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PARALLÈLE DES ANCIENS ET DES MODERNES OÙ IL EST TRAITÉ DE L'ASTRONOMIE, de la Géographie, de la Navigation, de la Guerre, de la Philosophie, de la Médecine, de la Musique, etc.
Cinquième et dernier Dialogue.
Le Chevalier
Puisque la pluie continue toujours, je crois que nous ne saurions mieux faire que de reprendre notre dispute où nous l’avons laissée, et de lire le Mémoire de Monsieur l’Abbé, où il oppose les plus beaux endroits des Anciens aux plus beaux endroits des Modernes 1 Retour de la mention récurrente du mémoire de l’Abbé déjà cité au tome III : voir page 210 note 583, page 277 note 753, page 124 note 355 et page 1 note 1. [DR] .
L’Abbé
Je le veux bien. Voici le début 2 de l’ Iliade . Après que nous l’aurons examiné, je vous lirai celui de l’ Énéide , ensuite celui de la Jérusalem délivrée , et puis celui de La Pucelle .
Le Chevalier
Celui de La Pucelle ?
L’Abbé
Oui, celui de La Pucelle ; et pourvu que vous puissiez vous défaire de toute prévention, vous trouverez peut-être que je n'ai pas tout le tort que vous croyez.
Le Chevalier
J'en doute fort ; cependant voyons ce qui en est.
L’Abbé
Je ne rapporte point ces beaux endroits en leur propre langue, comme je l’ai déjà dit, parce qu’il ne s’agit pas entre nous des grâces de la diction, qui en langues diffé3 rentes ne peuvent pas se comparer ensemble ; j’en rapporte seulement le sens et les pensées, dont la beauté est la même dans toutes les Langues, et dont on pourra mieux juger dans une Prose Française également favorable et aux uns et aux autres, que si je rapportais le texte original.
Le Chevalier
C’est-à-dire que nous allons mettre papiers sur table, et juger le procès par écrit.
L’Abbé
Justement. Si après un tel examen nous ne découvrons pas la vérité, du moins ne sera-ce pas faute d’y avoir apporté beaucoup de précaution.
Le Président
Cela est le mieux du monde ; mais quelque bonnes que soient vos Traductions, croyez-vous en 4 bonne foi, Monsieur l’Abbé, qu’elles approchent de la beauté, de la grandeur et de la délicatesse des Vers d’Homère et de Virgile ?
Le Chevalier
Monsieur l’Abbé ne prétend pas que sa Prose Française égale en beauté les Vers d’Homère et de Virgile, de même qu’il ne prétend pas qu’elle soit comparable aux Vers des Poètes Italiens et Français qu’il leur oppose.
L’Abbé
Je suis persuadé que cela est égal de part et d’autre ; ou s’il y a quelque préférence à donner là-dessus, qu’elle est due à la Langue Française, à cause de l’harmonie de ses Vers qui surpasse de beaucoup celle de toutes les autres Langues 2 Malherbe est le principal artisan de cette conviction et du changement d’esthétique qu’elle fonde. Son commentaire sur Desportes multiplie les consignes et conseils (comme la proscription de l’hiatus) permettant d’éviter la cacophonie et de préserver l’harmonie du vers français. [DR] .
Le Président
Cela se peut-il dire ? Quoi une 5 Langue qui n’est pas une Langue, mais un jargon et une corruption barbare de la Langue Latine 3 Voir F. Brunot : « Le français n’est autre chose que le latin parlé dans Paris et la contrée qui l’avoisine, dont les générations qui se sont succédé depuis tant de siècles ont transformé peu à peu la prononciation, le vocabulaire, la grammaire, quelquefois profondément et même totalement, mais toujours par une progression graduelle et régulière, suivant des instincts propres, ou sous des influences extérieures […]. », Histoire de la langue française, Paris, A. Colin, 1907, t. I, p. 15. Pour une critique de cette représentation, voir B. Cerquiglini, La Naissance du français, Paris, Puf, 2020. [DR] , osera non seulement se comparer avec celle dont elle tient son être, mais prétendra l’emporter au-dessus d’elle ?
Le Chevalier
Pourquoi non ? Serait-ce la première fois qu’on aurait vu une fille plus belle que sa mère ?
Le Président
Croyez-vous Monsieur le Chevalier, qu’une comparaison prouve rien ?
Le Chevalier
Je ne veux rien prouver, Monsieur le Président, je n'ai dessein en tout ceci que de m’instruire et de me réjouir 4 Perrault travaille le tempérament du personnage du Chevalier tel qu’il l’a annoncé à la fin de la préface du tome III, p. VIII-IX. Voir aussi le développement sur les fins de l’éloquence dans le tome II, p. 69 sq. [DR] .
L’Abbé
Il est certain que la variété des 6 sons dans une Langue en fait la principale harmonie ; et il est certain aussi que nulle Langue, soit morte, soit vivante ne se peut comparer à la Française sur cet article 5 Dans les Recherches de la France, Étienne Pasquier écrit qu’ « il y a plus de contentement pour l’oreille en nostre Poësie qu’en celle des Grecs et des Romains », chap. VII « Quelques observations sur la Poësie Françoise », éd. dir. M.-M. Fragonard et Fr. Roudaut, Paris, Champion, 1996, t. II, p. 1426. [DR] . Notre seul E féminin inconnu au Grec et au Latin, et presque à toutes les autres langues, forme plus de cinq cents différents sons, qui ont tous une douceur et un agrément que n’ont point ni l’E masculin, ni toutes les autres voyelles 6 Voir le développement d'É Pasquier sur l’E masculin et l’E féminin, chap. VII « Quelques observations sur la Poësie Françoise », Recherches de la France, éd. dir. M.-M. Fragonard et Fr. Roudaut, Paris, Champion, 1996, t. II, p. 1428-1429. Pierre de Deimier, à propos des rimes féminines, écrit que la fin des mots n’y « rend qu’un demi-son en les proférant suivant leur naïveté, & que l’oreille en est fort doucement touchée. », Académie de l’art poétique, Paris, J. de Bordeaulx, 1610, p. 25. Mais la source la plus directe de Perrault semble être ici Bouhours qui écrit : « Il n’y a rien de plus agréable à l’oreille que notre E muet, que toutes les autres langues n’ont point, & qui finit la plupart de nos mots. Il fait les rimes féminines, qui donnent une grâce singulière à notre poésie. », Les Entretiens d’Ariste et d’Eugène, [1671], éd. B. Beugnot et G. Declercq, Paris, Champion, 2003, p. 124 ; le passage paraphrase le développement proposé par J. Desmarets de Saint-Sorlin, La Comparaison de la langue et de la poësie françoise, avec la grecque et la latine […], Paris, T. Jolly, 1670, p. 12-13 . [DR] . Non seulement les terminaisons que forme l’E féminin sont très agréables en elles-mêmes ; mais le mélange judicieux qu’on en fait avec les terminaisons masculines, fait un très grand plaisir à l’oreille. Il ne faut que voir la différence qu’il y a entre des Vers, tous sur des rimes masculines, ou tous sur des rimes féminines, comme on en trouve dans les vieux Poètes Français, et des Vers où ces rimes sont entremêlées 7 Guillaume Peureux explique que « l’alternance en genre apparaît dans la poésie française aux XIIe et XIIIe siècles » mais sans systématiser ce qui reste « un mode d’ornementation sonore parmi d’autres » ; c’est « à la fin du XVe siècle et au début du XVIe siècle », que « des poètes introduisent comme contrainte continue l’alternance en genre des rimes » ; « L’alternance se généralise au cours du XVIe siècle dans de nombreuses régions de France, dans la perspective d’adaptations musicales. », La Fabrique du vers, Paris, Seuil, 2009, p. 234-235. Voir le développement de É. Pasquier sur « la nouvelle ordonnance de Ronsard sur la suite du masculin et du féminin » par rapport aux pratiques poétiques le précédant, Recherches de la France, op. cit., p. 1432. [DR] .
7 Le Chevalier
C’est ce mélange bien entendu qui fait que les Stances ont tant de grâce et tant de force 8 Voir Claude Lancelot qui assimile « rimes entremêlées » et « stances » : « On ne se sert gueres de rimes entremêlées que dans les Stances, c’est-à-dire, lorsqu’on divise l’ouvrage en certain nombre de vers arresté, comme en quatre, en six, etc. », Quatre Traitez de poësies latine, françoise, italienne et espagnole, Paris, P. Le Petit, 1663, p. 68. [DR] .
L’Abbé
Sans avoir recours à la Poésie, il ne faut que comparer une période dont tous les membres auront une terminaison masculine ou une terminaison féminine, avec une période où on aura eu soin de varier les terminaisons dans chacun de ses membres 9 Annotation en cours. .
Le Président
Cela ne vient que de l’accoutumance où on est là-dessus ; mais combien notre Langue serait-elle plus belle si elle n’avait point de ces syllabes féminines, ou plutôt de ces syllabes efféminées, qui ne sont dans la vérité que des sons imparfaits qui la rendent faible, molle et languissante 10 D. Denis souligne l’importance dans ce cadre de « l’ancien fantasme de la “langue féminine”, de ses fadeurs, ses mollesses, ses blandices languissantes – que devrait tenir en échec une mâle et forte poésie. », Le Parnasse galant. Institution d’une catégorie littéraire au XVIIe siècle, Paris, Champion, 2001, p. 150. Voir sur ce point M. Fumaroli, « Animus et Anima : l’instance féminine dans l’apologétique de la langue française », XVIIe siècle, « Les Pouvoirs féminins au XVIIe siècle », n° 144, 1984, p. 233-240. [DR] ?
8 L’Abbé
Dites plutôt qui la rendent douce, tendre et agréable. Je demeure d’accord que les syllabes féminines n’ont pas un son parfait, c’est-à-dire un son plein et tout à fait marqué, mais bien loin que ces sortes de syllabes gâtent l’harmonie de la Langue, elles l’augmentent et l’embellissent infiniment en se mêlant aux syllabes masculines. Permettez-moi pour m’expliquer de comparer les sons avec les couleurs. N'est-il pas vrai qu’un tableau où il n’y aurait que des couleurs parfaites, c’est-à-dire des couleurs dans le degré de leur plus grande force, comme du vrai rouge, du vrai bleu, du vrai jaune, et ainsi des autres couleurs, serait moins beau et moins agréable que les tableaux ordinaires où il entre des couleurs douces et moyennes, comme de la couleur de chair, de la couleur de rose, du 9 gris de lin, et toutes les nuances des autres couleurs fortes et complètes 11 Annotation en cours. ? Souffrez que j’ajoute encore une comparaison prise d’une chose qui approche davantage de notre sujet, c’est de la Musique ; car le chant n’est en quelque sorte qu’une prononciation plus marquée et plus pathétique que la prononciation ordinaire 12 Annotation en cours. . Du temps de nos Pères, les Musiciens n'employaient presque que des accords parfaits dans leurs Compositions 13 Annotation en cours. ; ils n’avaient garde d’appuyer sur une fausse quinte, ni même sur une sixième, parce que ce sont des accords imparfaits : bien loin de se hasarder à faire une septième ou une seconde, qui sont de pures dissonances 14 Annotation en cours. . Aujourd’hui, non seulement on n’en fait aucune difficulté, mais on convient que c’est de ces accords imparfaits, et de ces sortes de dissonances bien placées et bien sauvées que se forme la plus 10 excellente Musique 15 Annotation en cours. . Celle de nos Pères qui n’était presque composée que d’accords parfaits ne peut plus se souffrir, et s’appelle aujourd’hui du gros fa par les moindres écoliers en Musique 16 « GROS-FA. Certaines vieilles Musiques dʼEglise, en Notes Quarrées, Rondes ou Blanches, sʼappelloient jadis du Gros-fa. » (Jean-Jacques Rousseau, Dictionnaire de musique, Chez la Veuve Duchesne, Paris 1768, in-4). [BR] .
Le Président
Comme les meilleures comparaisons clochent toujours, de bonnes raisons seraient plus propres à me convaincre.
L’Abbé
Ne vous ai-je pas donné de bonnes raisons, quand j’ai dit que le mélange des syllabes féminines avec les masculines faisait une variété qui embellissait notre Langue, parce que la Nature n’aime rien tant que la variété 17 La pratique d’Horace fournit le modèle de cette varietas à la fois thématique, stylistique, énonciative, qui garantit le naturel du poème. Voir sur ce point N. Dauvois, La Vocation lyrique. La poétique du recueil lyrique en France à la Renaissance et le modèle des Carmina d’Horace, Paris, Garnier, 2010, chap. 2. [DR] , ou quand j’ai ajouté que quelque beaux que soient en eux-mêmes les sons parfaits ou masculins, ils deviennent encore plus beaux quand ils viennent ensuite des sons imparfaits ou 11 féminins ; car il est constant que lorsque d’un son imparfait qui laisse quelque chose à désirer à l’oreille, ou qui la blesse si vous voulez, on passe à un son parfait qui la contente pleinement, ce passage augmente son plaisir et lui fait trouver plus de goût que si ces accords parfaits se succédaient toujours immédiatement les uns aux autres 18 Annotation en cours. . C’est par cette raison que Socrate trouva de la volupté à se gratter les jambes dont on venait d’ôter les fers, et dit si agréablement que le plaisir était le fils de la douleur, laquelle mourait en le mettant au monde 19 Annotation en cours. . Mais laissons tout cela puisque nous ne devons juger ici que du sens et des pensées de nos Auteurs, et nullement de leurs expressions. Je ne comprends pas d’ailleurs pourquoi Monsieur le Président insiste si fort sur l’harmonie des vers d’Homère, puisqu’il est constant qu’Homère a fait trois fautes de quantité dans le pre12 mier Vers de son Iliade et par conséquent trois fautes contre l’harmonie 20 La question de l’harmonie de la langue grecque était déjà abordée dans le tome III à propos du style et de versification d’Homère. Le Président posait la question en ces termes : « Est-ce que vous voulez encore lui disputer l’avantage dont il est en possession de tout temps, d’être le plus agréable et le plus mélodieux versificateur qui ait jamais été, et qui sera jamais ? » (p. 108). Les sources évoquant les fautes de quantité du premier vers de l’ Iliade sont données par l’Abbé dans ses répliques suivantes : Dydime, Girladi, Sponde, Plutarque. [CBP] Ce défaut est en effet traditionnellement relevé comme l’explique Jean de Sponde dans son Commentaire à l’Iliade [1583] : « Dans son essai Sur les moyens de connaître ses progrès dans la vertu, Plutarque rappelle qu’un premier vers fautif n’empêcha pas Homère de poursuivre son œuvre sans trembler, tant sa propre valeur l’emportait pour lui sur les autres [80d]. C’est ce qu’a jadis remarqué Dydime, qui notait chez lui trois erreurs, comme l’a observé Girladi au livre II de l’Histoire des poètes. La première était l’allongement contre nature de la brève de la septième syllabe ; la deuxième, la raison de la synalèphe au cinquième pied n’a pas été conservée ; la troisième concerne akhilèos dont on a supprimé une lettre dans la deuxième syllabe pour faire de la place au dactyle. Justin Martyr a fait la même observation dans son Protreptique. En voici les termes, dans la traduction de Pic de la Mirandole : « Comme Homère, usant librement de la licence poétique, avait à l’origine imité l’opinion d’Orphée sur la pluralité des dieux, il rappela la plupart des fables qu’on rapporte sur leur nombre, pour faire écho à la poésie orphique qu’il s’était si bien proposé d’imiter qu’il indiqua la sympathie qu’il avait pour elle dans le premier vers de son ouvrage. Car Orphée avait ainsi commencé son poème : « Chante, Déesse, la colère de la féconde Cérès. » De même Homère : « Chante, Déesse, la colère du farouche Péléide », préférant, c’est évident pour moi, une ouverture qui ne respectait pas les règles de la métrique, pour ne pas paraître, le premier, avoir oublié le nom des dieux ». [Iustini philosophi et martyris admonitorius gentium liber, Ioanne Pico, Mirandulae domino, interprete, dans Œuvres, Bâle, 1572-1573, vol. 2, p. 328] », Livre I, éd. Chr. Deloince-Louette, Paris, Garnier, 2018, t. I, p. 279. [DR]. .
Le Chevalier
Homère a fait trois fautes de quantité dans le premier Vers de l' Iliade ? Vous vous moquez Monsieur l’Abbé.
L’Abbé
Je ne me moque point, il me serait aisé de vous les faire toucher au doigt et à l’œil. Didyme les a marquées toutes trois dans le second Livre de sa Poétique 21 Dydime (Ier siècle avant J.-C.) est un philologue grec, commentateur de nombreux ouvrages. Des scholies sur l’œuvre d’Homère lui sont attribuées. La première édition de ces scholies de l’ Iliade est due à l’érudit Janus Lascaris, Didymi Scholia in Homeri Iliadem vetusta. Edidit I. Lascaris, Roma, Angelius Collotius, 1517. [CBP] , Giraldi et Sponde en ont fait autant 22 Giglio Gregorio (Gyraldo) Girladi, De deis gentium varia et multiplex historia, Bâle, J. Oporin, 1548 ; De deis Gentium libri siue Syntagmata 17, Lyon, 1565. Sponde a publié des commentaires sur les œuvres d’Homère. Sur ce texte et le type de commentaire érudit dont il relève, voir Rachel Darmon, « Traités sur les dieux et pratiques mythographiques de la première modernité : tradition et actualisation », Revue Polymnia, université de Lille, n°2, 2016 . Sponde, Homeri quae extant omnia. Ilias, Odyssea, Batrachomyomachia, hymni, poematia aliquot Cum latina versione [...] Perpetuis item justisque in Iliada sumul & Odysseam Jo. Spondani Mavleonensis commentariis, Basileae : Eusebii Episcopii opera ac impensa, 1583. Pour une édition moderne, voir Jean de Sponde, Commentaire aux poèmes homériques, traduction et édition critique par Christiane Deloince-Louette, avec la collaboration de Martine Furno, 3 tomes, Paris, Garnier, 2018. [CBP] ; mais ce qui est bien plus décisif à l'égard de Monsieur le Président, c’est qu’un Auteur ancien très célèbre l’a dit il y a plus de quinze cents ans 23 Il s’agit de Plutarque comme le précise la réplique suivante de l’l’Abbé. [CBP] .
Le Chevalier
Qui est l’audacieux Mortel qui a osé avancer une telle proposition ? 13 Je ne m'étonne plus qu’on ait trouvé des taches dans le Soleil 24 Allusion à l’observation en 1611 par le prêtre jésuite et astronome allemand Christoph Scheiner (1575-1650) des taches solaires (correspondant à des régions plus froides et plus sombres de la surface du Soleil) . Quoique Galilée les observe également à la même époque et y voie un argument contre la théorie aristotélicienne de l’immutabilité des cieux et de la perfection du Soleil, les Modernes ne le mentionnent presque jamais et ne citent que Christoph Scheiner. Voir aussi ci-dessous, note 97. [PD] .
L’Abbé
Cet audacieux Mortel est le sage et judicieux Plutarque qui l’a dit formellement dans le Traité qu’il a fait des moyens de connaître si on avance dans la vertu 25 Plutarque, Πῶς ἄν τις αἴσθοιτο ἑαυτοῦ προκόπτοντος ἐπ’ ἀρετῇ (Quomodo quis suos in virtute sentiat profectus), 75 A – 86 A, Planude no 3. Ce texte important, dans lequel Plutarque s’oppose aux Stoïciens, appartient au corpus des soixante-seize traités réunis en 1572 par Henri Estienne, à partir d’une compilation effectuée au XIIIe siècle par le moine byzantin Planude. L’ensemble constitue l’édition de référence des Œuvres morales. Selon cette classification, encore utilisée de nos jours, le traité intitulé Comment s’apercevoir qu’on progresse dans la vertu apparaît en cinquième position. [BR] .
Le Chevalier
Il n’y a qu’heur et malheur dans le monde, un début tel que celui d’Homère renverserait aujourd’hui un homme à n’en relever jamais.
L’Abbé
Voici donc le commencement de l’ Iliade . « Chantez Déesse la colère pernicieuse d’Achille fils de Pélée, laquelle a causé une infinité de maux aux Grecs. Elle a envoyé dans les Enfers avant le temps les âmes fortes de plusieurs Héros, et livré leurs corps aux chiens et aux oiseaux pour en être déchirés, 14 (or en tout cela s’accomplissait la volonté de Jupiter) depuis qu’Agamemnon Roi des hommes, et le divin Achille se séparèrent en se querellant. Quel fut celui des Dieux qui les porta à se quereller ? Ce fut le fils de Latone et de Jupiter, qui étant fâché contre le Roi répandit dans l’armée une cruelle maladie qui fit mourir beaucoup de monde, parce qu’Agamemnon avait fait un affront au Prêtre Chrysès 26 Le Président précise qu’il s’agit de la traduction de l’Abbé lui-même. À titre de comparaison, voici la traduction d’Anne Dacier : « Déesse, chantez la colère d’Achille, fils de Pelée ; cette colère pernicieuse qui causa tant de malheurs aux Grecs, et qui précipita dans le sombre royaume de Pluton les armes généreuses de de tant de Héros, et livra leur corps en proie aux chiens et aux vautours, depuis le jour fatal qu’une querelle d’esclat eût divisé le fils d’Atrée et le divin Achille ; ainsi les décrets de Jupiter s’accomplissaient. Quel Dieu les jeta dans ces dissensions ! Le fils de Jupiter et de Latone irrité contre le Roy qui avoit déshonoré Chrysès son sacrificateur, envoya sur l’armée une affreuse maladie qui emportait les peuples. », L’Iliade d’Homère traduite en français, avec des Remarques, Paris, Rigaud, 1711, t.1, p. 1-2 .[CBP]. . » Voilà l’invocation 27 Le Bossu compare l’épopée à un discours d’orateur qui comporte exorde, proposition et péroraison : « Avant que le Poète commence le récit étendu de son Action, il la propose en général et il invoque les Divinités qui la lui doivent inspirer. Cela fait trois parties, qui ont toujours été considérées comme nécessaires : savoir la Proposition, l’Invocation et la Narration. », Livre III, « De la forme du poème épique ou de la Narration », Traité du poème épique, Paris, Michel Le Petit, 1675, p. 284. L’invocation est l’adresse aux divinités. Le Bossu précise que dans ses deux poèmes, l’ Iliade et l’ Odyssée , « Homère mêle l’Invocation avec la Proposition […]. Il ne dit pas qu’il racontera l’action d’Achille ; ou celle d’Ulysse : il prie la Muse de faire ce récit. » (Livre III, Chapitre IV, p. 306). [CBP]. , l’exposition du sujet 28 Le Bossu utilise le terme de Proposition pour désigner la présentation du sujet de l’épopée : « La Proposition épique est cette partie du Poème où l’Auteur propose brièvement et en général, ce qu’il doit dire dans le corps de son ouvrage. » (Traité du poème épique, Paris, Michel Le Petit, 1675, Livre III, Chapitre III, p. 291). [CBP] , et le commencement de la narration 29 La narration est le corps du poème : « Cette Narration est en effet le récit que fait le Poète de son Action entière, épisodiée avec toutes ses circonstances et tous ses ornements » (Traité du poème épique, éd. citée, Livre III, Chapitre V, p. 314). [CBP] de l’ Iliade .
Le Président
Ce que vous venez de lire, dit en gros la pensée d’Homère ; mais, Ciel ! que de beautés dans l’original qui n’ont point passé dans votre Traduction !
L’Abbé
Ma Traduction est pourtant mot à mot et fort fidèle.
15 Le Chevalier
Un amant ne trouve jamais le portrait de sa Maîtresse assez beau ni assez ressemblant.
L’Abbé
Il est vrai que la Prévention n’est pas moins ingénieuse que l’Amour à trouver de grandes beautés où souvent il n’y en a guère.
Le Président
Il est encore plus vrai que le manque de goût 30 Annotation en cours. n'est pas moins aveugle que l’ignorance pour ne pas voir des beautés qui frappent les yeux de tous ceux qui ont quelque peu de bon sens et de discernement.
L’Abbé
Brisons là, Monsieur le Président, je ne veux point m'échauffer pour des bagatelles, et moins encore donner occasion à mes amis de se mettre en colère.
16 Le Président
Je ne suis point en colère, mais je vous avoue que…
L’Abbé
Je serais bien fâché que vous eussiez dit de sang-froid ce qui vient de vous échapper 31 Perrault semble ici mimer l’éthos des adversaires de Boileau qui lui font grief de son impulsive agressivité. Voir parmi d’autres témoignages, celui de Boursault, dans la Satire des satires, cité par B. Beugnot et R. Zuber, Boileau. Visages anciens, visages nouveaux, Presses de l’Université de Montréal, 1973, p. 15 : « C’est un jeune emporté, qui dans ce qu’il écrit, / Prise le jugement moins que le bel esprit. » [DR] ; mais parlons d’autre chose 32 Annotation en cours. .
Le Chevalier
J’en suis fort d’avis, car quoique nous perdions beaucoup à ne pas entendre plus longtemps Monsieur l’Abbé sur cette matière, je serai bien-aise que nous changions de propos ; la Poésie est assurément une chose fort agréable, mais il est ennuyeux d’en entendre toujours parler. Pour nous dépayser entièrement parlons de l’Astronomie, et montons dans le Ciel. Du milieu des Étoiles où nous serons, Homère nous paraîtra si petit que nous serons hon17 teux de nous être fâchés pour si peu de chose.
Le Président
Je demeure d’accord que les Modernes sont supérieurs aux Anciens sur le fait de l’Astronomie, et il n’est pas besoin que Monsieur l'Abbé se donne la peine de le prouver 33 Contrairement à ce que laissent supposer les propos que Perrault prête ici et ailleurs (voir tome II, p. 28) au Président, la supériorité des Modernes sur les Anciens en matière d’astronomie – comme d’ailleurs dans toutes les sciences – ne va pas de soi pour leurs adversaires. En Angleterre, par exemple, William Temple, partisan des Anciens, assure en 1690 que : « On n’a rien inventé de nouveau dans l’Astronomie, qui puisse le disputer avec les Anciens, à moins que ce ne soit le Système de Copernic » ([William Temple], Les Œuvres mélées de monsieur Le chevalier Temple, Utrecht, Antoine Schouten, 1693, tome 2, p. 56 (Premier essai. « Du savoir des Anciens & des Modernes »). 1690 est l’année de la publication du livre dans sa version originale en anglais An Essay upon the Ancient and Modern Learning). L’Abbé reconnaît lui-même qu’il existe une astronomie antique, illustrée par des auteurs tels que Hipparque et Ptolémée (p. 24-25) qui n’a pas eu besoin du télescope pour prévoir des éclipses et décrire le monde sublunaire. Au reste, Perrault/l’Abbé ne semble pas un chaud partisan de l’héliocentrisme copernicien (voir p. 30-31), et l’œuvre de Galilée se réduit presque pour lui, comme chez Bacon au début du siècle, à l’invention de la lunette astronomique (voir ci-dessous, note 87) et du pendule. V. Jullien (voir ci-dessous, note 68) a raison de se demander si l’Abbé ne serait pas un « géocentriste tardif » (et aussi ci-dessous, note 70) . [PD] .
L’Abbé
Cela ne doit pas m’empêcher de parler de l’Astronomie, ni de toutes les autres Sciences où l’on ne dispute point la préférence aux Modernes ; car mon dessein n’est pas de faire voir simplement que nous l’emportons sur les Anciens, mais de combien nous l’emportons, et par quels degrés tous les Arts et toutes les Sciences, de faibles et d’imparfaites qu’elles étaient chez les Anciens, sont parvenues au point de perfection où elles sont aujourd’hui parmi les Modernes. 18 Je n'ai point assurément la capacité nécessaire pour bien sortir d’une entreprise aussi vaste, aussi difficile…
Le Chevalier
Il ne s’agit point ici de faire le modeste, mais de prouver votre dire le mieux que vous pourrez.
L’Abbé
Il faut vous obéir. Comme chacun fait valoir son métier, il y a des Astronomes qui assurent que les hommes n’ont le visage tourné vers le Ciel à la différence des bêtes brutes qui l’ont tourné vers la Terre, que pour regarder les Astres et étudier l’Astronomie 34 « L’homme est le seul être vivant dont le visage soit tourné vers le Ciel » écrit Ovide (Métamorphoses, I, 72-88) et c’est là une remarque partagée aujourd’hui par Pascal Picq qui y voit, plutôt qu’un avantage, une faiblesse de notre espèce qui, de ce fait, n’observe pas bien notre sol, notre terre. Platon, tout au contraire, a posé le cadre général en défendant, dans le Timée , la thèse selon laquelle les planètes - l’objet de l’astronomie - ont été créées par le démiurge pour nous permettre de mesurer le temps, cette image de l’éternité, adaptée à nos facultés. [VJ] ; que même les hommes n’ont vécu longtemps dans le commencement du monde, que pour se mieux perfectionner dans cette science la plus belle, la plus noble et la plus nécessaire de toutes 35 Au XVIIe siècle, il est généralement admis que la longévité, et la taille, des héros bibliques, étaient très supérieures à celles d’aujourd’hui. [PD] .
19 Le Chevalier
Voilà de quoi faire un beau préambule pour un Almanach 36 Dictionnaire de l’Académie (1694) : « Calendrier qui contient tous les jours de l’année, les fêtes, les lunaisons, les éclipses, les signes dans lesquels le soleil entre, avec des pronostics du beau et du mauvais temps. » [DR] .
L’Abbé
Cela a été dit pourtant par des Auteurs fort graves.
Le Chevalier
Et anciens ?
L’Abbé
Et anciens. Quoi qu’il en soit, l’Astronomie est de toutes les Sciences celle où les Amateurs de l’Antiquité demeurent le plus aisément d’accord que les Anciens le cèdent aux Modernes ; cependant il n’y en a peut-être pas une où ils pussent soutenir plus facilement le contraire.
Le Chevalier
Vous m'étonnez. D'où vient qu’ils lâchent le pied si aisément 20 sur cet article ? Est-ce que les grandes Lunettes de l'Observatoire de Paris 37 L’Observatoire royal de Paris a été construit entre 1667 et 1672 d’après les plans de l’architecte et médecin Claude Perrault, frère aîné de Charles, dont le nom reste également attaché à la Colonnade du Louvre . Il est probable que l’épouvante qu’auraient causée ses lunettes soit une allusion aux vers célèbres des Femmes savantes (1672) de Molière : « Vous devriez brûler tout ce meuble inutile, / Et laisser la science aux docteurs de la ville ; / M’ôter, pour faire bien, du grenier de céans, / Cette longue lunette à faire peur aux gens » (II, 7, v. 561-564) . [PD] les épouvantent ?
L’Abbé
Je crois qu’il en est quelque chose, et en cela ils n’ont pas trop de tort, car elles sont d’un très grand secours pour l’Astronomie ; mais cela vient principalement de ce que ces Amateurs de l’Antiquité ne sont la plupart que des Grammairiens, ou tout au plus que des Orateurs ou des Poètes 38 Annotation en cours. qui abandonnent sans peine les Arts et les Sciences où ils ne connaissent presque rien ; car s’ils avaient quelque teinture de l’Astronomie ils pourraient soutenir que les hommes des premiers siècles, qui ont passé toute leur vie à contempler les Astres dans un plein repos, et qui la plupart les ont observés dans des Pays où le Ciel est toujours serein, ont pu faire des observations plus suivies et plus exac21 tes que les nôtres 39 L’astronomie babylonienne était réputée pour la précision de ses observations. Cette réputation est établie chez les Grecs classiques (Callisthène, Géminus, Ptolémée par exemple). Cette précision concerne notamment les lunaisons, les éphémérides et le zodiaque. [VJ] , particulièrement touchant les grandes révolutions 40 Certains cycles astronomiques étaient peut-être connus en Mésopotamie ; ainsi, le cycle des 223 lunaisons ou cycle de Saros (18 ans et 11 jours) qui ramène les éclipses de Lune et de Soleil. Le cycle de Méton (astronome grec du Ve siècle av. J.-C.), qui est un multiple commun des périodes orbitales du Soleil et de la Lune, correspond à 19 années solaires. [VJ] , comme celle qu’on nomme la grande année, qui est de six cents ans, au bout desquels le Soleil et la Lune reviennent au même point d’où ils ont commencé leur cours 41 Le cycle de la « grande année » est mieux connu ; cette fiction correspond à la période avec laquelle les planètes reviennent à leur situation initiale. Héraclite, Bérose, Aristote, Aristarque, Proclus l’ont évoquée, mais c’est surtout vers Platon, dans la République et le Timée, que l’on peut se tourner pour en savoir plus. Elle correspond au nombre parfait ou à l’année parfaite. De multiples commentateurs ont cru pouvoir l’évaluer avec une grande variété de résultats, ce que ne fait pas Platon qui dit ceci : « Les courses errantes [des planètes] occupent une durée incroyable et offrent des particularités merveilleuses » (Timée, 39 d, trad. Léon Robin, Pléiade.) (Les 600 ans ?) [VJ] C’est, par exemple, en référence à cette fiction que le poète Virgile déploie le message messianique de sa IVe bucolique, v. 5 et suivants. [BR] ; parce qu’un homme seul a pu faire facilement cette observation, au lieu qu’il faut présentement la vie de quinze ou vingt hommes qui se succèdent consécutivement, et que d’ailleurs on ne jouit point ici d’un Ciel aussi serein qu’il est dans plusieurs des climats où ont vécu les premiers hommes 42 Il est peu crédible que les valeurs des cycles et de la grande année aient pu être affaire d’observation. Si on estime que celle-ci est associée à la période du mouvement conique de l’axe du plan de l’écliptique et à la précession des équinoxes (26 000 ans), alors, on peut comprendre qu’au XVIIe siècle il s’agisse en effet d’une question de calculs et de mesures nécessitant de difficiles observations. [VJ] .
Le Président
Vous m’avez pris, Monsieur l’Abbé, ce que je voulais dire ; à quoi j’ajouterai qu’il peut s’être perdu beaucoup de belles observations, qui jointes ensemble, feraient un amas de connaissances touchant l’Astronomie guère 22 moins important que toutes les découvertes des Modernes.
L’Abbé
Je crois avoir déjà prouvé que les découvertes de cette nature-là ne se perdent point ; mais quand la chose serait comme vous le dites, vous n’en tireriez aucun avantage. Car nous n’avons rien à démêler avec les hommes de devant le Déluge 43 Annotation en cours. , ni même avec ceux qui ont vécu immédiatement après. Les Anciens, dont il s’agit entre nous, et dont nous comparons les ouvrages avec ceux des Modernes, ne montent guère plus haut que le siècle d’Homère, et ne descendent guère plus bas que celui de Virgile 44 L’Abbé se montre très strict d’un côté, très généreux de l’autre dans le choix qu’il fait de la période qui doit être prise en compte pour situer les Anciens, dont il s’agit entre nous. Si son terminus a quo remonte à loin, vers le VIIIe siècle av. JC. (Homère), son terminus ad quem exclut la période grecque alexandrine et la période romaine à partir du début de notre ère (Virgile). Le chevalier semble cependant acquiescer à cette caractérisation. [VJ] .
Le Chevalier
Il est vrai que cet espace de temps, de même que l’espace de Terre qui contient la Grèce et l’Italie, renferment, selon le système 23 de la plupart des Amateurs de l’Antiquité, tout ce qu’il y a jamais eu de vrai esprit, de vraie valeur et de vraie sagesse. Dans tous les autres temps et dans tous les autres climats de l’Univers, il n’y a jamais eu, et il n’y aura jamais selon eux, que barbarie et ignorance ; ou s’il se trouve en ces derniers temps et en ces pays-ci quelque science et quelque politesse, tout cela n’est qu’un faible épanchement des lumières de la belle et docte Antiquité, ou le fruit de l’imitation des grands modèles qu'elle nous a laissés.
L’Abbé
Ne touchons plus là, Monsieur le Chevalier, et disons qu’Hipparque de Nicée est le premier des anciens Astronomes qu’on peut dire avoir su véritablement ce que c’est que l’Astronomie 45 Cet hommage rendu à Hipparque, astronome majeur du IIe siècle av. J.-C., est très certainement exagéré si l’on songe par exemple à Eudoxe, Calippe, Héraclide du Pont, etc. Toutefois, on s’accorde à reconnaître chez l’Alexandrin, à la fois de superbes considérations théoriques (équivalence des excentriques et des épicycles) et aussi une grande rigueur dans les mesures et les calculs, qui font de lui un savant assez conforme aux normes du siècle de la Querelle. [VJ] .
24 Le Président
Combien d’autres avant lui y ont-ils excellé ? Les Atlas, les Bellérophons et les Prométhées n’étaient autre chose que de grands Astronomes, qui ayant passé presque toute leur vie sur le sommet des plus hautes montagnes à observer les Astres, ont donné lieu par là aux fables qu’on en raconte, et ont été regardés comme des Demi-Dieux 46 Référence à la théorie évhémériste, du nom d’Evhémère, mythographe grec du IIIe siècle avant J.-C., qui postulait que les héros de la mythologie étaient des humains divinisés après leur mort. [BR] .
Le Chevalier
Ce n’est pas une marque fort sûre d’un grand mérite, que d’avoir été regardé comme un Demi-Dieu, ni même d’avoir été fait Dieu tout entier. J'ai lu quelque part [ a ] 47 Il s’agit en fait du livre d’Isaïe, chap. XLIV, 14-17, voir la Bible de Sacy, éd. Philippe Sellier, Paris, R. Laffont, 1990, p. 932. [DR] qu’un Charpentier ayant coupé un grand arbre, fit une poutre et des solives de ce qu’il y avait de beau bois dans cet arbre, qu’il fit faire des fagots des menus bran25 chages ; et qu’ayant rencontré un morceau de cet arbre fort tortu et fort noueux, il en fit un Dieu, ne pouvant en faire rien de meilleur 48 La paraphrase narrative à laquelle se livre ici le Chevalier sur le texte biblique est particulièrement irrévérencieuse. [DR] . En un mot, je suis sûr qu’il fallait bien moins de savoir en ce temps-là pour être mis au nombre des Astronomes Demi-Dieux, que pour être reçu à l’Académie des Sciences 49 Il est vrai que les places étaient chères à l’Académie royale des sciences. Il y a peut-être là un hommage à Claude Perrault, frère de Charles et l’un des principaux académiciens. Claude Perrault semble bien être l’animateur principal de la section de physique de l’Académie royale des sciences, jusqu’à sa mort en 1688. [VJ] .
L’Abbé
Il est certain que tous ces Astronomes de la Fable n’en savaient guère plus que nos faiseurs d’Almanachs 50 Expression péjorative désignant les devins et astrologues dont les prévisions n’avaient aucun fondement solide. [VJ]. Perrault fait ici référence à la fable de La Fontaine, son vieil ami récemment disparu, intitulée « L’astrologue qui se laisse tomber dans un puits » (1668), à savoir le philosophe et astronome grec Thalès de Milet (v. 625-v. 547 av. J.-C.) qui se serait acquis une grande renommée dans l’Antiquité en prédisant l’éclipse de Soleil du 28 mai 585 avant notre ère. La Fontaine y enjoint aux « charlatans, faiseurs d’horoscope » de quitter les cours des princes d’Europe et dénonce la vanité de l’« art mensonger » de son astronome . [PD] , puisque le célèbre Hipparque de Nicée, dont je viens de parler, assure que tous ceux qui l’ont précédé ne prédisaient les Éclipses, que parce qu’ils avaient observé qu’au bout de dix-neuf ans elles revenaient à peu près aux mêmes jours 51 Le cycle de Méton, observation empirique du fait que, tous les 19 ans, les phases de la Lune correspondaient aux mêmes dates du calendrier. Ce n’est certes pas un résultat théorique. Il n’est pas très précis et permet de prévoir quatre ou cinq éclipses, ensuite la prévision est trop déréglée pour être valide. [VJ] . Il ajoute qu’aucun d’eux n’a rien démontré, ni achevé aucun ouvrage. Ptolémée est le premier qui a fait des Tables 26 astronomiques qui fussent justes, et en un mot celui des Anciens qui a eu le plus de réputation 52 Ptolémée a pu être considéré comme un habile compilateur qui a su rassembler ce que ses prédécesseurs avaient conçu et découvert ; on a pu aussi voir en lui l’auteur d’une synthèse essentielle et fondatrice, à la fois des hypothèses théoriques de l’astronomie grecque et des données d’observations qui inspirèrent et validèrent ces hypothèses. L’Abbé reste assez neutre dans son appréciation. Ce qui est vrai est que, dans le monde grec, romain, arabo-musulman, latin médiéval et renaissant, il est celui qui a eu le plus de réputation. Au début du XVIIe siècle, lorsqu’on dispute des systèmes du Monde, il y a celui de Ptolémée, celui de Copernic et, éventuellement, celui de Tycho Brahe. À partir de 1643, on doit considérer l’impact considérable du système général de Descartes. Il n’est pas évident d’interpréter la suite de ce que dit l’Abbé lorsqu’il mentionne les modifications apportées par la suite aux mesures et calculs ptoléméens : veut-il dire que toutes ces erreurs traduisent la fausseté et la faiblesse de l’œuvre de Ptolémée, ou signale-t-il par-là que cette grande science astronomique a dû être précisée, améliorée, perfectionnée, ce qui, fondamentalement, est le signe de sa valeur et de sa puissance ? [VJ] . Nous n’avons qu’à examiner ce que les Astronomes qui sont venus depuis ont ajouté à ses connaissances. Pappus qui vécut six-vingts 53 Adjectif numéral cardinal archaïsant : 120. [DR] ans après Ptolémée, remarqua que l’obliquité de l’écliptique n’était pas telle que l’avait cru ce grand Astronome 54 Ptolémée mesure l’obliquité de l’écliptique à 23°51’. La différence notée par Pappus est extrêmement faible et entre dans les incertitudes inhérentes à l’astrolabe utilisée. Tycho Brahe mesurait 23°29’ vers 1600, Bradley 23°28’ en 1750 et aujourd’hui 23°26’ mais on sait que le phénomène varie périodiquement. Les résultats des Anciens sont donc plutôt remarquables. [VJ] . Quatre cents ans après Albategnius trouva que les Étoiles fixes parcouraient un degré en l’espace de soixante-dix ans, au lieu que Ptolémée leur donnait cent ans pour faire ce chemin ; et même il composa un Livre de la science des Étoiles , où il redresse Ptolémée en plusieurs endroits 55 Al-Battani, savant du Xe siècle, a élaboré un catalogue de plus de 489 étoiles ; il a corrigé en l’améliorant la valeur de la durée d’une année : 365 jours 5 heures 48 minutes 24 secondes. Une caractéristique des progrès réalisés par lui est l’usage accru et systématique des méthodes trigonométriques. [VJ] . En l’année 1260 ou environ, Alphonse Roi de Castille fit faire de nouvelles Tables beaucoup plus exactes et plus justes 56 Les tables alphonsines , à la fin du XIIIe siècle, recensent 1 028 étoiles fixes. Elles ont un écart de longitude systématique de 17°8’ avec celles de Ptolémée. La précision moyenne des repérages dans le ciel est restée la même, d’Hipparque à Copernic, environ 20’ d’arc.[VJ] . Il assembla pour y parvenir tout ce qu’il put trouver de Mathématiciens Juifs et Arabes, et ces Ta27 bles lui revinrent à plus de quatre cents mille écus 57 Les tables pruténiques (ou prussiennes), établies en 1551 par Erasmus Reinhold, sur les modèles coperniciens améliorent, sur certains points, la précision des tables alphonsines. Elles sont, à leur tour, supplantées au cours du XVIIe siècle, par les tables rudolphines , réalisées par Tycho Brahe et Kepler, publiées en 1627. Les modifications et réformes ne cessent de se succéder à partir de là. Les gains de précision sont d’abord dus à Tycho, puis, à partir de 1609, au télescope. [VJ] . Avec tout cela ils se trompèrent de deux degrés ou environ, sur le vrai lieu des Étoiles fixes 58 Georg von Peurbach, astronome autrichien, joue un rôle important dans le renouveau de l'astronomiee observationnelle et mathématique dans le monde latin. Il transmet et exploite les découvertes des astronomes arabes, notamment al-Bitrugi. [VJ] .
Le Chevalier
De telles erreurs commises par un si grand nombre d’Astronomes assemblés et bien payés, donnent lieu de croire que leurs prédécesseurs, qui n’avaient travaillé qu’en leur particulier, en ont fait beaucoup d’autres bien plus grossières.
L’Abbé
Deux cents ans après ou environ, Peurbach et Jean de Mont-Royal 59 Jean de Mont-Royal (1436-1476), astronome allemand plus connu sous son nom latinisé de Regiomontanus. [PD] son disciple remarquèrent une partie des défauts de ces Tables. Copernic, qui leur succéda, en fit de plus justes que les Alphonsines 60 Les tables commandées par le roi Alphonse de Castille. Voir ci-dessus. [CNe] , mais pourtant encore défectueuses en beaucoup d’endroits 61 L’avantage en précision et fiabilité des tables de Copernic est toujours discuté. [VJ] ; ce qu’ayant lui-même reconnu, il exhorta Georg Joachim Rethicus son dis28 ciple de travailler à les corriger, particulièrement touchant les Étoiles fixes, et surtout celles du Zodiaque, sans quoi rien ne peut être juste dans l’Astronomie 62 La question du « repère fixe » à partir duquel on calcule les trajectoires des planètes est, évidemment, essentielle. Quelle « sphère des fixes » faut-il considérer ? Le système de Copernic propose une réponse nouvelle puisque c’est un orbe dont le centre est le Soleil . [VJ] . Il proposa un Système du Monde fort différent de celui qui était alors universellement reçu, mais beaucoup plus commode pour faire comprendre aisément les mouvements apparents de tous les corps célestes 63 En faveur du système héliocentrique copernicien , il y a d’abord, en effet, un argument de simplification considérable : les stations et rétrogradations reçoivent une explication de principe, limpide. Les excentriques et épicycles conçus à cette fin, deviennent inutiles. [VJ] . Il est vrai qu’il ne put satisfaire à quelques objections que l’on lui fit sur ce Système, mais il dit que le temps en découvrirait la vérité 64 Le système copernicien, en même temps qu’il apportait de puissantes réponses aux difficultés et contradictions des systèmes géocentriques, en créait de nouvelles, considérables : la parallaxe, l’indifférence du mouvement des corps au mouvement terrestre notamment. [VJ] ; ce qui est arrivé, comme il l’avait prédit, car les Lunettes d’approche ayant été trouvées quelques années après sa mort, on connut par leur moyen qu’il n’y avait rien de solide dans les objections qu’on lui avait faites 65 Copernic meurt en 1543, la lunette télescopique est employée par Galilée en 1609. L’opposition à l’héliocentrisme reste forte jusque vers 1640 . [VJ] . En voici une des principales. S’il était vrai, lui disait-on, que la Planète de Vénus s’approchât beaucoup de la Terre en de cer29 tains temps, et qu’en d’autres elle s’en éloignât beaucoup, comme vous le prétendez, il faudrait que cette Planète nous parût fort grande quand elle est proche de la Terre, et fort petite quand elle en est fort éloignée. Or il est constant qu’elle nous paraît toujours de la même grandeur à peu près, et par conséquent elle ne peut pas s’approcher et s’éloigner de la Terre d’une distance aussi considérable que vous le dites 66 En effet, si les planètes tournent autour de la Terre, elles sont à égale distance de la Terre tout au long de leur révolution. La forme elliptique des trajectoires a un effet que l’on peut négliger pour ce qui concerne cet argument-ci. Avec l’héliocentrisme leur distance à la Terre est susceptible de très grandes variations. [VJ] . L’objection semblait insurmontable, cependant elle ne valait rien. On a connu par le moyen des Lunettes d’approche, que Vénus était une espèce de Lune qui a son croissant, son plein et son décours 67 Les positions respectives du Soleil, de la Terre et d’une planète qui reçoit la lumière solaire créent un phénomène de phase ; une partie plus ou moins grande de la planète est éclairée, vue de la Terre. Les phases de Vénus ne s’expliquent pas dans le système de Ptolémée mais fort bien dans le système héliocentrique. La luminosité variable compense la distance elle aussi variable. [VJ] , et qu’ainsi elle est beaucoup plus lumineuse en un temps que dans un autre ; on a connu encore que quand elle est en son croissant ou en son décours elle est fort proche de la Terre, et que quand elle est en son plein elle en est fort éloignée, ce qui fait qu’elle 30 nous paraît toujours de la même grandeur, parce que si elle perd beaucoup de la grandeur qu’elle a dans son plein, en s’éloignant beaucoup de la Terre, elle en regagne beaucoup en s'en approchant lorsqu’elle est dans son croissant ou dans son décours. Tycho Brahe vint ensuite qui…
Le Chevalier
D’où vient que vous ne vous arrêtez point à l’opinion de Copernic, qui veut que la Terre tourne autour du Soleil, et non pas le Soleil autour de la Terre 68 L’Abbé serait-il un géocentriste tardif ? [VJ] La réplique suivante de l’Abbé semble en effet marquer sa préférence pour le géo-héliocentrisme de Tycho Brahe, savant auquel il consacre un développement de belle longueur et fort élogieux. [BR] ?
L’Abbé
Je ne m’y arrête pas, parce que cela importe peu au fond de l’Astronomie, et que le Système qui le suppose ainsi ne doit être regardé que comme un moyen qu’on a trouvé de rendre raison plus aisément de tous les mouvements des corps célestes 69 L’Abbé revendique une position instrumentaliste de l’astronomie dont la tâche se bornerait à « rendre compte des phénomènes », sans prétendre à la réalité et vérité des théories performantes. [VJ] .
31 Le Chevalier
La chose cependant me semble mériter qu’on y fasse quelque attention.
L’Abbé
Quelque attention qu’on y fasse on ne peut établir aucune preuve bien assurée de cette opinion ; et comme elle blesse beaucoup d’Esprits, on peut, et il faut même s'en passer, quelque commode et vraisemblable qu’elle soit 70 En toute rigueur, l’héliocentrisme n’est pas, en 1690, une thèse prouvée. Cependant, à cette date, tous les astronomes et philosophes de quelque stature sont convaincus de sa validité. La position de l’Abbé est étrange, à moins qu’il ne soit par exemple de la Compagnie de Jésus. [VJ] . Tycho Brahe qui vint après Copernic fit un autre Système à peu près semblable, avec lequel il prétendit pouvoir encore mieux rendre raison de toutes choses 71 Entre 1580 et 1590, Tycho Brahe élabore un système semi-héliocentrique dans lequel le Soleil tourne autour de la Terre immobile et les planètes tournent autour du Soleil . Cette solution hétéroclite rend bien compte des principaux phénomènes connus alors. Elle bénéficie du soutien systématique et discipliné des astronomes jésuites. [VJ] . Il faut laisser aux Astronomes à décider lequel de ces deux Systèmes est le meilleur. Tycho Brahe ayant fait plusieurs observations à l’occasion d’une nouvelle Étoile qui parut au commencement de l’année 1572 dans la constellation de Cas32 siopée, et qui y parut pendant plus de seize mois, parvint à la connaissance du vrai lieu des Étoiles fixes, excité par l’exhortation que Copernic en avait faite à son disciple, comme je l’ai déjà remarqué, et par le besoin qu’il avait de le savoir pour bien parler de cette nouvelle Étoile 72 Tycho a construit - avant l’invention du télescope - de remarquables instruments d’astronomie. Il conduit des campagnes d’observation assidues qui lui permettent, notamment, d’étudier la supernova apparue dans le ciel le 11 novembre 1572 , phénomène grandiose dont il montre qu’il ne peut s’agir d’un météore, mais bien d’un événement supra-lunaire, qui a lieu dans la région des étoiles. Elle disparaît en mars 1574. La thèse de l’immutabilité des cieux est sévèrement contredite. [VJ] ; il connut ensuite presque toutes les erreurs de ceux qui l’avaient précédé. Frédéric II, Roi de Danemark y contribua beaucoup par la dépense qu’il fit en instruments d’Astronomie, et surtout en la construction d’un Observatoire dans l’Île de Ven, auquel il donna le nom d’Uraniborg 73 Le château-observatoire de l’île de Ven est le premier et splendide observatoire au sens moderne du terme : c’est en fait un centre de recherche accompli, qui réunit des observateurs, des étudiants, des artisans. On y installe encore une imprimerie. [VJ] ; Tycho Brahe commença par bien établir la hauteur du Pôle par le moyen des Étoiles qui sont autour 74 C’est la latitude d’un lieu, soit l’angle entre l’horizon et l’étoile polaire. [VJ] : de là tirant la hauteur de l’Équateur, il trouva l’apogée du Soleil, son excentricité et le point véritable de l’Équinoxe du Printemps 75 L’apogée du Soleil est le point où le Soleil est le plus éloigné de la Terre, l’équinoxe du printemps, ou de mars dans l’hémisphère nord, est l’instant où le Soleil traverse le plan de l’équateur terrestre. Les planètes sont, selon Tycho, en rotation autour du Soleil ; toutefois celui-ci est légèrement distant du centre géométrique des révolutions planétaires ; il est ainsi excentré. Un équivalent à ceci existe dans les systèmes géocentriques et aussi héliocentriques. [VJ] , s’étant servi de Vénus au lieu de la Lune, beaucoup 33 plus fautive, et qui seule avait conduit ses prédécesseurs dans leurs Observations 76 En effet, Tycho a réussi des observations et mesures lunaires très innovantes ; il montre notamment la nature variable de l’angle du plan orbital lunaire sur l’écliptique. Ainsi, les trajectoires lunaires sont-elles malcommodes pour servir de bases à d’autres mesures, comme celle de l’équinoxe du printemps. [VJ] . Il ajouta ensuite deux cents Étoiles au Catalogue des Anciens 77 Cette affirmation est contestable. En 1598, Tycho prépare un catalogue de 1 005 étoiles, publié à titre posthume par Kepler en 1602 (voir l'édition de 1610 ). Ptolémée avait mentionné 1 022 étoiles et, autre exemple, le prince-astronome timouride Ulugh Beg avait précisément repéré 1 018 étoiles à Samarkand au XVe siècle . Ce qui est juste est que Tycho augmente la précision des coordonnées et surtout que dans les années qui suivent immédiatement le Parallèle, le nombre des étoiles observées et repérées va s’accroitre considérablement : Edmund Halley en donnera 2 866. [VJ] . Je ne dois pas oublier qu’il a inventé un grand nombre d’instruments très utiles pour observer 78 Les instruments que fit faire Tycho sont légendaires, par leur taille, leur précision, leur beauté . Citons un premier genre de sextant, un cadran mural de 4,6 mètres de diamètre, de très grandes sphères armillaires, un compas. Ils lui permirent de gagner un facteur 10 dans la précision des mesures. Ils ont tous disparu, comme Uraniborg tout entier. [VJ] , et que le degré qui ne se divisait qu’en six ou en douze fut divisé par lui en soixante parties qu’il appela Minutes, lesquelles il divisa ensuite en plusieurs autres parties 79 La minute n’étant plus assez précise, il intègre sa division en 60 secondes dans ses instruments, ses mesures et ses calculs. [VJ] ; on se sert encore des mêmes divisions. Kepler profita de son travail pour dresser les Tables astronomiques que l’Empereur Rodolphe ordonna de faire, et qui sont connues partout sous le nom de Tables Rudolphines 80 Voir ci-dessus. [VJ] . Il est le premier qui a pensé que les Comètes pouvaient être des Astres errants, et non point des amas d’exhalaisons comme l’ont cru tous les anciens Astronomes 81 Si les comètes ne sont pas des exhalaisons, c’est-à-dire des phénomènes atmosphériques ou infra-lunaires, c’est qu’elles apparaissent et disparaissent dans les cieux supérieurs. Il y a là un argument puissant contre les deux régions du monde aristotélicien. Galilée lui-même défendra en 1623, dans L’Essayeur, une conception traditionnelle des comètes, comme phénomènes atmosphériques . [VJ] . Il a enchéri sur Tycho Brahe à découvrir les erreurs, où les réfractions 34 plus ou moins grandes selon la qualité de l’air, jettent ceux qui observent, de même qu’à donner les moyens de s’en garantir ou de les rectifier 82 Kepler a un rôle décisif pour établir les bienfaits de l’optique pour l’astronomie. Dans la Dioptrice de 1611 , il expose les effets de la réfraction de la lumière (le phénomène du bâton brisé) qui traverse l’atmosphère, provoquant de fortes modifications dans l’apparence des astres. Il expose encore comment les lentilles constitutives des lunettes astronomiques peuvent enregistrer ces déformations et comment il convient de les calculer convenablement pour en recevoir les véritables informations. [VJ] ; secret très important, et sans lequel on ne peut rien faire de juste dans toutes les mesures qu’on prend, soit dans le Ciel, soit sur la Terre. Il a enfin trouvé une hypothèse très plausible, dont on peut se servir quand on ne s’accommode pas de celle de Ptolémée, ou qu’on n’est pas assez hardi pour se servir de celle de Copernic 83 Encore une fois, l’opinion de l’Abbé ne laisse pas de surprendre. Qui, en cette toute fin du siècle, soutient le système semi-héliocentrique ? Personne ou presque ; même les jésuites, tenus par une interdiction romaine, de réfuter encore l’héliocentrisme, ne publient plus - à ma connaissance - de traités du genre de celui du très compétent Giovanni Baptista Riccioli et son Astronomia Reformata de 1665 au sujet duquel J.B.J. Delambre a écrit qu’« on croirait entendre un avocat chargé d’office d’une mauvaise cause, et qui fait tous ses efforts pour la perdre. », Histoire de l’Astronomie moderne, Paris, Huzard-Courcier, 1821, vol. II, p. 295. [VJ] .
Le Président
Cependant cette hypothèse est la même que celle d’Apollonius de Perga 84 C’est une idée assez répandue au XVIe siècle, par exemple défendue par l’astronome Ursus, évoquée par Copernic. On prête aussi l’invention d’un système mixte à Martianus Capella, philosophe de l’Antiquité tardive . Rien n’est bien documenté. [VJ] , qui est un véritable Ancien.
L’Abbé
Quelques Astronomes l’ont dit ainsi, mais ils ne l’ont pas bien prouvé ; et cela montre seulement 35 que les Anciens ont entrevu plusieurs vérités qui n’ont été bien démêlées que dans la suite des temps, et particulièrement dans le siècle où nous sommes ; où par le moyen des nombres Logarithmiques, que les Anciens n’ont jamais connus, on fait plus de calculs en une heure qu’on n’en faisait auparavant en plusieurs jours 85 Les logarithmes, inventés vers 1590 par John Napier sont publiés en 1614. On notera que l’inventeur s’est lancé dans cette voie après le récit d’une visite d’un de ses amis à Tycho Brahe et une évocation des immenses calculs de données que l'astronomie nouvelle exigeait. [VJ] .
Le Chevalier
En quel temps croit-on que les Lunettes d’approche ont été trouvées ?
L’Abbé
En l’année 1609 on apporta de Hollande en Italie des verres qui grossissaient fort les objets 86 Le tube optique a sans doute été mis au point par Hans Lippershey, opticien néerlandais de Middleburg. Il est le premier à faire une démonstration publique d’une lunette de grossissement trois en septembre 1608. En octobre, il dépose une demande de brevet mais deux concurrents, Jacob Metius et Zacharias Jansen lui disputent la priorité de l’invention. Le second est cité par Descartes au début de La Dioptrique. Il existe des descriptions de telles lunettes d’approche, venues d’Italie vers 1590 et Giambattista della Porta en indique le principe dans son grand ouvrage La Magia Naturalis de 1589 et d’ailleurs, vingt ans plus tard, il le rappelle dans une lettre à Federico Cesi. Les techniques de polissage des lentilles connaissent des progrès significatifs au tout début du XVIIe siècle. [VJ] , et on tient que c’est Galilée qui le premier en fit des Lunettes d’approche 87 À strictement parler, ceci est inexact car les opticiens mentionnés à la note ci-dessus ne réalisaient pas seulement des verres grossissants, mais déjà des lunettes d’approche. Il convient de reconnaître à Galilée le mérite inégalable d’avoir systématiquement établi la lunette comme instrument d’observation astronomique par une véritable campagne de mesures, de représentations, et surtout d’interprétation, fin 1609 et début 1610 . En outre, il construisit ses propres lunettes, obtenant d’abord un grossissement de six et bientôt de vingt, puis trente. On n’oubliera pas toutefois qu’un autre savant, Thomas Harriot, dès le mois de juin 1609, avait tourné une lunette d’approche vers le ciel, à Londres et déjà, avait réalisé des dessins de la Lune de grande qualité . On dit aussi que père Scheiner (C.J.) fit de même. Ils ne diffusèrent pas ou ne publièrent pas leurs découvertes et n’en tirèrent pas, en tout cas, les immenses leçons que présenta Galilée dans son Sidereus Nuncius de 1610 . [VJ] .
