313 ORAISON FUNÈBRE de la Reine d’Angleterre, par Monsieur Bossuet, Évêque de Meaux, alors nommé à l’Évêché de Condom

Et nunc Reges intelligite ; erudimini qui judicatis Terram. Psaumes , II.
Maintenant ô Rois, apprenez ; instruisez-vous, Juges de la Terre.

MONSEIGNEUR,
Celui qui règne dans les Cieux, et de qui relèvent tous les Empires, à qui seul appartient la gloire, la majesté, et l’indépendance, est aussi le seul qui se glorifie de faire la loi aux Rois, et de leur donner, quand il lui plaît, de grandes et de terribles leçons. Soit qu’il élève les Trônes, soit qu’il les abaisse ; soit qu’il communique sa puissance aux Princes, soit qu’il la retire à lui-même, et ne leur laisse que leur propre faiblesse : il leur apprend leurs devoirs d’une manière souveraine et digne de lui. Car en leur donnant sa puissance, il leur commande d’en user comme il fait 314 lui-même pour le bien du monde ; et il leur fait voir, en la retirant, que toute leur Majesté est empruntée, et que pour être assis sur le Trône, ils n’en sont pas moins sous sa main et sous son autorité suprême. C’est ainsi qu’il instruit les Princes, non seulement par des discours et par des paroles ; mais encore par des effets et par des exemples. Et nunc Reges intelligite ; erudimini qui judicatis Terram.

Chrétiens, que la mémoire d’une grande Reine, Fille, Femme, Mère de Rois si puissants, et Souveraine de trois Royaumes, appelle de tous côtés à cette triste cérémonie ; ce discours vous fera paraître un de ces exemples redoutables, qui étalent aux yeux du monde sa vanité tout entière. Vous verrez dans une seule vie toutes les extrémités des choses humaines : la félicité sans bornes, aussi bien que les misères ; une longue et paisible jouissance d’une des plus nobles Couronnes de l’univers ; tout ce que peuvent donner de plus glorieux la naissance et la grandeur, accumulé sur une tête, qui ensuite est exposée à tous les outrages de la fortune ; la bonne cause, d’abord suivie de bons succès, et depuis des retours soudains ; des changements inouïs ; la rébellion longtemps retenue, à la fin tout à fait maîtresse ; nul 315 frein à la licence ; les Lois abolies : la Majesté violée par des attentats jusqu’alors inconnus ; l’usurpation et la tyrannie sous le nom de liberté ; une Reine fugitive, qui ne trouve aucune retraite dans trois Royaumes, et à qui sa propre Patrie n’est plus qu’un triste lieu d’exil ; neuf voyages sur mer entrepris par une Princesse malgré les tempêtes ; l’Océan étonné de se voir traversé tant de fois en des appareils si divers, et pour des causes si différentes ; un Trône indignement renversé, et miraculeusement rétabli. Voilà les enseignements que Dieu donne aux Rois : Ainsi fait-il voir au monde le néant de ses pompes et de ses grandeurs. Si les paroles nous manquent, si les expressions ne répondent pas à un sujet si vaste et si relevé ; les choses parlent assez d’elles-mêmes. Le cœur d’une grande Reine, autre fois élevé par une si longue suite de prospérités, et puis plongé tout à coup dans un abîme d’amertumes, parlera assez haut : Et s’il n’est pas permis aux particuliers de faire des leçons aux Princes sur des événements si étranges, un Roi me prête ses paroles pour leur dire : Et nunc Reges intelligite ; erudimini qui judicatis Terram. Entendez, ô Grands de la Terre, instruisez-vous, Arbitres du monde.

316 Mais la sage et religieuse Princesse, qui fait le sujet de ce discours, n’a pas été seulement un spectacle proposé aux hommes pour y étudier les conseils de la divine Providence, et les fatales révolutions des Monarchies ; elle s’est instruite elle-même pendant que Dieu instruisait les Princes par son exemple fameux. J’ai déjà dit que ce grand Dieu les enseigne, et en leur donnant, et en leur ôtant leur puissance. La Reine dont nous parlons a également entendu deux leçons si opposées ; c’est-à-dire qu’elle a usé chrétiennement de la bonne et de la mauvaise fortune. Dans l’une, elle a été bienfaisante ; dans l’autre, elle s’est montrée toujours invincible. Tant qu’elle a été heureuse, elle a fait sentir son pouvoir au monde, par des bontés infinies, quand la fortune l’eut abandonnée elle s’enrichit plus que jamais elle-même de vertus : Tellement qu’elle a perdu pour son propre bien cette puissance Royale qu’elle avait pour le bien des autres ; et si ses Sujets, si ses Alliés, si l’Église universelle a profité de ses grandeurs, elle-même a su profiter de ses malheurs et de ses disgrâces plus qu’elle n’avait fait de toute sa gloire. C’est ce que nous remarquerons dans la vie éternellement mémorable de très haute, très excellente, et très puis317 sante Princesse HENRIETTE MARIE DE FRANCE, REINE DE LA GRANDE BRETAGNE.

