PARALLÈLE
DES ANCIENS
ET DES MODERNES,
EN CE QUI REGARDE
LES ARTS ET LES SCIENCES.
DIALOGUES.


Avec le Poème du Siècle de Louis Le Grand,
Et une Épître en Vers sur le Génie.
Par M. Perrault de l’Académie
Française
.


A PARIS,
Chez Jean Baptiste Coignard,
Imprimeur du Roi, et de l’Académie Française,
rue Saint-Jacques, à la Bible d’or.
M. DC. LXXXVIII
AVEC PRIVILÈGE DU ROI




I Préface

Rien n’est plus naturel ni plus raisonnable que d’avoir beaucoup de vénération pour toutes les choses qui ayant un vrai mérite en elles-mêmes, y joignent encore celui d’être anciennes. C’est ce sentiment si juste et si universel qui redouble l’amour et le respect que nous avons pour nos Ancêtres, et c’est par là que les Lois et les Coutumes se rendent encore plus authentiques et plus inviolables. Mais comme ç’a toujours été le destin des meilleures choses de devenir mauvaises par leur excès, et de le devenir à proportion de leur excellence, souvent II cette vénération si louable dans ses commencements, s’est changée dans la suite en une superstition criminelle, et a passé même quelquefois jusqu’à l’idolâtrie. Des Princes extraordinaires par leurs vertus firent le bonheur de leurs Peuples, et remplirent la Terre du bruit de leurs grandes actions : ils furent bénis pendant leur vie, et leur mémoire fut révérée de la postérité, mais dans la suite des temps on oublia qu’ils étaient hommes, et l’on leur offrit de l’encens et des sacrifices. La même chose est arrivée aux hommes qui ont excellé les premiers dans les Arts et dans les Sciences . L’honneur que leur siècle en reçut, et l’utilité qu’ilsIII y apportèrent leur acquirent pendant leur vie beaucoup de gloire et de réputation, leurs ouvrages furent admirés de la postérité qui en fit ses plus chères délices, et qui les honora de mille louanges sans bornes et sans mesure. Le respect qu’on eut pour leur mémoire s’augmenta tellement, qu’on ne voulut plus rien voir en eux qui se ressentît de la faiblesse humaine, et l’on en consacra tout jusqu’à leurs défauts. Ce fut assez qu’une chose eût été faite ou dite par ces grands hommes pour être incomparable, et c’est même encore aujourd’hui une espèce de Religion parmi quelques Savants de préférer la moindre producIV tion des Anciens aux plus beaux Ouvrages de tous les modernes. J’avoue que j’ai été blessé d’une telle injustice, il m’a paru tant d’aveuglement dans cette prévention et tant d’ingratitude à ne pas vouloir ouvrir les yeux sur la beauté de notre Siècle à qui le Ciel a départi mille lumières qu’il a refusées à toute l’Antiquité, que je n’ai pu m’empêcher d’en être ému d’une véritable indignation : Ç’a été cette indignation qui a produit le petit Poème du Siècle de LOUIS LE GRAND , qui fut lu à l’Académie Française le jour qu’elle s’assembla pour rendre grâce au Ciel de la parfaite guérison de son auguste Protecteur. Tous ceux qui V composaient cette illustre assemblée parurent en être assez contents, hors deux ou trois amateurs outrés de l’Antiquité, qui témoignèrent en être fort offensés. On espérait que leur chagrin produirait quelque critique qui désabuserait le public ; mais ce chagrin s’est évaporé en protestations contre mon attentat , et en paroles vaines et vagues. Il est vrai qu’un célèbre Commentateur m’a foudroyé dans la Préface de ses Notes, où ne me jugeant pas digne d’être seul l’objet de son indignation, il s’adresse à tous les profanes qui se contentent comme moi de révérer les Anciens sans les adorer, et là, du haut de sa science il nous VI traite tous de gens sans goût et sans autorité . Le moyen de répondre à des raisons si claires et si convaincantes ? Ensuite il a paru un Livre fait exprès pour détruire les erreurs contenues dans mon Poème ; on a ouvert le Livre et on a vu qu’il ne faisait rien de ce qu’il promettait. Il prouve que les Anciens étaient de très grands hommes, et que si quelques faiblesses leur sont échappées, il ne faut pas s’en prendre à eux, mais à leur siècle dont le peu de politesse ne leur permettait pas de mieux faire [ a ] . Ai-je dit autre chose, et ne semble-t-il pas que l'Auteur de ce Livre ait voulu plutôt affermir mes erreurs prétenVII dues que de les renverser ? En dernier lieu il a paru une allégorie sous le titre d’ Histoire Poétique , où l'Auteur se réjouit aux dépens des vieux et des nouveaux Auteurs, et va droit à son but, à l’éloge des deux grands Modernes . Je ne trouve point à redire qu’il soit presque partout d’un sentiment contraire au mien, rien n’est plus permis ni plus agréable que la diversité d’opinions en ces matières ; mais je ne puis lui pardonner de ne m’avoir pas entendu, ou d’avoir fait semblant de ne me pas entendre ; il me fait dire en la personne des Avocats d’aujourd’hui que l’éloquence paraît autant à prouver la serviVIII tude d’un égout qu’à défendre la cause du Roi Déjotarus [ b ] . J’ai dit tout le contraire, et je me suis plaint de ce que nos Avocats au lieu d’avoir l’avantage comme Cicéron de plaider pour des Rois ; ou comme Démosthène, pour la défense de la liberté publique : matières où l’Éloquence peut déployer ses grandes voiles, ils ne sont misérablement occupés qu’à revendiquer trois sillons usurpés sur un héritage, ou à prouver la servitude d’un égout ; sujets extrêmement disgraciés pour la grande éloquence  : Cette sorte de négligence ou ce peu de bonne foi m’a autant déplu que de bonnes raisons contre mon opinion m’auraient fait IX plaisir à entendre ; mais l’Auteur n’a pas songé à en dire une seule, et s’est contenté de décider de tout à sa fantaisie par la bouche de son Apollon . Comme chacun a le sien, on lui fournira un aussi grand nombre de décisions toutes contraires quand on voudra s’en donner la peine.

Il ne reste plus qu’à répondre à l’homme aux Factums qui m’a donné un coup de dent selon ses forces. Il m’a fait souvenir de ce petit diable dont parle Rabelais, qui ne savait grêler que sur le persil ; car n’ayant pu trouver rien à reprendre dans le corps de mon Poème, il s’est jeté sur la marge, où j’ai dit en parlant du Méandre, que c’est X un Fleuve de la Grèce, qui retourne plusieurs fois sur lui-même . Il m’accuse d’avoir ignoré que le Méandre est un fleuve de l’Asie mineure, et que j’ai fait en cela une bévue épouvantable ; mais il n’a pas vu qu’il en a fait lui-même une bien plus grande, en nous montrant qu’il ne sait pas que cette partie de l’Asie mineure où passe le Méandre, s’appelle la Grèce Asiatique . Pour s’instruire de ce point de Géographie, il n’avait qu’à lire Cluverio , où l’on apprend les premiers éléments de cette science. « Le nom de Grèce, dit cet Auteur, se donna premièrement à deux pays ensemble, dont l’un s’est depuis appelé la XI Thessalie, et l’autre la Grèce proprement dite. Il s’est ensuite étendu à l’Épire, à la Macédoine, à l’Île de Crète et à tout ce qu’il y a d’îles aux environs. On l’a donné encore à la Sicile et à une partie de l’Italie qui furent appelées la grande Grèce ; et enfin il passa dans l’Asie dont une partie fut nommée la Grèce Asiatique . » Il eut encore trouvé dans un autre endroit du même Auteur, que « la Grèce Asiatique comprend la Mysie, la Phrygie, l’Éolie, l’Ionie, la Doride, la Lydie et la Carie . » Puisque le Méandre arrose presque toutes ces Provinces, ai-je eu tort de l’appeler un Fleuve de la Grèce  ? Si j’avais dit que le Méandre est XII un Fleuve de Phrygie comme l’a dit Ovide , ou de Lydie ou de Carie comme l’ont dit plusieurs autres Poètes , qui ont tous droit de n’être pas fort exacts en pareilles rencontres, j’aurais fait la même chose que si je disais que la Seine est un fleuve de Champagne, de Bourgogne ou de Normandie. Si d’un autre côté je l’avais qualifié fleuve d’Asie ; c’est comme si j’avais dit que la Seine est un fleuve d’Europe. Il a donc fallu pour parler juste que je l’aie appelé fleuve de la Grèce Asiatique ou de la Grèce simplement parce que la Grèce Asiatique comprend toutes les Provinces où il fait ses tours et ses retours, de même que je serais obligé XIII de nommer la Seine fleuve de la France, parce que la France renferme tous les Pays par où elle passe, et où se trouve sa source, son cours et son embouchure. Si l’on veut pousser la chicane plus loin et me reprocher de n’avoir pas ajouté au mot de Grèce l’épithète d’Asiatique, je répondrai que cela n’était nullement nécessaire. Quand on dit que Bias, Hérodote, Ésope et Galien sont quatre des plus grands hommes que la Grèce ait produits, s’avise-t-on de marquer que c’est la Grèce Asiatique dont on parle, quoique ce soit dans cette Grèce que ces quatre grands personnages ont pris naissance. Il faut d’ailleurs considérer que XIV dans ma note marginale, il ne s’agit point de savoir quel est le Pays où passe le Méandre, mais seulement d’apprendre au Lecteur, s’il ne le sait pas, que c’est un fleuve qui retourne plusieurs fois sur lui-même.

Quand on examinera encore de plus près toutes ces critiques, on conviendra qu’elles ne méritent pas de plus amples réponses, aussi n’est-ce pas à l’occasion des Auteurs qui ont écrit contre moi que j’ai travaillé à ces Dialogues, ce n’a été que pour désabuser ceux qui ont cru que mon Poème n’était qu’un jeu d’esprit , qu’il ne contenait point mes véritables sentiments, et que je m’étais diverti à soutenir un paradoxe XV plus dépourvu encore de vérité que de vraisemblance. Tant d’honnêtes gens m’ont dit d’un air gracieux et fort obligeant, ce leur semblait, que j’avais bien défendu une mauvaise cause, que j’ai voulu leur dire en prose et d’une manière à ne leur en laisser aucun doute, qu’il n’y a rien dans mon Poème que je n’aie dit sérieusement. Qu’en un mot je suis très convaincu que si les Anciens sont excellents, comme on ne peut pas en disconvenir, les Modernes ne leur cèdent en rien, et les surpassent même en bien des choses. Voilà distinctement ce que je pense et ce que je prétends prouver dans mes Dialogues.

XVI J’avoue que peu de gens seront persuadés que le seul zèle de la vérité me pousse à ce travail, et qu’on s’imaginera plus volontiers que j’y suis attiré par le désir de dire quelque chose d’extraordinaire ; mais il y a longtemps que ma thèse n’est plus nouvelle, Horace et Cicéron l’ont avancée de leur temps , où l’entêtement pour les Anciens n’était pas moindre qu’il l’est aujourd’hui, elle a été soutenue ensuite par une infinité d’habiles gens que la prévention n’avait pas aveuglés, et je ne prétends rien à la grâce de la nouveauté. J’aspire encore moins à m’acquérir par là de la réputation, puisque je blesse les sentiments d’une granXVII de partie de ceux qui la donnent ; je veux dire un certain peuple tumultueux de Savants, qui entêtés de l’Antiquité, n’estiment que le talent d’entendre bien les vieux Auteurs ; qui ne se récrient que sur l’explication vraisemblable d’un passage obscur, ou sur la restitution heureuse d’un endroit corrompu ; et qui croyant ne devoir employer leurs lumières qu’à pénétrer dans les ténèbres des livres anciens, regardent comme frivole tout ce qui n’est pas érudition. Si la soif des applaudissements me pressait beaucoup, j’aurais pris une route toute contraire et plus aisée. Je me serais attaché à commenter quelque Auteur célèbre XVIII et difficile, j’aurais été bien maladroit ou bien stupide, si parmi les différents sens que peuvent recevoir les endroits obscurs d’un ouvrage confus et embarrassé, je n’avais pu en trouver quelques-uns qui eussent échappé à tous ses Interprètes , ou redresser même ces Interprètes dans quelques fausses explications. Une douzaine de Notes de ma façon mêlées avec toutes celles des Commentateurs précédents qui appartiennent de droit à celui qui commente le dernier, m’auraient fourni de temps en temps de gros volumes, j’aurais eu la gloire d’être cité par ces Savants, et de leur entendre dire du bien des Notes que je leur XIX aurais données : J’aurais encore eu le plaisir de dire mon Perse, mon Juvénal, mon Horace ; car on peut s’approprier tout Auteur qu’on fait réimprimer avec des Notes, quelques inutiles que soient les Notes qu’on y ajoute.

J’ai encore moins prétendu convertir cette nation de Savants. Quand ils seraient en état de goûter mes raisons, ce qui n’arrivera jamais, ils perdraient trop à changer d’avis, et la demande qu’on leur en ferait serait incivile. Ce serait la même chose que si on proposait un décri général des monnaies à des gens qui auraient tout leur bien en argent comptant, et rien en fonds : que deviendraient XX leurs trésors de lieux communs et de remarques ? Toutes ces richesses n’auraient plus de cours en l’état qu’elles sont, il faudrait les refondre, et leur donner une nouvelle forme et une nouvelle empreinte, ce qu’il n’y a que le génie seul qui puisse faire, et ce génie-là ils ne l’ont pas. Cela ne serait pas raisonnable, il faut que tout homme qui peut dire à propos et même hors de propos, un vers de Pindare ou d’Anacréon , ait quelque rang distingué dans le monde : quelle confusion si cette sorte de mérite venait à s’anéantir ? Le moindre homme d’esprit et de bon sens serait comparable à ces Savants illustres, et même leur XXI passerait sur le ventre malgré tout le latin et tout le grec dont ils sont hérissés. Comme ce sont gens incapables pour la plupart d’aucun autre emploi dans le monde, et que leur travail épargne quelquefois bien de la peine à ceux qui étudient, il est bon qu’ils aient une haute idée de leur condition, et qu’ils en vivent satisfaits.

Si j’ai le malheur de déplaire à cette espèce de savants, il y en a d’un ordre supérieur qui joignant la force et la beauté de l’esprit à une profonde érudition, ne seront pas fâchés qu’on attaque une erreur si injurieuse à leur siècle, et qu’on tâche à lever des préventions qui mettant le moindre des AnXXII ciens au-dessus du plus habile des Modernes, empêchent qu’on ne rende à leur mérite la justice qui lui est due. Ils ne me blâment point de vouloir faire honneur à notre siècle, puisque c’est sur eux-mêmes que doit rejaillir une partie de cet honneur, et je ne puis blesser que certains esprits jaloux qui aiment mieux ne point égaler les Anciens ni même les surpasser, que de reconnaître que cet avantage leur est commun avec des personnes qui vivent encore

Si je suis blâmable en quelque chose, c’est de m’être engagé dans une entreprise au-dessus de mes forces ; car il s’agit d’examiner en détail tous XXIII les Beaux-Arts et toutes les Sciences, de voir à quel degré de perfection ils sont parvenus dans les plus beaux jours de l’Antiquité, et de remarquer en même temps ce que le raisonnement et l’expérience y ont depuis ajouté, et particulièrement dans le Siècle où nous sommes. Cependant quoique ce dessein n’ait presque point de bornes et qu’il s’en faille beaucoup que je puisse y suffire, je suis sûr que j’en dirai assez pour convaincre quiconque osera se mettre au-dessus de la prévention et se servir de ses propres lumières. Qui sait d’ailleurs, si quand j’aurai rompu la glace, si lorsque j’aurai essuyé le chagrin des plus XXIV emportés, et qu’une infinité de gens d’esprit et de bon sens qui n’avaient peut-être encore jamais fait de réflexion sérieuse là-dessus, se déclareront pour le parti que je tiens, il ne s’élèvera pas d’excellents hommes qui trouvant le terrain préparé, viendront mettre la dernière main à mon entreprise, et traiter à fond cette matière dans toute son étendue. Quel avantage ne sera-ce point alors de voir par exemple un homme parfaitement instruit de ce qui regarde l’art militaire nous dire toutes les manières dont les hommes se sont fait la guerre depuis le commencement du monde, les différentes méthodes que les Anciens ont tenues XXV dans leurs marches, dans leurs campements, dans les attaques et les défenses des places, dans leurs combats et dans leurs batailles ; de lui voir expliquer comment l’invention de l’artillerie a changé insensiblement toute la face de la guerre, par quels degrés cet Art s’est perfectionné au point où nous le voyons présentement, et comment on s’en est fait des règles si certaines et si précises, qu’au lieu que les plus vaillants et les plus adroits peuples du monde passaient autrefois dix années au siège d’une Ville, qu’ils croyaient aller prendre en y arrivant, aujourd’hui un Général d’armée se croirait presque déshonoré, si ayant XXVI investi une Place qui suivant le calcul qu’il en a fait ne doit résister que vingt jours, il en mettait vingt-cinq ou vingt-six à s’en rendre le maître. Quel plaisir de voir d’une autre part un excellent Philosophe nous donner une Histoire exacte du progrès que les hommes ont fait dans la connaissance des choses naturelles , nous rapporter toutes les différentes opinions qu’ils en ont eues dans la suite des temps, et combien cette connaissance s’est augmentée depuis le commencement de notre siècle, et principalement depuis l’établissement des Académies de France et d’Angleterre , où par le secours des Télescopes et des MiXXVII croscopes , on a découvert une espèce d’immensité dans les grands corps et dans les petits, qui donne une étendue presque infinie à la Science qui les a pour objets. Il en sera de même de ceux qui feront voir la différence de la Navigation des Anciens, qui n’osaient presque abandonner les rivages de la Méditerranée, avec celle de nos jours, qui s’est tracé des routes sur l’Océan aussi droites et aussi certaines que nos grands chemins pour passer dans tous les lieux du monde. Il n’y a point d’Art ni de Science où non seulement ceux qui en ont une connaissance parfaite, mais ceux qui n’en ont qu’une légère teinture ne puissent démonXXVIII trer qu’ils ont reçu, depuis le temps des Anciens, une infinité d’accroissements considérables.

Le premier des Dialogues que je donne présentement, traite de la prévention trop favorable où on est pour les Anciens, parce que j’ai cru devoir commencer par détruire, autant qu’il me serait possible, ce qui empêchera toujours de porter un jugement équitable sur la question dont il s’agit.

Le second Dialogue parle de l’Architecture et de ses deux compagnes inséparables, la Sculpture et la Peinture : L’Architecture est un des premiers Arts que le besoin a enseigné aux hommes, et il était presque impossible que ceux que XXIX j’introduis dans mes Dialogues habiles, au point que je le suppose, dans tous les Beaux-Arts pussent voir les Bâtiments de Versailles sans parler de l’Architecture .

Les Dialogues suivants traiteront de l’Astronomie, de la Géographie, de la Navigation, de la Physique, de la Chimie, des Mécaniques et de toutes les autres connaissances, où il est incontestable que nous l’emportons sur les Anciens, pour de là venir à l’Éloquence et à la Poésie, où non seulement on nous dispute la préséance, mais où l’on prétend que nous sommes beaucoup inférieurs. Cette méthode fournira une induction très naturelle , que XXX si nous avons un avantage visible dans les Arts dont les secrets se peuvent calculer et mesurer, il n’y a que la seule impossibilité de convaincre les gens dans les choses de goût et de fantaisie, comme sont les beautés de la Poésie et de l’Éloquence qui empêche que nous ne soyons reconnus les Maîtres dans ces deux Arts comme dans tous les autres.

J’ai cru que je devais joindre à ces deux premiers Dialogues le Poème du siècle de LOUIS LE GRAND , non seulement parce qu’il en est la cause, mais parce que la lecture en est en quelque sorte nécessaire pour bien entendre l’état de la question. J’y ai encore fait ajouter XXXI l’ Épître qui traite du Génie , parce qu’il y entre par occasion diverses choses sur le même sujet. J’avais envie de retrancher quatre vers de cette Épître. C’est sur la fin où je parle ainsi à M. de Fontenelle .

De l’Églogue, en tes vers, éclate le mérite
Sans qu’il en coûte rien au fameux Théocrite,
Qui jamais ne fit plaindre un amoureux destin,
D’un ton si délicat, si galant et si fin.

Quoique je sois persuadé que ces Vers ne disent rien que de très véritable, néanmoins comme le nom de Théocrite porte dans l’esprit de ceux qui ne le connaissent que de réputation, une idée de perfection entière en fait d’Églogues, je craignais d’attirer sur moi l’indignation du Public ; mais il vient XXXII de paraître de * [ c ] une traduction en vers français de ce fameux Poète qui m’a bien mis l’esprit en repos là-dessus. Quand le Public aura vu par lui-même ce que c’est que Théocrite, je suis sûr qu’il trouvera que ma louange n’est guère outrée, et qu’il ne faut pas être fort délicat, fort galant et fort fin pour l’être plus que cet Auteur. Il suffit qu’on lise la quatorzième de ses Églogues , et qu’on voie de quelle sorte l’amour y est traité . Il introduit un jeune Amant qui fait récit d’un régal qu’il a donné dans son jardin à sa Maîtresse et à trois ou quatre de ses amis. « Cet Amant dit que sur la fin du repas la compagnie s’étant mise à boire XXXIII des santés, à condition qu’on nommerait sincèrement les personnes à qui on les buvait, sa maîtresse ne voulut jamais rien dire ; qu’un des conviés lui ayant dit en plaisantant qu’elle avait vu le loup et que c’était ce qui l’empêchait de parler (plaisanterie qu’il faisait malicieusement, parce qu’elle avait un Amant qui se nommait le Loup) elle devint rouge et parut avoir tant de feu dans les yeux qu’on y aurait allumé un flambeau. Il ajoute que la raillerie ayant continué quelque temps, elle se mit à pleurer comme un enfant qu’on arrache d’entre les bras de sa mère, et que là-dessus, transporté de rage et de jalousie il lui avait donné deux grands XXXIV soufflets, et que comme elle gagnait la porte en troussant les habits pour mieux courir, il lui avait reproché qu’elle faisait part à un autre de ses plus tendres caresses. » Voici de quelle sorte la traduction Française exprime cette dernière circonstance.

Pour moi que tu connais saisi soudain de rage,
De deux pesants soufflets je couvris son visage ;
Et comme pour mieux fuir retroussant ses habits
Elle gagnait la porte et quittait le logis.
Ah ! je te déplais donc m’écriai-je, Traîtresse,
Un autre dans tes bras jouit de ta tendresse [ d ] .

On dira que c’était les mœurs de ce temps-là. Voilà de vilaines mœurs, et par conséquent un vilain siècle bien différent du nôtre. On dira encore que cela exprime bien la Nature, oui, une vilaine NaXXXV ture qui ne doit point être exprimée. Mais outre que ces excuses sont très mauvaises, je soutiens que ce n’a jamais été les mœurs d’aucune Nation, non pas même des Iroquois, de donner des soufflets à une Maîtresse qu’on régale chez soi, et qu’un tel outrage est bien moins naturel qu’il n’est contre Nature : En tout cas cet emportement n’est point de nature à être mis dans un Églogue .

Je ne comprends pas comment ceux qui sont à la tête du parti des Anciens souffrent qu’on donne au Public de semblables traductions : Le moyen de les soutenir bonnes, et de soutenir en même temps les OrigiXXXVI naux. Tout ce qu’a dit et que saurait jamais dire M. de Fontenelle contre Théocrite , ne lui fera jamais tant de tort que cette traduction. La prudence voulait qu’on tînt cachés les agréments inexprimables [ e ] de cet Auteur, et surtout qu’on ne les exposât pas à un siècle comme le nôtre dont le goût est gâté et malade [ f ] , et dont il est si difficile de redresser les travers [ g ] . Ces traductions de Poètes grecs sont contre la bonne politique.

Ils devaient ces Auteurs demeurer dans leur grec,
Et se contenter du respect
De la Gent qui porte férule :
D’un savant Traducteur on a beau faire choix
C’est les traduire en ridicule
Que de les traduire en François




XXXVII EXTRAIT DU PRIVILÈGE du Roi

Par Lettres Patentes de Sa Majesté, données à Versailles le 23 jour de Septembre 1688 signées par le Roi en son Conseil Boucher. Il est permis au sieur Jean Baptiste Coignard, Imprimeur ordinaire du Roi à Paris, d’imprimer, vendre et débiter pendant le temps de huit années, un Livre intitulé Parallèle des Anciens et des Modernes en ce qui regarde les Arts et les Sciences, Dialogues composés par le sieur Perrault de l’Académie Française : Avec défenses à tous autres d’imprimer, vendre et débiter ledit Livre, sur les peines portées à l’Original dudit Privilège.

Registré sur le Livre de la Communauté des Imprimeurs et Libraires de Paris, le 5 jour d’Octobre 1688.

Signé J. B. Coignard Syndic.

Achevé d’imprimer pour la première fois le 30 Octobre 1688.




1 PARALLÈLE DES ANCIENS ET DES MODERNES EN CE QUI REGARDE LES ARTS ET LES SCIENCES.
DIALOGUES.
DE LA PRÉVENTION en faveur des Anciens.
PREMIER DIALOGUE.

Pendant les beaux jours de ce dernier Printemps le Président… l'Abbé… et le Chevalier… résolurent de se donner le plaisir de voir exactement toutes les beautés de Versailles , et d’y mettre le temps que demande une aussi grande et aussi vaste entreprise. L’absence du Roi qui était allé visiter Luxembourg et ses autres dernières conquêtes, leur sembla favorable pour leur dessein, et quoiqu’ils n’ignorassent pas qu’elle 2 ôterait à ce Palais la plus grande partie de son éclat ; elle les détermina néanmoins à ne pas différer, parce qu’elle leur donnerait les moyens de tout voir avec plus de facilité et moins d’interruption. Ce sont trois hommes d’un mérite singulier chacun en leur espèce, mais d’un caractère d’esprit fort différent. Le Président est un de ces savants hommes qui semblent avoir vécu dans tous les siècles, tant il est bien instruit de tout ce qui s’y est fait, et de tout ce qui s’y est dit. L’amour extrême qu’il a eu dès sa jeunesse pour toutes les belles connaissances lui a fait concevoir une telle estime pour les Ouvrages des Anciens où il les a puisées, qu’il ne croit pas que les Modernes aient jamais rien fait, ni puissent jamais rien faire qui en approche. La science n’est pas la seule chose qui le rende recommandable, il a aussi beaucoup de génie contre l’ordinaire des grands amateurs de l’Antiquité qui, faute 3 de savoir inventer, travaillent continuellement à remplir par la lecture le vide de leur imagination stérile, qui n’ayant point reçu de la nature l’idée du beau qu’elle imprime au fond de l’âme de ceux qu’elle aime , s’en sont fait une sur les premières choses qu’on leur a assuré être belles, et qui, de peur de se tromper, sont résolus de ne rien trouver digne de leur estime que ce qui sera conforme aux modèles qu’on leur a proposés. L’Abbé peut aussi être regardé comme un homme savant, mais plus riche de ses propres pensées que de celles des autres. Sa science est une science réfléchie et digérée par la méditation, les choses qu’il dit viennent quelquefois de ses lectures ; mais il se les est tellement appropriées qu’elles semblent originales, et ont toute la grâce de la nouveauté. Il a pris soin de cultiver son propre fonds, et comme ce fonds est fertile, il en tire par de fréquentes réflexions mille pen4 sées nouvelles, qui quelquefois semblent d’abord un peu paradoxes, mais qui étant examinées se trouvent pleines de sens et de vérité. Il juge du mérite de chaque chose en elle-même sans avoir égard ni aux temps, ni aux lieux, ni aux personnes, et s’il estime beaucoup les Ouvrages excellents qui nous restent de l’antiquité, il rend la même justice à ceux de notre siècle , persuadé que les Modernes vont aussi loin que les Anciens, et quelquefois au-delà, soit par les mêmes routes, soit par des chemins nouveaux et différents. Le Chevalier tient comme le milieu entre le Président et l’Abbé. Il a de la science et du génie, non à la vérité dans le même degré, mais il y joint beaucoup de vivacité d’esprit et d’enjouement. Le différent caractère d’esprit de ces trois hommes les rend de différent avis presque sur toutes choses ce qui forme entre eux une infinité de contestations fort agréa5 bles. Ils avaient déjà disputé plusieurs fois à l’occasion du Poème du siècle de LOUIS LE GRAND , sur le mérite des Anciens. Le Président avait toujours soutenu qu’en quelque Art et en quelque Science que ce soit ils l’emportaient infiniment sur les Modernes. L’Abbé avait soutenu le contraire fort vigoureusement, et le Chevalier se souciant peu de ce qui en peut être, n’avait songé qu’à dire là-dessus des plaisanteries qui le divertissent. Mais dans le voyage qu’ils firent à Versailles, ils épuisèrent en quelque sorte la matière, excités qu’ils étaient par les beaux ouvrages tant anciens que modernes dont ce Palais est orné. À peine furent-ils hors de la ville que la conversation commença à peu près en cette manière.

l’Abbé

Je vous avoue, M. le Président que je ne puis m’empêcher de vous envier le plaisir que vous allez avoir 6 dans la vue d’un palais où il y a pour vous tant de beautés toutes nouvelles.

le Président

Vous me direz tout ce qu’il vous plaira, mais je doute que Versailles vaille jamais Tivoli ni Frascati .

l’Abbé

J’admire votre prévention. Il y a plus de vingt ans que vous n’avez été à Versailles , et vous prononcez hardiment en faveur des belles maisons d’Italie, attendez que vous l’ayez vu. Mais j’ai tort. Quoique Versailles renferme seul plus de beautés que cinquante Tivoli et autant de Frascati mis ensemble, il perdra toujours sa cause dans votre esprit.

le Président

Pourquoi m’estimez-vous si injuste ?