Le Chevalier
Et les Lunettes qu’on met sur le nez, de quel âge les croyez-vous ; car je ne doute point qu’elles n’aient précédé les Lunettes à longue-vue 88 D’après les documents connus, il semble que les lunettes de vue aient été inventées en Italie à la fin du XIIIe siècle, peut-être par le dominicain Alessandro della Spina. Un chirurgien de Montpellier, Bernard Gordon, mentionne cet instrument en 1305, comme aide à la lecture. On lit, dans la balade de Charles d’Orléans, qu’il « utilise des lunettes pour lire. Elles grossissent les lettres […] ». Le peintre Tommaso da Modena représente, en 1352, un copiste travaillant, muni de lunettes . Voir Edward Rosen, « The invention of Eyeglasses », Journal of the History of Medicine and Allied Sciences, Volume XI, Issue 1, January 1956, p. 13-46. [VJ] ?
36 L’Abbé
Elles sont de l’année mil deux cents, ou environ.
Le Chevalier
Ne sait-on point le nom de celui qui en est l’Inventeur ?
L’Abbé
Comme il est presque impossible qu’une machine aussi admirable que celle-là ait été inventée tout d’un coup, et qu’il s’est passé beaucoup de temps avant qu’elle ait été portée à quelque sorte de perfection, plusieurs personnes y ont travaillé ou ensemble ou successivement ; ce qui fait qu’on ne peut savoir à qui l’invention en est particulièrement due 89 À l’époque du Parallèle, les verres de lunettes deviennent concaves du côté de l’œil et convexe de l’autre, procédé qui réduisit les aberrations optiques. On peut penser que c’est cette importante amélioration qui leur vaut d’être jugées parfaites. Si l’on considère le temps écoulé depuis l’Antiquité où l’on connaissait - et utilisait - le pouvoir grossissant de certaines pierres de forme adéquate et cette fin du XVIIe siècle où l’on a des lunettes soigneusement taillées et montées, alors oui, les étapes sont longues et nombreuses. Si l’on considère le moment (qui n’est pas vers l’an 1200), où des lunettes doubles sont conçues et associées, il est bref, autour de 1300. [VJ] .
Le Président
J’avoue que l’Antiquité a manqué de ce secours, dont je regarde les Inventeurs à peu près comme ceux 37 qui font des miracles, puisqu’il est vrai qu’ils ont rendu en quelque sorte la vue aux aveugles 90 Perrault se garde bien de mettre dans la bouche du Président un des grands arguments des partisans des Anciens, à savoir que les Modernes ne doivent leur suprématie sur leurs grands prédécesseurs qu’au fait qu’ils disposent désormais d’outils et d’instruments – d’« avantages » dit Pascal, de « commodités » pour Fontenelle – inconnus de l’Antiquité. Les Modernes, en quelque sorte, trichent dans leur compétition avec les Anciens. Or le fait que ces derniers aient obtenu des résultats scientifiques de première importance sans le secours de ces nouveaux dispositifs (télescope, microscopes, thermomètre, baromètre, pompe à vide, horloge à pendule, etc.) montre à quel point leur génie surpasse celui des Modernes. C’est le point de vue, par exemple, de Longepierre en 1687, Jobert en 1690, Gottsched en 1727, etc. Voir aussi p. 44. [PD] .
L’Abbé
N’était-ce pas une chose cruelle, que tant de grands personnages parmi les Anciens devinssent dès l’âge de quarante ou cinquante ans incapables d’une infinité de fonctions utiles, et au public et à leurs familles par l’impuissance où ils étaient de rien lire, et de les voir privés de la consolation que donne la lecture au défaut de la conversation 91 Cette présentation est assez partiale. Sur le devenir social des individus atteints de défaillance visuelle due à l’âge, Caroline Husquin est plus nuancée : elle explique que, si les Anciens constatent bien que « l’âge est propice au développement de pathologies » (Pline l’Ancien, Histoire naturelle, VII, 168), « la vieillesse jouissait d’une perception ambivalente chez les Anciens, elle était tantôt synonyme de respect dû à la sagesse de l’expérience, tantôt dépréciée car équivalant à un être affaibli qui est vu comme retournant à l’enfance. », L’Intégrité du corps en question. Perceptions et représentations de l’atteinte physique dans la Rome antique, Rennes, PUR, 2020, p. 46-47. Elle ajoute que « cette perception ambivalente du vieillard est aussi valable dans le domaine politique. Suétone décrit Galba comme un mauvais prince, rendu indigne de sa fonction plus par son âge que par les infirmités de son corps, car les deuxièmes découlent du premier. À l’inverse un vieillard aveugle comme Appius Claudius Cæcus continue à siéger au Sénat, où ses avis sont écoutés. » (ibid., p. 47) ; « Plutarque estime que le mal causé par la faiblesse physique des anciens qui vont à la tribune est moindre pour l’État que les avantages qu’il y a à profiter de leur sagesse. » (ibid., p. 48 ; sont cités les Propos de table, I, 8 ; I, 7 ;; le traité Si la politique est l’affaire des vieillards ; ainsi que le texte de Cicéron sur Caton l’Ancien, VI, 15-18). De la même autrice, voir « Fiat Lux ! Cécité et déficiences visuelles à Rome : réalités et mythologies, des ténèbres à la lumière », Revue Pallas, 106/2018, p. 243-256 . [DR] ?
Le Chevalier
Je voulais persuader il y a quelque temps à un célèbre Mathématicien, qu’il n’était pas impossible de trouver le même secours pour les oreilles ; et que comme on a trouvé les Lunettes en étudiant la conformation de l’œil, et en donnant au verre la figure nécessaire 38 pour réparer le défaut arrivé par l’âge à la figure de l’organe, on pourrait faire la même chose pour l’oreille en observant bien la conformation et le changement qui lui arrive, quand l’organe de l’ouïe perd quelque chose de sa sensibilité et de sa délicatesse 92 C’est au XVIe siècle que Berengario da Carpi (v. 1460-1530) découvre le marteau et l’enclume, et Realdo Colombo (v. 1510-1559) l’étrier. Et c’est l’anatomiste Joseph-Guichard Duverney (1648-1730) qui, dans son Traité de l’organe de l’ouie, contenant la structure, les Usages & les Maladies de toutes les parties de l’Oreille (1683) , décrit le fonctionnement de la chaîne ossiculaire de l’oreille interne, peu de temps après que le médecin Claude Perrault, frère aîné de Charles, en a fait connaître les grandes lignes dans ses Essais de physique (1680-1688) . [PD] .
L’Abbé
Ce que vous lui disiez là me semble bien pensé ; les cornets dont se servent ceux qui sont un peu sourds et dont leur oreille est si heureusement soulagée, ont été pris sur les oreilles de la plupart des animaux, lesquelles ont la même figure, et que ces animaux tournent du côté que vient le bruit, pour le mieux entendre 93 Gianbattista Della Porta imagine en effet la possibilité de concevoir un appareil améliorant la capacité auditive en se fondant sur l’observation de la forme des oreilles de certains animaux (Magia Naturalis, XX, 5, [1589]). [DR] . Si on s’étudiait à donner à ces cornets la forme du dedans de l’oreille, qu’on y observât les tours et retours qui y sont, et qu’on choisît des matières qui eussent du rapport à celles des diffé39 rentes parties de l’organe, peut-être trouverait-on quelque chose. Je ne voudrais pas assurer que cette machine ne réussît quelque jour lorsque son heure sera venue.
Le Président
Ce que vous dites-là me fait souvenir de ces vases d’airain que les Anciens mettaient dans leurs amphithéâtres, comme le dit Vitruve, pour fortifier la voix des Comédiens, et la faire entendre aux spectateurs les plus éloignés 94 Dans le De Architectura , V, 5 (livre consacré aux théâtres), Vitruve explique comment placer des vases de bronze pour amplifier la voix des comédiens : « Cette disposition des vases d’airain fera que la voix qui viendra de la Scene comme d’un centre s’étendant en rond frappera dans les cavitez des vases, & en sera renduë plus forte & plus claire selon la consonance & le rapport que son ton aura avec quelqu’un des vases.» Les Dix Livres d’Architecture de Vitruve corrigez et tradvits nouvellement en François, avec des Notes & des Figures. Seconde Edition reveuë, corrigée, & augmentée. Par M. [Claude] Perrault de l’Académie Royalle des Sciences, Docteur en Medecine de la Faculté de Paris. A Paris, chez Jean-Baptiste Coignard, 1684, p. 167 . [BR] . S’il est vrai que ces vases d’airain fissent l’effet qu’on leur attribue, je ne trouve pas pourquoi la machine dont vous parlez, supposé qu’on y apportât toute l’industrie qu’elle demande, ne fût d’une utilité considérable.
L’Abbé
Il n’est pas que vous n’ayez vu de ces Trompes de nouvelle invention avec lesquelles on se fait entendre d’extrêmement loin 95 Il s’agit du porte-voix ou mégaphone inventé au XVIIe siècle par Athanasius Kircher et Samuel Morland. Furetière décri ainsi l’instrument à l’article « Trompette parlante » : « trompette longue de sept à huit pieds, et quelquefois de quinze, qui est toute droite, et faite de fer blanc, et qui a un fort large pavillon. Son bocal est assez large pour y introduire dedans les deux lèvres. Que si on parle dedans, elle porte la voix jusqu’à mille pas, et se fait entendre distinctement. On dit que l’invention en est moderne, et est du Chevalier Morlan Anglais. Néanmoins le Père Kircher a donné la figure d’une trompette, dont il dit qu’Alexandre se servait pour parler à son armée, qui est presque la même chose, à la réserve que celle-ci se divise en deux tuyaux, qui par après se rejoignent. » L’ Encyclopédie témoigne du débat sur l’antiquité ou la modernité de l’invention escamoté par Perrault : . [DR] ; cela a quelque rapport au secret que 40 Monsieur le Chevalier souhaiterait que l’on trouvât.
Le Chevalier
Il est vrai que ces Trompes portent le son de la voix fort loin : mais ce son n’étant pas bien articulé, on n’entend pas les paroles de beaucoup plus loin que quand on parle sans le secours de ces Trompes. D’ailleurs cela n’a rien qui soulage ceux qui ont l’oreille un peu dure, et c’est ce que je voudrais qu’on trouvât, de même qu’on a trouvé le moyen de secourir par les Lunettes, les yeux de ceux qui ont la vue ou trop courte ou trop faible. Quoi qu’il en soit, c'est une vision que je ne garantis point, mais il semble que le dehors de l’oreille de l’homme est fait exprès pour porter cette machine comme le nez pour porter des Lunettes. Revenons, s'il vous plaît, aux Lunettes d’approche.
L’Abbé
On peut dire que les Lunettes 41 d’approche ont changé toute la face de l’Astronomie, comme les canons ont changé la face de la Guerre 96 L’analogie est assez grossière. En effet, les Lunettes astronomiques sont des instruments théoriques, au sens où leurs performances pratiques sont assez directement le fruit des lois et hypothèses théoriques de l’optique (bien entendu, elles dépendent aussi des conditions matérielles et techniques comme la taille des lentilles ou les qualités thermiques des métaux employés etc.), alors que les canons, s’ils ont à voir avec les lois nouvelles de la trajectoire des corps dans le vide, demeurent, pour être efficaces, complètement dépendants de paramètres techniques et empiriques. On se souviendra du destin de l’ouvrage de l’Abbé Blondel, L’Art de jeter des bombes , que l’académicien, enthousiasmé par les œuvres de Galilée, avait publié en 1683 dans le but de faire profiter les artilleurs français des découvertes scientifiques récentes. On s’aperçut vite sur les champs de bataille ou de manœuvres combien les trajectoires abstraites, déduites de l’inertie et de la gravitation dans le vide, étaient loin des conditions concrètes du tir en milieu résistant. [VJ] . Il n’est pas croyable combien on a fait de nouvelles découvertes avec ces machines admirables. On a remarqué des taches dans le Soleil, et par ces taches on a connu que cet Astre avait un mouvement propre, par lequel il faisait un tour entier sur son axe en vingt-sept jours et demi ou environ 97 Les taches solaires sont mentionnées depuis longtemps, par Virgile, par des observations en Chine, par des astronomes arabes, etc. Au XVIIe siècle, les études et les connaissances sur ces phénomènes connaissent un vif accroissement. Le Hollandais J. Fabricius, le jésuite Scheiner et Galilée sont les principaux protagonistes des controverses du début du siècle (dans les années 1611-1613). La lunette d’observation astronomique change la donne en permettant de les voir beaucoup mieux. Mais elle montre aussi les complications du problème : il n’est pas évident que ces tâches soient sur le Soleil et il apparaît nettement qu’elles sont irrégulières et changeantes. Il n’est pas certain que leur mouvement puisse servir aisément de mesure d’une rotation solaire sur lui-même. Pour Galilée qui les a étudiées en juillet-août 1610, l’existence des taches solaires constitue un argument de type analogique pour accepter la rotation terrestre et aussi un argument contre la thèse de l’immutabilité des corps célestes. À partir des années 1660, les études menées à Académie royale des sciences prennent une autre ampleur, grâce à des observations de longue durée, notamment menées par Jean Picard, Christiaan Huygens . Le micromètre couplé au télescope et l’horloge à pendule améliorent notablement la précision des mesures de temps de passage d’un bord à l’autre du Soleil. On découvre que l’activité solaire est liée aux taches et que son diamètre peut sembler variable. La valeur donnée de 27 jours et demi pour la période de rotation autour de son axe est d’une certaine manière très bonne (aujourd’hui, la valeur moyenne est de 27, 28 jours) mais ne tient pas compte du fait que, le Soleil n’étant pas un corps solide, la rotation n’est pas la même selon la latitude (de 24 jours à 31,5 jours). [VJ] . On a vu des montagnes et des concavités dans le Globe de la Lune, dont on a fait des Cartes aussi précises que celles du Globe de la Terre 98 Il n’est pas sans intérêt de rappeler ici que Démocrite, en 450 av. J.-C., pensait qu’il y avait des montagnes élevées et des vallées creuses sur la Lune. La sélénographie toutefois ne prit son essor, elle aussi, qu’avec la lunette astronomique. Thomas Harriot (voir ci-dessus) réalisa (sans le publier) le premier dessin de la Lune en 1610, vue avec un grossissement six. Suivirent le Sidereus Nuncius de Galilée, la Selenographia d’Hevelius de Gandt en 1647 , l’Alamagestum Novum de Grimaldi et Riccioli en 1651 . En 1679, Jean-Dominique Cassini, directeur de l’Observatoire de Paris (dont l’architecte est Claude Perrault) publie une remarquable carte de la Lune qui marque un tournant dans la topographie lunaire . Les détails et la finesse du dessin des cratères et des monts en font un sommet de cette science . [VJ] . On a remarqué de grandes inégalités dans la Planète de Jupiter ; et c’est par les Éclipses des Lunes de cette Planète, à qui on a donné le nom de Satellites, qu’on a trouvé une très grande facilité pour observer exactement les longitudes, ce qui ne se peut faire si juste ni si facilement par les Éclipses de la Lune 99 Ce qu’il importe de savoir est que, à condition de disposer d’une horloge céleste sûre et commode, c’est-à-dire que l’on puisse consulter souvent et aisément, le problème des longitudes est résolu. En effet, si je sais précisément l’heure qu’il est à Paris, quand il est - disons - minuit là où je suis, alors, je peux, par une simple règle de trois, savoir à quelle distance - en longitude - je suis de Paris. Or, les satellites de Jupiter tournent rapidement, précisément, régulièrement autour de leurs planètes . Il faut donc réaliser des tables, donnant, pour les positions des satellites de Jupiter, l’heure parisienne correspondante. On mesure, à Paris (par exemple) les heures d’immersion et d’émersion du satellite. Le voyageur qui mesure précisément, là où il est, ce même phénomène, sait - grâce aux tables - l’heure de Paris. Il en déduit sa position longitudinale. Ce serait possible avec les éclipses de Lune, mais elles sont rares. L’inconvénient de la méthode mentionnée est qu’elle n’est pas praticable pour la navigation, le pont d’un navire étant trop instable pour permettre une mesure précise. Elle s’est en revanche avérée très efficace sur terre et a permis de refaire les cartes terrestres qui ont, soudain, pris l’allure qu’elles ont aujourd’hui encore. [VJ] . On a encore obser42 vé que Saturne est entouré d’un anneau plat sans y être attaché par aucun endroit ; singularité unique en son espèce, n’y ayant rien de semblable qui nous soit connu dans le ciel 100 Il est connu, à l’époque du Parallèle, que Saturne est entouré d’un anneau (ou plus exactement d’un système d’anneaux), aperçu par Galilée en 1610 et plus clairement identifié comme tel par Huygens en 1655 . Les études et hypothèses concernant le système de Saturne sont intenses dans la seconde moitié du XVIIe siècle : Robert Hooke représente les ombres sur la planète, Cassini en 1675 montre que l’anneau n’est pas unique mais constitué de nombreux anneaux concentriques formés par des cailloux de taille variable. Ce phénomène est tout-à-fait exceptionnel dans le système du monde, note Pierre-Simon Laplace en 1787. [VJ] . On a connu aussi que Saturne avait cinq petites Lunes ou Satellites autour de lui qui faisaient chacune leur révolution en des temps différents, comme la Lune fait la sienne autour de la Terre 101 Les premières lunes de Saturne ont été découvertes par observation directe, grâce au télescope. La plus grande est Titan, observée par Christian Huygens en 1655, les quatre suivantes, Téthys, Dioné, Rhéa et Japet, furent découvertes par Jean-Dominique Cassini en 1671-1672 . [VJ] ; que Jupiter fait une révolution autour de son axe en l’espace de dix heures ou environ 102 C’est la rotation la plus rapide du système solaire. La donnée du texte est précise et très probablement encore due à Cassini qui suggère en 1690 que la planète ou du moins son atmosphère subit une rotation différentielle : Jupiter étant une planète gazeuse, la période n’est pas la même selon les latitudes. [VJ] , que Mars fait la sienne en vingt-quatre heures deux tiers 103 La rotation axiale de Mars est presque identique à celle de la Terre, soit 24h 39’ 35’’ et la mesure donnée par l’abbé est très exacte. [VJ] ; d’où l’on conjecture que les autres Planètes font le même mouvement sur un axe particulier 104 On a ici affaire à une généralisation par induction. Le phénomène de rotation planétaire sur son axe propre, observé pour la Terre, la Lune, Jupiter et Mars, doit être valable pour les autres planètes, même si les causes de cette rotation sont alors inconnues. [VJ] . Par le moyen des Éclipses des Satellites de Jupiter, on a trouvé le moyen de résoudre un des plus fameux problèmes de Physique, qui est de savoir si la lumière emploie du temps à parcourir un espace, comme fait le son ou le bruit, et quel peut être ce temps 105 Voir les deux notes suivantes.[VJ] ; 43 car on a conclu par l’observation de ces Éclipses, que la lumière ne demande aucun temps pour venir du Soleil jusqu’à nous, ou du moins que l’espace qui est entre la Terre et la Lune, quoique de cent mille lieues ou environ, n’est pas assez grand pour pouvoir le remarquer 106 Cette déclaration est étrange puisque, précisément, les travaux d’Ole Rømer, en 1676 établissent l’inverse. Ce point est de grande importance puisque ses résultats et conclusions permettent d’établir certainement que la vitesse de la lumière est finie. Une controverse majeure trouve ainsi sa solution et réfute la thèse cartésienne du caractère instantané de la transmission lumineuse. C’est en observant que la durée des éclipses de Io, l’un des satellites de Jupiter, n’était pas identique selon que Jupiter se trouvait, ou non, à l’opposé de la Terre par rapport à Jupiter que le jeune danois y parvient. On peut penser que la trajectoire de Io est variable, mais ceci contrevient à une loi de Kepler. Rømer imagine une autre possibilité : la différence de mesure est due au temps que met la lumière pour parvenir de Jupiter à la Terre et le trajet n’est pas le même dans les deux positions. Utilisant les données admises à l’époque pour les distances planétaires, Rømer propose une vitesse de la lumière de 212 000 km/s ce qui est plutôt très bon en considération des mesures actuelles de 300 000 km/s. On comprend d’autant moins bien la déclaration de l’Abbé que Rømer fait partie du cercle des amis de Claude Perrault . [VJ] . On a aussi connu par ces observations que le bruit parcourt dans l’air en une seconde de temps l’espace de cent quatre-vingt toises 107 La vitesse du son dépend de nombreux facteurs, comme la température du milieu, la pression, la densité. Le son ne se transmet pas dans le vide et sa vitesse ne dépend pas de son intensité. On donne généralement la vitesse du son à 15 m au-dessus du niveau de la mer à une température de 15° C qui vaut 340,29 m/s. Si on suppose que l’Abbé utilise la toise du Chatelet qui mesure 1,949 m on en infère que la vitesse du son annoncée est donc de 351 m/s. Charles Perrault doit être très bien informé de l’état de l’art sur cette question. Son frère Claude s’en est beaucoup occupé et a publié en 1680 un Traité du bruit , dans ses grands Essais de Physique . Mersenne avait mené des expériences variées, appuyées sur des théories innovantes sur la nature et les propriétés vibrantes du son. Curieusement, il avait d’abord obtenu 162 toises soit 315 m, pour y revenir plus tard et publier le résultat nettement moins bon de 230 toises, soit 448 m en 1635. Il utilisait le son d’un canon éloigné, dont on voit la lueur du tir, mais aussi la scansion de syllabes pour bien mesurer le temps court. Les Italiens de l’Accademia del Cimento obtenaient en 1666 la valeur excellente de 177 toises, soit 344 m. Christian Huygensréalisait avec ses amis académiciens, dont Rømer et Perrault, des expériences aboutissant à 349 m, ce qui correspond à la vitesse du son à 30°. Les académiciens Picard, Cassini et Rømer aboutissaient en juin 1677 à 182 toises, soit 356 m. À l’époque de la rédaction du Parallèle, la valeur admise est bien de 180 toises, peu éloignée de celle que nous connaissons. [VJ] , et que le vent ne peut augmenter ni retarder ce temps, quoiqu’il rende le bruit plus fort ou plus faible, selon qu'il est favorable ou contraire 108 À nouveau une étrange affirmation puisque le déplacement de l’air porteur de l’onde sonore modifie directement la vitesse du son. Ce résultat est fort bien reconnu, depuis au moins les travaux de Mersenne, et, bien entendu par les académiciens proches de Perrault. [VJ] : on a connu enfin que ce qu'on nomme la Voie lactée et Étoiles nébuleuses, est un amas de petites Étoiles très proches les unes des autres, dont on a donné plusieurs figures qui marquent leur différente grandeur et leur disposition 109 À juste raison, on a pu dire de la voie lactée qu’elle est un impensé de l’époque pré-galiléenne. Pour se conformer à l’idéal d’immutabilité des cieux au-delà de la Lune, elle est placée parmi les météores et pourtant il faut bien admettre qu’elle tourne exactement à la même vitesse que les étoiles fixes. Un mystère donc. Démocrite et Anaxagore avaient déjà suggéré qu’elle était composée d’une réunion d’astres tout petits. La voie lactée constitue un des grands sujets d’exploration de Galilée en 1609-1610 et un de ses titres de gloire comme astronome. Il découvre qu’il s’agit d’un « amas d’innombrables étoiles disséminées en petits tas » (Le Messager céleste). Pour le reste, il faut reconnaître que les descriptions et cartes de la voie lactée restent très pauvres jusqu’aux travaux de William Herschel en 1785. Dans son Entretien sur la pluralité des mondes, publié en 1686, Fontenelle écrit seulement que les « Petits tourbillons » y sont particulièrement serrés les uns contre les autres. [VJ] . On a observé Mercure et Vénus sur le disque apparent du Soleil, et ces observations ont servi à 44 corriger les Tables du mouvement de ces Planètes 110 Les passages de Mercure et de Vénus devant le Soleil. Seules, Mercure et Vénus, parce qu’elles sont des planètes intérieures, sont susceptibles d’être observées lorsqu’elles passent entre la Terre et le Soleil, ce qui n’advient jamais pour les autres planètes, dites extérieures. Encore faut-il y parvenir et pour cela, à moins de compter sur un coup de chance, il convient de calculer et ainsi prévoir leur transit à des dates et en des lieux précis. Ces planètes apparaissent comme de très petites taches sombres dans le Soleil. Vénus est, en principe, visible à l’œil nu, Mercure, plus petite, ne l’est pas. Toutefois, si l’on veut réaliser des mesures utiles des temps de passages et de l’inclinaison des trajectoires, un télescope performant est requis. Les tables astronomiques, dites rudolphines, publiées par Kepler en 1627, s’avèrent assez précises pour faire ces calculs. Pierre Gassendi est le premier à observer Mercure dans le Soleil, le 7 novembre 1631 à Paris (dans de mauvaises conditions et incomplètement), le jeune prodige anglais Jeremiah Horrocks corrige et améliore les calculs de Kepler et observe Vénus le 4 décembre 1639 (calendrier grégorien) à Londres . Les passages de Mercure ont lieu 13 ou 14 fois par siècle, ceux de Vénus respectent une périodicité assez complexe : 121,5 ans, puis 8 ans, puis 105,5 ans. Ces phénomènes ont en outre une propriété théorique remarquable : si l’on parvient à calculer avec beaucoup de précision la durée du passage, on peut en déduire la parallaxe solaire et, à partir de celle-ci, on peut calculer la distance Soleil-Terre, qui, jusqu’alors, était plutôt vague. Cette mesure, appelée Unité Astronomique (U.A. permet de connaître toutes les distances planétaires du système solaire. Les Anglais James Gregory, en 1663 expose cette méthode puis Edmund Halley la précise en la validant surtout pour Vénus. [VJ] . On est parvenu aussi à observer les autres Planètes, et même plusieurs Étoiles fixes en plein midi 111 Il est en effet possible d’observer de jour, outre la Lune, mais aussi Vénus et encore Mercure, Mars, Jupiter et Saturne. Des étoiles brillantes, Aldébaran, Capella ou Sirius, sont visibles dans ces conditions. En réalité, ce n’est pratiquement possible que si l’on sait a priori, où les chercher. C’est donc, vraisemblablement, grâce aux progrès des connaissances précises des trajectoires planétaires dont il a été question ci-dessus que l’Abbé peut soutenir cette affirmation. [VJ] ; ce qui a servi infiniment à perfectionner l’Astronomie.
Le Chevalier
Il me semble qu’il y a longtemps que nous parlons des grandes Lunettes, parlons un peu des Microscopes 112 Par une combinaison de lentilles associées à une loupe, on a su créer, au début du XVIIe siècle (certains soutiennent que ce fut fait à la fin du XVIe ), les premiers microscopes efficaces . Les candidats à la primeur de l’invention sont plusieurs, l’opticien hollandais Zacharias Jansen, vers 1595, Galilée en couplant une lentille convexe et une concave en 1609, Athanasius Kircher donne une description précise de son appareil en 1646, Christian Huygens, à la fin du siècle, présente un appareil perfectionné avec une bonne correction chromatique. Antonie van Leeuwenhoek réalise des lentilles d’une puissance considérable. Ses microscopes peuvent atteindre un taux d’agrandissement de 275 et publie, entre 1674 et 1677, des observations remarquables de protozoaires et spermatozoïdes qui sont alors nommés animalcules. [VJ] .
L’Abbé
Si les Lunettes d’approche nous ont donné beaucoup de connaissance des plus grands corps de la Nature, en nous faisant découvrir mille choses où nos yeux ne pouvaient atteindre à cause de leur trop grand éloignement, les Microscopes ne nous ont pas été moins utiles pour découvrir mille choses que leur trop grande petitesse dérobait à nos yeux.
45 Le Chevalier
Je crois que cela est à peu près égal.
L’Abbé
Comme on n’a pas eu moins d’industrie pour faire d’excellents Microscopes, que pour faire des Télescopes admirables, on est descendu aussi bas par les uns, dans la connaissance des petits corps, qu’on a monté haut par les autres, dans la connaissance des grands corps célestes, dont l’immense étendue n’est pas plus merveilleuse que l’immense petitesse, si cela se peut dire, des moindres corpuscules 113 On reconnaît ici une variation sur le thème des deux infinis de Pascal. Référence principale, Pensées, « Disproportion de l’homme », Lafuma 199, Sellier 230. [VJ] On ne peut qu’être frappé par la brièveté du propos sur le microscope comparé à celui sur le télescope. L’astronomie, et même l’astrologie, passionnent-elles Perrault bien davantage que la microscopie ? Ou bien, plus simplement, n’a-t-il trouvé personne pour l’instruire du sujet ? Son frère aîné Claude aurait pourtant pu l’informer en détail sur les travaux récents de Malpighi, Swammerdam, Hooke ou Van Leeuwenhoek. Dans ses Caractères (1688), La Bruyère, ami de l’Antiquité, admirateur de Boileau et de Racine en même temps qu’un des grands adversaires de Fontenelle, fait part comme Pascal de l’émerveillement en même temps que du vertige qui saisit le Grand Siècle devant l’infiniment petit et l’infiniment grand : « Une tache de moisissure de la grandeur d’un grain de sable paraît dans le microscope comme un amas de plusieurs plantes très distinctes, dont les unes ont des fleurs, les autres des fruits ; il y en a qui n’ont que des boutons à demi ouverts ; il y en a quelques-unes qui sont fanées : de quelle étrange petitesse doivent être les racines et les filtres qui séparent les aliments de ces petites plantes ! Et si l’on vient à considérer que ces plantes ont leurs graines, ainsi que les chênes et les pins, et que ces petits animaux dont je viens de parler se multiplient par voie de génération, comme les éléphants et les baleines, où cela ne mène-t-il point ? Qui a su travailler à des ouvrages si délicats, si fins, qui échappent à la vue des hommes, et qui tiennent de l’infini comme les cieux, bien que dans l’autre extrémité ? Ne serait-ce point celui qui a fait les cieux, les astres, ces masses énormes, épouvantables par leur grandeur, par leur élévation, par la rapidité et l’étendue de leur course, et qui se joue de les faire mouvoir ?» La preuve physico-théologique est l’une des plus répandues de l’existence de Dieu au XVIIe siècle. L’œil, d’une mouche par exemple, ou mieux encore d’un ciron, témoigne de l’intelligence et de la magnanimité des desseins divins. [PD] .
Le Président
Vous ne devez point demander grâce pour le mot d’immense appliqué aux plus petits corps. Ce mot signifie ce qui ne se peut mesurer, et l’extrême petitesse d’un 46 corps n'est pas un moindre obstacle à en prendre juste la mesure que son extrême grandeur.
L’Abbé
Quoi qu’il en soit, on est parvenu avec le secours de ces instruments à connaître bien des choses qu’on ignorait ; et on ne peut pas dire que ce surcroît de connaissances ne soit très considérable, et par les choses nouvelles qu’elles nous ont apprises, et par le grand nombre d’erreurs dont elles ont délivré la plupart des Sciences.
Le Chevalier
Après avoir parlé si longtemps de l’Astronomie, ne dirons-nous rien de l’Astrologie judiciaire 114 On appelle à l’époque astrologie judiciaire (ou astrologie divinatrice) la branche de l’astrologie (étymologiquement aster-logos, la « parole des astres ») qui s’occupe de faire des prévisions concernant la vie et le comportement des hommes, en observant les phénomènes célestes . On ne l’appelle souvent que « Astrologie » (au moins jusqu’en 1694, selon le Dictionnaire de l’Académie françoise, les termes « astrologie » et « astronomie » peuvent être utilisés comme synonymes). Elle est ici définie en opposition à l’astrologie naturelle , qui comprend en son sein l’astrologie médicale - qu’on trouve enseignée dans un bon nombre d’universités européennes à l’époque (dont Pavie ou Bologne) – et les prédictions concernant les phénomènes météorologiques, dont Perrault parle dans son texte plus loin. La différence principale entre les deux types d’astrologie est que l’astrologie divinatoire concerne des prévisions sur la vie des hommes. Bien qu’au fil des siècles l’astrologie judiciaire s’articule dans des points de vue et des nuances différentes, le principe de fonctionnement de cette pratique est celui qui suit. En supposant la Terre centre du Cosmos et au milieu des astres (donc plusieurs planètes, Lune et Soleil), qui lui tournent autour dans un système géocentrique, il existe des influences de la part de celles-ci sur le destin des hommes grâce à la commensurabilité de base entre les phénomènes célestes (mouvements de planètes, éclipses, comètes) et ce qui se passe sur la Terre. Il est donc possible de lire et interpréter ces signes pour prévoir des événements, des comportements humains, bénéficier des influx positifs des planètes, affaiblir les influx négatifs. La relation entre les prédictions astrologiques et le pouvoir des hommes est, depuis tout le temps, très articulé et ambivalent. Bien que les princes et les empereurs depuis l’Antiquité ont cherché la façon de se servir de ces prévisions à leur avantage (souvent pour choisir le moment où commencer une guerre ou deviner l’existence des complots contre leur personne, pensons à l’empereur romain Caracalla), les prévisions astrologiques sont depuis toujours perçues également comme un danger pour le pouvoir, en particulier lorsqu’elles prévoient la fin d’un règne, la mort d’un pape ou d’un souverain. En se rapprochant du XVIIe siècle, deux bulles papales sont promulguées contre les personnes pratiquant ce type de prévisions, par les papes Sixte V (1586) et Urbain VIII (1631). Le roi de France Louis XIII condamne cette pratique après avoir entendu une prévision lui ayant annoncé sa propre mort (bien que le savant philosophe Tommaso Campanella dresse l’horoscope de son fils, le futur Louis XIV, en prévoyant pour lui en règne de gloire et lumière). Sous Louis XIV, Jean-Baptiste Colbert prend position contre cette pratique de prédiction en 1672 et 1682. L’astrologie divinatoire est officiellement bannie du programme d’études de l’institution savante fondée en 1666 par Louis XIV et Colbert, l’Académie royale des sciences (plus de détails sur cette institution à la note 122 évoquant le jeu de contrevérité) : l’Académie s’appliquera aux études de chimie et astronomie, « À l’exclusion néanmoins des secrets de la pierre philosophale, à quoy il serait défendu de s’appliquer en faisant les autres opérations de la chimie, de mesme qu’à l’art de deviner et de predire en travaillant aux observations de l'astronomie » (Pierre Clément, dir., Lettres, instructions et mémoires de Colbert, 10 vols (Paris : Imprimerie royale, 1861-1873), en particulier le tome 5 (1868) : p. 515, cit. Sur ces sujets, voir notamment : Hervé Drévillon, Lire et écrire l'avenir : l'astrologie dans la France du Grand siècle, 1610-1715 (Seyssel, Champ vallon-Presses universitaires de France, 1996). La relation entre astrologie divinatoire et observation astronomique à l’époque moderne est très complexe et ne peut pas être généralisée. Plusieurs savants décrits aujourd’hui comme des réformateurs de l'astronomie et de la cosmologie (à l’époque de ce qu’on appelle la Révolution scientifique, au XVIe -XVIIe siècle) ont souvent pratiqué de l’astrologie ou réfléchi à un usage plus ou moins lié à la superstition pour celle-ci, souvent en essayant de reformer précisément l’astrologie divinatoire. Quelques exemples : Tycho Brahe, Johannes Kepler, Francis Bacon, Gianbattista Riccioli, Robert Boyle. Le lecteur remarquera dans les pages et les notes suivantes que le point de vue exprimé par Perrault par la bouche des adversaires de l’astrologie judiciaire s’étend en réalité à toute pratique ou théorie divinatoire, comme la chiromancie. Pour des références plus générales sur la pratique de l’astrologie entre Moyen-Âge et époque moderne, voir les prochaines notes. [DD] que la plupart du monde estime bien davantage ?
L’Abbé
Comme l’Astrologie judiciaire n'est ni un Art ni une Science, je 47 ne crois pas en devoir parler. Je ne puis vous dire autre chose sinon que c’est l’opprobre de tous les siècles 115 Furetière : « Astrologie » : « Science conjecturale qui enseigne à juger des effets et des influences des astres, et qui se vante de prédire toutes sortes d’événements. On l’appelle autrement Judiciaire. L’astrologie est une science vaine et incertaine. » De nombreux auteurs, et pas seulement des érudits issus des cercles libertins, se sont moqués des impostures de l’astrologie judiciaire, dont les vaticinations ne reposent sur aucune base solide. Voir, entre autres exemples, Giovanni Pico della Mirandola, Disputationes adversus astrologiam divinitricem, version posthume en 1496 [DD], Jean Calvin, Advertissement contre l’astrologie qu’on appelle judiciaire et autres curiositez qui regnent aujourd’hui au monde, Genève, J. Girard, 1549 ; David Derodon, Discours contre l’Astrologie Judiciaire, Genève, J.-A. et S. de Tournes, 1663 ; Jean-Baptiste Denis, Discours sur l’astrologie judiciaire et sur les horoscopes, Paris, Jean Cusson, 1668 ; François Bernier, Abrégé de la philosophie de Mr Gassendi. Seconde partie, contenant L'institution astronomique, Les systèmes de Ptolomée, de Copernic, & de Tycho-Brahé, Plusieurs questions qui regardent la nature, & les propriétez des cieux & des astres et la réfutation de l'astrologie judiciaire, Paris, Estienne Michallet, 1675. La pratique de l’astrologie judiciaire fut interdite par l’ordonnance royale de juillet 1682, qui bannit du royaume les devins et les magiciens, auxquels on fait grief d’exploiter la crédulité publique « sous prétexte d’horoscope et de divination ». [BR] .
Le Chevalier
Pourquoi l’opprobre de tous les siècles ?
L’Abbé
C’est qu’il n’y a point eu de temps où les hommes n’aient eu la folie de s’y occuper, et d’ajouter foi à ses prédictions.
Le Chevalier
Ce n’est pas là une raison d’en estimer moins l’Astrologie.
L’Abbé
J’en demeure d’accord, mais c’en est une d’en estimer moins et les Anciens et les Modernes, qui sont également ridicules sur cet article.
48 Le Chevalier
Cependant ç'a été chez les Peuples les plus spirituels que l’Astrologie a toujours été la plus estimée ; parmi les Grecs , c’étaient les Égyptiens qui s’en mêlaient 116 Rappelons-nous à ce sujet du tableau L’Étude et le Génie dévoilent l’antique Égypte à la Grèce, par François-Édouard Picot, v. 1827 . Dans ces passages, Perrault semble identifier l’astrologie judiciaire avec plusieurs formes de culte et divination. Des auteurs comme Hérodote (Ve siècle av. J.-C.), Platon (IVe siècle av. J.-C.) ou Diodore de Sicile (Ier siècle av. J.-C.) témoignent qu’un bon nombre de cultes, figures divines, rites et pratiques divinatoires communes chez les Grecs proviendraient d’Égypte. À titre d’exemple, nous pouvons citer la hiéroscopie (qui permet de faire des prévisions sur la base de l’observation des viscères d’animaux sacrifiés). La nécromancie (l’interrogation des morts à des buts divinatoires) est aussi une pratique courante chez les Grecs qui proviendrait d’Égypte. Voir à ce sujet : Jan Quaegebeur, , « L'appel au divin : le bonheur des hommes mis dans la main des dieux, » dans Oracles et Prophéties dans l'Antiquité, actes du Colloque de Strasbourg, 15-17 juin 1995, Université des Sciences Humaines de Strasbourg (Paris, de Boccard, 1997) ; Daniel Ogden, Greek and Roman Necromancy (Princeton, Princeton University Press, cop. 2001) ; Stella Georgoudi, Renée Koch Piettre, Francis Schmidt, dir., La Raison des signes. Présages, rites, destin dans les sociétés de la Méditerranée ancienne (Leyde-Boston, Brill, 2012). [DD] ; parmi les Romains, c’étaient les Grecs 117 Cette généalogie proposée par Perrault pour les pratiques divinatoires est reprise par l’Encyclopédie au XVIIIe siècle : « L'Astrologie judiciaire passe pour avoir pris naissance dans la Chaldée, d’où elle pénétra en Égypte, en Grèce, & en Italie. Il y a des auteurs qui la font Égyptienne d’origine, & qui en attribuent l’invention à Cham : quant à nous, c’est des Arabes que nous la tenons. Le peuple Romain en fut tellement infatué, que les Astrologues ou Mathématiciens, car c’est ainsi qu’on les appelloit, se soûtinrent dans Rome malgré les édits des Empereurs qui les en bannissaient ». Voir note 116 ci-dessus pour les références bibliographiques. [DD] ; et ce sont ordinairement les Italiens qui s'en mêlent parmi nous 118 Perrault fait ici référence aux divers savants italiens consultés dans les cours françaises en tant qu’astrologues. De célèbres exemples parmi eux sont Gianbattista della Porta (vers 1535-1615) et Tommaso Campanella (1568-1639). À propos de ces figures savantes, voir : Luisa Muraro, Giambattista Della Porta mago e scienziato (Milan, Feltrinelli, 1978) ; Germana Ernst, Religione, ragione e natura. Ricerche su Tommaso Campanella e il tardo Rinascimento (Milan, Angeli, 1991) ; Jean Delumeau, Le Mystère Campanella (Paris, Fayard, 2008). Plus en général, sur l’astrologie en Europe entre Moyen-âge et début d’époque moderne : Lynn Thorndike, A History of Magic and Experimental Science, 8 vols (New York, Columbia University Press, 1923-1958). En particulier voir le vol.5 : The Sixteenth Century, 1941 et vol. 8: The Seventeenth Century, 1958 ; Cesare Vasoli, Profezia e ragione. studi sulla cultura del Cinquecento e del Seicento (Naples, Morano, 1974) ; Cesare Vasoli, Magia e scienza nella civiltà umanistica, (Bologne, il Mulino, 1976) ; Jean-Patrice Boudet, Astrologie et politique entre Moyen Âge et Renaissance, (Florence, Edizioni del Galluzzo, 2020). [DD] : Plus les hommes sont de qualité en Italie, et par conséquent d’un esprit plus fin que le vulgaire, plus ils ont d’ardeur pour les Prédictions ; et chez un grand Seigneur l’Astrologue est d’ordinaire le plus distingué et le plus favorisé de tous les domestiques 119 Perrault fait ici référence à l’importance des prévisions astrologiques dans des cours italiennes, notamment à la Renaissance. À titre d’exemple, pour la famille milanaise des Sforza et sa relation avec plusieurs figures de savants astrologues, voir Monica Azzolini, The Duke and the Stars. Astrology and Politics in Renaissance Milan (Cambridge, MA, Harvard University Press, 2013). [DD] .
L’Abbé
Comme parmi les Italiens il se trouve des hommes qui ont de grandes vertus et de grands talents, il est de la symétrie qu’il s’y en trouve qui aient de grands défauts et de grandes faiblesses.
49 Le Président
Que répondez-vous à tant de Prédictions fameuses, dont les Histoires sont remplies 120 La question taraude les adversaires de l’astrologie judiciaire, tel Jean-Baptiste Denis, Discours sur l’astrologie judiciaire et sur les horoscopes, op. cit., p. 30 : « comment il se peut faire que tant d’Almanachs disent la vérité ? » [BR] ?
L’Abbé
Je réponds que rien ne prouve tant la fausseté de l’Astrologie, que de voir les Astrologues dire quelquefois la vérité.
Le Président
Je ne comprends pas votre raisonnement.
L’Abbé
Il est pourtant très clair, comme vous l’allez voir. Si les Astrologues avaient l’industrie ou le bonheur de dire toujours faux, il n'y aurait qu’à prendre le contrepied de ce qu’ils disent, et par ce moyen on saurait aussi certainement ce qui devrait arriver, que s’ils l’avaient dit positivement ; mais par mal50 heur ou plutôt par ignorance, ils disent vrai quelquefois 121 Cela rappelle l’argumentation de Pascal contre l’imagination, « cette maîtresse d’erreur et de fausseté, et d’autant plus fourbe qu’elle ne l’est pas toujours, car elle serait règle infaillible de vérité si elle l’était infaillible du mensonge » (« Vanité », Sellier, 78). [CNe] .
Le Chevalier
Je comprends la chose. Il en serait des Prédictions des Astrologues comme du jeu des Contrevérités 122 Cette argumentation de Perrault rappelle les considérations de Pierre Bayle en 1705 dans ses Continuations des Pensées diverses sur la Comète concernant le savoir de l'astrologue (« Combien de choses n'avance-t-il pas qui ne sont point arrivées ? Combien de fois s'exprime-t-il par un peut-être, mot absurde dans la bouche d'un Astrologue ») : l'astrologie n’est pas un champ d’études capable d’assurer la connaissance de la nature. Par ces lignes, Perrault place les prédictions astrologiques à l’opposé de la méthode scientifique de Galilée concernant les « sensate esperienze e necessarie dimostrazioni » (voir notamment la Lettre du savant en 1615 à Madame Christine de Lorraine, grande-duchesse de Toscane) : la nature étant un ensemble de lois, on ne peut avancer dans la connaissance de celle-ci qu’à travers l’observation de cas particuliers, suivis par la formulation d’une hypothèse générale, qui doit être vérifiée à plusieurs reprises. Il s’agit d’une combinaison de méthode inductive et déductive , basée sur l’expérience des sens (répétée) et la vérification et démonstration ensuite d’un comportement plus général qui s’applique à ces cas particuliers. Avec la bonne méthode, l’Homme peut avoir accès ainsi aux lois de la nature, qui sont prévisibles par lui grâce aux sens et à la raison, mais toujours détachées de son destin. Rien de plus éloigné de la pratique de l'astrologue, qui devine (de temps en temps) un seul fait, dont la connaissance n’est accessible qu’à un seul élu. Le philosophe Francis Bacon, notamment dans son Dignitate augmentis scientiarum, souligne aussi l’importance des expériences des sens dans la construction d’un ensemble de cas d’études, indispensables à la connaissance des lois de la nature, très utiles pour la vie de l’Homme, notamment pour l’organisation des sociétés. Voir entre autres à ce sujet : Paolo Rossi, Francesco Bacone. Dalla magia alla scienza, nuova ed. riv. e ampliata (Turin, Einaudi, 1974). De façon subtile, dans ces lignes, Charles Perrault souligne la supériorité de l’Académie royale des sciences , dont la méthode de travail est ici évoquée implicitement. Institution incarnant les sciences nouvelles, l’Académie ne pourra travailler « en ne s’appuyant que sur des expériences », en rejetant toute forme de prédiction divinatoire et ayant le devoir « d’y trouver quelque chose de certain ». Voir Pierre Clément, dir., Lettres, instructions et mémoires de Colbert, 10 vol. (Paris, Imprimerie royale, 1861-1873), tome 5 (1868), p. 513-514 (citat. page 514). La fondation de cette Académie royale, dans la narration de Perrault, est un geste sans précédent dans l’histoire des savoirs et témoigne de la supériorité du roi de France. En 1665-1666, Charles participe aux décisions concernant cette fondation et son frère Claude Perrault, médecin, en sera membre académicien. La construction de l’Observatoire royal (1667-1672), conçu dans son projet d’origine comme le temple de tous les savoirs académiques et du travail collectif, incarne la méthode de l’Académie et la supériorité des savoirs au siècle de Louis XIV. Claude sera également chargé du projet architectural de l’Observatoire . [DD] , où les injures les plus atroces ne sont pas moins obligeantes, que les louanges les plus flatteuses.
L’Abbé
Pour me faire mieux entendre, supposons qu’un Astrologue vous a prédit que vous perdrez votre procès, ou que vous tomberez malade cet Automne ; supposons en même temps que les Astrologues disent toujours faux, ne seriez-vous pas aussi assuré que vous gagnerez votre procès, ou que vous ne serez point malade pendant l’Automne, que s’il vous l’avait dit en termes exprès et formels ? mais parce qu’il arrive quelquefois que les Astrolo51 gues disent la vérité, et que fort souvent ils ne la disent pas, on ne sait à quoi s’en tenir, et on ne peut raisonnablement ajouter aucune foi à leurs paroles.
Le Président
Suivant cette manière de raisonner, je dirai qu’il ne faut avoir aucune créance à ce que disent les Médecins quand ils parlent des maladies, parce qu’il leur arrive quelquefois d’en parler pertinemment, et de deviner l’issue qu'elles auront.
L’Abbé
Il est vrai que la Médecine est un art conjectural 123 Dès l’Antiquité, la médecine est conçue comme un art stochastique (Stochastikê technê) en ce qu’elle recourt aux conjectures, par opposition à la géométrie qui utilise la démonstration. La conjecture renvoie à l’art et l’expérience du médecin, qui, à défaut de certitude et sans pouvoir voir directement les causes, vise à retrouver l’ordre de la nature : il évalue les signes, leur fréquence et leur intensité ; il estime les risques et les chances et propose en conséquence un pronostic, dont il vérifiera ou non la réalisation. Au XVIIe siècle, la conjecture prend un sens mathématique. Pascal rapproche en effet ces deux styles de rationalités en cherchant à rendre la conjecture mathématique à travers ce qu’il nomme « la géométrie du hasard ». Leibniz développe à son tour une estime des apparences qui vise à établir la probabilité des conjectures de façon mathématique ; dans la suite des travaux de Graunt et Petty en arithmétique politique, il promeut un nouveau mode d’analyse des questions médicales au niveau de la population. Perrault se situe au moment où émerge cette nouvelle rationalité médicale que théorise Jacques Bernoulli dans son Ars conjectandi (1713) une quinzaine d’années plus tard. Cela dit, ni Charles ni Claude Perrault ne s’intéressent à cette nouvelle forme de rationalité, qui s’imposera d’ailleurs difficilement et seulement au XXe siècle. Parallèlement à cette rationalité conjecturale mathématique, la médecine utilise les conjectures astrologiques non pour prédire l’avenir au sens de l’astrologie judiciaire, mais pour expliquer l’évolution de certaines pathologies par des sympathies entre les astres et les organes. Marin Cureau de La Chambre (1594-1669), nommé à l’Académie des sciences en même temps que Claude Perrault, conseiller et médecin de Louis XIV, assume en effet la nature conjecturale de la médecine dès sa dissertation sur les Nouvelles pensées sur les causes de la lumière, du desbordement du Nil et de l'amour d'inclination (Paris,P. Rocolet, 1634). Parmi ces conjectures, l’astrologie propose un double système de correspondances entre la main et les astres, entre les organes internes et les astres. Cureau de La Chambre expose ces principes dans deux traités : un Discours sur les principes de la chiromancie (1653) et L’Art de connaître les hommes en 1660 , qui établit une influence des astres sur les organes internes : « il y a des parties du corps qui sont sous la direction particulière de quelques planètes » (L’Art de connaître les hommes, Amsterdam, Jacques le Jeune, 1660, p. 241), par exemple le cerveau eu égard à la Lune. Cureau distingue donc, d’une part, l’astrologie judiciaire qui cherche à prédire l’avenir et qu’il rejette, et, d’autre part, l'astrologie médicale qui établit des liens par exemple entre certaines pathologies cérébrales et le cycle lunaire. Dans l’éloge qu’en donne Condorcet, il condamne « l’art frivole et dangereux, auquel le siècle dernier, tout éclairé qu’il était, attachait encore de l’importance, et dont aujourd’hui on ne daignerait pas même réfuter les chimères », Condorcet, Œuvres complètes, t.1, Paris, 1804, p. 33. [SC] , comme le prétendu art de l’Astrologie, mais avec cette différence que la Médecine a des fondements très certains de ses conjectures, établis sur la connaissance de la structure du corps humain, et sur les différents symptômes des maladies qui 52 marquent leur espèce, et les degrés de leur malignité, au lieu que l’Astrologie ne s’appuie que sur des figures que les Astrologues tracent à leur fantaisie, ou sur la contemplation des Astres dans lesquels il est impossible de lire l’avenir, particulièrement à l’égard d’un seul homme qui n’a nulle proportion et nulle liaison avec ces grands corps infiniment éloignés de nous.
Le Chevalier
Je suis entièrement de cet avis ; car enfin peut-on comprendre que quand cinq ou six grands vaisseaux viennent à périr tous ensemble par un naufrage, ou sont coulés à fond dans un combat, tous les hommes de ces vaisseaux, au nombre peut-être de deux ou trois mille, soient nés sous une Étoile qui a eu le pouvoir de les déterminer à être tous noyés le même jour ? Peut-on concevoir que les 53 cent quatre-vingt-cinq mille combattants de l’armée de Sennachérib tués en une même nuit par l’Ange exterminateur 124 II Rois, XIX, 35. [BR] , fussent tous nés sous des constellations qui font mourir de mort violente ceux qui viennent au monde quand elles se lèvent sur l’horizon ? Et comme les Astres ne règlent pas moins la destinée des moindres animaux et des moindres plantes, à ce que disent les Astrologues, que celle des hommes les plus illustres, comment s’imaginer que tous les Cochons du monde naissent sous des Étoiles qui tôt ou tard leur mettent le couteau dans la gorge ?
L’Abbé
Vous pourriez ajouter qu’il naît en même temps sous ces mêmes Étoiles égorgeantes une infinité d’hommes qui meurent tranquillement dans leur lit.
54 Le Chevalier
Il faut que je vous conte ce qui m'est arrivé touchant la science dont nous parlons. Un Astrologue des plus célèbres de Paris voulait à toute force que je lui donnasse l’heure de ma naissance pour faire mon horoscope. Il faut, lui dis-je, avant que vous vous donniez cette peine, que j’éprouve votre savoir sur quelque chose de plus aisé. Faites-moi un petit Almanach du mois de Janvier où nous allons entrer, qui marque jour pour jour le temps qu’il fera durant tout ce mois-là. Une chose aussi importante et aussi publique que le changement du temps, doit être plus facile à lire dans les Astres, que la bonne aventure d’un particulier comme moi. Si votre Almanach prédit bien le temps qu’il fera, je vous donnerai l’heure de ma naissance. Il me donna l’Almanach que je lui avais de55 mandé, et aussitôt j’en fis un à ma manière ; j’écrivis à la marge d’une feuille de papier : Premier jour de janvier, au-dessous second jour, et ainsi des autres jusqu’au dernier du mois ; après quoi j’écrivis vis-à-vis de chaque jour ce qui me vint en la fantaisie ; par exemple vent froid, ensuite, froid humide, puis, grande gelée, continuation de la même gelée, neige, dégel, petite pluie et autres temps semblables, m’abstenant seulement de mettre ni chaleurs ni tonnerres. Le hasard voulut que durant les trois ou quatre premiers jours, mes Prédictions se trouvèrent très justes, pendant que celles de mon Astrologue ne disaient rien qui vaille. Je contai cela dans une Compagnie, où une Dame de qualité et fort vive, voulut absolument que je lui donnasse mon Almanach ; elle eut un extrême plaisir de voir comment j'avais bien rencontré 125 Furetière : « Rencontrer : signifie aussi, Réussir en ses affaires, en ses conjectures. […] Cet Astrologue a bien rencontré dans ses prédictions. » [DR] ; mais sa 56 joie fut inconcevable, lorsque le lendemain et trois ou quatre jours encore tout de suite 126 Successivement, à la suite. [CNe] le temps se trouva conforme à mes Prédictions ; cela fit du bruit, et on venait à moi de tous côtés pour la bonne aventure ; je vous avouerai ma faiblesse, j’en conçu une secrète vanité, et ne pus m’empêcher de croire en valoir un peu davantage 127 Toute cette anecdote rappelle celle arrivée à Jean-Baptiste Primi Visconti, courtisan italien introduit à la cour de France en 1673. Il narre comment, en 1674, alors qu’il est invité à Paris chez la présidente d’Onsembray où se trouvait notamment l’abbé d’Hacqueville, « la conversation tomba sur la science des devins. » Prié de faire montre de ses prétendus talents divinatoires que lui prête l’assistance (auxquels il ne croit pas), Primi Visconti se prête au jeu par forfanterie et lance des interprétations sur une lettre que lui présente la présidente, qui toutes s’avèrent véridiques. Et l’étranger de conclure : « Il y avait foule chez cette dame dont l’humeur et les manières attiraient toutes les sympathies, et elle était en outre si bavarde qu’en un moment, tout Paris brûla d’envie de me voir, j’étais passé prophète ! » (Mémoires de Primi Visconti sur la cour de Louis XIV, éd. Jean-François Solnon, Paris, Perrin, coll. «. L’histoire en mémoires. », 1988, p. 37-38). [MdV] . Au bout de ces cinq ou six jours mon Almanach ne prédit plus rien qui vaille, et on le laissa là. Mon Astrologue m'étant venu revoir, je lui contai cette aventure. Comment avez-vous fait, me dit-il ? J'ai écrit, lui dis-je, les trente-et-un jours du mois de Janvier sur la marge d’une feuille de papier, et vis-à-vis chaque jour, j'ai mis le temps qui m'est venu le premier dans l’esprit. Vous n’aviez, reprit-il, aucun dessein de mettre un temps plutôt qu’un autre ? Non, lui répondis-je. Vous écriviez fidèle57 ment, ajouta-t-il, ce qui se présentait d’abord à votre imagination ? Oui, lui dis-je. Voilà, me dit-il, la meilleure manière que nous ayons de deviner. Comment, m’écriai-je, la meilleure manière de deviner ? Assurément, dit-il, comme votre volonté n’avait aucune part à ce que vous écriviez, c’était votre Génie 128 Furetière : « Bon ou mauvais Démon que les Anciens croyaient accompagner les hommes illustres. » [DR] qui vous conduisait, et qui vous a dicté les Prédictions qui ont rencontré 129 Voir note 126 ci-dessus. [DR] si heureusement. Quoi, lui dis-je, voilà en quoi consiste cette Science admirable que vous vantez si fort ! Il y a une autre voie de deviner, me répondit-il, qui est de consulter les Astres ; mais cette voie est si malaisée à tenir, qu’il est presque impossible de ne pas s’égarer. Pendant que toute la face du Ciel conspire à un événement favorable il ne faut qu’une méchante petite Étoile, qu’on ne voit presque point, pour renverser toute la bonne fortune d’un homme. Et com58 me la connaissance exacte du lever et du pouvoir de chaque Étoile, parmi le nombre infini qu’il y en a, est très difficile à avoir, et dépend d’une infinité de calculs très pénibles, et où la moindre erreur est capitale ; le plus sûr et le meilleur, somme toute, est de prendre le chemin que vous avez tenu.
