297 SENTIMENT D'UN DOCTEUR de Sorbonne sur la doctrine des principes de connaissance de Descartes

Descartes dit que [ a ] pour bien examiner la vérité, il est besoin de mettre une fois en sa vie toutes choses en doute, à quoi il ajoute qu’il est [ b ] utile aussi de considérer comme fausses toutes les choses dont on peut douter.

Cette doctrine est téméraire, dangereuse et inutile.

298 On ne doit jamais renoncer pour peu de temps que ce puisse être à la connaissance de Dieu, puisque la Piété nous oblige d’occuper sans cesse notre esprit à le considérer ou en lui-même, ou dans ses ouvrages et que cette obligation est fondée sur les premiers principes de la nature de notre esprit et sur les premiers principes de la grâce.

La fin de notre esprit est de connaître la vérité qui est Dieu, or il n’est jamais permis de se détourner de sa fin dernière. De plus comme Dieu qui est la cause efficiente de notre esprit, et qui ne connaît rien que lui-même, soit dans sa substance, soit dans ses productions qui sont ses images, n'a imprimé d’autre mouvement à notre esprit que celui qui le porte à la connaissance de son principe (l’action naturelle d’une cause sur son effet étant de se le rendre semblable en lui communiquant 299 ce qu’elle a,) c’est une témérité bien grande de vouloir interrompre ce mouvement par un doute formel et délibéré, tel que celui que Descartes propose à ses disciples. J’ajouterai que notre esprit étant porté de sa nature vers la connaissance de la souveraine vérité, c’est détruire autant qu’il est en nous la nature de notre esprit, que de douter s’il y a une vérité souveraine ; car de même qu’un corps cesse de se mouvoir lorsqu’il n’y a point de terme où il puisse arriver, le mouvement de l’esprit cesse aussi, lorsqu’il n’a plus d’objet.

Cette obligation est aussi fondée sur les premiers principes de la grâce, dont la fin est de rendre Dieu présent à notre esprit par la foi, de perfectionner ses connaissances naturelles, et de le disposer par ce moyen à voir clairement la Nature divine ; or il ne peut être permis d’aller contre cette 300 fin ni d’abandonner par le doute la lumière de la foi pour commencer à se former soi-même de nouvelles connaissances, et puisque Dieu a fondé en nous la foi sur les connaissances naturelles qui lui servent de préparation, nous devons nous en contenter, et ne pas abattre l’Édifice de ce grand Architecte jusqu’aux fondements, pour en établir d’autres et bâtir dessus un nouvel édifice. La cause efficiente de la grâce est Dieu qui la produit sans cesse en notre esprit par une libéralité toute pure, c’est donc une grande témérité d’arrêter cette opération de Dieu pour commencer la nôtre, et de rejeter ses dons pour acquérir de nous-mêmes et par notre propre suffisance de nouvelles richesses qui ne sont rien en comparaison de celles que nous abandonnons par le doute. Enfin la nature de la grâce ou sa cause formelle étant un mouvement qui 301 porte notre esprit au-dessus de la Nature même, c’est détruire ce mouvement et le faire descendre au-dessous de toutes les connaissances naturelles. On peut dire que ce principe de douter de tout a quelque chose de plus mauvais que tous les autres péchés, puisqu’il détourne de propos délibéré notre esprit de la vue de Dieu pour l’employer à la recherche de la créature, et que les autres péchés ne l’en détournent que par accident ; si ce n’est peut-être dans ces hommes qui ont dit à Dieu qu’ils ne veulent point le connaître pour pécher plus librement ; avec cette différence que ceux-ci le font pour se conduire comme il leur plaît dans leurs actions, et que ceux-là le font pour se conduire comme il leur plaît dans leurs pensées.

Il ne sert de rien de dire que l’on ne se jette dans ce doute que pour un peu de temps, puisque la foi se perd par le doute volontaire 302 de quelque peu de durée qu’il puisse être, de même que la vie se perd pour peu que l’on cesse de vivre.

