320 ORAISON FUNÈBRE d’Évagoras par Isocrate

QUAND je considère, ô Nicoclès , que vous honorez le tombeau de votre Père, non seulement par l’abondance et par la beauté de vos offrandes, mais encore par des danses et des musiques, par des jeux, par des exercices, et même par des combats de chevaux et de galères ; et que vous n’oubliez rien de ce qui peut y donner de l’éclat et de la grandeur, je crois qu’Évagoras, s’il reste quelque sentiment à ceux qui sont morts de ce qui se fait parmi nous, reçoit volontiers toutes ces choses, et qu’il voit avec plaisir, et le soin que vous avez de sa mémoire, et les marques de votre magnificence : mais je ne doute point qu’il ne fût encore plus touché de joie et de reconnaissance, si quelqu’un entreprenait de parler dignement de ses vertus et de ses exploits. Car nous voyons que les hommes désireux d’honneur et magnanimes, non seulement préfèrent la louange à toutes ces choses, mais qu’ils préfèrent même une mort glorieuse à leur propre 321 vie, dont ils sont moins soigneux que de leur gloire, n’y ayant rien qu’ils ne fassent pour laisser d’eux-mêmes une mémoire immortelle. Or toutes ces dépenses n’y contribuent en rien, et ne servent qu’à faire voir l’opulence de ceux qui les font ; à l’égard de ceux qui honorent les funérailles par des concerts de musique, ou par des exercices et des combats, ils s’acquièrent à la vérité de l’honneur, en faisant voir combien ils excellent dans leur art, et quelle est, et leur force et leur adresse, mais celui qui rapporterait les belles actions d’Évagoras dans un discours bien orné, rendrait sa vertu immortelle dans la mémoire des hommes. Il aurait donc fallu que les autres eussent aussi loué ceux qui de leur temps se sont comportés vaillamment, et que ceux qui sont capables de célébrer les Anciens, en parlant des choses qui nous sont connues, les racontassent dans la vérité, afin que les jeunes gens, sachant que s’ils sont plus braves que ces Anciens, ils deviendront aussi plus illustres, en fussent plus fortement excités à la vertu. Mais qui ne perdrait pas courage présentement en voyant que l’on célèbre, et par des Hymnes et par des Tragédies, ceux qui ont vécu du temps de Troie, et auparavant, et sachant qu’il n’obtiendra 322 jamais de pareilles louanges, quoiqu’il les surpasse, et en vertu, et en belles actions ? Ce désordre est causé par l’Envie, qui a cela seulement de bon en elle, qu’elle se fait beaucoup de mal. Car il y en a qui ont l’esprit si mal tourné, qu’ils entendent plus volontiers louer ceux qu’ils ne sont pas assurés avoir jamais été au monde, que d’approuver les louanges qu’on donne à ceux dont ils ont reçu des bienfaits. Il n’est pas raisonnable que des gens sages aient égard à cette folie ; il faut mépriser ces hommes-là, et accoutumer le reste du monde à ouïr ce qu’il est raisonnable de dire, d’autant plus que nous voyons que les Arts et toutes les autres bonnes choses ont été augmentées et perfectionnées, non par ceux qui n’ont fait que de suivre les usages reçus, mais par ceux qui les ont corrigés, et qui n’ont pas hésité à changer tout ce qui était mauvais. Je sais à la vérité, combien il est difficile de faire ce que j’entreprends, de célébrer les vertus d’un excellent homme. Une très grande marque de cette vérité c’est que les hommes savants entreprennent de parler de plusieurs sortes de choses, et qu’il n’en est aucun qui se soit appliqué à ce genre d’écrire ; ce que j’estime devoir bien leur être pardonné. Car il est permis aux Poètes d’employer plusieurs ornements  ; 323 il leur est permis de mêler les Dieux dans les assemblées des hommes, et de les introduire parlant à ces mêmes hommes, et les secourant dans leurs combats ; comme aussi de raconter toutes ces choses, non seulement avec des paroles usitées, mais d’en expliquer les unes avec des expressions étrangères, les autres avec des expressions nouvelles, les autres enfin avec des façons de parler figurées, et enfin de n’omettre aucun des ornements dont la Poésie peut varier et embellir ses ouvrages. Les Orateurs n’ont aucun de ces avantages ; mais soumis à des lois sévères ils ne doivent se servir que de paroles ordinaires, que de sentiments qui naissent des matières dont ils parlent. Ceux-là font tout ce qu’ils veulent avec leurs mesures et leurs nombres ; ceux-ci n’ont aucun de ces secours. Il y a tant de beauté dans ces sortes d’ouvrages, qu’encore que la diction n’en soit pas belle, et qu’ils soient dépourvus de beaux sentiments, le seul agrément du nombre et de la mesure charme les Auditeurs ; et il est aisé de voir combien ces choses ont de force, si on considère que lorsqu’on nous rapporte les paroles et les sentiments des plus beaux Poèmes ; mais qu’on en corrompt le vers et la mesure, combien ces mêmes choses nous en sem324 blent moins bonnes. Cependant quels que soient les avantages de la Poésie, il ne faut pas laisser de continuer notre discours, et d’essayer, s’il n’est pas possible de célébrer aussi bien la vertu des grands hommes par un discours ordinaire, que par des vers et de la Poésie.