L’Abbé
Tout ridicule qu’était votre Astrologue, je n’en ai point connu de plus raisonnable ; c’est un prétendu Art qui n’a aucun principe, et qui n’est fondé que sur le désir ardent de connaître l’avenir, de même que l’art de faire l’or n'est fondé que sur le désir d’être riche 130 L’affirmation selon laquelle le seul but des alchimistes était de s’enrichir était très répandue aux XVIe et XVIIe siècles. Elle s’accompagnait de moqueries concernant leur échec patent qui les conduisait plutôt à la ruine. Un tableau de Pierre Bruegel peint en 1558 illustre bien cet état d’esprit : abandonnant le fatras de son laboratoire, un alchimiste accompagné de sa femme et de ses enfants, en est réduit à se réfugier dans un hospice . Mais en réalité ces critiques s’adressaient surtout aux nombreux charlatans qui prétendaient pouvoir fabriquer de l’or en ignorant tout de la doctrine et des travaux de laboratoire. C’est ainsi que l’un des alchimistes allemands les plus célèbres du XVIIe siècle, Michel Maier, médecin à la cour de Rodolphe II à Prague, publia en 1617 Examen fucorum pseudo-chymicorum (Examen des fraudes des pseudo-chimistes) dans lequel il dénonçait les fraudes des charlatans et faussaires tout en rétablissant les principes essentiels d’une véritable alchimie, fondée à la fois sur la lecture des auteurs anciens, surtout médiévaux, et sur une pratique du laboratoire exigeante et bien documentée. [BJ] ; et celui de trouver des remèdes qui fassent toujours vivre, sur l’amour de la vie, et sur la crainte de la mort 131 La prolongation de la vie est un enjeu médical affirmé dès le XVIe siècle siècle (par exemple, Laurent Joubert (1529-1583), Erreurs populaires au fait de la médecine et régime de santé, Avignon, 1578, II, 1, chap. 2 (« S’il est possible par la médecine d’allonger la vie des hommes »). Francis Bacon et René Descartes l’intègrent dans le projet général de la philosophie naturelle qui vise la maîtrise ou la domination de la nature. Dans l’Historia vitae et mortis. Sive Titulus secundus in historia naturali et experimentali ad condendam philosophiam : quae est Instaurationis magnæ pars tertia, (1623), Francis Bacon cherche à savoir comment les hommes pourraient retrouver une durée de vie identique aux patriarches, voire l’immortalité. En cas de vieillissement pathologique, F. Bacon défend le recours à l’euthanasie dans son traité Of the Proficience and Advancement of Learning Divine and Human (1605). Descartes cherche à dissocier le phénomène du vieillissement de celui de la pathologie qui mène à la mort, Discours de la méthode, AT, VI, p. 62. Ce thème constitue aussi un enjeu majeur des recherches alchimiques d’une panacée universelle, par exemple chez Joseph Du Chesne (Traicté de la Matiere, preparation et excellente vertu de la Medecine balsamique des Anciens Philosophes. Auquel sont adjoustez deux traictez, l’un des Signatures externes des choses, l’autre des internes & specifiques, conformément à la doctrine & pratique des Hermetiques, traduction française de 1626), Etienne de Clave (Nouvelle Lumière Philosophique, 1641) ou Nicaise Le Febvre (Traicté de la chymie, Paris, 1660). Face à ces recherches on peut noter la réponse désabusée de Fontenelle à travers la bouche de Harvey dans les Nouveaux dialogues des morts : « [o]n aura beau faire de nouvelles découvertes dans l’Anatomie, on aura beau pénétrer de plus en plus dans les secrets de la structure du corps humain, on ne prendra point la nature pour dupe ; on mourra comme à l’ordinaire. » (Fontenelle, Dialogue V, Œuvres complètes, Paris, Fayard, Corpus, 1990, t. 1, p. 95). [SC] . De ces trois Arts, qui ont cela de commun qu’ils entreprennent l’impossible, l’Astro59 logie est assurément le plus frivole. Si les chercheurs de la pierre philosophale 132 La pierre philosophale constituait l’objet de la recherche ultime des alchimistes. Il s’agissait d’une substance, dont les recettes étaient multiples et souvent obscures, qui devait permettre la transformation des métaux impurs, comme le plomb, en or ou en argent. Mais en fait, ces recherches incessantes, puisque vouées à l’échec, permirent aux alchimistes de développer ce que l’on appelait déjà chimie, les deux termes de chimie et d’alchimie étant d’ailleurs souvent considérés comme synonymes. Il ne s’agissait pas là de découvertes faites par hasard, mais bien de la mise en œuvre de recherches destinées à percer les secrets de la matière. Voir à ce sujet William Newman et Lawrence Principe « Alchemy vs Chemistry : The Etymological Origins of a Historiographic Mistake », Early Science and Medicine, vol. 3 (1998), p. 32-65. [BJ] Les transformations de substances diverses vers les métaux précieux, propres de l'alchimie, se basent sur l’idée que tout ce qui existe, macrocosme et microcosme, est constitué par une seule substance commune. Cette substance pouvait être à l’occasion appelée pierre philosophale (ou eau divine). Bien que Perrault se montre tolérant dans son texte envers la pratique de l'alchimie, celle-ci possède de nombreux points communs avec l'astrologie judiciaire. L’un de ces points est l’association d’un type précis de métal à un astre particulier pour pouvoir en maîtriser ses influx, dans des buts divinatoires ou thérapeutiques. [DD] ne la trouvent pas, ils trouvent mille secrets utiles et agréables en la cherchant. Si ceux qui promettent de faire vivre toujours n’en viennent pas à bout, ils trouvent quelquefois, en travaillant, des remèdes qui font vivre longtemps ; mais l’Astrologie ne peut être bonne qu’à donner de la crainte ou de l’espérance mal à propos.
Le Président
Le mépris que vous témoignez pour l’Astrologie s’étend-il jusqu’à la chiromancie 133 L’errata corrige « Chyromancie » par « Chiromance » [EP]. Ensemble de pratiques et savoirs dont le but est de révéler la personnalité de quelqu’un (et prédire son futur) à partir des caractéristiques de sa main, comme l’étymologie du nom « chiromancie » l’indique. Savoir très ancien qui remonte à l’Antiquité, les origines de la chiromancie se situent certainement en Asie. Pline en fait mention dans son ouvrage Histoire naturelle, témoignant que la chiromancie est adoptée également par les Grecs et les Romains. Comme, selon ce savoir, on peut associer aux doigts (à l’instar que certaines zones de la main) chacune des planètes, la chiromancie a plusieurs points de contact avec l'astrologie. Voir les notes suivantes pour quelques références au siècle de Louis XIV. [DD] Perrault distingue astrologie et physionomie. Les analyses que l’Abbé présente renvoient certainement à Marin Cureau de La Chambre, médecin du roi, académicien aux côtés de Claude Perrault dès les débuts de l’Académie des sciences. Il publie un Discours sur les principes de la chiromancie (1653) et développe une théorie de la physionomie comme expressions des passions internes que peut déchiffrer le médecin, comme on lit un langage naturel sur le visage ou sur la main, puisque le caractère d’une passion désigne la marque physique d’une émotion de l’âme : « La Nature ayant destiné l’homme pour la vie Civile, ne s’est pas contentée de lui avoir donné la langue pour découvrir ses intentions ; elle a encore voulu imprimer sur son front et dans ses yeux les Images de ses pensées afin que s’il arrivait que sa parole vînt à démentir son cœur, son visage ne pût démentir sa parole. […] C’est donc une chose certaine, que le corps s’altère et se change quand l’âme s’émeut, et que celle-ci ne fait presque point d’actions qu’elle ne lui en imprime les marques, que l’on peut appeler Characteres, puisqu’ils en sont les effets, et qu’ils en portent l’image et la figure. […] Les Characteres des Passions et des habitudes estans les marques des mouvemens et des desseins de l’ame en sont aussi les effets […] », Cureau de La Chambre, Les Charactères des passions, Paris, P. Rocolet, 1640, p. 1-3 . Ce traité paraît en plusieurs volumes entre 1640 et 1663. Marin Cureau de La Chambre fut soupçonné d’entretenir une correspondance secrète avec le roi Louis XIV où il analysait les gens de la cour à partir de ses principes de physionomie. l’Abbé reprend quasiment mot pour mot les principes de la physionomie plus bas : « la Nature prend soin de mettre sur leur visage des marques presque certaines, de ce qu’ils sont dans le fond du cœur, afin qu’on puisse se conduire avec eux d’une manière convenable dès la première fois qu’ils se présentent. » [SC] ? Et trouvez-vous qu’il est aussi impertinent de vouloir deviner ce qui arrivera à un homme, en regardant sa main, qu’il est ridicule d’en vouloir venir à bout en faisant son horoscope ?
L’Abbé
Je n’y vois pas beaucoup de diffé60 rence. L’inspection de la main, de même que celle du visage, de la démarche, du geste, du maintien, qui composent ensemble ce qu’on appelle Physionomie, peuvent donner à connaître quelque chose du naturel et de l’humeur ; mais ils ne peuvent donner aucune lumière de l’avenir. Car il y a grande différence entre juger par l’inspection des mains ou du visage, qu’une personne est robuste ou délicate, qu’elle est d’une bonne ou mauvaise constitution, qu’elle est douce ou colère 134 Furetière : « colère, ad. m. et f. : Qui est bilieux, fougueux, emporté, ému de passion contre ce qui le choque. » [DR] Cureau de La Chambre distingue les passions simples et mixtes. Parmi les simples, certaines dépendent de la partie concupiscible de l’âme, d’autres, comme la colère, de la partie irascible, qui exprime la difficulté à obtenir ou rejeter le bien et le mal. Le portrait moral et physique de l’homme en colère se trouve chez Cureau de La Chambre, Les Charactères des passions, Paris, P. Rocolet, 1640, p. 4-5 . [SC] , qu’elle est gaie ou mélancolique, ou juger par exemple qu’elle tombera dans une rivière à un tel âge, qu'elle sera blessée à l’œil gauche, qu’elle est menacée de mort à 22 ans ; mais que si elle passe cette année, elle en vivra plus de quatre-vingts. Ces dernières Prédictions sont téméraires et ridicules ; les premières, qui sont des jugements fondés sur la Physionomie, peuvent avoir quelque chose de solide et d’assuré.
61 Le Chevalier
On dit cependant tous les jours, qu’il n’y a rien de plus trompeur que la physionomie.
L’Abbé
Elle l’est beaucoup quelquefois, cependant il est très utile de se connaître en physionomie. Comme les hommes sont obligés de vivre ensemble, et qu’ils ont un grand intérêt de se connaître les uns les autres, la Nature prend soin de mettre sur leur visage des marques presque certaines, de ce qu’ils sont dans le fond du cœur, afin qu’on puisse se conduire avec eux d’une manière convenable dès la première fois qu’ils se présentent ; cela est si vrai, que quand un homme vient à perdre l’esprit, la Nature ne manque point d’en marquer l’égarement sur son visage et dans les yeux, afin qu’on s’en donne de garde. Elle ne forme 62 point aussi d’hommes d’une humeur fort extraordinaire, soit en bien, soit en mal, qu’elle n’en laisse quelques traces dans leur physionomie.
Le Chevalier
Monsieur Le Brun a fait un certain nombre de visages en pastel, où les caractères des humeurs et des passions sont si bien marqués, qu'on croit voir jusqu’aux pensées et aux mouvements du cœur de ceux qu’ils représentent 135 L’enquête sur les passions constitue un thème central de la littérature et de la philosophie du XVIIe siècle, avec trois grandes orientations : 1° la littérature moraliste avec La Bruyère ( Les Caractères ou les Mœurs du siècle , 1687), La Rochefoucauld (Maximes et sentences morales, 1665), mais aussi Jacques Esprit (De la fausseté des vertus, 1678), qui prolongent la réflexion augustinienne sur l’amour propre. 2° La philosophie cartésienne propose une analyse physique des relations entre l’âme et le corps qui se manifestent à travers les émotions théorisées comme une représentation théâtrale intérieure que l’homme généreux observe. Dans le Traité des Passions de l’âme (1649), Descartes refuse que les passions soient des mouvements de l’âme (puisqu’elle est immatérielle), et les définit comme des émotions excitées dans l’âme par le corps. 3° La physionomie de La Chambre veut lier « la Medecine et la philosophie morale » (Cureau de La Chambre, Les Charactères des passions, Paris, P. Rocolet, 1640, Préface, non paginée ). Cureau propose une anthropologie alternative à celle de Descartes : elle ancre dans un schème explicatif aristotélicien qui considère la passion comme un mouvement de l’âme issu de l’appétit. Chaque passion projette les esprits animaux vers toutes les parties du corps à sa manière ; ces flux d’esprit ressemblent à des fleuves plus ou moins canalisés ou agités, jusqu’à déborder comme le Nil selon la dissertation intitulée Nouvelles pensées sur les causes de la lumière, du desbordement du Nil et de l'amour d'inclination(1634). Le peintre Charles Le Brun reprend la théorie de La Chambre dans sa conférence sur L’Expression des passions en 1668. Il reprend la définition de la passion comme mouvement de l’âme, la classification entre passions simples et composées, la double origine dans les facultés irascible et concupiscible, et s’oppose à la théorie cartésienne de la glande pinéale. Lors de la publication du traité en 1698, il ajoute des portraits pour chaque passion . [SC] .
L’Abbé
On peut dire qu’il y a deux sortes de physionomies ; l’une qui résulte de la première conformation du corps, et celle-là marque le tempérament 136 Cette distinction reprend très exactement la dichotomie que propose Cureau de La Chambre : « Les Characteres des Passions et des habitudes estans les marques des mouvemens et des desseins de l’ame en sont aussi les effets. » Cureau de La Chambre, Les Charactères des passions, Paris, P. Rocolet, 1640 ). Elle justifie donc la nécessité de relier la médecine qui s’occupe de la conformation du corps et du tempérament, et la morale qui traite des passions. Cureau de La Chambre définit celles-ci comme les « émotions de l’appétit, par lesquelles l’âme se porte vers le bien et s’éloigne du mal. », ibid., p. 17. Cureau vise ainsi une science exhaustive qui traite « les Passions, les Vertus, les Mœurs et les Coutumes des Peuples, les diverses inclinations des Hommes, leurs Tempéraments, les Traits de leur visage, en un mot où [il] prétend mettre ce que la Médecine, la Morale et la Politique ont de plus rare et de plus excellent. » ibid., vol. I, « Avis nécessaire au Lecteur », n. p. Cinq principes fondent ce projet anthropologique : 1° les caractères des passions, vices et vertus ; 2° la ressemblance entre les hommes et les bêtes, 3° la différence des sexes, 4° le lien entre physionomie et climat, 5° l’étude des tempéraments, habitudes et passions. [SC] ; et l’autre, qui vient de l’habitude que prend le corps à faire de certains mouvements, et celle-là marque plus particulièrement les bonnes ou les mauvaises habitudes de l’âme. Pour m’expliquer, je dis que dans 63 le visage, par exemple il y a deux choses, les traits et les mouvements. Les traits ne changent presque point, de même que le tempérament, quoiqu'ils grandissent avec l’âge ; mais les mouvements changent beaucoup, de même que les habitudes de l’âme bonnes ou mauvaises. De là vient qu'on connaît en quelque façon jusqu’aux différentes professions des hommes par les différents airs de visage que donne la différence des emplois où ils s’occupent. La raison est que les esprits et le sang vont avec plus d’abondance aux endroits où il y a le plus de mouvement, et y portent plus de nourriture ; ce qui rend ces parties-là plus grosses et plus marquées. Ainsi tel a le front sourcilleux et ridé, à cause du travail et des soins que lui donnent les affaires dont il est chargé, qui l’aurait serein et uni s’il avait mené une vie douce et tranquille.
64 Le Chevalier
Je crois en effet que le même homme à qui on voit tant de rides sur le front, parce qu’il est ou Ministre ou Magistrat, n’en aurait peut-être pas une seule, si son Étoile en avait fait un joueur de luth ou un Maître à danser.
L’Abbé
J'ai connu un jeune homme, à qui une profonde paresse de huit ou dix années imprima sur le visage un certain air de langueur qui assoupissait jusqu’à ceux qui le regardaient ; ses lèvres étaient pendantes, et sa bouche presque toujours ouverte ; il vint à se mettre fortement au travail, et à prendre, comme on dit le frein aux dents 137 Furetière, article « dent » : « On dit qu’un homme a pris le frein aux dents, le mors aux dents, pour dire, qu’il a fait quelque escapade, qu’il s’est emporté comme font les chevaux, qui ne se laissent pas gouverner par la bride. On le dit aussi de ceux qui sont revenus de leur emportement, et qui s’appliquent à leur devoir. » [DR] , sa physionomie changea tout à coup. Sa bouche reprit l’assiette qu’elle devait avoir ; ses lèvres furent plutôt trop serrées que trop pendantes, et il se donna tout 65 l’air d’un homme laborieux et appliqué. Quelques-uns ont cru que par l’exacte observation des mouvements du visage, on pouvait deviner jusqu’aux pensées ; et l’on dit qu’un certain Ambassadeur en venait à bout en contrefaisant les mines de ceux dont il voulait savoir les sentiments 138 Cureau de La Chambre ou Le Brun estiment que le visage manifeste les passions, non les pensées. [SC] Dans Les États et empires de la Lune (1657) de Cyrano de Bergerac, le démon de Socrate déclare : « Je connus aussi Campanella, ce fut moi qui l’avisai, pendant qu’il était à l’Inquisition à Rome, de styler son visage et son corps aux grimaces et postures ordinaires de ceux dont il avait besoin de connaître l’intérieur afin d’exciter chez soi par une même assiette les pensées que cette même situation avait appelées dans ses adversaires, parce qu’ainsi il ménagerait mieux leur âme quand il la connaîtrait. » (éd. Madeleine Alcover, Paris, H. Champion, coll. « Champion classiques. Littératures », 2004, p. 57). [CNe] . Il disait que lorsqu’il prenait la mine grave et sévère de quelque Ministre, il lui prenait envie de nier tout ; et que quand il se donnait l’air doux et gracieux de quelque autre, il se sentait disposé à demeurer d’accord de tout ce qu’on aurait voulu. Il apportait pour raison que comme certaines pensées amènent avec elles certains mouvements de visage, ces mouvements de visage ramenaient aussi avec eux les mêmes pensées par la liaison naturelle qu’ils ont ensemble. Mai[s] je trouve que nous nous écartons beaucoup.
66 Le Chevalier
Il est vrai que si nous voulons venir à bout de notre tâche, il ne faut pas que nous prenions tant d’essor. Après avoir expédié l’Astronomie, comme vous avez fait, vous devez parler présentement de la Géographie, et descendre du Ciel en Terre.
L’Abbé
Il ne faut qu’un compas 139 Comme on peut le voir sur de multiples planches gravées du XVIe et du XVIIe siècle (cf. par ex. The Worlds of Oronce Fine, éd. Shaun Tyas, Donington, 2009), astrologues, marins et cosmographes mesuraient les distances sur la sphère à l’aide d’un compas, et les reportaient le long d’une échelle tracée sur un plan. [Jean-Jacques et Pascal Brioist] pour voir au juste de combien notre Géographie surpasse celle des Anciens. Ils connaissaient à la vérité presque toute l’Europe, l’Asie mineure, une partie de la grande Asie, et les rivages de l’Afrique qui regardent la Méditerranée. Tout cela ne fait pas la dixième partie de ce que nous connaissons aujourd’hui 140 Ce que Perrault ne dit pas, c’est que les Anciens ne s’intéressaient qu’à la partie habitée du monde (oïkouménè) ; ils postulaient l’existence de calottes glaciales aux pôles, et d’une bande torride comprise entre les tropiques, impossible à traverser pour les navigateurs et les voyageurs (Cf. Sacrobosco, Tractatus de Sphæra). Il est donc normal qu’ils n’aient cherché à cartographier qu’une fraction du globe terrestre, dont les dimensions étaient assez bien estimées. [Jean-Jacques et Pascal Brioist] .
Le Président
Je doute que vous ayez bien 67 pris vos mesures quand vous avancez cette proposition.
Le Chevalier
Ne disputons point là-dessus, un peu plus ou un peu moins de Pays connu ne fait rien à notre dispute ; car il y a constamment une grande différence des Modernes aux Anciens sur cet article.
L’Abbé
Ce n’est pas seulement dans la plus vaste étendue des Pays que nous connaissons que consiste notre avantage, c'est dans la manière dont nous les connaissons, qui est aussi précise et aussi claire, que celle des Anciens était obscure et indéterminée.
Le Chevalier
J'ai ouï dire que plusieurs anciens Philosophes ont cru que la Terre était toute plate 141 Cette affirmation est particulièrement curieuse. En effet, si certains anciens philosophes, Thalès dans une certaine mesure, Anaximandre et Anaximène peut-être, pensaient que la Terre était plate, à peu près tous les érudits, lettrés, astronomes et philosophes concevaient la Terre comme sphérique, depuis les premiers Pythagoriciens. Ceci est valide, dans le monde latin comme, précédemment dans le monde arabo-musulman. On trouve chez quelques théologiens byzantins, des exceptions, mais rien de plus, pour ce qui concerne « nos anciens » qui, depuis Ératosthène, connaissaient même sa circonférence avec une bonne approximation. L’intéressant est de trouver, ici, une telle affirmation. En effet, la fabrication du « mythe de la Terre plate » est souvent mise au crédit d’auteurs du XVIIIe siècle, ou même XIXe . Voir parmi la littérature très riche qui décrit et analyse cette construction du mythe de la Terre plate, Stephen Jay Gould, « La Naissance tardive de la Terre plate », Les Quatre Antilopes de l'Apocalypse. Réflexions sur l'histoire naturelle, Paris, Seuil, 2000 ou J.B. Russell, Inventing the Flat Earth, New York, Praeger, 1991. Au XVIIIe les inventeurs de la légende, comme ici, le Chevalier et l’Abbé qui acquiesce, sont en général identifiés comme des protestants qui auraient allégué ceci pour dévaloriser les enseignements et traditions catholiques du Moyen Âge. [VJ] .
68 L’Abbé
Cela est vrai.
Le Chevalier
Pourquoi donc n’en trouvaient-ils pas le bout ?
L’Abbé
C'est disaient-ils, qu’elle est entourée par l’Océan de tous côtés 142 Il y a bien des sources très anciennes, d’autres, plus récentes comme celle attribuée à Hécatée de Milet, qui entourent les terres émergées d’un Océan qui peut être un fleuve. Mais tout ceci ne concerne pas les philosophes anciens. [VJ] .
Le Chevalier
Et où croyaient-ils que l’Océan se terminait ?
L’Abbé
Ils ne s’en mettaient pas en peine, non plus que de savoir comment le Soleil, qui se plongeait tous les soirs dans l’Océan vers les Îles Fortunées, allait pendant la nuit regagner l’Orient pour s’y lever tous les matins 143 Dans la mythologie grecque, les îles Fortunées sont situées aux limites occidentales extrêmes du monde. Hélios est représenté conduisant un char d’or amenant le soleil dans le ciel chaque jour d’est en ouest avant de faire le voyage inverse la nuit à travers l’Océan. [DR] .
69 Le Chevalier
C’était bien fait à eux de ne se pas inquiéter de semblables choses, et de dormir tranquillement pendant qu’ils croyaient que le Soleil en faisait autant de son côté.
Le Président
Vous confondez les imaginations des Poètes avec les opinions des Philosophes. Les Poètes disaient à la vérité que le Soleil allait se coucher chez Téthys, où il passait la nuit 144 Il s’agit en effet d’un lieu commun de la poésie galante qu’on trouve illustré par exemple chez La Fontaine évoquant, dans les Amours de Psyché et de Cupidon, la grotte de Thétys dans le jardins de Versailles telle qu’elle fut voulue par Perrault en 1666 avant d’être détruite en 1684 : « Quand le Soleil est las, et qu’il a fait sa tâche, / Il descend chez Thétys, et prend quelque relâche. », Œuvres complètes de La Fontaine, éd. P. Clarac, t. II, Paris, Gallimard, 1958, p. 145. [DR] ; mais les Philosophes ont parlé d’une autre manière.
L’Abbé
Si nous avions ici un Plutarque, il n’y aurait qu’à lire les opinions des anciens Philosophes sur le sujet dont nous parlons, pour être convaincus qu’ils n’extravaguaient pas moins que les Poètes 145 Plutarque évoque en effet cette croyance chez les Égyptiens dans le traité d’Isis et Osiris, 364 D ; l’édition de 1729 de l’Histoire de l’Académie royale des inscriptions et belles-lettres, avec les Mémoires de Littérature tirés des Registres de cette Académie reproduit un discours de l’abbé de Fontenu sur Isis adorée chez les Suèves sous la figure d’un navire […], où Plutarque est ainsi exploité au sujet de la croyance égyptienne selon laquelle « les astres voguaient dans des navires à travers les airs » : « Sous cette image, comme le dit Plutarque, les Docteurs égyptiens voulaient nous faire entendre que les astres avaient pris naissance et se nourrissaient d’humidités et de vapeurs ; savoir, ainsi que le croyait Zénon, le Soleil de celles qui s’élevaient de la mer, la Lune de celles qui sortaient des rivières, et le reste des astres de celles qui s’exhalaient de la terre. Quelques Philosophes Grecs ne donnèrent pas seulement dans ces rêveries ; ils s’imaginèrent encore que le Soleil et la Lune étaient faits en forme de nacelles, et que les éclipses de ces astres arrivaient, lorsque venant à se retourner en divers sens, ils présentaient leurs parties concaves du côté de notre hémisphère, suivant que l’explique Héraclite dans Plutarque. […] Isis était reconnue chez les Égyptiens, non seulement pour la Lune, mais pour Thétis même, ainsi que le dit Plutarque : de là vient que Lucien, Apulée, Valérius-Flaccus, Properce et autres Auteurs dépeignent Isis comme la Divinité des eaux, la maîtresse des flots et des vents, la patronne des navigateurs. », Paris, Imprimerie royale, éd. 1729, t. V, p. 90-91. [DR] . Florus, Historien digne de foi, dit qu’un Consul Romain étant en Espagne, 70 assurait avoir ouï distinctement pendant une soirée fort tranquille, le bruit qu’avait fait le Char du Soleil en entrant dans la Mer, et que ce bruit était semblable à celui que fait un fer rouge quand on le plonge dans de l’eau 146 Florus évoque les campagnes militaires en Espagne dans son Tableau de l’histoire du peuple romain, de Romulus à Auguste, livre I, 33 (II, 17) : « Decimus Brutus étendit sensiblement les opérations jusqu’aux Celtiques, aux Lusitaniens, à tous les peuples de la Gallécie et au fleuve de l’Oubli si redouté des soldats ; parcourant en vainqueur le rivage de l’Océan, il ne ramena ses troupes en arrière que lorsqu’il eut vu le soleil tomber dans la mer et ses feux s’enfoncer sous les eaux, non sans éprouver en quelque sorte la crainte et le frisson d’avoir commis un sacrilège. », tr. P. Jal, Paris, Belles Lettres, 2002, p. 76-77. [DR] . Les Siamois croient encore aujourd’hui que la Terre est toute plate, et disent qu’il y a une grande montagne au milieu de la Terre, derrière laquelle le Soleil va se coucher, et qu’il tourne autour de cette montagne pendant la nuit, pour venir gagner au matin l’endroit où il se lève 147 La source de ce passage est la mission du père Guy Tachard, Le voyage de Siam des pères jésuites, Envoyez par Roy aux Indes & à la Chine, Paris, A. Seneuze et D. Horthemels, 1686. Le premier voyage du père Tachard a eu lieu en 1685 et on trouve dans son récit au livre VI les deux superstitions du Siam évoquées par Perrault : « La Terre n'est point ronde, selon eux, ce n’est qu’une superficie plane » et « C’est autour de cette Montagne que le Soleil et la Lune tournent continuellement » (respectivement p. 391 et 393). [VA] .
Le Président
Je ne m’en étonne pas beaucoup, puisque saint Augustin ne croyait pas qu’il y eût des Antipodes 148 Saint Augustin, au chapitre IX, livre XVI de La Cité de Dieu, discute en effet, non pas de l’existence des antipodes, au sens de régions terrestres diamétralement opposées aux nôtres, mais de la possibilité qu’il y ait eu des humains en ces lieux. Ceux-ci, séparés de façon insurmontable de nous, auraient constitué une autre branche que la nôtre, ce qui eût été fâcheux pour l’origine adamique unique des humains. [VJ] .
L’Abbé
Saint Augustin n’a jamais douté que la Terre ne fût ronde, et par conséquent, qu’il n’y eût ou 71 des Mers ou des Terres directement opposées à celles sur lesquelles nous marchons ; mais il ne croyait pas que ces Terres-là fussent habitées par des hommes, ni peuplées d’animaux à cause des grands espaces de Mer qui les séparent du lieu où Adam a été créé 149 Sur ces deux points voir La Cité de Dieu, XII, 25 et XVI, 9 (cf. la note précédente). [DR] . Ainsi quand saint Augustin n’a pas cru qu’il y eût des Antipodes, il entendait parler des hommes et non pas des terres.
Le Chevalier
Il fallait que ces anciens Philosophes fussent bien stupides pour croire que la Terre fût toute plate ; car sans avoir recours aux preuves que les Mathématiques fournissent en abondance pour démontrer la rondeur de la Terre, ne leur suffisait-il pas, pour en être convaincus, de voir voguer des vaisseaux sur la Mer, de voir qu’ils semblent s’y enfoncer à mesure qu’ils s’éloignent, qu’ils décrois72 sent toujours jusqu’à ce qu’on ne voie plus ni le mât ni les banderoles 150 « Petit étendard [...] étendu plus en longueur qu’en largeur, qu’on met sur les mâts des vaisseaux » (Furetière). [CNe] , et qu’au contraire ils semblent sortir de la Mer à mesure qu’ils s’approchent de nous ; car si la Terre était plate, et la Mer par conséquent, les vaisseaux pourraient bien en s’éloignant sembler s’apetisser 151 Décidément curieux. L’argument des mâts des navires, ainsi que de leurs banderoles ou du fanal qui disparaît après la coque est ancien : on le trouve chez Strabon, dans sa Géographie, Livre 1, chap.1, 20, mais encore chez Pline, dans son Histoire naturelle, Livre 2, chap. 65, 164, chez Cléomède, Calcidius etc. Il est souvent inversé, c’est-à-dire que l’on observerait cet évanouissement des parties basses à l’horizon, plutôt lorsque l’on est soi-même en bateau et que l’on regarde le rivage ou un autre navire. L’argument du Chevalier est donc sans valeur. Resterait à discuter de la valeur de l’argument lui-même, ce qui n’est pas simple. Est-il bien attesté que cette disparition des parties basses soit si nette et ne puisse, éventuellement, avoir bien d’autres explications que la sphéricité de la Terre (optiques par exemple). Voir l’article de Philippe Cibois, « Prouver la rotondité de la terre selon les anciens », nov. 2016, sur le carnet de recherche La Question du latin . [VJ] jusqu’à ne pouvoir plus être distingués, mais non pas paraître s’y enfoncer comme ils font. Ce que je trouve de plus admirable en cela, c’est qu’on veuille nous persuader que les hommes de ces temps-là, spirituels comme vous voyez, étaient tout autrement habiles qu’on ne l’est aujourd’hui en Éloquence et en Poésie.
L’Abbé
Tout beau Monsieur le Chevalier, laissons-là l’Éloquence et la Poésie de peur d’émouvoir noise 152 Furetière : susciter « Noise » : « Querelle qui s’émeut entre gens du peuple, ou dans les familles. » . Enfin cette erreur grossière se dissipa, et tout le monde convint que la Terre formait un Globe parfai73 tement rond mais on ne savait point encore ni près ni loin, combien elle avait de circonférence. Les Géographes du temps d’Aristote, qui étaient parvenus à diviser les grands cercles de la Terre en 360 degrés, à l’imitation des Astronomes qui en avaient fait autant des grands cercles du Ciel, estimèrent que chacun de ces degrés était de onze cent onze stades, ce qui faisait cinquante-deux lieues et demie, sur le pied de 2 200 toises la lieue ; suivant cette mesure la Terre aurait eu de tour dix-huit mille sept cent vingt lieues 153 La circonférence de la Terre, telle qu’on la connaît aujourd’hui, est d’environ 12 300 lieues (on emploie la lieue de Paris, en vigueur à l’époque du Parallèle). Un géographe qui, du temps d’Aristote, a donné une mesure de la circonférence terrestre, peut difficilement ne pas être Pythéas de Marseille. Son évaluation, fondée sur la différence d’angle des rayons solaires, à une même date, entre deux endroits d’un même méridien est, selon les sources que j’ai consultées, de 12 700 lieues (et non pas les 18 720 annoncées ici).[VJ] . Six-vingts 154 Adjectif numéral cardinal archaïsant : 120. [DR] ans après ou environ Ératosthène ne donna que sept cents stades au degré, qui font trente-trois lieues ; la Terre, selon cette supposition, n’avait plus que onze mille huit cent quatre-vingts lieues de circonférence. Posidonius autre Géographe, qui vivait du temps de Marc Aurèle 155 Annotation en cours. , la réduisit à onze mille cent soixante 74 lieues 156 Ératosthène, à partir d’une méthode de même nature, mais plus particulière (en employant le zénith d’un des endroits de l’expérience), obtient le résultat proche du précédent, de 12 600 lieues. Posidonius donne, en effet, une valeur trop petite. On notera toutefois que la méthode sur laquelle il s’appuie est plus audacieuse puisqu’elle fait appel au repérage de la direction d’une étoile. [VJ] ; et enfin Ptolémée voulut qu’elle n’eût plus que sept mille deux cent quatre-vingt-dix lieues 157 Il est exact que Ptolémée n’a pas proposé de nouveaux calculs ou de nouvelles mesures pour donner la circonférence de la Terre et s’est appuyé sur l’autorité de Posidonius pour valider les 180 000 stades de celui-ci, soit un peu moins de 29 000 km. [VJ] .
Le Chevalier
Demeurons-en là, je vous prie. Si ces anciens Géographes continuent à mesurer la Terre, elle deviendra à rien 158 Furetière : « signifie aussi : S’évanouir, se perdre, ne paraître plus. […] Toutes les vanités du monde deviennent à rien. » [DR] . Du temps d’Aristote, elle avait dix-huit mille lieues, et davantage ; et du temps de Ptolémée, elle n’en a plus guère que sept mille.
Le Président
Comme les mesures des Anciens ne nous sont pas fort connues ; on ne peut rien dire d’assuré là-dessus.
L’Abbé
Comme ces Anciens se sont servi des mêmes mesures, il est toujours vrai qu’ils se sont éloignés les uns des autres de plus de la moitié. Fernel et Snellius sont les 75 premiers qui dans ces derniers temps ont travaillé en gens habiles. Fernel ayant compté les tours de roue du Coche où il était, trouva que le degré était de vingt-six lieues sept cent quarante-six toises, lesquelles multipliées par trois cent soixante donnent à la Terre neuf mille, trois cent quatre-vingt-dix lieues et demie de circonférence 159 Jean Fernel (1503-1558), médecin du roi, mathématicien et astronome. Dans les conditions indiquées ci-dessus, on dispose en effet des mesures qu’il obtient en 1550, avec pas mal de corrections arbitraires compte tenu des irrégularités des routes. Son résultat équivaut à 39 223 km. [VJ] . Snellius qui y procéda d’une manière beaucoup plus sûre, et à peu près semblable à celle qu’a tenue l’Académie Royale des Sciences, c’est-à-dire, par des règles de Géométrie , a trouvé que le degré n’était que de 25 lieues et demie trente et une toise, ce qui multiplié par 360 donne de tour à la Terre neuf mille, cent quatre-vingt-une lieues, moins quelques toises 160 Willebrord Snell van Royen ou Snellius (1580-1626), mathématicien et physicien néerlandais. La méthode de mesure du méridien entre Alkmaar et Berg-op-Zoom qu’il emploie en 1614 est appelée méthode de triangulation. Elle est décisive pour toute la suite de l’histoire de la géodésie. À partir d’une première distance judicieusement choisie (depuis Alkmaar), on détermine un triangle ayant celle-ci pour base et un sommet aussi éloigné que possible, dans la bonne direction. En mesurant les angles et en employant les secours de la trigonométrie, on calcule la distance à ce sommet, puis, de base en base et de triangle en triangle on parvient au terminus ad quem, ici Berg-op-Zoom. Par le calcul on obtient la distance entre les deux extrémités choisies. Il en déduit l’équivalent de 39 950 km pour la circonférence terrestre.[VJ] . L’Académie a déterminé le degré à 25 lieues sur le pied de 2 282 toises la lieue, ce qui donne neuf mille lieues de tour à la Terre 161 Ceci explique les mesures annoncées précédemment. Les participants adoptent ici la lieue commune de France qui entraîne comme valeur de la toise 1,949 m et d’une lieue 4,448 km. Les mesures de l’Académie renvoient sans doute aux travaux de l’abbé Picard de 1669 qui, en effet, obtient l’équivalent de 40 060 km pour la circonférence du méridien .[VJ] .
76 Le Chevalier
Savez-vous Monsieur l’Abbé comment l’Académie s’y est prise pour en venir à bout ; car j’ai de la peine à comprendre que cela soit possible.
L’Abbé
Il n’y a que la précision qui soit malaisée ; car pour parvenir à savoir en gros, ce que la Terre a de tour, il n'y a rien de plus facile.
Le Chevalier
Vous m’étonnez.
L’Abbé
Vous savez que tout cercle se divise en 360 degrés, et qu'on n'en donne pas davantage au ciel même tout immense qu’il est. 162 Remarque vraiment curieuse ; est-il possible de concevoir ce qu’est un degré sans concevoir, en même temps qu’il ne dépend en aucune façon de la dimension du cercle concerné ? [VJ]
Le Chevalier
Je l’ai ouï dire ainsi.
77 L’Abbé
Vous avez aussi ouï dire que la circonférence de la Terre se divise pareillement en 360 degrés, et que chaque degré de la Terre répond à chaque degré du Ciel.
Le Chevalier
Je l’ai ouï dire, et le comprends fort bien.
L’Abbé
Cela étant, il n’a été question que de savoir combien un degré du Ciel fait de lieues sur un degré de la Terre.
Le Chevalier
Je le veux bien ; mais comment savoir combien un degré a de lieues ?
L’Abbé
On n’a qu’à prendre la hauteur du Pôle en un endroit, et 78 ensuite marcher droit vers le Pôle, jusqu’à ce qu'on ait le Pôle élevé d’un degré plus que l’on ne l’avait au lieu d’où on est parti, et alors on est sûr qu’on a fait un degré sur la Terre, et par conséquent la trois cent soixantième partie de sa circonférence ; que si on a eu soin de compter les lieues que l’on a faites dans l’étendue de ce degré, on n’a qu’à les multiplier par 360 et on a la mesure de la circonférence de la Terre 163 Sur le principe c’est très juste et ce fut d’ailleurs l’idée qu’employa Pythéas. Voir ci-dessus. [VJ] .
Le Chevalier
J'y suis, et comprends nettement qu’il n’y a en cela, comme vous l’avez dit, que la précision qui soit difficile. Je voudrais bien savoir les moyens qu’on a tenus pour en venir d'une précision raisonnable ; car pour l’exacte précision, il serait ridicule de la demander.
79 L’Abbé
On a commencé par se faire une base bien sûre et bien mesurée, c’est-à-dire, par mesurer bien juste une longueur de terre qui pût servir à mesurer le reste ; le chemin du Long Boyau qui en arrivant à Paris, va droit du Midi au Nord 164 « On sait que l’appellation de Longboyau désigne le plateau qui s’étend entre Seine et Bièvre. », Mémoires du maréchal de Turenne, éd. P. Marichal, Paris, Renouard, 1909, Tome I, 1643-1653, p. 216). [Jean-Jacques et Pascal Brioist] , s’est trouvé très propre pour cette opération, on l'a mesuré exactement avec de grands bâtons de deux toises chacun qu’on mettait bout à bout l’un de l’autre, et il s’est trouvé avoir de longueur depuis le milieu du Moulin de Villejuif, jusqu’à l’encoignure du Pavillon de Juvisy 5 663 toises 165 Hommage à la triangulation opérée en 1668 par Jean-Dominique Cassini sur une idée de l’abbé Picard. L'opération repose sur un calcul de trigonométrie qui fera école. [Jean-Jacques et Pascal Brioist] ; sur cette base on a tiré des triangles, de distance en distance dans toute l’étendue du degré qu’on a parcouru depuis Paris jusqu’à Amiens, et on les a tirés avec des instruments d’une justesse admirable, et maniés par les plus habiles gens de l’Eu80 rope 166 Cassini et ses aides. [Jean-Jacques et Pascal Brioist] . On peut voir le détail de ce travail dans un Traité qu'en ont donné au public ceux mêmes de l’Académie qui y ont été employés ; ce Traité est intitulé Mesure de la Terre 167 J. Picard, Mesure de la Terre , Paris, Impr. Royale, 1671, . [Jean-Jacques et Pascal Brioist] . Il ne s’est jamais rien fait de si beau, ni de si juste sur cette matière, et ceux qui voudront comparer ces manières d’opérer avec celle de Strabon et de Ptolémée, seront étonnés de l’extrême différence qu’il y a des unes aux autres.
Le Président
Je conviens que ces sortes d’opérations se font aujourd’hui avec plus de précision que l’on ne les a jamais faites à cause de la justesse des instruments qu’on y emploie.
L’Abbé
Je conviens de même, que si les Anciens avaient eu les avantages que nous avons, ils auraient fait toutes choses aussi bien et peut-être mieux que nous. Ainsi 81 quand je préfère les uns aux autres, ce n’est point par rapport aux personnes mais aux ouvrages qui doivent être mieux faits, plus achevés et plus accomplis ayant l’avantage d’être faits les derniers, et avec des secours que l’Antiquité n’avait point 168 Après celle faite dans le tome II (voir note p. 31), voici une nouvelle concession de l’Abbé aux mérites des Anciens. [PD] .
Le Chevalier
Continuons M. l’Abbé.
L’Abbé
Si dans la mesure générale de toute la Terre, les Anciens sont tellement inférieurs aux Modernes, ils le sont encore beaucoup plus dans les mesures particulières de ses parties et de ses régions. Ptolémée a mis toutes les Îles Fortunées sous le même Méridien, quoique leur longitude soit différente de plusieurs degrés, et il leur donne dix ou douze degrés de latitude moins qu'elles n'en ont 169 Ptolémée dispose les six « îles des bienheureux » comme point de départ des longitudes (soit à 0 ou 1°) ; si l’orientation de l’Archipel n’est pas conforme à celle que nous connaissons, la disposition des îles l’est tout-à-fait. Le géographe de l’Antiquité disposait de récits de navigation et d’évaluations empiriques des dérives et des vitesse des navires. Les possibilités de connaître les longitudes et de réaliser des cartes incomparablement plus exactes sont très récentes à l’époque du Parallèle . Voir sur les Canaries dans la Géographie de Ptolémée, Paul Schmitt, « Connaissance des îles Canaries dans l’Antiquité », Latomus, t.27, Fasc. 2, avril-juin 1968, p. 362-391. [VJ] . Il a encore déterminé plus mal les 82 parties Septentrionales des Îles Britanniques 170 Se fondant sur les données de Pythéas, Ptolémée pose en principe ( Géogr. Livre VII, chap. 5) que « La […] seconde des plus grandes îles en grandeur est l’Albion des Îles Britanniques […] la quatrième, l’Hibernie des Britons...] » Pytheas situait l’île de Thulé à six jours de navigation des îles calédoniennes (les Shetland) ; et Ptolémée estime que la latitude de Thulé est de 63°, car c’est au nord de Thulé que le soleil ne se couche plus. Il situe les Shetland à la latitude de Thulé. La première planche de Ptolémée concernant l’Europe place ainsi l’Irlande entre 58 et 62° de latitude nord (au lieu de 52° à 56°), et la Grande-Bretagne (« Île d’Albion ») entre 52° et 62° de latitude nord (au lieu de 50° à 58°30’). L’Île de Wight (Vectis) fait face aux côtes des Celtogallates, riverains du delta du Rhin. On voit que l’étendue nord-sud d’Albion (qui a pu être relevée par l’armée romaine) n’est pas absolument imprécise, hormis pour ce qui concerne la Calédonie (l’Écosse). [Jean-Jacques et Pascal Brioist] . Dans la description qu’il fait de l’Asie, il donne à la Ville capitale de la Chine, trois degrés de latitude Australe, et cependant les côtes les plus Méridionales du pays, où cette Ville est située ont 23 degrés de latitude Septentrionale 171 Cette latitude correspond au port de Macao. Perrault a beau jeu de critiquer l’imprécision de la limite extrême orientale de la carte de Ptolémée. Le géographe grec ne sait de la « métropole des Sines » que le fait qu’elle est « à l’est de Cattigara », et qu’on peut s’y rendre de Cattigara par voie de terre. Cattigara (située par Ptolémée à 179° est, 8° sud) se trouve au sud-est du port indien de Zabas, à 10°33’ de différence de latitude. Ptolémée situe la métropole des Sines aux confins du monde habité, pose en principe que le décalage horaire est-ouest du monde habité n’excède pas 12 heures, ce qui lui donne une étendue de 180° d’est en ouest. Voir G. Aujac, Claude Ptolémée, astronome, astrologue, géographe, Paris, éd. du CHTS, 1993. [Jean-Jacques et Pascal Brioist] . Il est impossible de reconnaître quelle est la grande Île qu’il nomme Taprobane, par la position qu’il lui donne dans la mer des Indes 172 La mention de Taprobane est remarquable puisqu’elle concerne une très longue et riche controverse. Dans sa Géographie , datant du second siècle de notre ère, et redécouverte au XIVe siècle, Ptolémée consacre un chapitre à la grande île de l’extrémité de l’Inde, nommée Taprobane. Le nom aurait été donné par un compagnon d’Alexandre, pilote de la flotte grecque. Elle a longtemps été identifiée à Ceylan, puis, à partir de la redécouverte de la Géographie de Ptolémée, la controverse s’amplifia car des voix s’élevèrent soutenant qu’il ne s’agissait pas de Ceylan, mais de Sumatra. Il semble que Ptolémée avait vu juste en désignant Ceylan mais, à partir du XIVe siècle, c’est Sumatra qui devient l’île reconnue comme l’antique Taprobane. Il faut attendre les grands progrès de la cartographie maritime, au début du XVIIe siècle, pour que soient clairement distinguées et situées Ceylan et Sumatra et que s’estompe l’île, désormais presque légendaire, de Taprobane. Voir, sur cette longue polémique, l’article d’Amanda Abeydeera, « Taprobane, Ceylan ou Sumatra ? Une confusion féconde », Archipel, 1994, n°47, pp. 87-124. [VJ] . De son temps et jusqu’à ce dernier siècle, la partie Orientale des Indes était placée plus qu’il ne faut vers l’Orient de 400 lieues et davantage 173 Annotation en cours. , je ne finirais point si je voulais rapporter toutes les erreurs grossières de l’ancienne Géographie : M. de La Hire excellent Géomètre, qui occupe une place si honorable dans l’Académie des Sciences et dans l’Observatoire, reçut ordre il y a huit ou dix ans de déterminer par des observations 83 célestes, la position des Côtes de la France, tant sur l’Océan, que sur la Méditerranée 174 Louis XIV avait confié à La Hire et Picard une « mission pour assembler grâce au contrôle de ses observations astronomiques plusieurs descriptions particulières des côtes […] » (Mémoires de l’Académie royale des sciences, 1729, p. 379). Les nouvelles cartes de France qui en découlent ne sont pas obtenues par davantage de précision, mais par une méthode théorique astronomique nouvelle, grâce à laquelle les longitudes sur Terre sont très exactement connues. D’Alembert l’explique de la sorte : « Le plus grand avantage qu’on retire des observations des éclipses des satellites, c’est la connoissance des longitudes sur Terre. En effet, je suppose que deux observateurs, dont l’un est, par exemple, à Paris, l’autre à Constantinople, observent une éclipse du premier satellite de Jupiter, il est certain que cette éclipse arrivera dans le même moment pour chacun des observateurs ; mais comme ils sont placés sous différents méridiens, ils ne compteront pas la même heure : l’un, par exemple, comptera neuf heures du soir, pendant que l’autre n’en comptera que huit : or de-là on déduit l’éloignement des deux méridiens, & par conséquent la longitude. » D’Alembert, « Satellite », Encyclopédie (1765), p. 685b. [VJ] . Il n’est pas croyable combien il remarqua d’erreurs dans les Cartes qui en avaient été faites jusqu’alors ; c’est ce qu’on peut voir dans la relation qu’il en donna au Public en ce temps-là 175 Le résultat est présenté au roi en 1682. La nouvelle carte est superposée à celle qui servait jusqu’alors de référence, celle de Nicolas Sanson . La différence est considérable et le royaume se trouve amputé de 6 271 lieues carrées. La Hire présente la nouvelle carte à l’Académie royale des sciences en 1684. Il ne s’agit pas de corrections d’erreurs de mesure ou de calcul, mais bien d’une théorie géodésique nouvelle fondée sur des phénomènes astronomiques, ici la régularité des trajectoires des satellites de Jupiter. [VJ] .
Le Président
Encore une fois tout cela n’est dû qu’à la justesse des instruments dont on se sert aujourd’hui.
L’Abbé
Il y entre aussi beaucoup de l’industrie 176 Furetière : « adresse de faire réussir quelque chose, quelque dessein, quelque travail. » [DR] de ceux qui s’en servent, et de plus comme ils sont les Inventeurs de ces instruments, on ne peut pas leur disputer la gloire qui leur en revient.
84 Le Chevalier
Je crois avoir vu ici quelque part dans les jardins un de ces instruments 177 Sans doute s’agit-il ici du niveau topographique à lunette inventé par l’abbé Picard et servant non seulement à mesurer la Terre mais aussi à calculer les bons nivellements de terrain pour faire arriver les eaux à Versailles . Cette lunette de l’abbé Picard fut perfectionnée au fur et à mesure des observations. L’instrument a été grandement utilisé à Versailles et sans doute pouvait-on encore en voir dans les jardins. Il semblerait toutefois que les travaux d’adduction d’eaux soient terminés depuis bien longtemps en 1696-1697. Louvois, comme surintendant des Bâtiments, avait sollicité La Hire afin d’étudier les nivellements pour la dérivation de la rivière d’Eure à partir de 1685, d’après les méthodes de l’abbé Picard mort en 1682. La déclaration de la guerre de la Ligue d’Augsbourg en 1688 ralentit grandement ces grands travaux qui s’arrêtèrent définitivement au début du XVIIIe siècle. Voir Guy Picolet, « L’abbé Picard à Versailles », in B. Saule et C. Arminjon (dir.), Sciences & curiosités à la cour de Versailles, Paris/Versailles, RMN/Château de Versailles, 2010 [catalogue d’exposition], p. 76-78. [MdV] .
L’Abbé
Cela peut être ; mais c’est pour niveler des pentes, autre manière de mesurer la Terre qui ne consiste pas à mesurer les distances, mais seulement à connaître combien un endroit est plus haut ou plus bas qu’un autre ; connaissance dont on a besoin pour dresser des jardins, pour conduire des eaux, pour faire des étangs et mille autres choses qui demandent qu’on sache précisément la disposition du terrain 178 Annotation en cours. . Quand le grand Canal de Versailles fut résolu on donna ordre aux Ouvriers qui travaillaient sur les lieux, Maçons et Fontainiers, de niveler le terrain où on le voulait faire. Ils trouvèrent tous avec leurs niveaux 85 ordinaires, et à l’ancienne mode que le terrain avait dix pieds de pente depuis l'extrémité du petit Parc, où devait commencer le Canal jusqu’à l’endroit où il devait finir. On appela MM. de l’Académie qui ne trouvèrent avec leur niveau que deux pieds de pente où on en avait trouvé dix 179 De par sa position de premier commis des Bâtiments du Roi, Perrault est le proche collaborateur de Colbert, qui en est le surintendant depuis 1664, et il suivit de près les travaux d’adduction d’eau à Versailles. Il signale dans ses Mémoires (Avignon, 1749, Livre IV, p. 165) que cette erreur de mesure est due à Jolly, maître de la pompe du Pont-Neuf et constructeur de la pompe déjà établie pour alimenter l’ étang de Clagny à Versailles. [PB] . Le Canal a été fait sur la foi de ce niveau, et quand l’eau y a été mise, on a vu qu’ils ne s’étaient trompés que d’un pouce, ou d’un pouce et demi sur neuf cent toises et davantage que ce Canal a de longueur : erreur qui ne doit être comptée pour rien, et qui, peut-être, n’a été remarquée que par eux seuls 180 Dans ses Mémoires , Perrault parle de « deux ou trois pouces d’erreur » pour cette distance (op. cit., p. 66), ce qui reste très largement inférieur à l’erreur habituelle de trois ou quatre pouces obtenue avec un niveau ordinaire pour une distance de trente toises seulement (p. 168). [PB] .
Le Chevalier
D’où peut venir la grande inégalité de ces niveaux ?
L’Abbé
Elle vient de plusieurs choses, 86 premièrement, que ce qui est une corde assez grosse dans l’un, n’est qu’un cheveu dans l’autre, que la ligne perpendiculaire qui dans l’un est de la grosseur de la corde, n’est dans l’autre que de la grosseur du cheveu ; que le cheveu est enfermé dans un canal de haut en bas qui empêche que le vent ne le remue comme il fait la corde qui dans l’autre est exposée au vent, ennemi juré des niveaux et des niveleurs 181 Perrault décrit le niveau à lunette de l’Abbé Picard avec le « cheveu de femme » qui sert de fil à plomb enfermé dans un tuyau de tôle muni d’un regard en verre que l’observateur peut voir sans erreur jusqu’à cent ou deux cents toises (Mémoires, op. cit., p. 166-167). [PB] .
Le Chevalier
Si ce cheveu est enfermé dans un canal, comment voit-on ce qu’il marque ?
L’Abbé
Ce canal a une ouverture avec un verre au devant, par laquelle on voit la petite boule suspendue au cheveu : mais ce qui contribue plus que tout à l’exacte précision, c’est qu’il y a une lunette d’approche sur 87 le haut du niveau avec laquelle on voit les objets à une distance de cent et deux cents toises, aussi distinctement, et d’une vue aussi assurée que si l’on n’en était éloigné que de quatre pas, avantage qu'on n’a garde d’avoir dans les niveaux ordinaires, ou dès que les distances sont un peu grandes les objets vacillent tellement à la vue qu’on ne saurait dire précisément, où le niveau donne, et les yeux les plus fermes s’y trompent considérablement 182 Voir note précédente. [PB] . On peut ajouter à cela le pied sur lequel on le pose, lequel se hausse et se baisse selon que le demande l’œil de celui qui nivelle, ou l’inégalité du terrain où l’on s’en sert.
Le Président
J’avoue qu’on excelle aujourd’hui dans la construction de plusieurs instruments de Mathématiques 183 La notion est vaste et en permanente évolution. On a pu dire, chez les anciens, que seuls la règle et le compas étaient de légitimes instruments de mathématiques, en l’occurrence, de géométrie. On y a adjoint divers instruments de constructions de courbes et de figures, dits mécaniques car, pour une raison ou une autre, on pouvait penser qu’ils toléraient une forme d’approximation. Les instruments de mesure, de longueur, d’angle ont enrichi l’ensemble. Dès lors que l’on a adopté des conceptions plus vastes des mathématiques, de nouveaux instruments mathématiques sont nés, les instruments optiques nécessaires à l’astronomie, les lentilles, les lunettes, dans la période récente relativement à notre Parallèle . Les instruments de calculs, anciens comme les bouliers, les abaques etc. et, bien entendu, les premières machines à calculer comme la Pascaline de Pascal, inventée en 1642. L’idée de mathématiques appliquées, conduit, notamment à cette époque, à un accroissement presque illimité de cette notion : tout ce qui permet d’observer avec précision, de mesurer, de peser, de comparer, de cartographier, de rythmer, peut devenir une manière d’instrument mathématique . [VJ] : mais cette louange est bien légère.
88 L’Abbé
Comme toute la justesse des opérations dépend de la justesse de ces instruments, je ne les regarde pas comme chose indifférente aux Mathématiques.
Le Chevalier
À propos d’instruments, trouvez-vous, M. le Président, que la Boussole soit un instrument peu utile pour la navigation ?
Le Président
Comme cette machine admirable nous est venue de la Chine, et qu’il y a peut-être deux ou trois mille ans qu’elle y est en usage, elle appartient aux Anciens plus qu’aux Modernes 184 L’utilisation d’une aiguille aimantée pour le repérage en mer n’apparaît dans quelques traités européens qu’à partir du XIIIe siècle (Voir A. Jal, Archéologie navale, Paris, A. Bertrand, 1840, volume 3). L’argument du Président est une manière autoritaire de couper court à la discussion, car ce qui est en cause n’est pas exactement la connaissance de cette technique, mais son acceptation par les navigateurs européens, et la reconnaissance de son caractère naturel, exempt de prodige, qui est constitutif de la Modernité. [Jean-Jacques et Pascal Brioist] .
L’Abbé
Supposé que la chose fût comme vous le dites, cela ne ferait aucun honneur aux Anciens, dont 89 il s’agit entre nous, lesquels ne sont précisément que les Grecs et les Romains, comme nous en sommes déjà convenus ; mais il n’est point vrai que l’invention de la Boussolenous soit venue de la Chine.
Le Président
C’est pourtant l’opinion commune de tous les Savants.
L’Abbé
Il est vrai que William Gilbert [ b ] 185 Annotation en cours. a écrit qu’en l’année 1260 un Vénitien nommé Paul apprit dans la Chine le secret de la Boussole, et qu’en l’année 1300 un nommé Jean de Goye natif de Melphes enseigna ce secret à ceux de sa ville 186 Paul le Vénitien, plus connu par la postérité sous le nom de Marco Polo (1254-1324), rentre dans sa patrie en 1295 après un périple de vingt-quatre ans en Asie et en Chine au service de l’empereur Kubilaï Khan. Natif de Positano, près d’Amalfi, Flavio Gioia – dit Flavio de Melphe mais aussi Jean Gioia, Goya ou de Goye – aurait inventé la boussole en 1302. L’usage de l’instrument est pourtant attesté en Europe depuis la fin du XIIe siècle, mais l’existence de l’inventeur présumé ne l’est pas : son nom serait le fruit d’une mauvaise lecture d’un texte latin ambigu et de déformations successives jusqu’au De Re Nautica de Gregorio Giraldi (1540). Voir Le Moyen Âge sur le bout du nez : lunettes, boutons et autres inventions médiévales, Paris, les Belles lettres, 2011. [PB] ; mais il est vrai aussi que Guiot de Provins, qui vivait en l’année 1180 fait mention de la Boussole dans ses Poésies rapportées par Fauchet au second 90 Livre des Poètes Français 187 Il s’agit du Recueil de l’origine de la langue et poésie françoise, ryme et romans, plus les noms et sommaire des œuvres de CXXVII poètes françois, vivans avant l’an M.CCC, publié par Claude Fauchet à Paris, chez M. Patisson, en 1581. Guiot est abordé à partir de la page 88 . [DR] , voici comment il en parle.
Icelle étoille ne se müet,
Un art font qui mentir ne püet
Par vertu de la Marinette,
Une pierre laide et noirette,
Où li fer volontiers se joint
188
Voir note précédente. Le poème est cité p. 91 du recueil . [DR] Ces vers de la
Bible Guyot
sont repris par le Père Georges Fournier dans son
Hydrographie
, (Paris, Michel Soly, 1643, Livre XI, p. 525), rééditée en 1667 et 1679, et plus longuement, avec la variante marinière / brunière par Etienne Pasquier dans
Les recherches de la France
(Paris, 1621, livre IV, p. 405). [PB]
.
Il paraît par là que le secret de la Boussole était connu en France, quatre-vingts ans avant que Paul le Vénitien l’ait été prendre dans la Chine et six-vingt 189 Adjectif numéral cardinal archaïsant : 120. [DR] ans avant que ceux de Melphes s’en servissent ; mais cela ne fait rien au fond de notre affaire et montre seulement que rien ne plaît tant à une certaine espèce de Savants que d’ôter à leur patrie ou à leur siècle la gloire de toutes les inventions, pour la donner ou aux Étrangers, ou aux Anciens, et se faire par là un plus grand mérite de la connaissance qu’ils en ont 190 La remarque n’est pas fondée ici car, si Guyot atteste l’usage de la boussole – comme Alexander Neckam (1157-1217) avant lui dans son De nominibus ustensilium puis, surtout, son De naturis rerum – il n’en attribue pas l’invention à un Français. Voir la mise au point de Robert Halleux, « Les noms latins de la pierre d’aimant et les premières mentions de la boussole en Occident », Comptes rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 156 année, N. 3, 2012, p. 1263-1270. [PB] .
91 Le Chevalier
Quel changement ce secret admirable n’a-t-il point apporté dans toute la Navigation. Avant qu’il fût trouvé, dès que le Ciel était couvert, on était dans la crainte continuelle de donner dans un écueil, ou de prendre une route contraire à celle qu’on voulait faire.
L’Abbé
Il ne faut pas s’étonner si les Anciens n’ont osé entreprendre les voyages de long cours, qui nous ont fait découvrir dix fois plus de terres que l’on n’en connaissait de leur temps. Au lieu qu’ils tremblaient toujours et avec raison sans savoir où ils allaient quoique éclairés de tous les Astres de la Nuit, aujourd’hui un Pilote va surgir à trois mille lieues loin du lieu d’où il est parti, dans le port qu’il s’est proposé sans s’écar92 ter de sa route qu’autant qu’il le faut pour éviter les terres et les écueils qu’il sait être sur son passage ; mais comme la Boussole n’était pas tout à fait sûre dans les commencements à cause de la variation de l’aimant qu’on ne connaissait pas encore, on s’est merveilleusement perfectionné avec le temps dans l’art de s’en servir, par la connaissance exacte de ses variations qu’on s’est acquise avec le temps 191 Plus exacte que le De magnete, magneticisque corporibus et de magno magnete tellure de William Gilbert (1600), la Mécométrie de l’eymant, c’est à dire la manière de mesurer les longitudes par le moyen de l’eymant de Guillaume de Nautonier, sieur de Castelfranc (1603), est plus directement conçue à l’usage des navigateurs. À la fin de son ouvrage théorique érudit, l’auteur fournit près de 200 folios de tables de la déclinaison magnétique (l’angle entre le pôle nord géographique et le nord magnétique) en fonction de la longitude et de la latitude dans les deux hémisphères. Voir Mioara Mandea et Pierre-Noël Mayaud, « Guillaume Le Nautonier, un précurseur dans l’histoire du géomagnétisme », Revue d’histoire des sciences, n° 57-1, 2004, p. 161-173. [PB] .