7

l’Abbé

C’est que je connais votre passion démesurée pour tout ce qui est étranger et éloigné, car vous êtes parfaitement Français de ce côté-là.

le Président

Il est vrai que notre Nation a toujours été accusée d’aimer les Étrangers jusqu’à la manie.

l’Abbé

Ce n’est pas encore tant l’amour des Étrangers qui vous rend injuste, que l’amour des Anciens.

le Président

Comment, l’amour des Anciens ?

l’Abbé

Oui, l’amour des Anciens. Quand vous avez vu Tivoli, ce n’a point été la beauté de ses fontaines, de ses cascades, de ses statues et de ses peintures qui vous ont charmé, 8 ç’a été la seule pensée que Mécène s’y était promené plusieurs fois avec Auguste  ; vous vous êtes imaginé les voir ensemble dans les mêmes endroits où vous vous reposiez, vous y avez joint Horace qui leur récitait quelqu’une de ses Odes , et peut-être avez-vous récité cette Ode pour vous représenter mieux ce que vous étiez bien aise de vous imaginer ; toutes ces idées agréables se sont jointes à celles des jardins et des fontaines, et comme elles se sont formées en même temps dans votre esprit, elles n’y reviennent jamais l’une sans l’autre, de sorte que c’est bien moins Tivoli que vous aimez, que le souvenir de Mécène, d’Auguste et d’Horace. La même chose est arrivée à Frascati ; vous y avez vu Cicéron au milieu de ses amis, agitant ces questions savantes dont la lecture fait encore aujourd’hui nos délices, et je suis sûr qu’à votre égard l’éloquence de Cicéron entre pour une plus grande 9 part dans la beauté de Frascati que tous ses jets d’eau et toutes ses cascades.

le Chevalier

Le souvenir d’avoir passé le temps agréablement avec mes amis dans une maison de campagne pourrait me la faire aimer plus qu’une autre ; mais je ne m’aviserais jamais de la trouver plus belle que Versailles, parce que Mécène ou Cicéron s’y seraient promenés.

l’Abbé

C’est que la tendresse que vous avez pour vos amis n’approche point de celle que M. le Président a pour les Anciens.

le Chevalier

Je vois bien que le voyage ne se fera pas sans en venir aux mains plus d’une fois sur notre grande question de la préférence des Anciens sur les Modernes, ou des Modernes sur les Anciens.

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l’Abbé

Le lieu où nous allons ne me sera pas désavantageux, il me fournira tant de preuves par les beaux ouvrages dont il est rempli, de la suffisance des hommes de notre siècle, que je n’aurai pas de peine à en placer quelques-uns au-dessus ou du moins à côté des plus grands hommes d’entre les Anciens.

le Président

Et moi je le prends aussi volontiers pour le champ de bataille qui ne peut que m’être favorable et à l’honneur de l’Antiquité que je défends, puisque ses plus grandes beautés consistent dans l’amas précieux des figures antiques et des tableaux anciens qu’on y a portés, et que le surplus de ce Palais ne peut être considérable qu’autant que les ouvriers qui y ont travaillé ont eu l’adresse de bien imiter dans leurs ouvrages la grande et noble manière des Anciens.

11

l’Abbé

Nous verrons tout cela sur les lieux, mais je soutiens par avance qu’on fait tous les jours des choses très excellentes sans le secours de l’imitation, et que comme il y a encore quelque distance entre l’idée de la perfection et les plus beaux ouvrages des Anciens, il n’est pas impossible que quelques ouvrages des Modernes ne se mettent entre deux, et n’approchent plus près de cette idée.

le Chevalier

Voulez-vous bien que je vous dise la vérité ; il y a de la prévention de part et d’autre.

l’Abbé

Il peut y en avoir un peu de mon côté. Je connais tant d’excellents hommes en toute sorte d’Arts et de Sciences, et j’ai contracté une amitié si étroite avec eux, qu’il se peut 12 faire que je ne suis pas tout à fait équitable, et que pour les voir d’un peu trop près, les Anciens d’un peu trop loin, je ne juge pas sainement de la véritable grandeur de leur mérite mais quelle comparaison peut-il y avoir de la prévention où je puis être avec celle où l’on est pour les Anciens ? Car enfin quelque estime que je fasse des ouvrages de notre siècle, j’y trouve des défauts et même dans quelques-uns des défauts très considérables, mais les vrais amateurs des Anciens assurent qu’ils ont atteint à la dernière perfection, que c’est une témérité d’y vouloir rien trouver qui se ressente de la faiblesse humaine, que tout y est divin , que tout y est adorable.

le Président

Quand on dit adorable, on veut dire très beau, très bon, très excellent.

l’Abbé

Quand on dit adorable, on veut 13 dire adorable ; car enfin en quoi consiste l’adoration sinon à reconnaître une perfection infinie dans ce qu’on adore, et à s’y soumettre tellement que, contre le témoignage de ses sens et de sa raison, on y trouve tout admirable, et même d’autant plus admirable que l’on ne le comprend pas. N’est-ce pas là cette disposition respectueuse où sont presque tous les Savants et tous les Partisans zélés de l’Antiquité ? Pour en être convaincu, il ne faut que voir ce nombre infini d’Interprètes qui tous l’encensoir à la main s’épanchent en louanges immodérées sur le mérite de leurs Auteurs, et regardent comme des oracles les endroits obscurs qu’ils n’entendent pas. Il n’est point de torture qu’ils ne donnent à leur esprit pour en trouver l’explication, point de suppositions qu’ils ne fassent pour y faire entrer quelque sens raisonnable, et tout cela pour ne pas avouer que quelquefois leur 14 Auteur ne s’est pas expliqué heureusement ; car c’est un blasphème qu’ils n’osent proférer .

le Chevalier

Ce n’en est pas sans en avoir quelquefois bonne envie. Torrentius expliquant cet endroit d’Horace , où il dit que Memphis est exempte des neiges de la Scythie, et trouvant que ce n’est pas une chose fort remarquable que les neiges de Scythie ne tombent pas à Memphis  ; je reprendrais ceci volontiers, dit-il, si un autre que notre Horace s’était avisé de le dire.

l’Abbé

Torrentius n’a pas raison dans le fond, car on pourrait fort bien dire que nous n’avons point en France ni les grandes chaleurs de l’Afrique ni les grands froids de la Norvège. Mais on n’en découvre pas moins cette vénération démesurée qu’il a pour les Anciens, et qui lui est com15 mune avec tous les autres Interprètes. C’est un plaisir de voir à quelles allégories ces Interprètes ont recours quand ils perdent la tramontane , cela va quelquefois jusqu’à dire que le secret de la pierre philosophale est caché sous les ténèbres savantes et mystérieuses de leurs allégories.

le Président

Cependant les Commentateurs dont vous parlez suivent le conseil de Quintilien, homme d’un si grand sens dans ces matières, qu’il n’est pas possible de se tromper en le suivant. « Il vaut mieux, dit-il, trouver  tout bon dans les Écrits des Anciens, que d’y reprendre beaucoup de choses [ h ] . »

l’Abbé

N’en déplaise à Quintilien, on ne doit point trouver tout bon dans un Auteur quand tout n’y est pas bon, j’aime mieux en croire 16 Cicéron, et me régler sur ses avis touchant l’estime que je dois faire des Anciens. « Mon sentiment a toujours été, dit ce grand Orateur, que nous sommes plus sages dans les choses que nous inventons de nous-mêmes que n’ont été les Grecs, et qu’à l’égard de celles que nous avons prises d’eux, nous les avons rendues meilleures qu’elles n’étaient, lorsque nous les avons jugées dignes d’être l’objet de notre travail [ i ] . » Ce sentiment de Cicéron est un peu contraire à celui de Quintilien ; et l’Orateur n’a pas pour les Anciens la même vénération que le Rhéteur, mais il est aisé de voir que cette diversité d’avis dans ces deux grands hommes vient de la diversité de leurs conditions et de leurs emplois. Cicéron était un Consul qui n’ayant aucun intérêt à louer les anciens Auteurs, en parlait en galant homme, et comme il le pensait. Quintilien était un Rhéteur et un Péda17 gogue obligé par sa profession de faire valoir les Anciens, et d’imprimer dans l’esprit de ses Écoliers un profond respect pour les Auteurs qu’il leur proposait comme des modèles. Mais pour vous montrer que le reproche d’adorer les Anciens n’est pas une chose nouvelle, Horace votre cher Horace s’en est plaint fortement dans l’épître qu’il adresse à Auguste. Les Romains, dit-il, ont très grande raison de préférer leur Empereur à tous les Héros de Grèce et d’Italie, mais ils ont tort de n’estimer les autres hommes qu’autant qu’ils sont éloignés ou de leur pays ou de leur siècle, et de regarder les Ouvrages des Poètes anciens avec la même vénération qu’ils regardent les Lois des douze tables et les Livres des grands Pontifes .

le Président

Horace se moquait, et tout cela ne doit être regardé que comme une raillerie ingénieuse et agréable.

18

l’Abbé

Il se moquait assurément. Écoutons-le parler. « Un Auteur, dit-il, qui est mort il y a cent ans, doit-il être mis entre les Auteurs anciens et parfaits, ou entre les Auteurs modernes et méprisables ? Un Auteur est ancien et excellent quand il a cent ans. Mais s’il s’en manque un mois ou deux, faut-il le mettre au nombre des Anciens vénérables, ou parmi les nouveaux dont on se moque présentement, et dont toute la postérité se moquera ? Un mois ou deux et même toute une année ne doivent pas empêcher qu’on ne le place honorablement parmi les Anciens. Cela m’étant accordé j’ôterai une année et puis une autre année, comme qui arracherait poil à poil la queue d’un cheval, et confondrai en diminuant toujours ce grand amas de temps, celui qui n’estime les Auteurs que quand ils sont morts, et n’en mesure le mérite que par le 19 nombre des années qu’il y a qu’ils ne sont plus au monde [ j ] . » Voilà ce que pensait Horace sur ce sujet, et de quelle sorte son indignation s’est expliquée.

le Chevalier

Cette indignation lui est commune avec bien des gens qui n’étaient point dupes non plus que lui. Martial entre autres l’a exprimée agréablement en plusieurs de ses Épigrammes [ k ] . J’en ai traduit une qu’il faut que je vous dise .


  Pourquoi si peu souvent l’homme tant qu’il respire
Trouve-t-il qui le loue ou qui daigne le lire ?
C’est l’humeur de l’Envie, ô mon cher Regulus,
D’aimer moins les vivants que ceux qui ne sont plus.
Ainsi du grand Pompée on vante le Portique
Et des vieux bâtiments la structure rustique,
En face de Virgile Ennius fut loué
Des Rieurs de son temps Homère fut joué
20 Rarement le Théâtre applaudit à Ménandre
À sa Corinne seule Ovide parut tendre.
Qu’avez-vous donc mon Livre à vous hâter si fort ?
Si la gloire aux Auteurs ne vient qu’après leur mort.

l’Abbé

Les Poètes ne sont pas les seuls qui ont eu du chagrin de cette injustice, et qui l’ont témoignée. Les Orateurs, les Peintres, les Musiciens et les Philosophes mêmes en ont donné des marques en mille rencontres. Mais rien n’est plus plaisant sur ce sujet que le tour que joua Michel-Ange aux Curieux de son temps, amateurs trop zélés de l’antique.

le Chevalier

Quel tour ?

l’Abbé

Vous m’étonnez, c’est une hi21 stoire qui est sue de tout le monde, mais puisque vous l’ignorez, il faut vous la conter. Michel-Ange Architecte, Peintre et Sculpteur, mais surtout Sculpteur excellent, ne pouvant digérer la préférence continuelle que les prétendus connaisseurs de son temps donnaient aux Ouvrages des anciens Sculpteurs sur tous ceux des Modernes, et d’ailleurs indigné de ce que quelques-uns d’entre eux avaient osé lui dire en face que la moindre des figures antiques était cent fois plus belle que tout ce qu’il avait fait et ferait jamais en sa vie, imagina un moyen sûr de les confondre. Il fit secrètement une figure de marbre où il épuisa tout son Art et tout son génie. Après l’avoir conduite à sa dernière perfection, il lui cassa un bras qu’il cacha, et donnant au reste de la figure par le moyen de certaines teintures rousses qu’il savait faire, la couleur vénérable des statues an22 tiques, il alla lui-même la nuit l’enfouir dans un endroit où l’on devait bientôt jeter les fondements d’un édifice. Le temps venu, et les ouvriers ayant trouvé cette figure en fouillant la terre, il se fit un concours de Curieux pour admirer cette merveille incomparable. Voilà la plus belle chose qui se soit jamais vue, s’écriait-on de tous côtés. Elle est de Phidias disaient les uns ; elle est de Polyclète disaient les autres ; qu’on est éloigné, disaient-ils tous de rien faire qui en approche ; mais quel dommage qu’il lui manque un bras, car enfin nous n’avons personne qui puisse restaurer dignement cette figure. Michel-Ange qui était accouru comme les autres, eut le plaisir d’entendre les folles exagérations des Curieux, et plus content mille fois de leurs insultes qu’il ne l’aurait été de leurs louanges, dit qu’il avait chez lui un bras de marbre qui peut-être pourrait servir en la place de celui 23 qui manquait. On se mit à rire de cette proposition, mais on fut bien surpris lorsque Michel-Ange ayant apporté ce bras, et l’ayant présenté à l’épaule de la figure il s’y joignit parfaitement, et fit voir que le Sculpteur qu’ils estimaient si inférieur aux Anciens était le Phidias et le Polyclète de ce chef-d’œuvre .

le Chevalier

L’histoire semble faite exprès, mais on ne guérira jamais l’entêtement où l’on est pour l’antique.

l’Abbé

De toutes les préventions, il n’y en a point qui fasse plus de plaisir et dont on s’applaudisse davantage, dans la pensée qu’on voit, ou du moins qu’on est estimé voir ce que le commun du monde ne voit pas ; aussi n’oublie-t-on rien de tout ce qui peut augmenter la vénération pour l’Antiquité, ou empêcher qu’elle ne diminue. Vous n’avez peut-être pas 24 remarqué une ruse dont les Grammairiens se sont avisés pour couvrir les défauts des anciens Auteurs qui est d’avoir donné le nom honorable de figure à toutes les incongruités et à toutes les extravagances du discours. Quand un Auteur dit le contraire de ce qu’il fallait dire, on nomme cela une antiphrase  ; quand il se donne la licence de mettre un cas pour un autre, c’est une antiptose, et on appelle hyperbate une parenthèse insupportable de dix ou douze lignes ; de sorte que quand de jeunes Écoliers s’étonnent de voir un Ancien qui extravague ou qui fait quelque incongruité, on leur dit qu’ils se donnent bien de garde de le blâmer, et que ce qui les choque n’est pas une faute, mais une figure des plus nobles et des plus hardies. Ce qui est de plaisant, c’est qu’en même temps on les avertit de ne s’en pas servir, que c’est un privilège réservé pour les grands hommes, et qu’autant que ces no25 bles hardiesses sont admirées dans leurs Ouvrages, autant seraient-elles blâmées dans les livres des écrivains ordinaires.

le Président

Il est vrai que les figures dont vous parlez étant mal employées, sont des fautes considérables mais combien de fois Démosthène, Cicéron et les autres grands Orateurs se sont-ils servis heureusement de quelques-unes de ces figures .

l’Abbé

J’en conviens, mais ce qui me fâche c’est que quand on rencontre de pareilles choses dans des Auteurs modernes, on ne dit point que ce sont des figures, on dit nettement que ce sont des sottises, des incongruités, et on leur donne le nom qui leur convient naturellement ; peut-on s’imaginer une plus grande marque de prévention ? Quand on trouve dans les Anciens des en26 droits plats et communs, voilà, dit-on, la pure nature, voilà ce facile si difficile et cette précieuse médiocrité qui ne peut être trouvée ni admirée suffisamment que par les esprit du premier ordre ; que si on tombe sur des endroits obscurs et inintelligibles, on les regarde comme les derniers efforts de l’esprit humain et comme des choses divines que la profondeur des mystères qu’elles renferment, et notre faiblesse nous rendent impénétrables. Sur le fait des Modernes on prend le contre-pied, ce qui s’y trouve de naturel et de facile passe pour bas, faible et rampant, et ce qu’on y rencontre de noble et de sublime est traité de Phébus et de galimatias insupportable. Il n’est pas jusqu’à la prononciation où cette prédilection outrée pour les Anciens ne paraisse visiblement. C’est d’une voix sonnante et élevée qu’on prononce tout ce que l’on cite des Anciens, comme si c’était des 27 choses d’une espèce toute différente de celles que l’on écrit aujourd’hui, et c’est d’un ton faible et ordinaire qu’on récite ce qui vient des Modernes.

le Chevalier

Le Président Morinet discourant il y a quelques jours de Pindare avec un de ses amis, et ne pouvant s’épuiser sur les louanges de ce Poète inimitable, se mit à prononcer les cinq ou six premiers vers de la première de ses Odes avec tant de force et tant d’emphase que sa femme qui était présente et qui est femme d’esprit, ne put s’empêcher de lui demander l’explication de ce qu’il témoignait prendre tant de plaisir à prononcer. Madame, lui dit-il, cela perd toute sa grâce en passant du Grec dans le Français. N’importe, lui dit-elle, j’en verrai du moins le sens, qui doit être admirable. C’est le commencement, lui dit-il, de la première Ode du plus sublime de tous 28 les Poètes. Voici comme il parle. « L’eau est très bonne à la vérité et l’or qui brille comme le feu durant la nuit éclate merveilleusement parmi les richesses qui rendent l’homme superbe. Mais mon esprit, si tu désires chanter les combats ne contemple point d’autre astre plus lumineux que le Soleil pendant le jour dans le vague de l’air, car nous ne saurions chanter de combats plus illustres que les combats Olympiques [ l ] . » Vous vous moquez de moi, lui dit la Présidente. Voilà un galimatias que vous venez de faire pour vous divertir ; je ne donne pas si aisément dans le panneau. Je ne me moque point, lui dit le Président et c’est votre faute si vous n’êtes pas charmée de tant de belles choses. Il est vrai, reprit la Présidente, que de l’eau bien claire, de l’or bien luisant et le Soleil en plein midi, sont de fort belles choses ; mais parce que l’eau est très bonne 29 et que l’or brille comme le feu pendant la nuit, est-ce une raison de contempler ou de ne contempler pas un autre astre que le Soleil pendant le jour ? De chanter ou de ne chanter pas les combats des jeux Olympiques ? Je vous avoue que je n’y comprends rien. Je ne m’en étonne pas, Madame, dit le Président, « une infinité de très savants hommes n’y ont rien compris non plus que vous [ m ] . » Faut-il trouver cela étrange ? C’est un Poète emporté par son enthousiasme qui soutenu par la grandeur de ses pensées et de ses expressions s’élève au-dessus de la raison ordinaire des hommes, et qui en cet état profère avec transport tout ce que sa fureur lui inspire. Cet endroit est divin et l’on est bien éloigné de rien faire aujourd’hui de semblable. Assurément, dit la Présidente, et l’on s’en donne bien de garde. Mais je vois bien que vous ne voulez pas m’expliquer cet endroit de Pindare, 30 cependant, s’il n’y a rien qui ne se puisse dire devant des femmes, je ne vois pas où est la plaisanterie de m’en faire un mystère. Il n’y a point de plaisanterie ni de mystère, lui dit le Président. Pardonnez-moi, lui dit-elle, si je vous dis que je n’en crois rien, les Anciens étaient gens sages qui ne disaient pas des choses où il n’y a ni sens ni raison. Quoi que pût dire le Président elle persista dans sa pensée, et elle a toujours cru qu’il avait pris plaisir à se moquer d’elle.

le Président

Je ne pense pas que ce soit un grand reproche à un Poète comme Pindare de n’être pas entendu par Madame la Présidente Morinet, ni qu’en général le goût des Dames doive décider notre contestation .

l’Abbé

S’il ne la décide pas entièrement il est du moins d’un grand préjugé 31 pour notre cause. On sait la justesse de leur discernement pour les choses fines et délicates. La sensibilité qu’elles ont pour ce qui est clair, vif, naturel et de bon sens, et le dégoût subit qu’elles témoignent à l’abord de tout ce qui est obscur, languissant, contraint et embarrassé. Quoi qu’il en soit, le jugement des Dames a paru d’une si grande conséquence à ceux de votre parti, qu’ils n’ont rien omis pour le mettre de leur côté, témoin cette traduction fine et délicate des trois plus agréables Dialogues de Platon qui n’ont été mis en notre langue que pour leur faire aimer les Anciens, en leur faisant voir ce qu’il y a de plus beau dans leurs Ouvrages. Malheureusement cela n’a pas réussi et de cent femmes qui ont commencé à lire ces Dialogues , il n’y en a peut-être pas quatre qui aient eu la force de les achever.

32

le Président

Tant pis pour elles et tant pis pour le Traducteur.

l’Abbé

À l’égard du Traducteur, il n’y a point de sa faute, jamais personne n’a mieux pris ni mieux rendu le sens d’un Auteur, il lui conserve toutes ses grâces, et il fait parler Platon comme il eût fait s’il eût écrit en notre langue. Mais supposons que par une nécessité inévitable il y ait toujours du déchet à une traduction, cela peut-il aller à rendre ce qui est agréable et divertissant dans une langue, désagréable et ennuyeux, dans l’autre ? Quand les Dialogues de Lucien ont été traduits et donnés au public, même dans les premières traductions qui étaient peu correctes, les Dames y ont pris du plaisir. Quand on leur a donné ceux de Platon, très bien traduits elles s’y sont ennuyées, quelle raison en 33 peut-on rendre, sinon que les Dialogues de Platon sont ennuyeux et que ceux de Lucien sont divertissants et agréables.

le Président

La raison qu’on en peut rendre c’est que Platon traite des questions de Philosophie fort abstruses et fort épineuses, matière qui n’est pas à l'usage de tout le monde, et moins encore des Dames que des hommes, et que Lucien fait des contes pour rire dont tout le monde est très capable .

le Chevalier

Vous ne savez donc pas que les trois Dialogues qui ont été traduits sont l’ Euthyphron , le grand Hyppias , et l’ Euthydème , et qu’ils ont été choisis comme les plus propres pour plaire aux Dames et à toute la Cour. Les Savants qui en firent le choix crurent que si les Lettres Provinciales , qu’ils prétendent n’être que 34 ces copies très imparfaites de ces divins Originaux, ont eu tant de succès dans le monde, rien ne serait mieux reçu que ces trois Dialogues . Je ne sais pas ce qu’en a pensé Madame… pour qui cette traduction a été particulièrement faite  ; mais je sais qu’ils ont fort ennuyé la plus grande part des autres Dames. Ce n’est point la matière qui a rebuté pour être trop relevée, ou trop abstruse, il n’y a rien de plus familier que ces trois Dialogues . Platon fait voir dans le grand Hyppias que la beauté ne consiste pas dans une belle fille, dans une belle cavale, dans une belle lyre, dans une belle marmite, dans une belle cuillère à pot, quoiqu’elle soit de figuier, ni dans aucune autre belle chose en particulier, après quoi il finit tout court, sans dire en quoi le beau consiste ; ce qu’on croit néanmoins aller apprendre. Dans les deux autres Dialogues , il fait voir les mauvais raison35 nements des Sophistes, dont l’absurdité n’est que trop claire et trop évidente, et il en rapporte un si grand nombre qu’on s’ennuie à mourir, pendant une heure et davantage que durent les impertinences de ces Sophistes, toutes de la même espèce et sur le même ton.

le Président

Je vous le répète encore une fois, malheur aux Dames qui s’ennuient dans la lecture des plus beaux Ouvrages qu’il y ait au monde.

le Chevalier

Vous pouvez dire aussi malheur aux hommes, car je ne m’y suis pas moins ennuyé qu’une Dame. Mais pour vous montrer que quand la prévention ne s’en mêle point et que le bon sens agit tout seul, on peut n’admirer pas plusieurs Ouvrages des Anciens. Dites-moi, [s’il] vous plaît, Monsieur de Racan [n’é] 36 tait-il pas homme de bon sens et de bon goût, il a fait des Ouvrages qui ont été trop estimés, même des plus savants, pour en disconvenir. Un de ses amis lui ayant expliqué un jour un grand nombre des Épigrammes de l’ Anthologie , car Monsieur de Racan ne savait ni Grec ni Latin , il fut surpris de voir qu’à la réserve de cinq ou six de ces Épigrammes où il y a beaucoup d’esprit, de quelques-unes qui sont pleines d’ordures, toutes les autres sont d’une froideur et d’une insipidité inconcevables. Comme il en témoignait son étonnement, on lui dit qu’elles avaient une grâce merveilleuse en leur langue, qu’à la vérité elles n’avaient rien qui piquât le goût, mais que c’était le génie de ces sortes d’ouvrages parmi les Grecs, en un mot que c’étaient des Épigrammes à la Grecque dont la simplicité et la naïveté étaient mille fois préférables à tout le sel et à toutes les poin37 tes des autres Épigrammes. Monsieur de Racan baissa la tête et crut devoir se rendre à un homme qui en savait plus que lui. À quelques jours de là ils furent invités à un repas où l’on servit une soupe fort maigre, fort peu salée, et qui n’était, à la bien définir, que du pain trempé dans de l’eau chaude. Le défenseur de l’ Anthologie qui avait tâté de la soupe, demanda à Monsieur de Racan ce qu’il lui en semblait. Je ne la trouve pas à mon gré, lui répondit-il, mais je n’ose pas dire qu’elle est mauvaise, car peut-être est-ce une soupe à la Grecque. Cela fut trouvé plaisant de toute la compagnie, et il fallut que les plus zélés pour l’Antiquité en rissent comme les autres.

le Président

Monsieur de Racan avait sans doute de l’esprit et faisait de beaux vers, mais ce n’était pas un homme 38 qui se fût formé le goût par la lecture des bons livres, ni par le commerce des plus savants hommes de son siècle.

l’Abbé

C’est pour cela que son témoignage, de même que celui des Dames, doit avoir plus de force, en pareille rencontre il faut voir ce que pensent naturellement les personnes de bon goût et de bon esprit, et ce que penseraient aussi tous les savants qui ont du goût si la prévention ne les avait pas gâtés, car entre Monsieur de Racan et le plus profond des Critiques, supposé que ce Critique ait du sens, je n’y trouve autre différence lorsqu’il s’agit du jugement d’une Épigramme, sinon que ce Critique peut être prévenu et que Monsieur de Racan ne l’était pas. Mais parce que vous m’objecterez toujours que Monsieur de Racan n’avait aucune érudition, je vais vous donner un homme 39 qui en avait autant que personne du monde, c’est Jules César Scaliger.

le Président

Je récuse Jules César Scaliger encore plus que Monsieur de Racan, il est vrai qu’il était savant et qu’il avait habitude avec les plus grands hommes de son siècle, j’ajouterai même que c’était un très bel esprit, qu’il a écrit de très bonnes choses fort ingénieuses, fort spirituelles, et qui ont plu extrêmement, mais c’était un homme qui n’avait pas de goût .

l’Abbé

Il n’avait pas de goût, et vous dites qu’il a écrit des choses qui ont plu extrêmement, comment cela se peut-il faire ?

le Président

Pour vous convaincre de ma proposition qui vous étonne, je n’ai 40 qu’une chose à vous dire. Ce bon homme a soutenu que Musée est meilleur Poète qu’Homère, que son style est plus poli, plus agréable, plus châtié, et qu’il ferme ses vers d’une manière plus noble et plus nombreuse [ n ] . Mais ce qui est de plaisant c’est que ce Musée l’auteur de la fable de Léandre et d’Héro , dont il fait tant de cas, n’est pas le Musée qui a précédé Homère, comme il le croyait mais un Poète du temps des Empereurs Romains. Après cela, voyez quel fondement on peut faire sur le jugement d’un tel critique.

l’Abbé

Et qu’importe en quel temps ait vécu ce Musée. Mais je commence à comprendre ce que vous voulez dire par n’avoir pas de goût ; c’est de n’estimer pas les auteurs selon l’ordre des temps ou selon le rang qu’ils sont en possession d’a41 voir, mais selon la force et le génie que l’on y trouve. Cependant, j’appellerais plutôt cela avoir du goût que n’en avoir pas ; car il en faut davantage pour juger par soi-même et avec connaissance, que pour se conformer aveuglément au jugement des autres.

le Chevalier

Vous verrez que Scaliger était un homme qui s’avisait de trouver un Auteur beau, parce qu’il en était charmé, ou de le trouver agréable parce qu’il prenait grand plaisir à le lire, au lieu de consulter soigneusement ce que les sages Critiques en avaient dit, et de régler par là ce qu’il lui en semblait.

le Président

Vous pensez vous moquer, mais il n’y a rien de plus périlleux que de vouloir décider de son chef en pareilles matières.

42

l’Abbé

Il me semble que vous parliez de l’ Écriture sainte , ou des Conciles , et quel péril court un homme tel que Scaliger en jugeant du mérite de Musée et d’Homère  ? Je ne suis pas Scaliger, il s’en faut beaucoup ; cependant, je serais bien fâché de m’abstenir de dire ce qu’il m’en semble. À l’égard des Livres sacrés j’ai une retenue, un respect et une vénération qui n’ont point de bornes, et de là vient sans doute que j’en ai moins pour les anciens Auteurs profanes. La grande soumission où je tiens mon esprit pour des ouvrages inspirés de Dieu, le soin que j’ai de le faire renoncer sans cesse à ses propres lumières et de le ranger sous le joug de la foi font que je lui donne ensuite toute liberté de penser et de juger ce qu’il lui plaît de ces grands Auteurs dont vous dites qu’il est si dangereux d’oser décider par soi-même.

