, qu’il continue à faire ce qu’il fait, et qu’il écoute les louanges que nous lui donnons, comme des choses que nous ne dirions point s’il ne les avait point méritées.

Mais lorsque nous lui faisons cette prière, les larmes et la pudeur se répandent sur son visage, car il connaît, et même il 355 sent que ces paroles s’adressent à lui-même, et non à l’Empereur.

Il faut donc que chaque particulier garde dans les éloges médités, la même modération que nous avons tous gardée en le louant dans les premiers mouvements de notre zèle, et que nous soyons persuadés que le plus sûr moyen de plaire à l’Empereur en le remerciant, est d’imiter les acclamations publiques, où l’esprit n’a pas le temps de se concerter, et de déguiser ses pensées.

Pour moi, je tâcherai d’accommoder mon discours à la modestie de l’Empereur ; et je ne m’appliquerai pas moins à choisir des louanges qu’il puisse écouter sans peine, qu’à faire réflexion sur tout ce que nous devons à sa vertu.

Voici, Messieurs, une chose bien glorieuse, et qui n’a point d’exemple : étant sur le point de rendre grâces à notre Prince, je crains bien moins qu’il trouve son éloge trop court, que je ne crains qu’il le trouve trop étendu : voilà tout le soin, voilà toute la difficulté qui me gêne. Car vous voyez bien, Messieurs, qu’il est aisé de faire des remerciements à un Empereur qui les mérite.

En effet, lorsque je parlerai de sa douceur, de sa frugalité, de sa clémence, de 356 sa libéralité, de sa bonté, de sa continence, de sa vigilance et de son courage, je ne crains pas qu’il s’imagine que je lui reproche adroitement son orgueil, sa magnificence excessive, sa cruauté, son avarice, son envie, sa volupté, sa paresse et sa lâcheté : je ne crains pas même que je lui déplaise, ou que je lui sois agréable, selon qu’il trouvera mon discours, ou trop vide, ou suffisamment rempli ; car je prends garde que les Dieux mêmes sont plus touchés de l’innocence et de la sainteté, que des Prières méditées de leurs adorateurs ; et que celui qui paraît devant leurs autels avec une intention pure, leur est beaucoup plus agréable que celui qui les invoque avec des paroles étudiées.

Mais il est temps d’obéir à l’arrêt du Sénat, qui a fondé sur l’utilité publique la coutume de remercier les Princes par l’organe d’un Consul, afin que les bons reconnussent les bonnes actions qu’ils faisaient, et les méchants celles qu’ils devaient faire.

On doit d’autant moins manquer à ce devoir envers notre Empereur, qu’il ôte aux particuliers la liberté de faire son éloge, et que même il n’écouterait point les louanges que la République lui destine, s’il croyait qu’il lui fût permis de s’imposer une loi contraire à celle du Sénat.

357 Oui, César Auguste deux choses montrent également combien vous êtes modeste ; l’une, de souffrir qu’on vous loue ici ; l’autre, de le défendre ailleurs. Vous ne vous êtes point attiré cet honneur, le Sénat et la République vous le rendent de leur propre mouvement ; vous gênez vos inclinations en faveur des nôtres ; et bien loin que vous nous ayez imposé la nécessité de publier vos bienfaits, c’est nous qui vous forçons d’en écouter le récit.

Messieurs j’ai souvent appliqué mon esprit à rechercher toutes les qualités nécessaires à celui qui tiendrait sous son Empire la terre et la mer, et qui serait le souverain arbitre de la paix et de la guerre : mais quoiqu’un tel Prince, qui mériterait de jouir d’une puissance égale à celle des Dieux, soit l’ouvrage de mon imagination, je ne conçois rien de semblable non pas même en idée et selon mes désirs, à l’Empereur que nous voyons. Quelqu’un de ceux qui l’ont précédé s’est acquis une réputation éclatante dans la guerre, mais il l’a perdue dans la paix : un autre s’est rendu recommandable par la Magistrature, mais il ne s’est point signalé par les armes  : celui-là s’est fait respecter par sa cruauté, celui-ci s’est fait aimer par sa clémence : l’un s’est décrié dans 358 la suprême puissance, après avoir rempli parfaitement toutes les obligations domestiques, l’autre a perdu dans le gouvernement de sa Famille, la gloire qu’il avait acquise dans les pénibles fonctions de l’Empire, enfin il n’y en a pas un seul jusqu’ici qui n’ait flétri ses vertus par quelque vice.

Mais il n’en est pas ainsi de notre Empereur. Que toutes les vertus sont bien unies en sa personne ! Y a-t-il quelque sorte de gloire qu’il n’ait acquise, et de louange qu’il n’ait méritée ? Voyez si pour être gai et facile, il en est moins sévère et moins grave, et si la douceur diminue quelque chose de sa Majesté ? Mais la force de son corps, sa taille, sa mine, et ces marques de vieillesse dont les Dieux ont orné sa chevelure avant le temps, afin de relever la Majesté de sa personne, ne feraient-elles pas distinguer en tous lieux notre Empereur des autres hommes ?

Celui que les Citoyens ont élevé, non dans le désordre des guerres étrangères et civiles, mais dans la paix : celui que l’adoption et les Dieux fléchis enfin par nos prières ont mis sur le trône, ne pouvait être moins accompli. Eut-il été juste Messieurs qu’il n’y eût point eu de différence, etc.