Le Chevalier
Si l’on voulait nombrer tous les avantages qu’on a reçus de la Boussole, on ne finirait jamais, on lui doit la découverte d’une infinité de nouvelles terres, et par là des millions de richesses et de commodités pour la vie, l’or, l’argent, les pierres précieuses, les belles soies, les porcelaines 192 Soies et porcelaines viennent pour la plupart de Chine. En 1719, l’abbé Dubos écrira même dans ses Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture que « L’Europe n’est que trop remplie aujourd’hui d’Etoffes, de Porcelaines & des autres curiosités de la Chine & de l’Asie Orientale. » (tome II, p. 150 ). [PD] , toutes sortes d’épiceries 193 Furetière : « toutes sortes de drogues dont trafique un épicier, et surtout de celles du Levant. Les Hollandais se sont enrichis au trafic des épiceries. » ; Dictionnaire de l’Académie (1694) : « Nom collectif qui comprend non seulement toutes sortes d’épices, comme la cannelle, la muscade, le poivre, mais encore le sucre, le miel et toutes les drogues médicinales qui viennent des Indes. » [DR] , et ce qui est encore plus considérable, des 93 remèdes admirables pour la santé, et entre autres le Quinquina 194 C’est de l’écorce de quinquina que les jésuites tirèrent une substance médicinale riche en quinine, autrement nommée « poudre des jésuites ». En 1649, elle guérit Louis XIV d’une fièvre persistante. En 1682, La Fontaine publie son célèbre Poème du quinquina à la gloire de cette médecine . [BR] , et l’Ipécacuanha 195 La racine d’Ipécacuanha (aujourd’hui appelé sirop d’ipecac) est une racine américaine rapportée par un médecin hollandais Wilhelm Piso (Guillaume Pison) du Brésil en 1641 et proposée sous forme de poudre. Elle fut d’abord utilisée comme antidysentérique, mais elle possède aussi des propriétés émétiques, diaphorétiques (c’est-à-dire causant de la perspiration), expectorantes en produisant de la salivation. En 1648, W. Piso rédige avec Georg Markgraf une Historia naturalis Brasilae , où il décrit les vertus thérapeutiques. La racine est introduite à Paris en 1672 ; Jean-Adrien Helvétius l’utilise pour guérir le Dauphin, fils de Louis XIV d’une dysenterie. Lors de son passage à Paris en 1672, Leibniz découvre cette racine et s’intéresse particulièrement à ce nouveau remède dont il essaie de comprendre les usages indigènes. Il fait un exposé exhaustif de ses vertus médicinales et réfléchit aux savoirs indigènes dans un traité De novo antidysenterico americano, De Ipecacuanha à l’Académie impériale Léopoldine en 1695-96. [SC] , deux spécifiques 196 Les spécifiques s’opposent aux traitements généraux ou universels, comme la saignée par exemple. En effet, la médecine de Galien défend une conception holistique, qui vise à rétablir un état général du patient. À la fin du dix-septième siècle, se développe l’usage de remèdes appropriés pour un usage propre. Il y a deux catégories de remèdes spécifiques : la première relative à certaines maladies, la seconde relative à des organes (par exemple, la digitale agit spécialement sur le cœur, la belladone sur la pupille). Le quinquina, l’ipécacuanha, le mercure, le fer, l’iode étaient considérés comme des traitements spécifiques, mais étaient aussi très largement prescrits. Le quinquina traite plus particulièrement les fièvres intermittentes, souvent d’origine palustre. Avant d’être appelé quinquina, les Jésuites qui découvrent cette écorce et la rapportent en Europe la nomment arbol de calenturas, l’arbre des fièvres. Le remède mit cependant un certain temps à s’imposer. Robert Talbor (1642-1681) l’utilisa pour guérir le roi Charles II d’Angleterre, puis Louis XIV en proposant une posologie adaptée. Dans son Cours de Chymie (1675), Nicolas Lémery essaie d’expliquer le mode opératoire. Dans son Traité des maladies les plus fréquences et des remèdes spécifiques pour les guérir (Paris, 1703), Jean-Adrien Helvétius souligne l’usage spécifique de l’ipécacuanha pour la dysenterie, qui affectait particulièrement les armées. S’il reconnaît à Piso la découverte de la substance, il estime avoir montré qu’elle traite précisément les maux de ventre et peut servir de vomitif et avoir découvert la juste posologie. À la demande du roi et en échange d’une gratification de mille louis d’or, il rend cette posologie publique. [SC] qui guérissent à coup sûr les deux plus fréquentes maladies où nous soyons sujets, la Fièvre 197 Annotation en cours. , et la Dysenterie 198 Annotation en cours. .
Le Président
L’or des Indes, et les porcelaines de la Chine ne nous ont pas rendus plus heureux que nous l’étions, nos Pères trouvaient leurs ragoûts faits avec du thym, du romarin, et de la sauge, aussi bons que nous trouvons les nôtres avec du poivre, du clou de girofle, et du gingembre. Ils avaient des drogues qui purgeaient comme la Casse 199 La casse et le sené font partie des remèdes déjà bien connus, transmis à travers la médecine arabe. À ce titre, ils s’opposent aux nouveaux remèdes importés d’Amérique. La casse est le fruit du canéficier ; sa pulpe présente des vertus laxatives et purgatives. Cet arbre était cultivé en Asie du Sud aussi pour les propriétés du bois. Il était déjà présent dans la médecine arabe et est introduit en Europe. Molière le mentionne dans Le Malade imaginaire (Acte III, sc. 1) : « Hé bien ! mon frère, qu’en dites-vous ? Cela ne vaut-il pas bien une prise de casse ? » On l’appelle aussi le faux Sené. J.A. Helvétius donne une recette de remède purgatif : « Prenez de feuilles de sené mondé, deux gros ; de sel végétal, de sel polychreste, ou de tartre double, un gros et demi ; faites les infuser pendant la nuit sur les cendres chaudes, dans huit onces de tisane, faite avec les racines de polypode, de fraizier et de chiendent. Le lendemain vous y ajouterez une once de casse de Levant, récemment mondée, et une once et demie de manne grasse… » Traité des maladies les plus fréquences et des remèdes spécifiques pour les guérir (Paris, Le Mercier, 1739, p. 230). [SC] , et le Séné 200 Le sené est une espèce de Casse (Cassia Senna), originaire d’Asie et d’Afrique subsaharienne, présent dans la pharmacologie arabe et introduit en Europe. C’est aussi un purgatif ; Helvétius le recommande pour dégager le ventre des patients fragiles. [SC] , et à l’égard de vos deux spécifiques 201 Annotation en cours. , quand ils ne sont pas bien maniés, ils font souvent moins de bien que de mal : d’ailleurs on a trouvé que l’écorce d’Aulne 202 Le président conteste la notion de remède spécifique et semble défendre une conception holiste du traitement. Comme l’arbre du quinquina, l’aulne est un arbre qui croît dans les zones lacustres. Son écorce ressemble à celle du Quinquina, mais est plus blanchâtre à l’extérieur et d’un rouge plus clair à l’intérieur. Nicolas Lémery note qu’on associe souvent les deux dans la préparation des remèdes, mais le principe actif essentiel reste le quinquina. N. Lémery, Cours de Chimie, Seconde partie, ch. 6. Du quinquina. [SC] a la même vertu que le Quinquina 203 La vertu du quinquina consiste à traiter les fièvres, notamment intermittentes, liées souvent à la malaria. [SC] quand elle 94 est préparée de même, et je ne doute point qu’on ne trouvât ici une drogue aussi bonne pour la Dysenterie que l’Ipécacuanha 204 Dans la dysenterie, le traitement holiste habituel était la saignée, les lavements. On employait aussi les narcotiques, les astringents et les purgatifs, parfois des diurétiques à base de sel de tartre. L’ipécacuanha était associé avec de la teinture de corail pour favoriser le repos. [SC] , si les Médecins se donnaient la peine de chercher des remèdes avec autant de soin qu’ils le devraient.
Le Chevalier
Il faut avoir bien envie de déprimer les avantages du siècle où nous sommes pour avancer tout ce que vous dites : mais ce n’est que pour entretenir la dispute que vous parlez de la sorte, et vous n’êtes pas moins convaincu que nous des biens que nous devons à la Navigation des Modernes.
L’Abbé
Si nous voulons examiner la construction de nos Vaisseaux, et de nos Galères, nous la trouverons bien plus solide, et bien 95 mieux entendue qu’elle ne l’a été dans tous les siècles précédents. Une vingtaine de nos Canons aurait enfoncé ou coulé à fond une bonne partie des plus grands Vaisseaux des Grecs et des Romains, de quelle plus grande force ne doivent pas être ceux d’aujourd'hui qui sont chargés de cent et de six-vingts 205 Adjectif numéral cardinal archaïsant : 120. [DR] pièces de canon 206 De plus en plus grands, les vaisseaux de ligne et même les frégates de la Marine de Louis XIV ont une puissance de feu croissante, toujours supérieure à la vingtaine de canons évoquée. Les plus puissants vaisseaux de haut-bord à trois ponts portent alors jusqu’à 96 et 110 canons de 36 (tirant des boulets de 36 livres). Les vaisseaux de 120 canons n’apparurent qu’un siècle plus tard. Voir Jean Boudriot, « Typologie des navires de guerre, 1650-1850 », Deux siècles de constructions et chantiers navals (milieu XVIIe-milieu XIXe siècle), sous la direction de Christiane Villain-Gandossi, Paris, Éditions du CTHS, 2002 (124e congrès des sociétés historiques et scientifiques, Nantes, 1999). [PB] , et qui sont construits pour résister aux tempêtes de l’Océan, au lieu que les Vaisseaux des Anciens n’avaient à résister qu’aux orages de la Méditerranée ? Je crois vous avoir dit que M. Meibom très savant homme, après avoir fort étudié la forme, et la construction des Trirèmes des Anciens, et croyant qu’on perdait beaucoup à ne pas les remettre sur pied 207 Marcus Meibomius, Liber de fabrica triremium (Amsterdam, Cunradus, 1671). [PB] …
Le Président
Vous nous avez dit qu’il en fut désabusé par MM. de l’Académie 96 Royale des Sciences , qui le firent demeurer d’accord que nos Galères d’aujourd’hui valaient mieux que les Trirèmes des Anciens, parce qu’une seule grande rame placée comme elle est présentement fait plus d’effet que cinq et six rames posées l’une au-dessus de l’autre ainsi qu’elles l’étaient autrefois 208 Annotation en cours. ; mais M. Meibom tout savant qu’il était, pouvait s’être laissé tromper, faute d’en savoir assez sur cette matière.
L’Abbé
M. Meibom avait étudié la matière à fond, et on le peut voir par l’excellent Livre qu’il en a fait, orné et éclairci par des estampes, où on voit toutes choses admirablement bien développées 209 Marcus Meibomius, Liber de fabrica triremium (Amsterdam, Cunradus, 1671). [PB] ; d’ailleurs il avait affaire à des gens qui bien loin de le vouloir tromper, eussent été aussi aises que lui de faire revivre une invention qui eût contribué à la gloire du Roi, 97 et au bien de l’État 210 Louis XIV décide en 1665 la restauration d’une flotte de galères et la construction de l’arsenal des galères à Marseille, de 1665 à 1690, qui sont alors 40 outre 15 dans l’Atlantique. André Zysberg, Marseille au temps du Roi-Soleil, la ville, les galères, l’arsenal, Marseille, éditions Jeanne Laffitte, 2007. [PB] . Ainsi je suis persuadé qu’il n’y a point à revenir sur cet article, et qu’enfin notre manière de naviguer l’emporte en toutes choses sur celle des Anciens.
Le Chevalier
Je crois qu’on peut dire présentement, qu’il ne manque plus pour la perfection de l’Art de naviguer que le secret des longitudes 211 La mesure de la latitude en mer était possible et connue depuis l’Antiquité. Les méthodes ne sont pas tout-à-fait simples, mais elles étaient maîtrisées par les marins à l’époque du Parallèle. Pour ce qui concerne le calcul de la longitude, nous savons (voir ci-dessus) qu’une méthode astronomique excellente était au point depuis l’exploitation des trajectoires des satellites de Jupiter. En un sens, ce n’est donc plus un secret. Cependant, la méthode astronomique en question est impraticable sur mer. Les mouvements du pont des navires empêchent le relevé des visées. [VJ] Le secret des longitudes (qu’on mit près de quatre siècles à percer) possède une importance géostratégique dans la lutte pour la maîtrise des mers : plusieurs États européens (en particulier la France et l’Angleterre) avaient lancé un prix pour récompenser le premier qui découvrirait un moyen de déterminer la longitude d’un vaisseau sur la mer. Une méthode fiable ne sera trouvée qu’au XVIIIe siècle. Le français Jean-Baptiste Morin fit fausse route avec sa méthode astronomique – dans son traité Longitudinum terrestrium et caelestium nova et hactenus optata scientia, Jean Libert, Paris, 1634, il fondait son hypothèse sur le calcul de la position relative de la Lune par rapport aux étoiles –, et c’est l’horloger anglais John Harrison qui, avec le chronomètre de marine, inventa l’instrument idoine pour mesurer efficacement la distance d’un vaisseau à un méridien donné, c’est-à-dire la longitude (on situe généralement l’invention en 1773, mais H1, le prototype du chronomètre, date de 1736). Cette avancée capitale permit à l’Empire britannique d’assurer sa domination sur toutes les mers. Voir Dava Sobel, Longitude : The True Story of a Lone Genius Who Solved the Greatest Scientific Problem of His Time, New York, Penguin, 1995. Voir aussi l’exposition de la BNF « L’Âge d’or des cartes marines », onglet « ». [BR] .
L’Abbé
Vous pouvez ajouter que nous le possédons en quelque sorte, puisqu’il ne reste plus qu’à trouver les moyens d’empêcher que les grandes tempêtes ne détraquent le mouvement des pendules 212 Il s’agit, comme sur terre, de connaître l’heure qu’il est en un lieu de référence donné (méridien de Paris par exemple) lorsqu’il est, disons midi, pour l’observateur. Il faut un garde-temps (ou horloge) fiable à bord du navire. Tel est le problème. Comme le dit l’Abbé, les pendules embarquées se dérèglent fréquemment, voire systématiquement. [VJ] .
Le Chevalier
Il est vrai que si le pendule pouvait n’être point troublé dans son mouvement, on verrait aussi juste combien on avance vers le Levant, ou le Couchant, par la 98 différence de ce qu’il marquerait, d’avec ce que marquerait le cours du Soleil, ou celui des Étoiles qu’on voit juste combien on avance vers le Nord, ou vers le Sud par l’élévation du Pôle 213 Le Chevalier rappelle ici comme la mesure de la latitude est plus aisée. [VJ] .
L’Abbé
Il n'a pas tenu à M. Colbert, qu'on n’ait trouvé les moyens de conserver au pendule la justesse de son mouvement ; car il n'a épargné aucune dépense à faire faire toutes les machines qu’on lui a proposées pour en venir à bout, il n’y a point d’expérience que l’on n’ait faite, point de manière de genou et d’autre suspension que l’on n’ait essayée 214 L’analogie est ici entre l’articulation complexe du genou et les pendules à plusieurs articulations ou directions de battement que les mécaniciens essayaient de mettre au point. Rappelons que l’invention de l’horloge à pendule était récente et qu’elle avait apporté une grande précision à ces instruments. [VJ] , il est toujours venu des coups de vent si subits et si contraires les uns aux autres, dans le même moment, qu’il n’y a rien qu’ils n’aient déconcerté, or pour peu que le pendule s’arrête, ou se dévoie, on ne doit plus y ajouter aucune foi 215 Les modèles mis au point par Christiaan Huygens ne peuvent être adaptés aux secousses et vibrations décidément trop irrégulières des vaisseaux par gros temps. [VJ] .
99 Le Président
Est-il bien vrai que le pendule est entièrement de l’invention de M. Huygens ?
L’Abbé
Si par le mot de Pendule vous entendez parler de l’horloge qu’on appelle ainsi, M. Huygens en est le seul et unique Inventeur, c’est-à-dire, qu’il est le premier qui s’est avisé de mettre aux Horloges, et aux Montres cette verge mobile, qui tient la place du Balancier 216 On peut concevoir un pendule indépendamment d’une horloge. Celle-ci peut être mue par un autre mouvement régulier, comme le balancier ou foliot. Dès lors que le pendule est installé au cœur du dispositif de mesure du temps, l’horloge qu’il anime prend son nom et on parle d’une pendule pour une horloge à pendule . [VJ] ; mais si par Pendule, vous entendez parler seulement de cette verge, et de l’observation qu’on a faite que ses vibrations ou mouvements sont toujours égaux entre eux, soit qu’elle fasse beaucoup de chemin, soit qu’elle en fasse peu, plusieurs estiment que cette découverte est due à Galilée 217 Une horloge doit exploiter un phénomène isochrone, qui se répète en un même intervalle de temps. Galilée a, en effet, pensé qu’un pendule de longueur fixée, avait des battements (des balancements) de même durée, quelle que soit leur amplitude. Les mesures qu’il fit et leur degré de précision confortèrent son jugement. [VJ] , ils ajoutent que ce fut dans une Église, qu’il en fit la remarque sur la 100 corde d’une lampe suspendue qu’on avait mise en mouvement 218 Cette distinction lexicale rejoint la position de Furetière entre « pendule » substantif masculin (« Poids attaché à une corde ou à une verge de fer, lequel étant agité une fois fait plusieurs vibrations jusqu’à ce qu’il se soit remis en repos. ») et « pendule » substantif féminin (« Sorte d’Horloge d’invention moderne qu’on fait avec un pendule qui en rend le mouvement égal : on a cru le rendre encore plus exact par le moyen d’une ligne cycloïde, qu’on dit être inventée par Mr. Huygens, qui a fait un Traité De Horologia Oscillatorie , imprimé à Paris en 1673. » En dépit de cette précision, et témoignant d’une certaine instabilité lexicale, Perrault emploie systématiquement le terme au féminin dans l’ensemble du texte avec une exception peu cohérente signalée par l’ errata et qui semblerait faire prévaloir un usage du terme au masculin. Par souci de cohérence, nous avons appliqué ce choix de l’errata à l’ensemble des occurrences du terme. [DR] . Il lui sembla que les allées et venues de cette lampe étaient aussi distantes l’une de l’autre sur leur déclin qu’elles l’avaient été dans leur commencement, il en fit l’observation chez lui, et trouva qu’il ne s'était point trompé : mais supposé que cela soit, on n’en est pas moins obligé à M. Huygens de nous avoir donné le pendule, et surtout de l’avoir mis en l’état de perfection où il est aujourd’hui par le moyen des Cycloïdes qu’il y a ajoutées 219 Avant d’être une petite pièce d’horlogerie, la cycloïde est la courbe reine des Mathématiques du XVIIe siècle. On la connaît aussi sous le nom de Roue d’Aristote, ou trochoïde ou encore Roulette (chez Pascal). Fixons notre attention sur un clou planté sur la circonférence d’une roue, là où elle touche le sol. Que cette roue se mette à rouler (à tourner) sans glisser et que notre attention se fixe sur le trajet du clou qui avance en même temps qu’il tourne. Il décrira un certain trajet qui est une cycloïde. Les géomètres vont découvrir une collection de propriétés admirables de cette courbe, tout au long du siècle. Celle qui est ici en jeu est l’isochronie. Christiaan Huygens, le premier, a donné une démonstration mathématique de cette propriété : imaginons une courbe concave dont le point le plus bas soit A, imaginons encore une bille qui roulerait sans glisser le long de cette courbe, à partir d’un point M situé plus haut, sur la courbe et seulement mue par son poids ; arrivée en A, emportée par son élan, elle remonterait sur l’autre versant de ladite courbe. Alors, si cette courbe est un arc de cycloïde, et seulement à cette condition, le temps de descente de la bille est indépendant de son point de départ. Que M soit choisi plus ou moins haut, la descente de la bille durera exactement le même laps de temps. [VJ] .
Le Chevalier
Je ne connais point ces Cycloïdes.
L’Abbé
Ce sont deux espèces de demi-cercles, mis vers la racine du petit ruban qui soutient le pendule, et contre lesquels il tou101 che à chacune de ses vibrations, qui ne sont point d’elles-mêmes si égales que les grandes ne soient un peu plus lentes que les petites ; or ces demi-cercles sont courbés de telle sorte, que le ruban du pendule qui frappe contre, se raccourcit par ce moyen de ce qu’il faut, pour leur rendre la vitesse que leur ôte la trop grande étendue de leur mouvement 220 Que viennent faire les « joues » en question ? L’Abbé a raison : si l’on fixe au sommet du pendule une lamelle convexe de forme cycloïdale, elle modifie la rectitude du fil du pendule (qui ne doit pas être rigide) au cours de son balancement ; ainsi contraint, le pendule ne parcourt pas exactement un demi-cercle (ce qui serait le cas en l’absence de la joue), mais un arc de cycloïde ! Ceci est une autre admirable propriété de cette courbe. Voici pourquoi, en théorie, l’horloge à pendule cycloïdal est d’une exactitude parfaite. Quelle que soit l’amplitude de son battement, la durée de celui-ci est immuable. [VJ] . Rien n’est plus ingénieux que cette invention de rendre un mouvement plus vite, ou plus lent selon qu’il en est besoin, ni de plus difficile à trouver que la ligne courbe de ces Cycloïdes. Il est à remarquer qu’elles font le principal mérite du Pendule, puisque c’est d’elles que lui vient cette justesse qui l’a fait admirer.
Le Chevalier
On dit qu’il y a à l’Observatoire des pendules qui sont d’une justesse inconcevable 221 Perrault ne manque pas de rendre hommage aux institutions de l’Académie : ici l’Observatoire. Les mesures chronométriques de l’abbé Picard, poursuivies par Huyghens, étaient à ce point précises que Newton, dans ses Principia Mathematica (1687), s’en sert pour éprouver son hypothèse gravimétrique sur l’aplatissement du globe terrestre. Voir Brioist et al. France-Angleterre – Sciences et Société, chap Astronomie (éd. Atlande, 2020). [Jean-Jacques et Pascal Brioist] .
L’Abbé
Cela est vrai, et par leur moyen 102 quand vous regardez par une lunette qui est braquée tout auprès, on vous dit à quelle seconde vous verrez passer au bout de cette lunette, une telle ou une telle étoile, et vous ne manquez point de la voir paraître dans le moment qu'on a marqué 222 L’horloge astronomique de l’Observatoire de Paris, grâce à laquelle O. Roemer fit d’ailleurs la première mesure de la vitesse de la lumière, est l’ œuvre de Huygens. Elle améliorait les pendules simples utilisés avant lui, en intégrant un pendule massif (une boule suspendue à un balancier) offrant une moindre prise à l’air, et donc moins amorti que le pendule simple des horloges ordinaires. L’Académie des sciences de Paris et la Royal Society de Londres rivalisaient depuis leur création pour la constitution d’un étalon de temps acceptable (c’est-à-dire dérivant d’au plus une seconde par 24h ; voir J. Blamont, « La mesure du temps et de l’espace au XVIIe siècle », Dix-septième siècle, vol. 213, n°4, 2001, p. 579-611). D’échanges de vue réciproques dans les années 1660, la concurrence entre les savants et leurs artisans des deux côtés de la Manche s’était envenimée. Huygens avait essayé, sans le publier, le régulateur à ancre inventé par l’Anglais Hooke, et la médisance de Hooke à l’encontre de Huygens lui coûta sans doute son privilège d’invention (Brioist 2020, op. cit., p. 159-160). [Jean-Jacques et Pascal Brioist] .
Le Chevalier
On disait autrefois en se moquant qu’on avait une Montre qui réglait le Soleil
223
L’origine de ce proverbe « Le Soleil est réglé sur ta montre ! » reste obscure, mais faisait sans doute référence au
Livre de Josué
. On y trouve une allusion dans le recueil de fables d’Armand Callaud (1862) :
Un horloger se vantait d'ordinaire,
De régler le soleil (c'est un terme adopté
Devenu même assez vulgaire)...
Un décret de Richelieu de 1641 faisait obligation aux préposés des horloges publiques de régler l’heure sur la marche du Soleil (N. Cugnet, Les cadrans solaires : une histoire du temps, Cahiers Clairaut, n°164, hiver 2018). Concrètement, cela imposait une intervention manuelle plusieurs fois par jour sur l’horloge, sauf à disposer d’un mécanisme ad hoc pour compenser la dérive entre le battement régulier d’un pendule et la position du Soleil à Paris. Cette exigence légale était sans doute inspirée par une demande des religieux du royaume, ardents défenseurs de l’heure donnée par leurs cadrans solaires respectifs. Le discours de Perrault oppose subtilement la tradition médiévale, monastique, à la pensée mécaniste en pleine ascension. [Jean-Jacques et Pascal Brioist]
, on le peut dire aujourd’hui sans se moquer ; car cela est vrai, et on a même fait des tables pour corriger par le pendule, les erreurs du Soleil pendant tout le cours de l’année
224
Cette remarque au ton badin n’a rien d’anodin : il s’agit bien d’un changement de paradigme, puisque par l’analyse mécanique des battements du pendule oscillant, le savant propose désormais aux horlogers des tables de correction de l’heure officielle (l’heure solaire) ! Sous Louis XV, la corporation des horlogers de Paris n’hésitera plus à proclamer sur ses instruments
Solis mendaces arguit horas
. [Jean-Jacques et Pascal Brioist]
. Ce que je ne puis encore trop admirer, c’est le secret qu’on a trouvé de faire répéter l’heure à la pendule quand on veut. Ne voudriez-vous point après cela, Monsieur le Président, lui préférer les Clepsydres
225
C’est-à-dire, quitte à s’en tenir à un instrument de chronométrage traditionnel (connu des Anciens), préférer la clepsydre au cadran solaire, désormais défait par les Modernes. Les clepsydres mesuraient l’écoulement du temps par le temps de vidange d’une ampoule remplie d’eau. Pendant plus de mille ans, ces instruments reposaient sur la répétabilité approximative de leurs indications, sans que la loi de vidange d’un réservoir soit déterminée par une loi quantitative. C’est précisément l’un des grands axes de recherche que Descartes a assigné à ses contemporains au Discours 1er de sa
Dioptrique
(1638), avec l’image d’« une cuve au temps de vendange. » le jeune Huygens puis Torricelli avaient inauguré les premières recherches théoriques sur la question en 1643-1644 : cf. M. Blay, La naissance de la mécanique analytique, chap. III-2, Les premiers essais en hydrodynamique, PUF (1992). Les clepsydres étaient imprécises par suite de l’évaporation et de la dépendance du temps d’écoulement avec la température ambiante. [Jean-Jacques et Pascal Brioist]
des Anciens ?
103 Le Président
Non assurément, et je consens que vous n’en fassiez pas plus de cas que de ces petites horloges de sable que nous avons, puisque le sable fait le même effet dans les unes que l’eau faisait dans les autres 226 Les sabliers sont demeurés en usage dans la « Royale » jusqu’à Surcouf. Malgré leur insuffisance pour mesurer la longitude, ils s’intégraient en effet à une procédure éprouvée pour mesurer la vitesse d’un navire : celle du loch. La faveur des sabliers, réputés plus précis que les horloges à foliot, transparaît dans l’ Hydrographie (1643) du Père Fournier (1595-1652) : il critique les horloges à roues qui s’altèrent dans les grands voyages, et leur préfère encore les « poudriers faits de sable d’argent ou d’étain de glace calcinée, qui résiste mieux que le sable de mer ou la poudre de coque d'œufs » (cité par F. Marguet, Histoire générale de la navigation du XVe au XXe siècle, Sté d’Éditions géographiques, maritimes et coloniales, Paris, 1931. [Jean-Jacques et Pascal Brioist] .
Le Chevalier
Ajoutez s’il vous plaît que nos horloges à sable sont plus justes, et plus commodes, puisqu’elles ont chassé les Clepsydres toutes vénérables qu’elles étaient par leur antiquité.
L’Abbé
Avez-vous ouï parler d’une horloge de nouvelle invention où une seule aiguille marque en même temps sur deux cadrans qui l’environnent les heures ordinaires, et les heures inégales 227 Voir plus haut : les horloges des observatoires comportent à la fin du XVIIe siècle deux cadrans à aiguille, l’un marquant l’heure au soleil, l’autre le « temps vrai » (c’est-à-dire fondé sur l’isochronisme des battements d’un pendule). Dom Jacques Alexandre (1653-1734) avait soumis en 1698 à l'Académie des Sciences un projet d’horloge consistant essentiellement en une roue faisant un tour en un an, munie d'une came de forme elliptique, et qui devait régulièrement allonger ou raccourcir le pendule, afin de faire correspondre la marche de l’horloge au temps vrai (mécanique). [Jean-Jacques et Pascal Brioist] ?
104 Le Président
Qu’appelez-vous heures inégales ?
L’Abbé
J’appelle heures inégales, les douze heures du jour artificiel, que l’on compte depuis le lever du Soleil, jusqu’à son coucher, et les douze heures de la nuit que l’on compte depuis le coucher du Soleil jusqu’à son lever. Comme les jours vont toujours en croissant ou en diminuant, les heures qui les composent croissent ou diminuent aussi toujours à proportion 228 Selon une définition qui remontait à l’Antiquité, l’heure solaire était définie par la division en 12 intervalles égaux du temps s’écoulant entre le lever et le coucher du Soleil. La définition de l’heure au soleil dépend donc à la fois de la période de l’année et du lieu : le cadran solaire, comme l’astrolabe, sont gradués pour un lieu déterminé. [Jean-Jacques et Pascal Brioist] .
Le Président
J’entends bien, mais comment se peut-il faire que la même aiguille qui marque les heures égales dont nous nous servonsmarque en même temps les heures inégales, qui sont tantôt petites, et tantôt grandes selon la différence des saisons ?
105 L’Abbé
C’est en quoi consiste la beauté de l’invention.
Le Chevalier
Je ne suis pas moins étonné que M. le Président ; car j’ai ouï dire à bien des Savants que depuis qu’il y a au monde des Horloges à mouvement, on a tâché d’en venir là, et qu’on n’a pu y arriver.
L’Abbé
Cependant vous trouverez que ce secret n’est presque rien, dès qu'on vous l’aura dit.
Le Chevalier
Il n’en est que plus beau ; car c’est signe qu’il est très naturel et très simple.
L’Abbé
Ce qui a empêché jusqu'ici de 106 le trouver, c’est que ceux qui s’y sont appliqués, ont cherché de faire en sorte que l’Aiguille augmentât ou diminuât de vitesse chaque jour pour se rendre plus tôt, ou plus tard, sur les heures qu’elle avait à marquer, selon que les jours étaient ou plus longs ou plus courts 229 Suivant une tournure d’esprit commune, les horlogers étaient obnubilés par l’idée de mouvement des aiguilles, et cherchaient à le composer pour résoudre deux problèmes d’un coup ; mais la régularité du temps solaire aurait dû leur inspirer de doter plus simplement le cadran d’un mécanisme propre, sans compliquer le mécanisme des aiguilles ! [Jean-Jacques et Pascal Brioist] . Pour en venir là, il fallait donner chaque jour un nouveau mouvement à l’aiguille ; les roues excentriques 230 Le mouvement composé résultant du roulement sans glissement d’un disque contre un autre, fixe, est l’un des grands sujets d’étude des géomètres du XVIIe siècle. La « roulante » tourne, mais autour du centre d’un cercle qui lui est extérieur : elle est donc « excentrique. » L’idée de mouvement excentrique remonte au principe des épicycles de Ptolémée, pour expliquer le mouvement apparent des planètes et de leurs lunes respectives. L’étude géométrique des courbes décrites par un cercle roulant sans glisser à l’extérieur (épicycloïdes) ou à l’intérieur d’un cercle (hypocycloïdes) de plus grand diamètre, occupait Roberval et ses collègues de l’académie du P. Mersenne dès les années 1640. À l’époque où Ch. Perrault écrit ces lignes, Ph. De La Hire, collègue de Pierre Perrault à l’Académie, compile une description de ces engrenages dans son Traité de Mécanique (1695). [Jean-Jacques et Pascal Brioist] , les mouvements rétrogrades 231 Il existe bien des moyens de faire revenir l’aiguille d’une horloge presque instantanément à une graduation antérieure ; la technique utilisée au XVIIIe siècle par Breguet utilisait la force de rappel d’un ressort. [Jean-Jacques et Pascal Brioist] , tout a été mis en usage : mais inutilement, l’Inventeur de l’horloge dont nous parlons s’est avisé de rendre les heures de son cadran mobiles, et de les faire s’approcher ou s’éloigner les unes des autres selon que les jours et les nuits croissent ou diminuent, de sorte que l’aiguille allant toujours son chemin ordinaire, et marquant sur un autre cadran les heures égales dont nous nous servons, elle marque en même temps les 107 heures inégales sur le cadran, où les heures qui sont mobiles viennent se ranger chaque jour, comme elles doivent être pour séparer le jour artificiel en douze parties égales, et la nuit en douze autres parties aussi égales 232 Voir l’actuelle note 240. .
Le Président
J'y suis et trouve cette invention très belle, quoique je ne comprenne pas comment la chose se peut faire ; car il faut que les approches des heures ou leurs éloignements soient tous les jours différents les uns des autres.
L’Abbé
L’explication de cette machine demande un peu de figure sur le papier 233 Il faut faire plusieurs schémas pour expliquer l’action d’un mouvement à came, dans les différentes positions de l’aiguille. [Jean-Jacques et Pascal Brioist] ; ainsi nous la remettrons au premier jour.
Le Chevalier
Je serai très aise de me trouver à cette explication ; car quoi108 que cette invention ne soit d’aucune utilité elle ne laisse pas d’être fort curieuse.
L’Abbé
Pourquoi voulez-vous qu’elle ne soit d’aucune utilité ?
Le Chevalier
Ne voit-on pas assez clairement quand le Soleil se lève ou quand il se couche, et a-t-on besoin d’une horloge pour le savoir ?
L’Abbé
Oui, assurément surtout quand le temps est couvert ; mais supposé qu’on voie lever le Soleil, on ne sait pas toujours de combien son lever est éloigné de son Midi et de son Coucher. Croyez-vous qu’il ne sera pas utile aux voyageurs de savoir juste combien ils ont encore de jour ? Je suis sûr que cela sera d’un grand usage à l’armée pour les marches, 109 les campements et plusieurs autres expéditions, où il est très important de n’être pas surpris par la nuit 234 Lieu commun de la castramétation des Anciens. [Jean-Jacques et Pascal Brioist] .
Le Président
Ces horloges seront encore fort utiles dans tout le Levant où mille choses, et particulièrement celles de la Religion se règlent selon le lever et le coucher du Soleil 235 Les heures des prières dans les monastères étaient définies par l’heure solaire, comme le rappelle plaisamment U. Eco dans Le Nom de la Rose . La recherche d’une division précise du jour est l’un des mobiles de l’invention des horloges médiévales à contrepoids et foliot ; voir sur ce point L. Mumford, Technique et Civilisation, Paris, Seuil, 1950, trad. D. Moutonnier, chap. I « De la culture à la technique », § « Le monastère et l’horloge. » [Jean-Jacques et Pascal Brioist] , et suivant les heures inégales du jour artificiel.
L’Abbé
Cela est vrai, mais où en sommes-nous ?
Le Chevalier
Nous en sommes aux Mathématiques, vous avez parlé de l’Astronomie, de la Géographie, et de la Navigation, c’est à vous à voir quelles autres parties de cette science vous voulez examiner présentement.
110 L’Abbé
Si nous voulions les traiter toutes un peu à fond, nous n’aurions jamais fait, je remarquerai seulement qu’encore que les principes des Mathématiques soient extrêmement clairs, et extrêmement simples, il est néanmoins très difficile d’en tirer la plupart des vérités que l’on cherche ; parce qu’elles en sont fort éloignées, et que cela ne se peut faire que par une longue suite de raisonnements enchaînés les uns aux autres, ce qui n’a pu être fait avec quelque sorte de perfection, qu’en ces derniers temps où nous avons profité des méditations, et des pensées de ceux qui nous ont précédés, et nullement par ceux qui les premiers ont cultivé ces sciences. Les Éléments d’Euclide sont ce qui nous reste des Anciens de plus célèbre, et de plus estimé 236 Les Éléments d’Euclide ont en effet connu une fortune exceptionnelle. Dès leur composition à Alexandrie, au IIIe siècle ils furent commentés et admirés. On connaît de nombreuses traductions arabes entre le VIIe et le XIVe siècle, des éditions latines, de l’arabe ou directement du grec. À partir du XVIe siècle, on dispose d’éditions en langues vernaculaires. Jusqu’au XIXe siècle, la vérité d’aucune des propositions euclidiennes ne fut jamais contestée, même si l’organisation, la complétude, l’économie logique de l’œuvre furent toujours âprement discutées. Ceci est particulièrement vrai au cours du XVIIe siècle où des critiques et des suggestions de réforme des éléments sont proposées. Les uns estiment qu’Euclide définit et démontre trop d’énoncés alors que d’autres jugent le contraire. On pourra citer les Éléments de Géométrie de l’académicien Roberval, proche de Claude Perrault et les Nouveaux Éléments de Géométrie d’Antoine Arnauld, le grand théologien de Port-Royal . [VJ] cependant tous les Mathémati111 ciens d’aujourd'hui conviennent que ces Éléments sont très imparfaits, et qu’on ne peut excuser leur peu d’étendue, qu’en supposant qu’Euclide n’a eu dessein de donner que les Éléments des cinq corps, qui peuvent s’inscrire dans une même Sphère 237 Les solides platoniciens sont les cinq polyèdres réguliers concevables . D’une certaine façon, on peut dire que les Éléments d’Euclide culminent avec le treizième et dernier livre dans lequel est donnée la construction rigoureuse des cinq polyèdres. On sait aussi que le projet euclidien n’était pas d’exposer l’ensemble des connaissances géométriques démontrées de son temps, mais de fournir les éléments de la géométrie, de l’arithmétique et de la théorie des proportions. Ajoutons enfin que le terme élément ne signifie pas facilité ou simplicité, comme le savent toutes les personnes ayant eu à étudier cette œuvre. [VJ] . Ses autres ouvrages sont peu de chose, et ont été effacés par ceux d’Apollonius de Perga 238 Jugement hâtif de l’Abbé. On doit à Euclide, outre les Éléments , trois traités importants : les Porismes qui pourraient compléter les Éléments , un traité sur les proportions musicales, La Division du canon et surtout un traité d’optique qui eut une grande influence sur cette science. Enfin, on sait que d’autres œuvres furent perdues, en particulier sur les coniques. La gloire d’Apollonius de Perga repose d’ailleurs sur ses traités de coniques, partiellement parvenus aux Arabes, puis aux Latins.[VJ] , de même que ceux d’Apollonius de Perga l’ont été ensuite par les nouvelles découvertes des derniers temps. Archimède était un grand génie, et a eu toute la réputation qu’on peut avoir, mais la plupart des choses qu’on lui attribue sont constamment fabuleuses, comme ces miroirs ardents dont il brûlait des Vaisseaux de cinquante à soixante pas de distance 239 Les formidables effets des machines de guerre d’Archimède, lors du siège de Syracuse (215 à 212 av. J.-C) sont notamment décrits par Plutarque dans la Vie de Marcellus (dans les Vies parallèles). Sans doute, l’incendie des navires de guerre romains à grande distance est-il invraisemblable, toutefois l’important est la propriété optique qu’Archimède démontre, en vertu de laquelle si l’on dispose d’un miroir optique de forme paraboloïde disposé de telle manière que l’on puisse situer son foyer en un lieu-cible (qui peut être éloigné), alors les rayons du soleil, réfractés sur le miroir, convergent en ce point où ils concentrent une énergie qui peut être considérable . Au demeurant, en 1973, Sean Connery devra prendre très au sérieux, dans Les Diamants sont éternels, l’entreprise de Blofeld, lequel construisit un immense miroir parabolique adamantin qui pouvait détruire les missiles ennemis selon le même principe. [VJ] , et ces machines qui enlevaient des Navires, de la Mer dans la ville, en les faisant passer par-dessus les murailles 240 La remarque vaut pour les palans susceptibles d’enlever les navires et de leur faire passer les murailles. Si la réalité du champ de bataille rend ceci trop malcommode, le principe du levier est une des plus grandes élaborations de la science mécanique, que l’on doit à Archimède et qui, dans le monde abstrait des Mathématiques, permet ce genre de chose. Ces « choses fabuleuses » sont aussi des fondements des sciences physiques. [VJ] ; choses que le bon sens seul dé112 montre être impossibles. Ce qu’on a trouvé dans ce dernier siècle, sur la quadrature d’une infinité d’espaces courbes, et sur le rapport qu’ils ont les uns avec les autres 241 Entre 1636 et 1684, un vaste courant parcourut le monde des géomètres européens grâce auquel furent mises au point des méthodes très efficaces de quadratures de courbes (c’est-à-dire de mesure des surfaces que définissent ces courbes). Ces méthodes dont les principaux fondateurs sont Buonaventura Cavalieri et Gilles Personne de Roberval étaient nommées méthodes d’indivisibles et permirent en effet de quarrer les paraboles générales (du genre y = xn), les cycloïdes, les hyperboles, conchoïdes, etc. Sans doute l’Abbé ignore-t-il qu’un auteur de l’Antiquité avait découvert et utilisé avec succès une méthode équivalente ; c’était Archimède qui, entre autres, démontra la quadrature de la parabole de cette façon. Il est vrai que le manuscrit archimédien relatif à cette démonstration fut découvert en 1916 par Heiberg.[VJ] est quelque chose d’infiniment plus beau, et d’une plus profonde méditation que tout ce qui nous est resté d’Archimède qui depuis un long temps n’est plus vénérable que par son ancienne réputation. Pour être convaincu de ce que je dis, il ne faut que se souvenir combien les Anciens faisaient de bruit pour peu de chose 242 Dans ses Questions harmoniques (1634), Mersenne disait déjà des Anciens « que d’une moûche ils en font pour l’ordinaire un éléphant. » [PD] , Pythagore trouve que le diamètre d’un carré fait le côté d’un autre carré une fois plus grand, et en action de grâces de cette découverte, il fait un sacrifice de cent bœufs 243 La duplication du cube est une chose. La solution consistant à construire un carré sur la diagonale d’un carré donné pour avoir son double est au cœur d’un célèbre passage du Ménon de Platon. Son intérêt est essentiellement philosophique plus que seulement géométrique. [VJ] Cette histoire célèbre, qui appartient à la petite mythologie de l’histoire des sciences , est rapportée en détail par Vitruve dans son De architectura (livre IX) que Claude Perrault, le frère aîné de Charles, traduit et commente en français en 1673 . [PD] . Archimède trouve en se baignant le moyen de vérifier combien on a mêlé de cuivre dans la Couronne d’Or du Roi de Syracuse, et de joie qu’il en a il sort de son bain, et court tout nu 113 dans les rues en criant j’ai trouvé, j'ai trouvé 244 Cet Eureka, poussé par Archimède n’a rien d’extravagant ni de ridicule. Il ne s’agit pas d’une simple vérification, mais d’une très remarquable application de la théorie des proportions à un problème de physique. Sachant quel devrait être le poids de la couronne royale si elle est bien faite d’or et sachant aussi quelle est la densité du cuivre, un habile usage de cette théorie permet de calculer la part de cuivre introduite par l’orfèvre indélicat dans la couronne. [VJ] .
Le Chevalier
J’aimerais bien à voir MM. de l'Observatoire descendre tout nus, le long de la rue Saint-Jacques, en criant comme Archimède, j’ai trouvé, j'ai trouvé ; car je suis sûr qu’ils trouvent tous les jours des choses aussi merveilleuses que ce qui fit extravaguer Archimède d’une manière si ridicule.
L’Abbé
Quand Messieurs de l’Observatoire ont fait de ces sortes de découvertes, ils se tiennent bien heureux si leurs Confrères de l’Académie des Sciences leur disent obligeamment que ce qu’ils ont trouvé est fort joli.
Le Chevalier
Cela marque l’accoutumance où on est aujourd’hui de voir les 114 mêmes choses qu’on regardait autrefois comme des miracles.
L’Abbé
Pour ce qui est de la science des Nombres, il ne faut que voir la distance qu’il y a de notre Algèbre aux règles ordinaires de l’Arithmétique 245 Il est certain que les inventions des algébristes italiens (Tartaglia, Ferro, Cardano, Bombelli etc.), puis les méthodes algébriques de François Viète et surtout de René Descartes ont révolutionné la science du calcul. Depuis 1637, par le moyen de la géométrie algébrique, on ne calcule plus seulement sur des nombres (entiers en arithmétique) mais sur toutes les grandeurs continues, désignées, dans leur généralité par des lettres. Ainsi, en arithmétique on peut écrire que (3+15) x 4 = 3 x 4 + 15 x 4 et l’écriture algébrique permet d’écrire que, pour tout triplet de grandeurs a, b et c, (a+b).c = a.c + b.c. Cet exemple parfaitement élémentaire peut donner une idée du domaine immense et complexe où prennent rapidement naissance les polynômes, les quotients de polynômes, leurs racines, leurs coefficients etc. Ceci ne peut faire oublier que l’arithmétique continuera à se déployer comme une partie extraordinairement riche et fertile des mathématiques. [VJ] , pour connaître combien nous surpassons les Anciens de ce côté-là. On fait présentement par le secours de l’Algèbre plus de calculs en une heure, qu’on n’en faisait autrefois en dix jours, par les règles ordinaires de l’Arithmétique.
Le Chevalier
Suivant le plan que nous avons fait, vous devez parler présentement de l’Art Militaire.
L’Abbé
L’Artillerie 246 Furetière : « Gros équippage de guerre qui comprend le canon, les bombes, petards, & autres armes à feu qui se chargent à boulets, boëstes, cartouches, &c. (…) On appelloit aussi Artillerie, les machines de guerre anciennes, comme catapultes, beliers, dards, mangonneaux, &c. comme on voit dans Froissart & autres vieux Historiens. » Perrault prend ici le terme dans son acception moderne et non dans celle de l’artillerie à jet (névrobalistique), dont l’usage a perduré de l’Antiquité jusqu’au XIVe siècle. [PB] a tellement changé la face de la Guerre, et sur la Terre et sur la Mer, qu’il est mal 115 aisé de comparer la manière dont nous la faisons avec celle dont la faisaient les Anciens, ce ne sont plus, à la réserve des Piques, des Épées, et des Cuirasses 247 Piques, épées, et cuirasses sont des armes de combat rapproché depuis l’Antiquité. Arme des phalanges de Philippe de Macédoine et d’Alexandre le Grand, la pique (sarisse) a été éclipsée longtemps. À la fin du Moyen Âge et à la Renaissance, elle revient en force en rendant à l’infanterie sa capacité de résister à la cavalerie. Le développement de la mousqueterie au XVIIe siècle a contribué à son déclin, avec l’invention de la baïonnette qui, fichée dans l’embouchure du canon de fusil, transforme celui-ci en pique. Bientôt, la baïonnette à douille – innovation majeure due à Vauban (1633-1707) – achève de rendre la pique obsolète car, fixée à l’extérieur de la bouche du canon, elle permet le tir. L’épée est l’apanage des officiers et le symbole du commandement et de la noblesse. Le terme – que Furetière et l’Académie utilisent mais ne définissent qu’à l’article « Espée » – est ici générique pour désigner l’ensemble des armes blanches, notamment le sabre de cavalerie et le briquet, arme défensive d’appoint du fantassin. Quant à la cuirasse, de peu d’utilité contre les armes à feu, elle est également en déclin relatif, désormais réservée aux sapeurs et mineurs lors des sièges, à la protection du Roi et des grands capitaines sur le champ de bataille et à un nouveau corps de cavalerie lourde : les cuirassiers. [PB] , les mêmes armes offensives, ni défensives, au lieu de Béliers et de Catapultes, ce sont des Canons, et des Bombes 248 Armes offensives de la poliorcétique (art d’assiéger les villes) depuis l’Antiquité, les béliers, destinés à ébranler les remparts fragiles ou à en enfoncer les portes, et les catapultes – ou autres armes d’artillerie névrobalistique projetant de lourds projectiles jusqu’à la fin du Moyen-Âge – ont été supplantés par l’artillerie à feu avec l’usage des canons, pierriers et bombardes de fer forgé, puis de fonte, pour la marine et les fortifications, ou de bronze, plus léger, pour l’artillerie de campagne. [PB] , au lieu de Frondes, d’Arcs, et de Flèches, ce sont des Mousquets, des Pistolets, et des Fusils 249 Les traditionnelles armes de jet propulsées individuelles (frondes et arcs, arbalètes) lançant des pierres, flèches, carreaux et autres traits, ont été progressivement supplantées par les armes à feu. Les lourdes arquebuses et les mousquets avaient un système de mise à feu lent et contraignaient au port d’une fourche de soutien pour le tir (fourquin). Elles ont fait place à une arme d’épaule, le fusil à silex du fantassin, ou une arme de poing (pistolet) pour les officiers et pour les cavaliers, en sus de leur arme principale. [PB] ; autrefois les Murs et les Tours d’une ville ne pouvaient avoir trop d’élévation, aujourd’hui ces mêmes Murs et ces mêmes Tours, transformés en Bastions et en Remparts, ne s'élèvent guère au-dessus de la plate campagne, et ne feraient pas de si bonne défense si on les élevait davantage 250 L’Abbé souligne ici la transformation majeure de la fortification depuis l’invention de la poudre noire. Les lourdes et hautes tours et murailles médiévales sont devenues inefficaces face aux mines et bouches à feu (bombardes, canons). Elles ont fait place à des fortifications bastionnées (Furetière : « Bastion. s.m.. Boulevart, grosse masse de terre qui est souvent revestue de pierre, qui s’avance en dehors de la place pour la fortifier à la moderne […] »). Apparu en Italie dès la fin du XVe siècle et développée en Europe depuis le siècle suivant, ce « tracé à l’italienne » ou « à la moderne » connaît son apogée avec Vauban à la fin du XVIIe siècle. [PB] .
Le Chevalier
Il faut pourtant demeurer d’accord que l’invention de la poudre à canon 251 La poudre noire ou poudre à canon est un mélange de salpêtre, soufre et charbon qui brûle à l’air libre mais déflagre à la flamme lorsqu’il est privé d’air, comme dans la chambre de combustion d’une arme. Originaire de Chine, elle est introduite en Europe au XIIIe siècle et y bouleverse la société autant que l’art de la guerre : elle contribue au renversement de la chevalerie et de la féodalité et à la constitution d’États modernes, monarchiques ou républicains oligarchiques, puis, au cours du XVIIe siècle, d’armées permanentes et professionnelles dotées d’uniformes, que Louvois (1641-1691) impose progressivement à toutes les unités. [PB] a gâté le métier de la 116 guerre ; autrefois un brave homme était comme assuré de ne perdre la vie que par la main d’un plus brave que lui ; aujourd’hui le plus lâche Soldat peut tuer d’un coup de Fusil de derrière un mur le plus vaillant de tous les Capitaines 252 Thème fort connu emprunté à l’Arioste, et qu’on retrouve assez souvent dans les discours contre la guerre (chez Saint-Amant en particulier). [CNe] Le terme Capitaine est à prendre dans le sens principal que lui donne Furetière : « Chef, Général d’armée ». En précisant « un coup de Fusil de derrière un mur », Perrault pourrait penser à d’Artagnan, tué par un défenseur au siège de Maastricht en 1673, mais Bayard, le « chevalier sans peur et sans reproche », reste un exemple célèbre de grand capitaine tué d’une balle dans le dos lors d’une retraite durant les guerres d’Italie en 1524. [PB] .
L’Abbé
La même chose se faisait autrefois à peu près de la même façon, avec des Javelots, et avec des Flèches ; comme il y a eu de tout temps des armes qui atteignent de loin, il n’a jamais suffi à un Guerrier d’être brave pour éviter la mort, il a fallu aussi qu’il ait été heureux ; mais laissant à part toutes les choses que l’Artillerie a changées dans la guerre, regardons-la seulement par où elle est la même aujourd’hui qu’elle était autrefois. Une des choses dont on a loué davantage les Anciens, c’est de ce 117 que chaque Soldat portait avec lui tout ce qu’il fallait pour faire la guerre 253 Annotation en cours. . Il portait une épée, un Javelot, et un Bouclier, il portait un gros pieu qui servait pour former et fermer le camp, il portait encore un pic et une pelle pour remuer la terre, il était chargé outre cela d’autant de blé qu’il lui en fallait à peu près pour l’expédition qu’on allait faire et sur le tout d’un moulin à bras pour moudre son blé, et d’un four portatif pour cuire son pain 254 Pour appuyer son argumentation, l’Abbé mélange l’équipement individuel du légionnaire romain et le matériel collectif pour le campement et la cuisine de son contubernium (groupe de huit soldats partageant une tente), transporté par mule. [PB] .
Le Chevalier
Voilà la charge d’un Mulet d’Auvergne 255 Furetière : « Les mulets d’Auvergne sont les plus estimez. ». La métaphore renvoie aussi au sobriquet « Muli Mariani » (« mules de Marius ») dont s’affublèrent les légionnaires romains lorsque, à la fin du IIe siècle, Marius (157-86 av. J.-C.) les chargea d’un équipement de quelque 48 kilogrammes pour accroître la mobilité des troupes, que ralentissait l’encombrement des trains d’équipages lourds et coûteux. [PB] .
Le Président
Il est vrai que le Soldat était chargé ; mais la peine de porter un si lourd fardeau l’endurcissait au travail, et à toutes les fatigues de la profession des Armes, et ce 118 qui est d’une plus grande importance épargnait le long attirail des Pionniers 256 Furetière : « Celuy qui est employé à l’armée pour applanir les chemins, faire passer l’artillerie, creuser des lignes & des tranchées, & à tous les autres travaux ». [PB] , et des Vivandiers 257 Furetière : « Marchand qui suit l’armée […] pour y vendre des vivres, & autres nécessitez. » Sous Louis XIV, les vivandiers sont censés être inscrits aux rôles des régiments, depuis 1653, et les fournisseurs aux armées censés être contrôlés par l’administration militaire. [PB] qui sont si à charge à l’Armée, et d’une dépense si effroyable.
L’Abbé
Il faut pourtant bien que dans la suite on n’ait pas trouvé son compte à la méthode des Anciens ; car rien n’était plus aisé que de continuer à s’en servir.
Le Chevalier
Cela a changé comme on voit changer les modes tous les jours, sans qu’on puisse dire que celle que l’on prend vaut mieux que celle que l’on quitte.
L’Abbé
Il n’en est pas des choses utiles et nécessaires, comme des choses agréables, et purement de fantaisie. Il suffit qu’il y ait longtemps qu’on porte des chapeaux d’une 119 certaine forme pour en prendre d’une figure tout opposée ; mais il n'arrivera point qu'on quitte les Canons et les Mousquets, pour reprendre des Flèches, et des Béliers, on ne cessera point de se conduire par la Boussole, pour se remettre à consulter les Astres 258 Attesté en Chine à la fin du XIe siècle et en Europe un siècle plus tard, l’usage de la boussole pour la navigation ne dispense aucunement du recours à l’observation astronomique et aux instruments de mesure destinés à faire le point en mer pour obtenir la latitude. Au XVIIe siècle, le quadrant et l’astrolabe nautique – développé par les navigateurs portugais et utilisé pour les grandes découvertes océaniques de la fin du XVe et du XVIe siècle – ont été supplantés par le quartier de Davis ou quartier anglais, lui-même remplacé par l’ octant et surtout par le sextant au siècle suivant – siècle où la question de la mesure de la longitude en mer est enfin réglée par le chronomètre marine. [PB] . D’ailleurs je vous dirai fort bien pourquoi on n’oblige plus les Soldats à se charger de tant de choses, et qu’on a mieux aimé avoir des Pionniers, et des Vivandiers ; c’est que quand un homme ne fait qu’un métier il le fait beaucoup mieux que quand il en fait plusieurs. Un Soldat qui n'est tenu qu’à faire l’exercice, qu’à tenir les armes bien nettes et en bon état, et à bien combattre quand il le faut, s'acquitte mieux de son devoir que quand il faut qu’il soit tout ensemble Soldat, Pionnier, Meunier, et Boulanger, joint qu’il n'est point possible qu’un homme qui sort de dessous un lourd fardeau 120 qu’il a porté tout le jour aille gaiement et vigoureusement au combat 259 Au XVIe siècle, tout en louant le mulet d’Auvergne « qui surmonte toutes autres bestes », Charles Estienne et Jean Liébault le disaient rétif et ajoutaient « mais on dit, que de bon mulet mauuaise beste » (L’Agriculture et la Maison rustique de M. Charles Estienne Docteur en Medecine. Paracheuee premièrement, puis augmentee par M. Iean Liebault Docteur en Medecine, Paris, Jacques Du Puys, 1572, Livre V, f° 192 v°). [PB] .
Le Chevalier
Il y a des pays, comme en Suède et en Moscovie, où les Paysans font eux-mêmes tout ce qui entre dans la construction de leurs maisons, maçonnerie, charpenterie, couverture, menuiserie, serrurerie, et tout le reste 260 Annotation en cours. . Il est certain que tous les ouvrages de ces paysans sont fort mal faits, et n’approchent pas de ceux de ce pays-ci où chaque espèce d’ouvrage a un ouvrier qui le fait, et qui ne fait autre chose. Je ne crois pas qu’il soit besoin d’achever ma comparaison.
L’Abbé
On voit où elle va : mais permettez-moi de vous en faire une autre qui n’est pas si juste ; mais qui ne vous déplaira peut-être pas. Les 121 Chinois ont autant de caractères différents qu’il y a de mots dans leur Langue 261 La source de cette affirmation est l’ouvrage du missionnaire jésuite Matteo Ricci, Dell’entrata della Compagnia di Giesù e Christianità nella Cina : « Per questa causa sono in questa lingua tante le lettere quante sono le parole » (Macerata, Quodlibet, 2000, chap. V, p. 26). Ce texte a été retrouvé à Pékin et rassemblé par le jésuite Nicolas Trigault à la mort de Ricci (1610). De retour en Europe, Trigault a fait traduire et publier le texte par son neveu David Floris de Riquebourg-Trigault sous le titre Histoire de l’expédition chrétienne au royaume de la Chine, Lille, Imprimerie de Pierre de Rache, 1617. En circulant, ce texte devient la source de l’engouement de l'Europe et de la France pour l’Empire chinois. Il est composé de cinq livres, dont le livre I, composé de dix chapitres, se présente comme un traité sur la Chine. Le chapitre V « Des arts & sciences libérales entre les Chinois, & des degrez des hommes de lettres » s’ouvre sur la manière de parler et d’écrire des Chinois. Sous la plume du traducteur la phrase de Ricci citée plus haut devient « sachez qu’en chinois chaque syllabe fait autant de mots » [VA] ; et nous n’avons que vingt-trois lettres pour former tous les mots de la Langue Française ; on ne doute point que notre façon d’écrire ne soit infiniment meilleure que celle des Chinois 262 L’argument de la supériorité de la façon d’écrire avec les vingt-trois lettres de l’alphabet latin est lui aussi présent sous la plume de Ricci-Trigault (voir ci-dessus), mais avec davantage de nuances. On relève d’abord le caractère équivoque de la langue et de l’écriture chinoise : « La plupart de ces lettres sont d’un même son, non même figure, voire aussi non d’une signification : d’où provient qu’on ne trouve aucun autre langage tant équivoque & ne se peut aucune chose proférée de la bouche d’un autre mettre par écrit, ni leurs sentences par les auditeurs, quand on les lit, s’ils n’ont le même livre devant les yeux, afin qu’ils reconnaissent avec les yeux les figures & les accents équivoques des mots, dont ils ne peuvent faire distinction par le jugement des oreilles. D’où arrive souvent qu’en parlant l’un n’entend pas bien la conception de l’autre, bien qu’il parle élégamment, & prononce fort exactement les paroles, & qu’icelui est non seulement contraint de redire le même, mais encore de l’écrire. » Reprenant l’argument qu’à chaque mot correspond un caractère (un logogramme), Ricci relève néanmoins la vertu de cette écriture qui permet à des peuples de langues différentes de pouvoir se comprendre : « Or cette manière d’écrire, par laquelle nous donnons à chaque chose son caractère, encore qu’elle soit fort fâcheuse à la mémoire, néanmoins au reste apporte quant à soi une certaine grande commodité aux nôtres inouïe, d’autant que les nations très différentes en langage, usant de caractères communs, en écrivant se communiquent ensemble par le moyen des livres, & des lettres, encore que l’une n’entende pas l’autre en parlant ensemble.» [VA] , et cela est si vrai qu’un enfant apprend ici en peu de temps à fort bien lire, et dans la Chine, il y a des vieillards qui après plus de soixante ans d’étude ne peuvent pas lire encore tout ce qu’on leur présente parce qu’il s’y rencontre souvent des mots de choses qui leur sont inconnues, et dont par conséquent, ils ne connaissent pas les caractères 263 L’argument de la difficulté d’apprentissage de l’écriture, au point que des vieillards même studieux puissent ne pas tout connaître de leur langue écrite, apparaît clairement dans la source Ricci-Trigault citée ci-dessus : « Et pour cela tous ceux qui font profession des lettres, apprennent leurs caractères & figures dès leur première enfance, quasi jusqu’à l’extrême vieillesse, encore que cela sans doute dérobe beaucoup de temps aux meilleures sciences. » Ricci n’en souligne pas moins leur belle façon d’écrire et l’économie expressive du mandarin : « De cette manière aussi de peindre les caractères pour lettres, provient une belle façon d’écrire entre les Chinois, par laquelle ils disent non seulement en peu de mots, mais en peu de syllabes, ce que peut-être nous dirons moins intelligiblement avec des longs discours pleins d’ambiguïté. » [VA] . Comme il vaut mieux qu’un certain nombre de caractères forme toute sorte de mots, que si chaque mot avait son caractère particulier, il vaut mieux aussi qu’un certain nombre d’Officiers serve à tout le corps de l’Armée, que de char122 ger chaque Soldat de tant de diverses fonctions différentes qu’il fait mal, et qui lui empêchent de bien faire la sienne propre.