43

le Président

Vous direz ce qu’il vous plaira, mais ces Anciens profanes que vous traitez si cavalièrement sont vos Maîtres malgré que vous en ayez, les Maîtres en tout pays et en tout temps ont été estimés en savoir plus que leurs disciples.

l’Abbé

Je suis bien aise que vous ayez avancé cette maxime, car c’est ce qu’on nous oppose tous les jours, ce sont nos Maîtres, dit-on, en parlant des Anciens, et l’on croit par là fermer la bouche à tous les Modernes, il est vrai que tant qu’un Maître enseigne son disciple, il en sait plus que lui, mais quand il est au bout de sa science et que le disciple non seulement l’a épuisée mais s’est enrichi de mille autres connaissances sur la même matière, soit par la lecture, soit par la méditation, y a-t-il quelque inconvénient qu’il sur44 passe ce Maître. Suivant votre principe vous ne sauriez pas plus de latin que ce bon homme chez qui vous demeuriez, dont la science n’a jamais été au-delà du Rudiment et de la Syntaxe de Despautère . Ce n’est point des Pédagogues que vient aux jeunes gens l’habileté qui les distingue de leurs compagnons, et qui en fait de grands personnages. Si la curiosité nous portait à vouloir connaître ceux qui ont enseigné les hommes extraordinaires que nous avons aujourd’hui parmi nous, Orateurs, Poètes, Peintres, Sculpteurs, Musiciens, après avoir bien travaillé à déterrer les Maîtres obscurs chez qui ces grandes lumières ont commencé d’éclore, nous serions étonnés de la distance presque infinie qui sépare les uns des autres. Nous trouverions peut-être encore qu’une des plus grandes louanges de ces excellents hommes est de s’être garantis ou de s’être défaits des faux principes et des affectations 45 vicieuses de ceux qui les ont enseignés.

le Président

Vous voyez cependant, le soin qu’a eu l’Antiquité de nous marquer les maîtres que les grands personnages ont eus dans leurs études, parce qu’elle a considéré la science comme une lumière et une lampe qu’ils se sont données les uns aux autres de main en main.

l’Abbé

J’ai remarqué cette généalogie de savants, mais je l’ai considérée comme une recherche historique qui conduit la mémoire et non pas comme un arrangement qui réglât le mérite de ces grands hommes. Je n’ai pas cru non plus que leur doctrine fût toujours la même lumière et la même lampe qui eût passé de main en main. Qu’on examine Platon et Aristote dont l’un est le maître et l’autre le disciple, peut-on dire que 46 leur doctrine et leurs sentiments soient la même chose  ? Il n’est rien de plus différent. Platon est un génie très vaste et qui souvent a des saillies admirables au-delà, ce semble, des forces de l'esprit humain, mais diffus en paroles, inégal, sans ordre et sans méthode. Aristote au contraire, non moins fort de génie, est succinct, précis et méthodique, en sorte que le disciple bien loin d’avoir imité son maître et marché sur ses traces, semble s’être appliqué à suivre une autre route et à prendre le contre-pied de ses manières ; il s’est donné autant de peine à descendre dans le détail et dans l’exacte connaissance des moindres choses de la Nature, sans pompe et sans ornement de paroles, que l’autre a pris plaisir à s’élever par des discours sublimes et fleuris, au-dessus de ces mêmes choses, et à n’en regarder de loin que les premières idées et les propriétés métaphysiques. Vous ne verrez point deux grands Philo47 sophes de suite qui aient enseigné la même doctrine ou du moins sur les mêmes principes, la raison n’en est pas difficile à trouver, c’est que l’idée d’excellent homme et l’idée de copiste sont deux idées incompatibles. J’estime infiniment Monsieur Descartes, mais il s’en faut beaucoup que j’aie la même vénération pour les meilleurs de ses disciples qui charmés de quelques apparences de vérités très bien imaginées par Monsieur Descartes, croient voir clairement et distinctement la manière ineffable d’opérer de la nature que les hommes ne comprendront jamais en cette vie . Car le Seigneur a livré le monde à leur dispute [ o ] , à condition qu’ils ne devineront jamais les véritables ressorts qui le meuvent, et c’est peut-être dans cette persuasion que Monsieur Descartes a donné si agréablement et si sagement le nom de Roman philosophique , à ses plus 48 sublimes et plus profondes méditations .

le Président

Ce que vous avancez là est très propre pour autoriser une infinité de jeunes gens à quitter l’étude des bons livres et l’imitation des bons modèles, pour s’abandonner à leurs rêveries, afin de devenir par là des originaux singuliers et inimitables.

l’Abbé

Ne craignez point cela, cette tentation ne prendra point à ceux qui naissent sans génie, et qui n’ayant rien chez eux trouvent si bien leur compte à piller les autres. À l’égard de ceux qui ont le don de rêver et de méditer, il ne leur arrivera jamais de mal d’avoir digéré par la méditation, soit les pensées qui naissent de leur propre fond, soit celles qui leur viennent de dehors, par la conversation ou par la lecture.

49

le Président

Vous en direz ce qu’il vous plaira, mais il faut qu’un jeune homme se propose quelque modèle excellent dans ses études et il ne le peut trouver que dans les beaux ouvrages des Anciens.

le Chevalier

Je sais un moyen bien facile et bien sûr pour vous mettre d’accord, c’est de convenir, comme il est très vrai, que c’est nous qui sommes les Anciens.

le Président

L’expédient serait merveilleux si l’on pouvait en même temps être Ancien et Moderne, c’est-à-dire, être et avoir été tout ensemble.

le Chevalier

Il faut que je m’explique, n’est-il pas vrai que la durée du monde est ordinairement regardée comme 50 celle de la vie d’un homme, qu’elle a eu son enfance, sa jeunesse et son âge parfait, et qu’elle est présentement dans sa vieillesse. Figurons-nous de même que la Nature humaine n’est qu’un seul homme, il est certain que cet homme aurait été enfant dans l’enfance du monde, adolescent dans son adolescence, homme parfait dans la force de son âge, et que présentement le monde et lui seraient dans leur vieillesse. Cela supposé nos premiers pères ne doivent-ils pas être regardés comme les enfants et nous comme les vieillards et les véritables Anciens du monde ?

l’Abbé

Cette idée est très juste, mais l’usage en a disposé autrement. À l’égard de la prévention, presque universelle où on est, que ceux qu’on nomme Anciens sont plus habiles que leurs successeurs, elle vient de ce que les enfants voyant ordinairement que leurs Pères et leurs grands-51 Pères ont plus de science qu’eux, et s’imaginant que leurs bisaïeuls en avaient beaucoup plus encore, ils ont insensiblement attaché à l’âge une idée de suffisance et de capacité qu’ils se forment d’autant plus grande qu’elle s’enfonce de plus en plus dans les temps éloignés. Cependant s’il est vrai que l’avantage des pères sur les enfants et de tous les vieillards sur ceux qui sont jeunes, consiste uniquement dans l’expérience, on ne peut pas nier que celle des hommes qui viennent les derniers au monde, ne soit plus grande et plus consommée que celle des hommes qui les ont devancés, puisque les derniers venus ont comme recueilli la succession de leurs prédécesseurs, et y ont ajouté un grand nombre de nouvelles acquisitions qu’ils ont faites par leur travail et par leur étude.

le Président

Vous savez que ce qui prouve trop ne prouve rien. Selon votre rai52 sonnement les hommes du neuvième et du dixième siècle auraient été plus habiles que tous ceux de l’Antiquité, quoique l’ignorance et la barbarie n’aient pas moins régné dans ces deux siècles, que la science et la politesse dans celui d’Auguste .

l’Abbé

Il n’est pas malaisé de répondre à cette objection. Quand on dit que les derniers temps doivent l’emporter sur ceux qui les précèdent, cela se doit entendre quand d’ailleurs toutes choses sont pareilles, car lorsqu’il survient de grandes et longues guerres qui ravagent un pays, que les hommes sont obligés d’abandonner toutes sortes d’études pour se renfermer dans le soin pressant de défendre leur vie ; lorsque ceux qui ont vu commencer la guerre sont morts et qu’il vient une nouvelle génération qui n’a été élevée que dans le maniement des armes, il n’est pas étrange que les Arts et les Sciences 53 s’évanouissent pour un temps et qu’on voie régner en leur place l’ignorance et la barbarie. On peut comparer alors les sciences et les arts à ces fleuves qui viennent à rencontrer un gouffre où ils s’abîment tout à coup ; mais qui après avoir coulé sous terre, dans l’étendue de quelques Provinces trouvent enfin une ouverture, par où on les en voit ressortir avec la même abondance qu’ils y étaient entrés. Les ouvertures par où les Sciences les Arts reviennent sur la Terre sont les règnes heureux des grands Monarques qui en rétablissant le calme et le repos dans leurs États y font refleurir toutes les belles connaissances . Ainsi ce n’est pas assez qu’un siècle soit postérieur à un autre pour être plus excellent, il faut qu’il soit dans la prospérité et dans le calme, ou s’il y a quelque guerre qu’elle ne se fasse qu’au dehors. Il faut encore que ce calme et cette prospérité durent longtemps 54 afin que le siècle ait le loisir de monter comme par degré à sa dernière perfection. Nous avons dit que dans la durée générale des temps depuis la création du monde jusqu’à ce jour, on distingue différents âges, on les distingue de même dans chaque siècle en particulier, lorsqu’à l’issue de quelques grandes guerres on commence tout de nouveau à s’instruire et à se polir. Prenons pour exemple le siècle où nous vivons. On peut regarder comme son enfance le temps qui s’est passé depuis la fin des guerres de la Ligue jusqu’au commencement du Ministère du Cardinal de Richelieu, l’Adolescence est venue ensuite et a vu naître l’Académie Française ; l’âge viril a succédé, et peut-être commençons-nous à entrer dans la vieillesse, comme semble le donner à connaître le dégoût qu’on a souvent pour les meilleures choses . On peut se convaincre de cette vérité sensiblement par les ouvrages de Sculptu55 re, ceux qui ont été faits immédiatement après les guerres de la Ligue ne peuvent presque se souffrir tant ils sont informes, ceux qui ont suivi méritent quelque louange, et si l’on n’y trouve pas encore beaucoup de correction, on y voit du feu et de la hardiesse. Mais ce qui s’est fait pour le Roi sous les ordres de Monsieur Colbert, a du feu et de la correction tout ensemble, et marque que le siècle était dès lors dans sa force pour les Beaux-Arts . La Sculpture s’est encore perfectionnée depuis, mais peu considérablement parce qu’elle était déjà arrivée à peu près où elle peut aller. Si nous voulons examiner l’Éloquence et la Poésie, nous trouverons qu’elles ont monté par les mêmes degrés. Au commencement du siècle tout était plein de jeux d’esprit et dans les vers et dans la prose. C’était une abondance de pointes d’Antithèses, de Rébus, d’Anagrammes, d’Acrostiches, et de cent 56 autres badineries puériles. Il ne faut que lire les Juliettes , les Nerveze et les Des Escuteaux, où il y a mille choses qu’on ne pardonnerait pas aujourd’hui à des enfants. Quelque temps après on se dégoûta de toutes ces gentillesses, et selon la coutume des jeunes gens qui ont bien étudié, on voulut faire voir qu’on était savant et qu’on avait lu les bons livres. Ce ne furent plus que citations dans les Sermons, dans les Plaidoyers et dans tous les livres qu’on donnait au Public. Quand on ouvre un livre de ce temps-là on a de la peine à juger s’il est Latin, Grec, ou Français, et laquelle de ces trois langues est le fond de l’ouvrage, que l’on a brodé des deux autres.

le Chevalier

Ils étaient si aises d’insérer du Latin dans leur Français que lorsqu’ils n’avaient pas en main de beaux passages, ils y mettaient au moins de petites particules latines qu’ils regar57 daient comme des perles et des diamants qui semés çà et là dans le discours, lui donnaient à leur gré un éclat et un prix inestimables. Voici comment un Avocat commença son plaidoyer, en parlant pour sa fille. Cette fille mienne, Messieurs, est heureuse et malheureuse tout ensemble, heureuse, quidem, d’avoir épousé le sieur de la Hunaudière gentilhomme des plus qualifiés de la Province ; malheureuse autem d’avoir pour mari le plus grand chicaneur du Royaume, qui s’est ruiné en procès et qui a réduit cette pauvre femme à aller de porte en porte demander son pain que les Grecs appellent ton arton .

l’Abbé

Ils ne songeaient qu’à paraître Savants et dans cette envie ils faisaient souvent leurs discours moitié Français et moitié Latin. Cicéron, dans une de ses Épîtres, ad Atticum , disait un autre Avocat, demande si 58 vir bonus peut demeurer in civitate qui porte les armes contra patriam . La mode des citations a duré longtemps et leur épanchement immodéré sur tous les discours a été tel que le grand génie et le bon sens de Monsieur Le Maistre n’ont pu empêcher qu’elles n’aient inondé ses plus excellents plaidoyers . Le siècle devenu un peu plus sage, et les Avocats faisant réflexion que du latin ainsi entremêlé dans du Français ne rendait pas une cause meilleure ; qu’un beau passage de Cicéron, ou un vers élégant d’Horace n’étaient pas une raison de leur adjuger leur demande, se dégoûtèrent des citations inutiles et se retranchèrent dans leur sujet : les autres Orateurs et tous les Écrivains firent la même chose, mais parce qu’on n’arrive pas d’abord à la perfection qu’on se propose, les pensées brillantes et peu solides, marques du feu de la jeunesse continuèrent d’éclater avec excès, et on faisait encore mal pour vou59 loir trop bien faire. Avec le temps on a connu que le bon sens était la partie principale du discours, qu’il fallait se renfermer dans les bornes de sa matière, n’appuyer que sur les raisons et les conséquences qui en naissent naturellement, et n’y ajouter des ornements qu’avec beaucoup de retenue et de modération ; parce qu’ils cessent d’être ornements dès qu’on les met en abondance. Il en est arrivé de même à la Poésie dans laquelle les pointes trop recherchées ont fait place au bon sens, et où l'on est parvenu à satisfaire la raison la plus sévère, et la plus exacte, après quoi il n’y a rien à faire davantage. Ainsi comme notre siècle est postérieur à tous les autres, et par conséquent le plus ancien de tous, que quatre-vingts ans de repos dans la France (car les guerres étrangères ne troublent point le repos des Arts et des Sciences) lui ont donné cette maturité et cette perfection où je viens de faire voir qu’il est parvenu, pour60 quoi s’étonner si on le préfère à tous les autres siècles ?

le Président

Ce raisonnement est fort ingénieux, mais je vous ferai voir que plusieurs savants Auteurs de ce siècle ont déclaré qu’il ne pouvait y avoir de comparaison entre les Anciens et les Modernes.

l’Abbé

Il faut savoir en quel temps ces Auteurs ont écrit, s’il y a seulement cinquante ou soixante ans qu’ils se sont expliqués de la sorte ils ont eu raison et je me range de leur avis. Si les Passerats, les Lambins et les Turnèbes ont plus estimé les ouvrages des Grecs et des Latins, que les ouvrages Français de leurs temps , je les loue de leur bon goût, mais ce qui était vrai alors ne l’est plus aujourd’hui. Il était vrai du temps d’Ennius et de Pacuve que les Romains n’approchaient pas des anciens Grecs, mais cela a cessé 61 d’être vrai du temps de Cicéron . Il se peut donc fort bien faire que les auteurs Français du temps de Lambin et de Passerats le cédassent de beaucoup aux Grecs et aux Latins, et que ceux d’aujourd’hui non seulement les égalent, mais les surpassent en bien des choses.

le Président

Je m’étonne qu’ayant entrepris la cause des Modernes contre les Anciens, vous vous soyez retranché dans notre siècle, et que vous n’avez pas voulu fortifier votre parti des grands personnages du siècle précédent, par exemple, du Tasse et de l’Arioste pour la Poésie, de Raphaël, du Titien et de Paul Véronèse pour la Peinture, et particulièrement des deux Scaligers, de Turnèbe, et de Casaubon pour la connaissance des belles-lettres, et la vaste étendue du Savoir ; vu même que quelques-uns de ces grands personnages vivaient encore au commen62 cement de notre siècle ; car assurément vous serez faible de ce côté-là, bien loin de trouver aujourd’hui quelqu’un que vous puissiez opposer à Varron, qui a toujours été regardé comme un prodige de Science, vous ne trouverez personne qui égale même les médiocres savants du dernier siècle.

l’Abbé

Je pourrais faire ce que vous dites, mais je n’ai pas besoin de ce secours ; parce que je prétends que nous avons aujourd’hui une plus parfaite connaissance de tous les Arts et de toutes les Sciences, qu’on ne l’a jamais eue. Je me passerai fort bien du Tasse et de l’Arioste quand il s’agira de la Poésie ; de même que de Raphaël du Titien, et de Paul Véronèse, quand il sera question de la Peinture. Pour ce qui est de l’érudition, nous avons des savants parmi nous qui m’empêcheront d’avoir besoin des Scaligers, des Tur63 nèbes, et des Casaubons, pour l’emporter sur les anciens. Il est vrai que les hommes que je viens de nommer étaient de très grands personnages, mais on peut dire qu’ils doivent une grande partie de leur réputation à la profonde ignorance du commun du monde de leur siècle, laquelle n’a pas moins servi à les faire briller que la Science dont ils étaient ornés ; Ils ont paru comme de grands arbres au milieu d’une terre labourée, au lieu qu’en ce temps-ci où la Science est commune et triviale, les Savants ne sont plus regardés parmi la foule, ou ne le sont que comme de grands chênes dans une forêt. C’est un effet de l’impression et de l’abondance des livres, qu’elle nous a donnée : ce qu’on peut dire avoir en quelque sorte changé la face de la littérature . Lorsqu’il n’y avait que des manuscrits ou peu de livres imprimés, ceux qui étudiaient, apprenaient par cœur presque tout ce qu’ils lisaient,64 parce qu’il fallait rendre les manuscrits et même les livres qu’on leur avait prêtés. Une bible était un héritage que peu de gens pouvaient avoir, les Pères de l’Église ne se trouvaient et encore séparément, que dans quelques grandes Bibliothèques, et il en était de même de tous les Auteurs un peu considérables. Cette obligation d’apprendre par cœur les faisait paraître beaucoup savants ; mais nuisait au fond de l’étude en leur ôtant une partie de leur temps qu’ils auraient plus utilement employé à la réflexion et la méditation. C’est aujourd’hui tout le contraire, on n’apprend presque plus rien par cœur, parce qu’on a ordinairement à soi les livres que l’on lit, où l’on peut avoir recours dans le besoin, et dont l’on cite plus sûrement les passages en les copiant, que sur la foi de sa mémoire, comme on faisait autrefois, ce qui est cause qu’on voit souvent le même passage cité en plusieurs façons diffé65 rentes . On se contente de lire les Auteurs avec beaucoup de soin et de réflexion, et même on ne s’amuse plus guère à en faire de longs extraits comme nous faisions encore dans notre jeunesse, coutume venue du temps où les livres étaient rares. L’abondance des livres a apporté encore un autre changement dans la République des lettres, qui est qu’autrefois il n’y avait que des Savants de profession qui osassent porter leur jugement sur les ouvrages des Auteurs, à qui ils donnaient ordinairement beaucoup de louanges à la charge d’autant, et qu’aujourd’hui tout le monde s’en mêle. On a vu par le moyen des traductions ce que c’était que les Grecs et les Romains, et que d’être savant n’était pas une chose qui rendît un homme d’une autre espèce que les autres. De là il en est arrivé qu’il n’y a presque plus de Dames ni de Courtisans qui ne jugent des ouvrages d’esprit et qui n’en jugent plus cruel66 lement que les Savants, ne craignant point que l’on leur rende la pareille ; et de là vient qu’on admire très peu de choses, et que l’approbation publique est si difficile à obtenir. Ronsard seul me peut servir de preuve. Quand il commença à donner ses Poésies, Jean Dorat Poète Royal , Baïf, Belleau, Jodelle et quelques autres crièrent miracle à cause de l’érudition qui paraissait dans ses ouvrages .

le Chevalier

Je m’en étonne et de ce qu’ils n’avaient pas plutôt horreur de l’inhumanité avec laquelle ce Poète écorchait tous leurs bons amis Grecs et Latins .

l’Abbé

Vous avez raison, cependant leur approbation emporta les suffrages de la Cour, de la Ville, et de toute la France, jusque-là qu’il passa en commun Proverbe que de faire 67 une incongruité dans la langue c’était donner un soufflet à Ronsard . Il est vrai que les choses ont bien changé depuis ; car dès que le commun du monde a commencé à savoir quelque chose, la Poésie de Ronsard a paru si étrange, quoique ce Poète eût de l’esprit et du génie infiniment, que du comble de l’honneur où elle était, elle est tombée dans le dernier mépris.

le Chevalier

Quand Ronsard a commencé à briller dans le monde il n’y avait peut-être pas à Paris, douze carrosses, douze tapisseries, ni douze savants hommes, aujourd’hui toutes les maisons sont tapissées, toutes les rues sont pleines d’embarras, et on aurait peine à trouver une personne qui n’en sût pas assez pour juger raisonnablement d’un ouvrage d’esprit.

68

l’Abbé

Tout a changé en même temps, mais j’oubliais à répondre sur le fait de Varron. Dites-moi, je vous en prie, quelle pouvait être la science de ce Romain, en comparaison de celle de nos Savants ? Avez-vous bien fait réflexion qu’il ne pénétrait peut-être pas dans l’étendue de mille années au-dessus de lui, qu’il ne connaissait pas la centième partie du globe de la Terre, et qu’il n’y a presque point d’Art ni de Science dont les bornes ne fussent dix fois plus resserrées qu’elles ne le sont aujourd’hui ? Il est vrai que Varron savait tout ce qu’on peut savoir, c’est le témoignage qu’en rend l’Antiquité, mais tout ce qu’on pouvait savoir en ce temps-là, peut-il avoir quelque proportion avec ce qu’on sait en nos jours, où dix-sept siècles et davantage, qui se sont écoulés depuis, ont ajouté tant de choses à ap69 prendre, en ont tant éclairci qui était obscures, ou ignorées, et où l’on n’a pas moins fait de nouvelles découvertes dans les Sciences et dans les Arts, que dans toutes les parties de l’Univers, faites-y bien réflexion et jugez par-là quelle est votre prévention pour les Anciens.

le Président

Je n’ai rien dit de Varron, que ce qu’en disent tous les Savants Hommes qui en ont parlé.

l’Abbé

Comme la plupart de ces Savants Hommes étaient du nombre des Anciens, ils ont pu parler de la sorte ; car de leur temps il pouvait être vrai que Varron fût le plus Savant Homme qui eût jamais été, mais ceux d’entre les Modernes qui ont tenu le même langage ont eu tort, cette proportion avait cessé d’être vraie avec le temps. Voilà peut-être la princi70 pale cause et la plus excusable en même temps de la prévention trop favorable où l’on est non seulement pour ce qui est antique, mais pour tout ce qui commence à devenir ancien, car le témoignage authentique de nos Ancêtres qui était vrai quand ils l’ont rendu, demeure toujours vivement gravé dans notre imagination et y fait une impression beaucoup plus forte que le progrès des Arts et des Sciences qui ne nous frappe pas de même, quoique très considérable, parce qu’il ne se fait que peu à peu et d’une manière imperceptible.

le Chevalier

Il y a bien des gens qui assurent encore que la Fontaine saint Innocent est le plus beau morceau d’Architecture et de Sculpture qu’il y ait en France . Cela était vrai quand ils l’ont ouï dire à leurs Pères. Mais les beaux ouvrages qui ont paru depuis, le Val-de-Grâce , la Faça71 de du Louvre, l’ Arc de Triomphe , les merveilles de Versailles ont rendu cette proposition non seulement fausse, mais ridicule.

l’Abbé

Combien y a-t-il de tableaux, de figures, de bustes et d’autres choses semblables dans chaque ville, dans chaque Église, dans chaque Communauté et même dans chaque famille, qui par tradition et de main en main sont venues jusqu’à nous, avec la réputation de chefs-d’œuvre merveilleux, qui présentement n’ont plus rien de recommandable que leur ancienneté. Il y a eu un temps où cette réputation était juste et bien fondée, mais il s’est fait depuis tant de choses excellentes de la même nature que quand on nous montre ces anciens ouvrages nous sommes bien moins surpris de leur beauté que de l’estime qu’on en a faite. Je veux bien que ceux à qui il n’est pas donné de juger par eux-72 mêmes s’en tiennent à ce qu’ils ont ouï dire à leurs pères, mais je ne puis souffrir que des gens fins, ou qui prétendent l’être, parlent le même langage et ne se soient pas aperçus du progrès prodigieux des Arts et des Sciences, depuis cinquante ou soixante ans, d’autant plus qu’il n’est pas moins naturel aux Sciences et aux Arts de s’augmenter et de se perfectionner par l’étude, par les réflexions, par les expériences et par les nouvelles découvertes qui s’y ajoutent tous les jours, qu’il est naturel aux fleuves de s’accroître et de s’élargir par les sources et les ruisseaux qui s’y joignent à mesure qu’ils coulent.

le Chevalier

Ce serait un plaisir de voir la première montre qui a été faite, je ne crois pas qu’on la pût voir sans rire, car je suis assuré qu’elle ressemblait plus à un tournebroche qu’à une montre.

73

le Président

J’en demeure d’accord, mais avec tout cela voudriez-vous comparer le plus habile de vos horlogers avec le premier inventeur de la montre.

l’Abbé

J’avoue que c’est une grande louange et un grand mérite aux Anciens d’avoir été les Inventeurs des Arts, et qu’en cette qualité ils ne peuvent être regardés avec trop de respect. Les Inventeurs, comme dit Platon, ou comme il l’a pu dire, car cela est de son style , sont d’une nature moyenne entre les Dieux et les hommes, et souvent même ont été mis au nombre des Dieux pour avoir inventé des choses extrêmement utiles. Cependant il est bon d’examiner si les Anciens ont plus de part que les Modernes à la gloire de l’invention. Il fut louable aux premiers hommes d’avoir construit 74 ces toits rustiques dont parle Vitruve , qui composés de troncs d’arbres espacés en rond par en bas et assemblés en pointe par en haut étaient couverts de joncs et de gazon ; comme il était presque impossible de ne pas s’imaginer quelque chose de semblable dans la prenante nécessité de se défendre des injures de l’air, ces premiers édifices et l’industrie avec laquelle ils étaient construits ne peuvent guère être comparés avec les Palais magnifiques des siècles suivants, et avec l’art merveilleux qui a ordonné de leur structure. Celui qui le premier s’avisa de creuser le tronc d’un arbre et de s’en faire un bateau, pour traverser une rivière, mérite assurément quelque louange, mais ce bateau et la manière dont il fut creusé ont-ils rien qui approche des grands Vaisseaux qui voguent sur l’Océan, ni de leur fabrique admirable  ? Si l’on voulait même examiner de près ces premiers toits rusti75 ques et ces premiers bateaux on trouverait que ceux qui les ont faits n’en sont pas, à le bien prendre, les premiers inventeurs, qu’ils doivent leur apprentissage en fait d’Architecture à divers animaux, dont les tanières et particulièrement celles des Castors sont d’une structure mille fois plus solide et plus ingénieuse que les premières habitations des hommes ; et qu’une coquille de noix nageant sur l’eau, peut leur avoir donné l’invention et le modèle de la première barque. Il en est de même de la tissure des toiles et des étoffes où ils ont eu l’Araignée pour maîtresse ; de la chasse dont les Loups et les Renards leur ont enseigné toutes les adresses et toutes les ruses ; en sorte néanmoins que ce n’a été qu’après un fort long temps que les hommes ont été aussi habiles qu’eux à ménager leur course et à se relayer les uns les autres. On voit par-là que cette gloire de la première invention n’est 76 pas si grande qu’on se l’imagine. Mais quelle proportion peut-il y avoir entre ces inventions premières qui ne pouvaient échapper à l’industrie naturelle du besoin et celles que les réflexions ingénieuses des hommes des derniers temps ont si heureusement trouvées ? Prenons pour exemple la machine à faire des bas de soie. Ceux qui ont assez de génie, non pas pour inventer de semblables choses, mais pour les comprendre, tombent dans un profond étonnement à la vue des ressorts presque infinis dont elle est composée et du grand nombre de ses divers et extraordinaires mouvements. Quand on voit tricoter des bas, on admire la souplesse et la dextérité des mains de l’Ouvrier, quoiqu’il ne fasse qu’une seule maille à la fois, qu’est-ce donc quand on voit une machine qui forme cent mailles tout d’un coup, c’est-à-dire, qui fait en un moment tous les divers mouvements que font les mains 77 en un quart d’heure ? Combien de petits ressorts tirent la soie à eux puis la laissent aller pour la reprendre ensuite et la faire passer d’une maille dans l’autre, d’une manière inexplicable, et tout cela sans que l’Ouvrier qui remue la machine y comprenne rien, en sache rien, et même y songe seulement ? en quoi on la peut comparer à la plus excellente machine que Dieu ait faite, je veux dire à l’homme dans lequel mille opérations différentes se font pour le nourrir et pour le conserver sans qu’il les comprenne, sans qu’il les connaisse et même sans qu’il y songe. Considérons encore cette machine qui a été inventée pour faire quinze ou vingt pièces de ruban tout à la fois . Tout en est agréable et surprenant. On voit vingt petites navettes chargées de soie de couleurs différentes qui passent et repassent d’elles-mêmes, comme si quelque esprit les animait, entre les trames du ruban, lesquel78 les de leur côté se croisent et recroisent à chaque fois que passent les navettes. On est surpris en même temps de voir que les rubans se tournent sur leur rouleau à mesure qu’ils se font, pour ne pas venir interrompre, en montant trop haut, le mouvement réglé des navettes. Quand on considère la sagesse de tous ces mouvements, on ne peut trop admirer celle de l’inventeur qui a donné la vie à toutes les pièces de cette machine, par une seule roue que tourne un enfant, et que du vent ou de l’eau tourneraient aussi bien et avec moins de peine. Il est bien fâcheux et bien injuste qu’on ne sache point le nom de ceux qui ont imaginé des machines si merveilleuses, pendant qu’on nous force d’apprendre celui des inventeurs de mille autres machines qui se présentent si naturellement à l’esprit, qu’il suffisait d’être venu des premiers mondes pour les inventer.

