307 ORAISON FUNÈBRE prononcée par Périclès et rapportée par Thucydide, dans le second Livre de son Histoire , traduite par Monsieur Perrot d'Ablancourt

MESSIEURS, la plupart des Citoyens qui haranguent en ces Assemblées, louent la coutume de faire l’Oraison Funèbre de ceux qui ont perdu la vie pour la défense de leur pays : mais pour moi, je crois que ce serait assez de leur faire des Funérailles publiques, et que leur valeur s’étant témoignée par des effets , les effets suffiraient pour la célébrer ; sans faire dépendre leur louange de l’éloquence d’un Orateur, qui peut ne les pas louer assez dignement, ou qui court fortune de n’être pas cru. Car il est difficile de garder le tempérament nécessaire pour cela ; puisque leurs amis croient toujours que l’on n’en dit pas assez, et les autres, qu’on en dit trop. En effet, les louanges ne sont trouvées supportables, qu’autant qu’on se persuade de pouvoir faire ce qu’on loue ; celui qui passe outre, 308 s’expose au mépris ou à l’incrédulité. Mais il faut obéir à une coutume introduite, bien ou mal, par nos Ancêtres, et tâcher de contenter la passion des uns, sans choquer la créance des autres. Je commencerai donc par la louange de ceux qui par leur valeur ou leur conduite ont acquis ou conservé cet empire. Car il est juste de leur rendre cet honneur, puisqu’il s’agit de celui de leurs descendants ; et s’il le faut rendre à quelqu’un, c’est particulièrement à nos Pères, qui par leurs travaux et leurs soins ont laissé cette République en l’état florissant où elle est. Nous y avons même contribué quelque chose, nous qui vivons maintenant, puisque nous l’avons accrue et embellie de tous les avantages de la paix et de la guerre. Mais n’attendez pas que je rapporte ici tous les combats que nous avons donnés pour étendre ou affermir cet Empire, ni que j’entre dans un détail ennuyeux de toutes les belles actions que nous avons faites contre les Grecs et les Barbares ; Elles sont trop présentes à votre esprit, pour vous en rafraîchir le souvenir ; mais il est à propos de vous dire par quels moyens nous sommes montés à ce haut faîte de grandeur, puisque je ne vois rien de plus utile à l’État, ni de 309 plus convenable à notre sujet ; après quoi nous passerons à la louange de ceux dont nous célébrons la mémoire. Nous ne nous gouvernons pas par les maximes de nos voisins, nous leur servons plutôt d’exemple, que nous ne suivons le leur. Notre gouvernement est populaire, parce que nous avons pour but la félicité du peuple, et non pas celle de quelques particuliers. Tous ont même droit à l’Empire, quoique de conditions différentes, et jouissent des mêmes privilèges. L’honneur n’est pas déféré à la Noblesse, mais au mérite ; la pauvreté, ni la bassesse de la condition n’empêchent point un homme de monter aux dignités, pourvu qu’il s’en rende digne, et qu’il puisse être utile à son pays. Nous vivons avec la même liberté entre nous, que nous faisons en public, traitant ensemble avec gaieté et franchise, sans être suspects les uns aux autres, ni blâmer ceux qui donnent quelque chose à leur divertissement. Car nous ne faisons pas profession d’une vertu austère et farouche qui fait peur si elle ne fait point de mal. Ce n’est pas aussi par la crainte que nous vivons bien, mais pour obéir aux Lois et aux Magistrats, sans violer même celles de la bienséance, qu’il est honteux de ne pas pratiquer, quoi310 qu’elles ne soient pas écrites. Nous fournissons à l’esprit plusieurs honnêtes recréations, pour adoucir les chagrins de la vie, par des jeux et des Sacrifices qui durent toute l’année, à quoi les particuliers peuvent employer leur argent, mais sans luxe et sans prodigalité. Tout aborde ici de toutes parts, à cause de la grandeur de la Ville, et de son opulence ; et nous jouissons par ce moyen des délices de toute la Terre. Nous avons encore cela de particulier, que notre Ville est ouverte à tout le monde, et que nous n’interdisons point aux autres nos spectacles, ni nos exercices, de peur qu’ils n’en tirent quelque avantage ou quelque instruction. Car nous nous confions plus en notre valeur qu’en nos ruses et en nos stratagèmes, et donnons moins à notre adresse, qu’à notre courage. Quant à l’éducation des enfants, si nous n’endurcissons pas la jeunesse dans les travaux par de pénibles exercices qui soient au-dessus de ses forces ; elle ne se porte pas aux dangers avec moins de vigueur, pour avoir été nourrie plus humainement. Les Lacédémoniens ne nous ont jamais attaqués qu’en compagnie, au lieu que nous sommes souvent entrés seuls dans les pays étrangers, et en avons remporté des victoires très signalées. Pas un de nos 311 ennemis n’a combattu à la fois contre toutes nos forces, tant parce que notre puissance s’étend sur l’un et sur l’autre élément, qu’à cause qu’elles sont toujours éparses en divers endroits de la Terre. Que s’ils viennent à en défaire une partie, ils triomphent comme s’ils avaient tout défait, et s’ils sont battus, ils parlent comme si nous nous étions tous trouvés à leur défaite. Mais encore que nous aimions mieux le repos que le travail, et que nous allions plutôt à la guerre par générosité que par contrainte, le péril ne nous fait pas plus de peur qu’à eux ; et quand nous y sommes, nous nous en démêlons aussi bien que ceux qui y ont été nourris toute leur vie. Ce ne sont pas les seuls avantages que nous avons sur eux. Nous aimons la politesse, sans faire cas du luxe, et philosophons sans oisiveté ; estimons les richesses, non pas pour la montre, mais pour le service, et ne croyons pas qu’il soit honteux d’être pauvre, mais de ne pas faire tout ce qu’on peut pour chasser la pauvreté. Chacun parmi nous a soin des affaires publiques comme des siennes ; et ceux qui sont occupés après les soucis de la vie, n’ignorent pas les maximes du Gouvernement. Car nous croyons que sans cet emploi, on est inutile aux autres et à soi-même, et que ne pas faire 312 cela, c’est comme si l’on ne faisait rien, parce que tout le reste en dépend. Nous ne jugeons pas seulement bien des affaires, mais nous en discourons bien, et ne croyons pas que les paroles nuisent aux choses, mais bien l’ignorance et la passion . Nous avons ceci de particulier, que notre hardiesse est judicieuse, au lieu que la plupart des autres ne sont braves, que parce qu’ils sont brutaux, et qu’ils ignorent le danger. Car ceux qui ont le plus de jugement, sont les plus retenus et les plus tardifs à entreprendre. Mais ceux-là ont l’âme bien faite, qui connaissant la douceur qu’il y a dans les plaisirs, ne laissent pas de se porter aux plus grands périls dans l’occasion. Pour ce qui est des autres vertus, nous ne sommes pas aussi de l’opinion commune. Car nous nous plaisons plus à donner qu’à recevoir, ce qui rend notre amitié beaucoup plus forte ; parce que celui qui donne, est attaché par le lien de l’affection, sans quoi il n’aurait pas donné ; au lieu que celui qui reçoit ne tient que par celui de l’obligation, qui est d’autant plus faible, que l’inclination est plus puissante que le devoir. Nous obligeons, etc.