Le Chevalier
Il y a une chose qui me semble prouver bien clairement que sur le fait de la guerre, l’avantage est de notre côté ; c’est que nous sommes tout autrement sûrs du succès de nos entreprises qu’on ne l’était dans les premiers temps, on calcule aujourd’hui, et on dit à trois jours près combien durera le Siège d’une place, combien d’hommes, ou combien de temps il en coûtera 264 Annotation en cours. ; autrefois il n’y avait ni Capitaine, ni Ingénieur 265 Bâtisseur, cartographe, spécialiste de la mécanique appliquée, l’ingénieur est une figure majeure de la guerre depuis la Renaissance. Le Chevalier fait ici clairement allusion à Vauban, grand fortificateur et penseur visionnaire qui a mis au point un appareil statistique très précis pour évaluer la durée et le coût de la défense et de l’attaque d’une place. Michèle Virol, Vauban. De la gloire au service de l’État, Seyssel, Champ-Vallon, 2003. [PB] , qui pût rien promettre là-dessus. Les Grecs qui croyaient aller prendre Troie en y arrivant furent dix ans à en venir à bout, cela ne marque pas qu’ils sussent fort bien le métier de la guerre.
123 Le Président
Vous ne déciderez rien de bien juste sur cet article, et vous en avez dit la raison qui est le changement que l’Artillerie a apporté dans l’Art de la Guerre ; ainsi nous ferions mieux de passer à autre chose.
L’Abbé
Si vous le voulez bien nous passerons à la Philosophie.
Le Chevalier
Très volontiers, la poudre à Canon n’y a point fait de changement, et il ne se peut pas une transition qui tranche davantage.
Le Président
Nous allons voir que tout ce qu’on a ajouté à l’ancienne Philosophie, dans les derniers temps, n’a fait que la gâter en y mêlant des chicanes ridicules et un jargon de l’École également 124 insupportable, et au bon sens, et aux oreilles un peu délicates 266 Le président reprend un lieu commun des Modernes critiquant la philosophie médiévale scolastique, parfois confondue avec le thomisme. Descartes incarne cette critique radicale comme moment nécessaire pour inaugurer un nouveau projet philosophique. Ce désir de rupture l’amène à critiquer certains termes scolastiques comme species qui désigne, dans la philosophie scolastique, la manière dont les idées sont dans l’esprit en tant qu’objets exerçant une action sur un esprit, pour proposer le terme d’idée, que ses lecteurs comme l’Abbé Caterus ont bien du mal à comprendre ; ou encore le terme ratio qui pouvait désigner l’essence et que Descartes réserve désormais pour désigner l’activité de l’entendement. Cela dit, Descartes est aussi un héritier de la philosophie scolastique : sa théorie du sujet ou de la liberté, la critique de la doctrine de l’indifférence, la démonstration de l’existence de Dieu, l’explication de l’abstraction, la thèse de la fausseté matérielle se constituent comme des reprises et déplacements des débats médiévaux. Rappelons aussi que la philosophie médiévale est très diverse. [SC] .
L’Abbé
Il est vrai que les Anciens ne se sont appliqués à quoi que ce soit, avec plus d’ardeur qu’à la Philosophie. La Grèce était toute remplie de Philosophes, et les Athéniens ne s’occupaient comme on le voit même dans les Actes des Apôtres [ c ] 267 Dans cet épisode bien connu, saint Paul annonce devant l’Aréopage d’Athènes que leur culte du dieu inconnu s’adresse en vérité au Dieu qu’a manifesté Jésus-Christ. La première partie du discours de Paul retranscrit par l’évangéliste Luc d’Antioche présente lui-même de nombreuses résonances avec la philosophie grecque. Originaire de Tarse, ville grecque de culture et de langue, Paul connaît bien la philosophie grecque et parle un grec galvaudé, analogue à notre globish (global english) ; mais la fin du discours apporte aussi la grande nouveauté de la religion chrétienne, qui affirme la doctrine de la résurrection du Christ. La plupart des auditeurs grecs récusent ce point. [SC] qu’à dire, ou qu’à entendre quelque chose de nouveau 268 Là encore l’abbé reprend une image d’Épinal concernant Athènes et la place de la philosophie sur l’agora. Plusieurs écoles philosophiques étaient implantées directement sur l’agora, d’autres à l’écart, comme le jardin d’Épicure au Nord de la ville. La ville accueillait de nombreux philosophes. En réalité, il y eut autant d’enthousiasme que d’hostilité envers la philosophie, parfois jugée dangereuse. Anaxagore fut accusé d’impiété, mis en prison et condamné à mort, mais libéré par Périclès qui le fit sortir d'Athènes en 421 avant Jésus-Christ. Protagoras (416), Diagoras, Socrate, Démate, Aristote, Théophraste, Silpon et Théodore furent aussi jugés. Les raisons invoquées furent souvent religieuses et politiques. L’ apologie de Socrate relate la condamnation du philosophe en 399 av. J.C. pour avoir corrompu la jeunesse et introduit de nouvelles divinités. [SC] , mais il est vrai aussi qu’ils ne savaient presque tous ce qu’ils disaient, et que ce qu’ils ont dit de bon parmi un nombre infini de rêveries, est si peu de chose qu’il ne peut entrer en comparaison avec les connaissances que nous avons aujourd’hui sur toutes les parties de la Philosophie.
Le Président
Et moi je suis persuadé que les Modernes en savent moins que 125 les Anciens, et que si l’on pense autrement c’est qu’on regarde comme de nouvelles découvertes la connaissance de plusieurs choses qui s’est perdue avec leurs Livres. On a cru d’abord que Descartes était le premier Inventeur de son Système, et en l’examinant on a trouvé que c’était celui de Démocrite qu’il n’a fait que renouveler 269 Le président évoque ici une divergence d’interprétation sur la théorie de la matière physique de Descartes. Descartes critique explicitement l’atomisme ; par exemple, dans les Principes de la philosophie II, §20, ou dans la lettre du 19 janvier 1642 au Père Guillaume de Gibieuf, Descartes montre l’impossibilité de l’atomisme à partir de l’idée que nous avons de la matière qui implique nécessairement sa divisibilité (Descartes, Œuvres complètes, édition Adam Tannery, III 474). Il récuse aussi toute proximité avec Démocrite dans les Principia Philosophiae IV, 202. Descartes réfute cette interprétation matérialiste constamment pour des raisons métaphysiques, physiques et logiques (Lettre à Plemp, 3 octobre 1637, AT, I, 147 ; à Mersenne 30 août 1640, AT III, 166 ; à More en 1648-49, V, 241-272.) Parmi ses épigones, Nicolas Lémery, chimiste cartésien de la génération suivante, admet la divisibilité de la matière. Néanmoins, plusieurs de ses lecteurs repèrent, derrière ces négations explicites, un atomisme masqué, soit pour le critiquer, soit pour y adhérer. Dès la Préface générale de l’ Harmonie universelle , 1636, Mersenne assimile les corps subtils à des atomes. Froidmond, Ismaël Bouillau ou Gassendi rapprochent Descartes et Démocrite ou Lucrèce. Leibniz maintient cette lecture atomistique dans ses Notata quaedam GGLeibnitii circa vitam et doctrinam cartesii , Akademie Ausgabe, Vorausedition [VE] 542 p. 2672. En revanche, dans les années 1690, Nicolas Hartsoecker défend un atomisme strict tout en revendiquant son allégeance au mécanisme cartésien dans une première période de son œuvre avant de s’en éloigner. « Remarque sur une Thèse de Physique... », Recueil de plusieurs pièces physiques, Utrecht, 1722. [SC] .
L’Abbé
Je répondrai à ce reproche quand nous parlerons de Descartes. Allons par ordre. On divise aujourd’hui la Philosophie en quatre parties, la Logique, la Morale, la Physique, et la Métaphysique 270 Dans l’Antiquité, la philosophie se divise en logique, physique et éthique. Les manuels de philosophie scolastique adoptent déjà une forme quadripartite (logique, métaphysique, physique et éthique). Pour sa part, Descartes produit une métaphysique générale et une physique, mais pas de manuel de logique ou d’éthique. Ses épigones (Louis de la Forge, J. Clauberg, Logica vetus et nova, 1654) cherchent à réaliser cet achèvement systématique pour substituer à l’enseignement néo-aristotélicien la doctrine cartésienne dans les écoles. Jacques du Roure publie La philosophie divisée en toutes ses parties en 1654. En 1662, la Logique de Port Royal d’Antoine Arnauld et Pierre Nicole cherche à développer une logique conforme à la philosophie cartésienne. Antoine le Grand rédige un manuel de philosophie cartésienne en 1671. En 1690-91, Pierre-Sylvain Régis, disciple de Descartes, présente sons système de philosophie en quatre parties (La logique, la métaphysique, la physique et la morale), Système général selon les Principes de Descartes , Amsterdam, 1691. Il expose la doctrine cartésienne chez N. Lémery. En 1699, il est nommé géomètre associé à l’Académie royale des sciences. [SC] .
Le Chevalier
Est-ce que cette division n’est pas de tous les temps ?
L’Abbé
Non assurément, les Anciens 126 n’ont su ce que c’était que Métaphysique. Ils en ont bien dit quelque chose, en quelques endroits particulièrement à l’occasion des Universaux, c’est-à-dire, des idées générales que l’esprit se forme des choses indépendamment de la matière 271 Par métaphysique, l’abbé entend la philosophie première au sens de Descartes, lorsqu’il enquête sur la substance, ses modes et ses attributs (Dieu, l’idée de l’âme et la chose étendue). Descartes vise alors un au-delà de la physique au sens où celle-ci suppose l’être comme concept général. Et il attribue à cet être une fonction principielle et fondationnelle, de sorte que la métaphysique devient le fondement théorique de la physique, puis de la médecine et de la morale selon le modèle de l’arbre des Principes de la philosophie . Ce sens entérine un tournant philosophique majeur inauguré par Francisco Suarez, Disputationes metaphysicae (1597). Auparavant métaphysique s’entendait au sens d’Avicenne, dont l’ouvrage Liber de philosophia prima sive scientia divina se diffuse en occident à partir de 1150, avant même les traductions de la Metaphysica vetustissima d’Aristote. La métaphysique désignait alors l’étude de ce qui est séparé de la matière. Saint Thomas ne rédige pas de métaphysique, mais il présente la doctrine des universaux, c’est-à-dire la science (scientia regulatrix omnium) des principes les plus universels (maxime intelligibilia), la science des causes premières. [SC] ; Platon a parlé aussi de ces Idées sans ordre, et sans méthode ; mais ils n’en ont jamais fait une science séparée des trois autres parties de la Philosophie. En un mot cette Science qu’on appelle Science Universelle, qui regarde l'Être et ses propriétés en général, n’a jamais été connue des Anciens 272 L’ordre et la méthode désignent les deux exigences de la philosophie cartésienne qui doit procéder, selon l’ordre des raisons, depuis les premières évidences en métaphysique jusqu’aux déductions appliquées en physique, ou, selon l’ordre des choses, depuis la substance jusqu’à ses modes. L’Abbé souligne ici le tournant sémantique que connaît la métaphysique avec Suarez à la fin du seizième siècle, lorsqu’il institue une metaphysica generalis traitant de l’être et une metaphysica specialis traitant de la cosmologie, de la psychologie et de la théologie rationnelles, dont les objets respectifs sont le monde, l’âme et Dieu. Descartes assume ce tournant que vont accentuer ses successeurs. Son disciple le plus célèbre Johannes Clauberg (1622-1665) propose une ontologia (terme qu’il trouve chez Goclenius, 1613) en vue de thématiser les genres suprêmes de ce qui est. La notion de science universelle s’oppose à la conception aristotélicienne de la science, selon laquelle chaque science répond à la spécificité de son principe, car la démonstration ne peut pas passer d’un genre à l’autre. Descartes développe le projet d’une science universelle, Mathesis universalis, qui vise la méthode propre de la démonstration, la logique commune à tout savoir capable de certitude qui trouve son modèle dans la démonstration mathématique. Il vise ainsi une nouvelle mathématique, une sorte de géométrie abstraite « qui se propose pour questions l’explication des phénomènes de la nature. » (Lettre À Mersenne, 27 juillet 1638, AT, II, 268). [SC] .
Le Chevalier
Il me semble pourtant avoir ouï parler des Métaphysiques d’Aristote.
L’Abbé
De cent quarante et un chapitres, dont est composé ce qu’on 127 appelle les Métaphysiques d’Aristote, il n’y a que les cinq derniers qui parlent de matières qu’on puisse appeler Métaphysiques, tous les autres chapitres n’y ont aucun rapport, ce sont de petits traités sur toutes sortes de sujets mis ensemble à l’aventure, et qui n’ont été appelés Métaphysiques par ceux qui les ont recueillis que parce qu’ils les ont placés ensuite des Livres qui traitent de la Physique 273 La Métaphysique d’Aristote est un recueil de traités qui n’étaient pas destinés à être lus à la suite, recueillis ultérieurement par Andronicos de Rhodes, chef du Lycée au premier siècle avant Jésus-Christ. En établissant le catalogue des œuvres, Andronicos nomme métaphysique ce recueil. Aristote lui-même n’utilise pas le terme « métaphysique », mais parle de sagesse, de science de l’être en tant qu’être, de philosophie première ou de théologie. Et il n’est pas sûr que l’ensemble des traités de la Métaphysique traite d’un objet commun. La thèse de l’Abbé consiste à nommer métaphysique la doctrine de la substance qu’Aristote expose dans les livres Z-H. Au contraire, selon W. Jaeger (1923), seuls les premiers livres de la métaphysique (A-E) seraient vraiment métaphysiques, au sens où ils traitent de la réalité d’une substance suprasensible dans une perspective encore platonicienne, tandis que les derniers livres (Z-H) traitent de la substance au sens d’entéléchie immanente. Cette lecture a été critiquée par A. Jaulin (1999) qui propose d’assumer le projet d’une unicité et unité de la science traitant des principes, des causes et des substances, à partir d’une conception hylémorphique de la substance. [SC] .
Le Chevalier
Voilà un secret bien aisé pour faire des traités de Métaphysique.
L’Abbé
Quoi qu’il en soit, venons à la Logique. Aristote en a très bien parlé, et on ne peut trop le louer sur cet Article ; mais il aurait pu réduire ce qu’il en dit à la moitié 274 La logique aristotélicienne correspond à une série de traités recueillis dans l’ Organon (les Catégories , De l’interprétation , les Topiques , les Premiers Analytiques , les Seconds analytiques , les Réfutations sophistiques ). Aristote y présente les règles de validité du raisonnement. Les manuels de philosophie de l’Université de Coimbra reprennent et commentent ces traités en distinguant le syllogisme thématisé dans les Premiers Analytiques et la démonstration analysée dans les Seconds Analytiques . Descartes rejette la logique aristotélicienne qui prend pour objet le syllogisme et veut lui substituer une méthode fondée sur la démonstration, dont les mathématiques offrent l’exemple le plus clair. Plus radicalement, Descartes conteste l’intérêt de formaliser les procédures de raisonnement qui caractérisent la dialectique scolastique et ne peuvent contribuer à la connaissance vraie ( Discours de la méthode , AT VII, 17). Il veut, pour sa part, exposer une méthode, c’est-à-dire une réflexion sur les raisonnements, qui reproduit les opérations innées de l’esprit lorsqu’il connaît avec certitude. L’Abbé se démarque ici de la radicalité de la critique cartésienne et fait plutôt écho aux traités de logique que publient les épigones cartésiens qui cherchent à constituer la logique que n’a pas écrite Descartes et lui adjoignent une analyse systématique des opérations de raisonnement, donc aussi du syllogisme. En 1654, dans la Philosophie divisée en toutes ses parties , Jacques du Roure analyse et compare la logique des péripatéticiens et la logique cartésienne. Puis, en 1665 dans son Abrégé de la vraye Philosophie , il propose un exposé systématique de la logique commençant par un traité de la méthode, puis par une analyse systématique du syllogisme. En 1662, la Logique de Port Royal reprend les quatre règles de la méthode cartésienne pour analyser les quatre opérations de l’esprit (concevoir, juger, raisonner, ordonner). La troisième opération du raisonnement correspond au syllogisme. Pierre-Sylvain Régis intègre la logique de Port-Royal à son Cours entier de philosophie qu’il présente comme une version systématique de la philosophie cartésienne articulée en métaphysique, logique, physique et morale. [SC] .
128 Le Président
Comment pouvez-vous avancer une telle chose ?
L’Abbé
Pour en être persuadé, il ne faut que lire la Logique du Port-Royal, qui a pour titre l' Art de penser ; c'est un petit volume qui n’a pas trois doigts d’épaisseur, il renferme cependant tout ce qu’il y a de bon dans les Livres d’Aristote qui sont dix fois plus amples, et outre cela il contient une infinité de bonnes choses qui ne sont point dans Aristote 275 Antoine Arnauld a discuté longuement avec Descartes au sujet de la théorie des idées, de la vérité et de la fausseté exposée dans les Méditations métaphysiques . Antoine Arnauld et Pierre Nicole publient la Logique de Port Royal, ou l’Art de penser en 1662 avec l’intention de rédiger un manuel de logique cartésienne. Ils reprennent et entérinent le lexique cartésien de l’idée, du jugement, du raisonnement et de l’ordre. La première partie traite de l’idée comme action mentale ; la seconde du jugement comme analyse des propositions selon leur qualité (affirmation ou négation), leur quantité (universalité ou particularité) et leur matière (vérité ou fausseté). La troisième partie sur les raisonnements traite des syllogismes, des topoi et des sophismes. La dernière partie propose un traité de la méthode, conçue comme analyse et synthèse ; elle reprend les quatre règles du Discours de la méthode (1637) de Descartes. P.S. Régis intègre ce traité de logique dans le manuel censé présenter systématiquement la philosophique cartésienne : Cours entier de philosophie, ou Systeme General selon les principes de M. Descartes, contenant la Logique, la Metaphysique, la Physique, et la Morale, derniere edition, enrichie d’un tres-grand nombre de figures, & augmentée d’un discours sur la Philosophie ancienne & moderne, où l’on fait en abregé l’histoire de cette Science , Tome premier, Amsterdam, aux dépens des Huguetan, 1691, p. 1 (« La Logique ou l’Art de penser, contenant les reflexions qu’on a faites sur les quatre principales operations de l’esprit, qui sont appercevoir, juger, raisonner & ordonner »). [SC] .
Le Chevalier
Quelles sont donc ces bonnes choses dont Aristote n’a point parlé ?
L’Abbé
Ce sont les applications des règles de la Logique pour découvrir 129 les faux raisonnements que tous les hommes font tous les jours dans la conduite de leur vie sans s’en apercevoir, et par lesquels ils tombent en mille fautes. Cette partie est assurément la plus utile 276 Descartes repère et critique un « sophisme formaliter » commis par les auteurs des secondes objections concernant la démonstration de l’existence de Dieu : (AT, VII, p. 151-152, tr. fr. AT, IX-I, p. 118-119). L’Abbé assume ici le projet de la méthode cartésienne qui vise à démasquer les sophismes et poser les règles sûres du raisonnement, ainsi que la critique cartésienne des syllogismes qui « servent plutôt à expliquer à autrui les choses qu’on sait, ou même […], à parler, sans jugement, de celles qu’on ignore, qu’à les apprendre » ( Discours de la méthode , AT VII, 17). Pour Descartes, il s’agit en effet d’exposer les règles de « cette sorte de connaissance intérieure qui précède toujours l’acquise [reflexam] » (AT, IX-I, p. 225). Il récuse donc le projet d’une logique formelle qui voudrait thématiser les procédures du raisonnement. Comme le souligne l’Abbé, la logique consiste alors essentiellement à analyser le jugement ; elle exclut l’analyse de l’énoncé qu’Aristote étudie dans les Premiers Analytiques . [SC] .
Le Président
Je n'ai point lu cette Logique du Port-Royal, et n'ai aucune curiosité de la lire, très sûr qu’elle ne dit rien qui ne soit beaucoup mieux dit par Aristote.
L’Abbé
Je ne sais pas comment on peut être bien sûr d’une chose que l’on n'a point examinée.
Le Président
Il n’est pas possible que rien de bon ait échappé à un génie tel qu’Aristote sur une matière qu’il a traitée à fond ; d’ailleurs j’ai vu que dans les Collèges on a tant 130 embarrassé la Logique de questions frivoles et ridicules 277 Le président évoque ici l’enseignement mis en place dans les collèges jésuites, à Rome, Naples, Goa, Messine, Coimbra, Paris, Bordeaux, Pont-à-Mousson, Caen ou la Flèche avec le Prytanée (fondé en 1604) où Descartes fait ses études. Tandis que l’enseignement scolastique médiéval connaît un certain déclin à l’université, les jésuites œuvrent à une contre-réforme scolaire. Ces collèges suivent une ratio studiorum commune aux différents collèges, avec un programme de théologie, grammaire, humanités, rhétorique et philosophie (composée de mathématiques, de logique et de physique). Les jésuites mettent en place une pédagogie originale qui insiste sur l’exercice et la pratique. Peut-être le président entend-il par questions frivoles l’art de la disputatio : l’élève pose des questions (quaestiones), s’ensuit une disputatio entre le maître et l’élève suivant les procédés de la dialectique, puis une explication de la part du maître. [SC] , que je ne doute point qu’il n’en soit de même de cet Art de penser dont vous parlez.
Le Chevalier
Puisque nous en sommes sur la Logique ; est-ce s’en bien servir que de conclure que la Logique du Port-Royal est pleine de questions frivoles parce qu’il s’en trouve souvent dans les disputes qui se font aux Collèges ?
Le Président
J’avoue que cela ne conclut pas, mais les apparences y sont.
L’Abbé
Puisqu’il est permis de raisonner sur les apparences y a-t-il apparence que la Logique d’Aristote soit bien claire et bien intelligible, lorsqu’on voit dans les Collèges dont vous parlez, que les 131 Professeurs de Philosophie, qui soutiennent des opinions formellement opposées les unes aux autres prétendent tous avoir Aristote de leur côté 278 L’enseignement de la logique était donné par le professeur de Philosophie (selon l’ordre du triennum philosophicum : logique, physique, métaphysique). Si tous les collèges jésuites sont censés appliquer la même ratio studiorum, il n’en reste pas moins entre eux une certaine diversité, voire une concurrence. Le cycle de philosophie se situe dans les humanités, entre la classe de grammaire et celle de rhétorique. La logique s’enseignait en deux temps : la dialectique, puis la logique proprement dite à partir de l’étude des syllogismes formels. À partir du dix-septième siècle, on imprime les cours de philosophie comme celui de Pierre Gautruche ou d’Honoré Fabri. Le premier manuel de logique est publié par Philippe du Trieu (1580-1635) — Manuductio ad logicam, sive dialectica studiosae juventuti ad logicam praeparandae conscripta , Douai, 1615 —, et rencontre un énorme succès éditorial. Ce manuel est utilisé dans de multiples collèges jésuites. Dans son Historia philosophica (1655), Georg Horn souligne l’importance des discussions jésuites à l’égard de l’aristotélisme : « Quae causa est, cur multi orthodoxi non alia de causa philosophiam Aristotelicam rimentur, quam quod absque ea non posse cum Iesuitis recte disputari videant. » (Horn 1655, VI, 9, p. 15.) [SC] ?
Le Président
C’est que tous tant qu’ils sont, ils n’entendent point Aristote.
L’Abbé
Cela fait voir qu’Aristote n’est guère intelligible.
Le Chevalier
J'ai ouï dire que ceux qui entendent le mieux ce grand Philosophe font bien de ne pas s’engager à le traduire, à cause des ténèbres insurmontables dont tout ce qu’il dit est environné 279 L’histoire de l’interprétation et de la traduction des textes aristotéliciens incarne en effet une véritable aventure intellectuelle, linguistique, universitaire et civilisationnelle, qui évolue et rencontre plusieurs types de difficultés : l’établissement du corpus aristotélicien ; la traduction à partir du grec ; le choix des meilleures leçons de manuscrits, les querelles d’interprétation. Les textes aristotéliciens constituent ainsi un véritable laboratoire pour mettre au point les règles de la traduction et de l’interprétation. Après Boèce, s’impose une distinction entre les traducteurs (interpretes) et les commentateurs (commentatores). Au Moyen Âge, Guillaume de Moerbeke (1266-67) propose une traduction scolastique littérale verbum e verbo. Leonardo Bruno (1370 ?-1444) renouvelle la méthode de traduction dans un esprit humaniste, qui vise à refléter le plus fidèlement le texte grec pour comprendre la pensée grecque dans son sens original. La traductio est un néologisme du milieu du Quattrocento qui exprime le principe selon lequel un auteur est son meilleur interprète (sui ipsius interpretes). Entre Constantinople et Padoue, Jean Argyropoulos (1393/4-1487) sert de médiation pour renouveler l’établissement des textes ; il traduit la Physique , les Réfutations sophistiques , l’ Éthique à Nicomaque . La connaissance du grec se diffuse et les règles de la philologie se précisent. Dans les universités à Florence ou à Paris est proposé un enseignement d’Aristote en grec. Apparaît aussi un nouveau principe de traduction ad sensum qui cherche à retranscrire le sens conceptuel originaire. Le traducteur se voit conduit à penser l’édition du texte en établissant les passages difficiles à la lumière de l’ensemble de l’œuvre de l’auteur. Ermolao Barbaro (1410 ?-1471) souligne le besoin d’établir une édition des œuvres complètes. Marcantonio Zimara, Lodovico di Trino, Branda Porro, Antonio Posio, Bernardino Tomitano, Arcangelo Mercenario établissent des tables des passages difficiles et des lexiques aristotéliciens, qui proposent des répertoires exhaustifs des concepts aristotéliciens. Progressivement s’impose le besoin d’une meilleure connaissance des auteurs, des conditions de vie ; ce besoin stimule la traduction d’autres auteurs grecs par les éditeurs Ermolao Barbaro, Aldo Manuzio et Poliziano. En France, à la fin du quinzième siècle, Jacques Lefèvre d’Etaples veut revenir à la source grecque lorsqu’il édite l’ Organon en-deçà des interprétations thomistes. Son jeune collaborateur François Vatable traduit Aristote du grec vers le latin ( Physica , De caelo , De anima , De generatgeneratione et corruptione , Meteorologica , Parva naturalia ) ; puis Joachim Périon propose de traduire Aristote dans un latin cicéronien et s’attache à retrouver un Aristote authentique en débarrassant le texte de l’influence d’Averroès (en particulier Aristotelis logica ex accurata recognitione Nicolai Gruchii ad Ioachimi Perionii et suam interpretationem... avec Nicolas Grouchy, Paris, 1567). Au seizième siècle, l’interpretatio désigne le commentaire sous plusieurs formes (explication, résumé, paraphrase, introduction, observation, remarques…). On débat l’optima ratio interpretandi Aristotelem : Pedro Nuñez cherche à expliquer pourquoi il est si difficile de connaître et comprendre Aristote ; Bartolomeo Pascual établit des règles pour interpréter Aristote par Aristote, Michael Piccart défend la nécessité de l’interprétation pour bien traduire dans Isagoge in lectionem Aristotelis hoc est, hypotyposis totius philosophiae Aristotelis (1605). On rapproche les règles herméneutiques de la Bible avec celles de la philosophie aristotélicienne. Aux seizième et dix-septième siècles, l’early modern aristotelianism représente encore un champ d’interprétations, de commentaires et de controverses très actif. André Dacier (1651-1722) propose une traduction de la Poétique d’Aristote en 1692. Il sera reçu à l’Académie française en 1695. Luca Bianchi, Interpréter Aristote par Aristote. Parcours de l'herméneutique philosophique à la Renaissance. Methodos, 2 | 2002. [SC] .
L’Abbé
On peut ajouter qu’ils font mieux de travailler de leur chef sur la Logique, comme a fait le 132 savant M. Du Hamel de l’Académie des Sciences qui nous en a donné une très excellente, et en même temps une Morale, une Physique, et une Métaphysique, de la même force, ce qui compose un cours de Philosophie le plus accompli que nous ayons 280 Annotation en cours. .
Le Chevalier
Je ne m’entends pas beaucoup en ces sortes de choses ; mais ayant un jour trouvé sous ma main la Logique dont vous parlez, j’en lus cinq ou six pages avec bien du plaisir, et fus fort étonné de comprendre sans peine ce que je lisais.
L’Abbé
Voilà l’effet de l’ordre et de la méthode dans l’ouvrage d’un homme qui possède bien sa matière, et de là vient que ce qui ne s’apprend qu’avec beaucoup d’étude, et de travail dans les écrits des An133 ciens s’apprend sans peine, et même avec plaisir dans les ouvrages des Modernes.
Le Chevalier
En voilà assez, ce me semble sur la Logique . Voyons s’il vous plaît ce que vous avez à nous dire sur la Morale.
L’Abbé
Je vous dirai que de toutes les parties de la Philosophie, c’est celle que les Anciens ont le plus ignorée.
Le Président
Cependant Socrate quitta l’étude de la Physique, qui faisait alors la principale occupation des Philosophes pour s’appliquer à la Morale, parce, disait-il, qu’on ne voyait goutte dans les choses de la Nature, et qu’on voyait clair dans celles qui regardent les mœurs 281 Annotation en cours. .
134 L’Abbé
C'est que Socrate ne savait pas qu’il lui était plus malaisé de se connaître lui-même, que de connaître tous les secrets de la Nature 282 Annotation en cours. .
Le Président
Pourquoi cela ?
L’Abbé
C'est que pour se bien connaître : il faut connaître la corruption du cœur humain, et le désordre qu’y a causé le péché du premier homme, connaissance qu’il ne pouvait avoir, et sans laquelle il ne pouvait pas aussi se corriger d’une infinité de défauts 283 Annotation en cours. .
Le Président
Comment dites-vous cela, Socrate n’a travaillé toute sa vie qu’à se corriger. Il reconnaissait qu’il était né pour être un fort 135 méchant homme, et qu’il l’aurait été s'il n'avait combattu fortement ses mauvaises inclinations 284 Annotation en cours. .
L’Abbé
Il est vrai qu’il a combattu, et vaincu même la pente qu’il pouvait avoir ou au vol, ou au meurtre, ou à la débauche, soit du vin, soit des femmes 285 Annotation en cours. ; mais pour l’orgueil, la source de ces vices, et de tous les autres, il n’a jamais songé à s'en défaire, et même ce n’a été que par la force de son orgueil, qu’il est venu à bout de dompter ses passions 286 Annotation en cours. .
Le Président
Où voyez-vous donc que Socrate ait eu de l’orgueil ?
L’Abbé
Je le vois dans la plupart de ses paroles. L’orgueil n’est pas tout d’une espèce. Il y en a un qui est insolent, hautain et déclaré tel 136 que celui des Conquérants, des grands Capitaines, des Ministres, des Magistrats, et de tous ceux qui occupent des postes considérables dans le monde, il y en a un autre qui est caché, souple et retenu, tel que celui des Philosophes de qui la politique pour parvenir à la gloire, dont ils ont encore plus de soif que tous les autres hommes, est de prendre des routes détournées, et toutes opposées au chemin que tient le commun du monde 287 Annotation en cours. . Ceux qui ont comparé ces deux genres d’orgueil ensemble ont trouvé que le dernier était bien plus subtil, et bien plus vif 288 Annotation en cours. , et c’est par cette raison que Tertullien définit le Philosophe un animal de gloire 289 Tertullien, De Anima, I, 2 : « philosophus, gloriae animal ». [BR] . Ils ont encore observé que plus les Philosophes ont été Philosophes, et plus ils ont été orgueilleux ; parce que l’orgueil était comme l’âme de leur Philosophie 290 Annotation en cours. ; c’est pourquoi lorsque Diogène foulait aux pieds le 137 beau manteau de Platon, en disant, je foule aux pieds le faste de Platon, on lui répondit, oui, mais avec un plus grand faste, pour lui faire entendre que s’il était plus Philosophe que Platon, il était aussi plus orgueilleux 291 L’anecdote est rapportée par Diogène Laërce, Vies de philosophes et de sophistes, VI, 2 « Diogène », 26. Dans la traduction de Gilles Boileau (1668), tome 1, p. 400. [BR] .
Le Président
D’où vient que vous jugez si mal de tant de grands personnages ?
L’Abbé
C'est que je ne vois pas qu’ils aient pu être vertueux au point qu’ils le voulaient paraître par un autre principe.
Le Président
Est-ce que la vertu n’est pas assez belle pour se faire aimer par ses propres charmes 292 Annotation en cours. ?
138 L’Abbé
Oui, mais son plus grand charme pour eux était que par elle ils s’élevaient au-dessus des autres, et qu’ils avaient le plaisir de les regarder de haut en bas.
Le Président
Quand la chose serait ainsi, où est le mal de se mettre au-dessus de ses Concurrents, quand on y parvient par des voies honnêtes et légitimes ?
L’Abbé
Quand les voies seraient les plus honnêtes du monde, la fin qui est de s’élever au-dessus des autres ne vaut rien, et comme c’est la fin qui rend les actions bonnes ou mauvaises 293 Annotation en cours. , on ne peut pas dire que tout ce que ces Philosophes ont fait par principe d’orgueil soit quelque chose de bon, ni de louable.
139 Le Président
Vous nous avez dit M. l’Abbé que toutes les paroles de Socrate étaient pleines d’orgueil ; cependant la chose dont on l’a le plus loué est d’avoir été modeste dans ses discours, d’avoir parlé de toutes choses, non point d’un ton affirmatif et décisif comme la plupart des Philosophes, mais toujours en doutant, et moins pour dire son avis, que pour savoir celui des autres 294 Annotation en cours. .
Le Chevalier
Je ne suis pas un grand personnage, mais je n'ai jamais donné dans ce panneau ; j’ai toujours haï l’air moqueur et ironique avec lequel Socrate parlait aux gens, et surtout ce doute dont vous parlez, doute affecté, et par lequel il faisait voir combien il était sûr de son opinion, et combien il avait compassion de l’éga140 rement de ceux qu’il interrogeait 295 Annotation en cours. . Je sauterais aux yeux d’un homme qui en userait de la sorte avec moi 296 On trouve un passage similaire dans le tome II, page 109. [EP] , j’aime bien mieux qu'on ne se cache point de la confiance qu’on a dans son bon sens ; qu’on dispute fortement et même avec hauteur, si l’on a de l’ascendant sur moi et de meilleures raisons que les miennes, que de voir un homme s’adoucir par pitié et s’accommoder à ma portée par des manières humbles en apparence mais dans le fond les plus orgueilleuses, et les plus offensantes dont on puisse se servir dans une dispute.
L’Abbé
Quoique M. le Chevalier s’exprime avec chaleur, il n’a pas cependant trop de tort, et ce qu’il dit prouve bien que les orgueilleux déplaisent toujours de quelque manière qu’ils s’expriment, et sur quelque ton qu’ils le prennent.
141 Le Président
Cela prouve seulement que M. le Chevalier est aisé à mettre en mauvaise humeur, puisque ce même Socrate qui a été aimé et adoré de tout le monde pour ses manières douces et honnêtes, a le malheur de lui déplaire.
L’Abbé
Nous ne savons point comment ceux à qui parlait Socrate s’accommodaient de ses Ironies 297 Elles peuvent en effet supposer chez l’ironiste un sentiment de supériorité et, corollairement, de mépris à l’égard de la personne ironisée, ce que la morale chrétienne considère comme une marque d’orgueil satanique. [BR] ; mais nous voyons bien qu’elles sont offensantes, comme c’est la nature des ironies de l’être presque toujours, et si elles nous plaisent dans les ouvrages de Platon, c’est que nous sommes bien aises de nous divertir avec Socrate aux dépens de ceux à qui il parle, lesquels à moins que d’être bien stupides, devaient en être très mal contents.
142 Le Chevalier
Si ces Ironies m’offensent après deux mille ans, moi qu’elles ne regardent point, quel chagrin et quelle indignation ne devaient-elles point causer aux personnes intéressées ? vous en direz ce qu’il vous plaira, mais il n’est point d’un homme véritablement sage et vertueux de se divertir de la sorte.
L’Abbé
Je suis persuadé qu’en cela Socrate contrevenait à la loi naturelle, qui nous défend de faire à autrui ce que nous ne voudrions pas qui nous fût fait 298 Annotation en cours. .
Le Chevalier
On ne voit point que les Philosophes anciens se soient mis en peine du chagrin que leur orgueil pouvait donner, quoiqu’ils eussent été peut-être bien fâchés qu’on en eût 143 usé avec eux avec le même air de suffisance.
L’Abbé
Ils méprisaient trop le reste des hommes pour s’en tenir offensés, et le même orgueil qui leur fournissait des traits piquants pour blesser ceux qu’il leur plaisait, leur servait aussi de bouclier et de cuirasse pour ne pas être blessés des traits que l’on lançait sur eux 299 Annotation en cours. .
Le Chevalier
Il est vrai qu’ils comptaient presque pour rien tout homme qui n’était pas philosophe.
L’Abbé
Ajoutez, et qui n’était pas Philosophe de leur même Philosophie. S'ils avaient eu la délicatesse de ne vouloir chagriner personne, Cicéron qui ne se piquait pas moins d’être bon Philosophe, que d’être bon Orateur, se serait 144 abstenu de se vanter partout, que sans lui la République était perdue, et de crier à haute voix, et en Prose, et en Vers : ô République fortunée de m'avoir eu pour Consul [ d ] 300 Annotation en cours. ! car autant que ces paroles étaient douces à ses oreilles, autant devaient-elles être désagréables à celles de tous les Romains qui les entendaient.
Le Président
Ce qui vous trompe, M. l’Abbé, c’est que vous appelez orgueil en Cicéron ce que vous devriez appeler une belle et véritable gloire 301 Annotation en cours. .
L’Abbé
Ce qui vous trompe, M. le Président, c’est que vous confondez les belles actions que Cicéron avait faites pendant son Consulat avec l’habitude vicieuse qu’il avait de s’en vanter. Croyez-145 moi, il n’y a que la Religion Chrétienne qui ait formé un véritable Système de Morale 302 Annotation en cours. .
Le Président
Oui, de Morale Chrétienne ; mais non point de Morale purement humaine telle qu’était celle des Anciens 303 Annotation en cours. .
L’Abbé
Pour vous montrer que cette Morale purement humaine des Anciens n’a point de vrai Système, c’est qu’elle n’a jamais pu convenir du souverain bien 304 La diversité des opinions des philosophes sur le souverain bien est un lieu commun pyrrhonien maintes fois souligné par La Mothe Le Vayer dans les Dialogues faits à l’imitation des Anciens. De son côté, Pascal annonce, non sans ironie, ce thème sceptique dans le fragment 27 (édition Sellier) des Pensées : « 280 sortes de souverain bien dans Montaigne. » [BR] , chose nécessaire à la Morale, comme Cicéron le dit lui-même dans ses Offices . « Toute la matière des devoirs de l’homme, dit-il, se peut réduire à deux chefs, dont l’un va à établir ce que c’est que le souverain bien, et l’autre comprend les préceptes particuliers qui règlent toutes les actions de la vie 305 Cicéron, Les Devoirs (De officiis), I, 3, 7 : « Omnis de officio duplex est quaestio. Unum genus est, quod pertinet ad finem bonorum, alterum, quod positum est in praeceptis, quibus in omnes partes usus vitae conformari possit. » [BR] . »
146 Le Chevalier
Non seulement les anciens Philosophes n’ont pu convenir du souverain bien ; les uns l’ayant mis dans les richesses, les autres dans les plaisirs, les autres dans l’insensibilité, tous enfin où il ne pouvait pas être ; mais ils ne l’ont point connu, n’ayant point connu Dieu qui seul est le souverain bien 306 Annotation en cours. .
L’Abbé
Ajoutez qu’ils ne se sont point connus eux-mêmes, puisqu’ils n’ont point su, comme je l’ai déjà dit, la corruption de la nature humaine par le péché originel. Ces deux connaissances leur ayant manqué, celle du souverain bien qui est Dieu où ils devaient tendre, et celle de la corruption de leur nature qu’ils devaient corriger et réformer pour parvenir à la possession de ce souverain bien, leur Morale n’a pu être que très défectueuse. Si d’ail147 leurs l’on regarde les définitions qu’ils ont faites des vertus, des vices et des passions, on en trouvera presque autant de différentes qu’il y a eu de différents Philosophes 307 Annotation en cours. , et on verra qu’ils n’ont pas moins ignoré la Morale en détail, qu’ils l’ont ignorée en gros et dans ses principes, au lieu qu’on peut dire qu’il ne manque rien à celle d’aujourd'hui. Elle n’est point en peine de savoir en quoi consiste le souverain bien ; tous nos Philosophes conviennent qu’il consiste à posséder Dieu, c’est-à-dire, à le connaître, et à l’aimer soit en cette vie, soit en l’autre 308 Pascal ne dit pas autre chose : « ce gouffre infini ne peut être rempli que par un objet infini et immuable, c’est à dire que par Dieu même. Lui seul est son véritable bien. Et depuis qu’il l’a quitté, c’est une chose étrange qu’il n’y a rien dans la nature qui n’ait été capable de lui en tenir la place […] » Pascal, Pensées, Sellier 181. [BR] . Elle n’a plus de peine non plus à connaître la nature de l’homme que nous savons avoir été corrompue par le péché d’Adam. Elle est instruite par là que l’orgueil qui passait presque toujours pour une vertu chez les Païens, est non seulement un vice en soi, mais le principe et la racine de tous les 148 autres 309 Annotation en cours. . Car de rapporter tout à soi, et par là se constituer soi-même sa dernière fin, et son Dieu par conséquent, c’est une disposition qui gâte toutes les actions, et qui les rend défectueuses, quelque belles qu’elles soient en apparence ; comme de les rapporter toutes à Dieu les rend bonnes, quelque faibles et quelque imparfaites qu’elles puissent être, pourvu qu’elles ne soient point mauvaises en elles-mêmes. On a si bien examiné dans ces derniers temps la nature de toutes les vertus, de tous les vices, et de toutes les passions, que leurs définitions ne sont plus contestées de personne.
Le Chevalier
Estimez-vous cependant, M. l'Abbé, que tout ce que les Anciens ont écrit sur la Morale ne soit d’aucune utilité ?
149 L’Abbé
Dieu m’en garde ; ils ont dit de très belles, et de très bonnes choses, très propres même à nous confondre, en faisant réflexion qu’ils n’étaient aidés que des seules lumières naturelles 310 Annotation en cours. . Il n’y a d’ailleurs qu’à rapporter à Dieu les mêmes actions, dont ils se constituaient l’unique fin, et les faire avec humilité, au lieu qu’ils les faisaient avec orgueil.
Le Chevalier
À propos d’humilité, on dit que les Anciens n'ont point connu cette vertu.
L’Abbé
Cela est vrai, et même elle n’avait pas de nom parmi eux.
Le Chevalier
Est-ce que humilitas n’est pas un mot Latin 311 Annotation en cours. ?
150 L’Abbé
Oui, pour signifier bassesse ou petitesse, mais non pas pour exprimer la vertu dont nous parlons, laquelle ils auraient traitée de bassesse, si on leur avait dit les actions qu’elle fait faire 312 Annotation en cours. . Comme ils n’ont point connu l’Humilité qui est le fondement de toutes les vertus, ils n’ont point connu aussi la Charité qui en est le comble, et sans laquelle elles ne sont toutes que de fausses vertus, pour ne pas dire de véritables vices 313 Annotation en cours. .
Le Président
Cependant on ne parle partout que de la vertu des Païens 314 Allusion très probable au traité de La Mothe Le Vayer, La Vertu des payens, Paris, Targa, 1642, où l’auteur défend l’hypothèse qu’un païen, quoiqu’ignorant la religion chrétienne, peut être capable de vertu. L’ouvrage ayant été commandé par Richelieu pour contrer la montée en puissance des thèses augustiniennes et de leurs turbulents promoteurs, le libertin érudit se saisit de cette opportunité pour défendre les « Anciens philosophes » réputés athées. .
L’Abbé
C'est qu'on donne le nom de vertu à ce qui n’en a que l’apparence ; mais cette question nous mènerait trop loin, et je remarquerai seulement une chose qui 151 vous semblera bien étrange aussi bien qu’à moi, quand vous y aurez fait réflexion : c’est que la plupart des Anciens Philosophes disaient qu’il fallait demander aux Dieux les richesses, les honneurs, la santé, et tous les autres biens extérieurs, mais que pour la vertu et la sagesse, chacun devait se la demander à soi-même, parce qu’on pouvait les acquérir par l’étude de la Philosophie, et qu’ainsi il ne fallait point en importuner les Dieux 315 Annotation en cours. .
Le Chevalier
Comme la Sagesse et la Vertu sont des biens préférables à tous les autres, les Philosophes qui croyaient pouvoir l’acquérir par leurs propres forces, se mettaient au-dessus des Dieux, qu’ils croyaient ne pouvoir disposer que des honneurs, des plaisirs et des richesses 316 Annotation en cours. .
152 L’Abbé
Je ne puis le pardonner à Horace, qui dit quelque part dans ses
Satires
.
Det vitam, det opes, æquum mi animum ipse parabo
317
Annotation en cours.
.
« Que Jupiter me conserve la vie et me donne des richesses ; pour ce qui est d’un esprit sage, je saurai bien me le donner moi-même
318
Annotation en cours.
. »
Le Chevalier
Je commence à être persuadé que Socrate avait tort, quand il croyait voir plus clair dans la Science des mœurs, que dans celle des choses naturelles, quoique les anciens Philosophes me paraissent avoir été fort ignorants en Physique 319 Il est difficile de savoir de quoi l’on parle, à la fin du XVIIe siècle, lorsqu’on emploie le mot de physique. Les anciens philosophes ont-ils été fort ignorants en ce qui constituait la physique de leur temps et qu’ils avaient inventé ? Chose qui paraîtrait curieuse, ou bien fort ignorants en ce qui constitue la physique à la fin du XVIIe siècle, ce qui rend la comparaison inappropriée ? En cette fin de siècle, la physique est de plus en plus désignée par la locution «#160;Philosophie naturelle#160;» ; Galilée, Gassendi, Descartes, Huygens et bien sûr Newton sont les plus importants de ceux qui constituent ce domaine. Disons qu’il inclut désormais l'astronomie, voire la cosmologie et qu’il exclut (implicitement au début) les sciences du vivant. Au temps des « anciens philosophes » (voir note suivante), la philosophie est tripartite (ainsi que nous le rapporte Plutarque, dans Les Opinions des philosophes ) ; elle se compose de la physique, la morale et la logique. La première partie « traite du monde et de tout ce qu’il contient » (Les Opinions des philosophes). [VJ] .
Le Président
Si vous entendez parler de certains anciens Philosophes, dont Plu153 tarque rapporte les opinions, j’avoue qu’ils ont été fort mauvais Physiciens 320 La réponse du Président n’apporte pas beaucoup de lumière sur cette importante question. La première phrase de la préface de Plutarque à son ouvrage, Les Opinions des philosophes (Œuvres morales, tome XII, Les Belles Lettres, 1993, édition de Guy Lachenanud), nous informe de ceci : « La physiquee est l’objet de cet ouvrage ». De quelles opinions sera-t-il question ? de celles de Thalès, Anaximandre, Anaximène, Anaxagore, Archelaus, Pythagore, Héraclite du Pont, Démocrite, Empédocle, Socrate et Platon, Zénon d’Élée, Aristote, Épicure. C’est donc une période courte et dense, qui va du début du VIe siècle à la fin du IVe siècle. Le Président opère une coupure entre les premiers grands cosmologistes (les six ou les sept premiers) qui, en effet, ne font pas de physique au sens de ce qui porte ce nom au XVIIe siècle mais proposent de vastes thèses spéculatives visant à transformer un tout (Pan) mythique et sans lois en un Cosmos rationnel. Sont-ils, sur ce thème, fort mauvais ? Question ouverte. Avec Platon, nous disposons du Timée, et de passages de La République, ainsi que Des lois, dans lesquels est exposée une doctrine rationnelle de la création du monde par un Démiurge, rationnel, soumis à la nécessité et géomètre. Est-ce de la physique ? Difficile à dire, mais l’entreprise ne manque pas de force. Tout se joue sans doute avec Aristote qui soutient la possibilité d’une physique philosophique. Une science de la science de la nature est possible et le traité La Physique va en donner les principes (et certains des effets principaux). La nature est tout ce qui a en soi et non par accident, un principe de mouvement et de repos. Ceci inclut les corps matériels et leurs mouvements, le vivant, sa génération et sa corruption. Reste le difficile problème de l'astronomie où règne le mouvement sans changement et qui, pour cette raison, fera l’objet d’un traité à part. Le Président enregistre ceci et ajoute les atomistes comme bons physiciens parmi les anciens. L’histoire des sciences et l’actualité de son temps valident son jugement. [VJ] , et je vous les abandonne entièrement ; mais si vous entendez parler de Démocrite, de Platon, d’Aristote et d’Épicure, ou de quelques autres Philosophes à peu près de la même force 321 Il peut s’agir des aristotéliciens anciens, ou d’Archimède. Le cas des astronomes ayant déjà été évoqué. (Voir ci-dessus). [VJ] , je soutiens que les Modernes ne sont point plus habiles en Physique que l’ont été les Anciens.
L’Abbé
Nous allons voir ce qui en est.
Le Président
Il est constant que la Physique de Descartes, qui est apparemment celle que vous voulez opposer à celle des Anciens, n’est autre chose que la Physique de Démocrite un peu plus étendue 322 Quelle est la structure de l’argument du Président d’où il conclut que Descartes est inférieur à Aristote ? Je crois qu’elle est double. Première inférence : la physique d’Aristote est très supérieure à celle de Démocrite et la physique de Descartes est proche de celle-ci (un peu plus étendue), il s’ensuit que la physique d’Aristote est supérieure à celle de Descartes. Seconde inférence, présentée à la fin de l’exposé : la physique d’Aristote est toujours supérieure à celle de Démocrite, or celle-ci est le modèle de celle de Descartes et lui est donc, par cela même, supérieure. Conclusion : Aristote gagne sur Descartes. Le plus grand représentant des modernes cède le pas au plus grand des anciens. Ces deux inférences sont difficiles à valider. Dans la grande controverse qui traverse toute l’histoire de la physique, à savoir : la matière est-elle continue ou alors est-elle composée d’atomes et de vide ?, Descartes, comme Aristote, est du côté de l’homogénéité et Démocrite est quasiment le fondateur de l’atomisme. Il est difficile d’affirmer que les principes et les conclusions sont les mêmes. De ce point de vue, il est audacieux de considérer comme mineure l’opposition entre la thèse de la divisibilité à l’infini et celle du terminus ad quem de ladite divisibilité de la matière. En revanche, il est remarquable d’observer qu’à la fin du XVIIe siècle, nombreux sont les auteurs qui voient en Descartes, une sorte d’atomiste, au motif, juste, que sa physique se déploie comme une physique des petites particules. Ce jugement, qui associe Descartes à Gassendi et à d’autres atomistes explicites ou non, se retrouve par exemple dans les cercles et académies du sud de l’Italie des années 1680-1700, chez Tommaso Cornelio, Gennaro d’Andrea, Carlo Renaldini, Gregorio Caloprese ou Pietro Metastasio. Il est vrai encore que, de son vivant, Descartes dut se défendre d’être démocritéen. Voir Sophie Roux, « Descartes Atomiste ? », dans Atomismo e continuo nel XVII secolo, Vivarium, 2000, p. 211-274 .[VJ] . Ce sont à peu près les mêmes principes, les mêmes conclusions, et la Philosophie de tous les deux se peut appeler également la Philosophie 154 des Corpuscules, que l’un suppose indivisibles, et l’autre divisibles à l’infini 323 Si cette remarque vaut assez pour Descartes avant 1630, elle n’est plus valable lorsque la doctrine de la substance étendue est élaborée et développée dans les Méditations, le Traité du Monde et les Principia. Il écrit à Mersenne le 30 septembre 1640 : « Pour un atome, il ne peut jamais être conçu distinctement, à cause que la seule signification du mot implique contradiction, à savoir d'être un corps et d'être indivisible », (AT III , p. 191.) [VJ] . Il est encore certain qu’Aristote n'a quitté les principes de Démocrite qu’il connaissait parfaitement, que parce que tout plausibles qu’ils sont, ils ne mènent guère loin, et que si l’on peut s'en servir heureusement pour rendre raison de quelques effets de la Nature, on demeure court sur tous les autres 324 Comme l’écrit Sophie Roux, « les thèses atomistes sont l’objet d'un examen logique, leur cohérence et leurs conséquences métaphysiques sont discutées indépendamment de leur portée empirique. » (« Descartes Atomiste ? », dans Atomismo e continuo nel XVII secolo, Vivarium, 2000, p. 3 . L’atomisme offre par exemple de bons arguments aux difficultés que présente au mécanisme la question de la raréfaction, mais il n’en va pas de même par exemple pour ce qui est de la lumière ou de la gravité. [VJ] . On dit même que c’est ce qui a porté Aristote à composer la Physique qu’il nous a laissée, laquelle rend raison de toutes choses avec une égale et incroyable facilité 325 Quoi qu’on en ait dit, la puissance de la physique d’Aristote tient à sa capacité à proposer un système total concernant les mouvements des corps matériels, des concepts aussi généraux qu’adaptables aux changements quasi infinis qu’offre la nature, comme, en particulier la théorie de la puissance et de l’actualisation et plus généralement de l’hylémorphisme. [VJ] . Il résulte, ce me semble, de ce que je dis, que la Physique de Descartes est bien inférieure à celle d’Aristote puisque Aristote n’a pas voulu suivre celle de Démocrite l’original et le modèle de celle de Descartes.
155 L’Abbé
De l’humeur qu’était Aristote, c’était assez qu’un autre Philosophe se fût rendu célèbre par une opinion pour ne la pas suivre, et bien des gens assurent qu’il n’a pris une manière de Philosopher opposée à celle de Platon son maître, que par un pur esprit de contradiction 326 Annotation en cours. . Quant à ce que vous objectez que la Physique de Démocrite et par conséquent celle de Descartes ne mène guère loin ; c’est-à-dire, qu’elle n’apprend pas beaucoup de choses, j'en demeure d’accord ; mais celle d’Aristote n’apprend rien du tout. Car de dire par exemple que la chaleur est une qualité qui rend chaud le sujet où elle est 327 La doctrine aristotélicienne des qualités a été beaucoup moquée. Qui ne se souvient des railleries de Molière ? Il s’agit pourtant d’une remarquable construction théorique qui, durant deux mille ans, a permis d’apprendre (ou en tout cas de penser) bien des choses sur la nature animée ou inanimée. Sa source principale se trouve dans le traité De generation et corruptione, Livre II, chap. 2 et 3). Toutes les qualités des corps sensibles sont rapportées à deux couples de contrariétés premières (chaud, froid), (sec, humide). C’est le sens du toucher, le plus fondamental, qui nous y conduit. En outre, ce système des quatre qualités correspond aux quatre éléments, eux-mêmes organisés en deux couples d’opposés : (feu, terre) et (air, eau). Le sec et le chaud donnent le feu, le sec et le froid donnent la terre. Le chaud et l’humide donnent l’air, le froid et l’humide l’eau. [VJ] ; que l’humidité est une qualité qui le rend humide, il est constant que cela n’apprend rien qu’on ne sache déjà. Mais puisque vous prenez Aristote pour votre Champion, et que vous 156 voulez que je prenne Descartes pour le mien, je consens que le combat ne se donne qu’entre ces deux Philosophes 328 La réduction à deux du nombre des combattants, anciens et modernes n’est pas infondée. Aristote était appelé le philosophe dans la tradition arabo-musulmane et les divers courants de la scolastique, mais encore la tradition néo-platonicienne, se référaient à lui. Du côté des modernes, si Descartes n’est évidemment pas seul, il a une telle influence que nombre de ses successeurs se revendiquent de lui. On peut défendre qu’ils sont quasiment tous des cartésiens, même s’il s’agit de cartésiens rebelles. Pensons à Malebranche, à Spinoza, à Leibniz même. D’Alembert écrira plus tard : « Les armes dont nous nous servons pour le combattre ne lui en appartiennent pas moins parce que nous les tournons contre lui. » (Discours préliminaire, éd. Michel Malherbe, Paris, Vrin, 2000, p. 129). [VJ] . Voyons d’abord quels sont leurs principes de part et d’autre. Aristote admet trois principes de la génération, la Matière, la Forme, et la Privation 329 Pour surmonter les apories de l’atomisme et distinguer la génération de l’altération, Aristote, comme il l’écrit, doit reprendre le problème à son point de départ (De generatione…, 316, b, 18, trad. J. Tricot). Il faut entendre par là, la thèse selon laquelle l’être se dit de diverses façons de sorte qu’une substance puisse être en puissance et puisse aussi être en acte (pas simultanément bien sûr). Alors, la privation est un concept parfaitement intelligible par lequel on comprend qu’une substance sensible, un arbre par exemple, puisse « être » quoiqu’il soit privé de son actualisation comme arbre accompli s’il est encore à l’état de graine. [VJ] .
Le Chevalier
Voilà comme je l’ai ouï dire au Collège, et depuis encore à plusieurs habiles Philosophes ; mais je vous avoue que je n'ai jamais pu comprendre comment la Privation qui n’est rien peut être le principe de quelque chose ?
Le Président
Aristote ne prétend pas que la Privation opère rien dans la génération des choses de la Nature, il veut dire seulement qu’elle est une condition nécessaire à la génération, étant comme le terme 157 d’où part la chose qui est engendrée, c’est-à-dire, qu’il faut qu’une chose ne soit pas ce qu’elle va devenir par une nouvelle génération ; qu’il faut par exemple qu’un arbre ne soit pas arbre, quand il commence à devenir arbre 330 Annotation en cours. .
Le Chevalier
Voilà de ces choses qui devaient demeurer éternellement dans le Grec où elles ont été conçues, et dans le Latin, où on les a fait passer, car elles sont trop ridicules en Français 331 Annotation en cours. . Voilà une belle remarque qu’il faut qu’un arbre ne soit pas arbre, quand il commence à devenir arbre.
L’Abbé
Si M. le Chevalier ne peut souffrir que la Privation soit un principe, il y a bien des gens qui n’ont pas moins de peine à laisser passer pour principe la Forme substantielle, dont ils préten158 dent n’avoir jamais pu se former une idée bien distincte.
Le Président
La Forme substantielle est ce qui constitue chaque chose en son être particulier ; car comme la Matière est commune à tous les corps, il faut bien que quelque chose rende ces corps différents les uns des autres, et les fasse être ce qu’ils sont chacun en leur particulier, et c’est ce qu’on appelle la Forme substantielle 332 Annotation en cours. .