79

le Président

J’avoue que notre siècle est fécond en inventions et en secrets, mais combien pensez-vous qu’il s’en est perdu d’admirables dans la suite des temps ; de sorte que faisant compensation de ce qui se trouve avec ce qui se perd, les Anciens l’emporteront toujours sur nous par l’invention première de tous les Arts que nous leur devons.

l’Abbé

Pancirole a composé un traité sur cette matière qu’il a intitulé Des Antiquités perdues et des choses nouvellement trouvées . J’ai pris plaisir à examiner qu’elles étaient ces Antiquités perdues, j’en ai trouvé de trois sortes. Les unes sont choses qui la plupart ne sont presque plus en usage, comme les Cirques, les Amphithéâtres, les Basiliques, les Arcs de Triomphe, les Obélisques, les Bains publics, et divers 80 autres bâtiments semblables, les autres sont choses que l’on a négligées pour en avoir recouvré de meilleures de même espèce, telles que sont les Béliers, les Catapultes, les Trirèmes, la Pourpre et le Papier fait d’écorce d’arbres. Les autres enfin sont choses purement fabuleuses, comme le verre malléable, les miroirs ardents d’Archimède, qui brûlaient des Vaisseaux sur mer, à quarante ou cinquante pas de distance. À l’égard de la première espèce de ces Antiquités, je conviens qu’elles ont donné beaucoup d’éclat et de grandeur à leurs siècles, mais il ne tient qu’à nous d’en faire de semblables, et même de plus magnifiques ; témoin l’ Arc de Triomphe qu’on a commencé et lequel, si l’on l’achève sur le modèle que nous en voyons, surpassera tous ceux des Anciens, puisque celui de Constantin, le plus grand de tous, passerait, ou peu s’en faut, par-dessous sa principale arcade. Il ne tient aussi qu’à nous de faire de 81 grands Bains, mais la propreté de notre linge et l’abondance que nous en avons, qui nous dispensent de la servitude insupportable de se baigner à tous moments, valent mieux que tous les bains du monde. Pour la seconde espèce d’Antiquités perdues, les Anciens ne peuvent pas en tirer beaucoup de gloire, puisqu’elles ont été obligées de céder la place à de plus belles et de meilleures inventions ; ainsi l’on a cessé de se servir de Béliers et de Catapultes, pour se servir de Bombes et de Canons, et l’on n’a plus fabriqué de Trirèmes, parce que nos Galères sont d’un meilleur usage. Il y a quelques années que le célèbre Meibom vint à Paris pour proposer au Roi le rétablissement de ces Trirèmes, qu’il prétendait avoir retrouvées. Monsieur le Marquis de Seignelay écouta sa proposition. Après diverses conférences où Meibom expliqua les pensées autant qu’il le voulut, on le 82 convainquit que nos Galères en la manière qu’elles sont construites et équipées, sont infiniment plus propres pour la navigation et pour la guerre que les Trirèmes des Anciens et qu’on n’a quitté tout cet embarras de rames et de rameurs les uns au-dessus des autres, que parce que des rames posées toutes sur la même ligne et appuyant toutes sur l’endroit qui leur est le plus avantageux, ont incomparablement plus de force et de facilité à se mouvoir qu’en quelque autre situation que ce puisse être. On a cessé de se tourmenter après la pêche de ces poissons dont les Anciens tiraient la pourpre, parce qu’on a trouvé le secret de préparer la cochenille et d’en faire notre écarlate mille fois plus vive et plus brillante que toutes les pourpres anciennes, dont la plus belle n’était qu’une espèce de violet rougeâtre et enfoncé. De la même façon le papier des Anciens qui se fabriquait avec de certaines 83 écorces d’arbres qui venaient d’Égypte, a fait place à notre papier ordinaire, beaucoup plus beau et dont l’abondance est d’une utilité inconcevable. Ce n’a été que l’excellence des choses nouvellement découvertes qui a aboli l'usage des anciennes qui leur étaient semblables. Si le sucre a chassé le miel de dessus toutes les tables un peu délicates, et l’a condamné à ne plus servir que dans la Médecine, ce n’est pas que le miel d’aujourd’hui ne soit aussi doux que celui d’autrefois et qu’il n’ait encore les mêmes qualités qui lui ont attiré tant de louanges, mais c’est que le sucre est encore plus doux, plus agréable et d’une propreté beaucoup plus grande. Quant aux choses imaginaires et fabuleuses qui n’ont jamais subsisté que dans la créance du peuple et dans les livres de quelques Historiens qui ont recueilli indifféremment ce qu’ils ont ouï dire, telles que sont le secret du verre malléable et les machines 84 d’Archimède, on n’en peut tirer d’autre conséquence sinon que les Anciens n’avaient pas moins le don de mentir que les Modernes.

le Président

Cela est bien aisé à dire, et voilà un moyen admirable de rejeter tout ce qu’on voudra.

l’Abbé

Quand il y a démonstration qu’une chose est impossible, a-t-on tort de la rejeter comme fausse et fabuleuse ? On démontrera sans peine que le verre ne peut souffrir la pénétration de ses parties les unes dans les autres, ce qu’il faudrait qu’il lui arrivât sous les coups de marteau, pour être malléable. Comme il est composé de corpuscules extrêmement fiers et rangés en ligne droite pour faciliter la transparence, il est certain qu’il ne peut endurer cette compression sans se casser, ou sans perdre la transparence qui fait tout 85 son prix et sans laquelle le secret ne serait plus d’aucune utilité ni d’aucun mérite. Monsieur Descartes a démontré que les prétendus miroirs d’Archimède sont impossibles, et il n’est pas moins aisé de démontrer l’impossibilité morale d’enlever de dessus les murs d’une ville, de grands vaisseaux de guerre qui sont en mer .

le Président

Vous me permettrez d’en douter, mais combien de secrets se sont perdus entièrement, sans qu’il en soit demeuré aucune trace.

l’Abbé

C’est mauvais signe pour ces secrets-là, et il ne faut accuser de leur perte que leur peu d’utilité ou leur peu d’agrément.

le Président

Il ne vous reste plus qu’à dire que ce sont les Modernes qui ont appris 86 aux Anciens tous les Arts et toutes les Sciences.

l’Abbé

J’avoue que les Anciens auront toujours l’avantage d’avoir inventé les premiers beaucoup de choses, mais je soutiendrai que les Modernes en ont inventé de plus spirituelles et de plus merveilleuses. Je demeurerai d’accord que les Anciens ont été de grands hommes et même si vous le voulez, qu’ils ont eu plus de génie que les Modernes quoiqu’il n’y ait aucun fondement ni aucune raison de le croire ainsi mais je dirai toujours qu’il ne s’ensuivrait pas que leurs ouvrages fussent plus excellents que ceux qui se font aujourd’hui. Je veux bien, par exemple, que l’inventeur de la première montre dont nous avons parlé, ait eu plus de génie et qu’il mérite plus de louanges, que tous les horlogers qui sont venus depuis ; mais je prétends que d’y avoir87 ajouté le Pendule, et d’avoir rendu ce Pendule portatif, inventions admirables, que nous devons à l’illustre Monsieur Huygens , sont quelque chose de plus spirituel et de plus ingénieux que l’invention toute nue de la première montre. Je soutiendrai encore plus fortement et sans que personne ose s’y opposer, que ces premières montres n’approchaient nullement de la justesse et de la propreté de celles qui se font par les moindres de nos horlogers. Car il faut distinguer l’ouvrier de l’ouvrage, et supposé que les inventeurs eussent eu plus de génie que ceux qui ont ajouté à leurs inventions, cela n’empêche pas que les ouvrages derniers faits ne soient plus beaux et plus accomplis que les ouvrages de ceux qui ont commencé, parce que ceux-ci ne se faisaient qu’en essayant et en tâtonnant, et ceux-là avec une pleine connaissance et une longue habitude à les bien faire. C’est faute 88 d’avoir fait cette distinction que plusieurs Savants se sont élevés mal à propos contre l’Auteur du Poème de Louis le Grand , et l’ont accusé d’avoir manqué de respect envers les Anciens . Il loue les Anciens, mais il ne loue pas tous leurs ouvrages et il use même d’un tel ménagement pour eux, que quand il ose, par exemple, trouver quelque chose à redire dans les Poèmes d’Homère, il ne s’en prend qu’à son siècle qui ne lui permettait pas de faire mieux et non pas à son génie qu’il traite de vaste, d’immense et d’inimitable. Ils n’ont pas compris assurément le Système qu’il établit, quoiqu’il soit très clair. Il pose pour fondement que la Nature est immuable et toujours la même dans ses productions, et que comme elle donne tous les ans une certaine quantité d’excellents vins, parmi un très grand nombre de vins médiocres et de vins faibles, elle forme aussi dans tous les temps un certain nombre 89 d’excellents génies parmi la foule des esprits communs et ordinaires. Je crois que nous convenons tous de ce principe, car rien n’est plus déraisonnable, ni même plus ridicule que de s’imaginer que la Nature n’ait plus la force de produire d’aussi grands hommes que ceux des premiers siècles. Les Lions et les Tigres qui se promènent présentement dans les déserts de l’Afrique, sont constamment aussi fiers et aussi cruels que ceux du temps d’Alexandre ou d’Auguste, nos roses ont le même incarnat que celles du siècle d’or, pourquoi les hommes seraient-ils exceptés de cette règle générale ? Ainsi quand nous faisons la comparaison des Anciens et des Modernes, ce n’est point sur l’excellence de leurs talents purement naturels, qui ont été les mêmes et de la même force dans les excellents hommes de tous les temps, mais seulement sur la beauté de leurs ouvrages et sur la connaissance qu’ils 90 ont eue des Arts et des Sciences où il se trouve, selon les différents siècles , beaucoup de différence et d’inégalité. Car comme les Sciences et les Arts ne sont autre chose qu’un amas de réflexions, de règles et de préceptes, l’Auteur du Poème soutient avec raison, et je le soutiens fortement avec lui, que cet amas, qui s’augmente nécessairement de jour en jour, est plus grand plus on avance dans les temps ; surtout lorsque le Ciel donne à la Terre quelque grand Monarque qui les aime, qui les protège et qui les favorise .

le Président

Cela est le mieux du monde, cependant votre homme du Poème de Louis le Grand a trouvé à qui parler, et on lui a donné son fait en deux paroles.

l’Abbé

Vous avez raison de dire qu’on 91 lui a donné son fait en deux paroles, car on a dit seulement que lui et ses semblables étaient gens sans goût et sans autorité . Cela est bien succinct, et ne répond guère à ce que l’on faisait espérer au public. De ces deux paroles il y en a une qui ne dit rien, ou du moins qui n’est autre chose que l’énonciation du fait dont il s’agit ; car la question est de savoir si ceux qui estiment beaucoup les Modernes et qui n’adorent pas les Anciens, ont du goût ou s’ils n’en ont pas, là-dessus, on se contente de dire que ce sont des gens sans goût, c’est redire la proposition et non pas la prouver.

le Chevalier

C’est la prouver, mais à la manière de celui qui prouvait qu’une Comédie était détestable, parce qu’elle était détestable.

l’Abbé

C’est le même raisonnement et 92 la même logique. Pour l’autre parole que ce sont gens sans autorité on ne voit pas bien ce que cela signifie, apparemment on a voulu dire que ce ne sont pas des personnes d’assez grand poids parmi les gens de lettres, ou qui aient composé des ouvrages assez considérables pour en être crus sur leur parole. Mais d’où vient-on pour s’imaginer qu’un homme, quel qu’il soit, doive aujourd’hui en être cru sur sa parole ? Il y a longtemps qu’on ne se paie plus de cette sorte d’autorité, et que la raison est la seule monnaie qui ait cours dans le commerce des Arts et des Sciences. L’autorité n’a de force présentement et n’en doit avoir que dans la Théologie et la Jurisprudence . Quand Dieu parle dans les saintes Écritures , ou par la bouche de son Église, il faut baisser la tête et se soumettre. Quand le Prince donne ses lois il faut obéir et révérer l’autorité dont elles partent, comme une por93 tion de celle de Dieu même. Partout ailleurs la Raison peut agir en souveraine et user de ses droits. Quoi donc, il nous sera défendu de porter notre jugement sur les Ouvrages d’Homère et de Virgile, de Démosthène et de Cicéron, et d’en juger comme il nous plaira parce que d’autres avant nous en ont jugé à leur fantaisie ? Rien au monde n’est plus déraisonnable.

le Président

Rien au monde n’est plus raisonnable que de s’en tenir aux choses jugées. Toute l’Antiquité a consacré des livres par son approbation ; il ne nous reste qu’à nous rendre assez habiles pour voir les beautés admirables dont ils sont remplis et qui leur ont mérité les suffrages de tous les siècles .

l’Abbé

Et moi je suis persuadé que la liberté louable qu’on se donne 94 aujourd’hui de raisonner sur tout ce qui est du ressort de la Raison, est une des choses dont il y a plus de sujet de féliciter notre siècle. Autrefois il suffisait de citer Aristote pour fermer la bouche à quiconque aurait osé soutenir une proposition contraire aux sentiments de ce Philosophe . Présentement on écoute ce Philosophe comme un autre habile homme, et sa voix n’a de crédit qu’autant qu’il y a de raison dans ce qu’il avance. On croyait encore autrefois que pour bien savoir la Physique il n’était point nécessaire d’étudier la Nature ni sa manière d’opérer, que les expériences étaient choses frivoles et qu’il suffisait de bien entendre Aristote et ses Interprètes ; que la Médecine ne s’apprenait point à voir des malades, à faire des dissections, à examiner les causes et les effets des maladies, ni les vertus et les propriétés des remèdes, mais seulement à lire et à bien apprendre par cœur 95 les plus beaux endroits d’Hippocrate et de Galien , que pour être habile Astronome, c’était assez de savoir bien son Ptolémée, sans qu’il fût besoin d’observer les Astres, en un mot que ce n’était point les Sciences qu’il fallait étudier en elles-mêmes, mais seulement les Auteurs qui en avaient écrit. Je n’aurais pas de peine à vous citer plusieurs grands personnages du temps passé qui ont assuré formellement, qu’il était inutile de consulter la Nature, soit pour la Physique, soit pour la Médecine, qu’elle avait révélé tous ses secrets au savant Aristote et au divin Hippocrate, et que toute notre étude se devait renfermer à puiser dans les écrits de ces grands hommes, les vérités que nous cherchons. Ils croyaient que le temps de trouver, d’imaginer et de penser quelque chose de nouveau, ou d’une manière qui fût nouvelle, était passé, que ç’avait été un privilège accordé seulement 96 à ces grands génies, et qu’il ne nous restait plus pour notre partage, que la gloire de pénétrer dans leurs pensées et de nous enrichir des précieux trésors dont la Nature leur avait été si libérale. Mais les choses ont bien changé de face. L’orgueilleux désir de paraître Savant par des citations a fait place au désir sage de l’être en effet par la connaissance immédiate des ouvrages de la Nature. On a étudié la Nature même pour la connaître, et comme si elle eût été bien aise qu’on fût revenu à elle après l’avoir quittée et négligée si longtemps pour écouter ceux qui en parlaient sans l’avoir bien connue. Il n’est pas croyable quel plaisir elle a pris à se communiquer à ceux qui l’ont recherchée et qui lui ont donné tous leurs soins, elle leur a ouvert mille trésors et révélé un nombre infini de mystères qu’elle avait tenus cachés aux plus sages des Anciens. Il ne faut que lire les Journaux de France 97 et d’Angleterre et jeter les yeux sur les ouvrages des Académies de ces deux grands Royaumes pour être convaincu que depuis vingt ou trente ans, il s’est fait plus de découvertes dans la science des choses naturelles, que dans toute l’étendue de la savante Antiquité. Je ne suis pas surpris que de vieilles gens hors d’âge à recevoir de nouvelles idées, persistent dans leurs anciennes préventions, et aiment mieux s’en tenir à ce qu’ils ont lu dans Aristote, qu’à ce qu’on veut leur faire comprendre sur leurs vieux jours. Je ne m’étonne pas non plus que la plupart des Maîtres ès Arts tiennent de toute leur force pour les Anciens qui les font vivre. Mais je ne puis comprendre comment des hommes qui ne sont point encore dans un âge trop avancé, et à qui il ne revient rien de cette prévention, ne veuillent pas ouvrir les yeux sur des vérités incontestables ; que les uns nient encore la circu98 lation du sang dans les Animaux et celle de la sève dans les Plantes ; que les autres se rangent encore du côté de Ptolémée contre Galilée et Copernic  ; et tout cela de peur d’avouer qu’on en sait plus que n’en savaient les Anciens. N’est-ce pas préférer les vêtements tout usés de ses ancêtres à des habits tout neufs beaucoup mieux faits et mille fois plus magnifiques, ou si vous me permettez de le prendre d’un ton plus haut, aimer mieux regretter les oignons d’Égypte, que de se nourrir de la Manne nouvellement tombée du Ciel . Pour moi, je vous avoue que je m’estime heureux de connaître le bonheur dont nous jouissons, et que je me fais un très grand plaisir de jeter les yeux sur tous les siècles précédents, où je vois la naissance et le progrès de toutes choses, mais où je ne vois rien qui n’ait reçu un nouvel accroissement et un nouveau lustre dans le temps où nous sommes. Je me réjouis de voir 99 notre siècle parvenu en quelque sorte au sommet de la perfection. Et comme depuis quelques années le progrès marche d’un pas beaucoup plus lent, et paraît presque imperceptible, de même que les jours semblent ne croître plus lorsqu’ils approchent du solstice, j’ai encore la joie de penser que vraisemblablement nous n’avons pas beaucoup de choses à envier à ceux qui viendront après nous .

le Président

Vous vous trompez beaucoup dans votre calcul, si vous croyez qu’il n’y ait que les vieilles gens et les Maîtres ès Arts qui soient d’un sentiment contraire au vôtre.

l’Abbé

Je sais qu’il y a encore une infinité de gens qui se déclarent pour les Anciens contre les Modernes. Les uns suivent en cela l’impression qu’ils ont reçue de leurs Régents et demeurent Écoliers jusqu’à la mort 100 sans s’en apercevoir. Les autres conservent un amour pour les Auteurs qu’ils ont lus étant jeunes, comme pour les lieux où ils ont passé les premières années de leur vie ; parce que ces lieux et ces Auteurs leur remettent dans l’esprit les idées agréables de leur jeunesse ; quelques-uns ayant ouï dire qu’on aime les Ouvrages des Anciens à proportion de l’esprit et du goût que l’on a, se tuent de dire qu’ils sont charmés de leurs Ouvrages. Plusieurs tâchent de mettre par là à plus haut prix l’avantage qu’ils prétendent avoir d’entendre parfaitement ces excellents Auteurs, où ils s’imaginent puiser les bonnes choses dans leur vraie source, et les voir dans le centre de la lumière pendant que le reste des hommes est dans la fange et dans l’obscurité. D’autres enfin plus politiques encore ayant considéré qu’il est nécessaire de louer quelque chose en ce monde, pour n’être pas accusés 101 de n’estimer qu’eux-mêmes et leurs ouvrages, donnent toute sorte de louanges aux Anciens pour se dispenser d’en donner aux Modernes.

le Chevalier


  La raison en est toute prête,
En mérite, en esprit, en bonnes qualités,
On souffre mieux cent morts au-dessus de sa tête
Qu’un seul vivant à ses côtés.

l’Abbé

Vous avez mis le doigt dessus, et c’est ce qui m’irrite, car je ne doute point que beaucoup de ceux qui témoignent estimer tant les Anciens ne s’estiment encore plus eux-mêmes.

le Chevalier

Il n’est rien de plus vrai je me suis donné le plaisir plus d’une fois de m’en assurer par moi-même. Vos Comédies, disais-je, à l’un, valent mieux que toutes celles de l’Anti102 quité. Vos Épigrammes, disais-je, à l’autre me semblent plus vives et plus piquantes que celles de Martial et de Catulle . Qu’on nous vante tant que l’on voudra, disais-je encore à un autre , Juvénal et Horace , ce que vous composez a un sel, une force et un agrément qu’on ne trouve point dans leurs ouvrages. Vous vous moquez, me répondait-on. Je ne me moque point, répliquais-je, il y a dans vos écrits une facilité, une correction et une justesse que les Anciens n’ont jamais attrapées. Je vous avoue, me disait-on, que j’y ai pris de la peine et que cela m’a coûté. Là-dessus, je poussais ma pointe et à la troisième batterie de mes louanges, on ne manquait point de se rendre et de m’en donner plus que je n’en demandais.

le Président

À votre compte, ce sera désormais une honte à un galant homme d’avoir 103 quelque estime pour les Anciens.

l’Abbé

Je ne dis pas cela, j’estime autant que personne les Anciens et leurs Ouvrages ; mais je ne les adore pas, et je ne suis point persuadé qu’on ne fasse plus rien qui en approche. Le mépris qu’on aurait pour leurs ouvrages serait injuste, il y en a de très excellents et qu’on ne peut pas ne point admirer sans être stupide ou insensible. Ce mépris serait encore d’une conséquence très périlleuse pour la Jeunesse à qui on ne saurait imprimer trop de respect pour les Auteurs qu’on leur enseigne, mais je voudrais qu’on gardât quelque modération dans les éloges qu’on leur donne et qu’on eût un peu moins de mépris pour les Modernes. À l’égard des jeunes gens qui étudient, je souhaiterais qu’après les avoir élevés jusqu’aux dernières Classes, dans une profonde vénération pour les An104 ciens, on commençât lorsque leur jugement serait formé, à leur en faire voir et le fort et le faible, et qu’on leur insinuât qu’il n’est pas impossible, non seulement de les égaler, mais d’aller quelquefois au-delà en évitant les mauvais pas où ils sont tombés, car s’il est dangereux de donner de la présomption aux jeunes gens, il est plus dangereux encore de leur abattre le courage, en leur disant qu’ils n’approcheront jamais des Anciens, et que ce qu’ils feront de plus beau sera toujours au-dessous de ce qu’il y a de plus médiocre dans les ouvrages de ces grands hommes. Quoi qu’il en soit je crois avoir fait voir que cette grande préférence qu’on donne aux Anciens sur les Modernes n’est autre chose que l’effet d’une aveugle et injuste prévention, nous descendrons quand vous voudrez dans le détail et j’espère faire voir qu’il n’y a aucun Art ni aucune Science même les Anciens aient excellé que les Moder105 nes n’aient portés à un plus haut point de perfection. C’est un problème que je m’offre de soutenir quand il vous plaira.

le Président

J’accepte cette offre très volontiers, quoique je sois convaincu du contraire, car l’examen de ce problème ne peut être que très divertissant et très utile ; ainsi quand...

le Chevalier

Nous voici dans la grande avenue de Versailles . Il faut avouer que l’abord de ce Château est agréable et que l’or de ces combles qui brille de tous côtés a quelque chose de bien riant .

l’Abbé

Quelque agréable que soit cette façade que nous voyons, celle qui regarde les jardins est d’une beauté toute autrement noble et magnifique. 106

le Président

Cela est dans les règles de toute bonne composition, où il faut que les choses aillent toujours en augmentant et en enchérissant les unes sur les autres.

l’Abbé

Versailles est fort régulier en ce point, non seulement les bâtiments se surpassent en beauté à mesure qu’on les découvre, mais ces mêmes bâtiments, quelque beaux et superbes qu’ils soient, le cèdent ensuite aux merveilles incroyables des jardins, à qui rien n’est comparable dans le reste du monde.

le Chevalier

Cela est très vrai, mais je serais d’avis de nous munir de quelque rafraîchissement avant que de nous embarquer dans notre longue et laborieuse entreprise. Je crois que 107 l’avis n’est pas à mépriser, et que l’amateur zélé des Anciens n’en demeurera pas moins d’accord que le juste défendeur des Modernes.




108 ÉPIGRAMME DE MARTIAL,
dont la Traduction est au commencement du précédent Dialogue .


  Esse quid hoc dicam, vivis quod fama negatur
Et sua, quod rarus tempora Lector amat ?
Hi sunt invidiæ nimirum, Regule, mores,
Semper ut antiquos præferat illa novis.
Sic veterem, ingrati Pompeii quærimus umbram
Sic laudant, Catuli vilia templa, senes.
Ennius est lectus salvo tibi, Roma, Marone,
Et sua riserunt sæcula Mœonidem.
Rara coronato plausere Theatra Menandro :
Norat Nasonem sola Corinna suum.
Vos tamen, ô nostri ne festinate libelli,
Si post fata venit gloria, non propero.


Martial, Epigram. X, lib. V ad Regulum.




109 PARALLÈLE DES ANCIENS ET DES MODERNES EN CE QUI REGARDE L’ARCHITECTURE, LA SCULPTURE ET LA PEINTURE.
SECOND DIALOGUE

l’Abbé

J’avoue que je ne comprends point comment des gens d’esprit se donnent tant de peine pour savoir exactement de quelle manière le Palais d’Auguste était construit, en quoi consistait la beauté des jardins de Lucullus , et quelle était la magnificence de ceux de Sémiramis  ; et que ces mêmes gens d’esprit n’aient presque pas de curiosité pour Versailles.

110

le Président

Je vois bien que ce reproche tombe sur moi. Mais les affaires que j’ai trouvées en arrivant de la Province m’ont empêché d’avoir plus tôt le plaisir que je me donne aujourd’hui.

l’Abbé

Point du tout, Versailles n’est ni ancien ni éloigné, pourquoi se presser de le voir ? Puisque vous êtes donc un étranger en ce pays-ci et qu’il y a vingt-deux ans que vous n’y êtes venu, je vais faire le métier du Concierge et vous dire le nom et l'usage de chaque pièce que nous verrons. Cette première cour est fort vaste, comme vous voyez, cependant tous les bâtiments qui sont aux deux côtés, ne sont que pour les quatre Secrétaires d’État. La seconde cour où nous allons entrer et que sépare cette grille dorée, dont le dessin et l’exécution méri111 tent qu’on la regarde n’est pas si grande, mais ces deux portiques de colonnes Doriques, l’Architecture du même ordre qui règne partout et la richesse des toits dorés la rendent beaucoup plus belle. Là sont les Officiers principaux que leurs charges et la nature de leurs emplois obligent d’être plus proches de la personne du Roi. Cette troisième cour où l’on monte par quatre ou cinq marches, et qui est toute pavée de marbre, est encore, comme vous voyez, moins grande et plus magnifique que les deux autres, les bâtiments qui l’environnent ornés d’Architecture et de Bustes antiques, comprennent une partie du petit appartement du Roi, d’où l’on passe à ces grands et superbes appartements dont vous avez tant ouï parler dans le monde .

le Chevalier

Puisqu’il nous est permis de commencer par où nous voudrons, 112 commençons, je vous prie, par le grand escalier , aussi bien est-ce par là qu’on fait entrer les Étrangers un peu considérables qui viennent la première fois à Versailles . Cet escalier est singulier en son espèce.

le Président

Vous avez raison, ceci est très magnifique.

l’Abbé

La richesse des marbres et l’éclat de cette balustrade de bronze doré qui vous surprend, ne sont rien en comparaison de la Peinture du plafond.

le Président

Ce plafond frappe agréablement la vue, et me fait souvenir de ces beaux morceaux de Fresque que j’ai vus en Italie .

l’Abbé

Je suis sûr que vous n’avez rien 113 vu de plus beau en ce genre-là. Vous voyez bien que ce sont les neuf Muses diversement occupées à consacrer à l’immortalité le nom du Monarque qu’elles aiment et qui fait désormais l’unique objet de leur admiration.

le Chevalier

J’aime à voir dans ces Galeries, où l’œil est trompé, tant la Perspective y est bien observée, les diverses Nations des quatre parties du monde qui viennent contempler les merveilles de ce Palais et surtout y admirer la puissance et la grandeur du Maître. La fierté de cet Espagnol un peu mortifiée de ce qu’il voit, me fait plaisir, je n’aime pas moins la surprise du Hollandais, mais les lunettes de ce Monsignor étonné de voir quelles gens nous sommes présentement dans tous les Arts, me réjouissent extrêmement.

114

l’Abbé

Entrons dans la première pièce du grand appartement , et avant que de l’examiner, avançons un peu pour voir l’enfilade.

le Président

Ceci est grand, et surpasse ce que je m’en étais imaginé. Quelle profusion de marbres, que ces planchers, ces lambris et ces revêtements de croisées sont magnifiques.

l’Abbé

Il faut remarquer que les marbres de toutes les pièces de cet appartement sont différents les uns des autres, et vont toujours en augmentant de prix et de beauté . Ceux de la pièce où nous sommes et des deux qui suivent, sont marbres tirés du Bourbonnais et du Brabant  ; ensuite sont les marbres du Languedoc et des Pyrénées, puis ceux d’Italie, et enfin ceux d’Égypte qui 115 devraient moins être appelés des marbres que des agates. Vous regardez cette figure avec grande attention, il est vrai qu’elle est antique et fort belle, c’est Cincinnatus qu’on va prendre à la charrue, pour commander l’armée Romaine . Je consens que vous l’admiriez, mais je vous demande en grâce que le plaisir de la voir ne vous dégoûte pas entièrement du Moderne, et que vous daigniez jeter les yeux sur les peintures de ce plafond.

le Président

Ces peintures sont jolies. Cette Vénus au milieu des trois Grâces n’est pas mal dessinée . Les Héros et les Héroïnes de ces quatre coins, qui liés de chaînes de fleurs, regardent la Déesse avec respect et en posture suppliante, font assez bien leur effet, et il y a quelque entente dans la composition de ce plafond .

116

l’Abbé

Encore est-ce beaucoup que vous ne le trouviez pas détestable. L’appartement où nous sommes et celui qu’occupe Madame la Dauphine, étaient originairement de sept pièces chacun, mais l’admirable galerie que nous allons voir en a emporté quelques-unes. Le nombre de sept donna la pensée de consacrer chacune de ces pièces à une des sept Planètes. La Salle des Gardes est destinée à Mars , l’ Antichambre à Mercure , la Chambre au Soleil , le Cabinet à Saturne , et ainsi des autres. Le Dieu de la Planète est représenté au milieu du plafond dans un char tiré par les animaux qui lui conviennent, et est environné des attributs, des influences et des génies qui lui sont propres. Dans les tableaux des quatre faces des côtés sont représentées les actions des plus grands hommes de l’Antiquité qui ont du rapport à la 117 Planète qu’ils accompagnent, et qui sont aussi tellement semblables à celles de sa Majesté, que l’on y voit en quelque sorte toute l’histoire de son règne, sans que sa Personne y soit représentée.

le Président

Je vois ce que vous dites. Voilà Auguste qui reçoit cette célèbre Ambassade des Indiens, où on lui présenta des animaux qu’on n’avait point encore vus à Rome . Je vois là-dessous les célèbres Ambassades que le Roi a reçues des régions les plus éloignées. Ptolémée que voilà au milieu des Savant, et Alexandre qui ordonne ici à Aristote d’écrire l’histoire naturelle , font penser aux grâces que sa Majesté répand sur les gens de lettres, et à tout ce qu’Elle a fait pour l’avancement des Sciences .

l’Abbé

Vous avez pu voir dans la Salle 118 des Gardes, où nous venons de passer, des Héros qui défont leurs ennemis, d’autres qui prennent des Villes, et d’autres qui reviennent triomphants. Il est encore plus aisé d’en faire l’explication.

le Chevalier

Voici des vases d’orfèvrerie qui méritent assurément d’être regardés, et qui le méritent encore plus par la beauté de l’ouvrage que par la richesse de la matière.

le Président

Cœlatum divini opus Alcimedontis [ p ] .

le Chevalier

Point du tout, ces vases sont d’un maître Orfèvre à Paris, et à Dieu ne plaise qu’on aille comparer les ouvrages du sieur Ballin avec ceux du divin Alcimédon .