Quoique la plupart de ceux qui m’écoutent sachent quelle est la naissance d’Évagoras, je ne laisserai pas d’en parler pour ceux qui l’ignorent, afin que tout le monde sache qu’il n’a point dégénéré des grands exemples qui lui ont été laissés. Car tout le monde demeure d’accord qu’entre les Demi-Dieux, ceux-là sont les plus nobles, qui tirent leur origine de Jupiter , et entre ceux-là, il n’y a personne qui ne donne la prééminence aux Éacides  : dans les autres familles, si on en trouve d’excellents, il s’en rencontre aussi de médiocres : Mais ceux-ci ont été les plus célèbres de leur temps. Car Éacus, qui était Fils de Jupiter, et Auteur de la race des Theucrides, a eu tant de mérite, que la sécheresse affligeant la Grèce, et plusieurs hommes en étant morts, les Magistrats des Villes, lorsque la calamité ne pouvait être plus grande qu’elle était, vinrent le trouver, espérant qu’en faveur de la noblesse de sa naissance et de sa piété, ils obtien325 draient promptement des Dieux un remède aux maux dont ils étaient affligés. Après avoir été délivrés de leurs maux, et avoir obtenu ce qu’ils souhaitaient, ils bâtirent au nom de tous les Grecs, un Temple dans Égine , où Éacus avait prié les Dieux. Tant qu’il vécut, il eut beaucoup de gloire parmi les hommes ; et après sa mort, on tient qu’il est allé s’asseoir, comblé d’honneur, auprès de Pluton et de Proserpine . Ses Enfants furent Télamon et Pélée, l’un desquels fut de l’entreprise d’Hercule contre Laomédon, et mérita d’être mis au premier rang, pour sa valeur ; et l’autre après avoir vaincu les Centaures, et s’être rendu considérable par plusieurs autres combats, épousa, quoique mortel, Thétis Fille de Nérée, qui était immortelle ; et l’on tient que ç’a été seulement dans ces Noces que les Dieux chantèrent l’hyménée. Ils eurent tous deux des enfants : Télamon eut Ajax et Teucer et Pélée eut Achille ; qui donnèrent tous de grandes marques de leur courage. Car ils n’obtinrent pas seulement la première place dans leur Ville, ni dans les lieux qu’ils habitèrent, mais dans l’expédition que les Grecs entreprirent contre les Barbares ; où après avoir assemblé une grande multitude de Soldats, en sorte que nul 326 homme célèbre n’était demeuré chez soi ; Achille surpassa tous les autres en valeur, et Ajax eut la seconde place après lui. Pour Teucer, digne parent de ces grands hommes, et nullement inférieur à aucun autre, lorsqu’il eut fait des merveilles dans la prise de Troie , et qu’il fut arrivé dans l’Île de Chypre , il y bâtit la Ville de Salamine, en lui imposant le nom de son ancienne Patrie, et y laissa la Famille qui y règne présentement. Telle est donc la gloire qu’Évagoras tire de ses ancêtres. Cette Ville étant ainsi bâtie, les descendants de Teucer y régnèrent dans le commencement : quelque temps s’étant ensuite écoulé, un exilé de Phénicie y fut reçu par celui qui y régnait, et ayant obtenu de lui beaucoup de pouvoir, n’en eut point de reconnaissance, mais viola le droit de l’hospitalité ; et comme il était homme capable d’une méchante action, il chassa le Roi, et se mit en possession du Royaume. Effrayé par le remords de ses crimes, et voulant mettre ses affaires en sûreté, il remplit la Ville de Barbares, et soumit toute l’Île à l’obéissance du Roi des Perses.

Lorsque les choses étaient en cet état naquit Évagoras, dont il y eut une infinité de présages, de prophéties, et de son327 ges, par lesquels il paraissait devoir être élevé au-dessus de la condition humaine ; J’ai résolu d’omettre toutes ces choses, non pas que je ne croie tout ce qu’on dit là-dessus, mais pour faire voir à tout le monde combien je suis éloigné de n’être pas véritable dans le récit de ses belles actions, puisque je m’abstiens de dire les choses qui sont vraies, parce qu’elles ne sont connues que de peu de personnes. Je commencerai donc à parler de lui, par ce qui est hors de toute controverse. Étant encore enfant, il surpassa tous les autres en beauté, en force, et en modestie, avantages qui seyent bien à cet âge. Les Citoyens qui ont été élevés avec lui, rendront témoignage de sa modestie ; tous ceux qui l’ont vu, parleront de sa beauté ; et les combats où il a surpassé ses égaux, feront foi de sa force. Lorsqu’il fut parvenu à l’adolescence, tous ces avantages crûrent avec lui, et il s’y joignit le courage, la sagesse, et la justice, etc.