L’Abbé
Voilà comme on parle, et ce qu'on se donne dans les Écoles 333 Furetière : « Collège, lieu public où on enseigne les sciences. » « Se dit aussi par opposition à la science du monde, des manières d’expliquer les sciences dans les Collèges. C’est parler en termes de l’École, cela sent l’École, la manière pédantesque et scolastique. » [DR] comme de bonne monnaie et ayant cours ; mais on a de la peine à se payer de cela dans le monde ; car en un mot connaissons-nous bien comment le feu par exemple se produit dans le bois ? quand on nous dit que lorsque la chaleur et la sécheresse y ont été 159 introduites jusqu’à un certain degré ; alors elles tirent du sein de la matière la Forme substantielle du feu qui y était en puissance. Je ne sais pas, M. le Président, si cela vous paraît clair ; mais pour moi je vous avoue que je ne sais ce que je vois, quand j’entends Philosopher de la sorte : cependant comme la dispute sur cet article pourrait nous occuper trop longtemps, je veux bien vous passer la Forme substantielle pour un principe, pourvu que vous m’avouiez aussi que la Physique qui en use ainsi est plutôt une espèce de Métaphysique qu’une véritable Physique ; car elle n’entre point dans la Mécanique de la construction et du mouvement des corps, mais se contente d’en parler sur des idées abstraites qu’elle s’en forme 334 Annotation en cours. .
Le Président
C’est de quoi on ne peut trop 160 louer Aristote qui ayant connu qu’on ne pouvait entrer mécaniquement dans les opérations ineffables de la Nature, a pris le parti de les considérer d’une manière abstraite et élevée en quelque sorte au-dessus des sens 335 Annotation en cours. , mais telle cependant que par elle il rend raison de toutes choses d’une manière claire, certaine et invincible, ce procédé est assurément très sage. Quand l’ Écriture dit que Dieu a livré le monde à la dispute des hommes, en sorte qu’ils ne comprendraient point l’ouvrage que le Seigneur a fait dès le commencement. Mundum tradidit disputatoni corum, ut non inveniat homo opus quod operatus est Deus ab initio [ e ] 336 Traduction de Le Maistre de Sacy : « Tout ce qu’il a fait est bon en son temps, et il a livré le monde à leurs disputes, sans que l’homme puisse connaître les ouvrages que Dieu a créés depuis le commencement du monde jusqu’à la fin. » [DR] . Elle a déclaré par là que ceux qui voudront Philosopher comme Descartes, et connaître la manière dont Dieu a opéré toutes choses, ne parviendront jamais à en avoir la véritable connaissance 337 Le jugement du Président est complexe. Aristote passe généralement pour un philosophe empiriste. Ici, le voici loué pour avoir considéré la nature « en quelque sorte au-dessus de nos sens ». En outre, sa philosophie première, ou métaphysique, est-elle aussi louée pour lui avoir permis de « rendre raison de toutes choses », ce qui le rend proche de Descartes puisque celui-ci garantit, lui aussi, sa philosophie naturelle par sa propre métaphysique. Le reproche fait à Descartes est de considérer Dieu le créateur du monde et l’objet principal de sa métaphysique ; il n’évite pas, selon le Président, le péché d’orgueil (et l’ erreur de méthode) qui consiste à vouloir entrer dans l’entendement divin, pour comprendre la nature. C’est d’ailleurs prêter au philosophe français une thèse qui n’est pas la sienne puisque, si l’on peut connaître clairement et distinctement l’existence de Dieu, on ne peut connaître ni comprendre l’infinité de son intellect. [VJ] .
161 L’Abbé
Voulez-vous bien me permettre de vous dire ce que je pense là-dessus ?
Le Président
Très volontiers.
L’Abbé
Je trouve que les ouvrages de la Nature, ou pour mieux dire les ouvrages de Dieu peuvent se considérer comme ayant deux extrémités, l’une par où elles semblent toucher encore à Dieu, et l’autre par où elles nous touchent 338 Il y a peut-être là, une métaphore : les phénomènes seraient connus soit par leurs causes, soit par leurs effets , couple analogue à celui que constituent l’essence et les qualités, l’intellect divin et nos perceptions. [VJ] . La première est leur essence ; la seconde, leurs qualités, autant que ces qualités, c’est-à-dire leur figure, leur quantité, leur dimension, leur poids, leur mouvement sont choses parfaitement connues, et dont les Mathématiques nous donnent des démonstrations très évidentes, autant 162 leur essence nous est peu connue, et échappe aux yeux de la Physique la plus éclairée 339 Ce qui semble plus certain est la considération suivante rapportant ce que l’on peut connaître à la figure, la quantité, la dimension, le poids et le mouvement. Ce mode de connaissance étant en outre garanti par les mathématiques. Cette thèse fait penser à l’acronyme PNEM, employé par Descartes, Huygens, Roberval et bien d’autres auteurs de cette époque. Ces quatre lettres renvoient au verset du livre de la Sagesse, qui nous apprend que Deus Fecit Omnia in Pondere, Numero Et Mensura (Sap. XI, 21). Il y a là comme un étendard des modernes mécanistes qui invoquent ou mentionnent un Dieu-géomètre ou un Dieu qui mesure et calcule. Voir l’article d’Alan Gabbey, « Pondere, Numero et Mensura, Roberval et la géométrie divine », Revue de synthèse, 4° série, n° 2-3-4, avr.-déc. 2001, p. 521-529. [VJ] . Dans cette supposition, je ne saurais trop louer un Philosophe qui examine les qualités et les propriétés des choses naturelles, qui observe autant qu’il le peut la manière mécanique dont elles produisent leurs effets, et qui montant de degrés en degrés, avance dans leur connaissance autant qu’il le peut par la force de son génie ; mais qui venant enfin à se perdre dans cette recherche à cause des grandes ténèbres, ou plutôt des grandes lumières dont leur origine est environnée, adore la Puissance, la Sagesse, et la Bonté de celui qui les a faites : et je ne puis en même temps trop blâmer l’orgueil téméraire d’un Philosophe, qui veut commencer par connaître les choses les plus simples dans leur essence 340 Nous voici en délicatesse avec Descartes. Sans doute un hommage lui-est-il rendu lorsque l’Abbé loue la manière mécanique qu’a la nature de produire ses effets. Mais voici aussi que s’amorce la critique quand il s’agit de remonter aux causes premières. Les modernes du Parallèle doivent préférer le programme du Discours de la méthode et des Essais et ne pas embrasser l’arbre de la philosophie de la lettre-préface aux Principes de la philosophie. On peut reconnaître une tonalité « Port-Royal », ou même directement pascalienne dans la dénonciation de l’orgueil que l’on constate chez celui qui entend véritablement comprendre les secrets de la nature. Cette critique anti-cartésienne est assez partagée alors, par des auteurs variés : Gassendi, Mersenne, Roberval, Newton entre autres. [VJ] .
163 Le Chevalier
J'ai toujours été indigné ou plutôt j’ai toujours ri de voir Descartes, qui entreprend de créer le Monde, et qui même ne s’en fait pas une affaire, car il ne demande qu’une seule chose pour en venir à bout : une Matière coupée en petits carrés qu’on fasse mouvoir en rond 341 Descartes élabore l’idée d’une matière unique dans son essence et diversifiée par son mouvement en trois genres principaux. Il n’y a donc pas de « petits carrés qu’on fasse se mouvoir en rond », mais plutôt ceci : « d’autant qu’il ne saurait y avoir d’espace vide en aucun endroit de l’Univers, et que les parties de la matière, étant rondes, ne sauraient se joindre si étroitement ensemble, qu’elles ne laissent plusieurs petits intervalles ou recoins entre elles : il faut que ces recoins soient remplis de quelques autres parties de cette matière ». (Pr.III, art. 49). [VJ] ; ne songeant pas qu’il n’admet point de vide dans la Nature, sans lequel il est impossible que des Carrés qui se touchent par toutes leurs faces se meuvent en rond 342 Il est vrai, par ailleurs que le mouvement effectif fondamental de la matière est de se mouvoir en rond, même si, sans cause externe, la tendance naturelle au mouvement est rectiligne. Ceci parce qu’il y a partout des causes externes à l’œuvre, des interactions entre les parties de la matière. [VJ] . Il prétend que les angles de ces Carrés venant à se froisser, il s’en fait une poussière qui à force d’être broyée, forme une matière subtile, matière d’une si grande vertu, qu’en la mêlant avec l’autre matière, il en forme le Ciel, les Astres, le Feu, l’Air, l’Eau, la Terre, et tout ce qu’ils contiennent 343 On se fera une idée de la doctrine cartésienne en lisant l’article 52 de Pr. III, où l’auteur indique qu’il « tachera de faire voir que tous les corps de ce monde visible sont composés de ces trois formes qui se trouve en la matière, ainsi que de trois divers éléments, à savoir : que le Soleil et les étoiles fixes ont la forme du premier de ces éléments, les cieux celle du second, et la Terre avec les planètes et les comètes, celle du troisième. » [VJ] .
164 L’Abbé
Jamais Descartes n’a cru que le Monde se soit fait de la sorte.
Le Chevalier
Je le veux croire, mais je suis sûr que plusieurs de ses Disciples sont persuadés qu’il a rencontré juste sur cet article 344 Annotation en cours. .
L’Abbé
Tant de gens et de toutes sortes de caractères d’esprit font profession de sa doctrine 345 Le fond de l’argument est nettement exposé par l’Abbé : Descartes serait en réalité un phénoménaliste, un utilitariste, pour ne pas dire par anachronisme un positiviste. Pour ce qui concerne le système du Monde, l’affaire était alors fort discutée : Copernic avait-il présenté son système comme le vrai ou comme le plus commode ? Galilée lui-même était-il un réaliste strict ou, comme le lui avait enjoint le cardinal Bellarmin devait-il adopter la longue tradition d’une sorte de scepticisme épistémologique, déjà illustrée chez les anciens, chez Ptolémée notamment ? Au sein de l’Académie, cette position était forte et défendue par Roberval, comme elle l’avait été par Mersenne, Pascal, voire Gassendi. Il est cependant bien peu crédible d’y reconnaître Descartes : son système n’est pas celui qui, relativement aux autres, explique mieux les opérations de la nature , c’est un système dont la validité est garantie par la métaphysique, elle-même donnée pour certaine. Autrement dit, oui, Descartes est, si l’on suit l’Abbé, un fou puisqu’il pense avoir trouvé de quelle manière Dieu a créé le Monde. [VJ] , qu’il s’en peut trouver parmi eux qui aient pris au pied de la Lettre un Système qu’il ne donne point comme vrai, mais comme le meilleur moyen qu’il ait pu imaginer, pour rendre raison de toutes choses. Que si dans ce Système il explique mieux la manière d’opérer de la Nature que par un autre, voilà tout ce qu'on peut demander d’un 165 Philosophe, qui serait un fou, s’il prétendait avoir trouvé de quelle manière Dieu a créé le monde 346 Cette fois la critique de l’Abbé tombe mal pour une raison inverse. Tout à l’heure, il portait crédit à Descartes de n’avoir pas véritablement expliqué les lois générales de la nature et la nature de la matière, alors que le philosophe estimait l’avoir fait et maintenant il lui reproche d’avoir voulu expliquer le détail des phénomènes, alors que Descartes fait entrer ce détail des effets et des phénomènes infiniment divers et multiples dans un autre régime de certitude et de connaissance. Celle-ci relève de la certitude morale qu’il est très raisonnable d’adopter sans que l’on puisse être absolument certain de la vérité de l’explication fournie, quoique celle-ci soit compatible avec les principes certains et les lois de la nature. [VJ] . Je n'ai donc garde d’accuser M. Descartes d’avoir eu une telle pensée, de quoi je le blâme un peu, c’est d’avoir voulu nous expliquer dans le détail l’essence et la constitution des corps simples, parce que je ne crois pas que l’esprit humain soit capable d’une semblable connaissance.
Le Chevalier
D’où vient que vous bornez ainsi l’esprit de l’homme ?
L’Abbé
Je suis persuadé qu’il n’y a que deux choses que l’homme puisse faire, qui sont d’assembler et de séparer. Bâtir une maison, c’est mettre des pierres les unes sur les autres : l’abattre, c’est séparer les pierres qu’on avait assemblées, faire un tableau, c’est mettre des 166 couleurs ensemble sur une toile, faire une figure de marbre, c’est séparer quelques morceaux de marbre du bloc dont on l’a fait. Il en est de même des opérations de l’Esprit, qui à la réserve de celle qui forme les idées simples, se réduisent toutes à assembler ou à séparer ; on assemble des idées pour en faire des propositions, on assemble des propositions pour en faire des raisonnements, et on assemble des raisonnements, pour en composer des discours avec ordre et méthode 347 L’expression « discours avec ordre et méthode » résonne avec le titre du Discours de la méthode. Les définitions de l’Abbé des deux facultés caractéristiques de l’homme constituent peut-être un raccourci saisissant de ce que l’on peut entendre par analyse et synthèse. Est-ce tout-à-fait cartésien ? Vaste débat à propos duquel on pourra simplement rappeler que les deux opérations cartésiennes de l’intuition et de la déduction ressemblent assez à la séparation et à l’assemblage invoqués par l’Abbé.[VJ] . Définir ou connaître bien quelque être que ce soit ce n’est autre chose que de le diviser en son genre et en sa différence, si l’on agit en Métaphysicien, ou en ses parties Physiques, si l’on agit en Physicien 348 Annotation en cours. . Par exemple, définir l’homme Métaphysiquement, c’est dire qu’il est animal raisonnable, et le définir Physiquement, c’est dire qu’il est composé d’un corps or167 ganisé et d’une âme qui a de la raison. Si l’on veut connaître ensuite ce que c’est qu’un animal, il faut le résoudre de même en son genre qui est d’être vivant, et en sa différence qui est d’être sensible ou sensitif. L’on procède de la sorte jusqu’au souverain genre qui est l’Être, lequel ne pouvant plus se diviser en genre et en différence, ne peut plus aussi être défini, ni bien connu, par conséquent. On peut dire que comme il ne nous est pas possible de produire un être simple ; il ne nous est pas possible aussi de le bien connaître, et que la puissance de le bien connaître n'est pas moins réservée à Dieu seul que celle de le produire. Cela n’empêche pas que Dieu ne se plaise à voir les efforts que nous faisons pour les comprendre, de même qu’un bon père qui ayant inventé une machine, dont l’artifice est beaucoup au-dessus de la portée de ses enfants, se plaît 168 néanmoins à les entendre raisonner à leur manière quoique sûr qu’ils ne pourront jamais en deviner les ressorts véritables.
Le Président
Vous venez de dire que l’opération par laquelle on se forme des idées simples n’assemble ni ne sépare rien. Or est-il que l’on connaît les choses par les idées 349 La postposition du sujet après un adverbe en tête de phrase, condamnée par Vaugelas, est un trait de syntaxe archaïsant ; l’usage évolue depuis le début du siècle vers l’ordre actuel « Or il est ». D’après N. Fournier, « cette postposition du clitique a pour valeur de base la difficulté à asserter et signale le caractère problématique de la validation de la relation prédicative. », Grammaire du français classique, Paris, Belin, 1998, p. 36-37. [DR] . Il n’est donc pas vrai que pour connaître quelque chose il faille assembler ou diviser.
L’Abbé
Pour bien connaître une chose 350 Annotation en cours. ce n’est pas assez que d’en avoir une idée, il faut pouvoir définir cette chose. Or on ne peut la définir qu’en la séparant en son genre et en sa différence, il est donc vrai qu’on ne peut bien connaître sans diviser.
169 Le Président
Pourquoi voulez-vous qu’on ne puisse connaître l’essence des êtres extrêmement simples ? Est-ce qu’on ne définit pas tous les jours les quatre Éléments qui sont les corps les plus simples de la Nature 351 Le Président a sans doute raison de dire que les quatre éléments simples, la terre, le feu, l’air et l’eau sont véritablement définis et pas seulement décrits, dans la tradition philosophique aristotélicienne. C’est à la suite d’une longue enquête théorique qu’Aristote a justifié cette organisation générale de la matière. (De la génération et de la corruption, II, 2 et 3, Du ciel, I, 2 et 3). [VJ] ?
L’Abbé
Non, on les décrit, et on en remarque quelques propriétés, mais on ne les définit pas 352 Annotation en cours. . On dit par exemple que l’Eau est une substance froide et humide ; froide et humide ne sont que des propriétés de l’eau, et non point sa différence essentielle qui nous est inconnue.
Le Chevalier
Je n’aime point ces petites anguilles dont M. Descartes veut que l’eau soit composée 353 Ne perdons pas de vue qu’en ouverture du Discours premier des Météores, où se rencontrent ces analogies avec des anguilles, Descartes espère que son lecteur ne « fera peut-être pas difficulté de les croire, encore que je ne les aie point démontrées » (AT VI, p. 233). Au juste, l’eau n’est pas plus « composée d’anguilles » que la lumière ne l’est de « grappes de raisins » ; ce sont des images, des analogies pour aider le lecteur à concevoir comment s’y fait le mouvement. La théorie des éléments de Descartes est à la fois, plus assurée et plus abstraite. [VJ] .
170 L’Abbé
Je ne les aime pas aussi ; car si Descartes donne aux petits corpuscules de l’Eau, la forme d’anguilles pour la rendre fluide et très facilement mobile, il me semble qu’il trouverait mieux son compte à faire ces petits corpuscules extrêmement ronds, puisque la figure ronde est de toutes la plus propre au mouvement, ainsi qu'on le voit dans les sables des déserts de l’Afrique, qui étant ronds ou du moins approchants de la figure ronde, et fort déliés, sont remués par le vent de même que l’eau de la Mer, et forment des vagues toutes semblables. Les horloges que les Anciens faisaient avec de l’eau et qu’ils nommaient Clepsydres se font aujourd’hui avec du sable à qui l’extrême petitesse de ses grains donne une fluidité presque égale à celle de l’eau 354 Voir l’actuelle note 238 et la nature des poudres évoquées par le P. Fournier pour confectionner les sabliers. Il est probable que le premier XVIIe siècle ait vu quelques progrès dans le tamisage des poudres : on sait en effet que les cristalliers opticiens polissaient leurs lentilles de verre avec des sables de finesse croissante, ce qui suppose une technique améliorée du tamisage. [Jean-Jacques et Pascal Brioist] .
171 Le Chevalier
Peut-être donne-t-on la figure d’Anguille aux corpuscules de l’eau pour lui donner cette continuité uniforme qui la rend si lisse, et si unie, qu’elle ne pourrait avoir si ses corpuscules étaient de figure ronde ?
L’Abbé
Comme on ne voit point la figure d’Anguille aux corpuscules de l’eau à cause de leur extrême petitesse ; on ne verrait point aussi leur figure ronde par la même raison. J’ajouterai que si ces Anguilles étaient coupées en trois ou quatre morceaux l’eau en serait encore plus fluide ; puisque rien ne saurait contribuer davantage à sa fluidité que la petitesse des corpuscules dont elle est composée, et comme ces Anguilles sont nécessairement trois ou quatre fois plus longues qu’elles ne sont lar172 ges, (autrement elles n’auraient pas la figure d’Anguilles) elles pourraient aisément être coupées en trois ou quatre.
Le Chevalier
Il me semble qu’en parlant comme vous faites des opinions de Descartes, vous n’allez guère à vos fins, et que vous plaidez mal la cause des Modernes.
L’Abbé
Tout ce que je viens de dire n’empêche point que Descartes ne soit un très excellent homme, et que sa manière de Philosopher en Physique ne soit infiniment préférable à celle d’Aristote ; car il est constant qu'on n’est point véritablement Physicien si l’on n’explique mécaniquement la manière dont la Nature opère, que si Descartes n’a pas connu ou expliqué heureusement toutes ses manières d’opérer, il nous a mis, ainsi 173 qu'ont fait Galilée, le Chancelier Bacon, et quelques autres 355 En validant le trio Galilée, Bacon, Descartes, l’Abbé inaugure et anticipe une vision de la modernité, de la fondation de la philosophie naturelle à venir qui sera très largement partagée au cours du siècle suivant. On songe par exemple au Discours préliminaire de l’Encyclopédie. [VJ] , sur les voies de les connaître davantage avec le temps, de sorte qu’on lui sera en quelque façon redevable, ainsi qu’à ceux que je viens de nommer, de toutes les découvertes qui se feront à l’avenir. Était-on bien instruit comment se fait la digestion lorsqu’on savait seulement qu’elle se faisait par le moyen de la chaleur naturelle qui cuisait et digérait les aliments 356 La vision traditionnelle, galéniste, de la digestion voyait dans l’action de la chaleur la cause de la digestion. Les écoles comparaient la digestion à une marmite qui bout, ainsi que le dit le médecin Van Helmont. De grandes difficultés surgissaient de cette doctrine : la faible hausse de température, la grande diversité des effets en regard de l’unicité de cause, l’ignorance de ce qui se passait en amont et en aval de cette coction, etc. , l’idée qu’on se faisait là-dessus de la digestion était-elle comparable à celle qu’on s’en fait aujourd’hui par la connaissance des dissolvants qui par la force de leur figure et de leur mouvement coupent et séparent les aliments d’une manière toute mécanique 357 De fortes critiques se font jour contre la doctrine traditionnelle. On peut mentionner celles de l’alchimiste Paracelse dès le début du XVIe siècle, qui suggère l’intervention de ferments acides ; un peu plus tard, Van Helmont distingue la fermentation de l’action de la chaleur et fragilise l’ancienne théorie. C’est René Descartes qui élabore le paradigme général de la médecine mécaniste (iatromécanique). Dans le Traité de l’homme (AT XI, p. 121-123) et dans la Description du corps humain (AT XI, p. 245-252), il expose sa conception de la digestion, conforme aux principes généraux du mouvement des corps matériels inanimés (conforme ne signifie pas que les fonctions vitales s’y réduisent, mais qu’elles s’exercent en conformité avec eux, sans les violer). La digestion consiste d’abord en la division et la séparation de la matière nutritive ; ceci est causé par l’action de liqueurs digestives mises en mouvement à partir du cœur ; ensuite ces parties séparées sont distinguées selon leur grossièreté ou subtilité et leur trajet est causé par le mouvement des intestins ; les parties subtiles et filtrées sont mélangées ; vient alors le processus de sanguification. Seuls donc sont convoqués la figure et le mouvement des parties de la matière. Même les aspects chimiques du phénomène sont en quelque sorte « sous hégémonie du modèle mécaniste », comme le dit si bien Cécilia Bognon (Entre chimie et biologie, Nutrition, Organisation, Identité, thèse de doctorat, université de Paris I, nov. 2018 ). [VJ] ? Il ne faut que lire ce que Borelli a écrit là-dessus 358 Giovanni Borelli, mathématicien, médecin, astronome, philosophe italien a écrit un De motu animalium, publié quelques mois après sa mort en 1679. Son adhésion au paradigme mécaniste est complète. Il s’efforce d’associer étroitement les mathématiques à cette science nouvelle qui étudie les organismes vivants. Il propose des modélisations géométriques et quantifiées des mouvements externes des corps (membres, grands muscles etc.) et aussi des mouvements et fonctions internes (respiration, ingestion, digestion notamment). Borelli défend une cause strictement mécanique (dite de trituration) de la digestion, sans faire appel à des substances chimico-mécaniques. Il est parfois considéré comme le père de la médecine mécaniste. [VJ] , et un traité de Physique intitulé Mécanique des Animaux 359 La grande place donnée à ce thème peut s’expliquer par l’ampleur et la durée des recherches et les travaux qu’y a consacrés Claude Perrault. Il a notamment publié un traité, La Mécanique des animaux , inséré dans ses Essais de physique de 1680. Le titre est sans ambiguïté et les thèses animalières de Perrault sont résolument cartésiennes, même si - comme bon nombre de cartésiens à l’époque - il s’intéresse aussi au principe d’animation de ces êtres, à la spontanéité, l’indétermination qui accompagne ou caractérise une grande partie de leurs mouvements. (Voir l’article d’Éric Baratay, « Claude Perrault (1613-1688), observateur révolutionnaire des animaux », XVIIe siècle, 2012/2 (n°255), p. 309-320 ). [VJ] , pour voir combien la manière d’expliquer mécanique174 ment non seulement la digestion, mais la nutrition et l’accroissement du corps de l’animal est plus satisfaisante que celle de la Philosophie ancienne qui se contente de dire que cela se fait par des qualités digestives et nutritives 360 C’est un exemple de plus des critiques contre la physique des qualités ou des vertus occultes que les modernes adressent à l’école. Le modèle demeure la vertu dormitive de l’Opium du Médecin malgré lui. La question est évidemment plus complexe puisqu’après tout, la question de la causalité demeure ouverte et controversée dans l’arène philosophique. [VJ] .
Le Chevalier
N’avez-vous point regret M. le Président à l’horreur du Vide qui faisait faire autrefois à la Nature tant de choses admirables 361 La nature barométrique du vide laissé dans le haut du tube lorsqu’on renverse un tube rempli de mercure (ou même d’eau s’il est assez grand) est établie et acceptée généralement depuis les années 1650. C’est bien le poids de la masse d’air qui équilibre la colonne de mercure (ou même d’eau). Les expériences de Pascal, de Roberval, d’Auzout etc. La question de savoir si cet espace vide de mercure (ou vide d’eau) est nécessairement absolument vide est plus ouverte. [VJ] ? Quand on renversait une fiole pleine d’eau et qu’il n’en tombait pas une goutte, quel plaisir n’avait-on pas d'assurer que la Nature ne se faisait cette violence que par la seule horreur qu’elle avait du Vide, et de voir régner ainsi les passions jusque dans les choses inanimées 362 Le principal reproche que fait Descartes aux formes substantielles ou qualités réelles n’est pas tant d’être fausses, mais surtout d’être inutiles et multipliées à loisir, en tant que passions, vertus, tendances etc. C’est en cela que, sans être fausses à proprement parler, elles perdent leur caractère de principes. (Voir la fin du Discours I des Météores et l’article 64 de la deuxième partie des Principes) Ce que le philosophe français soutient est que quelques principes mécaniques, tirés seulement des lois du mouvement des corps étendus, suffisent à concevoir (c’est-à-dire aussi imaginer et même supposer) les phénomènes de la nature. Ainsi, la colonne d’air remplit-elle bien le rôle de principe de nature mécanique par l’équilibre qu’elle peut créer ou rompre selon sa quantité et son mouvement. [VJ] ? Je crois que vous vous moquez bien de la colonne d’air qu’on a mise en la place de cette horreur du Vide 363 La formule du Chevalier est bien trouvée : l’opposition est claire entre une vertu explicative et la mesure d’un système mécanique. [VJ] .
175 L’Abbé
Il est cependant bien vrai que tous ces effets admirables qu'on attribuait à la crainte du Vide ne sont causés que par la pesanteur de l’air : nous en avons tous vu des expériences qui ne nous permettent pas d’en douter 364 L’Abbé rend certes raison à la thèse barométrique qui, soit dit en passant, n’est pas spécifiquement cartésienne, mais peut-être pas pour des motifs tout-à-fait cartésiens. C’est l’efficacité expérimentale qui ôte les derniers doutes et non pas, a priori, les hypothèses mécanistes. [VJ] .
Le Président
Vous avez parlé des Principes de Physique qu’on attribue à Aristote ; mais vous n’avez point parlé de ceux de Descartes.
L’Abbé
Descartes pose pour fondement de sa Physique qu’il n'y a que de deux sortes d’Êtres, savoir des substances qui pensent, et des substances qui ont de l’étendue (car il n’admet les accidents, que comme de simples modifications de la substance étendue 365 Voici un résumé saisissant de la philosophie cartésienne . Pour ce qui est de la physique, l’article 1 de la seconde partie des Principes, nous l’apprend : « Nous devons conclure qu’il y a une certaine substance étendue en longueur, largeur et profondeur, qui existe à présent dans le monde avec toutes les propriétés que nous connaissons manifestement lui appartenir. Et cette substance étendue est ce qu’on nomme proprement le corps, ou la substance des choses matérielles » (AT IX-2, p. 64). [VJ] ). Sous l’idée de substance qui pense, il comprend 176 tout ce qui est esprit, Dieu, les Anges et les Âmes des hommes, et sous l’idée de substance étendue, tout ce qui est corps, le Ciel, la Terre, et tout ce qu’ils renferment 366 La première partie des Principes reprend et résume le cheminement des Méditations pour aboutir à ce qui est rappelé dans les articles 53 et 54 (AT IX-2, p. 48). [VJ] . Il dit que de cette substance étendue il s’est formé trois éléments, dont le premier est une matière extrêmement subtile, très fluide, et agitée d’un mouvement très prompt, laquelle n’a point de figure particulière, mais qui prend aisément la figure des autres corps avec lesquels elle se mêle ; et il ajoute que c’est de cette matière subtile que le Soleil, les Étoiles, le Feu, et tous les Corps lumineux sont composés 367 « La genèse des éléments dans la troisième partie des Principia Philosophiae est une conséquence directe de la conception circulaire du mouvement, qui, dans cette partie, s’incarne dans la théorie des tourbillons. » (Frédéric de Buzon, « Democritica : la réfutation cartésienne de l’Atomisme », dans L’Atomisme aux XVIIe et XVIIIe siècle, dir. J. Salem, [en ligne]. Paris, Éditions de la Sorbonne, 1999, p. 27-41 ). Son exposé est d’une grande clarté. Une présentation antérieure de la doctrine des trois éléments, est faite dans le chapitre V du Traité du Monde (AT XI, p. 24-25). Le premier élément, ou première forme de la matière (selon le texte auquel on se réfère) que Picot a traduit par le terme de raclure est un être lumineux, qui peut remplir exactement tous les recoins laissés inoccupés par les deux autres formes de la matière. [VJ] . Le second élément, selon lui, est un amas de petits corpuscules ronds, qui forment le Ciel, tous les Corps transparents, et ce qu’on appelle la substance éthérée 368 Le second élément est transparent. Descartes reprend parfois la terme ancien d’Ether, parce qu’il désigne en effet la matière des cieux. Il est aussi simplement nommé matière subtile. [VJ] . Et le troisième élément n’est autre chose que la matière la plus grossière dont les corpuscules étant de différentes 177 figures et ayant de tous côtés comme des rameaux par où ils se joignent ensemble, forment les Planètes, la Terre, l’Eau, l’Air et tous les mixtes, et particulièrement ceux qui sont opaques 369 Le troisième élément, le plus grossier, est constitué des parties qui résistent le plus au mouvement et forme en fait la matière ordinaire. L’Abbé a raison de mentionner sa caractéristique relative à la lumière. Cette troisième forme est opaque, elle ne laisse pas passer la lumière. Sa présentation est conforme à l’article 52 de la troisième partie des Principes. [VJ] . Voici comment il dit que ces éléments se sont faits de cette même substance étendue homogène et uniforme 370 Il ne faut donc pas perdre de vue que tout ce qui est corporel relève de la même substance, qu’il s’agisse d’une goutte d’eau, d’un volcan, d’une planète, du corps d’un cheval ou du Soleil. On voit la puissance et la simplicité que Descartes voulait conférer à son système puisque deux (ou trois) lois de la nature et trois principes relatifs à la division de la matière et au mouvement des corps doivent suffire à nous rendre compréhensible toute la diversité des phénomènes. [VJ] . Il suppose que cette substance a été divisée d’abord en plusieurs parties, sans qu’il y eût aucun vide entre elles, qu’ensuite ces parties ont été agitées par un mouvement fort violent, la plupart autour d’un centre commun à chaque tourbillon (car il partage le monde en plusieurs tourbillons) et toutes sur leur centre particulier 371 Voir les articles 46 et 48 de Pr. III, (p. 124-127) On notera que l’article 47, plus philosophique ou méthodique n’est pas utilisé. [VJ] . Il ajoute que ce mouvement a rendu les parties rondes de carrées, ou de cubiques qu’elles étaient, parce qu’en se frottant elles ont perdu toutes leurs carnes 372 Furetière : « Angle ou pointe solide, composée de plusieurs superficies inclinées l’une vers l’autre. » [DR] et tous leurs angles 373 Comme l’écrit Descartes à l’article 48 : « & de cela seul que tous les angles d’un corps sont ainsi émoussés, il est aisé de concevoir qu’il [un corps] est rond, à cause que tout ce qui avance en ce corps au-delà de sa figure sphérique, est ici compris sous le nom d’angle » (AT IX-2, p. 127). [VJ] . Il dit que c’est de ces parties ainsi arrondies, 178 que s’est fait le second élément, et que de leurs rognures, ou plutôt de la poussière qui s’en est détachée, s'est fait le premier élément qui remplit les espaces qui se trouvent entre les petits globes du second élément, qui étant ronds ne peuvent pas se joindre de tous côtés 374 Ceci fait l’objet de l’article 49 où il est notamment dit que « ce qui sort des angles […] est si menu et acquiert une vitesse si grande, que l’impétuosité de son mouvement le peut diviser en des parties innombrables qui, n’ayant aucune grosseur ni figure déterminée, remplissent aisément tous les petits angles ou recoins etc. » (AT IX-2, p. 127) [VJ] . Il dit enfin que le troisième élément s’est fait des parties cannelées du second élément, qui se trouvant engagées dans les intervalles des petits Globes y ont perdu la plus grande partie de leur mouvement 375 La caractérisation du troisième élément, le plus commun à notre sensation, celui que nous pouvons toucher, voir etc., est présenté par Descartes avec moins de détail et de précision. Il en sera question dans les premiers articles de la quatrième partie des Principes (AT IX-2, p. 204-205). Avant cela, dans la troisième partie, on apprend que des parties (dites cannelées) du premier élément, peuvent « perdre la forme du premier élément, elles acquièrent celle du troisième ; et lorsqu’elles y sont en fort grande quantité elles y empêchent l’action de la lumière etc. » (article 94 de Pr.3, AT IX-2, p. 157). [VJ] .
Le Président
Tout cela n’est autre chose que l’opinion de Démocrite un peu déguisée 376 On a déjà lu cette opinion qui n’est pas sans force. Avant même la publication du Discours et des Essais, l’idée selon laquelle on avait affaire à une sorte d’atomisme était évoquée par Mersenne (Préface générale de l’Harmonie universelle, en 1636). La lecture atomiste de Descartes n’est donc pas le fait du seul Président. On pourrait citer Froidmond, Ismaël Boulliau voire Gassendi qui ironise à ce sujet et même Leibniz. Descartes lui-même, en revanche, est catégorique pour réfuter cette assimilation. Le Discours premier des Météores se termine ainsi : « Sachez que je ne conçois pas les petites parties des corps terrestres comme des atomes ou particules indivisibles, mais que, les jugeant toute d’une même matière, je crois que chacune pourrait être redivisée en une infinité de façon, et qu’elles ne diffèrent entre elles que comme des pierres de diverse figure qui auraient été coupées d’un même rocher ». (AT VI, p. 238-239). Plus détaillé est l’article 202 de la quatrième partie des Principes, où l’on apprend en quoi « Ces principes ne s’accordent point mieux avec ceux de Démocrite qu’avec ceux d’Aristote ou des autres » (AT IX-2, p. 320). [VJ] .
L’Abbé
Voilà ce que vous m’avez dit, quand nous avons commencé à parler de Physique, et je suis bien aise que vous ayez renouvelé cet179 te objection, afin de ne la pas laisser sans réponse. Il est vrai que les Principes de Descartes et ceux de Démocrite, et même ceux d’Épicure 377 La réponse de l’Abbé est particulièrement bien menée et précise. Pour commencer, son argument qui résume ce que la conception cartésienne de la matière a de commun avec l’atomiste démocritéen est tout sauf négligeable. Les deux sont comme des modes différents du mécanisme. [VJ] , si vous voulez, ont cela de commun, qu’ils sont les uns et les autres purement mécaniques, et que selon ces Grands Hommes, toute la différence qui se trouve entre les Êtres corporels vient de la différence de la figure, et du mouvement des corpuscules dont ils sont composés, en sorte que leur manière de philosopher s'appelle également la Philosophie des corpuscules ; mais ils diffèrent en bien des choses. Premièrement les corpuscules de Démocrite sont indivisibles, et c’est pour cela qu’il les appelle Atomes 378 En contrepoint, le Président liste les zones de rupture entre la théorie cartésienne et les doctrines atomistes. [VJ] ; et ceux de Descartes sont divisibles, et divisibles en quelque sorte à l’infini 379 Première opposition, les particules atomiques d’Épicure sont, comme leur nom l’indique, sans parties. Elles ne peuvent être divisées, alors que les cartésiennes sont divisibles à l’infini. Le 30 septembre 1640, Descartes écrit à Mersenne que « pour un atome, il ne peut jamais être conçu distinctement, à cause que la seule signification du mot implique contradiction, à savoir d’être corps et d’être indivisible » (A. T., III, p. 192). Un argument complémentaire est avancé dans la même lettre à Mersenne selon lequel, « des vrais indivisibles, à savoir des points, ne sauraient former par composition la moindre étendue » (Frédéric de Buzon, « Democritica : la réfutation cartésienne de l’Atomisme », dans L’Atomisme aux XVIIe et XVIIIe siècle, dir. J. Salem, [en ligne]. Paris, Éditions de la Sorbonne, 1999, p. 27-41 ). Il faut ajouter (et ceci expliquera le « en quelque sorte ») que c’est une propriété du fait de la nature des corps. Cette division sans fin peut bien être impossible par des forces naturelles ; elle n’est pas réalisée en acte. L’article 20 de la deuxième partie des Principes explique cela : « Et quand même nous feindrions que Dieu a voulu faire que quelque partie de la matière […] ne pût être divisée en d’autres plus petites, nous ne pourrions conclure pour cela qu’elle serait proprement indivisible, parce que, quand Dieu aurait rendu cette partie si petite qu’il ne serait pas au pouvoir d’aucune créature de la diviser, il n’a pu se priver soi-même du pouvoir qu’il avait de la diviser, à cause qu’il n’est pas possible qu’il diminue sa toute-puissance comme il a été déjà remarqué. C’est pourquoi absolument parlant elle peut toujours être divisée, parce qu’elle est telle de sa nature. » (AT, IX-2, p.74) [VJ] . En second lieu les corpuscules de Démocrite sont tellement solides, que rien ne peut 180 les rompre ; ceux de Descartes se broient facilement, et se réduisent en une poussière, non seulement imperceptible, mais incompréhensible 380 L’Abbé fait sans doute référence à l’article 34 de la deuxième partie des Principes, où il est dit que « Toutefois il faut avouer qu’il y a quelque chose en ce mouvement [de division de la matière] que notre âme conçoit être vrai, mais que néanmoins elle ne saurait comprendre : à savoir, une division de quelques parties de la matière jusques à l’infini… » (AT IX-2, p. 82) [VJ] . En troisième lieu, Démocrite admet du vide mêlé parmi ses corpuscules, Descartes n’en admet point du tout 381 La réfutation du vide par Descartes est nécessaire à la doctrine de la matière étendue et à la théorie des éléments qui sont ce qu’ils sont, notamment pour exercer la fonction de remplissage des espaces et interstices qui résultent des mouvements et des ruptures de la matière. Les articles 16, 17 et 18 de la deuxième partie des Principes exposent les raisons de cette thèse (AT XI-2, p. 71-72). L’existence du vide est impossible car contradictoire. Il s’agirait d’un espace sans substance. « Il n’est pas possible que ce qui n’est rien ait de l’extension, nous devons conclure le même de l’espace qu’on suppose vide : à savoir que, puisqu’il y a en lui de l’extension, il y a nécessairement aussi de la substance. » (art. 16). Toutefois, il existe un « vide pris selon l’usage ordinaire » et nous disons qu’un espace est « vide lorsqu’il ne contient rien qui nous soit sensible ». (Art. 17). Nos sens peuvent bien ne pas nous renseigner sur la présence en un lieu, de telle substance trop subtile pour eux. On pourrait ajouter une autre différence importante entre atomistes et Descartes : pour ce dernier, même la pesanteur est dérivée de l’étendue et du mouvement alors que pour les atomistes (clairement pour Épicure, moins pour Démocrite) la pesanteur est la seule qualité réelle qui ne le soit pas. Il y a donc un mécanisme plus radical chez le philosophe français. [VJ] . Enfin Démocrite prétend que le hasard seul a formé toutes choses par la rencontre fortuite des corpuscules de la matière ; et Descartes reconnaît que c’est Dieu qui après avoir créé la matière également indifférente au mouvement et au repos, l’a fait se diviser de telle sorte par l’impulsion du mouvement qu’il lui a donnée, que du différent assemblage des parties de cette matière, le Monde et tous les Êtres qu’il renferme se sont formés 382 Quelle opposition ! Au sein de l’infinité spatiale, l’infiniment nombreuse multitude d’atomes qui se meuvent en tous sens, peut, si les chocs et les assemblages en créent les conditions, faire surgir un monde, comme celui où flotte notre Terre. Telle est la doctrine démocritéenne. Tout à l’opposé, ce sont les lois de la nature (conservation de la quantité de mouvement, inertie) ou la volonté divine qui, d’un chaos primitif, ou d’un geste créateur toujours continué déterminent l’organisation des mondes et le déroulement des phénomènes. [VJ] . Vous voyez par là qu’il s’en faut beaucoup que les Principes de Descartes soient les mêmes que ceux de Démocrite, et vous voyez en même 181 temps que la Physique de Descartes qui attribue la différence des Êtres à la diversité des figures et des mouvements des corpuscules dont ils sont composés est bien plus intelligible et plus palpable, si cela se peut dire, que la Physique d’Aristote, qui attribue la différence de toutes les substances à la diversité de leurs formes substantielles 383 Cette remarque de l’Abbé est bien au cœur du projet cartésien. Sa philosophie naturelle est une immense simplification conceptuelle. Une version douce, ou diplomatique de ceci est donnée par Descartes à la fin du premier discours des Météores : « Mais afin que vous receviez toutes ces suppositions avec moins de difficultés […] sachez que, pour ne point rompre la paix avec les philosophes, je ne veux rien du tout nier de ce qu’ils imaginent dans les corps de plus que je n’ai dit, comme leurs formes substantielles, leur qualités réelles, et choses semblables, mais qu’il me semble que mes raisons devront être d’autant approuvées, que je les ferai dépendre de moins de choses » (AT VI, p. 239). [VJ] ; car tout le monde connaît distinctement ce que c’est que la figure et le mouvement d’un corps, et il n’y a personne qui sache au vrai ce que c’est qu'une forme substantielle.
Le Chevalier
Je crois qu’il faut demeurer d’accord de tout ce que vous venez de nous dire, je gagerais cependant que vous n’êtes pas content de toutes les opinions que Descartes a tenues.
182 L’Abbé
Non assurément, et je suis persuadé que Descartes n’en était pas content lui-même ; il avait trop de sagesse pour croire voir bien clair dans tous les ouvrages de la Nature 384 Annotation en cours. .
Le Chevalier
Puisque cela est ainsi : dites nous s'il vous plaît ce que vous pensez de ses Automates, je veux dire de l’opinion où il était que les Bêtes n’avaient point de connaissance et n’étaient autre chose que des machines 385 Depuis la mort de Descartes, ses idées se diffusent et sont de plus en plus débattues : « 1650 marks the death of Descartes and the beginning of intense debate between Cartesians and their critics. » (Alan Charles Kors, Epicureans and Atheists in France, 1650-1729, Cambridge, Cambridge University Press, 2016, p. 4). C’est en particulier la question de l’âme des bêtes qui est au cœur des disputes. Selon le jésuite Ignace-Gaston Pardies, elle est « le sujet des plus grandes contestations des philosophes […]. Les philosophes les plus éclairés de ce temps prennent cette affaire à cœur » (Ignace-Gaston Pardies, « Épître à Monseigneur le Comte de Guiche, Vice-Roy de Navarre », in Discours de la connoissance des bestes, Paris, Sébastien Mabre-Cramoisy, 1672, sp.). En 1673, l’oratorien Jean-Baptiste Du Hamel mentionne à son tour « la très célèbre question de l’intelligence des bêtes : celeberrima illa de brutorum cognitione quaestio » (Jean-Baptiste Du Hamel, « Ratio operis », in De Corpore animato libri quatuor : seu promotae per experimenta philosophiae specimen alterum, Paris, Michallet, 1673, sp.). Douze ans plus tard, le jésuite Michel Boutauld se souvient : « La question était celle qu’on agite aujourd’hui en plusieurs écoles, si les bêtes ont quelque sorte de raisonnement, ou s’il n’y a que le seul instinct qui les gouverne. » (Michel Boutauld, Le Théologien dans les Conversations avec les Sages et les Grands du monde, Paris, Sébastien Mabre-Cramoisy, 1683, « Entretien I », p. 4.) Ces trois témoignages sont recueillis par H. Busson et P. Gohin dans l'« Introduction historique » de leur édition : La Fontaine, Discours à Madame de La Sablière (sur l’âme des animaux), Commentaire littéraire et philosophique par H. Busson et P. Gohin, Genève, Droz, 1967, p. 10. [BR] .
L’Abbé
Je dis premièrement que Descartes n’est point le premier Auteur de cette opinion, et qu’elle nous vient d’Espagne 386 Annotation en cours. , j'ajouterai que je la trouve très agréable, et très ingénieuse ; mais trop paradoxe 387 Furetière : adj. et s. m. : « Proposition surprenante et difficile à croire, à cause qu’elle choque les opinions communes et reçues, quoiqu’elle ne laisse pas quelquefois d’être véritable. » [DR] , et de trop dure digestion 388 Furetière : « se dit figurément en choses morales de ce que l’esprit a de la peine à supporter. Son Maître lui a fait des réprimandes fortes et des reproches injurieux, cela est de dure digestion à un Gentilhomme. » [DR] .
183 Le Chevalier
Je la trouve capable de révolter tout le genre humain surtout ceux qui aiment les chiens, car ils ne peuvent souffrir qu’on regarde les marques d’amitié qu’ils reçoivent de ces pauvres animaux, comme le mouvement mécanique d’une machine et d’un corps sans connaissance 389 Annotation en cours. .
Le Président
Ils souffrent encore bien davantage quand on soutient que ces animaux ne sentent point les coups de bâton, que l’on leur donne, quoiqu’ils crient de toute leur force 390 Annotation en cours. .
Le Chevalier
Savez-vous le dialogue qu’eurent sur ce sujet il n’y a pas longtemps une Dame de qualité, et un Disciple de Descartes 391 Annotation en cours. ?
184 Le Président
Non.
Le Chevalier
Ce Dialogue est curieux. Des Charpentiers sciaient à la Campagne une poutre assez près de l’appartement d’une Dame de qualité ; un gros chien vint à faire des cris épouvantables, parce qu’on lui avait donné quelques coups de bâton à la Cuisine. La Dame qui aimait fort ce chien, et tous les chiens en général, touchée de compassion pour cette bête, et animée de colère contre ses valets qui l’avaient battu, criait contre eux de toute sa force, et voulait les chasser, lorsqu’un célèbre Cartésien 392 Annotation en cours. entra dans sa chambre, et la voyant ainsi émue : D’où vient, Madame, lui dit-il, que vous êtes si touchée des cris de ce chien à qui on a donné quelques coups de bâton, et que 185 vous ne témoignez aucune pitié pour cette pauvre poutre qu'on scie en deux par le milieu du corps, et qui ne cesse de se plaindre à sa manière ? la Dame qui n’avait jamais ouï dire que les animaux n'étaient que de pures machines, lui demanda ce qu’il voulait dire. C’est, Madame lui répondit-il, que ce chien qu’on a battu, n’a pas plus souffert de mal qu’en souffre cette pièce de bois qu’on scie en deux. Quel conte, lui dit-elle ! Rien n’est plus vrai, Madame, reprit-il. Allez vous promener, répliqua la Dame fort en colère, et passant dans son cabinet, ne voulut pas l’écouter davantage.
L’Abbé
Je ne m’étonne pas trop du procédé brusque de cette Dame ; car il faut être de bonne humeur, pour goûter l’opinion des Automates.
186 Le Président
Quelle raison Descartes a-t-il pu avoir pour embrasser une opinion aussi paradoxe 393 Voir ci-dessus. [DR] que celle-là ? car je vous avoue que je n'ai pu me résoudre à lire les ouvrages d'un nouveau venu, qui veut corriger et ses Maîtres et les nôtres.
L’Abbé
Ce n’est pas un grand reproche à un homme d’avoir su corriger ses maîtres ; mais laissons cela, et puisque vous voulez savoir les raisons de la doctrine des Automates, je vais vous les dire succinctement. Ces raisons se réduisent à deux chefs : l’un que les Animaux ne faisant rien qu’ils ne puissent faire en qualité de pures machines, on ne doit point leur accorder une âme dont ils n’ont que faire ; Dieu et la Nature ne faisant rien en vain ; et l’autre qu’il en résulte187 rait de grandes absurdités et des inconvénients effroyables 394 Annotation en cours. .
Le Président
Je nie formellement que les Animaux puissent faire ce qu’ils font sans avoir du sentiment et de la connaissance ; j’ai chez moi un petit chien…
L’Abbé
Ne nous mettons point à dire les preuves que nous avons chacun par devers nous de la connaissance des Animaux, cela ne finirait jamais. D’ailleurs nous ne saurions rien dire qui soit plus étonnant que ce que nous avons lu tous. Par exemple de cet Éléphant qui allait éprouver à la rivière le vaisseau de cuivre que l’Ouvrier avait fait semblant de raccommoder 395 Annotation en cours. , cet Animal craignant que l’Ouvrier ne se moquât de lui 396 Annotation en cours. ; et de ce chien qui jetait des pierres dans une cruche d’huile, afin 188 de la faire monter assez haut pour y pouvoir atteindre 397 C’est par de pareilles anecdotes que La Fontaine conteste la théorie cartésienne des animaux-machines dans son fameux Discours à Mme de La Sablière (Fables, IX) de 1678. Voir Bruno Roche, « Molière et La Fontaine contre Descartes », dans Lumières épicuriennes au XVIIe siècle, La Mothe Le Vayer, Molière et La Fontaine lecteurs et continuateurs de Lucrèce, Paris, Champion, 2020, p. 145-178. [BR] .
Le Chevalier
Avec votre permission, je dirai ce que je vis il n'y a que trois jours. Une Pie était dans une cour où l’on avait laissé quelque monnaie sur une table, elle prit un double avec son bec, et l’alla porter sur le toit d’une Écurie à l’autre bout de la cour ; je lui vis lever une tuile avec sa patte, et fourrer avec son bec le double 398 Furetière : « Petite monnoie de cuivre valant deux deniers. [BR] sous la tuile le plus avant qu’elle put. Après quoi elle se recula pour voir si son double était bien caché, et remarquant qu’on le voyait encore, elle alla prendre de la mousse sur de vieilles tuiles, qu’elle fourra tout autour avec son bec. Ensuite elle fit encore la ronde, et ayant vu que le double ne paraissait plus, elle se remit dans sa cage comme si de rien n’eût été 399 Annotation en cours. .
189 Le Président
Puisqu’il a fallu écouter l’histoire de la Pie de M. le Chevalier, vous écouterez ce que dit un célèbre Cartésien 400 Annotation en cours. sur ce sujet, en voyant un petit chat qui se jouait avec une boule de papier qu’on lui avait jetée ; ce Chat faisait des sauts si plaisants et des postures si ridicules et en même temps si convenables au sujet, que le Cartésien ne put s’empêcher de dire : voilà un petit Animal qui plaide bien sa cause 401 Les anti-cartésiens de la fin du XVIIe siècle puisent chez Montaigne une partie de leur argumentaire. Dans l’Apologie de Raymond Sebond (Essais, II, 12), celui-ci livrait à son lecteur une anecdote semblable pour dénoncer chez les hommes cette présomption maladive qui les aveugle et les empêche de comprendre l’intelligence des bêtes : « Comment [l’homme] connaît-il, par l’effort de son intelligence, les branles internes et secrets des animaux ? par quelle comparaison d’eux à nous conclut-il la bêtise qu’il leur attribue ? Quand je me joue à ma chatte, qui sait si elle passe son temps de moi plus que je ne fais d’elle ? » [BR] .
L’Abbé
Ce mot est d’un honnête Cartésien ; cependant ils soutiennent tous que les animaux ne font rien qu’une machine ne puisse faire à cause des grands inconvénients qu’il y aurait à leur donner de la connaissance 402 Annotation en cours. .
190 Le Président
Quels sont donc ces inconvénients ?
L’Abbé
Si les bêtes, disent-ils, avaient de la connaissance, il s'ensuivrait qu’elles auraient une âme 403 Annotation en cours. .
Le Président
Aussi en ont-elles une.
L’Abbé
Si elles avaient une âme, ajoutent-ils, cette âme serait spirituelle, et par conséquent immortelle.
Le Président
Ils vont trop vite : où ont-ils vu qu’il faille que toute âme soit nécessairement spirituelle ? Tous les Philosophes du monde, hors les Cartésiens, soutiennent que l’âme des bêtes est corporelle, et 191 tous ces Philosophes vous diront, et le diront sincèrement qu’ils ont une idée très claire et très distincte de ce qu’ils avancent 404 Annotation en cours. . Or selon le principe de M. Descartes, on peut croire qu’une chose est existante ou possible quand on en a une idée bien claire et bien distincte.
L’Abbé
Les Cartésiens soutiendront que ces Philosophes n’ont point une idée bien claire et bien distincte 405 Annotation en cours. de ce qu’ils disent.
Le Président
Ils le soutiendront tant qu’il leur plaira, mais un homme est meilleur juge de son idée que ne l’est un étranger, particulièrement pour savoir si elle est claire et distincte, ou si elle ne l’est pas. Cependant cette manière de connaître la vérité est si peu sûre et si mal inventée 406 Annotation en cours. (n'en déplaise à M. Descartes) que je ne veux pas 192 m'en servir contre lui ni contre ses disciples.
Le Chevalier
Si ce principe était sûr, on ne se tromperait jamais, puisque se tromper n’est autre chose que d’avoir une idée distincte d’une chose qui n’est pas vraie 407 Annotation en cours. .
Le Président
Cela est certain : car tant que l’idée n’est pas distincte on est dans le doute ; et on ne se trompe véritablement que quand l’idée d’une chose qui est fausse ne laisse pas de paraître claire et distincte 408 Annotation en cours. .
L’Abbé
Il est étonnant que M. Descartes se soit servi de ce principe pour prouver l’existence de Dieu 409 Annotation en cours. . Si j'étais assez malheureux d’en douter, et pour vouloir en faire douter les autres, je m’y prendrais comme il a fait ; car rien n’est plus 193 propre à faire douter d’une chose que de la prouver par de mauvaises raisons.
Le Chevalier
J’étais dernièrement en un lieu où un homme d’esprit 410 Annotation en cours. blâmait fort cette preuve de la Divinité. Pourquoi M. Descartes disait-il, après avoir si bien commencé ses Méditations métaphysiques par ce principe admirable : je pense, donc je suis, ne continuait-il ainsi : je suis, donc il y a un Dieu, donc il y a un être infiniment parfait, infiniment juste, infiniment sage, et infiniment puissant, auteur et créateur de toutes choses, donc il y a un être qui mérite d’être adoré et aimé souverainement ? Il tira encore plusieurs conséquences toutes d’une évidence aussi claire que celles que je viens de vous dire. Je vous avoue que cela me fit plaisir à entendre, et que je ne puis concevoir comment Descar194 tes, après avoir dit : Je pense, donc je suis, proposition la plus belle, la plus évidente et la plus convaincante qu’il y aura jamais, s’est avisé de continuer en disant : je pense qu’il y a un Dieu, et parce que cette pensée ou idée me paraît très claire et très distincte, donc il y a un Dieu 411 Annotation en cours. .
Le Président
Bien des gens cependant trouvent ce raisonnement-là admirable et le plus convaincant que l’on ait jamais fait 412 Annotation en cours. .
L’Abbé
Cela montre qu’en fait de raisonnements, comme en toute autre chose les goût sont différents, et qu’il n’y en a presque point qui ne soit bon pour persuader quelqu’un.
Le Chevalier
Je voudrais qu’il y eût ici quel195 que vigoureux Cartésien, pour voir avec quelle impétuosité il vous repousserait sur cet article, ou plutôt avec quelle modération il témoignerait la pitié qu’il a de votre peu de lumière.
L’Abbé
Je n’y trouverais rien à redire, car peut-être ai-je tort, et il pourrait me dire de si bonnes raisons, que je me rangerais à son avis.
Le Chevalier
Je n’aurais pas assurément la même docilité, et s’il avait pitié de moi, j’aurais pitié de lui.
L’Abbé
La vérité est, selon moi, que le raisonnement de Descartes pour prouver l’existence de Dieu, n’est pas son bel endroit, non plus que celui où il dit qu’il faut pour bien Philosopher commencer par dou196 ter de toutes choses, et par regarder comme fausses toutes celles dont l’on peut douter 413 Annotation en cours. .
Le Chevalier
Cela est gaillard et n’est pas d’un homme qui tâtonne.
Le Président
Voilà assurément un conseil bien hardi, et bien dangereux. Quelle démarche pour un Philosophe ! Voilà ce qu’on appelle prendre de nouvelles routes, et se mettre au-dessus de tout 414 Annotation en cours. .
Le Chevalier
Un de mes amis appelait cet endroit le saut périlleux de Descartes 415 Annotation en cours. .
L’Abbé
Cet ami n’appelait pas mal les choses par leur nom. J'ai chez moi un Écrit [ f ] 416 Il s’agit du texte intitulé « Sentiment d’un docteur de Sorbonne sur la doctrine des principes de connaissance de Descartes » effectivement placé à la suite de ce dialogue. [DR] sur cet article que je vous ferai voir quand nous se197 rons à Paris. Il est d’un de mes amis qui n’entend point raillerie, et qui pousse Descartes là-dessus d’une manière assez vigoureuse 417 Annotation en cours. .
Le Chevalier
Revenons s’il vous plaît à nos animaux, et dites-nous M. l’Abbé, si vous êtes de l’avis de M. Descartes.
L’Abbé
Il s’en faut beaucoup, puisque non seulement je leur accorde de la connaissance, mais de la raison même.
Le Président
C’est leur faire un peu trop d’honneur.
Le Chevalier
Assurément. Si cela était, il n’y aurait plus de différence essentielle entre l’homme et la bête, et leur âme serait spirituelle comme 198 la nôtre, et par conséquent immortelle, ce qu’on ne peut pas dire.
L’Abbé
J'ai donc à vous prouver deux choses. La première, que si les Bêtes ont de la connaissance, comme M. le Président, et presque tout le monde en convient, il faut nécessairement qu'elles aient aussi de la raison, et la seconde, que cette raison que je leur donne, qui n’a nulle proportion avec la nôtre, et qui est d’une espèce toute différente, n’oblige point à reconnaître que leur âme soit spirituelle comme celle des hommes, ni immortelle par conséquent.
Le Chevalier
Il faut vous écouter là-dessus.
199 L’Abbé
Je commencerai par vous dire qu’il ne faut point que le mot de raison vous effarouche, puisqu’on donne le nom de jugement à la faculté qui forme des propositions, et que cette faculté s’accorde aux bêtes par le plus grand nombre de Philosophes. Il ne doit pas sembler plus étrange d’entendre dire qu’une bête a de la raison, que d’entendre dire qu’elle a du jugement.
Le Chevalier
Cela me semble assez égal.
L’Abbé
Voici donc ce que je dis, l’opinion commune est que des trois opérations nécessaires pour raisonner, les animaux en ont deux : celle de se faire des idées ou des images, qu’on nomme simple appréhension 418 Annotation en cours. et celle de former des 200 propositions, qu’on nomme jugement 419 Annotation en cours. , mais on nie qu’ils aient la faculté de tirer des conséquences, faculté que l’on appelle par excellence discours, ratiocination ou raisonnement 420 Avec son apologue « Les Souris et le Chat-huant », La Fontaine entendait prouver le contraire en prêtant au Hibou qui vient d’attraper une souris le raisonnement suivant : « Quand ce peuple est pris, il s’enfuit : / Donc il faut le croquer aussitôt qu’on le happe. / Tout : il est impossible. Et puis pour le besoin / N’en dois-je pas garder ? Donc il faut avoir soin / De le nourrir sans qu’il échappe. / Mais comment ? Ôtons-lui les pieds. » Et le fabuliste de conclure : « Or trouvez-moi / Chose par les humains à sa fin mieux conduite. / Quel autre art de penser Aristote et sa suite / Enseignent-ils, par votre foi ?» La Fontaine, Fables, XI, 9, 35-43. [BR] .
Le Président
Voilà l’opinion commune, et je suis persuadé qu’on ne doit, et qu’on ne peut en avoir d’autre.