119

le Président

Je n’ai pas cru leur faire tort. Mais voilà un beau Paul Véronèse, ce sont Les Pèlerins d’Emmaüs .

l’Abbé

Ce tableau est très beau et d’une grande réputation ; mais je vous prie de ne regarder pas moins celui qui lui est opposé en symétrie ; c’est La Famille de Darius de Monsieur Le Brun , car nous aurons à parler de ces deux Tableaux.

le Président

Je les connais tous deux, nous n’avons qu’à poursuivre. Voilà le Saint Michel et La Sainte Famille , qu’en dites-vous ?

l’Abbé

Ce sont deux pièces incomparables, et toute l’Italie n’a presque rien qu’elle leur puisse opposer.

120

le Président

Voici un beau Salon et un beau point de vue ! D’un côté le superbe appartement que nous venons de traverser, de l’autre une galerie qui me semble enchantée, et des deux autres côtés une vue admirable, qui donne sur les plus beaux jardins du monde.

l’Abbé

Ce Salon-ci est le Salon de la Guerre , celui que nous trouverons à l’autre bout de la galerie est le Salon de la Paix . Considérez bien, je vous prie, le mouvement, le trouble et l’agitation qui se trouvent dans toutes les figures de ce Tableau, afin que vous ayez plus de plaisir à contempler le repos, la douceur, et la tranquillité des personnages de celui de la Paix. Entrons dans la Galerie et appliquons-nous à y découvrir les principales actions de Louis Le Grand à demi cachées 121 sous le voile agréable d’une ingénieuse allégorie .

le Chevalier

Il y a près d’une heure entière que nous sommes à regarder les différentes beautés de cette galerie , et je suis sûr qu’il nous en est échappé plus de la moitié, ces beautés sont inépuisables et on ne peut les voir toutes dès la première fois. Passons dans le grand appartement de Madame la Dauphine .

l’Abbé

Cet appartement est composé des mêmes pièces que celui du Roi, toute la différence qu’on y peut remarquer, c’est que dans l’un on a représenté les hauts faits des Héros, et dans l’autre, les belles actions des Héroïnes.

le Président

Je vois que ces Héroïnes sont aussi rangées sous les Planètes qui prési122 dent aux qualités et aux actions qui les ont rendues célèbres dans le monde. Nous en venons de voir de sages, de magnifiques et de savantes ; en voici qui se sont fait admirer par la valeur. Ce dessein ne me déplaît pas.

l’Abbé

Tournons à droite.

le Président

Quelle prodigieuse suite d’appartements !

l’Abbé

Je doute qu’on en ait jamais vu de pareille. C’est une des ailes du grand corps de logis que nous venons de voir, on achève de bâtir l’autre qui lui fait symétrie.

le Chevalier

Nous pourrions retourner sur nos pas avec plaisir dans toutes les pièces de ces appartements, mais il vaut 123 mieux, pour voir toujours choses nouvelles, passer par le grand corridor pavé de marbre qui leur sert de dégagement.

l’Abbé

Ce corridor nous mènera au petit appartement du Roi . C’est là que vous aurez contentement, vous qui aimez les beaux Tableaux, vous n’en avez peut-être jamais tant vu, ni de si beaux dans tous vos voyages.

le Président

Vous me tenez parole, voici assurément un grand nombre d’originaux excellents, et qui méritent tous d’être regardés avec grande attention.

l’Abbé

Si vous voulez bien jeter les yeux sur le plafond de cette galerie peut-être en serez-vous content.

124

le Président

Cette Peinture est gracieuse et se défend contre la foule de ces Tableaux admirables, qui semblent avoir entrepris de l’effacer.

l’Abbé

Descendons dans les appartements bas.

le Président

Voici encore une étrange profusion de marbres, il ne se peut rien de mieux entendu pour un appartement destiné à des bains. Cette cuve de jaspe a pour le moins douze pieds de diamètre, et vingt personnes s’y pourraient baigner à la fois.

l’Abbé

Sortons, je vous prie, un moment sur le parterre pour vous faire voir la face des bâtiments de ce côté-là.

125

le Président

Voilà une grande étendue de bâtiments !

l’Abbé

Elle est de deux cents toises et davantage.

le Président

La Sculpture qui orne ces bâtiments me plaît aussi beaucoup.

l’Abbé

Vous remarquez bien, sans doute, qu’on a eu soin que toutes les figures, tous les bas-reliefs, et tous les autres ornements, eussent rapport au Soleil qui fait le corps de la devise de sa Majesté ; jusque-là que comme le cours du Soleil qui fait l’année, est une image de la vie de l’homme, on a observé que les masques qui font dans les clefs des arcades, en représentassent tous les âges. Le premier masque est d’un enfant de cinq ans ou environ, 126 le second d’une fille de dix ans ; le troisième d’un garçon de quinze, et ainsi des autres en avançant toujours de cinq ans en cinq ans, homme et femme alternativement jusqu’au dernier, qui est un vieillard de cent ans accomplis.

le Chevalier

Je remarque fort bien tout cela mais je remarque encore mieux que le Soleil est fort ardent, et que nous ferions bien de rentrer dans ce beau cabinet des bains , pour y attendre commodément l’heure de la promenade.

l’Abbé

Entrons, nous ne saurions trouver un réduit plus agréable. Eh bien que vous semble de tout ceci ?

le Président

J’avoue, que les beaux morceaux d’Architecture, que nous venons de voir, font beaucoup d’honneur 127 à notre siècle mais je soutiens qu’ils en font encore davantage aux siècles anciens ; parce que s’ils ont quelque chose de recommandable, ce n’est que pour avoir été bien copiés sur les bâtiments qui nous restent de l’Antiquité, et que quelque beaux qu’ils soient, ils le sont encore moins que ces mêmes bâtiments qui leur ont servi de modèle.

l’Abbé

C’est de quoi je ne demeure nullement d’accord, je soutiens que le véritable mérite de nos ouvrages d’Architecture ne leur vient point d’être bien imités sur l’Antique, et je soutiens encore que bien loin d’être inférieurs aux bâtiments anciens, ils ont sur eux toutes sortes d’avantages.

le Président

Cela se peut-il dire, sans une effroyable ingratitude envers les Inventeurs de l’Architecture, si un 128 bâtiment n’avait ni colonnes, ni pilastres, ni architraves, ni frises, ni corniches, et qu’il fût tout uni, pourrait-on dire que ce fût un beau morceau d’Architecture  ?

l’Abbé

Non assurément.

le Président

C’est donc à ceux qui ont inventé ces ornements, qu’on est redevable de la beauté des édifices.

l’Abbé

Cela ne conclut pas. Si dans un discours il n’y avait ni métaphores, ni apostrophes, ni hyperboles, ni aucune autre figure de Rhétorique, ce discours ne pourrait pas être regardé comme un ouvrage d’Éloquence, s’ensuit-il que ceux qui ont donné des règles pour faire ces figures de Rhétorique, soient préférables aux grands Orateurs, qui s’en font servis dans leurs Ouvrages ? Car 129 de même que les figures de Rhétorique se présentent à tout le monde, et que c’est un avantage égal à tous ceux qui veulent parler ; il en est de même des cinq Ordres d’Architecture qui sont également dans les mains de tous les Architectes. Et comme le mérite des Orateurs n’est pas de se servir de figures, mais de s’en bien servir : La louange d’un Architecte n’est pas aussi d’employer des colonnes, des pilastres et des corniches, mais de les placer avec jugement, et d’en composer de beaux Édifices.

le Président

Il n’en est pas des ornements de l’Architecture comme des ornements du discours. Il est naturel à l’homme de faire des figures de Rhétorique, les Iroquois en font, plus abondamment que les meilleurs Orateurs de l’Europe . Mais ces mêmes Iroquois n’emploient pas des colonnes, des architraves 130 et des corniches dans leurs bâtiments.

l’Abbé

Il est vrai qu’ils n’emploient pas des colonnes et des corniches d’ordre Ionique ou Corinthien, dans leurs habitations, mais ils y emploient des troncs d’arbres qui sont les premières colonnes dont les hommes se sont servis, et ils donnent à leurs toits une saillie au-delà du mur qui forme une espèce de corniche semblable à celle qui dans les premiers temps a servi de modèle à toutes les autres qu’on a depuis enjolivées.

le Président

Ce que vous dites est vrai, tous les membres d’Architecture ont été formés sur la ressemblance des pièces de Charpenterie, dont les premières maisons ont été construites. Les colonnes ont été faites sur les troncs d’arbres qui soutenaient les 131 toits, leur piédestal sur le billot qu’on mettait dessous, et leur chapiteau sur les feuillages dont ils ornaient le haut de ces troncs d’arbres. L’Architrave représente cette première poutre, qui posait sur les colonnes rustiques dont je viens de parler. La Frise représente l’épaisseur des poutres, comme on le voit distinctement dans l’ordre Dorique, où les triglyphes marquent l’extrémité des poutres, et les métopes la distance qu’il y a d’une poutre à l’autre. La Corniche représente l’épaisseur du plancher, la saillie du toit et toutes les pièces qui la composent ; car il est aisé de voir que les modillons ne sont autre chose que les bouts des chevrons de la couverture. Mais il y a la forme agréable et les justes proportions qui ont été données à tous ces ornements d’Architecture, dont on ne peut trop admirer la beauté, et pour lesquelles on ne peut aussi trop louer les grands hommes qui les ont inventées.

132

l’Abbé

Ce n’a été qu’avec bien du temps et peu à peu, que ces Ornements ont pris la forme que nous leur voyons. Ainsi on ne peut pas dire que certains hommes en particulier en soient véritablement les premiers inventeurs. D’ailleurs si la forme de ces ornements nous semble belle, ce n’est que parce qu’il y a longtemps qu’elle est reçue, et il est certain qu’elle pourrait être toute différente de ce qu’elle est, et ne nous plaire pas moins, si nos yeux y étaient également accoutumés.

le Président

Si la figure de ces ornements était purement arbitraire, ce que vous dites pourrait être écouté, mais toutes les proportions des bâtiments ayant été prises, comme le dit Vitruve, sur la proportion du corps humain, on ne peut pas dire que si elles étaient autres qu’elles ne 133 sont, elles plairaient également.

l’Abbé

Il est vrai que Vitruve dit quelque part, que comme la Nature a eu un grand soin de garder de justes proportions pour la formation du corps de l’homme, il faut de même que l’Architecte s’étudie beaucoup à bien proportionner toutes les parties de son bâtiment, mais il ne dit point là qu’il en doive régler les proportions sur celles du corps de l’homme [ q ] . C’est presque sur cette seule proportion mal entendue que sont fondés tous les mystères des proportions des membres d’Architecture. Quoi qu’il en soit, je ne vois que la colonne qui puisse avoir quelque rapport au corps humain ; mais encore quel rapport ? La plus courte des colonnes, qui est la Toscane, a sept fois sa grosseur et davantage, et l’homme le plus grand et le plus menu qu’il y ait, ne l’a pas quatre fois.

134

le Président

Cela est vrai, mais comme le diamètre ou la grosseur de la colonne se prend au pied de la colonne, la grosseur ou le diamètre de l’homme se prend aussi en Architecture sur la mesure de son pied.

l’Abbé

Cela n’a aucune raison, car bien loin que la longueur du pied d’un homme soit la mesure de sa grosseur, elle n’en est au plus que la moitié.

le Président

Cependant, les colonnes Doriques ont été proportionnées sur la taille de l’homme, les Ioniques sur la taille des femmes, et les Corinthiennes sur celle des jeunes filles. De là vient même que les Temples des Dieux étaient ordinairement d’Ordre Dorique, ceux des Déesses comme Junon et Vesta, d’ordre 135 Ionique, et ceux des Déesses vierges, comme Minerve et Diane, d’ordre Corinthien.

l’Abbé

Cela est très bien pensé, et a été dit en beau Grec et en beau Latin, mais ce ne sont que des réflexions de gens qui ont raisonné sur les ornements de l’Architecture après qu’ils ont été faits, mais ce n’est point ce qui en a déterminé les mesures. Ce n’a été d’abord que le simple sens commun qui en faisant des colonnes a rejeté celles qui étaient excessivement longues ou excessivement courtes ; les unes parce qu’elles n’avaient pas une force suffisante pour le fardeau qu’on leur destinait, les autres parce qu’elles avaient une abondance de matière et un excès de force inutiles, et qu’elles occupaient trop de place. Mais comme entre ces deux extrémités, il y a un grand nombre de proportions dont le bon sens s’accommode éga136 lement, et dont pas une ne blesse les yeux, ce n’a été autre chose que le choix fortuit des premiers bâtisseurs qui a achevé de les déterminer ; l’accoutumance de les voir en de beaux Édifices, leur a donné ensuite cette grande beauté qu’on admire.

le Président

Nullement. Ce qui leur donne cette beauté parfaite, dont les yeux un peu instruits dans l’Architecture sont charmés, c’est d’avoir attrapé un certain point que la Nature leur prescrit, de même que nous voyons dans la Musique qu’une octave ou une quinte frappe agréablement l’oreille, quand l’un ou l’autre de ces accords a rencontré la juste distance des tons qui le composent.

l’Abbé

La comparaison des ornements de l’Architecture, avec les accords de la Musique n’est nullement receva137 ble, c’est indépendamment de la convention des hommes et de l’accoutumance de l’oreille, qu’une octave ou une quinte doivent être précisément composées d’une certaine distance de tons, en sorte que pour peu que cette distance soit trop grande ou trop petite, l’oreille en est choquée en quelque pays du monde que ce soit, et dans quelque ignorance qu’on puisse être de la Musique . Il n’en est pas ainsi des ornements d’Architecture, qui peuvent être un peu plus grands ou un peu plus petits, les uns à l’égard des autres, et plaire également, comme on le peut voir dans les ouvrages merveilleux des grands Architectes de l’Antiquité qui plaisent tous, quoique leurs proportions soient très différentes les unes des autres. On peut encore remarquer qu’en quelque mode qu’une pièce de Musique soit composée, Lydien, Phrygien ou Dorien, l’octave, la quinte et les autres accords sont toujours 138 de la même étendue. Il n’en est pas ainsi des colonnes, ni de tous les autres ornements de l’Architecture, qui changent de proportion selon l’ordre où ils sont employés, car ils sont plus délicats et plus sveltes dans l’ordre Ionique que dans le Dorique, et plus encore dans le Corinthien que dans l’Ionique. Cette diversité de proportions assignée à chaque ordre marque bien qu’elles sont arbitraires, et que leur beauté n’est fondée que sur la convention des hommes et sur l’accoutumance . Pour mieux expliquer ma pensée je dis qu’il y a de deux sortes de beautés dans les Édifices ; des beautés naturelles et positives qui plaisent toujours, et indépendamment de l'usage et de la mode ; de cette sorte sont d’être fort élevés et d’une vaste étendue, d’être bâtis de grandes pierres bien lisses et bien unies, dont les joints soient presque imperceptibles, que ce qui doit être perpendiculaire le soit parfaitement, 139 que ce qui doit être horizontal le soit de même, que le fort porte le faible, que les figures carrées soient bien carrées, les rondes bien rondes, et que le tout soit taillé proprement, avec des arêtes bien vives et bien nettes . Ces sortes de beautés sont de tous les goûts, de tous les pays et de tous les temps. Il y a d’autres beautés qui ne sont qu’arbitraires, qui plaisent parce que les yeux s’y sont accoutumés, et qui n’ont d’autre avantage que d’avoir été préférées à d’autres qui les valaient bien, et qui auraient plu également, si on les eût choisies. De cette espèce sont les figures et les proportions qu’on a données aux colonnes, aux architraves, frises, corniches et autres membres de l’Architecture. Les premières de ces beautés sont aimables par elles-mêmes, les secondes ne le sont que par le choix qu’on en a fait, et pour avoir été jointes à ces premières, dont elles ont reçu, comme par une 140 heureuse contagion un tel don de plaire, que non seulement elles plaisent en leur compagnie, mais lors même qu’elles en sont séparées.

le Chevalier

Il en est donc de ces ornements d’Architecture, comme de nos habits, dont toutes les formes et les figures sont presque également belles en elles-mêmes ; mais qui ont un agrément extraordinaire, lorsqu’elles sont à la mode, c’est-à-dire, lorsque les personnes de la Cour viennent à s’en servir ; car alors la bonne mine, l’agrément et la beauté de ces personnes semblent passer dans leurs habits et de leurs habits dans tous ceux qui en portent de semblables.

l’Abbé

Justement, rien ne peut mieux expliquer ma pensée.

141

le Président

Si cela était ainsi, comme les modes des habits changent de temps en temps, les ornements d’Architecture devraient changer de même ; cependant depuis qu’ils ont été inventés par les Grecs, on ne voit pas qu’ils aient changé de forme. Ils sont toujours en possession de plaire, et bien loin que le temps ait diminué quelque chose de leur beauté et de leur agrément, comme il arrive dans tout ce qui n’est beau que par la mode, on peut dire qu’il en a redoublé la grâce et la beauté.

l’Abbé

Cette différence vient de ce que les habits ne durent pas autant que les Édifices, et particulièrement ceux où l’Architecture emploie ses ornements les plus considérables. Si les chapeaux, par exemple, duraient sept ou huit cents ans, ils ne changeraient pas plus souvent de figure 142 que les chapiteaux des colonnes. Ce qui fait que nous les voyons tantôt plats et tantôt pointus, c’est qu’on en change trois ou quatre fois par an, et que pour faire voir qu’on ne porte pas toujours le même, on lui donne une forme nouvelle ; car de là vient la subite révolution des modes ; mais les bâtiments tiennent ferme, et lorsqu’on en construit de nouveaux, on les rend les plus semblables que l’on peut à ceux qu’on trouve faits et qui plaisent, afin qu’ils aient le même don de plaire, et voilà ce qui perpétue la mode des ornements dont ils sont parés. Avec tout cela cette mode ne laisse pas de changer avec le temps. Le chapiteau Corinthien n’était dans son origine que d’un module, c’est-à-dire, qu’il n’était guère plus haut que large. On y a ajouté insensiblement jusqu’à un sixième module, et cette forme plus égayée a tellement contenté les yeux, suivant le privilège ordi143 naire des modes, qu’on ne peut plus souffrir la forme plate et écrasée du vieux chapiteau Corinthien . Il en est arrivé de même au chapiteau Ionique qui a plu très longtemps avec ses deux rouleaux en forme de balustres, mais qui n’oserait plus paraître avec cette coiffure antique, et qui est obligé d’avoir présentement ses quatre côtés semblables en quelque composition d’Architecture, qu’il ait à se trouver . Je pourrais vous faire voir que presque tous les autres ornements des Édifices ont eu le même sort, ce qui montre bien que leur beauté principale n’est fondée que sur l'usage et sur l’accoutumance.

le Président

Il est pourtant si vrai qu’il y a une certaine proportion déterminée dans tous ces ornements qui en fait la souveraine beauté, que les Architectes ne s’occupent nuit et jour qu’à la recherche de ces justes et 144 précises proportions ; et que quand ils sont assez heureux pour les rencontrer, leurs ouvrages donnent aux vrais connaisseurs un plaisir et une satisfaction inconcevables.

l’Abbé

On prétend qu’entre les colonnes qui sont au Palais des Tuileries, il y en a une qui a cette proportion tant désirée, et qu’on va voir par admiration, comme la seule où l’Architecte a rencontré le point imperceptible de la perfection . On dit de même qu’il n’y a pas longtemps qu’un vieil Architecte s’y faisait conduire tous les jours, et passait là deux heures entières assis dans une chaise à contempler ce chef-d’œuvre.

le Chevalier

Je ne m’en étonne pas, il se reposait d’autant, et dans un lieu très agréable. Il s’acquerrait d’ailleurs une grande réputation à peu de frais, car moins on voyait ce qui pouvait 145 le charmer dans cette colonne, et plus on supposait en lui une profonde connaissance des mystères de l’Architecture.

l’Abbé

Si ces sortes de proportions dans l’Architecture avaient des beautés naturelles, on les connaîtrait naturellement, et il ne faudrait point d’étude pour en juger. D’ailleurs, elles ne seraient pas différentes jusqu’à l’infini, comme elles le sont dans les plus beaux Ouvrages qui nous restent de l’Antiquité et dans les Livres des plus excellents Architectes.

le Président

Il est vrai que les proportions sont différentes et dans les Bâtiments anciens et dans les Livres d’Architecture, mais c’est en cela que paraît la grande suffisance des Architectes. Ce n’a pas été à l’aventure qu’ils les ont variées, mais par des raisons et 146 des règles d’optique qui les ont obligés d’en user ainsi. Quand un Bâtiment se construisait au devant d’une grande place, et qu’il pouvait par conséquent être vu de fort loin, ils donnaient beaucoup de saillie à leurs Corniches, parce que l’éloignement les rapetissait à la vue, et lorsqu’un Édifice ne pouvait être regardé que de près, ils donnaient peu de saillie à ces mêmes Corniches, parce qu’étant vues en dessous, elles ne paraissaient que trop saillantes pour peu qu’elles le fussent. Ainsi bien loin que les Architectes lorsqu’ils en ont usé de la sorte, se soient départis des véritables proportions, ils n’ont au contraire fait autre chose que de s’y conformer, en réparant par leur industrie ce qui se perdait par la différente situation des lieux, en quoi on ne peut trop admirer, et le soin qu’ils ont eu de conserver à l’œil les véritables proportions, et l’adresse singulière dont ils se sont servis pour y parvenir.

147

l’Abbé

Que direz-vous si je vous prouve démonstrativement que les Anciens Architectes n’ont jamais eu la moindre de ces belles pensées que vous leur attribuez. Ils devraient suivant ces principes avoir donné plus de diminution aux petites colonnes qu’aux grandes, parce que ces dernières se diminuent davantage à l’œil par leur hauteur, cependant les colonnes du Temple de Faustine , celles des Thermes de Dioclétien , celles du Temple de la Concorde qui ont trente et quarante pieds de hauteur, sont plus diminuées à proportion que celles des Arcs de Titus, de Septimius et de Constantin , qui n’ont que quinze ou vingt pieds tout au plus. Suivant ces mêmes règles d’optique, les soffites , ou pour parler plus intelligiblement, les dessous des Corniches devraient être relevés lorsque l’Édifice se peut voir de loin, et ne l’ê148 tre pas lorsqu’il ne se peut voir que de fort près ; néanmoins au Portique du Panthéon dont l’aspect peut être assez éloigné, le dessous des Corniches n’est point relevé, et il l’est dans le dedans du Temple, où l’aspect est nécessairement fort proche. Les Anciens étaient trop sages et trop habiles pour donner là-dedans ; car si la saillie excessive d’une Corniche fait un bon effet quand le Bâtiment est vu de loin, elle doit faire un effet désagréable quand il est vu de près. Quel avantage y a-t-il à faire qu’un Édifice paraisse beau quand on en est éloigné, s’il paraît laid quand on en approche ? Il ne faut jamais se mêler d’aider l’œil en pareilles rencontres, il est si juste et si fin dans ses jugements, il sait si précisément par une longue habitude ce qu’il doit ajouter ou déduire à la grandeur d’un objet suivant le lieu et la distance dont il le voit, que c’est lui nuire au lieu de lui aider que de changer 149 la moindre chose aux proportions, soit dans les Ouvrages d’Architecture, soit dans ceux de Sculpture.

le Chevalier

Je ne comprends pas ce que vous dites. Quoi, vous voudriez par exemple que le Cheval qu’on a mis sur le haut de l’ Arc de Triomphe , ne fût pas plus grand qu’un Cheval naturel et à l’ordinaire.

l’Abbé

Je n’ai garde de dire rien de semblable, ce serait manquer contre les règles de la proportion, de ne pas mettre un fort grand Cheval sur un aussi grand piédestal que l’est l’ Arc de Triomphe , quand je dis qu’il ne faut pas changer les proportions, je n’entends pas parler de la proportion qu’un tout doit avoir avec un autre tout, un Cheval avec son piédestal, une figure avec sa niche, une colonne avec les membres d’architecture dont elle 150 est couronnée, mais de la proportion des parties d’un tout entre elles-mêmes, d’un bras avec un bras, ou d’une jambe avec une jambe dans la même figure. Je dis, par exemple, qu’il ne faut pas faire un des bras plus long que l’autre, parce que ce bras est tellement disposé que l’on le voit en raccourci, ou pour quelqu’autre raison que ce puisse être. Il y a des Curieux si entêtés de ces beaux secrets d’optique, et si aises de les débiter, que je leur ai ouï soutenir qu’une des jambes de la Vénus , celle qui est un peu pliée était plus longue que celle qui est droite et sur laquelle la figure se soutient, parce, disent-ils, qu’elle fuit à l’œil, et que le Sculpteur judicieux lui a rendu ce qu’elle perd pour être vue de cette sorte. Je les ai mesurées toutes deux fort exactement, et les ai trouvées telles qu’elles m’ont toujours paru, je veux dire parfaitement égales et en longueur et en grosseur. Je 151 vois encore tous les jours d’autres Curieux qui assurent que les bas-reliefs du haut de la colonne Trajane sont plus grands que ceux du bas de la même colonne, parce que cela devrait être ainsi, suivant les beaux préceptes qu’ils débitent ; cependant on peut voir au Palais-Royal où sont tous ces bas-reliefs, qu’il n’y a aucune différence des uns aux autres pour la hauteur. L’œil n’a pas besoin d’être secouru en pareilles rencontres ; de quelque loin qu’on voie un homme on juge de sa taille. Un Charpentier qui voit d’en bas une poutre au faîte d’un bâtiment, dit sans se tromper combien elle a de pouces en carré, et un enfant même ne se trompe point à la grosseur d’une pomme ou d’une poire qu’il voit au haut d’un arbre.

le Chevalier

Je comprends présentement ce que vous dites, je trouve comme vous 152 que le secours qu’on veut donner à l’œil quand il n’en a que faire, est ce qui le fait tomber en erreur au lieu de l’en tirer.

l’Abbé

Je pourrais confirmer cette vérité par une infinité d’autres exemples, mais j’aime mieux vous renvoyer à la Préface et au dernier Chapitre de l’ Ordonnance des cinq espèces de colonnes [ r ] , qui traite amplement de l’abus du Changement des proportions, et qui répond parfaitement à l’Histoire des deux Minerves qu’on allègue ordinairement sur ce sujet, et que je vois que vous vous préparez de me dire.

le Chevalier

Quelle est l’Histoire des deux Minerves ?

le Président

Je vais vous la conter. Il y avait 153 à Athènes un Sculpteur nommé Alcamène si estimé pour ses Ouvrages, que Phidias qui vivait dans le même temps, pensa en mourir de jalousie : Mais ce Sculpteur tout habile qu’il était, ne savait ni Géométrie ni Perspective, sciences que Phidias possédait très parfaitement. Il arriva que les Athéniens eurent besoin de deux figures de Minerve qu’ils voulaient poser sur deux colonnes extrêmement hautes ; ils en chargèrent Phidias et Alcamène comme les deux plus habiles Sculpteurs de leur siècle. Alcamène fit une Minerve délicate et svelte, avec un visage doux et agréable, tel qu’une belle femme le doit avoir, et n’oublia rien pour bien terminer et bien polir son Ouvrage. Phidias qui savait que les objets élevés rapetissent beaucoup à la vue, fit une grande bouche et fort ouverte à sa figure et un nez fort gros et fort large, donnant à toutes les autres parties des propor154 tions convenables par rapport à la hauteur de la colonne. Quand les deux figures furent apportées dans la place, Alcamène eut mille louanges et Phidias pensa être lapidé par les Athéniens pour avoir fait leur Déesse si laide et si épouvantable mais quand les figures furent élevées toutes deux sur leurs colonnes on ne connut plus rien à la figure d’Alcamène, et celle de Phidias parut d’une beauté incomparable, ainsi le Peuple changea bien de langage, il ne pouvait trop louer Phidias, qui acquit dès ce jour-là une réputation immortelle, et il n’y eut point de railleries qu’on ne fit d’Alcamène, qui fut regardé comme un homme qui se mêlait d’un métier qu’il ne savait pas.

l’Abbé

Il peut y avoir quelque chose de vrai dans cette histoire, mais il est impossible que toutes les circonstances en soient véritables. Tzetzès [ s ] 155 qui la rapporte en la manière que vous venez de la conter, montre bien qu’il était un ignorant en perspective avec ce nez large qu’il fait donner à Minerve car un nez peut bien paraître plus court étant vu de bas en haut et dans un lieu fort élevé, mais non pas en paraître moins large.

le Président

Pourquoi ne voulez-vous pas qu’il diminue aussi bien en largeur qu’en longueur ?

l’Abbé

Je ne le veux pas, par des raisons qui seraient trop longues à dire, et dont ceux qui comme vous savent la perspective, n’ont pas besoin. Je crois donc bien que Phidias qui était fort habile ne se donna pas la peine d’achever et de polir sa figure, parce que la grande distance n’adoucit que trop les objets, mais il n’en changea point les proportions, il 156 ne fit point la bouche de sa Minerve plus grande ni plus ouverte que si elle eût dû être vue de dix pas, et il ne lui fit point le nez plus large qu’une belle Déesse le doit avoir, car malgré l’éloignement et la bouche et le nez auraient paru avoir la proportion qu’il leur aurait donnée. Ceux qui ont écrit cette histoire ont cru faire merveilles d’exagérer la laideur de la Minerve vue de près, et la beauté de cette Minerve vue de loin, pour faire valoir la grande habilité de Phidias.

le Chevalier

J’ai ouï conter de semblables histoires à des gens fort habiles en Architecture et en Sculpture, mais je m’en suis toujours défié, j’ai toujours cru qu’ils ne rapportaient toutes ces merveilles que pour montrer qu’ils avaient lu les bons Livres, et pour faire honneur à leur Art, en étalant les profonds my157 stères dont ils prétendent qu’il est capable, mais je n’ai jamais pensé qu’ils voulussent imiter ces exemples.

l’Abbé

Cela est ainsi n’en doutez point, Girardon a fait la Minerve qui est sur le fronton du Château de Sceaux , Je l’ai vue dans son atelier, et je l’ai vue en place, elle ne m’a point paru avoir la bouche plus ouverte ni le nez plus large dans l’atelier que sur le fronton. Comme cette figure est assise, il devait suivant les principes qu’on attribue faussement aux Anciens, allonger le corps de sa figure de la ceinture en haut, parce que les genoux en cachent une partie plus ou moins selon qu’on s’approche ou qu’on se recule ; mais il s’est bien donné de garde de rien changer aux proportions. Il a pris un expédient très ingénieux et très sage. Au lieu de faire sa Minerve assise à l’ordinaire, il l’a te158 nue assise fort haute et à demi-debout, de sorte que de quelque endroit qu’on la regarde on la voit toujours presque toute entière. Un Sculpteur peut faire sa figure assise en la manière qu’il lui plaît mais non pas la rendre monstrueuse et difforme par des règles d’optique mal entendues. Quoi qu’il en soit, je suis persuadé que les Anciens n’ont jamais pensé à la moitié des finesses qu’on leur attribue, et que le hasard a fait plus des trois quarts des beautés qu’on s’imagine voir dans leurs Ouvrages, ce n’a été pour l’ordinaire que la fantaisie ou la négligence de l’Architecte qui ont causé du changement dans les proportions. Cependant ceux qui sont venus longtemps depuis, ont trouvé du mystère à ces changements, ils en ont marqué soigneusement toutes les différences, et les ont fait apprendre par cœur à leurs disciples. Il ne faut donc point que l’invention des ornements d’Architectu159 re tourne à si grand honneur aux Anciens, puisque ces ornements se sont comme introduits d’eux-mêmes et insensiblement ; que s’ils sont beaux, d’autres l’auraient été également, s’ils avaient eu le bonheur d’être choisis et employés dans des Ouvrages magnifiques, et si le Temps les avait consacrés. Il ne faut pas non plus tenir beaucoup de compte à un Architecte de ce qu’il observe bien les proportions que les Anciens nous ont laissées, puisqu’il n’y a point de proportions si bizarres, qu’on n’en trouve des exemples dans d’excellents Auteurs : D’ailleurs, les cinq ordres d’Architecture bien mesurés et bien dessinés sont dans les mains de tout le monde, et il est moins difficile de les prendre dans les Livres où ils sont gravés, que les mots d’une langue dans un Dictionnaire. Mais le véritable mérite d’un Architecte est de savoir faire en observant les ordres d’Architecture, des bâtiments qui soient tout ensemble, solides, 160 commodes et magnifiques . C’est de savoir donner à la magnificence ce qu’elle demande, sans que la solidité d’une part et la commodité de l’autre en souffrent le moins du monde ; car ces trois choses se combattent presque toujours. C’est de savoir rendre les dehors aussi réguliers et aussi agréables que si l’on n’avait eu aucun égard à la distribution et à la commodité des dedans, et que les dedans soient aussi commodes et aussi bien distribués que si l’on n’avait pas songé à la régularité des faces extérieures.

le Chevalier

C’est donc comme dans la Poésie où les rimes et la mesure des Vers doivent être gardées, comme si le sens et la raison ne contraignaient en rien, et où il faut que les choses qu’on dit soient aussi sensées et aussi naturelles que s’il n’y avait ni rime ni mesure à observer.

