343 ORAISON FUNÈBRE DE MONSIEUR LE PRINCE DE CONDÉ , par le p. Bourdaloue

Dixit quoque Rex ad servos suos : Num ignoratis quoniam Princeps et maximus cecidit hodie in Israël... Plangensque ac lugens ait : Nequaquam ut mori solent ignavi, mortuus est. II Rois , c. 33.
Le Roi lui-même touché de douleur, et versant des larmes dit à ses serviteurs : Ignorez-vous que le Prince est mort, et que dans sa personne nous venons de perdre le plus grand homme d’Israël... Il est mort, mais non pas comme les lâches ont coutume de mourir. Dans le II des Rois , ch. 33.

MONSEIGNEUR,
C’est ainsi que parla David dans le moment qu’il apprit la funeste mort d’un Prince de la Maison Royale de Judée , qui avait commandé avec honneur les Armées du Peuple de Dieu, et c’est par l’application 344 la plus heureuse que je pouvais faire des paroles de l’ Écriture , l’éloge presque en mêmes termes, dont notre auguste Monarque a honoré le premier Prince de son Sang dans l’extrême et vive douleur que lui causa la nouvelle de sa mort. Après un témoignage aussi illustre et aussi authentique que celui-là, comment pourrions-nous ignorer la grandeur de la perte que nous avons faite dans la personne de ce Prince ? Comment pourrions-nous ne le pas comprendre, après que le plus grand des Rois l’a ressentie, et qu’il a bien voulu s’en expliquer par des marques si singulières de sa tendresse et de son estime. Pendant que toute l’Europe le publie, et que les nations les plus ennemies du nom Français confessent hautement que celui que la Mort vient de nous ravir, est le PRINCE et le TRÈS GRAND PRINCE qu’elles ont admiré autant qu’elles l’ont redouté ; comment ne le saurions-nous pas, et comment l’ignorerions-nous à la vue de cette pompe funèbre, qui en nous avertissant que ce Prince n’est plus, nous rappelle le souvenir de tout ce qu’il a été, et qui d’une voix muette, mais bien plus touchante que les plus éloquents discours, semble encore aujourd’hui nous dire : Num ignoratis quoniam Princeps et maximus cecidit in Israël ?

345 Je ne viens donc pas ici, Chrétiens, dans la seule pensée de vous l’apprendre. Je ne viens pas à la face des Autels étaler en vain la gloire de ce Héros, ni interrompre l’attention que vous devez aux divins mystères, par un stérile, quoique magnifique récit de ses éclatantes actions. Persuadé plus que jamais que la Chaire de l’ Évangile n’est point faite pour des éloges profanes, je viens m’acquitter d’un devoir plus conforme à mon ministère. Chargé du soin de vous instruire, et d’exciter votre piété par la vue même des grandeurs humaines, et du terme fatal où elles aboutissent, je viens satisfaire à ce que vous attendez de moi. Au lieu des prodigieux exploits de guerre, au lieu des victoires et des triomphes, au lieu des éminentes qualités du Prince de Condé, je viens, touché de choses encore plus grandes et plus dignes de vos réflexions, vous raconter les miséricordes que Dieu lui a faites, les desseins que la Providence a eus sur lui, les soins qu’elle a pris de lui, les grâces dont elle l’a comblé, les maux dont elle l’a préservé, les précipices et les abîmes d’où elle l’a tiré, les voies de prédestination et de salut par où il lui a plu de le conduire, et l’heureuse fin dont malgré les puissances de l’Enfer elle a terminé 346 sa glorieuse course. Voilà ce que je me suis proposé, et les bornes dans lesquelles je me renferme.

Je ne laisserai pas, et j’aurai même besoin pour cela, de vous dire ce que le monde a admiré dans ce Prince, mais je le dirai en Orateur Chrétien, pour vous faire encore davantage admirer en lui les conseils de Dieu. Animé de cet esprit, et parlant dans la Chaire de la vérité, je ne craindrai point de vous parler de ses malheurs : je vous ferai remarquer les écueils de sa vie ; je vous avouerai même, si vous voulez, ses égarements : mais jusque dans ses malheurs, vous découvrirez avec moi des trésors de grâces ; jusque dans ses égarements vous reconnaîtrez les dons du Ciel, et les vertus dont son âme était ornée. Des écueils même de sa vie vous apprendrez à quoi la Providence le destinait, c’est-à-dire, à être pour lui-même un vase de miséricorde, et pour les autres un exemple propre à confondre l’impiété. Or tout cela vous instruira, ou vous édifiera.