L’Abbé
D’où vient que vous accordez aux Bêtes ce qui est le plus difficile, et que vous leur refusez ce qui est le plus aisé ? car il est bien plus aisé de tirer une conséquence que de former un jugement.
Le Président
Je le nie, et vous voyez même qu’il faut avoir fait deux propositions qui ne sont autre chose que deux jugements, avant que de pouvoir tirer une conclusion.
201 L’Abbé
Cela est vrai, mais il ne s’ensuit pas que ces deux opérations pour être faites les premières soient plus aisées à faire que la troisième. Nous voyons par expérience que les conclusions sortent d’elles-mêmes, et presque sans que nous nous en mêlions, des deux propositions qui les produisent nécessairement. L’expérience nous montre encore que sans cesse on se fait de fausses idées de toutes choses ; que sans cesse on forme de faux jugements, mais qu’il n’arrive presque jamais qu’on tire de mauvaises conséquences. Cela est si vrai que les fous les plus achevés ne manquent point de ce côté-là. Supposons, par exemple, qu’un Fou se jette par la fenêtre, ce n’est point pour avoir mal tiré sa conséquence qu’il fait cette folie, mais pour avoir fait de faux jugements. Car voici ce qui doit 202 s’être passé dans son esprit : il a cru que le feu était à la maison, et qu’il allait être brûlé. Voilà un faux jugement ; il a cru que la fenêtre qu’il voyait était une porte qui allait dans une cour ou dans un jardin, autre faux jugement. De là il a conclu qu’il devait se sauver par l’ouverture qu’il voyait. Il est certain que la conséquence qu’il a tirée est très bonne en elle-même, et que toute l’erreur de ce Fou est dans ses idées, et dans les jugements qu’il a formés.
Le Chevalier
Je comprends cela, et je vois que ce Fou des Petites Maisons, qui voulait dernièrement faire M. l’Abbé Général de ses Armées 421 Annotation en cours. , ne se trompait que dans ses idées et dans ses jugements, et non point dans la conséquence qu’il en tirait ; car si ce Fou avait eu des armées et si M. l’Abbé avait été le plus grand homme de guerre de notre 203 siècle, comme ce Fou le croyait, il aurait bien fait de les lui donner à conduire.
L’Abbé
S’il est donc plus aisé de bien tirer des conséquences que de faire des jugements qui soient bons et véritables, on ne doit point refuser la faculté de raisonner aux Bêtes, après leur avoir accordé celle de concevoir et de juger. Je crois avoir satisfait aux objections de M. le Président, je vais répondre à celles de M. le Chevalier, et faire voir si je puis, que les Bêtes peuvent avoir de la connaissance, et même de la raison telles que je les leur donne, sans qu’il soit nécessaire que leur âme soit spirituelle, ni par conséquent immortelle, comme l’est celle des hommes.
204 Le Chevalier
Dès le moment que vous donnez de la raison aux bêtes, vous rendez leurs âmes toutes semblables aux nôtres, et la différence ne peut être que du plus au moins, ce qui ne suffit pas, car vous savez que le plus et le moins ne changent pas l’espèce.
L’Abbé
Des choses peuvent se ressembler extrêmement, et être néanmoins d’une espèce toute différente : rien ne se ressemble davantage que le bon or et le faux or, puisque tous les jours on les prend l’un pour l’autre ; cependant ce sont deux choses autant différentes l’une de l’autre qu’il y en ait au monde, le bon or est incorruptible, inaltérable, et le feu même quelque ardent et quelque continu qu’il soit, ne peut y apporter aucun changement ni la 205 moindre diminution ; au lieu que le faux or se gâte, se corrompt, se mange par la rouille et par le vert-de-gris, et même le feu le consume tellement qu’il le réduit enfin presque tout en fumée.
Le Chevalier
Vous pouvez ajouter que comme le faux or est d’ordinaire plus brillant que le véritable, il se trouve aussi fort souvent des animaux qui semblent plus spirituels que de certains hommes.
L’Abbé
Et comme ce bon or quoique moins brillant a mille qualités excellentes que le faux or n’a pas ; de même l’âme d’un homme, quelque stupide que soit cet homme, a des talents, et des avantages infiniment plus précieux que toute la vaine apparence de spiritualité qu’on admire quelquefois dans les Bêtes. Il faut donc remarquer qu’il y a deux 206 manières de concevoir, de juger et de raisonner ; il y a une conception, un jugement, et un raisonnement qui n’ont pour objet que des choses matérielles et individuelles, et ces facultés appartiennent aux âmes des bêtes ; et il y a une conception, un jugement, et une raison qui non seulement ont pour objet les choses matérielles et individuelles, mais encore les choses spirituelles et universelles, et ces qualités ne conviennent qu’à l’âme des hommes, et ce sont ces facultés-là, qui réduites sous le nom d’Intelligence 422 Annotation en cours. , font la différence essentielle des hommes d’avec les bêtes. Pour m’expliquer souffrez que je remarque que nous concevons toutes choses par deux voies différentes. Par la voie de l’Imagination, et par la voie de l’Entendement ; que l’Imagination se forme des idées matérielles et grossières des objets de sa connaissance 423 Annotation en cours. et que l’Entendement 207 s’en fait des notions abstraites, et spirituelles 424 Annotation en cours. . La première manière nous est commune avec les bêtes ; la seconde nous est particulière 425 Annotation en cours. . Quand je regarde mon chien, et que mon chien me regarde, les images que nous concevons l’un de l'autre sont également corporelles et matérielles ; mais quand je me forme une notion abstraite de l’homme en général, cette notion est toute spirituelle ; c’est-à-dire, le pur ouvrage de mon esprit, et ne peut tomber dans l’âme d’une bête. Quand je juge qu’un homme me veut du bien parce qu’il me fait bonne chère 426 Furetière : Chère : « accueil gracieux, réception favorable. Ce Prince l’a reçu favorablement, il lui a fait grand’chère, quand il lui a apporté cette nouvelle. » [DR] chez lui, et qu’un chien juge que je l’aime parce que je lui donne à manger, ces deux jugements sont de même nature ; mais quand je juge que tout homme est mortel, que tout homme est menteur 427 Omnis homo mendax, tout homme est menteur : Psaume 116, 11 dans la traduction de Le Maistre de Sacy. [DR] , quand je juge que les trois angles d’un triangle sont égaux à deux droits 428 Ceci est la proposition 32 du premier livre des Éléments d’Euclide. Les commentaires qu’elle a inspirés sont innombrables ; des démonstrations alternatives ont surgit dès le temps d’Eudemus Rhodius, Proclus lui a consacré de nombreuses pages. Elle a servi d’exemple canonique pour caractériser la certitude mathématique et/ou la nature des objets et procédures géométriques. [VJ] , et que six est à neuf, comme 208 huit est à douze 429 Ceci est un exemple d’analogie arithmétique. Dans le lexique des mathématiques grecques anciennes, cette proposition exprime que le logos de 6 à 9 est égal au logos de 8 à 12. Il y a donc analogon ou égale proportion. Le logos étant, selon la définition 3 du livre V d’Euclide, la relation, telle ou telle, selon la taille, entre deux grandeurs du même genre (Euclide, Les Éléments, éd. Bernard Vitrac, volume 2, Paris, PUF, 1994, p. 36). Au temps où nos trois amis dialoguent, on reconnaît les logoi comme des nombres et on comprend alors ici que 6/9 = 8/12. [VJ] ; ce sont là des notions de pure intelligence, et qui demandent pour être produites une âme telle que celle de l’homme. Quand je fais ce raisonnement : il faut qu’un tel soit nécessairement ou à Paris, ou à Meudon, ou à Versailles ; j’ai assurance qu’il n’est ni à Meudon, ni à Versailles, donc il est à Paris 430 Annotation en cours. . Et quand un chien se trouvant à un chemin qui se fourche en trois, après en avoir fleuré 431 « Respirer, sentir, flairer » (CNRTL). [DR] deux, où il connaît en les flairant que son Maître n’a point passé, conclut qu’il a passé par le troisième, et enfile ce chemin sans le flairer, ces deux raisonnements sont semblables, et se forment l’un et l’autre sur les idées de l’Imagination, laquelle, comme je l’ai dit, nous est commune avec les bêtes, et ne peut différer que du plus et du moins de perfection. Mais quand je fais ce raisonnement : tout ce qui a du sentiment a de 209 la vie, tous les animaux ont du sentiment, donc tous les animaux ont de la vie. Il est constant que les brutes ne peuvent atteindre là, parce que ce raisonnement est fondé sur des notions universelles, qui ne se forment point dans l’Imagination, mais dans l’Entendement. Il est si vrai que les notions intellectuelles, celles par exemple que nous avons de Dieu, sont toutes différentes des idées de l’Imagination ; que les notions que nous avons de Dieu consistent particulièrement à exclure de notre esprit les idées que l’Imagination nous fournit 432 Annotation en cours. ; car ces notions consistent à concevoir que Dieu n’a point de figure, qu’il n’a point de couleur, qu’il n’a point d’étendue, qu’il est infini, impassible, immortel et qu’il n’est enfin aucune des choses dont notre Imagination peut nous former des idées 433 Annotation en cours. . Pour me réduire donc je dis que la différence essentielle de l’homme con210 siste à pouvoir se faire des notions abstraites et spirituelles de toutes choses, et surtout de Dieu, ayant été créé particulièrement pour le connaître et pour l’aimer 434 Annotation en cours. . Par ce moyen j’accorde aux brutes la connaissance, et même la raison à un certain degré sans les confondre avec l’homme, qui est essentiellement et suffisamment distingué par le don merveilleux de l’Intelligence ; ainsi j’augmente un degré Métaphysique 435 Annotation en cours. à l’ Arbre de Porphyre [ g ] qu’on nous apprend dans le Collège 436 Annotation en cours. ; car après vivant sensitif, qui fait animal 437 Annotation en cours. , au lieu de mettre raisonnable comme différence, pour constituer l’homme 438 Annotation en cours. , je mets connaissant pour différence 439 Annotation en cours. , lequel joint à animal, fait raisonnable 440 Annotation en cours. parce que tout ce qui connaît raisonne nécessairement. Ensuite de raisonnable je mets d’un côté intelligent, qui joint à raisonnable fait l’homme, 211 et de l’autre, non intelligent, qui joint à raisonnable fait la brute, persuadé que ce qui est raisonnable et qui en même temps a de l’intelligence est un homme, et que ce qui est raisonnable, et n’a point d’intelligence, est une brute 441 Annotation en cours. .
Le Chevalier
Permettez-moi, M. l’Abbé de vous faire une objection. Une des preuves que vous apportez de la spiritualité de l’âme des hommes, c’est qu’elle a la faculté de faire des propositions universelles. Or est-il 442 Voir note 349. [DR] que les bêtes ont cette faculté, et par conséquent 443 Dictionnaire de l’Académie [1694] : « Par conséquent : Donc, pourtant. Par une suite naturelle et nécessaire. […] Il se met quelquefois absolument, et alors on sous-entend la conclusion qui résulte naturellement de la première proposition. Vous m’avez donné votre parole, et par conséquent, pour dire, Et par conséquent vous êtes obligé de la tenir. » [DR] .
L’Abbé
C’est ce qu’il faut prouver.
Le Chevalier
Je le prouve par l’exemple de ce chien dont vous avez parlé, de ce chien qui de trois chemins qu’il rencontre enfile celui où son 212 maître a passé. Car si ce chien raisonne comme vous le supposez, il faut qu’il ait raisonné de la sorte. Toutes les fois (remarquez s’il vous plaît que c’est ici une proposition universelle) toutes les fois que de trois chemins dans l’un desquels il est sûr qu’un homme a passé, on connaît certainement qu’il y en a deux où il n’a pas passé, on doit conclure qu’il a passé par le troisième : or est-il 444 Voir note 349. [DR] que de ces trois chemins que je rencontre dans l’un desquels il est sûr que mon maître a passé en voilà deux, où je suis sûr qu’il n’a pas passé, donc je dois conclure qu’il a passé par le troisième.
L’Abbé
Voilà, je l’avoue, de quelle manière un homme pourrait raisonner en pareille rencontre : mais il ne s’ensuit pas qu’une bête y procède de la même manière, ni 213 qu’elle fasse autant de chemin pour parvenir au même but. Vous savez l’axiome qui dit que tout ce qui est reçu est reçu à la manière de ce qui le reçoit 445 Annotation en cours. , c’est-à-dire, suivant la capacité de ce qui le reçoit. L’homme qui est capable de faire des propositions universelles se sert de cette faculté dans ses raisonnements, et la bête qui n’a pas cette faculté, s’en passe, et ne laisse pas de bien tirer ses conséquences. La même chose se peut faire par différentes voies les unes plus longues, et les autres plus abrégées. Pendant qu'un Grammairien consulte toutes les règles de la Grammaire pour parvenir à parler correctement, mille gens parlent aussi correctement que lui, sans savoir qu’il y ait au monde une Grammaire. Permettez-moi de m’expliquer encore par une autre comparaison, deux hommes voient un tableau et le trouvent très beau tous deux, l’un de ces hommes est 214 un Peintre, et l’autre est fort ignorant en peinture, le Peintre vous dira qu’il est charmé de ce tableau, parce que le clair-obscur et le point de lumière y sont bien entendus, et que tout y est dégradé selon les règles de la perspective linéale et aérienne 446 Annotation en cours. . L’ignorant vous dira qu’il le trouve beau : parce qu’il le trouve beau, ou si vous voulez parce qu’il lui frappe agréablement la vue. L’extrême différence qu’il y a entre ces deux hommes n'empêche pas qu’ils ne soient tous deux charmés de ce tableau, et peut-être également, quoique par des causes et des raisons toutes différentes.
Le Chevalier
On peut dire la même chose d’une belle harangue qui aura charmé également, et les plus grands Orateurs, et les moins versés dans l’art de l’éloquence, et pour mettre la chose plus à ma portée, je 215 dirai qu’il en est de même d’un excellent ragoût que je trouverai aussi bon, moi qui ne sais point faire la cuisine que tous les meilleurs Cuisiniers du monde.
L’Abbé
Quoi qu’il en soit je suis sûr que quand je vous aurai donné mon arbre à examiner, vous demeurerez d’accord que mon Système est vrai ou du moins qu’il ne manque pas de vraisemblance.
Le Chevalier
Je comprends fort bien votre pensée : mais je doute que le Public s’en accommodât, si vous veniez à lui en faire part.
L’Abbé
Autrefois on aurait regardé comme un attentat une semblable proposition qui va à changer quelque chose dans la doctrine des Anciens, mais on ne se formalise 216 plus guère aujourd’hui de ces sortes de témérités et pourvu qu’une opinion ne blesse point la foi, le bien de l’État et les bonnes mœurs , personne ne s’y oppose ; on l’examine, et chacun la rebute, ou la reçoit selon qu’elle lui agrée, ou qu'elle ne lui agrée pas.
Le Chevalier
On a raison, sans cette louable liberté, on ne sortirait jamais des vieilles erreurs qu’on se donne de main en main, avec autant d’exactitude que les plus grandes vérités.
Le Président
Vous en direz ce qu’il vous plaira ; mais le plus sûr en toutes choses est de nous en tenir à ce que nous ont laissé nos pères qui assurément étaient plus sages que nous ne sommes.
217 Le Chevalier
Ce qui fait de la peine aux Cartésiens, c’est, comme je l’ai déjà dit, qu’ils ne conçoivent pas qu’une chose corporelle puise penser ni connaître par conséquent.
L’Abbé
Si vous n’aviez jamais vu de miroirs, ni aucun de tous les autres corps dont la surface unie ou polie renvoie l’image des objets, et qu'on vous assurât qu’il y a des pays au monde où des corps qui n’ont qu’une ligne ou deux d’épaisseur représentent tout ce qu’on met devant eux, mais si naïvement qu’il n’y a point de Peintre qui le puisse si bien faire ; que si un homme s’en approche, il y voit comme un autre lui-même qui s’approche aussi, en un mot qui fait toutes les mêmes actions que lui, et dans le même temps, n'auriez-vous pas de la peine 218 M. le Chevalier, à concevoir une chose aussi étonnante que celle-là ; cependant parce que vous auriez de la peine à la concevoir, et que même vous ne la concevriez pas, seriez-vous bien fondé à soutenir qu’elle n’est pas possible ?
Le Chevalier
Cette comparaison n’est pas mauvaise : mais enfin ce n’est qu'une comparaison.
L’Abbé
Qu’importe pourvu qu’elle prouve bien, comme elle le fait assurément, qu'une chose ne laisse pas d’être possible, quoiqu’on ne la conçoive pas. Je vais pour vous contenter, donner à cette comparaison la forme d’un raisonnement. Si la seule disposition des parties de certains corps leur donne la faculté de représenter toute sorte d’objets, pendant que tous les autres corps sont privés 219 d’une faculté si admirable, il ne doit pas y avoir de l’inconvénient que la seule disposition des parties de certains corps leur donne la faculté de sentir et de connaître, pendant que tous les autres corps sont privés d’un si grand avantage. Vous me direz qu’il y a bien de la différence entre la faculté de représenter des objets, et celle de les connaître, et moi je répondrai qu’il y a aussi bien de la différence entre ce qui rend un corps capable de représenter des objets, et ce qui le rend capable de connaître les mêmes objets ; et que si le simple poliment qu’on donne à une glace brute de miroir, en la frottant, lui communique le pouvoir de former les images de toutes choses, on ne doit pas s’étonner que l’âme d’un animal, quoique corporelle, soit capable de sentiment et de connaissance, si l’on considère l’admirable construction de toutes les par220 ties du corps de ce même animal, la manière ineffable dont ses sens sont organisés, la vitesse des esprits vitaux et animaux 447 Annotation en cours. qui le remuent ; et enfin la subtilité 448 Annotation en cours. de cette âme plus grande encore que celle de tous les esprits qui lui servent dans ses opérations.
Le Chevalier
Encore une fois Descartes dit qu’il ne peut pas se faire l’idée d’une substance corporelle qui pense et qui connaisse.
L’Abbé
Combien de choses sont-elles véritables que M. Descartes n’a pu comprendre, ni quelque autre homme que ce soit ? La capacité de l’esprit humain n’est point la mesure de la puissance de la Nature, et moins encore de celle de son Auteur. Comme je n'ai pas de peine à croire que l’âme de l’homme est 221 spirituelle : parce que je vois que l’homme conçoit des choses spirituelles, et qu’il faut que la puissance ait de la proportion avec son objet, je n’ai pas aussi de peine à croire que l’âme des brutes n’est pas spirituelle, quand je vois que les Brutes ne conçoivent rien de spirituel ; au contraire je me sens porté à juger qu'elle est matérielle et de même nature que tous les objets de sa connaissance, car il faut qu’une puissance, comme je viens de le dire soit proportionnée à son objet 449 Annotation en cours. . Vous remarquerez que Descartes et ses disciples sont les seuls de leur opinion, pendant que tous les autres Philosophes sont d’un avis contraire, et que tous ces Philosophes assurent avoir comme je l’ai déjà remarqué, une idée très distincte de ce qu’ils pensent, et par conséquent une preuve certaine, selon Descartes, que la chose qu’ils pensent est existante ou du moins possible 450 Annotation en cours. . Quand 222 je fais réflexion qu’autrefois on a cru que les Anges, tout Anges qu’ils sont, étaient néanmoins corporels, Dieu seul étant un pur esprit 451 Annotation en cours. , je suis étonné que des gens raisonnables aient tant de peine à croire que des âmes telles que celles qu’on donne aux bêtes puissent être corporelles.
Le Chevalier
Votre Système me paraît assez bien établi, et j’y donnerais les mains entièrement, si vous aviez répondu à une objection qu’on fait d’ordinaire, et qui me semble très forte, qui est que si les bêtes avaient de la connaissance et de la raison, elles seraient capables de mériter, et de démériter, et par conséquent dignes de punition et de récompense, ce qui entraîne avec soi de très grandes absurdités 452 Annotation en cours. .
L’Abbé
Quand on examinera bien la 223 connaissance et la raison que je donne aux bêtes, on verra que cette raison et cette connaissance ne les mettent point en état de mériter ou de démériter. Pour être en cet état il ne suffit pas de connaître l’action qu’on fait, il faut savoir que cette action est bonne, ou qu’elle est mauvaise, et c’est ce que les bêtes ne connaissent point du tout 453 Annotation en cours. .
Le Chevalier
Est-ce qu’un Loup qui emporte un enfant dans sa gueule pour le manger, ne sait pas (supposé qu’il ait de la connaissance et de la raison comme vous le dites) qu’il fait mal et très mal ? Il n’y a qu’à voir comment il fuit pour se cacher.
L’Abbé
Sa fuite fait voir qu’il craint, et qu’il sait bien qu’on l’assommerait si on pouvait le joindre, mais elle ne fait point voir qu’il sait qu’il 224 fait une mauvaise action, qu’il fait une action qu’il n’a pas droit de faire (ce qu’il faudrait qu’il sût pour savoir qu’il fait mal).
Le Chevalier
Il semble cependant que la première chose qu’inspire la Raison est de ne point faire à autrui ce que nous ne voudrions pas qui nous fût fait.
L’Abbé
Nullement. La première chose qu’inspire la Raison, c’est de chercher ce qui est convenable, et de fuir ce qui est contraire, et voilà en même temps la première loi de la Nature qui nous est commune avec les Animaux 454 Annotation en cours. . À l’égard du sentiment dont vous parlez, qui est de ne point faire à autrui ce que nous ne voulons pas qui nous soit fait ; il doit être regardé comme un second effet de la Raison et comme une seconde loi de la Nature, qui 225 n’est faite que pour les hommes 455 Annotation en cours. ; parce qu’il faut que la Raison dont ce sentiment est l’effet, soit capable de connaître des vérités abstraites et universelles telle que l’est celle dont nous parlons, qui est de ne point faire à autrui ce que nous ne voudrions pas qui nous fût fait. Il faut, dis-je, que cette Raison soit intelligente, ou pour mieux dire il faut que l’Être qui raisonne ainsi ait de l’Intelligence ; laquelle, comme nous l’avons dit, constitue la différence de l’homme d’avec la bête. Il n’est pas malaisé de comprendre que les animaux qui sont capables d’observer la première de ces deux lois, ne puissent observer la seconde, ni même en avoir connaissance ; car autant que la première est simple, aisée, grossière et animale, autant l’autre est-elle noble, spirituelle et difficile ; puisqu’à le bien prendre, cette seconde loi de la Nature regardée dans sa pureté originelle n’est en quelque sorte au226 tre chose que l’ Évangile 456 Annotation en cours. . Agissez, dit l’ Écriture , envers les hommes, comme vous voudriez qu’ils agissent envers vous ; car c’est là toute la Loi et les Prophètes [ h ] 457 Annotation en cours. . Supposé donc que les bêtes ne connaissent point cette seconde Loi, ce qui me semble trop évident pour le prouver davantage, il me sera aisé de faire voir qu’ils ne peuvent mériter, ni démériter. On ne peut être coupable qu’en contrevenant à quelque Loi ; or les animaux ne contreviennent jamais à la seule et unique loi que la nature leur a imposée qui est de chercher toujours leur avantage et de fuir toujours ce qui leur est contraire, donc les animaux ne peuvent jamais être coupables ni démériter par conséquent. Pour ce qui est de mériter quelque récompense, voyons ce qui en est ; examinons leurs actions. Ils ne font autre chose que de courir avec grand soin après tout ce qui leur 227 est utile et d’éviter de même tout ce qui leur peut nuire, quel gré voulez-vous qu’on leur en sache ? Si cela pouvait mériter quelque récompense, ils ne pourraient l’exiger que d’eux-mêmes puisqu’ils n’ont travaillé que pour eux-mêmes.
Le Président
J’aime assez ces deux lois naturelles que vous établissez ; car ordinairement on ne parle que de la seconde qu’on nomme simplement la Loi naturelle, comme s’il n’y avait que celle-là 458 Annotation en cours. .
L’Abbé
La première de ces deux lois qui s'observe si exactement par tous les animaux ne s'observe que trop souvent par tous les hommes qui ne songent pour l’ordinaire qu’à se procurer du bien à eux-mêmes, et à éviter le mal qui les menace, sans se soucier beaucoup du prochain ; c’est cette première loi qui a si 228 grand besoin d’être corrigée et rectifiée par la seconde, qui nous oblige de ne rien faire à autrui que ce que nous voudrions qui nous fût fait. Mais pour vous donner une preuve bien évidente que cette première loi toute seule n'a jamais fait de coupables, c’est que les enfants ont beau égratigner et battre leurs mères et leurs nourrices, et faire même, lorsqu’ils sont plus grands, tout le mal dont ils sont capables, ils ne sont réputés pécher véritablement que lorsqu’ils commencent à connaître la seconde loi naturelle, qui nous commande d’en user avec les autres comme nous voulons qu’on en use avec nous 459 Annotation en cours. .
Le Chevalier
Remarquez cependant, qu’on dit alors qu’ils commencent à avoir de la Raison, ce qui marque qu’on ne croyait pas qu’ils en eussent auparavant.
229 L’Abbé
Si l’on parlait juste, on dirait qu’ils commencent à avoir de l’Intelligence car pour de la raison animale, s’il m’est permis de parler ainsi, je veux dire de la raison qui n’est encore qu’au degré où l’ont les animaux, il est évident qu’ils en jouissent et qu’ils en font très bien toutes les fonctions avant que de raisonner en la manière que les hommes raisonnent, et qui leur est particulière.
Le Chevalier
Je suis assez content, mais s’il est vrai que les bêtes soient sensibles au plaisir et à la douleur, comme il faut qu’elles le soient, si elles ont de la connaissance et même de la raison , est-il juste qu’on voie des animaux souffrir toute leur vie et d’autres être toujours dans le plaisir ?
L’Abbé
Puisqu’ils ne peuvent mériter ni 230 démériter, je ne trouve point qu’il y ait aucune justice à leur rendre et je suis en repos là-dessus.
Le Chevalier
Je crois, M. l’Abbé, que vous n’avez pas tort, mais il me semble que nous avons fait là une terrible digression.
L’Abbé
Que voulez-vous ? la Conversation ne peut être agréable qu’elle ne prenne un peu l’essor, mais où en étions-nous ?
Le Chevalier
C’est au sujet des Automates que nous nous sommes égarés, ainsi nous en étions à la Physique.
Le Président
On dit que le Médecin commence où le Physicien finit ; suivant cette maxime il serait de l’ordre de parler présentement de la Médecine.
231 L’Abbé
Je le veux bien.
Le Chevalier
N’appréhendez-vous point M. l’Abbé, d’en venir à cet article ? Je ne sais pas en quelle estime la Médecine était du temps des Anciens, mais je sais qu’elle est bien décriée dans le temps où nous sommes 460 Annotation en cours. .
L’Abbé
Tant que les hommes ne voudront point mourir, ils trouveront que tous les Médecins sont des ignorants ; cependant comme la Médecine est celui de tous les Arts qui s’acquiert davantage par l’expérience 461 Annotation en cours. , il est naturel de croire que les Modernes en savent plus que les Anciens.
Le Chevalier
Cela devrait être comme vous le dites ; mais l’on n’en est pas per232 suadé, et de toutes les professions il n’y en a point de plus exposée à la raillerie que celle de la Médecine 462 Molière n’est certes pas le premier à reprocher aux médecins leur formalisme, qui dégénère en pédantisme, à accuser l’écart entre leur prétendu savoir et leur incapacité réelle à guérir les malades. La dénonciation est courante chez les esprits éclairés, d’Érasme – pour qui la médecine n’est qu’une « branche de la flatterie, tout autant que la rhétorique » (Éloge de la folie, XXXIII) – à Gassendi, en passant par Montaigne. Sur le théâtre ou dans la poésie satirique, les docteurs en médecine sont déjà la cible du rire, comme en témoigne, par exemple, dans la Clarice de Rotrou, le médecin Hipocrasse, qui amuse par son jargon et ses prétentions, de même que le personnage d’une satire de Claude d’Esternod, intitulée La Chaudepisse. [BR] .
L’Abbé
Il est vrai que la Comédie de nos jours s’en est bien divertie 463 Aux XVe et XVIe siècles , le personnage du faux médecin est fréquent dans la comédie italienne et espagnole, et Molière s’en inspire dès Le Médecin volant (si cette farce est bien de lui). Que le faux médecin soit pris pour vrai est en soi une preuve satirique de leur incapacité – ce qui est mis en scène par le dialogue entre Don Juan et Sganarelle, brièvement déguisé en médecin (III, 1) ; mais un pas est franchi dans la mise en scène de « vrais » médecins incompétents, voire cyniques profiteurs de la peur des malades (L’Amour médecin, Monsieur de Pourceaugnac, Le Malade imaginaire ). Voir Patrick Dandrey, La Médecine et la maladie dans le théâtre de Molière, Paris, Klincksieck, 1998, 2 vol. [CNe] ; elle ne s’est pas contentée de jouer les mauvais Médecins, comme elle a joué les faux braves, et les faux savants 464 L’allusion aux « faux braves » renvoie à la mode du personnage du Matamore (d’origine espagnole), qu’on trouve chez André Mareschal, Corneille (L’Illusion comique) ou chez Cyrano, (Le Pédant joué) ; l’allusion aux faux savants renvoie à celle du personnage du Dottore de la commedia dell’arte , qu’on trouve dans La Jalousie du Barbouillé (attribuée à Molière), dans Le Dépit amoureux, ou dans Le Bourgeois gentilhomme. Et chez bien d’autres faiseurs de comédies, sans oublier les satiristes en vers ou en prose (particulièrement envers le personnage du pédant, voir Jocelyn Royé, La Figure du pédant de Montaigne à Molière, Genève, Droz, 2008). [CNe] . Elle a traité de ridicule la Médecine en elle-même, ce qu’elle n’a jamais fait de la valeur et de la science, en quoi je ne crois pas que Molière puisse jamais être excusé 465 Perrault pense au dialogue de Dom Juan (1665, III, 1) où, à la question de Sganarelle : « Comment Monsieur, vous êtes aussi impie en Médecine ? », Don Juan répond : « C’est une des grandes erreurs qui soit parmi les hommes ». Cela ne pouvait évidemment pas plaire au frère de Claude Perrault lequel fut d’abord médecin. [CNe] .
Le Président
Je ne sais pas à la vérité comment Molière l’entendait ; car s’il y a de méchants Médecins, il faut nécessairement qu’il y en ait de bons ; s’il y a une fausse Médecine, il faut qu’il y en ait une véritable : mais il en 233 a été suffisamment puni, lorsque au lieu d’écouter la Médecine sur le mal dont il était pressé, il est mort en se moquant d’elle 466 Sa mort « en scène », le 17 février 1673, a profondément frappé les contemporains ; voici ce que Perrault a pu lire dans la préface du tome I des Œuvres de Molière publiées en 1682 : « Lorsqu’il commença les représentations de cette agréable comédie [ Le Malade imaginaire ], il était malade d’une fluxion sur la poitrine qui l’incommodait beaucoup et à laquelle il était sujet depuis quelques années. Il s’était joué lui-même sur cette incommodité dans la cinquième scène du second acte de L’Avare, lorsqu’Harpagon dit à Frosine : Je n’ai pas de grandes incommodités, Dieu merci : il n’y a que ma fluxion qui me prend de temps en temps. À quoi Frosine répond : Votre fluxion ne vous sied point mal, et vous avez grâce à tousser. Cependant, c’est cette toux qui a abrégé sa vie de plus de vingt ans. Il était d’ailleurs d’une très bonne constitution et, sans l’accident qui laissa son mal sans aucun remède, il n’eût pas manqué de forces pour le surmonter. Le 17 février, jour de la quatrième représentation du Malade imaginaire , il fut si fort travaillé de sa fluxion qu’il eut de la peine à jouer son rôle. Il ne l’acheva qu’en souffrant beaucoup, et le public connut aisément qu’il n’était rien moins que ce qu’il avait voulu jouer » .[CNe] . Si Molière avait vécu du temps de Galien ou d’Hippocrate, il n’en aurait pas usé de la sorte, et il faut s’en prendre à la différence infinie qu’il y a entre nos Médecins et ces grands Hommes de l’Antiquité.
Le Chevalier
Molière se serait moqué de Galien et d’Hippocrate, et d’Esculape même ; il n’avait dessein que de faire rire, et comme les noms de ces anciens Médecins étaient apparemment beaucoup plus vénérables de leur temps même que ne le sont aujourd’hui ceux de nos Médecins les plus célèbres, il aurait encore pris plus de plaisir à les tourner en ridicule suivant le génie de la Satire, qui préfère toujours pour plaire au Peuple les 234 noms illustres à ceux qui ne le sont pas 467 Allusion à un des arguments des détracteurs de la satire ad hominem , le risque de la démagogie – un des reproches faits à Aristophane, cité juste après. Molière n’en a pas été loin, s’il est vrai que les médecins de L’Amour médecin ont bien pour modèles les médecins de la cour (voir éd. de la Pléiade, Gallimard, 2010, t. I, p. 1419-1424). [CNe] .
Le Président
Vous direz tout ce qu’il vous plaira, mais Molière ne se serait pas joué d’un homme à qui l’on donnait le nom de divin 468 Hippocrate passait pour le descendant d’Esculape, dieu de la médecine. [CNe]
L’Abbé
Pourquoi non ? Aristophane ne s’est-il pas joué du divin Socrate 469 Dans la comédie des Nuées (423 av. J.-C.), Aristophane représente Socrate comme un penseur illuminé, capable de corrompre la jeunesse par son athéisme et par ses enseignements sophistiques. [CNe] . ?
Le Président
Cela ne conclut pas : autant que le peuple hait et souffre impatiemment ceux qui comme Socrate veulent guérir les maladies de l’âme, autant aime-t-il ceux qui comme Hippocrate guérissent les maladies du corps.
Le Chevalier
Le même Peuple qui aurait été 235 bien-aise d’être guéri, l’aurait été encore davantage de rire aux dépens de son Médecin, c’est sa nature, et même d’aimer la médisance à proportion de ce qu’elle est injuste. Mais qu’a donc fait Hippocrate de si merveilleux ?
Le Président
Les Abdéritains s’étant imaginés que Démocrite était fou, parce qu’il riait de toutes leurs actions 470 L’anecdote est rapportée par La Fontaine, Fables, VIII, 26 : « Démocrite et les Abdéritains » . Selon Jean-Pierre Collinet, le fabuliste s’inspire d’un recueil apocryphe de vingt-trois lettres adressées au médecin Hippocrate ou écrites par lui. Perrault avait donc à sa disposition la fable et le recueil de lettres, en grec ou en latin, ou dans la traduction dans notre langue de Marcellin Bompart (La Conférence et entrevue d'Hippocrate et de Démocrite, tirée du grec et commentée par Marcellin Bompart, Paris, chez la veuve de Philippe Gaultier, 1632) . Voir La Fontaine, Œuvres complètes, édition établie, présentée et annotée par Jean-Pierre Collinet, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1991, t. 1, p. 1216-1217. [BR] , et qu’il parlait sans cesse de certains petits corps dont il voulait que tous les autres fussent composés 471 Le philosophe Démocrite (ca 460-370), né à Abdère, petite ville située au nord de la mer Égée, défendit, comme son maître Leucippe, une conception matérialiste de l’univers constitué de corpuscules (atomes) et de vide. Ses ouvrages furent en grande partie perdus ou détruits, mais sa pensée influença Épicure et Lucrèce. En mettant l’accent sur la modernité de la pensée de Démocrite, Perrault semble préparer le lecteur à la victoire du philosophe sur le « divin » Hippocrate, en dépit de l’épithète respectueuse traditionnelle attribuée au père de la médecine occidentale, épithète qui résiste au temps au point d’avoir échappé à la moquerie de Molière, comme le souligne le passage précédent. [JV] , mandèrent Hippocrate pour le guérir de sa folie 472 Référence à une Lettre d’Hippocrate adressée à Damagète de Rhodes, qui rend compte de la mission ou ambassade du médecin de Cos, mandé par les habitants d’Abdère pour guérir la « folie rieuse » qui s’est emparée du philosophe Démocrite. Ce dernier, assis dans un vallon, dissèque des animaux pour trouver l’origine de l’atrabile (ou mélancolie) dans la rate ; il explique au visiteur les motifs de son rire perpétuel dû à la vanité de ses concitoyens, à leur hypocrisie, à leur avidité de biens matériels . Au terme de cette longue entrevue, Hippocrate est convaincu de la sagesse de Démocrite et de la folie des Abdéritains, et renvoie à Damagète le bateau d’Esculape qui l’avait amené à Abdère. Ce recueil de lettres apocryphes tardives, dont l’édition princeps en latin fut réalisée à Florence en 1486, celle en grec par les Alde à Venise en 1499, fut un succès éditorial de la Renaissance au XVIIIe siècle , en philosophie comme en littérature (voir La Fontaine par exemple) et en médecine. Dans les Œuvres complètes d’Hippocrate publiées en 1841 chez Baillière (vol. IX, p. 310) P.-É Littré recense une douzaine d’éditions en latin et de traductions antérieures au texte de Perrault. La citation ici est trop succincte pour que l’on puisse reconnaître une source certaine, mais il est possible que Perrault ait consulté la traduction commentée donnée par le médecin et conseiller du roi, Marcellin Bompart, chez la Vve Gaultier à Paris en 1632, sous le titre La Conférence et entrevue d’Hippocrate et de Démocrite, tirée du grec , qui contient un long développement sur l’atomisme de Démocrite, et sur les « régimes de vie » (diète et euthymie) communs à la philosophie et à la médecine hippocratique. [JV] . Hippocrate connut que Démocrite était un très grand homme, et déclara aux Abdéritains que celui pour qui on l’avait fait venir était très sage et que c’était eux qui étaient fous 473 La conclusion de ce récit fictif qui a nourri les débats humanistes sur la mélancolie et le rire (voir le personnage de Démocrite dans le traité de Joubert), la folie et la raison, le génie et le vulgaire, contient implicitement ici l’éloge d’un médecin-philosophe matérialiste qui cherche dans le corps les causes de la maladie ou d’un désordre de l’esprit. Le philosophe Démocrite convainc un médecin de la vérité d’une méthode critique , celle même dont Hippocrate usera à son tour pour démontrer que la maladie sacrée - l’épilepsie - n’a pas d’origine divine. [JV] .
Le Chevalier
Cette réponse fait voir qu’Hippocrate était un homme de bon 236 sens : mais elle ne prouve point qu’il fût habile en Médecine.
Le Président
Ce que vous dites est vrai, mais il fit en même temps deux choses, qui marquaient en lui une connaissance très profonde de ce qu’il y a de plus secret dans la Nature. On lui servit du lait, et aussitôt qu’il en eut tâté, il dit que ce lait était d’une Chèvre noire 474 Les deux anecdotes suivantes ne figurent pas dans les Lettres d’Hippocrate, mais leur présentation est ici exceptionnelle car il y a inversion des rôles par rapport à la source ancienne le plus souvent citée : en effet, Diogène Laërce (ca 180-230 après J.C.) qui rapporte brièvement ces deux anecdotes dans ses Vies et doctrines des philosophes illustres, livre IX, chapitre « Démocrite », et les tiendrait d’Athénodore (Peripatio VIII), attribue la résolution des énigmes à la sagacité de Démocrite et non pas à l’art conjectural d’Hippocrate. L’ouvrage de Diogène Laërce était un classique connu et diffusé depuis le Moyen Âge par des traductions latines. Une traduction en français avait été imprimée à Paris chez Sercy en 1668 ; toutes les éditions anciennes consultées suivent l’original. S’agit-il d’une mauvaise lecture de Perrault ? Aurait-il réellement eu entre les mains un manuscrit inédit avec une version hippocratique (voir ci-dessous note 472) ? Diogène Laërce note simplement que Démocrite aurait connu qu’il s’agissait d’une chèvre primipare noire. Bompart, La Conférence et entrevue d’Hippocrate et de Démocrite, tirée du grec, op. cit., est le premier, à ma connaissance, à gloser l’anecdote par une explication rationnelle et pragmatique (Démocrite aurait vu la chèvre noire la veille). [JV] . Quelque temps après une jeune Personne lui ayant été présentée, il la salua en la manière qu’on saluait les filles, et le lendemain, il la saluait en la manière qu’on saluait les femmes, ayant connu par son admirable et divine science ce qui était arrivé à cette fille pendant la nuit 475 La deuxième anecdote est une énigme dont Diogène Laërce lui-même donne l’explication (durant la nuit, la jeune fille est devenue femme), sans mentionner les signes par lesquels Démocrite (ou ici Hippocrate) peut connaître la perte de virginité (voir infra). [JV] .
Le Chevalier
Voilà de beaux contes que l’Antiquité nous débite : Je suis surpris, M. le Président, que vous ayez 237 pu les rapporter sans rire. Est-ce qu’un homme peut deviner de quel poil est la Chèvre dont il a mangé le lait, ni moins encore s’apercevoir si aisément du changement d’une fille en femme ? Ne voyez-vous pas que ce dernier conte est fait exprès pour faire peur aux jeunes filles et les retenir dans le devoir 476 Annotation en cours. ?
Le Président
Ces faits sont attestés par des Auteurs trop graves pour en pouvoir douter 477 Allusion banale à la faiblesse des autorités livresques qui ne sont pas vérifiées par l’observation. [JV] .
Le Chevalier
Apprenez que ces Auteurs graves ont donné dans le panneau. J'ai lu dans un Manuscrit d’Anecdotes très curieuses 478 Tour ironique : aux graves auteurs répondent des anecdotes curieuses trouvées dans un manuscrit. Tous les commentateurs jusqu’au XXe siècle font de Démocrite l’interprète des signes révélant la perte de virginité. Bompart, op. cit. p. 186 sq., vante son art subtil de la métoposcopie, d’autres verront le changement physiologique d’après la démarche, la voix, voire l’odeur, etc. Au XXe siècle, Hippocrate prend le relais et devient le personnage principal des deux anecdotes (une étude est en cours). [JV] qu’Hippocrate vit en passant dans la basse-cour de la maison où on le régala, une Chèvre noire dont on tirait le lait, et que cela lui servit à faire ses conjectures, et qu’à l’égard de la jeu238 ne Personne, il se rendit si familier avec elle dès le soir même, qu’homme n’a jamais mieux su que lui ce qu’il faisait, quand il la salua le matin en la manière qu’on saluait les femmes 479 La question des signes de la virginité – y compris la valeur symbolique attachée à l’hymen - occupe une part importante dans les traités de médecine des XVI-XVIIe siècles , dans une perspective d’ordre social autant que moral, cherchant aussi à contrôler la sexualité féminine. [JV] .
L’Abbé
Ce que vous dites n’est pas hors d’apparence. Quoi qu’il en soit Hippocrate était un très grand personnage ; on ne peut en disconvenir ; c’était un génie du premier ordre, et un homme dont les ouvrages seront à jamais dignes d’une profonde admiration 480 Avec cet hommage appuyé de l’Abbé à Hippocrate, on voit combien les Modernes ont des difficultés à nier l’autorité toujours actuelle de certaines grandes figures de l’Antiquité, notamment en médecine. Hippocrate (avec le Corpus hippocratique) et Galien demeureront de fait les deux figures tutélaires de la médecine jusqu’à la fin du XVIIIe siècle . [PD] ; mais il faut convenir en même temps que la science dont il faisait profession s’est bien perfectionnée en passant jusqu’à nous. Venons au fait. La Médecine consiste en trois choses, à connaître les maladies, à connaître les remèdes, et à savoir bien appliquer les remèdes aux maladies 481 La définition de la médecine proposée par l’Abbé sous une forme aphoristique condense les principes énoncés au début du traité hippocratique L’Art et est une critique de l’empirisme sans connaissance ni prudence (une des vertus médicales). Si la médecine hippocratique peut être considérée comme une séméiologie par la répétition des observations, sa thérapeutique reste traditionnelle. [JV] . J’espère faire voir aisément que nos habiles Médecins 239 doivent posséder ces trois talents en un plus haut degré que Galien ni Hippocrate ne les ont possédés.
Le Président
Je tiens cela très difficile, puisque nos Médecins n’ont d’habileté qu'autant qu’ils ont puisé dans ces premières sources, et qu’il y a toujours bien du déchet des copies aux originaux.
Le Chevalier
Un Médecin qui ne sait que son Galien et son Hippocrate est ordinairement un pauvre homme. Il est vrai qu’il pourra vous dire en très bon Grec le mal que vous avez, mais si c’est la fièvre, il vous laissera crever sans vous saigner, ou vous fera saigner jusqu’à la défaillance 482 Allusion à la médecine pédante critiquée par Molière, et plus directement à Guy Patin (1601-1672), doyen de la Faculté de médecine de Paris, partisan intransigeant de la saignée , devenu une figure emblématique du refus de la Modernité. [JV] ; car c’était la méthode la plus ordinaire de ces grands Personnages.
240 L’Abbé
L’étude des écrits d’Hippocrate et de Galien est très utile et même nécessaire, mais comme on a été beaucoup plus loin qu’eux dans les derniers temps, il y a mille choses à apprendre dans la Médecine que ces grands Hommes ne savaient pas.
Le Président
Comme quoi ?
L’Abbé
Commençons par la connaissance des maladies. Ils ne pouvaient pas y être fort habiles, puisqu’ils ignoraient presque entièrement la conformation du corps humain.
Le Chevalier
Est-ce qu’ils ne savaient pas l’Anatomie ? i Le texte est complet en dépit du saut de pagination entre les pages 240 et 243. On constate ce décalage dans tous les exemplaires consultés. [EP]
243 L’Abbé
Non, ou fort peu.
Le Chevalier
Pourquoi donc ?
L’Abbé
C’est qu’il ne leur était pas permis de faire la dissection d’un corps humain, et que cette opération passait de leur temps pour une espèce de sacrilège 483 Position engagée de l’Abbé qui libère la médecine de l'astrologie et autres croyances en affirmant rechercher les causes de la maladie dans le corps. L’Abbé a une vision restrictive du passé, peut-être par méconnaissance. La pratique de la dissection animale est bien attestée par le médecin Galien, mais aussi par des philosophes tels Démocrite ou Aristote. L’Abbé ignore probablement les écrits d’Erasistrate de Céos (330-250 av. J.-C.) et d’Hérophile de Chalcédoine (ca 320-250 av. J.-C.) qui avaient pratiqué des dissections humaines à Alexandrie, où Galien avait également séjourné. On relèvera l’hommage à André Vésale (1514-1564) considéré comme le fondateur de l’anatomie moderne, et à son traité De humani corporis fabrica (1543) [JV]. Dans la médecine antique grecque, la méthode médicale consiste essentiellement en une recherche de signes (qui, dans la période hellénistique prend le nom de sémiotique). Les médecins empiristes développent une méthodologie de l’expérience fondée sur l’autopsia, historia, epilogismos qui ne mentionne pas la dissection. En revanche, Galien pratique la dissection sur les animaux – en particulier, les porcs – mais pas sur l’homme, dans une visée non seulement ostensive mais aussi démonstrative. Il attribue à Hérophile d’avoir fondé l’anatomie et d’avoir disséqué les nerfs. En effet, au IIIe siècle avant J.-C., la médecine alexandrine avec Erasistrate puis Hérophile défendent la nécessité de l’anatomie (peut-être de la vivisection). H. von Staden évoque l’influence potentielle de l’art de la momification égyptien. M. D. Grmek, Le Chaudron de Médée : l'expérimentation sur le vivant dans l’Antiquité, Le Plessis-Robinson, Synthélabo, 1997. M. Vegetti, « Entre le savoir et la pratique : la médecine hellénistique », dans Histoire de la pensée médicale en Occident, t. 1, dir. M. D. Grmek, Paris,Éd.du Seuil, 1995. H. Von Staden, Herophilus, The Art of Medicine in Early Alexandria, Cambridge, Cambridge University Press, 1989. Cependant l’Abbé se trompe lorsqu’il attribue à Vésale le renouveau de la dissection. Les plus anciennes dissections humaines en Occident sont attribuées à Mondino dei Liuzzi (129 ?-1326) en janvier et mars 1316. Dans son traité intitulé Anathomia, il recommande de pratiquer une dissection devant les étudiants. En effet, la dissection publique à partir de corps de condamnés à mort s’impose progressivement, au moins une fois par an, au sein du cursus universitaire, devant un public composé d’étudiants, de médecins et de notables. En 1340, les statuts de l’université de médecine de Montpellier rendent obligatoire une dissection publique tous les deux ans. En 1442, les nouveaux statuts de Bologne instaurent une dissection masculine et une dissection féminine par an. Les papes Sixte IV et Clément VII autorisent la dissection au nom du progrès de la médecine et de la peinture. Longtemps pratiquée par le prosecteur, la dissection devient avec Berengario, puis Vésale et Estienne un geste médical. Vésale exige en effet que le médecin dissèque lui-même ; il doit connaître par autopsie. Néanmoins cette pratique rencontre des oppositions à la fois religieuses et scientifiques [SC]. Dès le XVIe siècle, on note des opposants à la dissection humaine avec l’argument qu’un corps mort ne peut plus enseigner le vivant (Canano par exemple réfute cet argument dans la préface du traité sur les muscles ; la même critique se trouve encore chez Georg Ernst Stahl dans son traité Paraenesis ad aliena a medicina doctrina arcendum, 1706, Theoria medica vera, Halle, Litteris et impensis Orphanotrophei, 1737). [JV] . Cela est si vrai que Galien fit un voyage exprès en Égypte, pour étudier sur les Cadavres, dont le Nil découvrait les tombeaux en se débordant 484 Voir note précédente. L’idée que le savoir médical de l’antiquité grecque avait son origine en Égypte et que les rois eux-mêmes s’adonnaient à l’anatomie était un lieu commun à la Renaissance. Voir par exemple la préface du De humani corporis fabrica de Vésale. [JV] . Si la dissection des corps humains avait été permise, il ne se serait pas donné tant de peine ; car que peut-on voir dans un corps à demi-pourri ? Il y a mille choses très dignes d’être remarquées, qui ne se peuvent plus voir dès qu’il y a un temps considérable que le corps est privé 244 de vie, et même dès qu’il n’a plus de chaleur 485 Depuis l’Antiquité, la chaleur constitue le signe distinctif et premier de la vie. Aristote considère la chaleur comme une qualité élémentaire (à côté du sec, de l’humide et du froid). La médecine scolastique interprétait cette chaleur à partir de l’action des esprits vitaux. Harvey et Descartes contestent cette interprétation, mais maintiennent le critère distinctif de la chaleur en deux sens différents. Pour Harvey, la chaleur manifeste la présence de l’âme conçue comme principe de vie dans le sang (Harvey, Exercitationes anatomicae de motu cordis et sanguinis circulatione, Ch. 16, 1628); pour Descartes, ce « feu sans lumière » résulte du mouvement et de la fermentation des particules élémentaires dans le cœur (Descartes, Discours de la méthode, 1637, Cinquième partie). [SC] . Cette Religion mal entendue qu’on avait pour les morts durait encore au Règne de Charles-Quint, dont on voit dans l'Histoire une consultation qu’il fit faire aux Docteurs de Salamanque, pour savoir si l’on pouvait faire en conscience la dissection du corps mort d’un Chrétien dans la vue de s’instruire en la connaissance des maladies 486 En fait Charles Quint ordonna de fonder un théâtre anatomique à l’université de Salamanque en 1552, avec l’obligation de trente démonstrations par an. [JV] . Vésale est le premier qui dans le milieu du siècle précédent a donné quelque connaissance un peu distincte de l’Anatomie 487 L’histoire de la médecine hésite sans cesse entre Vésale et Harvey comme point origine de la médecine moderne. Dans un article célèbre, G. Canguilhem met en garde contre les effets de lecture rétrospective qui introduisent la notion de révolution scientifique pour qualifier le projet de Vésale (Georges Canguilhem, « L’homme de Vésale dans le monde de Copernic », dans Études d’histoire et de philosophie des sciences concernant les vivants et la vie [1968], Paris, Vrin, 2002, p. 27-35). En réalité, Vésale maintient une allégeance forte envers Galien, même s’il en discute plusieurs thèses à partir de ses observations anatomiques. Les catégories de refonte (Claire Crignon , « Révolution anatomique et révolution cosmologique : quelques réflexions à partir de la lecture de “L'homme de Vésale dans le monde de Copernic” », Revue de métaphysique et de morale, n° 82, 2014/2, p. 167-195 ) ou de réforme (Sarah Carvallo, L’Homme parfait. L’anthropologie médicale de Harvey, Riolan et Perrault (1628-1688), Paris, Classiques Garnier, coll. « Histoire et Philosophie des sciences », 2017.) sont aujourd’hui proposées pour penser cette tension entre la continuité et la rupture. [SC] ; mais cela n’est rien en comparaison du progrès que l’on y a fait dans la suite, et particulièrement dans ces derniers temps. C’est une chose presque infinie que les découvertes que nous devons à notre siècle. En l’année 1627 Asellius de Crémone découvrit les veines lactées 488 Gaspard Aselli (1581-1626), docteur à Pavie, chirurgien, puis professeur d’anatomie à Milan, découvre les vaisseaux chylifères , aussi appelés veines lactées, De lactibus, sive lacteis venis, 1627. Le chyle est un fluide blanchâtre dans les vaisseaux lymphatiques de l’intestin grêle (les vaisseaux chylifères), élaboré durant la digestion. Il contient des graisses, des sucs digestifs et de la lymphe. [SC] . En 1628 Harvey trouva la circulation du sang 489 Harvey reprend le modèle des Météorologiques où Aristote décrit le cycle cosmique de l’eau pour l’appliquer au sang. Ce modèle cosmique et physiologique traduit l’idée métaphysique de la perfection du cosmos et du vivant à travers le mouvement circulaire qui maintient l’unité et la totalité à travers le changement. Mais Harvey développe aussi une nouvelle conception du rôle de l’expérience et de l’observation dans la science qui lui permet d’étayer son analogie sur des arguments anatomiques et physiologiques (la disposition des valvules dans les veines et les artères, la quantité de sang contenue dans le corps, le débit sanguin perçu à chaque pulsation) . Ses successeurs retiennent principalement ces critères expérimentaux ; ainsi, Descartes admet la circulation sanguine mais rejette l’explication aristotélicienne. William Harvey, Exercitationes anatomicae de motu cordis et sanguinis circulatione, 1628. Roger French, William Harvey’s natural Philosophy, Cambridge, Cambridge University Press, 1994. [SC] . En 1661 Pecquet que nous 245 avons tous connu, et qui était de l’Académie Royale des Sciences, découvrit le réservoir du chyle 490 Jean Pecquet(1622-1674) identifie la citerne du chyle à l’origine du canal thoracique et retrace le parcours du chyle et de la lymphe des vaisseaux lymphatiques du mésentère jusqu’à ce qu’ils s’introduisent dans la circulation sanguine au niveau de l’artère subclavière droite sans passer par le foie, Experimenta nova anatomica, quibus incognitum hactenus chylii receptaculum et ab eos per thoracem in ramos usque subclavios vasa lactea deteguntur (Paris, 1651) . Cette découverte anatomique contribue à récuser le rôle de foyer du sang au foie ; elle corrobore la circulation sanguine et suscite la réprobation du doyen de la faculté de Paris, Jean Riolan ; Jean Pecquet quitte Paris et obtient le grade de docteur à l’université de Montpellier en 1652. Cela dit, cette découverte ne convainc pas non plus Harvey. Elle est pourtant aujourd’hui reconnue et reste attribuée à Jean Pecquet. [SC] . Deux ans après Bartholin découvrit les vaisseaux lymphatiques lorsque Olof Rudbeck faisait la même découverte 491 Annotation en cours. . Steensen nous a donné la structure des muscles 492 Annotation en cours. . Ruysch celle des valvules lymphatiques 493 Annotation en cours. . Malpighi celle des viscères 494 Annotation en cours. . Lower celle du cœur 495 Annotation en cours. . Wirsung celle du pancréas 496 Annotation en cours. , et cela dans une perfection qui efface tout ce que leurs prédécesseurs en ont écrit. Je ne finirais jamais si je voulais ne rien omettre.
Le Président
Ces découvertes sont assurément très curieuses, mais en même temps très inutiles pour la guérison des maladies 497 Le Président oppose ici à l’Abbé le même argument qu’Erasistrate de Céos, célèbre médecin alexandrin, oppose à Harvey, le découvreur de la circulation du sang, dans les Nouveaux dialogues des morts (1683) de Fontenelle qui font converser aux Enfers des Anciens ou des Modernes entre eux et des Anciens avec des Modernes. [PD] .
L’Abbé
Il y a grande apparence 246 que mieux on connaît la structure du corps humain, que mieux on sait comment se fait le sang, comment il coule dans les veines, comment se font la digestion, la nutrition, l’accroissement, et toutes les autres opérations qui nous font vivre, croître et mouvoir, mieux on connaît les maladies où nous sommes sujets, qui ne naissent la plupart que du désordre qui arrive dans ces opérations naturelles, et plus on est en état d’y pouvoir remédier 498 Annotation en cours. .
Le Chevalier
Vous ne pouvez pas M. le Président, disconvenir de cette vérité. Si votre Montre n’allait pas bien, ou qu’elle n’allât plus, sans que vous en sussiez la cause, n'aimeriez-vous pas mieux la confier pour la raccommoder à un Horloger qui saurait parfaitement la construction des Montres, 247 qu’à celui qui n’en connaîtrait que les ressorts les plus communs ?
L’Abbé
Nous connaissons tous les remèdes que les Anciens connaissaient, et ...
Le Président
Je n’en demeure point d’accord, il s’en est perdu une infinité qui ne sont point venus jusqu’à nous.
L’Abbé
Ces Remèdes perdus ou ne valaient guère, ou ont fait place à d’autres de même espèce qui valent mieux. Il est impossible qu’un bon remède se perde jamais à cause du besoin continuel que l’on en a, à moins, comme je l’ai dit, qu’il n’en vienne un meilleur, car alors il leur arrive ce que nous remarquions hier être arrivé au 248 miel 499 Annotation en cours. , à la pourpre 500 Annotation en cours. et aux béliers 501 Annotation en cours. qui ont été chassés par le sucre, l’écarlate, et les canons, qui chacun dans leur genre leur sont bien supérieurs en bonté, en beauté, et en force. Pour concevoir tout d’un coup combien nous avons de remèdes au-delà de ceux des Anciens, il n’y a qu’à songer combien nous en tenons des Arabes modernes 502 Annotation en cours. , combien nous en a donné la découverte du nouveau monde 503 Annotation en cours. , et combien la Chimie, science inconnue aux Anciens, en a trouvé et en trouve encore tous les jours 504 Annotation en cours. .
Le Président
Je ne fais pas grand cas de tous ces remèdes nouveaux.
L’Abbé
Comptez-vous pour rien le Baume du Pérou 505 Annotation en cours. , le Contrayerva 506 Annotation en cours. , la Vipérine 507 Annotation en cours. , le Curcuma 508 Annotation en cours. , la Gaïac 509 Annotation en cours. , la Salsepareille 510 Annotation en cours. , le Sassafras 511 Annotation en cours. , la 249 Squine 512 Annotation en cours. , le Tabac 513 Annotation en cours. , le Jalap 514 Annotation en cours. , le Méchoacan 515 Annotation en cours. , le Quinquina 516 Annotation en cours. , l’Ipécacuanha 517 Annotation en cours. , la Civette 518 Annotation en cours. , l’Ambre gris 519 Annotation en cours. , le Camphre 520 Annotation en cours. , l’esprit de vin 521 Annotation en cours. , l’esprit de vitriol 522 Annotation en cours. et tous les autres esprits tant acides que volatils, l’Antimoine 523 Annotation en cours. et le Mercure 524 Annotation en cours. avec toutes leurs préparations différentes ? En un mot tous les remèdes que fournit la Chimie qui sont presque infinis. Si vous voulez jeter les yeux du côté de la Chirurgie, combien d’opérations nouvelles a-t-on trouvées au-delà de celles que connaissaient les Anciens ? La Paracentèse 525 Annotation en cours. qui autrefois était très dangereuse et presque toujours sans succès, se fait présentement d’une manière très sûre et très utile, en suivant la méthode que M. Thouvenot de Turin nous a enseignée 526 Annotation en cours. . M. Cressé a tellement facilité l’opération de l’Anévrisme 527 Annotation en cours. , qu’elle se fait aujourd’hui sans péril par les Chirur250 giens les moins expérimentés. On a supprimé une infinité d’opérations très cruelles et très douteuses en usage parmi les Anciens, comme le Périscyphisme 528 Annotation en cours. , et l’Hypospatisme 529 Annotation en cours. , dont le dernier se terminait à enlever la peau du front et à la séparer du crâne.