161

l’Abbé

C’est la même chose ; mais parce qu’il ne nous reste aucun bâtiment antique qui ait servi d’habitation à quelque Prince, ou du moins qui soit assez entier pour juger de l’habileté des Architectes dans la distribution des appartements, nous ne pouvons pas en faire la comparaison avec nos bâtiments modernes. Cependant à voir le raffinement où on a porté cette partie de l’Architecture depuis le commencement de ce siècle, et particulièrement depuis vingt ou trente ans, on peut juger combien nous l’emportons de ce côté-là sur les Anciens. Il y en a qui prétendent qu’Auguste même n’avait pas de vitres aux fenêtres de son Palais.

le Président

Voilà une belle chose à remarquer ; c’est comme qui dirait qu’Auguste n’avait pas de chemise. Ce sont de petites commodités dont ils manquaient à la vérité, mais qui ne font 162 rien ni à la magnificence ni à la beauté d’un siècle.

le Chevalier

C’étaient là de plaisants Héros
De n’avoir pas, même au mois de Décembre,
De vitres dans leur chambre
Ni de chemise sur leur dos.

le Président

Vous vous réjouissez, mais cela ne fait rien à notre question.

l’Abbé

Le manque de ces petites commodités donne à juger qu’il leur en manquait beaucoup d’autres ; mais revenons à la partie principale de l’Architecture qui est la décoration des faces extérieures, je prétends que nous l’emportons sur eux de ce côté-là. Il ne faut qu’examiner le Panthéon , le plus magnifique et le plus régulier des anciens bâtiments, et regardé comme tel par tous les Architectes, il n’y a peut-163 être pas dans le portique de ce Temple deux colonnes d’une même grosseur.

le Président

Il est vrai que celles des encoignures sont plus grosses que les autres, mais cela est conforme aux bonnes règles de l’Architecture .

l’Abbé

Celle qui est à droite en entrant, est comme vous le dites plus grosse que les autres mais celle qui est à gauche et qui lui fait symétrie non seulement ne lui est point pareille, mais est plus petite que celle qui est ensuite du même côté.

le Président

Ignorez-vous que ces deux colonnes ont été changées de place ?

l’Abbé

Je l’ai lu dans la nouvelle description qu’on nous a donnée des an164 ciens bâtiments de Rome [ t ] , mais je ne l’ai jamais compris. On y lit que ces deux colonnes ayant été transportées dans un autre endroit, le Pape Urbain VIII ordonna qu’on les remît, et leur fit faire à chacune un chapiteau neuf ; que l’Architecte les changea de place, ou par inadvertance ou par ignorance, et mit la moins grosse dans l’encoignure, et la plus grosse ensuite, tout à rebours de ce qu’il fallait faire. Il est vrai que le Pape Urbain a donné des Chapiteaux neufs à ces deux colonnes en la place de ceux que le temps avait ruinés, mais je ne crois rien de tout le reste : quelle apparence qu’on ait ôté deux colonnes d’un Portique et particulièrement dans une encoignure, et qu’on ait pu en venir à bout sans que la partie de l’Édifice portée par ces colonnes ne soit tombée. Palladio et Serlio qui nous ont donné la description de ce Temple plus de quatre-vingts 165 ans avant le Pontificat du Pape Urbain ne marquent point qu’il manquait deux colonnes à ce Portique, et c’est une circonstance trop mémorable pour avoir été oubliée par de tels Architectes. L’histoire du transport de ces deux colonnes qu’on a imaginée à l’occasion des deux chapiteaux neufs, n’a été inventée que pour ne pas tomber dans l’inconvénient d’avouer que les Anciens ont fait des fautes. Quoi qu’il en soit, je vous accorde le miracle d’un gros entablement d’encoignure qui se soutint en l’air pendant plusieurs années, car il faut sauver l’honneur des Anciens à quelque prix que ce soit ; mais vous trouverez que les autres colonnes de ce portique sont presque toutes d’une grosseur inégale. Les bandeaux de la voûte du Temple ne tombent point à plomb sur les colonnes du grand ordre ni sur les pilastres de l’attique, et posent la plupart sur le vide des espèces de fe166 nêtres qui sont au-dessous, ou moitié sur le vide et moitié sur le plein . Cet ordre attique a un soubassement et un couronnement d’une grandeur exorbitante, et est coupé mal à propos par deux grandes arcades dont les bandeaux soutiennent le mieux qu’ils peuvent les restes inégaux de ces pilastres cruellement estropiés . Les naissances de l’une de ces deux Arcades au lieu de tomber à plomb sur la grande corniche qui leur sert d’imposte , sont courbées, suivant le trait du compas qui a formé l’Arcade, et viennent poser à faux sur la saillie de la grande corniche. Les modillons de cette corniche ne sont point à plomb sur le milieu des chapiteaux des colonnes ; et dans le fronton du Portique il y a un modillon de plus à un côté qu’à l’autre ; car on en compte vingt-trois au côté droit, et vingt-quatre au côté gauche ; je ne crois pas qu’il y ait exemple d’une pareille négligence.

167

le Président

Ce sont bagatelles que vous remarquez là. Il faudrait mieux observer que l’Architecte judicieux et savant dans les Mathématiques , a eu soin de donner à l’épaisseur des murs de ce Temple la septième partie de son diamètre.

l’Abbé

Vous vous moquez, cela fait-il quelque chose à la beauté de ce Temple ? cette proportion ne peut regarder que la solidité qui aurait été encore plus grande si l’Architecte lui eût donné quelque chose de plus que la septième partie, et qui aurait suffi s’il leur eût donné quelque chose de moins. Mais à propos d’épaisseur, avez-vous remarqué l’épaisseur horrible que les Anciens donnaient à leurs planchers qui était le double de celle des murs, au lieu que nos planchers n’en ont ordinairement que la moitié ; ainsi 168 leurs planchers étaient quatre fois plus épais que les nôtres ; c’était un fardeau épouvantable dont on ne voit point la nécessité. Ils avaient encore une très mauvaise manière de construction qui était de poser les pierres en forme de losange ou de réseau car chaque pierre ainsi placée était comme un coin qui tendait à écarter les deux pierres sur lesquelles elle était posée [ u ] . Je ne dois pas omettre ici qu’ils ignoraient ce qu’il y a de plus fin et de plus artiste dans l’Architecture, je veux dire le Trait ou la Coupe des pierres ; de là vient que presque toutes leurs voûtes étaient de brique recouverte de stuc, et que leurs architraves n’étaient ordinairement que de bois ou d’une seule pierre.

le Président

Ces architraves n’en étaient que plus belles d’être d’une seule pierre.

169

l’Abbé

Cela est vrai, mais comme une pierre un peu trop longue et qui a trop de portée, se casserait infailliblement, ils étaient obligés de mettre les colonnes si proches les unes des autres, que les Dames étaient contraintes de se quitter la main, comme le remarque Vitruve, lorsqu’elles voulaient entrer sous les portiques qui entouraient les Temples .

le Président

L’architrave qui portait sur les colonnes de la porte du Temple d’Éphèse , avait pourtant plus de quinze pieds . Il est vrai que l’Architecte effrayé par la grandeur et par la pesanteur de cette pierre, désespérait de pouvoir l’élever, et Pline ajoute que s’étant endormi après avoir fait sa prière à Diane, il trouva à son réveil l’architrave posée en place ; Ce qui fait voir 170 qu’on regardait comme une chose miraculeuse l’adresse qu’il avait eue de l’élever et de la poser.

l’Abbé

Si cet Architecte avait su la coupe des pierres, il n’aurait pas été embarrassé, il aurait fait son architrave de plusieurs pièces taillées selon le trait qu’il leur faut donner, et elle aurait été beaucoup plus solide. Mais qu’aurait fait cet Architecte de Diane s’il avait eu à élever deux pierres comme celles du fronton du Louvre de cinquante-quatre pieds de long chacune, sur huit pieds de largueur, et de quinze pouces d’épaisseur seulement, ce qui les rendait très aisées à se casser, ni lui ni sa Déesse n’en seraient jamais venus à bout. L’impossibilité de faire de larges entrecolonnements, parce qu’ils ne faisaient l’architrave que d’une seule pièce, les a aussi empêchés d’accoupler les colonnes et d’élargir par ce moyen 171 les intervalles, manière d’arranger des colonnes qui donne beaucoup de grâce et beaucoup de force à un édifice. Il n’y a peut-être rien de plus ingénieux dans tous les Arts, ni où les Mathématiques aient plus travaillé que le trait et la coupe des pierres. De là sont venues ces trompes étonnantes où on voit un édifice se porter de lui-même par la force de sa figure et par la taille des pierres dont il est construit ; cesvoûtes surbaissées et presque toutes plates, ces rampes d’escalier, qui sans aucuns piliers qui les soutiennent, tournent en l’air le long des murs qui les enferment, et vont se rendre à des paliers également suspendus, sans autre appui que celui des murs et de la coupe ingénieuse de leurs pierres. Voilà où paraît l’industrie d’un Architecte, qui sait se servir de la pesanteur de la pierre contre elle-même et la faire soutenir en l’air par le même poids qui la fait tomber. Voilà ce que n’ont 172 jamais connu les Anciens, qui bien loin de savoir faire tenir les pierres ainsi suspendues, n’ont su inventer aucune bonne machine pour les élever. Si les pierres étaient petites ils les portaient sur leurs épaules au haut de l’édifice, si elles étaient d’une grosseur considérable, ils les roulaient sur la pente des terres qu’ils apportaient contre leur bâtiment à mesure qu’il s’élevait, et qu’ils remportaient ensuite à mesure qu’ils en faisaient le ravalement. Cela était à la vérité bien naturel mais peu ingénieux, et n’approchait guère des machines qu’on a inventées dans ces derniers temps ; qui n’élèvent pas seulement les pierres à la hauteur que l’on désire ; mais qui les vont poser précisément à l’endroit qui leur est destiné. Il est vrai qu’ils avaient quelques machines pour élever des pierres, qui sont décrites dans Vitruve  : mais ceux qui se connaissent en machines, conviennent qu’elles ne sau173 raient être d’aucun usage, ou que d’un usage très peu commode.

le Président

Tout cela est le plus beau du monde, mais où nous montrerez-vous des bâtiments modernes qui puissent être comparés au Panthéon dont vous parlez si mal, au Colisée , au Théâtre de Marcellus , à l’ Arc de Constantin , et à une infinité d’autres semblables édifices.

l’Abbé

Il y a deux choses à considérer dans un bâtiment, la grandeur de sa masse, et la beauté de sa structure ; la grandeur de la masse peut faire honneur aux Princes ou aux Peuples qui en ont fait la dépense. Mais il n’y a que la beauté du dessin et la propreté de l’exécution dont il faille véritablement tenir compte à l’Architecte, autrement il faudrait estimer davantage celui qui a donné le dessin de la moindre des Pyramides d’Égypte, 174 qui ne consiste qu’en un simple triangle que tous les Architectes Grecs et Romains, puisque cette Pyramide a plus consommé de pierres et plus occupé d’ouvriers que le Panthéon ni le Colisée . Pour mieux concevoir ce que je dis, supposons qu’un Prince veuille faire bâtir une Galerie de cinq ou six cents toises de longueur, n’est-il pas vrai que lorsque l’Architecte, après en avoir bien imaginé et bien digéré le dessin, en aura élevé et achevé quinze ou vingt toises, il sera aussi louable en tant qu’Architecte que s’il l’avait construite tout entière ? Il ne faut donc point appuyer sur la grandeur ni sur l’étendue des bâtiments, quoique peut-être y trouverions-nous notre compte ; car où voit-on chez les Anciens un Palais de deux cents toises de face comme celui où nous sommes ! Mais encore une fois la masse et l’étendue des édifices ne roulent point sur l’Architecte. Cela ne pouvant recevoir de difficulté, 175 je soutiens que dans la seule face du devant du Louvre , il y a plus de beauté d’architecture qu’en pas un des édifices des Anciens. Quand on présenta le dessin de cette façade, il plut extrêmement. Ces Portiques majestueux dont les colonnes portent des architraves de douze pieds de long, et des plafonds carrés d’une pareille largeur, surprirent les yeux les plus accoutumés aux belles choses, mais on crut que l’exécution en était impossible, et que ce Dessin était plus propre pour être peint dans un tableau, parce que c’était encore seulement en peinture qu’on en avait vu de semblables, que pour servir de modèle au frontispice d’un palais véritable. Cependant il a été exécuté entièrement, et il se maintient sans qu’une seule pierre de ce large plafond tout plat et suspendu en l’air se soit démentie le moins du monde. Toute cette façade a été d’ailleurs construite avec une pro176 preté et une magnificence sans égales. Ce sont toutes pierres d’une grandeur démesurée, dont les joints sont presque imperceptibles, et tout le derrière des portiques a été appareillé avec un tel soin, qu’on ne voit aucun joint montant dans toute l’étendue de cette façade ; On a eu la précaution de les faire rencontrer contre les côtés des pilastres et contre les bandeaux des niches qui les cachent par leur saillie, en sorte que chaque assise semble être toute d’une pièce d’un bout à l’autre de chaque Portique ; beauté de construction qui ne se trouvera point dans aucun bâtiment ni des Anciens ni des Modernes.

le Président

Ainsi nous voilà, selon vous, au-dessus des Anciens du côté de l’Architecture, je ne l’aurais jamais cru et ne le crois pas encore ; mais voyons je vous supplie comment il 177 se peut faire que nous les surpassions du côté de la Sculpture ? Cet article ne sera pas moins curieux à entendre, et sera peut-être plus difficile à prouver.

l’Abbé

Nous avons, je l’avoue, des figures antiques d’une beauté incomparable et qui font grand honneur aux Anciens.

le Chevalier

Je vous conseille, vous le défenseur de l’Antique, de vous retrancher derrière ces figures. Mettez autour de vous l’Hercule , l’Apollon , la Diane , le Gladiateur , les Lutteurs , le Bacchus , le Laocoon et deux ou trois encore de la même force, après cela laissez-le faire.

l’Abbé

L’avis est bon, mais il ne faut pas y en appeler d’autres ; car par exemple, si vous y mettiez la Flore dont 178 la plupart des Curieux font tant de cas, il serait aisé de vous forcer de ce côté-là.

le Président

Pourquoi ? la Flore est un des plus beaux ouvrages de Sculpture que nous ayons.

l’Abbé

C’est une figure vêtue, ainsi il en faut regarder la Draperie comme une partie principale. Cependant cette Draperie n’est pas agréable et il semble que la Déesse soit vêtue d’un drap mouillé.

le Président

Aussi est-elle, et le Sculpteur l’a voulu ainsi, pour faire mieux paraître le nu de sa figure.

l’Abbé

Si c’était une Nymphe des eaux à la bonne heure, encore cela serait-il bizarre, car il faut supposer 179 que les vêtements de ces sortes de Divinités sont de la même nature que le plumage des oiseaux aquatiques, qui demeurent dans l’eau sans se mouiller. Le Sculpteur n’y a pas fait assurément de réflexion, il a mouillé la draperie de son modèle pour lui faire garder les plis qu’il avait arrangés avec soin, et ensuite il les a dessinés fidèlement. Rien n’étonne davantage que de voir un morceau d’étoffe, qui au lieu de pendre à plomb selon l’inclination naturelle de tous les corps pesants, se tient collé le long d’une jambe pliée et retirée en dessous. La même chose se voit encore à l’endroit du sein où la draperie suit exactement la rondeur des mamelles. Il y a d’autres manières plus ingénieuses que celles-là pour marquer le nu des figures, et faire voir leurs justes proportions.

le Président

Il se peut faire que les Anciens 180 n’ont pas été quelquefois fort exacts dans leurs draperies. C’est une chose qu’ils ont négligée et qu’ils ont même affecté de négliger pour donner par plus de beauté au nu de leurs figures.

l’Abbé

Je suis persuadé que les Anciens aussi bien que nous faisaient de leur mieux en tout ce qu’ils entreprenaient, et où est la finesse de faire mal une chose capitale comme l’est la Draperie dans une figure qui est vêtue ? Il ne faut pas d’ailleurs s’imaginer que de bien draper soit un talent peu considérable dans un Sculpteur, le beau choix des plis, la grande et noble manière de les jeter sont des secrets qui ont leur mérite, et peut-être n’est-il rien de plus difficile que de donner de la légèreté à des vêtements. Car si les plis ne sont bien naturels et ne marquent adroitement le peu d’épaisseur de l’étoffe, la figure semble 181 étouffée et comme captive sous la masse et l’immobilité de la matière. La plupart des Anciens n’y trouvaient point d’autre finesse que de serrer les draperies contre le nu, et de faire un grand nombre de petits plis les uns auprès des autres. Aujourd’hui sans cet expédient on fait paraître la draperie aussi mince que l’on veut, en donnant peu d’épaisseur aux naissances des plis et aux endroits où ces mêmes plis sont interrompus.

le Chevalier

À voir les petits plis de certaines draperies antiques, espacés également, et tirés en lignes parallèles, il semble qu’on les ait faits avec un peigne ou avec un râteau.

le Président

Si ces sortes de plis se trouvent dans quelques figures de Dames Romaines ou de Vestales, dont les Robes étaient ainsi plissées, avec des 182 eaux gommées, de sorte que les Sculpteurs ne pouvaient pas les représenter d’une autre manière que celle que vous leur reprochez.

l’Abbé

À la bonne heure, si cela est ainsi, mais je crains bien que ce ne soit là une érudition supposée pour leur servir d’excuse. Quoi qu’il en soit, les Anciens n’ont pas excellé de ce côté-là et il en faut demeurer d’accord comme il faut convenir qu’ils étaient admirables pour le nu des figures. Car j’avoue que dans l’Apollon, la Diane, la Vénus, l’Hercule, le Laocoon et quelques autres encore, il me semble voir quelque chose d’auguste et de divin, que je ne trouve pas dans nos figures modernes, mais je dirai en même temps que j’ai de la peine à démêler si les mouvements d’admiration et de respect qui me saisissent en les voyant, naissent uniquement de l’excès de leur beauté et de leur 183 perfection, ou s’ils ne viennent point en partie de cette inclination naturelle que nous avons tous à estimer démesurément les choses qu’une longue suite de temps a comme consacrées et mises au-dessus du jugement des hommes. Car quoique je sois toujours en garde contre ces sortes de préventions, elles sont si fortes et elles agissent sur notre esprit d’une manière si cachée, que je ne sais si je m’en défends bien. Mais je suis très bien persuadé que si jamais deux mille ans passent sur le groupe d’Apollon , qui a été fait pour la grotte du Palais où nous sommes, et sur quelques autres ouvrages à peu près de la même force, ils seront regardés avec la même vénération, et peut-être plus grande encore.

le Chevalier

Sans attendre deux mille ans, il serait aisé de s’en éclaircir dans peu de jours, on sait faire de certaines 184 eaux rousses qui donnent si bien au marbre la couleur des antiques, qu’il n’y a personne qui n’y soit trompé ; ce serait un plaisir d’entendre les exclamations des Curieux qui ne sauraient pas la tromperie, et de voir de combien de piques ils les mettraient au-dessus de tous les Ouvrages de notre siècle.

l’Abbé

Nous savons le Commerce qui s’est fait de ces sortes d’Antiques, et qu’un galant homme que nous connaissons tous, en a peuplé tous les cabinets des Curieux novices. Un jour que je mepromenais dans son jardin, on m’assura que je marchais sur une infinité de Bustes enfouis dans la terre qui achevaient là de se faire Antiques en buvant du jus de fumier. J’ai vu plusieurs de ces Bustes, je vous jure qu’il est difficile de n’y être pas trompé.

185

le Chevalier

Pour moi je n’y vois pas de différence, si ce n’est que les faux Antiques me plaisent davantage que les véritables qui la plupart ont l’air mélancolique, et font de certaines grimaces où j’ai de la peine à m’accoutumer.

l’Abbé

Si le titre d’Ancien est d’un grand poids et d’un grand mérite pour un ouvrage de Sculpture, la circonstance d’être dans un Pays éloigné, et qu’il en coûte pour le voir un voyage de trois ou quatre cents lieues, ne contribue pas moins à lui donner du prix et de la réputation. Quand il fallait aller à Rome pour voir le Marc Aurèle , rien n’était égal à cette fameuse figure équestre, et on ne pouvait trop envier le bonheur de ceux qui l’avaient vue. Aujourd’hui que nous l’avons à Paris , il n’est pas croyable 186 combien on la néglige, quoi qu’elle soit moulée très exactement, et que dans une des Cours du Palais-Royal Description nouvelle de ce qu'il y a de plus remarquable dans la ville de Paris où on l’a placée elle ait la même beauté et la même grâce que l’Original. Cette figure est assurément belle, il y a de l’action, il y a de la vie, mais toutes choses y sont outrées. Le Cheval lève la jambe de devant beaucoup plus haut qu’il ne le peut, il se ramène de telle sorte qu’il semble avoir l’encolure démise et la corne de ses pieds excède en longueur celle de tous les Mulets d’Auvergne.

le Chevalier

La première fois que je vis cette figure, je crus que l’Empereur Marc Aurèle montait une Jument poulinière, tant son Cheval a les flancs larges et enflés, ce qui oblige ce bon Empereur à avoir les jambes horriblement écarquillées.

187

le Président

Plusieurs croient que l’original s’est ainsi élargi par le ventre pour avoir été accablé sous la ruine d’un bâtiment.

l’Abbé

Comment cela peut-il avoir été pensé ? Et qui ne sait que le bronze fondu se casserait cent fois plutôt que de plier.

le Président

Vous ne songez pas qu’on tient que cette figure équestre est de cuivre corinthien, que l’or et l’argent qui y sont mêlés comme vous savez, rendent doux et pliable.

l’Abbé

Bien loin que ce mélange prétendu d’or et d’argent pût rendre du cuivre plus pliable, il ne servirait qu’à le rendre encore plus fier et plus inflexible ; c’est l’effet nécessaire du 188 mélange dans tous les métaux, mais il n’y a rien qu’on ne cherche pour excuser les Anciens, ni rien de si incroyable qu’on n’aime mieux croire que de s’imaginer qu’ils aient fait la moindre faute.

le Président

Ce n’est pas sans raison qu’on a pour eux une vénération extraordinaire. Vous avouez vous-même qu’il est sorti de leurs mains un certain nombre de figures qui sont incomparables.

l’Abbé

J’en demeure d’accord, et cela ne m’étonne point. La Sculpture est à la vérité un des plus beaux Arts qui occupent l’esprit et l’industrie des hommes ; mais on peut dire aussi que c’est le plus simple et le plus borné de tous, particulièrement lorsqu’il ne s’agit que de figures de ronde-bosse. Il n’y a qu’à choisir un beau modèle, le poser 189 dans une attitude agréable, et le copier ensuite fidèlement. Il n’est point nécessaire que le Temps ait donné lieu à plusieurs et diverses réflexions, et qu’il se soit fait un amas de préceptes pour se conduire. Il a suffi que des hommes soient nés avec du génie, et qu’ils aient travaillé avec application. Il est encore à remarquer qu’il y avait des récompenses extraordinaires attachées à la réussite de ces sortes d’ouvrages, qu’il y allait de donner des Dieux à des Nations entières et aux Princes mêmes de ces Nations ; et enfin que quand le Sculpteur avait réussi, il n’était guère moins honoré que le Dieu qui sortait de [ses mains. Les Anciens ont donc pu exceller dans les figures de ronde-bosse, et n’avoir pas eu le même avantage dans les ouvrages des autres Arts beaucoup plus composés et qui demandent un plus grand nombre de réflexions et de préceptes.] Cela est si vrai, que 190 dans les parties de la Sculpture même où il entre plus de raisonnement et de réflexion, comme dans les bas-reliefs ils y ont été beaucoup plus faibles. Ils ignoraient une infinité de secrets de cette partie de la Sculpture dans le temps même qu’ils ont fait la colonne Trajane où il n’y a aucune perspective ni aucune dégradation. Dans cette colonne les figures sont presque toutes sur la même ligne ; s’il y en a quelques-unes sur le derrière, elles sont aussi grandes et aussi marquées que celles qui sont sur le devant en sorte qu’elles semblent [être montées sur des Gradins pour se faire voir les unes au-dessus des autres.]

le Président

[Si la colonne Trajane n’était pas un morceau d’une beauté singulière, Monsieur Colbert dont je vous ai ouï louer plus d’une fois le] goût exquis pour tous les beaux 191 Arts , n’aurait pas envoyé à Rome mouler cette colonne et n’en aurait pas fait apporter en France tous les moules et tous les bas-reliefs moulés chacun deux fois, ce qui n’a pu se faire sans une dépense considérable.

l’Abbé

Il paraît à la vérité que Monsieur Colbert a donné en cela une grande marque de son estime pour la Sculpture des Anciens ; mais qui peut assurer que la politique n’y eût pas quelque part. Pensez-vous que de voir dans une place où se promènent sans cesse des étrangers de toutes les Nations du monde, une construction immense d’échafauds les uns sur les autres autour d’une colonne de six vingts pieds de haut, et d’y voir fourmiller un nombre infini d’ouvriers, pendant que le Prince qui les fait travailler est à la tête de cent mille hommes, et soumet à ses lois toutes les Places 192 qu’il attaque ou qu’il menace seulement ? Pensez-vous, dis-je, que ce spectacle tout agréable qu’il était, ne fût pas en même temps terrible pour la plupart de ces étrangers, et ne leur fît pas faire des réflexions plus honorables cent fois à la France, que la réputation de se bien connaître aux beaux ouvrages de Sculpture  ?

le Chevalier

Il arriva dans le même temps, une chose à peu près de la même nature qui me fit bien du plaisir. Le Courrier qui portait le paquet de Monsieur Colbert pour lors en Flandres auprès du Roi, fut arrêté par les Ennemis ; entre plusieurs Ordonnances pour les bâtiments du Roi, qui montaient à de grandes sommes, il s’en trouva une pour le paiement du second quartier des gages des Comédiens Espagnols. Quelle mine faisait, je vous prie, le Général de l’Armée ennemie, en 193 voyant ses Soldats presque tout nus, pendant que le Prince qu’il avait à combattre faisait payer des Comédiens Espagnols qu’il n’avait retenus que pour la satisfaction de la Reine, et à condition de ne leur voir jamais jouer la Comédie .