Il s’agit d’un Héros de la Terre ; car c’est l’idée que tout l’univers a eue de ce Prince. Mais je veux aujourd’hui m’élever au-dessus de cette idée, en vous proposant le Prince de Condé comme un Héros 347 prédestiné pour le Ciel : et dans cette seule parole consiste le précis et l’abrégé du discours que j’ai à vous faire. Je sais qu’oser louer ce grand homme, c’est pour moi une espèce de témérité, et que son éloge est un sujet infini, que je ne remplirai pas ; mais je sais bien que vous êtes assez équitables pour ne pas exiger de moi que je le remplisse ; et ma consolation est que vous me plaignez plutôt de la nécessité où je me suis trouvé de l’entreprendre. Je sais le désavantage que j’aurai de parler de ce grand homme à des auditeurs déjà prévenus sur le sujet de sa personne d’un sentiment d’admiration et de vénération, qui surpassera toujours infiniment ce que j’en dirai. Mais dans l’impuissance d’en rien dire qui vous satisfasse, j’en appellerai à ce sentiment général dont vous êtes déjà prévenus ; et profitant de votre disposition, j’irai chercher dans vos cœurs et dans vos esprit ce que je ne trouverai pas dans mes expressions et dans mes pensées.

Il s’agit, dis-je, d’un Héros prédestiné de Dieu, et voici comme je l’ai conçu ; écoutez-en la preuve, peut-être en serez-vous d’abord persuadés. Un Héros à qui Dieu par la plus singulière de toutes les grâces, avait donné, en le formant, un cœur solide pour soutenir le poids de sa 348 propre gloire ; un cœur droit pour servir de ressource à ses malheurs, et puisqu’une fois j’ai osé le dire, à ses propres égarements : et enfin un cœur Chrétien pour couronner dans sa personne une vie glorieuse par une sainte et précieuse mort. Trois caractères dont je me suis senti touché, et auxquels j’ai cru devoir d’autant plus m’attacher, que c’est le Prince lui-même qui m’a donné lieu d’en faire le partage, et qui m’en a tracé comme le plan dans cette dernière lettre qu’il écrivit au Roi son souverain, en même temps qu’il se préparait au jugement de son Dieu, qu’il allait subir. Vous l’avez vue, Chrétiens, et vous n’avez pas oublié les trois temps et les trois états où lui-même il s’y représente : son entrée dans le monde marquée par l’accomplissement de ses devoirs, et par les services qu’il a rendus à la France : le milieu de sa vie où il reconnaît avoir tenu une conduite qu’il a lui-même condamnée : et sa fin consacrée au Seigneur par les saintes dispositions dans lesquelles il paraît qu’il allait mourir. Car prenez garde, s’il vous plaît, ses services et la gloire qu’il avait acquise, demandaient un cœur aussi solide que le sien, pour ne s’en pas enfler ni élever. Ses malheurs, et ce qu’il a lui-même envisagé comme les écueils de sa 349 vie demandaient un cœur aussi droit, pour être le premier à les condamner, et pour avoir tout le zèle qu’il a eu de les réparer : et sa mort, pour être aussi sainte et aussi digne de Dieu qu’elle l’a été, demandait un cœur plein de foi, et véritablement chrétien.

C’est donc sur les qualités de son cœur que je fonde aujourd’hui son éloge. Ce cœur dont nous conservons aujourd’hui le premier dépôt, et qui sera éternellement l’objet de notre reconnaissance : ce cœur que la Nature avait fait si grand, et qui sanctifié par la grâce de Jésus-Christ, s’est trouvé à la fin un cœur parfait : ce cœur de Héros, qui après s’être rassasié de la gloire du monde, s’est par une humble pénitence soumis à l’empire de Dieu ; je veux l’exposer à vos yeux ; je veux vous en faire connaître la solidité, la droiture et la piété. Donnez-moi, Seigneur, vous à qui seul appartient de sonder les cœurs, les grâces et les lumières dont j’ai besoin pour traiter ce sujet chrétiennement. Le voici, mes chers auditeurs, renfermé dans ces trois pensées. Un cœur dont la solidité a été à l’épreuve de toute la gloire dont l’homme est capable : c’est ce qui fera le sujet de votre admiration. Un cœur dont la droiture s’est fait voir jusque dans les 350 trois états de la vie les plus malheureux, et qui y paraissaient les plus opposés ; c’est ce qui doit être le sujet de votre instruction . Un cœur dont la Religion et la piété ont éclaté dans le temps de la vie le plus important, et dans le jour du salut, qui est principalement celui de la mort : c’est ce que vous pourrez vous appliquer, pour en faire le sujet de votre imitation : et ce sont les trois parties du devoir funèbre que je vais rendre à la mémoire de Très haut, très puissant et très excellent Prince LOUIS DE BOURBON, Prince de Condé et le Premier Prince du Sang.

De quelque manière que nous jugions des choses, et quelque idée que nous nous formions du mérite des Princes, ne nous flattons pas Chrétiens, il est rare de trouver un vrai mérite, et plus rare encore d’y trouver un mérite parfait ; et souverainement rare, ou plutôt rare jusqu’au prodige d’y trouver tous les genres de mérite rassemblés et réunis dans un même sujet. Mais c’est, etc.