On dira peut-être que ce doute ne doit être regardé que comme une supposition qu’on fait pour parvenir à une plus grande certitude, mais M. Descartes ne dit point que ce doute ne doit être regardé que comme une supposition quoique la chose méritât bien qu’il en fît la remarque, et il en parle comme d’un doute réel et effectif. Quoi qu’il en soit cette démarche est toujours très périlleuse : car qui peut répondre qu’on viendra à bout de rétablir toutes les connaissances et toutes les persuasions qu’on aura rejetées par le doute ; tel esprit n'y trouvera pas de difficulté, mais tel autre ne pourra jamais sortir de son doute. J’ajoute que quand il réparerait en un instant toutes ses connaissances naturelles, et qu’il les remettrait en meilleur ordre, 303 il n’a point en lui-même de moyen de se rétablir dans la foi qui est un pur don de Dieu, qu’on ne peut même lui demander si on ne l’a déjà, puisqu’on ne prie que par la foi.

Il ne sert de rien de dire qu’on n'entre dans ce doute volontaire que pour acquérir une connaissance plus forte et plus certaine puisque cette connaissance qu’on acquiert n’est qu’une connaissance purement naturelle, et qu’il vaudrait mieux ne connaître jamais aucune vérité naturelle par la démonstration, que d’avoir cessé un moment de croire celles que la foi nous enseigne.

On a beau dire que celui qui entre dans ce doute ne s’en sert pas pour la conduite des actions de sa vie. Cela n’est bon qu’à faire des hypocrites de ceux qui en usent ainsi. Car supposons qu’un homme voulant philosopher comme Descartes s'est jeté dans le 304 doute dont nous parlons, et à tel point qu’il ne voit plus rien d’assuré, sinon qu’il est une chose qui pense ; supposons ensuite que cet homme demeure dix ans dans ce doute avant que de passer de cet état à celui d’un homme qui est fortement persuadé de toutes les vérités de la foi, et que pendant ces dix années il s’est acquitté exactement de tous les devoirs d’un Chrétien, n’est-il pas vrai que cet homme aura commis plusieurs grands sacrilèges ?

Il est d’ailleurs impossible que celui qui doute de tout, et qui ne veut sortir de son doute que par la force de la démonstration, puisse jamais être convaincu d’aucune vérité : la raison en est très évidente, et je ne sais comment M. Descartes ne l’a point vue ; ou pourquoi il l’a dissimulée. C’est que la certitude de toutes nos connaissances est fondée sur deux principes qui ne peuvent se démontrer, et dont 305 nous ne sommes convaincus que par une persuasion naturelle.

Le premier de ces principes est que la raison humaine est capable de connaître la vérité, et le second que nous avons en nous-mêmes cette raison.

Je dis premièrement qu’il est évident que toutes les sciences sont fondées sur ces deux principes, puisque nous ne pouvons avoir une science ou une connaissance certaine de quelque chose, si nous ne sommes assurés de l’avoir, et que nous ne pouvons être assurés de l’avoir, si nous ne sommes assurés qu’il est possible que nous l’ayons. Il est encore certain que pour acquérir cette connaissance, il faut être assuré qu’une raison bien disposée peut l’acquérir et être assuré aussi que nous avons en nous cette raison bien disposée.

Je dis en second lieu que si un homme doute de ces deux principes comme il le doit faire, s’il veut 306 douter de tout, cet homme n’a point de moyen pour sortir jamais de son doute, ni pour connaître avec certitude aucune vérité : car il est évident qu’il ne peut jamais se convaincre lui-même du premier de ces deux principes, puisque toutes les preuves qu’il en peut former ne sont autre chose que des actions de raison comprises par conséquent dans le principe dont il doute. Après cela quelque démonstration qu’il emploie pour se convaincre de quoi que ce soit, il ne pourra parvenir à autre chose qu’à continuer dans le doute où il s'est mis. S’il lui arrive par exemple de raisonner de cette sorte, le Tout est plus grand que sa partie, Quatre est un tout, et deux en est une partie, donc Quatre est quelque chose de plus grand que deux ; toute la conviction qu’il pourra tirer de cet argument le plus évident qu’on puisse faire, c’est que la conséquence qui en résulte lui semble 307 très conforme à la Raison, mais qu’il ne sait pas si la Raison peut connaître la vérité. Quelque chose qu’on lui puise dire de la bonté de Dieu qui ne saurait prendre plaisir à tromper ses Créatures, il avouera encore que cela lui semble très raisonnable mais qu’il ne sait pas si c’est assez qu’une chose lui semble raisonnable pour croire qu’elle soit vraie.