l’Abbé

Je veux bien que le seul amour des Beaux-Arts ait fait mouler et venir ici la colonne Trajane , voyons-en le succès. Lorsque les bas-reliefs furent déballés et arrangés dans le Magasin du Palais-Royal, on courut les voir avec impatience ; mais comme si ces bas-reliefs eussent perdu la moitié de leur beauté, par les chemins, on s’entreregardait les uns les autres, surpris qu’ils répondissent si peu à la haute opinion qu’on en avait conçue. On y remarqua à la vérité de très beaux airs de tête et quelques attitudes assez heureuses, mais presque point d’Art dans la composition , nulle dégradation 194 dans les reliefs, et une profonde ignorance de la perspective . Deux ou trois Curieux pleins encore de ce qu’ils en avaient ouï dire à Rome, s’épanchaient en louanges immodérées sur l’excellence de ces Ouvrages, le reste de la Compagnie s’efforçait d’être de leur avis ; car il y a de l’honneur à être charmé de ce qui est antique, mais ce fut inutilement et chacun s’en retourna peu satisfait. Les bas-reliefs sont demeurés là où ils occupent beaucoup de place, où personne ne les va copier, et où peu de gens s’avisent de les aller voir.

le Chevalier

Je me souviens qu’un de ces Curieux zélés pour l’Antique, voulant faire valoir quelques-uns de ces bas-reliefs, passait et tournait la main dessus en écartant les doigts, et disait voilà qui a du grand, voilà qui a du beau ; on le pria d’arrêter sa main sur quelque endroit qui mé195 ritât particulièrement d’être admiré, il ne rencontra jamais heureusement. D’abord ce fut sur une tête qui était beaucoup trop grosse, et il en demeura d’accord ; ensuite sur un Cheval qui était beaucoup trop petit : Cependant il persista toujours à soutenir que le tout ensemble en était admirable.

l’Abbé

Si l’on examine bien la plupart des bas-reliefs antiques, on trouvera que ce ne sont point de vrais bas-reliefs, mais des reliefs de ronde-bosse, sciés en deux de haut en bas, dont la principale moitié a été appliquée et collée sur un fond tout uni. Il ne faut que voir le bas-relief des danseuses , les figures en sont assurément d’une beauté extraordinaire, et rien n’est plus noble, plus svelte et plus galant que l’air, la taille et la démarche de ces jeunes filles qui dansent ; mais ce sont des figures de ronde-bosse, 196 sciées en deux, comme je viens de dire, ou enfoncées de la moitié de leur corps dans le champ qui les soutient. Par là on connaît clairement que le Sculpteur qui les a faites manquait encore, quelque excellent qu’il fût, de cette adresse que le temps et la méditation ont enseignée depuis, et qui est arrivée de nos jours à sa dernière perfection ; je veux dire cette adresse par laquelle un Sculpteur avec deux ou trois pouces de relief, fait des figures, qui non seulement paraissent de ronde-bosse et détachées de leur fond, mais qui semblent s’enfoncer les unes plus, les autres moins dans le lointain du bas-relief. Je remarquerai en passant que ce qu’il y a de plus beau au bas-relief des danseuses , a été fait par un Sculpteur de notre temps car lorsque le Poussin l’apporta de Rome en France, ce n’était presque qu’une ébauche assez informe et ç’a été l’aîné des Anguiers qui 197 lui a donné cette élégance merveilleuse que nous y admirons.

le Président

Si la Sculpture moderne l’emporte si fort sur la Sculpture antique par cet endroit que vous marquez, il faut que la Peinture d’aujourd’hui soit bien supérieure à celle des Anciens, puisqu’enfin c’est d’elle que la Sculpture a appris tous ces secrets de dégradation et de perspective .

l’Abbé

J’en demeure d’accord, et la conséquence en est très juste ; mais puisqu’il s’agit présentement de la Peinture, il faut commencer par la distinguer suivant les divers temps où elle a fleuri, et en faire trois classes : Celle du temps d’Apelle, de Zeuxis, de Timante, et de tous ces grands Peintres dont les Livres rapportent tant des merveilles ; Celle du temps de Raphaël, du Titien, de Paul Véronèse, et de plusieurs autres ex198 cellents Maîtres d’Italie , et Celle du siècle où nous vivons. Si nous voulons suivre l’opinion commune qui règle presque toujours le mérite selon l’ancienneté, nous mettrons le siècle d’Apelle beaucoup au-dessus de celui de Raphaël et celui de Raphaël beaucoup au-dessus du nôtre mais je ne suis nullement d’accord de cet arrangement, particulièrement à l’égard de la préférence qu’on donne au siècle d’Apelle sur celui de Raphaël.

le Président

Comment pouvez-vous ne pas convenir d’un jugement si universel et si raisonnable, surtout après être demeuré d’accord de l’excellence de la sculpture de Phidias et de Praxitèle  ; car si la sculpture de ces temps-là l’emporte sur celle de tous les siècles qui ont suivi, à plus forte raison la Peinture, si nous considérons qu’elle est susceptible de mille beautés et de mille agréments dont 199 la sculpture n’est point capable.

l’Abbé

C’est par cette raison-là même que la conséquence que vous tirez n’est pas recevable. Si la Peinture était un Art aussi simple et aussi borné que l’est la Sculpture en fait d’ouvrages de ronde-bosse, car c’est en cela seul qu’elle a excellé parmi les Anciens, je me rendrais à votre avis, mais la Peinture est un Art si vaste et d’une si grande étendue, qu’il n’a pas moins fallu que la durée de tous les siècles pour en découvrir tous les secrets et tous les mystères. Pour vous convaincre du peu de beauté des peintures antiques, et de combien elles doivent être mises au-dessous de celles de Raphaël, du Titien et de Paul Véronèse, et de celles qui se font aujourd’hui, je ne veux me servir que des louanges mêmes qu’on leur a données. On dit que Zeuxis représentait si naïvement des raisins que 200 des Oiseaux les vinrent becqueter : Quelle grande merveille y a-t-il à cela ? Une infinité d’oiseaux se sont tués contre le Ciel de la perspective de Rueil , en voulant passer outre sans qu’on en ait été surpris, et cela même n’est pas beaucoup entré dans la louange de cette perspective.

le Chevalier

II y a quelque temps que passant sur le fossé des Religieuses Anglaises, je vis une chose aussi honorable à la Peinture que l’Histoire des raisins de Zeuxis, et beaucoup plus divertissante. On avait mis sécher dans la cour de M. Le Brun, dont la porte était ouverte, un tableau nouvellement peint, où il y avait sur le devant un grand chardon parfaitement bien représenté. Une bonne femme vint à passer avec son âne qui ayant vu le chardon entre brusquement dans la cour, renverse la femme qui tâchait de le 201 retenir par son licou, et sans deux forts garçons qui lui donnèrent chacun quinze ou vingt coups de bâton pour le faire retirer, il aurait mangé le chardon, je dis mangé, parce qu’étant nouvellement fait il aurait emporté toute la peinture avec sa langue.

l’Abbé

Ce chardon vaut bien les raisins de Zeuxis dont Pline fait tant de cas. Le même Pline raconte encore que Parrhasius avait contrefait si naïvement un rideau, que Zeuxis même y fut trompé. De semblables tromperies se font tous les jours par des Ouvrages dont on ne fait aucune estime. Cent fois des Cuisiniers ont mis la main sur des Perdrix et sur des Chapons naïvement représentés pour les mettre à la broche ; qu’en est-il arrivé ? on en a ri, et le tableau est demeuré à la cuisine. Le même Auteur rapporte comme une merveille de ce 202 qu’un Peintre de ces temps-là en peignant un pigeon, en avait représenté l’ombre sur le bord de l’auge où il buvait. Cela montre seulement qu’on n’avait point encore représenté l’ombre qu’un corps fait sur un autre quand il le cache à la lumière. Il loue un autre Peintre d’avoir fait une Minerve dont les yeux étaient tournés vers tous ceux qui la regardaient. Qui ne sait que quand un Peintre se fait regarder de la personne qu’il peint, le Portrait tourne aussi les yeux sur tous ceux qui le regardent en quelque endroit qu’ils soient placés. Il dit qu’Apelle fit un Hercule qui étant vu par le dos ne laissait pas de montrer le visage ; l’étonnement avec lequel il dit qu’on regarda cet Hercule est une preuve que jusque-là les Peintres avaient fait leurs figures tout d’une pièce et sans leur donner aucune attitude qui marquât du mouvement et de la vie. Qui ne voit combien de telles louan203 ges supposent d’ignorance en fait de peinture et en celui qui les donne et en ceux à qui elles sont données ? Mais que dirons-nous de ce coup de Maître du même Apelle qui lui acquit le renom du plus grand Peintre de son siècle, de cette adresse admirable avec laquelle il fendit un trait fort délié par un trait plus délié encore ?

le Président

Je vois que vous n’entendez pas quel fut le combat d’Apelle et de Prôtogenês . Vous êtes dans l’erreur du commun du monde, qui croit qu’Apelle ayant fait un trait fort délié sur une toile, pour faire connaître à Prôtogenês que ce ne pouvait pas être un autre Peintre qu’Apelle qui l’était venu demander, Prôtogenês avait fait un trait d’une autre couleur qui fendait en deux celui d’Apelle, et qu’Apelle étant revenu il avait refendu celui de Prôtogenês d’un trait enco204 re beaucoup plus mince. Mais ce n’est point là la vérité de l’Histoire, le comble fut sur la nuance des couleurs, digne sujet de dispute et d’émulation entre des peintres, et non pas sur l’adresse de tirer des lignes. Apelle prit un pinceau et fit une nuance si délicate, si douce et si parfaite, qu’à peine pouvait-on voir le passage d’une couleur à l’autre. Prôtogenês fit sur cette nuance, une autre nuance encore plus fine et plus adoucie. Apelle vint qui enchérit tellement sur Prôtogenês par une troisième nuance qu’il fit sur les deux autres, que Prôtogenês confessa qu’il ne s’y pouvait rien ajouter.

l’Abbé

Vous me permettrez de vous dire que vous avez pris ce galimatias dans le Livre de Louis de Montjosieu . Comment pouvez-vous concevoir qu’on peigne des nuances de couleurs, les unes sur les autres, et 205 qu’on ne laisse pas de voir que la dernière des trois est la plus délicate ? Je ne m’étonne pas que cet Auteur ne sache ce qu’il dit, rien n’est plus ordinaire à la plupart des Savants quand ils parlent des Arts ; mais ce qui m’étonne, c’est la manière dont il traite Pline sur la description qu’il nous a laissée de ce Tableau. Pline assure qu’il l’a vu et même qu’il le regarda avec avidité peu de temps avant qu’il pérît dans l’embrasement du Palais de l’Empereur. Il ajoute que ce tableau ne contenait autre chose dans toute son étendue qui était fort grande, que des lignes presque imperceptibles ; ce qui semblait le devoir rendre peu considérable parmi les beaux tableaux dont il était environné, mais que cependant il attirait davantage la curiosité que tous les autres Ouvrages des plus grands Peintres . Montjosieu ose soutenir que Pline n’a jamais vu aucune ligne sur ce tableau et qu’il 206 n’y en avait point, que le bon homme s’est imaginé les voir, parce qu’il avait ouï dire qu’il y en avait, ou qu’il l’avait bien voulu dire, pour ne pas s’attirer le reproche de ne voir goutte. N’est-ce pas là une témérité insupportable ? Mais afin que vous ne m’accusiez pas de maltraiter un homme qui peut-être a fait de gros livres, je ne parle qu’après Monsieur de Saumaise qui en dit beaucoup davantage, et qui paraît avoir été plus blessé que moi de cette insolence. Il est donc vrai qu’il s’agissait entre Prôtogenês et Apelle d’une adresse de main, et de voir à qui ferait un trait plus délié. Cette sorte d’adresse a longtemps tenu lieu d’un grand mérite parmi les Peintres. L’O de Giotto en est une preuve, le Pape Benoît IX faisait chercher partout d’excellents Peintres, et se faisait apporter de leurs Ouvrages pour connaître leur suffisance. Giotto ne voulut point donner de tableau, mais pre207 nant une feuille de papier en présence de l’Envoyé du Pape, il fit d’un seul trait de crayon ou de plume, un O aussi rond que s’il l’eût fait avec le compas. Cet O le fit préférer par le Pape à tous les autres Peintres, et donna lieu à un Proverbe qui se dit encore dans toute l’Italie, quand on veut faire entendre qu’un homme est fort stupide, on dit qu’il est aussi rond que l’O de Giotto. Mais il y a déjà longtemps que ces sortes d’adresse ne sont plus d’aucun mérite parmi les Peintres. Monsieur Ménage m’a dit avoir connu un Religieux qui non seulement faisait d’un seul trait de plume un O parfaitement rond, mais qui en même temps y mettait un point justement dans le centre. Ce Religieux ne s’est jamais avisé de vouloir passer pour Peintre, et s’est contenté d’être loué de son petit talent. Le Poussin lorsque la main lui tremblait, et qu’à peine il pouvait placer son 208 pinceau et sa couleur où il voulait, a fait des tableaux d’une beauté inestimable, pendant que mille Peintres qui auraient fendu en dix le trait le plus délicat du Poussin, n’ont fait que des tableaux très médiocres. Ces sortes de prouesses sont des signes évidents de l’enfance de la peinture. Quelques années avant Raphaël et le Titien, il s’est fait des tableaux, et nous les avons encore, dont la beauté principale consiste dans cette finesse de linéaments, on y compte tous les poils de la barbe et tous les cheveux de la tête de chaque figure. Les Chinois quoique très anciens dans les Arts en sont encore là. Ils parviendront peut-être bientôt à dessiner correctement, à donner de belles attitudes à leurs figures, et même des expressions naïves de toutes les passions , mais ce ne sera de longtemps qu’ils arriveront à l’intelligence parfaite du clair-obscur, de la dégradation des lumières, des 209 secrets de la perspective et de la judicieuse ordonnance d’une grande composition . Pour bien me faire entendre, il faut que je distingue trois choses dans la peinture. La représentation des figures, l’expression des passions, et la composition du tout ensemble. Dans la représentation des figures je comprends non seulement la juste délinéation de leurs contours, mais aussi l’application des vraies couleurs qui leur conviennent. Par l’expression des passions, j’entends les différents caractères des visages et les diverses attitudes des figures qui marquent ce qu’elles veulent faire, ce qu’elles pensent, en un mot ce qui se passe dans le fond de leur âme. Par la composition du tout ensemble, j’entends l’assemblage judicieux de toutes ces figures, placées avec entente, et dégradées de couleur selon l’endroit du plan où elles sont posées. Ce que je dis ici d’un tableau où il y a plusieurs figures, se 210 doit entendre aussi d’un tableau où il n’y en a qu’une, parce que les différentes parties de cette figure sont entre elles ce que plusieurs figures sont les unes à l’égard des autres. Comme ceux qui apprennent à peindre commencent par apprendre à dessiner le contour des figures, et à le remplir de leurs couleurs naturelles ; qu’ensuite ils s’étudient à donner de belles attitudes à leurs figures et à bien exprimer les passions dont ils veulent qu’elles paraissent animées, mais que ce n’est qu’après un long temps qu’ils savent ce qu’on doit observer pour bien disposer la composition d’un tableau, pour bien distribuer le clair-obscur, et pour bien mettre toutes choses dans les règles de la perspective ; tant pour le trait que pour l’affaiblissement des ombres et des lumières. De même ceux qui les premiers dans le monde ont commencé à peindre, ne se sont appliqués, d’abord qu’à représenter naï211 vement le trait et la couleur des objets sans désirer autre chose, sinon que ceux qui verraient leurs Ouvrages peuvent dire, voilà un Homme, voilà un Cheval, voilà un Arbre, encore bien souvent mettaient-ils un écriteau pour épargner la peine qu’on aurait eue à le deviner. Ensuite ils ont passé à donner de belles attitudes à leurs figures, et à les animer vivement de toutes les passions imaginables : Et voilà les deux seules parties de la peinture , où nous sommes obligés de croire que soient parvenus les Apelles et les Zeuxis, si nous en jugeons par la vraisemblance du progrès que leur Art a pu faire, et par ce que les Auteurs nous rapportent de leurs Ouvrages ; sans qu’ils aient jamais connu, si ce n’est très imparfaitement, cette troisième partie de la peinture qui regarde la composition d’un tableau, suivant les règles et les égards que je viens d’expliquer.

212

le Président

Comment cela peut-il s’accorder avec les merveilles qu’on nous raconte des ouvrages de ces grands hommes, pour lesquels on donnait des boisseaux pleins d’or, et qu’on ne croyait pas encore payer suffisamment, ces tableaux qui suspendaient la fureur des Ennemis, et modéraient l’avidité des Conquérants moins touchés du désir de prendre les plus célèbres Villes que de la crainte d’exposer au feu de si beaux Ouvrages.

l’Abbé

Tous ces effets merveilleux de la peinture antique, n’empêchent pas que je ne persiste dans ma proposition car ce n’est point la belle ordonnance d’un tableau, la juste dispensation des lumières, la judicieuse dégradation des objets, ni tout ce qui compose cette troisième partie de la peinture 213 dont j’ai parlé, qui touche, qui charme et qui enlève. Ce n’est que la juste délinéation des objets revêtus de leurs vraies couleurs, et surtout l’expression vive et naturelle des mouvements de l’âme, qui font de fortes impressions sur ceux qui les regardent. Car il faut remarquer que comme la peinture a trois parties qui la composent, il y a aussi trois parties dans l’homme par où il en est touché, les sens, le cœur et la raison . La juste délinéation des objets, accompagnée de leur couleur, frappe agréablement les yeux ; la naïve expression des mouvements de l’âme va droit au cœur, et imprimant sur lui les mêmes passions qu’il voit représentées, lui donne un plaisir très sensible. Et enfin l’entente qui paraît dans la juste distribution des ombres et des lumières dans la dégradation des figures selon leur plan et dans le bel ordre d’une composition judicieusement ordonnée, plaît à la raison, 214 et lui fait ressentir une joie moins vive à la vérité, mais plus spirituelle et plus digne d’un homme. Il en est de même des Ouvrages de tous les autres Arts : Dans la Musique le beau son et la justesse de la voix charment l’oreille, les mouvements gais ou languissants de cette même voix selon les différentes passions qu’ils expriment, touchent le cœur, et l’harmonie de diverses parties qui se mêlent avec un ordre et une économie admirables, font le plaisir de la raison . Dans l’éloquence la prononciation et le geste frappent les sens, les figures pathétiques gagnent le cœur, et la belle économie du discours s’élève jusqu’à la partie supérieure de l’âme pour lui donner une certaine joie toute spirituelle, qu’elle seule est capable de ressentir. Je dis donc qu’il a suffi aux Apelles et aux Zeuxis pour se faire admirer de toute la Terre d’avoir charmé les yeux et touché le cœur, sans qu’il leur ait été 215 nécessaire de posséder cette troisième partie de la peinture, qui ne va qu’à satisfaire la raison ; car bien loin que cette partie serve à charmer le commun du monde, elle y nuit fort souvent, et n’aboutit qu’à lui déplaire. En effet, combien y a-t-il de personnes qui voudraient qu’on fît les personnages éloignés aussi forts et aussi marqués que ceux qui sont proches, afin de les mieux voir, qui de bon cœur quitteraient le Peintre de toute la peine qu’il se donne à composer son tableau et à dégrader les figures selon leur plan ; mais surtout qui seraient bien aises qu’on ne fît point d’ombres dans les visages et particulièrement dans les portraits des personnes qu’ils aiment  ?

le Chevalier

Il faut que je vous dise sur ce sujet la naïveté d’une Dame qui se plaignait à moi d’un Peintre que je lui avais donné, parce qu’il lui 216 avait fait dans son portrait une tache noire sous le nez : Je le montrai hier, me dit-elle, à toute ma famille qui soupait chez moi, il n’y eut personne qui n’en fut scandalisé, je pris moi-même deux flambeaux dans mes mains pour voir au miroir si j’avais effectivement sous le nez la tache noire qu’il y a mise, nous eûmes beau regarder, ni moi, ni personne de la compagnie ne pûmes jamais voir cette tache. Je ne veux point que l’on me flatte, leur disais-je, mais je ne veux pas aussi qu’on me fasse des défauts que je n’ai pas ; ils furent tous de mon avis et haussaient les épaules sur la fantaisie qu’ont tous les Peintres de barbouiller les visages avec leurs ombres ridicules et impertinentes. Je ne saurais m’empêcher de vous faire encore un conte sur le même sujet. Quand on porta à Saint-Étienne-du-Mont la pièce de tapisserie où le martyre de ce saint est représenté les Connaisseurs en furent assez 217 contents, mais le menu peuple de la Paroisse ne le fut point du tout. Je me trouvai auprès d’un bon Bourgeois qui avait dans ses Heures une petite Image de saint Étienne sur du Vélin. Le saint était planté bien droit sur les deux genoux avec une Dalmatique rouge cramoisi, bordée tout alentour d’un filet d’or, il avait les bras étendus, et tenait dans l’une de ses mains une grande palme d’un beau vert d’émeraude. Voilà un saint Étienne, disait-il, en parlant à deux de ses voisines, il n’y a pas d’enfant qui ne le reconnaisse. Et, mon Dieu, que Messieurs les Peintres ne peignent-ils comme cela.

l’Abbé

Il y a bien de prétendus Connaisseurs à Paris, qui s’expliqueraient comme ce bon Bourgeois s’ils ne craignaient d’être raillés. Généralement ce qui est de plus fin et de plus spirituel dans tous les Arts 218 a le don de déplaire au commun du monde. Cela se remarque particulièrement dans la Musique, les Ignorants n’aiment point l’harmonie de plusieurs parties mêlées ensemble ; ils trouvent que tous ces grands accords et toutes ces fugues qu’on leur fait faire, en quoi consiste pourtant ce qu’il y a de plus charmant et de plus divin dans ce bel Art, ne sont qu’une confusion désagréable et ennuyeuse, en un mot, ils aiment mieux, et ils le disent franchement, une belle voix toute seule.

le Chevalier

Assurément, surtout si cette belle voix sort d’une bouche bien vermeille et passe entre des dents bien blanches, bien nettes et bien rangées.

l’Abbé

Cela s’entend, on peut juger par là combien ils aiment la Musique 219 et à quel point ils s’y connaissent. Mais revenons à la Peinture. Je puis encore prouver le peu de suffisance des Peintres anciens par quelques morceaux de peinture antique qu’on voit à Rome en deux ou trois endroits ; car quoique ces ouvrages ne soient pas tout à fait du temps d’Apelle et de Zeuxis, ils sont apparemment dans la même manière ; et tout ce qu’il peut y avoir de différence, c’est que les Maîtres qui les ont faits étant un peu moins anciens pourraient avoir su quelque chose davantage dans la peinture. J’ai vu celui des Noces qui est dans la Vigne Aldobrandine , et celui qu’on appelle le Tombeau d’Ovide . Les figures en sont bien dessinées, les attitudes sages et naturelles, et il y a beaucoup de noblesse et de dignité dans les airs de tête, mais il y a très peu d’entente dans le mélange des couleurs ; et point du tout dans la perspective ni dans l’ordonnance. Toutes les teintes 220 sont aussi fortes les unes que les autres, rien n’avance, rien ne recule dans le tableau, et toutes les figures sont presque sur la même ligne, en sorte que c’est bien moins un tableau qu’un bas-relief antique coloré, tout y est sec et immobile, sans union, sans liaison, et sans cette mollesse des corps vivants qui les distingue du marbre et du bronze qui les représentent. Ainsi la grande difficulté n’est pas de prouver qu’on l’emporte aujourd’hui sur les Zeuxis, sur les Timantes et sur les Apelles, mais de faire voir qu’on a encore quelque avantage sur les Raphaëls, sur les Titiens, sur les Pauls Véronèses, et sur les autres grands Peintres du dernier siècle. Cependant j’ose avancer qu’à regarder l’Art en lui-même, en tant qu’il est un amas et une collection de préceptes, on trouvera qu’il est plus accompli et plus parfait présentement qu’il ne l’était du temps de ces grands Maîtres. Compa221 rons je vous prie le tableau des Pèlerins d’Emmaüs , de Paul Véronèse, avec celui de La Famille de Darius , de Monsieur Le Brun, aussi bien venons-nous de les voir tous deux dans l’ Antichambre du grand Appartement du Roi , où il semble qu’on les ait mis vis-à-vis l’un de l’autre pour en faire la comparaison .

le Président

On ne saurait mieux parler sur ces deux tableaux qu’a fait un Prélat d’Italie . Le tableau de Monsieur Le Brun, dit-il, est très beau et très excellent, mais il a le malheur d’avoir un méchant voisin, voulant faire entendre que quelque beau qu’il fût, il ne l’était guère dès qu’on venait à le comparer avec celui de Paul Véronèse.

l’Abbé

Comme les Français ne sont pas moins portés naturellement à mépriser les ouvrages de leur Pays, 222 que les Italiens sont soigneux de relever à toute rencontre le mérite de ceux de leurs Compatriotes, je ne doute pas que ce bon mot n’ait été reçu avec applaudissement, et que plusieurs personnes ne se fassent honneur de le redire, pour faire entendre qu’ils ont un goût exquis et un génie au-dessus de leur Nation, mais cela ne m’émeut point. J’ai vu faire à un autre Prélat d’Italie quelque chose encore de plus désobligeant pour le tableau de la Famille de Darius . Il passa devant, non seulement sans y attacher ses yeux, mais sans les lever de terre, comme si ce tableau eût dû lui blesser la vue. Cette affectation me mit d’abord en colère, mais elle me fit rire un moment après, et me donna de la joie. Quoi qu’il en soit, je demeure d’accord que le tableau des Pèlerins est un des plus beaux qu’il se voie, les personnages y sont vivants, et l’on croit ne voir pas moins ce qui se passe dans leur pensée que 223 l’action qu’ils font au dehors  ; mais comme un tableau est un poème muet, où l’unité de lieu, de temps et d’action doit être encore plus religieusement observée que dans un poème véritable, parce que le lieu y est immuable, le temps indivisible, et l’action momentanée , voyons comment cette règle est observée dans ce tableau. Tous les personnages sont à la vérité dans la même chambre, mais ils y sont aussi peu ensemble que s’ils étaient en des lieux séparés : Ici est notre Seigneur qui rompt le pain au milieu des deux Disciples, là sont des Vénitiens et des Vénitiennes qui n’ont presque aucune attention au mystère dont il s’agit ; et dans le milieu sont de petits enfants qui badinent avec un gros chien. Serait-il pas plus raisonnable que ces trois sujets formassent trois tableaux différents que de n’en composer qu’un seul qu’ils ne composent point ?