Quoique personne n’ignore les grandes qualités d’une Reine, dont l’Histoire a rempli tout l’univers, je me sens obligé d’abord à les rappeler en votre mémoire, afin que cette idée nous serve pour toute la suite de ce discours. Il serait superflu de vous parler au long de la glorieuse naissance de cette Princesse : On ne voit rien sous le Soleil qui en égale la grandeur. Le Pape saint Grégoire a donné dès les premiers siècles , cet éloge singulier à la Couronne de France, qu’elle est autant au-dessus des autres Couronnes du monde, que la dignité Royale surpasse les fortunes particulières. Que s’il a parlé en ces termes du temps du Roi Childebert, et s’il a élevé si haut la race de Mérovée  ; jugez ce qu’il aurait dit du sang de saint Louis et de Charlemagne. Issue de cette Race ; Fille de Henri le Grand, et de tant de Rois, son grand cœur a surpassé sa naissance. Toute autre place qu’un Trône eût été indigne d’elle. À la vérité elle eut de quoi satisfaire à sa noble fierté, quand elle vit qu’elle allait unir la Maison de France à la Royale Famille des Stuarts , qui étaient venus à la succession de la Couronne d’An318 gleterre par une fille de Henri VII  ? mais qui tenaient de leur Chef, depuis plusieurs siècles, le Sceptre d’Écosse, et qui descendaient de ces Rois antiques dont l’origine se cache si avant dans l’obscurité des premiers temps . Mais si elle eut de la joie de régner sur une grande Nation, c’est qu’elle pouvait contenter le désir immense, qui sans cesse la sollicitait à faire du bien. Elle eut une magnificence Royale, et on eût dit qu’elle perdait ce qu’elle ne donnait pas. Ses autres vertus n’ont pas été moins admirables. Fidèle dépositaire des plaintes et des secrets, elle disait que les Princes doivent garder le même silence que les Confesseurs, et avoir la même discrétion. Dans la plus grande fureur des guerres civiles, jamais on n’a douté de sa parole, ni désespéré de sa clémence. Quelle autre a mieux pratiqué cet art obligeant, qui fait qu’on se rabaisse sans se dégrader, et qui accorde si heureusement la liberté avec le respect ? Douce, familière, agréable, autant que ferme et vigoureuse, elle savait persuader et convaincre aussi bien que commander, et faire valoir la raison non moins que l’autorité. Vous verrez avec quelle prudence elle traite les affaires ; et une main si habile eût sauvé l’État, si l’État eût pu être sauvé. On ne peut assez 319 louer la magnanimité de cette Princesse. La fortune ne pouvait rien sur elle ; ni les maux qu’elle a prévus, ni ceux qui l’ont surprise, n’ont abattu son courage. Que dirai-je de son attachement immuable à la Religion de ses Ancêtres : Elle a bien su reconnaître que cet attachement faisait la gloire de sa Maison, aussi bien que celle de toute la France, seule Nation de l’Univers, qui depuis douze siècles presque accomplis que ses Rois ont embrassé le Christianisme, n’a jamais vu sur le Trône que des Princes enfants de l’Église. Aussi a-t-elle toujours déclaré, que rien ne serait capable de la détacher de la Foi de saint Louis. Le Roi son Mari lui a donné jusqu’à la mort ce bel éloge, qu’il n’y avait que le seul point de la Religion où leurs cœurs fussent désunis ; et confirmant par son témoignage la piété de la Reine, ce Prince très éclairé a fait connaître en même temps à toute la Terre, la tendresse, l’amour conjugal, la sainte et inviolable fidélité de son Épouse incomparable.

Dieu qui rapporte tous ses conseils à la conservation de sa sainte Église, et qui fécond en moyens, emploie toutes choses, etc.