Le Chevalier
Cela me fait frémir. Hé, bon Dieu, à quoi servait cette cruelle opération ?
L’Abbé
C’était pour faire écouler quelques eaux qu’ils prétendaient tomber du cerveau sur les yeux et les soulager par-là d’une fluxion qu[i] les incommodait.
Le Chevalier
Vous vous moquez ?
251 L’Abbé
Point du tout.
Le Chevalier
Monsieur le Président vous qui vous plaignez quelquefois d’une fluxion qui vous tombe sur les yeux, ne regrettez-vous point l’heureux temps où l’on serait venu vous écorcher tout vif pour arrêter, ou pour diminuer un peu cette fluxion ?
L’Abbé
On a inventé une infinité d’autres opérations très utiles, comme celle de coudre les tendons que M. Bienaise a si heureusement renouvelée 530 Annotation en cours. . Celle de l’enfantement Césarien dans les femmes vivantes hasardée avec succès vers la fin du siècle passé par Rousset 531 Annotation en cours. , et depuis usitée heureusement en plusieurs rencontres 532 Occasions, circonstances.[CNe]. . L'extraction de 252 la pierre par la vessie, propo[s]ée par cet Auteur 533 Annotation en cours. , et pratiquée depuis de la manière que nous le voyons tous les jours. Il y a une infinité d’autres opérations, qui n’ont commencé d’être en usage que dans ces derniers temps, que ma mémoire ne me fournit pas, et qu'on peut trouver aisément dans les Auteurs qui ont traité de ces matières. Il reste à voir de combien on surpasse les Anciens dans la manière d’appliquer les remèdes, et de ce qu’on appelle faire la Médecine.
Le Président
Voilà où je vous attendais ; car ce n’est point la connaissance d’un grand nombre de remèdes qui fait un bon Médecin. De même qu’un excellent Peintre peut faire un excellent Tableau avec cinq ou six sortes de couleurs des plus communes, pendant qu’un Peintre peu 253 habile ne fera qu’une enseigne à Bière 534 Annotation en cours. , quoiqu’il ait sur sa palette toutes les couleurs les plus belles et les plus fines de l’Orient 535 Annotation en cours. . Un savant Médecin guérira de même les maladies les plus dangereuses avec des remèdes ordinaires et connus de tout temps, pendant qu’un ignorant Médecin laissera mourir un homme malade d’un simple rhume avec toutes les drogues du nouveau monde.
L’Abbé
La chose peut arriver de la manière que vous le dites, mais comme (toutes choses pareilles) c’est un avantage considérable à un Peintre d’avoir de belles et de vives couleurs ; c’en est un aussi très grand à un Médecin (toutes choses d’ailleurs étant égales) de pouvoir donner à son malade des remèdes d’une vertu spécifique pour le mal qu’il veut guérir. Tout ce que 254 l’on peut conclure de cette comparaison, c’est qu’en fait de Médecine, comme en fait de Peinture, et en quelque autre Art que se puisse être, l’habileté de l’ouvrier est infiniment de plus grande importance que la qualité des matières qu’il emploie dans son ouvrage, et c’est de quoi je suis très convaincu ; mais nous trouverons que la bonne manière d’appliquer les remèdes ne s’est pas moins perfectionnée par l'usage et par la pratique que le nombre s’en est augmenté avec le temps. C’est ce qu’il reste à faire voir. La saignée est assurément le plus important, le plus universel et le plus décisif de tous les remèdes, et dont l’opération se fait en plus de manières 536 Boileau ne partage pas, assurément, le bel enthousiasme de l’Abbé et remet par ailleurs en cause la supposée supériorité des Modernes en matière de médecine. Dans la première de ses Réflexions critiques, il rappelle que dans sa jeunesse le médecin Claude Perrault lui conseilla de se faire saigner pour soigner… son asthme : « il me conseilla de me faire saigner du pied , remède assez bizarre pour l’asthme dont j’étais menacé. Je fus toutefois assez fou pour faire son ordonnance dès le soir même. Ce qui arriva de cela, c’est que ma difficulté de respirer ne diminua point, et que le lendemain, ayant marché mal à propos, le pied m’enfla de telle sorte, que j’en fus trois semaine dans le lit. » (Œuvres complètes de Boileau, éd. Fr. Escal, Paris, Gallimard, 1966, p. 494-495). [BR] . Les Anciens ne s’en servaient qu'en un très petit nombre de maladies, et souvent d’une manière bien étrange, qui était de tirer tout le sang du malade, ou 255 du moins jusqu’à la défaillance ; en sorte qu’il demeurait comme mort et sans mouvement dans son lit, et y demeurait huit ou neuf mois avant que d’avoir repris ses forces, et sa couleur, qui quelquefois ne revenait point, outre que souvent il en perdait la vue 537 Annotation en cours. . On n’use aujourd’hui de la saignée que suivant le besoin du malade, et on guérit les fièvres les plus fâcheuses sans avoir recours à ces grandes évacuations, qui bien souvent étaient pires et plus dangereuses que les maladies auxquelles elles devaient servir de remèdes 538 Annotation en cours. . Les Anciens regardaient les fièvres tierces 539 Annotation en cours. et les fièvres quartes 540 Annotation en cours. comme difficiles à guérir ; aujourd’hui deux ou trois prises de Quinquina chassent les plus opiniâtres et les plus fortes. On guérit aisément le Scorbut 541 Annotation en cours. en un certain degré, et les Anciens le regardaient comme une maladie presque désespérée ; ce 256 que je dis du Scorbut se peut dire de toutes les maladies malignes où on a besoin de cordiaux 542 Annotation en cours. , de céphaliques 543 Annotation en cours. , et d’autres remèdes semblables, dont les meilleurs viennent des Indes 544 Annotation en cours. , ou nous sont donnés par la Chimie et qui par conséquent n’ont point été connus des Anciens.
Le Chevalier
En voilà plus qu’il ne m’en faut pour me persuader sur ce Chapitre, passons à autre chose.
L’Abbé
Permettez-moi d’ajouter pour une espèce de confirmation de ma Thèse, que parmi les Anciens un seul homme faisait toutes les fonctions et toutes les opérations de la Médecine ; c’est-à-dire que le même homme était Médecin, Chirurgien, et Apothicaire 545 Annotation en cours. , au lieu qu’aujourd'hui ce sont trois Professions différentes, qui occupent 257 trois hommes de telle sorte, que chacun d’eux n’a pas peu de peine à suffire aux choses qui le regardent, ce qui ne peut venir que du grand nombre de connaissances qu’on s’est acquises dans la suite des temps.
Le Chevalier
Il n’y a encore qu’un homme dans les Villages qui fait lui seul toute la Médecine, et je crois que cela vient moins de ce que les malades de la Campagne ne pourraient pas suffire à payer trois hommes, que du peu de science de ces sortes de Médecins, science qui tient aisément dans la tête d’un seul homme, et qui étant d’un fort petit volume, comme celle des Anciens, ne les empêche pas de courir de Village en Village 546 Annotation en cours. .
L’Abbé
Non seulement il faut aujour258 d’hui trois hommes différents pour suffire aux fonctions de la Médecine, mais nous voyons que la Chirurgie s’est partagée en plusieurs branches, dont chacune occupe un homme tout entier. Il y a des Chirurgiens qui ne s’appliquent qu’aux maladies des yeux 547 Annotation en cours. : d’autres qu’aux maladies des dents 548 Annotation en cours. : les uns ne s’étudient qu’à tailler de la pierre 549 Annotation en cours. , les autres qu’à accoucher des femmes 550 Annotation en cours. ! d’autres qu’à remettre les membres disloqués 551 Annotation en cours. , et avec cela ils ont de la peine à bien savoir tous les préceptes, tous les secrets, et toutes les observations que contient la portion de Chirurgie qu’ils ont choisie pour leur partage 552 Annotation en cours. .
Le Président
J’en demeure d’accord ; cependant que font vos Médecins ? Purgare, Segnare, Clysterium donare 553 Citation (approximative : le texte dit « Clisterium donare,/ Postea seignare/ Ensuitta purgare ») d’un des refrains du « Troisième intermède » du Malade imaginaire (la cérémonie d’intronisation d’Argan en médecin) . [CNe] .
259 Le Chevalier
Cela nous a fait rire dans Le Malade imaginaire , et la vision qu’a eue Molière a réussi ; mais il n’est point vrai que la Médecine d’aujourd'hui se renferme dans des bornes aussi étroites que celles que l’on lui veut donner, et quand cela serait, que pourrait-on en inférer contre la Médecine ? Il ne faut que souffler et remuer les doigts pour jouer de la flûte, est-ce à dire, M. le Président, qu’il n’y a rien de plus aisé que d’en jouer en perfection, et qu’il n’y a pas une grande différence entre un mauvais flûteur et les illustres Philbert, et Descoteaux, qu’on ne peut ouïr sans en être enchanté 554 René Pignon Descoteaux (v. 1645-1728) et Philibert Rebillé, dit Philbert (v. 1650-1712), deux flutistes (flûte traversière) appréciés de Lully. [CNe] ?
L’Abbé
La comparaison me semble fort juste.
260 Le Chevalier
Laissons donc là la Médecine, et puisque nous sommes tombés sur les Flûtes de Philbert et de Descoteaux, parlons, je vous prie, de la Musique que j’aime à la folie.
L’Abbé
Si l’on juge de la Musique des Anciens par ce qu’ils en ont dit, c’était bien autre chose que celle des Modernes.
Le Chevalier
Il est vrai que si l’on veut les en croire, il n’y a point de miracles qu’elle n’ait fait : elle faisait marcher les Arbres, et les Rochers 555 D’après Ovide, Métamorphoses, X, 88-108. [BR] , elle apprivoisait les Tigres et les Lions 556 Horace, Art poétique , 391-393. [BR] , elle bâtissait des Villes 557 Annotation en cours. , en forçant les pierres à se placer les unes au-dessus des autres par les seuls accords d’une Lyre, et elle contraignait les Dauphins à servir 261 de monture aux Musiciens pour traverser la mer 558 Allusion (ironique) au sauvetage miraculeux du poète légendaire Arion par un dauphin . Alors qu’il allait être jeté à la mer, Arion formula le vœu de pouvoir jouer de la lyre une dernière fois. Il attira par ses chants un dauphin qui le prit sur son dos et le sauva d’une noyade certaine. Hérodote, Histoire, I, 24 ; Ovide, Fastes, II, 91-119 ; Pline l’Ancien, Histoire naturelle, IX, 26. [BR] .
Le Président
Si vous voulez parler sérieusement de la Musique, il ne faut pas prendre pied sur ce que les Poètes en ont dit en se divertissant ; les merveilles que vous venez de rapporter ne sont autre chose que des expressions figurées dont la Poésie s’est servie pour faire entendre qu’il n’y a point d’hommes si farouches ni si stupides qui ne soient émus, et qui ne s’apprivoisent par les charmes de la Musique. Il faut aussi se souvenir que ces Poètes n’entendaient pas parler seulement de la Musique qui frappe les oreilles, mais de celle qui n’étant autre chose que l’ordre et l’harmonie adoucit les esprits les plus sauvages, et les fait vivre ensemble dans une aimable et parfaite concorde.
262 L’Abbé
Les Orateurs et les Philosophes mêmes ont dit de la Musique prise dans le sens propre et naturel , des choses qui ne sont pas moins étonnantes que ce qu'ont dit les Poètes 559 Annotation en cours. . Plutarque assure que chez les Grecs elle avait la force en se servant du Mode Phrygien ; Mode tout martial d’inspirer aux hommes les plus timides le désir de combattre, de leur inspirer même de la fureur, et jusqu’à un tel point qu’ils s’assommaient les uns les autres sans avoir ni querelle ni inimitié 560 Annotation en cours. . Il ajoute que si dans le plus fort du combat le Joueur d’instrument qui les avait échauffés de la sorte, venait à sonner de certains accords agréables et pacifiques sur le Mode Lydien, Mode doux et amoureux, ils cessaient aussitôt de se battre, et rentraient peu à peu dans leur première tranquillité 561 Annotation en cours. .
263 Le Chevalier
Il faut être fort en garde là-dessus comme sur toutes les autres hyperboles que la Grèce menteuse a pris plaisir à débiter.
L’Abbé
Je crois cependant qu’il était quelque chose de ce que dit Plutarque, mais ces effets surprenants venaient bien moins de l’excellence de la Musique de ces temps-là que de la facilité qu’avaient les Grecs à se laisser émouvoir par tout ce qui était pathétique 562 Annotation en cours. . C’était alors la Nation du monde la plus spirituelle et la plus vive 563 Annotation en cours. .
Le Chevalier
Il est vrai que les transports amoureux d’un Espagnol sur un bout de ruban qu’il aura pris à sa maîtresse sont bien d’une autre 264 force que ceux d’un Moscovite ou d’un Lapon en pareille rencontre 564 Annotation en cours. .
L’Abbé
Je veux bien encore demeurer d’accord que leur Musique, qui ne consistait que dans un simple chant (car ils ne savaient ce que c’était que de chanter à plusieurs parties 565 Annotation en cours. ) était…
Le Président
Vous vous moquez, c’est ce qu’il y a de plus beau dans la Musique que l’harmonie qui résulte des diverses parties qui chantent la même chose sur des chants différents, mais qui tout différents qu’ils sont, ne laissent pas de s’accorder ensemble, et qui ne charment pas seulement l’oreille et le cœur, mais la raison même dans la plus haute partie de l’âme 566 Annotation en cours. .
265 L’Abbé
Il est constant que la Musique des Anciens ne consistait que dans un chant seul, et qu’elle n’a jamais connu ce que c’est qu’une basse 567 Annotation en cours. , qu’une taille 568 Annotation en cours. et qu’une haute-contre 569 Annotation en cours. . Si vous en doutez, vous n’avez qu’à lire le traité que M. Perrault de l’Académie des Sciences a composé sur ce sujet, et vous en serez pleinement persuadé. Ce Traité est à la fin du premier Tome de ses Essais de Physique ; et a pour Titre De la Musique des Anciens 570 Annotation en cours . .
Le Président
Je serai bien aise de voir comment il prouve un paradoxe aussi étrange que celui-là.
L’Abbé
La Musique des Anciens est encore aujourd’hui la Musique de toute la Terre, à la réserve d’une 266 partie de l’Europe 571 Annotation en cours. . Cela est si vrai qu’à Constantinople même ils ne connaissent point encore la Musique à plusieurs parties 572 Annotation en cours. .
Le Chevalier
Cela ne peut pas être.
L’Abbé
Vous connaissez M. Pétis de La Croix interprète du Roi en Langue Arabe 573 Annotation en cours. .
Le Chevalier
Oui assurément, et c’est un homme d’un mérite très singulier.
L’Abbé
Nous l’irons voir quand vous voudrez. Il vous dira que s’étant trouvé à Constantinople lorsque notre ami M. de Guilleragues y était en Ambassade 574 Annotation en cours. , il fut pleinement convaincu, non sans étonnement, de ce que je viens de vous dire. 267 M. de Guilleragues avait des Laquais et des Valets de chambre qui jouaient très bien du Violon, et qui composaient une bande complète 575 Annotation en cours. . Lorsqu’ils jouaient quelques-unes de ces belles Ouvertures d’Opéras, qui nous ont charmés tant de fois 576 Annotation en cours. , les Turcs ne pouvaient les souffrir traitant de charivari le mélange des parties auquel ils ne sont pas accoutumés. C’est dommage, disaient-ils, que ces gens-là ne savent pas la Musique ; car ils ont la main bonne, et tirent bien le son de leurs Instruments.
Le Président
Est-ce que les joueurs d’Instruments Turcs ne font jamais de concerts ?
L’Abbé
Ils en font, mais ils ne jouent tous que le sujet, où ils ajoutent seulement quelques quintes 577 Annotation en cours. et 268 quelques octaves 578 Annotation en cours. en certains endroits, comme aux médiantes 579 Annotation en cours. et aux finales 580 Annotation en cours. . M. de La Croix qui a beaucoup voyagé, vous dira qu’il en est de même en Perse 581 Annotation en cours. , et au Mogol 582 Annotation en cours. , où l’harmonie qui résulte du mélange des parties et de la variation des consonances 583 Annotation en cours. est également inconnue. Mais afin que vous ne croyiez pas que je fasse injustice aux Orientaux ni aux Anciens, je vais leur accorder tout ce qu’ils peuvent souhaiter de nous ; je vais avouer que comme ils n’ont cultivé que le chant seul, ils y ont peut-être raffiné plus que nous : l’oreille des Orientaux s'offense de certains sons peu réguliers, que nous souffrons pour n’y être pas assez délicats. Vous savez, M. le Président, que tous les Tons entiers de la Musique ne sont pas égaux entre eux 584 Annotation en cours. , et qu’il y a un peu moins de distance de l’Ut au Ré, que du Ré au Mi, et du Fa au Sol, que du Sol au La 585 Annotation en cours. . Cette différence se voit clairement sur le 269 Monocorde 586 Annotation en cours. . De là vient que quand on transpose, et que ces notes viennent à changer de place, l’oreille s’aperçoit de plusieurs duretés que les uns souffrent et reçoivent même avec plaisir comme une espèce de Chromatique 587 Annotation en cours. , mais que d’autres regardent comme des dissonances, et des manques de justesse qui les offensent. Les Orientaux ne peuvent souffrir ces sortes d’irrégularités.
Le Président
J'ai vu des Clavecins qu’on disait venir d’Allemagne, où l’on remédiait à ces inconvénients en ajoutant trois cordes et trois touches à chaque octave, savoir un Ré dièse entre le ré et le mi, un la b mol entre le sol et le la, et un la dièse entre le la et le si 588 Annotation en cours. .
L’Abbé
J'ai vu un de ces Clavecins, l’invention en est très ingénieuse, 270 et autorise la délicatesse des Orientaux sur la justesse et la propreté du chant. Je dirai encore à leur avantage que peut-être leurs joueurs d’Instruments ont plus d’habileté que les nôtres. M. de La Croix m'en a dit un exemple qui mérite de vous être raconté. Dans un régale 589 Annotation en cours. qu’il donna à M. de Guilleragues, il fit trouver des Musiciens du Pays avec les Violons de M. l’Ambassadeur. Après qu’ils eurent joué les uns et les autres à diverses reprises, un vieux Musicien Persan qui jouait du Violon admirablement 590 Annotation en cours. pria le plus habile des Violons de l’Ambassadeur 591 Annotation en cours. de jouer la plus belle, la plus longue et la plus difficile de ses Pièces. Le Violon joua une des plus longues ouvertures de nos Opéras. Lorsqu’il l’eut jouée deux fois comme c'est la coutume, le Violon Persan la rejoua aussi deux fois sans y manquer d’une seule note, et sans même y oublier un 271 seul des agréments que son concurrent y avait ajoutés. Il joua ensuite une de ses pièces, et la joua deux fois, mais notre Violon ne put pas en jouer quatre notes de suite. Peut-être que si quelqu’un de nos plus habiles Violons s’était trouvé là, il en serait sorti à son honneur.
Le Président
Quoi qu’il en soit, pour des apprentis en fait de Musique ce n'est pas mal la savoir.
L’Abbé
Ils sont très habiles dans l’étendue de ce qu’ils savent, mais comme ils ignorent entièrement ce que c’est que l’harmonie des consonances variées dans l’assemblage de plusieurs parties différentes, je dirai toujours qu’ils sont très ignorants en comparaison des Musiciens de l’Europe.
272 Le Chevalier
On dit que Monsieur de La Croix qui a été envoyé tout jeune par M. Colbert en plusieurs endroits du Levant pour y apprendre les Langues Orientales, avait eu ordre d’y apprendre en même temps la Musique du Pays 592 Annotation en cours. .
L’Abbé
Cela est vrai, et il l’a apprise tout à fait bien. La pensée de ce grand Ministre était que si nous savions une fois en quoi elle consiste, ce serait une chose agréable d’en mêler quelques morceaux dans les fêtes et les divertissements que sa Majesté donne à sa Cour 593 Annotation en cours. ; de faire une Scène par exemple, où des Chanteuses vêtues à la Turque et touchant les mêmes Instruments de Musique dont elles jouent à Constantinople, viendraient chanter les mêmes airs, et danser les mêmes danses qu’elles chantent et qu’elles 273 dansent devant le Grand Seigneur 594 Annotation en cours. , comme aussi de faire une autre Scène, où les Musiciens chanteraient les mêmes airs qu’ils chantent devant le Sophi de Perse, ou devant le Grand Mogol 595 Annotation en cours. ; car quoique leur Musique ne soit pas comparable à la nôtre, la diversité de leurs chants et de leurs instruments aurait apporté beaucoup de beauté et de richesse à nos spectacles.
Le Président
Cette pensée me plaît infiniment, et je vous avoue que j'aurais un grand plaisir de me voir par-là comme transporté en un moment dans toutes les différentes parties du monde.
L’Abbé
Il avait une autre pensée à peu près semblable, mais qui me paraît encore plus grande et plus magnifique, c’était de proposer à 274 sa Majesté, en cas que l’on eût achevé le Louvre 596 Annotation en cours. , de ne point faire à la française tout le grand nombre d’appartements qu’il doit contenir, mais d’en faire à la mode de toutes les Nations du Monde : à l’Italienne, à l’Espagnole, à l’Allemande, à la Turque, à la Persienne, à la manière du Mogol, à la manière de la Chine, non seulement par une exacte imitation de tous les ornements dont ces Nations embellissent différemment les dedans de leurs Palais ; mais aussi par une recherche exacte de tous les meubles et de toutes les commodités qui leur sont particulières, en sorte que tous les Étrangers eussent le plaisir de retrouver chez Nous en quelque sorte leur propre Pays, et toute la magnificence du Monde renfermée dans un seul Palais 597 Annotation en cours. .
275 Le Chevalier
Je crois que nous avons parlé de toutes les Sciences et de tous les beaux Arts, où les Modernes peuvent avoir quelque avantage sur les Anciens.
L’Abbé
Il s’en faut beaucoup.
Le Chevalier
Je n’en vois point qui ne soit venu sur les rangs. Vous avez parlé de l’Éloquence, et de la Poésie (Dieu sait !), de l’Architecture, de la Peinture, de la Sculpture, de l’Astronomie, de l’Astrologie, de la Chiromancie, de la Géographie, de la Navigation, de la Philosophie, Logique, Morale, Physique, et Métaphysique, des Mathématiques, de la Médecine, et de la Musique. Que reste-t-il après cela ?
276 L’Abbé
Il en est des Arts et des Sciences, comme de la Maison Royale où nous sommes. Il y a trois jours que nous la parcourons de tous côtés, et je suis sûr qu’il y a dans son enceinte cent belles choses que nous n'avons point vues, et que nous serions encore ici un mois sans les voir toutes. Il y a de même trois jours que nous parlons de toutes sortes d’Arts et de Sciences, et il est constant qu’il y en a un très grand nombre dont nous n’avons rien dit, et que quand même nous y emploierions encore un très long temps, il en resterait une infinité que nous n’aurions pas examinés. Pour preuve de ce que je dis ; remarquez que nous sommes ici dans le plus beau Jardin du Monde 598 Sur les jardins de Versailles et leurs aménagements, voir volume I, p. 243 et suivantes et les notes s’y rapportant. Avant Versailles, c’était le jardin des Tuileries, lui-aussi aménagé par André Le Nôtre, qui pouvait se prévaloir de ce qualificatif. Ainsi, dans Les Œuvres de Pierre de Ronsard, gentilhomme vandosmois Prince des Poetes françois, Paris, Nicolas Buon, 1623, Marcassus écrivait-il à son propos : « Le plus beau jardin du Monde, n’en desplaise à l’Escurial . » [MdV] , et que cependant nous n’avons presque rien dit du Jardinage 599 Furetière : « s. m. L’art de cultiver les jardins. Cet homme entend bien le jardinage . le jardinage a esté mis depuis peu de temps en un haut point, & perfection par le Sr. le Nostre. […]». [PD] , soit de celui qui se mêle de dresser des Parterres 600 Furetière : « s. m. La partie du jardin découverte où on entre en sortant de la maison. Il n’y a rien de plus beau qu’un parterre émaillé de fleurs, de tulippes, d’anemones & de renoncules. Un parterre divisé par carreaux, entouré de plattebandes. Les jets d’eaux & les bassins ornent fort un parterre. On fait aussi des parterres de buis en broderie, des compartiments en un parterre de gazon. […] » [PD] , 277 de planter des Palissades 601 Furetière: « s. f. […], est aussi un ornement des allées des jardins, où l’on plante des arbres qui portent des branches dés le bas, qu’on tend & qu’on estend ensorte, qu’ils paroissent comme une muraille couverte de feuilles. Les palissades de charme sont celles qui viennent les plus hautes, & qu’on tend les plus unies. […] » [PD] , des Bosquets 602 Furetière : « s. m. Petit bois. Il se dit particulierement de ceux qu’on éleve dans les jardins des maisons de plaisance, ou des cabinets couverts d’arbres fort touffus. » [PD] , des Boulingrins 603 Furetière : « s. m. Terme d’Agriculture. C’est un mot purement Anglois, qui signifie un jardin où on jouë à la boule. On l’a dit en France d’un jardin verd, & orné de palissades. On a nommé ainsi le Boulingrin de St. Germain. On l’a dit aussi d’un parterre de gazon. » [PD] , et tout ce qui regarde la beauté, l’agrément et la magnificence 604 Annotation en cours. ; soit du Jardinage qui se mêle des fruits et des légumes 605 Furetière : « s. m. […], se dit en particulier de ce que chaque arbre produit tous les ans aprés les fleurs & les feuilles, soit qu’il serve à la nourriture de l’homme ou des animaux, soit qu’il serve pour leurs remedes & autres necessitez, soit qu’il serve seulement pour contenir leur propre semence. […] En un sens encore plus restraint on appelle Fruit, Ce qu’on sert en dernier lieu au repas, soit de vrais fruits, soit des confitures, des patisseries, fromages, &c. […] » ; « s. m. Qui ne se dit gueres qu’au pluriel. Ce sont des grains semez qui se cueillent avec la main, à la difference des bleds & avoines qui se sient & se fauchent. On le dit premierement des grains qui viennent en gousse, comme pois, feves, lentilles ; & par extension des asperges, artichaux & autres qui se cueillent dans les jardins. […] » [PD] . De combien de piques M. Le Nôtre et M. de La Quintinie se seraient-ils trouvés, chacun en leur genre 606 Annotation en cours. , au-dessus de tous les Anciens ?
Le Chevalier
Il est vrai que quand l’Histoire parle d’un Consul, ou de quelque autre grand personnage, qui revient chez lui après avoir triomphé des Ennemis, elle ne le représente point faisant dresser les allées d’un Jardin, plaçant des fontaines jaillissantes en divers endroits, ou peuplant de grands Parterres des plus belles fleurs et des plus beaux Arbrisseaux que fournissent les Régions les plus éloignées, elle le représente plantant des choux ou des oignons dans le petit enclos de ses Pères 607 Allusion ironique probable à Lucius Quinctius Cincinnatus patricien romain ruiné devenu agriculteur qui, au Ve siècle av. J.-C., reçut la visite d’une délégation de sénateurs romains lui demandant de devenir dictateur, c’est-à-dire d’assumer les pleins pouvoirs pour sauver la république romaine menacée par l’offensive des Sabins et des Eques. Le héros abandonne ses champs pour endosser le rôle de chef de guerre et obtient la victoire avant d’abdiquer et de retourner cultiver sa terre. Perrault dresse ici le portrait de Louis XIV en « parfait jardinier », voir sur ce point D. Garrigues, Jardins et jardiniers de Versailles au Grand Siècle, Paris, Champ Vallon, 2001, p. 217. [DR] .
278 Le Président
Est-ce que vous ne trouvez pas cela aussi beau et aussi louable que de faire de beaux Jardins ?
L’Abbé
Oui assurément, et plus beau même, si vous le voulez, mais nous n’en sommes pas sur la Morale, nous en sommes sur la culture des jardins, et sur cet Art agréable qui préside ou à leur embellissement ou à leur utilité. Ce que Monsieur le Chevalier vient de remarquer que des Consuls ne plantaient pour l’ordinaire que des choux et des oignons dans leur jardin prouve très bien que de leur temps on n’était pas fort magnifique en jardinages.
Le Président
Quand on veut parler des jardins des Anciens pour la magnificence, ce ne sont pas ceux des Con279 suls Romains qu’il faut citer, puisque ces grands hommes faisaient profession de frugalité, et de ne se distinguer du reste du Peuple que par les services importants qu’ils rendaient à la Républiquev, mais il faut parler de ceux de Lucullus ou de Sémiramis.
L’Abbé
Si ces jardins que vous alléguez avaient eu les mêmes beautés que ceux d’aujourd'hui, les Auteurs qui en ont écrit les auraient remarquées, puisqu’ils ont eu soin de nous apprendre qu’il y avait des Murènes dans les étangs des jardins de Lucullus qui venaient au son de la voix, et à qui on mettait des pendants d’oreille 608 Annotation en cours. , et que les jardins de Sémiramis étaient suspendus 609 Annotation en cours. .
Le Chevalier
Je n'ai jamais bien entendu ce qu’on voulait dire par des jardins suspendus.
280 L’Abbé
On ne veut dire autre chose que des Jardins plantés sur des terrasses fort élevées 610 Furetière : «s. f. Tertre artificiel, ou terre couppée & escarpée dans un jardin ou dans une cour, élevée au dessus du rez de chaussée. Il faut de fortes murailles pour soustenir les terrasses, à moins qu’elles ne soient taillées sur le roc. » [PD] . Cette situation peut donner beaucoup de magnificence à des Jardins ; mais tant qu’on n’y voit point de fontaines 611 Furetière : « subst. fem. Source d’eau vive qui sort de la terre en petite quantité. Il y a plusieurs fonteines qui naissent dans ces prez, dans ces rochers. On appelle eau de fonteine, celle qui vient de source, & qui conserve sa pureté. […] On appelle aussi fonteine, un bassin, un regard, un bastiment où on a fait amasser & couler des eaux de source, pour les distribuer au public, ou pour les faire jaillir en haut pour l’embellissement des jardins. […] » [PD] jaillissantes, on peut dire qu’il leur manque la plus grande de toutes les beautés. S’il y en avait eu dans les Jardins de Sémiramis ou de Lucullus, les descriptions qu’on en avait faites seraient venues jusqu’à nous. Il s’en fallait bien d’ailleurs que les Anciens eussent la même quantité de bons fruits que nous avons aujourd’hui, puisque le nombre s’en augmente encore tous les jours.
Le Président
Comment concevez-vous M. l’Abbé que le nombre des fruits puisse s’augmenter tous les jours, est-ce que Dieu n’a pas créé toutes 281 les espèces d’arbres dès le commencement du monde 612 Annotation en cours. ?
L’Abbé
Cela est vrai, mais ils les a créées en différents endroits, et quand je dis que le nombre des fruits s’augmente tous les jours, je veux dire que l’on fait venir tous les jours des Pays éloignés des arbres que l’on n’avait pas encore 613 Annotation en cours. . On en cultive aussi de sauvages qu’on rend excellents en les entant sur eux-mêmes et en les plantant dans de bonne terre 614 Annotation en cours. .
Le Chevalier
Si l'art de la Cuisine qui à mon sens en vaut bien un autre, doit entrer en lice, je suis persuadé que nous avons des Cuisiniers d’un goût tout autrement délicieux que n’en avaient les Anciens.
L’Abbé
Il n’en faut pas douter. Les An282 ciens ont eu soin de nous laisser par écrit plusieurs de leurs plus excellents ragoûts ; ceux qui en ont voulu essayer les ont trouvés détestables 615 Annotation en cours. . Il ne faut pas s’en étonner : puisque le jus noir dont les Lacédémoniens faisaient leurs délices, fut trouvé très mauvais par les Rois de Perse qui eurent la curiosité d’en tâter 616 Plutarque, Œuvres morales. Apophtegmes des Lacédémoniens, 236f et 237a. Dictionnaire de l’Académie [1718] : « En parlant des anciens Grecs, on appelle, Brouet de Lacédémone, un certain potage noir dont les Lacédémoniens avaient accoutumé de se nourrir. » [DR] . D’ailleurs quand on n’aurait égard qu’à la propreté, il y aurait toujours une très grande différence de leurs Repas aux nôtres, puisqu’il est constant qu’ils n’avaient point de nappes sur leur table 617 Annotation en cours. .
Le Chevalier
Comment savez-vous cela ?
L’Abbé
Ovide dit qu'étant à table auprès de sa Maîtresse, il écrivait sur la table, je vous aime, avec du vin dont il mouillait le bout de son doigt 618 Voir en effet Ovide, Amours II, 5, où le poète évoque l’infidélité de Corinne. [DR] .
283 Le Chevalier
Voilà une galanterie qu’on ne pourrait faire aujourd’hui que dans ces Cabarets où on ne donne point de nappe 619 Annotation en cours. , mais qui prouve bien qu’on n’en avait pas du temps d’Auguste ; car il y en aurait eu sur la table où mangerait un Chevalier Romain tel qu’Ovide 620 Annotation en cours. . Je crois aussi que leurs Chars, qui n’étaient, à le bien prendre, que d’honnêtes tombereaux 621 Furetière : « Charrette faite en forme de caisse, qui sert à transporter des choses qui tiennent du liquide, comme les boues, le sable, la chaux, les terres, gravois et choses semblables. On mène les criminels de lèse-majesté, les parricides, etc. au supplice dans des tombereaux. » [DR] , étaient bien différents de nos Calèches et de nos Carrosses, car ils ne savaient ce que c’était que de suspendre leurs voitures 622 La première calèche à ressorts, conçue d’après une invention récente, est fournie à Louis XIV en 1665 : « En 1662, un ressort de voiture, comportant trois lames superposées, est décrit par Huygens d’après le dessein que son père lui avait envoyé de Paris, et que celui-ci avait, selon toute vraisemblance, reçu du Premier Écuyer de la Petite Écurie du Roi, le marquis de Béringhen, avec lequel il avait des relations amicales ». Max Terrier, « L’invention des ressorts de voiture », Revue d’histoire des sciences, 1986, 39-1, p. 17-30 . [DR] .
Le Président
Croyez-vous qu’il n’y ait pas de la mollesse à rendre nos carrosses aussi doux qu’ils le sont, par tous les ressorts qu’on y ajoute 623 Cette préoccupation du risque de la mollitia est caractéristique du parti des Anciens où la fadeur, la mollesse, la vacuité, la vanité sont stigmatisés comme les défauts du style galant, moderne, schématisé comme « féminin ». Voir sur ce fantasme D. Denis, Le Parnasse galant, Paris, Champion, 2001, p. 150. Imitant les satiriques romains, Boileau a repris à son compte la hantise de la mollitia comme ce qui menace l’intégrité morale et physique du citoyen, ce qui entache sa force et sa masculinité comme l’explique P. Debailly, La Muse indignée, Paris, Garnier, 2012, p. 110 sq. [DR] ?
284 Le Chevalier
On a grand tort assurément, et il serait bien plus louable de se faire rouer dans des Chariots à l’antique.
L’Abbé
Je crois en effet que le chariot bien résonnant [ i ] du Roi Alcinoos 624 v.68-85. Il était déjà question du « chariot bien sonnant du roi Alcinoos » dans le tome III (p. 48). Ce chariot (ὰπήνη) est attelé à des mules, le bruit de leurs pas est mentionné dans le poème. [CBP] était une cruelle voiture.
Le Chevalier
N'admirez-vous point que d’être bien résonnant ait été la louange du Chariot d’un Roi, et qu’aujourd'hui ce soit un des plus grands reproches qu’on fasse à nos carrosses de louage 625 Annotation en cours. ? On voit la différence des temps jusque dans les moindres choses.
L’Abbé
Sur quelque Art que vous jetiez les yeux vous trouverez que 285 les Anciens étaient extrêmement inférieurs aux Modernes par cette raison générale qu’il n’y a rien que le temps ne perfectionne.
Le Chevalier
Après avoir parlé des Arts où les Modernes l’emportent sur les Anciens, il me semble que vous devriez dire quelque chose des Arts qui n’ont été connus que dans ces derniers siècles, comme de l’Imprimerie 626 L’imprimerie à caractères mobiles, inventée en Rhénanie au milieu du XVe siècle, résulte d’un double progrès : l’invention du papier de chiffon, qui « boit » moins l’encre que les premiers cartonnages ; et la gravure de caractères au plomb qu’on assemble dans des matrices. Voir L. Febvre et H.-J. Martin, L’Apparition du livre, Paris, Albin Michel, 1958, chap. 1er. [Jean-Jacques et Pascal Brioist] et de l’Artillerie 627 Les premières pièces d’artillerie font leur apparition en Europe occidentale dans la première moitié du XIVe siècle. Ce sont, jusqu’aux guerres d’Italie, des machines dangereuses pour leurs servants même, et dont l’effet est difficile à contrôler, toutefois les progrès au XVIe siècle et au début du XVIIe siècle sont fulgurants. Voir Emmanuel de Crouy-Chanel, Le Canon du Moyen-Âge à la Renaissance, Tours, Presses Universitaires François Rabelais, 2020. L’association du canon et de l’imprimerie comme topoi incontournables de la modernité est fréquente à la fin du XVIe siècle. [Jean-Jacques et Pascal Brioist] .
L’Abbé
Nous en avons parlé, nous avons remarqué que l’Imprimerie avait rendu la science beaucoup plus commune qu’elle n’était, en mettant les livres dans les mains de tout le monde, et nous avons observé que l’Artillerie avait changé toute la face de la guerre, mais ces deux Arts en ont chacun un à leur côté dont nous n’avons rien dit et qui sont tous deux très 286 agréables. L’un est l’art d’imprimer des estampes 628 Le choix de ces sujets rappelle que Perrault s’adresse ici davantage à des mécènes qu’à des savants. Pour ce qui concerne la reproduction des estampes, ce fut à vrai dire le premier débouché commercial de l’imprimé, car la demande fut d’emblée unanime d’images pieuses et de livres d’heures. Les premiers xylographes (tels le bois Protat, vers 1380) remontent à la fin du XIVe siècle et sont bien antérieurs à l’imprimerie à caractères mobiles. Les problèmes techniques propres à la xylographie sont l’usure et la dilatation du bois avec l’hygrométrie et la température, ainsi que l’évolution des encres (transition des encres médiévales au noir de fumée, aux encres grasses plus opaques et plus stables). Avec la demande d’estampes en couleur (dichromie, puis quadrichromie, etc.), les imprimeurs vont mettre au point l’impression par passes successives, avec les problèmes de décentrage des matrices qui l’accompagnent (« registration »). Cf. Febvre et Martin, op. cit., chap. 3, « La présentation du livre. » [Jean-Jacques et Pascal Brioist] , et l’autre l’art de faire des feux d’artifice 629 Les techniques de pyrotechnie se sont spécialement développées dans les cours d’Italie et les principautés d’Empire à partir du XIVe siècle, par ajout de limailles métalliques aux couleurs de flamme spécifiques (principe lumineux) ou de produits chimiques, à la poudre noire (principe détonant). Au genre de la Rezeptliteratur des Feuer Buchen apparue originellement en terre germanique, appartiennent par exemple le Livre de canonnerie et artifices de feu contenant le devoir et charge d'un maître canonnier nouvellement recueilli des artilleurs tant italiens que français , Paris, 1561 ou les Avertimenti et essamini intorno a quelle cose che richiedono a un perfetto bombardiero, cosi circa all’artiglieria, come anco a’ fuochi arteficiati,... da lui in molti & diversi luoghi ampliati & di nuove figure illustrati , Venise, 1582 du Novarais Girolamo Cataneo. Pour des récapitulatifs plus tardifs sur l’art de fabriquer la poudre, voir J. J. Bottée et J.R. Riffault, Traité de l'art de fabriquer la poudre à canon, Paris, impr. Leblanc, 1811 ; et A.-D. Vergnaud, Nouveau manuel complet de l'artificier, du poudrier et du salpêtrier, Paris, Roret, 1852, introduction. [Jean-Jacques et Pascal Brioist] . Comme c’est un grand avantage de pouvoir multiplier les livres par l’impression qu’on en fait, c'est aussi une grande satisfaction pour ceux qui aiment les belles choses de pouvoir multiplier les beaux tableaux et tout ce que les Peintres et les Sculpteurs imaginent par le moyen des estampes que l’on en fait.
Le Chevalier
Vous m’avez fait plaisir M. l’Abbé de vous être souvenu des feux d’artifice ; car je les aime de tout mon cœur, et la pensée seule m’en réjouit.
L’Abbé
Il est vrai que le spectacle qu’ils donnent n’a jamais lassé qui que ce soit.
287 Le Chevalier
Quelque temps qu’ait duré un feu d’artifice, on ne peut voir partir des fusées un peu belles, ou en un nombre un peu considérable, qu’on ne ressente une nouvelle joie aussi vive et aussi touchante que si c’était les premières qu’on eût jamais vues.
Le Président
Vous seriez donc bien aise si vous voyez ces Girandes 630 « Girandole » chez Furetière : « cercle garni de fusées dont on se sert dans les feux d’artifice. » ; « grande quantité de fusées volantes qui partent en même temps, qui s’écartent dans l’air, et qui ont un fort bel effet. » Dictionnaire de l’Académie : « emprunté de l’italien girandola, « faisceau de jets d’eau, de fusées ». Anciennement. Faisceau, gerbe tournante de jets d’eau, ou de fusées dans un feu d’artifice. » [DR] admirables qu’on tire à Rome le jour de saint Pierre 631 Mention du spectacle pyrotechnique, conçu par Michel-Ange et donné à Rome pour célébrer les deux saints patrons de la ville, Pierre et Paul, depuis le château Saint-Ange le 29 juin tous les ans depuis le XVe siècle. [DR] .
Le Chevalier
J'ai vu à Versailles des feux d’artifice plus beaux, n’en déplaise à M. le Président, que ceux qu’on fait à Rome 632 Le Chevalier fait sans doute allusion aux grandes fêtes du début du règne et particulièrement à celles de 1664 (Les Plaisirs de l’Île enchantée), de 1668 (le Grand divertissement royal) et de 1674 (les Divertissements de Versailles). Sur les feux et illuminations à Versailles, voir R. Masson, Feux royaux à Versailles : la face cachée du soleil, Arles, Actes Sud, 2008 et sur la rivalité avec Rome, voir M. Boiteux, « Naissances princières : Rome, février 1662 », Bulletin du Centre de recherche du château de Versailles, « Le promeneur de Versailles », mis en ligne le 20 février 2018 . [MdV] : car je n'ai pas besoin qu’une chose soit ancienne ou d’un Pays éloigné, pour la trouver belle. D’ailleurs ces feux d’artifice étaient accompagnés 288 d’un si grand nombre d’illuminations extraordinaires 633 La grande majorité des feux tirés à Versailles se concentrent entre 1664 et 1682, soit avant le choix de la ville comme lieu de résidence principale. Il y en a eu une trentaine. « Les illuminations accompagnent fréquemment les feux. Elles consistent très souvent en de véritables architectures de charpente composées de châssis recouverts de toiles peintes transparentes auxquelles des sources lumineuses (terrines, mortiers, lampions) artistement disposées viennent donner vie. Mais on se contente aussi volontiers de souligner simplement des éléments du décor environnant – allées, contours de bassins, statues ou même bâtiments – à l’aide de cordons de lumières, comme lors de la fête de 1674 à l’occasion de la représentation d’Alceste dans la cour de Marbre . » (R. Masson, article « Feux d’artifice et illuminations » in M. da Vinha et R. Masson, Versailles : Histoire, dictionnaire et anthologie, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2015, p. 309. [MdV] , que je ne crois pas qu’on puisse voir un spectacle plus agréable ni plus magnifique tout ensemble. Le grand Canal et celui qui le traverse depuis Trianon jusqu’à la Ménagerie 634 La ménagerie a été construite au sud-ouest des jardins par l’architecte Louis Le Vau en 1663-1664 pour les bâtiments et elle doit attendre au moins 1668 pour l’achèvement de son décor. Elle est donc antérieure au creusement du Grand Canal , dont la première construction débute en 1668, avant que ne soit décidé un agrandissement en 1671. [MdV] étaient bordés d’un bout à l’autre d’une infinité de grands Termes de couleurs différentes 635 Ces différents détails laissent penser que le Chevalier se réfère à la grande illumination la sixième journée des Divertissements de Versailles (31 août 1674), comme on peut le lire sous la gravure de Jean Lepautre (« Sixième journée. Illuminations autour du grand canal de Versailles représentant des Palais, des Pyramides, des Fontaines, des Statues, des Termes, des Poissons et Caetera. Dies Sixtus. Nocturnae Illuminationes circa majorem Versaliarum alueum, ceu Variae Palatiorum, Pyramidum, Fontium, Statuarum, Terminorum, Piscium et Figurae incluso igne fulgentes. » En bas à droite : « Le Pautre Sculps. 1676 »). Sur le récit de cette journée, voir A. Félibien, Les Divertissemens de Versailles, donnez par le Roy au retour de la conqueste de la Franche-Comté, en l’année 1674, Paris, Imprimerie royale, 1676, p. 27-34 . Sur la couleur des 650 termes, voir p. 29-30 . Voir aussi R. Masson, « L'illumination du Grand Canal en 1676 », in Mélanges offerts à Pierre Arizzoli-Clémentel, Versailles, EPV, Artlys, 2009, p. 212-221. [MdV] . À l’endroit où ces deux canaux se croisent 636 Lors de l’agrandissement du canal en 1671, le croisement du grand bras central (dans l’axe est-ouest) et des bras transversaux (dans l’axe nord-sud) forma un miroir d’eau cruciforme. [MdV] , il y avait quatre Pavillons d’une très belle Architecture 637 « Au milieu du Canal , & à l’endroit où il est croisé de celuy qui va à Trianon & à la Ménagerie , il y avoit aux quatre coins quatre gros pavillons quarrez de trente pieds de long chacun sur vingt-deux pieds de haut. Ils estoient ornez dans chaque face de quatre grands Termes representant des Fleuves & des Nymphes des eaux, d’âges differens, & de diverses couleurs, & entre chaque Terme il y avoit de grands vases remplis d’orangers. » (A. Félibien, Les Divertissemens de Versailles [...], op. cit. p. 30 ). [MdV] , et aux extrémités de ces canaux on voyait des Palais magnifiques 638 Annotation en cours. , surtout celui de Thétis qui terminait le grand Canal 639 Annotation en cours. , et qui était d’une grandeur et d’une beauté surprenantes. Ces Termes, ces Pavillons et ces Palais étaient remplis d’un nombre infini de lampes qui en faisant briller les marbres précieux dont ils semblaient être construits répandaient partout une lumière douce et tranquille, qui jointe au silence de la Nuit était 289 d’un charme inconcevable 640 Le Chevalier semble fonder son discours sur la relation d’André Félibien (p. 27-28 ) où l’on peut lire : « Sa Majesté étant sortie du Chasteau environ à une heure de nuit, mais d’une nuit la plus noire & la plus tranquille qui ait esté depuis long-temps, l’on vit dans cette grande obscurité tous les parterres tracez de lumiéres. […] / Ces corps [lumineux] ne portoient aucune ombre : ils representoient differentes figures qu’on avoit peine à discerner de loin, & dont les images paroissoient sur l’eau, qui n’estoient pas alors moins tranquille que la lumiére mesme ; de sorte que le profond silence & l’obscurité où l’on se trouvoit alors, ressembloit beaucoup à ce que les Poëtes ont écrit des Champs Elysées, qu’ils dépeignent comme un espace de païs éclairé d’une lumiére précieuse, & qui a un Soleil & des Astres tous particuliers. » [MdV] . Rien n’a jamais mieux ressemblé à ce que la Fable raconte des Champs Élysées 641 Les Champs-Élysées sont le lieu délicieux de séjour des bonnes âmes. Il est décrit en quelques vers par Homère au Livre IV de l’ Odyssée , qui évoque « la plaine Elyséenne » située aux extrémités de la terre, et par Virgile au Chant VI de l’ Énéide . Chez Virgile, les Champs-Élysées , « demeures bienheureuses », se trouvent dans le monde souterrain. [CBP] . Ce n’était ni un vrai Jour ni une vraie Nuit, mais quelque chose qui avait la beauté et l’agrément de tous les deux. Quand les feux d’artifice commencèrent, au signal qui leur fut donné, à s’élever dans l’air de tous côtés et à broder, si cela se peut dire, le fond brun et paisible de tout le ciel et de tout le paysage, et à y faire éclater un million d’innocents Tonnerres que les Échos multipliaient encore, les yeux et les oreilles goûtèrent un plaisir qu’il est malaisé de bien exprimer. Il parut alors dans le milieu du Canal un grand Vaisseau portant une Pyramide toute de feu, mais d’un feu le plus brillant et le plus vif qu’on ait jamais vu 642 Le Chevalier semble quelque peu mélanger ses souvenirs et la chronologie des événements puisqu’il s’agit sans doute là de la cinquième journée des Divertissements de Versailles (18 août 1674), elle aussi représentée par Jean Lepautre dans une gravure (au-dessous de laquelle est inscrit : « Cinquième journée. Feu d’artifice sur le Canal de Versailles . Dies quintus. Incendium ludierum è pyrio pulvere super alueum Versaliarum. » En bas à droite : « Le Pautre Sculps. 1676 »). Voir la description de cette journée qui est faite dans A. Félibien, Les Divertissemens de Versailles, op. cit. p. 19-26 . [MdV] . Au pied de cette Pyramide étaient des illuminations représentant de grand Trophées d’armes et deux Esclaves d’une 290 taille prodigieuse, le tout peint de la main de l’illustre M. Le Brun 643 « Quand le ROY fut placé sous une grande tente qu’on avoit dressée entre le bassin d’Apollon & le Canal , le sieur le Brun qui estoit l’Auteur de ces illuminations, ayant receû le signal, on entendit le bruit du canon & de plus de quinze cens boëtes qui tirerent autour du Canal ; & en mesme temps les bords de la piéce d’eau, qui avoient paru éclairez de fleurs-de-lis & de chiffres, furent environnez d’un ornement continu de mesmes fleurs-de-lis & de mesmes chiffres, mais brillans des vives clartez de plusieurs lances à feu qui se trouverent allumées en un moment. » (A. Félibien, Les Divertissemens de Versailles, op. cit. p. 24 ). La description de l’impressionnant feu d’artifice se poursuit longuement et évoque également le spectaculaire dragon navigant sur le canal et crachant du feu. [MdV] , et éclairé d’un nombre infini de lumières 644 « Entre ces deux perrons & du milieu du Canal , sortoit un rocher de plus d’onze toises de face, sur lequel estoit un Obelisque tout de lumiére porté par deux Griffons d’or, posez sur un piedestal richement orné. A la pointe de l’Obélisque, qui estoit élevé à douze toises de haut, on voyoit un Soleil aussi tout brillant de pareilles lumiéres. Du rocher & sous la base du piedestal sortoit un Dragon les aîles déployées, qui sembloit à demi écrasé sous le faix de la machine. / Dans le milieu du piedestal estoit un grand bas relief d’or sur un fond de lapis, où le ROY estoit representé à la teste d’une armée, traversant un large Fleuve. Les Divinitez de ce fleuve paroissent couchées sur le devant, & appuyées sur leurs urnes. Ce bas relief estoit environné d’un quadre doré avec les armes du ROY au dessus. » (A. Félibien, Les Divertissemens de Versailles, op. cit. p. 22-23 ) [MdV] . Après que ce spectacle se fut avancé gravement et eut charmé les yeux pendant un espace de temps considérable, le hasard y ajouta une beauté à laquelle on ne s’attendait point, le feu prit inopinément et tout à coup au corps du Vaisseau (d’où ceux qui le conduisaient se sauvèrent à la nage le mieux qu’ils purent,) à tous les bois qui formaient et soutenaient la Pyramide, aux Trophées, et aux Esclaves 645 « Du bas du piedestal sortoient de part & d’autre deux grands rouleaux en forme de console, qui s’étendoient sur toute la face du rocher. Ces rouleaux estoient enrichis d’or & de pierreries ; & estant joints l’un à l’autre au dessous du bas relief par une maniére de frise, formoient une espece d’ornement, qui avoit la figure d’un jonc. Au dessous estoient, d’un costé l’Aigle, & de l’autre un Lion. Le lion sembloit abbattu sous le joug ; & l’Aigle qui estoit soûmis de mesme, paroissoit tout étonné, & dans une action de vouloir encore se défendre. / Sur ces rouleaux & proche de l’Obélisque estoient deux grandes Figures. Celle du costé droit representoit Hercule assis, & comme se reposant, appuyé d’une main sur des armes, & l’autre tenant sa massuë. A ses pieds estoient deux Captifs attachez contre un trophée d’armes. / L’autre Figure qui estoit du costé gauche, representoit une Femme richement vestuë d’un corselet à l’antique, & d’un grand manteau de pourpre telle qu’on peint Pallas. Elle avoit un casque en teste, & tenoit un baston de commandement à la main : elle estoit aussi assise sur un monceau d’armes, & à ss pieds on voyoit un autre Captif contre un trophée d’armes. » (A. Félibien, Les Divertissemens de Versailles, op. cit. p. 23 ). Outre les captifs clairement mentionnés et pouvant signifier les « esclaves » de Perrault, il faut aussi signaler dans la relation de Félibien l’« aigle », qui se rapporte à l’aigle de Vienne, et le « lion », se rapportant quant à lui au lion d’Espagne, représentés tous deux en position de soumission. C’est donc une volonté claire de Louis XIV d’humilier les Habsbourg, ennemis séculaires des Bourbons. [MdV . Il s’en forma une autre Pyramide de feu purement naturel six fois plus grande que la première, c’était un plaisir de voir le feu qui sortait immédiatement de l’eau et qui s’y mirant tout entier, y faisait descendre une autre Pyramide de feu aussi grande et aussi lumineuse que celle qui montait en haut. Tous les rivages en furent 291 tellement éclairés qu'on se voyait plus distinctement qu’on n’eût fait en plein jour. Cela fit un extrême plaisir à tous les spectateurs dont les plus éloignés virent le Roi, la Reine et toute la Cour comme s’ils n’en avaient été qu’à quatre pas 646 Au contraire des Plaisirs de l’Île enchantée en 1664, qui était une fête privée, du Grand divertissement royal en 1668, qui était une fête semi-privée, les Divertissements de Versailles en 1674 furent plus largement ouverts au public. Cette proximité des courtisans avec le roi était fort appréciée, comme le signale Mme de Sévigné dans une lettre à Guitaut le 9 février 1683 : « Mais ce qui plaît souverainement, c’est de vivre quatre heures entières avec le souverain, être dans ses plaisirs et lui dans les nôtres ; c’est assez pour contenter tout un royaume qui aime passionnément à voir son maître.» (Marie de Rabutin-Chantal, marquise de Sévigné, Correspondance, éd. Roger Duchêne, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1972-1978, 3 vol., t. III, p. 102). En cela, Louis XIV semble respecter le principe qu’il s’était fixé d’être accessible à ses sujets, notamment dans ses Mémoires lorsqu’il écrivait pour l’année 1662 : « Il y a des nations où la majesté des rois consiste, pour une grande partie, à ne se point laisser voir, et cela peut avoir des raisons parmi des esprits accoutumés à la servitude, qu’on ne gouverne que par la crainte et la terreur ; mais ce n’est pas le génie de nos Français, et, d’aussi loin que nos histoires nous en peuvent instruire, s’il y a quelque caractère singulier dans cette monarchie, c’est l’accès libre et facile des sujets au prince. » (Louis XIV, Mémoires pour l’instruction du Dauphin, éd. Pierre Goubert, Paris, Imprimerie Nationale, 1992, p. 134). [MdV] . Il y a apparence que la Cour même n’en fut point fâchée ; car elle était autant belle qu’elle l’ait jamais été. La manière dont finit cet agréable incendie plut encore beaucoup. Tant que l’eau n’entra point dans le Vaisseau qui brûlait, la flamme fut toujours également brillante, et dès que l’eau y entra, tout s’éteignit en un moment. Le Vaisseau coula à fond, l’eau passa par-dessus et on ne vit plus ni feu, ni flamme, ni fumée.
L’Abbé
Comme c’est un défaut à un feu de joie de languir sur sa fin, on eut contentement là-dessus, de celui dont vous parlez.
292 Le Chevalier
Il faut pardonner cette longue description au plaisir que j’ai à me souvenir des Fêtes de Versailles 647 Comme nous venons de le lire, le Chevalier, comme courtisan, a pu assister aux grandes fêtes du début du règne et mentionnées en actuelle note 651. [MdV] .
L’Abbé
Je vous le pardonne sans peine, car vous m’avez fait aussi un très grand plaisir de m’en rafraîchir la mémoire.
Le Président
Je crois que nous pouvons mettre fin à notre dispute et reprendre le chemin de Paris.
Le Chevalier
Concluons donc quelque chose s'il vous plaît de ce que nous avons dit aujourd’hui et les jours précédents.
L’Abbé
Nous conclurons, si vous l’avez agréable, que dans tous les Arts et 293 dans toutes les sciences, à la réserve de l’Éloquence et de la Poésie, les Modernes sont de beaucoup supérieurs aux Anciens, comme je crois l’avoir prouvé suffisamment, et qu’à l’égard de l’Éloquence et de la Poésie, quoiqu’il n’y ait aucune raison d’en juger autrement, il faut pour le bien de la paix ne rien décider sur cet article 648 Cette concession reflète bien le souci d’éviter de réveiller le climat polémique après la réconciliation avec Boileau organisée en pleine Académie le 30 août 1694 grâce à l’intercession d’Antoine Arnauld. [DR] .
Le Chevalier
C’est-à-dire qu’il faut attendre encore un peu de temps ; car franchement, quelque mine que fasse M. le Président, je le tiens fort ébranlé.
Le Président
Moi, ébranlé ?
Le Chevalier
Demeurons-en là, il serait malhonnête d’en demander davantage pour la première fois. Il faut cependant que je vous dise, avant 294 que de nous séparer, mon avis sur toute notre dispute ; je l’ai mis ce matin en vers, n’ayant pu me rendormir après mon premier sommeil.
Quand le Dieu des saisons aura moins de lumière
Au milieu de son cours qu'en ouvrant sa carrière
649
Furetière : « signifie aussi, le terrain, l’étendue d’un champ où on peut pousser un cheval, jusqu’à ce que l’haleine lui manque. […] On dit poétiquement, Le blond Phœbus entrant dans sa carrière. » [DR]
;
Qu'un Chêne qui n’a vu que deux ou trois Printemps
Aura plus de rameaux qu'un chêne de cent ans ;
Qu'un fleuve roulera plus de flots à sa source
Qu'il n'en porte à la Mer en achevant sa course ;
Que le rustique gland des antiques forêts
Vaudra mieux que le blé des modernes guérets
650
Furetière : « Terre qu’on avait laissé reposer, et qu’on a fraîchement labourée pour l’ensemencer en la même année. » [DR]
;
Quand pour trop manier ou le marbre ou l’argile
On verra qu’un Sculpteur en devient moins habile,
Qu'un Pilote en voguant perd l’art de naviguer,
Qu'un Cyclope en forgeant désapprend à forger ;
Je croirai qu'en nos jours il n’est rien qui réponde
Aux plus faibles essais de l’enfance du monde.
295 M. le Président ne put s’empêcher d’applaudir aux vers de M. le Chevalier, et de marquer par-là qu’il n’avait plus tant de mépris pour les Modernes. On vint dans ce moment les avertir que leur équipage était prêt, de sorte qu’après avoir fait encore un tour de promenade sur le grand Parterre 651 Il s’agit du Parterre d’eau qui fait face à la Grande Galerie dans les jardins et plusieurs fois mentionné dans le volume I. Voir la note s’y rapportant p. 243. [MdV] , ils quittèrent ce séjour admirable pour s’en retourner à Paris, avec une ferme résolution de revenir incessamment en admirer encore les beautés qu’ils avaient vues avec tant de plaisir.
b. William Gilbert, De Magnete , lib. I, cap I.
c. Cap. XVII, v. 21.
d. O fortunatam natam me Consule Romam !
e. Ecclésiaste , Cap. III, v. XI.
h. Saint Matthieu , cap. VII, v. 12.
b. William Gilbert, De Magnete , lib. I, cap I.
c. Cap. XVII, v. 21.
d. O fortunatam natam me Consule Romam !
e. Ecclésiaste , Cap. III, v. XI.
h. Saint Matthieu , cap. VII, v. 12.