Il en est de même du second principe. Quand cet homme serait assuré que la Raison peut connaître la vérité, il pourra douter que la sienne soit assez bien disposée pour en venir à bout. Combien voit-on de fous, dira-t-il, qui croient trouver la vérité par des raisonnements visiblement faux, et qui sait si ces sortes de fous ne sont pas les véritables sages, car il y a moins de cette sorte de fous achevés dans le monde, qu’il n’y a d’autres hommes, et les choses les plus rares en chaque espèce sont ordinairement 308 les plus parfaites. Ce que l’on peut espérer de plus raisonnable d’un homme qui se sera jeté dans ce doute, c’est qu’il passe dans la secte des nouveaux Académiciens qui ne reconnaissent rien de certain dans toutes les connaissances humaines.

À ces deux principes indémontrables, on peut en ajouter un troisième qui est une dépendance du second. Ce principe est d’être certain qu’on est éveillé dans le temps que l’on raisonne. Car il est impossible que celui qui est entré dans le doute s’il veille ou s’il dort, comme on y entre nécessairement, quand on doute de tout, en puisse jamais sortir par aucune démonstration, puisque souvent on dort quand on pense veiller, et que dans cet état on se confirme dans la pensée qu’on ne dort pas, par les mêmes raisons dont on se sert pour se convaincre qu’on ne dort pas, lorsque l’on veille.

309 Quand on renonce à la possession de quelque chose pour en acquérir une autre, il faut que celle qu’on acquiert vaille mieux que celle que l’on quitte, cependant ce que Descartes se propose d’acquérir par son doute, n'est autre chose que des connaissances certaines et démonstratives, et ce qu’il détruit par son doute renferme des connaissances certaines et démonstratives, puisque son doute s’étend sur toutes sortes de connaissances. Pourquoi se défaire avec bien de la peine d’une chose pour avoir ensuite bien de la peine à la recouvrer ? Un homme qui use si mal de sa raison est bien malheureux et bien vain tout ensemble ; bien malheureux de rendre inutile par son doute tout le temps de son enfance et de sa jeunesse, pendant lequel l’Auteur de la Nature a répandu dans son esprit un très grand nombre de connaissances et de vérités très importantes, et 310 bien vain de renoncer à tous ces avantages pour avoir le plaisir de pouvoir dire qu’il s’est acquis par ses propres forces ce que Dieu lui avait donné gratuitement et sans aucun travail de sa part.

Il est étonnant que M. Descartes étant aussi persuadé qu’il l’était des vérités de la Religion, ait avancé de tels principes sans avoir pris la précaution de déclarer que le doute où il veut qu'on entre pour bien philosopher ne regarde point les matières de la foi dont il n’est jamais permis de douter, et sans avoir averti que ce doute même des choses naturelles ne doit être qu’une pure supposition ; car douter qu’il y ait un Ciel et une Terre, comme on le doit quand on a résolu de douter de tout, c’est douter qu’il y ait un Créateur du Ciel et de la Terre.

a. Animadverti jam ante aliquot annos quam multa ineunte aetate falsa pro veris admiserim, et quam dubia sint quaecumque istis postea superextrusi, ac proinde funditus omnia, semel in vita esse evertenda atque à primis fundamentis, denuo inchoandum etc. Commencement de la Première Méditation de Descartes.

b. Enitar tamen et tentabo rursus eandem viam quam heri fueram ingressus, removendo scilicet illud omne quod vel minimum dubitationis admittit, nihilo secius quam si omnino falsum esse comperissem. Au commencement de la Seconde Méditation .

a. Animadverti jam ante aliquot annos quam multa ineunte aetate falsa pro veris admiserim, et quam dubia sint quaecumque istis postea superextrusi, ac proinde funditus omnia, semel in vita esse evertenda atque à primis fundamentis, denuo inchoandum etc. Commencement de la Première Méditation de Descartes.

b. Enitar tamen et tentabo rursus eandem viam quam heri fueram ingressus, removendo scilicet illud omne quod vel minimum dubitationis admittit, nihilo secius quam si omnino falsum esse comperissem. Au commencement de la Seconde Méditation .