224

le Président

Vous m’avouerez qu’on croit entendre parler les personnages de ce tableau ; et que la gorge de cette femme qui est sur le devant est de la vraie chair.

l’Abbé

J’en conviens, mais quelle nécessité et quelle bienséance y a-t-il que ces personnages parlent, et que cette femme vienne montrer là sa chair ?

le Président

C’est un usage si reçu de mettre dans des tableaux de piété ceux qui les font faire, et d’y mettre aussi toute leur famille, que cet assemblage de personnes de différents temps et de différents lieux, ne devrait pas vous étonner.

l’Abbé

Je connais cet usage et je ne le 225 blâme point, quoique les Peintres n’aient pas sujet d’en être fort contents. On voit tous les jours dans des Nativités, ceux qui ont fait le tableau, mais à genoux et dans l’adoration comme les Bergers. On en voit aussi dans des tableaux de Crucifix, mais prosternés et les yeux levés vers le Sauveur, en sorte que leur action particulière est liée à l’action principale et concourt à la même fin . Ici les personnages ne semblent pas se voir les uns les autres, et il n’y a que la seule volonté du Peintre qui les ait fait trouver dans le même lieu.

le Président

Tous ces prétendus défauts ne regardent point le Peintre comme Peintre, mais seulement comme Historien .

l’Abbé

Cela est vrai si vous renfermez 226 la qualité de Peintre à représenter naïvement quelque objet, sans se mettre en peine s’il y a de la vraisemblance, de la bienséance et du bon sens dans la composition mais je ne crois pas que les Peintres veuillent renoncer à l’obligation d’observer des conditions si justes et si nécessaires dans tout ouvrage. Quoi qu’il en soit, je soutiens qu’en qualité de Peintre il n’a pas mieux gardé l’unité qui doit être dans la composition d’un sujet, qu’il l’a fait en qualité d’historien, puisqu’il a mis deux points de vue dans son tableau, l’un pour le Paysage, et l’autre pour la Chambre, où le Sauveur est assis à table avec ses Disciples ; car l’horizon du Paysage est plus bas que cette table dont on voit le dessus qui tend à un autre point de vue beaucoup plus élevé ; faute de perspective qu’on ne pardonnerait pas aujourd’hui à un Écolier de quinze jours. Je ne crois pas que nous ayons au227 cun de ces reproches à faire au tableau de La Famille de Darius . C’est un véritable poème où toutes les règles sont observées. L’unité d’action, c’est Alexandre qui entre dans la tente de Darius . L’unité de lieu, c’est cette tente où il n’y a que les personnes qui s’y doivent trouver. L’unité de temps c’est le moment où Alexandre dit qu’on ne s’est pas beaucoup trompé en prenant Héphaistion pour lui, parce que Héphaistion est un autre lui-même. Si l’on regarde avec quel soin on a fait tendre toutes choses à un seul but, rien n’est de plus lié, de plus réuni, et de plus un, si cela se peut dire, que la représentation de cette histoire ; et rien en même temps n’est plus divers et plus varié si l’on considère les différentes attitudes des personnages, et les expressions particulières de leurs passions . Tout ne va qu’à représenter l’étonnement, l’admiration, la surprise et la crainte que cause l’arrivée du plus célèbre Con228 quérant de la Terre, et si ces passions qui n’ont toutes qu’un même objet se trouvent différemment exprimées dans les diverses personnes qui les représentent. La Mère de Darius abattue sous le poids de sa douleur et de son âge, adore le Vainqueur, et prosternée à ses pieds qu’elle embrasse, tâche de l’émouvoir par l’excès de son accablement ; la femme de Darius non moins touchée, mais ayant plus de force, regarde les yeux en larmes celui dont elle craint et attend toutes choses. Statira dont la beauté devient encore plus touchante par les pleurs qu’elle répand, paraît n’avoir pris d’autre parti que celui de pleurer. Parisatis plus jeune et par conséquent moins touchée, de son malheur, fait voir dans ses yeux la curiosité de celles de son sexe, et en même temps le plaisir qu’elle prend à contempler le Héros dont elle a ouï dire tant de merveilles. Le jeune fils de Darius 229 que la Mère présente à Alexandre, paraît surpris, mais plein d’une noble assurance que lui donne le sang dont il est né, et l’accoutumance de voir des hommes armés comme Alexandre . Les autres personnages ont tous aussi leur caractère si bien marqué, que non seulement on voit leurs passions en général, mais la nature et le degré de ces passions selon leur âge, leur condition et leur pays. Les esclaves y sont prosternés la tête contre terre dans une profonde adoration, les Eunuques faibles et timides semblent encore plus saisis de crainte que d’étonnement, et les femmes paraissent mêler à leur crainte un peu de cette confiance qu’elles ont dans l’honnêteté qui est due à leur sexe. D’ailleurs, quelle beauté et quelle diversité dans les airs de tête de ce tableau ; ils sont tous grands, tous nobles, et si cela se peut dire, tous héroïques en leur manière, de même que les vêtements, que 230 le Peintre a recherchés avec un soin et une étude inconcevables. Dans le tableau des Pèlerins toutes les têtes et toutes les draperies, hors celles du Christ et des deux disciples qui ont quelque noblesse sont prises sur des hommes et des femmes de la connaissance du Peintre , ce qui avilit extrêmement la composition de ce tableau, et fait un mélange aussi mal assorti que si dans une Tragédie des plus sublimes on mêlait quelques Scènes d’un style bas et comique . Si nous voulons présentement entrer dans ce qui est du pur Art de la peinture, nous trouverons que non seulement la Perspective y est partout bien observée, mais que rien ne se peut ajouter à la belle économie du tout ensemble, les figures qui semblent participer presque également à la même lumière sont néanmoins tellement dégradées, que si on les voulait changer de place, elles ne pourraient s’ac231 corder ensemble, à cause de la différence de leur teinte, qui semble la même dans la situation où elles sont, mais qui paraîtrait alors très différente. Voilà ce qui ne se peut pas dire si positivement du tableau des Pèlerins , de Paul Véronèse, ni de la plupart des tableaux de son temps. Ainsi je compare les ouvrages de nos excellents Modernes à des corps animés, dont les parties sont tellement liées les unes avec les autres, qu’elles ne peuvent pas être mises ailleurs, qu’au lieu où elles sont ; et je compare la plupart des tableaux anciens à un amas de pierres ou d’autres choses jetées ensemble au hasard, et qui pourraient se ranger autrement qu’elles ne sont sans qu’on s’en aperçût.

le Chevalier

Je vous avoue que le tableau de La Famille Darius m’a toujours semblé le chef-d’œuvre de Monsieur Le Brun ; et peut-être que l’honneur 232 qu’il a eu de le peindre sous les yeux du Roi, est cause qu’il s’y est surpassé lui-même car il le fit à Fontainebleau, où Sa Majesté prenait un extrême plaisir tous les jours à le voir travailler.

le Président

Quoi donc le Saint Michel et La Sainte Famille que nous venons de voir, ne seront pas comparables aux tableaux de Monsieur Le Brun  ?

l’Abbé

Je serais bien fâché d’avoir avancé une telle proportion, ce sont deux chefs-d’œuvre incomparables, et qui surpassent comme je l’ai déjà dit, tout ce que l’Italie a de plus beau. Il y a quelque chose de si grand et de si noble dans l’attitude et dans l’air de tête du Saint Michel , la correction du dessin y est si juste, et le mélange des couleurs si parfait, que ce qui peut y être désiré comme un peu moins de for 233 ce dans l’extrémité des parties ombrées, n’empêche pas qu’il ne soit le premier tableau du monde, à moins qu’on ne lui fasse disputer ce rang par le tableau de La Sainte Famille .

le Président

Vous passez donc condamnation pour ces deux tableaux ; et voilà le siècle de Raphaël au-dessus du nôtre.

l’Abbé

Cela ne conclut pas. Je demeure d’accord que ces deux tableaux, et plusieurs autres Maîtres anciens, excellent tellement dans les parties principales de la peinture, qu’à tout prendre ils peuvent être préférés à ceux d’aujourd’hui, mais je soutiens que ces grands hommes ont tous manqué en de certaines parties, où nos excellents Maîtres ne manquent plus. Raphaël par exemple a si peu connu la dégradation des lumières, et cet affaiblissement des couleurs 234 que cause l’interposition de l’air, en un mot ce qu’on appelle la perspective aérienne, que les figures du fond du tableau sont presque aussi marquées que celles du devant, que les feuilles des arbres éloignés se voient aussi distinctement que celles qui sont proches, que l’on n’a pas moins de peine à compter les fenêtres d’un bâtiment qui est à quatre lieues, que s’il n’était qu’à vingt pas de distance. Ainsi à regarder la peinture en elle-même et en tant qu’elle est un amas de préceptes pour bien peindre, elle est aujourd’hui plus parfaite et plus accomplie qu’elle n’a jamais été dans tous les autres siècles. Je dirai même que je ne suis pas bien ferme dans le jugement que je fais en faveur des tableaux de ces anciens Maîtres, non seulement à cause du respect dont je suis prévenu pour leur ancienneté, mais aussi à cause de la beauté réelle et effective que cette ancienneté leur donne. Car 235 il y a dans les ouvrages de peinture comme dans les viandes nouvellement tuées ou dans les fruits fraîchement cueillis, une certaine crudité et une certaine âpreté, que le temps seul peut cuire et adoucir en amortissant ce qui est trop vif, en affaiblissant ce qui est trop fort, et en noyant les extrémités des couleurs les unes dans les autres  : Qui sait le degré de beauté qu’acquerra La Famille de Darius , Le Triomphe d’Alexandre , La Défaite de Porus et les autres grands tableaux de cette force, quand le Temps aura achevé de les peindre, et y aura mis les mêmes beautés dont il a enrichi le Saint Michel et La Sainte Famille . Car je remarque que ces grands tableaux de Monsieur Le Brun se peignent et s'embellissent tous les jours, et que le Temps en adoucissant ce que le pinceau judicieux lui a donné pour être adouci et pour amuser son activité, qui sans cela s’attaquerait à la substan236 ce de l’ouvrage, y ajoute mille nouvelles grâces, qu’il n’y a que lui seul qui puisse donner.

le Chevalier

Ce que vous dites là me fait souvenir d’une espèce d’Emblème que j’ai vue quelque part dans une poésie qui traite de la Peinture. Le Temps y est représenté sous la figure d’un vieillard, qui d’une main tient un pinceau dont il retouche et embellit les ouvrages des excellents Maîtres, et de l’autre une éponge dont il efface les tableaux des méchants Peintres. Je me suis toujours souvenu des vers que je vais vous dire.

Sur les uns le Vieillard à qui tout est possible,
Passait de son pinceau la trace imperceptible,
D’une couche légère allait les brunissant.
Y mettait des beautés même en les effaçant ;
237 Adoucissait les jours, fortifiait les ombres,
Et les rendant plus beaux en les rendant plus sombres,
Leur donnait ce teint brun qui les fait respecter,
Et qu’un pinceau mortel ne saurait imiter.
Sur les autres tableaux d’un mépris incroyable,
Il passait sans les voir l’éponge impitoyable :
Et loin de les garder aux siècles à venir,
Il en effaçait tout jusques au souvenir.

l’Abbé

Cela est très vrai, et il y aura toujours de la peine à comparer un tableau ancien avec un moderne, parce qu’on ne sait ce que sera le Temps et quelles beautés il doit ajouter au tableau nouveau fait. Ainsi je soutiens toujours que la Peinture en elle-même est aujourd’hui plus accomplie que dans le siècle même de Raphaël, parce 238 que du côté du clair-obscur, de la dégradation des lumières des diverses bienséances de la composition, on est plus instruit et plus délicat qu’on ne l’a jamais été.

le Président

Cependant, ce n’est pas là le sentiment commun ; et si l’on en croit les Connaisseurs, les moindres tableaux des Anciens vont devant les plus beaux des Modernes.

l’Abbé

Vous croyez sans doute que cela vient du peu d’habileté de nos Peintres et de la grande capacité de ceux qui en jugent, je vous déclare que c’est tout le contraire. Si nos Peintres voulaient bien prendre moins de peine à leurs tableaux, en faire la composition plus simple et sans Art, marquer le proche et le loin presque également, et ne s’attacher qu’à la belle couleur ; en un mot faire des espèces d’enluminu239 res plutôt que de vrais tableaux, nos prétendus Connaisseurs en seraient mille fois plus contents ; mais les Peintres aiment mieux ne plaire qu’à un petit nombre de gens qui s’y connaissent, qu’à une multitude peu éclairée. Un seul homme du métier qu’ils estiment ou qu’ils craignent, les anime plus et les fait plus suer que tout le reste du monde ensemble.

le Chevalier

Je trouve qu’ils ont raison, et qu’il serait plus à propos de nous instruire dans la Peinture pour en bien juger, que de vouloir qu’ils peignent mal pour nous satisfaire.

le Président

Est-ce que tant de gens d’esprit, dont le siècle est rempli ne se connaissent pas en peinture ?

l’Abbé

Il y en a beaucoup qui s’y con240 naissent, mais il y en a encore davantage qui n’étant point nés pour les Arts, et n’en ayant fait aucune étude n’y entendent rien du tout.

le Chevalier

Cela est si vrai, que quand ces gens d’esprit qui n’ont pas le génie des Arts, font quelque comparaison tirée de la peinture, on ne peut les souffrir pour peu qu’on s’y connaisse.

l’Abbé

C’est une vérité que je n’aurais pas de peine à leur dire à eux-mêmes, puisque Apelle qui n’était pas moins bon Courtisan que bon Peintre , n’en fit pas de finesse à Alexandre tout Alexandre qu’il était car un jour que ce Conquérant de l’Asie, et pour dire quelque chose de plus dans la chose dont il s’agit, que cet excellent disciple d’Aristote , raisonnait avec lui sur un de ses tableaux, et en raisonnait 241 fort mal : « Si vous m’en croyez, lui dit Apelle, vous parlerez un peu plus bas, de peur que ce jeune Apprenti qui broie là des couleurs ne se moque de vous . »Tant il est vrai qu’on peut être de très grande qualité, avoir de l’esprit infiniment, et ne se connaître pas en peinture.

le Président

Mais que direz-vous des Curieux qui sont du même avis ? Vous ne pouvez pas les traiter d’ignorants en peinture, eux qui en décident souverainement.

l’Abbé

Il y a quelques Curieux qui ont le goût très fin ; mais il y en a beaucoup qui ne se connaissent en tableaux que comme les Libraires se connaissent en Livres. Ils savent le prix, la rareté et la généalogie d’un tableau sans en connaître le vrai mérite, comme les Li242 braires savent parfaitement ce qu’un Livre doit être vendu, l’abondance ou le peu d’exemplaires qu’il y en a, et l’histoire de ses éditions, sans rien savoir de ce qui est contenu dans le Livre.

le Chevalier

Je suis persuadé que les Curieux dont vous parlez sont plus habiles que vous ne dites, mais qu’ils sont bien aises d’entretenir la passion des vieux tableaux, et pour cause.

l’Abbé

Il y a un peuple entier que cette manie fait subsister, et je ne doute point que la manufacture des vieux tableaux ne soit encore d’un plus grand profit que celle des bustes antiques dont nous avons parlé.

le Président

Vous direz tout ce qu’il vous plaira mais je maintiendrai toujours que les Zeuxis et les Apelles en sa243 vaient plus que les Raphaëls et les Titiens, et que ces derniers ont été de beaucoup plus habiles que tous les Peintres de notre temps, qui ne seront jamais que de faibles disciples de ces grands hommes.

le Chevalier

Je vois bien que vous ne vous persuaderez pas l’un l’autre. Je serais d’avis maintenant que la plus grande chaleur est passée, de commencer notre promenade.

l’Abbé

Très volontiers, allons voir les jardins, et ne faisons autre chose que de les bien voir. Ce n’est pas qu’en considérant les Jets d’eau de ce Parterre, qu’on peut appeler des Fleuves jaillissants, je n’aie bien de la peine à ne pas demander si les Anciens ont eu rien de semblable.

244

le Président

Nous ne lisons pas qu’ils aient eu des fontaines aussi magnifiques que celles-ci, ils aimaient mieux pour l’ordinaire voir tomber l’eau de haut en bas selon son inclination naturelle, ce qui peut-être n’a pas moins de grâce que ces jets violents et forcés, qui fatiguent les yeux et l’imagination par leur contrainte continuelle.

l’Abbé

Quand on a des eaux qui jaillissent, il est aisé d’en avoir qui tombent de haut en bas.

le Président

Cependant on ne peut pas dire que les Anciens aient été moins magnifiques qu’on ne l’est aujourd’hui sur le fait des fontaines, si l’on considère seulement la grandeur immense de leurs aqueducs.

245

l’Abbé

Si vous pouviez voir le nombre infini d’aqueducs qui serpentent ici sous terre de tous côtés, vous verriez que la différence n’est pas si grande que vous vous l’imaginez, je soutiens d’ailleurs que la seule machine qui élève l’eau de la Seine pour être amenée dans ce parc, a quelque chose de plus étonnant et de plus merveilleux que tous les Aqueducs des Romains. Quoi qu’il en soit, s’il est vrai que l’eau soit l’âme des jardins , quels jardins ne paraîtront morts ou languissants auprès de ceux-ci ? Je suis sûr que si en nous en retournant nous trouvions ceux de Sémiramis ou ceux de Lucullus , ils nous sembleraient bien mornes et bien mélancoliques.

le Chevalier

Je crois même que les Jardins du Roi Alcinoos auraient peine à se soutenir malgré la beauté de leurs 246 eaux qu’on dit avoir été incomparable et dont Homère, à ce que j’ai ouï dire à un fort habile homme, a fait une description si belle et si naïve , que tous les Poètes qui lui ont succédé, et tous ceux qui viendront jusqu’à la fin du monde n’en feront jamais de semblable.

l’Abbé

Je n’ai point vu cette description, Homère dit simplement que dans le jardin d’Alcinoos, il y avait deux fontaines, dont l’une se répandait dans tout le jardin ; et l’autre passant sous le seuil de la porte, allait se rendre dans un grand réservoir, pour fournir de l’eau aux Habitants de la Ville [ v ] . Cet habile homme dont vous parlez s’est mal adressé pour louer Homère, qui en cet endroit ne mérite ni blâme ni louange.

le Chevalier

Il me semble que ces piédestaux, 247 ces socles et ces escaliers de marbre n’étaient que de pierre il y a quelques années.

l’Abbé

Cela est vrai, et l’on peut dire de Versailles ce qu’on disait de Rome, que de brique qu’elle était, Auguste l’avait rendue toute de marbre . Il est raisonnable que tout augmente dans ce palais, et se proportionne de jour en jour à la grandeur du Maître. Considérons, je vous prie, ces trois fontaines, celle du milieu se nomme la fontaine de la Pyramide , et celles des côtés les fontaines des Couronnes , ce sont des morceaux d’ouvrages qui mériteront longtemps d’être regardés. Mais que dites-vous de cette nappe d’eau et du grand bas-relief qu’elle couvre entièrement sans le cacher, ne vous semble-il pas que le mouvement de l’eau donne aussi du mouvement aux figures, et que ces Nymphes qui se baignent, se bai248 gnent dans de l’eau véritable ? Voilà un bas-relief dans toutes ses règles, il est du fameux Girardon . Non seulement les figures y paraissent de ronde-bosse et détachées de leur fond, mais éloignées les unes des autres, et s’enfoncer les unes plus, les autres moins dans le lointain du paysage : Voilà l’adresse du Sculpteur de savoir, comme nous l’avons déjà dit, avec deux ou trois pouces de relief, feindre toutes sortes d’éloignements. Descendons par cette allée qu’on nomme l' allée d’Eau . Ces Guéridons de part et d’autre, qui portent des Flambeaux de cristal, mais d’un cristal mouvant et animé, vous plaisent assurément : Et ce Dragon d’où sort une montagne d’eau, a quelque chose de terrible qui ne vous plaît pas moins ; c’est le Serpent Pithon qu’Apollon a blessé à mort, et qui semble vomir sa rage avec son sang. Je prévois que cette fontaine et la magnifique pièce d’eau qui termine le parc de ce 249 côté-là, vous arrêteront longtemps si vous voulez en remarquer toutes les beautés.

le Chevalier

C’est une tentation dont il faut bien se donner de garde quand on veut parvenir à voir tout Versailles, on n’en viendrait jamais à bout, allons donc à l' Arc de Triomphe dont on ouvre la porte.

l’Abbé

C’est ici où il serait malaisé de voir bien exactement tout ce qu’il y a de beau, de singulier et de remarquable.

le Président

Ce mélange d’or et de marbre de différentes couleurs sous cette eau qui redouble leur éclat naturel et parmi cette verdure qui leur sert de fond forment je ne sais quoi de si charmant et de si fabuleux tout ensemble, qu’on se croit transporté 250 dans ces palais enchantés dont parlent les Poètes, et qui ne subsistent que dans leur imagination .

l’Abbé

Je ne sais si l’imagination de Poètes a été aussi loin, nous avons les Songes de Poliphile , où celui qui en est l’Auteur, homme très ingénieux, et qui s’est plu à former dans son esprit tout ce qui peut rendre des Jardins agréables et magnifiques, n’a rien pensé qui en approche. Nous allons passer dans un endroit tout différent de celui-ci, qui cependant ne vous plaira pas moins, on l’appelle les Trois fontaines . Il semble que l’Art ne s’en soit pas mêlé, et que la Nature seule en ait pris le soin ; point de marbre, point d’or, point de bronze, ce n’est que de l’eau et du gazon au milieu d’un bois, mais cette eau et ce gazon sont si bien disposés, et le terrain qui s’élève insensiblement par une douce pente 251 et par des degrés heureusement placés, se présente si agréablement à la vue, qu’elle ne peut se lasser d’un objet si naturel et si aimable. Cette pièce est une de celles où l’excellent Monsieur Le Nôtre , qui a donné et fait exécuter tous les dessins des Jardinages, a autant bien réussi. Passons dans la pièce du Marais qui nous attend, ne trouvez-vous pas que ces buffets et ces grandes tables de marbre blanc sont bien superbes, que ces jets d’eau qui sortent de ces joncs et de ces branches d’arbres sont bien rustiques, et que ce mélange du riche et du champêtre donne du plaisir à l’imagination ? Il faut remarquer que dans les Jardins de ce Palais tout s’y ressemble pour être beau, magnifique et agréable, et que rien ne s’y ressemble néanmoins parce que toutes les choses qu’on y voit ont chacune un différent caractère de beauté, de magnificence et d’agrément.

Le nombre infini de merveilles dont sont remplis les autres endroits 252 qu’ils visitèrent, les Bosquets, l' Étoile , l' Encelade , la Salle des Festins , la Galerie des Antiques , la Colonnade , le Labyrinthe , et la Salle du Bal , les convainquirent de cette vérité. Las de marcher à n’en pouvoir plus, ils ne se pouvaient lasser de voir tant de chefs-d’œuvre et de l’Art et de la Nature. La Nuit seule mit fin à leur promenade, et les obligea de se retirer pour prendre du repos.

FIN




1 LE SIÈCLE DE LOUIS LE GRAND
POÈME


  La belle Antiquité fut toujours vénérable,
Mais je ne crus jamais qu’elle fût adorable.
Je vois les Anciens, sans plier les genoux,
Ils sont grands, il est vrai, mais hommes comme nous ;
Et l’on peut comparer, sans craindre d’être injuste,
Le siècle de Louis au beau siècle d’Auguste .
En quel temps sut-on mieux le dur métier de Mars  ?
Quand d’un plus vif assaut força-t-on des remparts ?
Et quand vit-on monter au sommet de la gloire,
D’un plus rapide cours le char de la victoire ?
Si nous voulions ôter le voile spécieux,
Que la prévention nous met devant les yeux,
Et, lassés d’applaudir à mille erreurs grossières,
Nous servir quelquefois de nos propres lumières,
2 Nous verrions clairement que sans témérité,
On peut n’adorer pas toute l’Antiquité ;
Et qu’enfin dans nos jours, sans trop de confiance,
On lui peut disputer le prix de la science.

   Platon, qui fut divin du temps de nos aïeux,
Commence à devenir quelquefois ennuyeux :
En vain son Traducteur [ w ] , partisan de l’Antique,
En conserve la grâce et tout le sel attique,
Du lecteur le plus âpre et le plus résolu,
Un dialogue entier ne saurait être lu.

  Chacun sait le décri du fameux Aristote ,
En Physique moins sûr qu’en Histoire Hérodote  ;
Ses écrits qui charmaient les plus intelligents,
Sont à peine reçus de nos moindres Régents.
Pourquoi s’en étonner ? Dans cette nuit obscure
Où se cache à nos yeux la secrète Nature,
Quoique le plus savant d’entre tous les humains,
Il ne voyait alors que des fantômes vains.
Chez lui, sans nul égard des véritables causes,
De simples qualités opéraient toutes choses,
Et son système obscur roulait tout sur ce point,
Qu’une chose se fait de ce qu’elle n’est point.
3 D’une épaisse vapeur se formait la Comète,
Sur un solide Ciel roulait chaque Planète,
Et tous les autres feux dans leurs vases dorés,
Pendaient du riche fond des lambris azurés.

  Grand Dieu depuis le jour qu’un art incomparable :
Trouva l’heureux secret de ce Verre admirable
Par qui rien sur la Terre et dans le haut des Cieux,
Quelque éloigné qu’il soit, n’est trop loin de nos yeux,
De quel nombre d’objets d’une grandeur immense,
S’est accrue en nos jours l’humaine connaissance.
Dans l’enclos incertain de ce vaste Univers,
Mille Mondes nouveaux ont été découverts,
Et de nouveaux Soleils, quand la nuit tend ses voiles,
Égalent désormais le nombre des étoiles.
Par des verres encor non moins ingénieux,
L’œil voit croître sous lui mille objets curieux,
Il voit, lorsqu’en un point sa force est réunie,
De l’Atome au Néant la distance infinie ;
Il entre dans le sein des moindres petits corps,
De la sage Nature il y voit les ressorts,
Et portant ses regards jusqu’en son Sanctuaire,
Admire avec quel art en secret elle opère.

  4 L’homme, de mille erreurs autrefois prévenu,
Et malgré son savoir, à soi-même inconnu,
Ignorait en repos, jusqu’aux routes certaines,
Du Méandre [ x ] vivant qui coule dans ses veines .
Des utiles vaisseaux, où de ses aliments,
Se font pour le nourrir les heureux changements,
Il ignorait encor la structure et l’usage,
Et de son propre corps le divin assemblage.
Non, non, sur la grandeur des miracles divers,
Dont le Souverain Maître a rempli l’univers,
La docte Antiquité, dans toute sa durée,
À l’égal de nos jours ne fut point éclairée.

  Mais si pour la Nature, elle eut de vains Auteurs,
Je la vois s’applaudir de ses grands Orateurs,
Je vois les Cicérons, je vois les Démosthènes,
Ornements éternels et de Rome et d’Athènes ,
Dont le foudre éloquent me fait déjà trembler,
Et qui de leurs grands noms, viennent nous accabler.
Qu’ils viennent, je le veux, mais que sans avantage
Entre les combattants le terrain se partage ;
Que, dans notre barreau, l’on les voie occupés
À défendre d’un champ trois sillons usurpés ;
5 Qu’instruits dans la coutume, ils mettent leur étude
À prouver d’un égout la juste servitude  ;
Ou qu’en riche appareil la force de leur Art,
Éclate à soutenir les droits de Jean Maillart .
Si leur haute éloquence, en ses démarches fières,
Refuse de descendre à ces viles matières,
Que nos grands orateurs soient assez fortunés
Pour défendre comme eux, des Clients couronnés [ y ] ,
Ou qu’un grand Peuple en foule accoure les entendre
Pour déclarer la guerre au Père d’Alexandre [ z ] ,
Plus qu’eux peut-être alors diserts et véhéments,
Ils donneraient l’essor aux plus grands mouvements ;
Et si pendant le cours d’une longue Audience,
Malgré les traits hardis de leur vive éloquence,
On voit nos vieux Catons sur leurs riches tapis,
Tranquilles auditeurs et souvent assoupis,
On pourrait voir alors, au milieu d’une place,
S’émouvoir, s’écrier l’ardente Populace.

  Ainsi quand sous l’effort des Autans irrités,
Les paisibles Étangs sont à peine agités,
Les moindres Aquilons sur les plaines salées,
Élèvent jusqu’aux Cieux les vagues ébranlées.

  6 Père de tous les Arts, à qui du Dieu des vers
Les Mystères profonds ont été découverts ;
Vaste et puissant génie, inimitable Homère ,
D’un respect infini ma Muse te révère :
Non ce n’est pas à tort que tes inventions,
En tout temps ont charmé toutes les Nations ;
Que de tes deux Héros, les hautes aventures,
Sont le noble sujet des plus doctes peintures,
Et que des grands Palais les murs et les lambris
Prennent leurs ornements de tes divins écrits.
Cependant si le Ciel, favorable à la France,
Au Siècle où nous vivons eût remis ta naissance,
Cent défauts qu’on impute au siècle où tu naquis,
Ne profaneraient pas tes ouvrages exquis.
Tes superbes Guerriers prodiges de vaillance,
Prêts de s’entrepercer du long fer de leur lance,
N’auraient pas si longtemps tenu le bras levé ;
Et, lorsque le combat devrait être achevé,
Ennuyé les Lecteurs d’une longue Préface,
Sur les faits éclatants des Héros de leur Race.
Ta verve aurait formé ces vaillants demi-Dieux
Moins brutaux, moins cruels et moins capricieux ;
7 D’une plus fine entente et d’un art plus habile,
Aurait été forgé le bouclier d’Achille ,
Chef-d’œuvre de Vulcain , où son savant burin,
Sur le front lumineux d’un résonnant airain,
Avait gravé le Ciel, les Airs, l’Onde et la Terre,
Et tout ce qu’Amphitrite en ses deux bras enserre,
Où l’on voit éclater le bel Astre du jour,
Et la Lune, au milieu de sa brillante Cour,
Où l’on voit deux Cités parlant diverses langues,
Où de deux Orateurs on entend les harangues ,
Où de jeunes Bergers sur la rive d’un bois,
Dansent l’un après l’autre, et puis tous à la fois,
Où mugit un taureau qu’un fier lion dévore,
Où sont de doux concerts ; et cent choses encore
Que jamais d’un burin, quoiqu’en la main des Dieux,
Le langage muet ne saurait dire aux yeux :
Ce fameux bouclier, dans un siècle plus sage,
Eût été plus correct et moins chargé d’ouvrage.
Ton génie abondant en ses descriptions,
Ne t’aurait pas permis tant de digressions ,
Et modérant l’excès de tes allégories ,
Eût encor retranché cent doctes rêveries,
8 Où ton esprit s’égare et prend de tels essors,
Qu’Horace te fait grâce en disant que tu dors.

  Ménandre, j’en conviens, eut un rare génie,
Et pour plaire au Théâtre une adresse infinie.
Virgile j’y consens mérite des Autels,
Ovide est digne encor des honneurs immortels :
Mais ces rares Auteurs qu’aujourd’hui l’on adore,
Étaient-ils adorés quand ils vivaient encore ?
Écoutons Martial [ aa ] . Ménandre, esprit charmant,
Fut du théâtre grec applaudi rarement :
Virgile vit les vers d’Ennius le bon homme,
Lus, chéris, estimés des connaisseurs de Rome,
Pendant qu’avec langueur on écoutait les siens ;
Tant on est amoureux des auteurs anciens,
Et malgré la douceur de sa veine divine,
Ovide était connu de sa seule Corinne .

  Ce n’est qu’avec le temps que leur nom s’accroissant,
Et toujours, plus fameux, d’âge en âge passant,
À la fin s’est acquis cette gloire éclatante,
Qui de tant de degrés a passé leur attente.

  Tel, à flots épandus un fleuve impétueux,
En abordant la mer coule majestueux,
9 Qui sortant de son roc sur l’herbe de ses rives,
Y roulait, inconnu, ses ondes fugitives.

  Donc quel haut rang d’honneur ne devront point tenir
Dans les fastes sacrés des Siècles à venir,
Les Régniers, les Maynards, les Gombauds, les Malherbes,
Les Godeaux, les Racans, dont les écrits superbes,
En sortant de leur veine et dès qu’ils furent nés,
D’un laurier immortel se virent couronnés.
Combien seront chéris par les races futures,
Les galants Sarasins, et les tendres Voitures,
Les Molières naïfs , les Rotrous, les Tristans,
Et cent autres encor délices de leur temps :
Mais quel sera le sort du célèbre Corneille,
Du Théâtre français l’honneur et la merveille,
Qui sut si bien mêler aux grands événements,
L’héroïque beauté des nobles sentiments ?
Qui des peuples pressés vit cent fois l’affluence,
Par de longs cris de joie honorer sa présence,
Et les plus sages Rois de sa veine charmés,
Écouter les héros qu’il avait animés.
De ces rares auteurs, au temple de mémoire,
On ne peut concevoir quelle sera la gloire,
10 Lorsqu’insensiblement consacrant leurs écrits,
Le Temps aura pour eux gagné tous les esprits ;
Et par ce haut relief qu’il donne à toute chose,
Amené le moment de leur Apothéose.

  Maintenant à loisir sur les autres Beaux-Arts,
Pour en voir le succès, promenons nos regards.

  Amante des appas de la belle Nature,
Venez, et dites-nous, agréable Peinture :
Ces Peintres si fameux des Siècles plus âgés,
De talents inouïs furent-ils partagés ;
Et le doit-on juger par les rares merveilles
Dont leurs adorateurs remplissent nos oreilles :
Faut-il un si grand art pour tromper un oiseau,
Un Peintre est-il parfait pour bien peindre un rideau ?
Et fut-ce un coup de l’art si digne qu’on l’honore,
De fendre un mince trait, d’un trait plus mince encore,
À peine maintenant ces exploits singuliers
Seraient le coup d’essai des moindres écoliers.
Ces Peintres commençants, dans le peu qu’ils apprirent,
N’en surent guère plus que ceux qui les admirent.

  Dans le siècle passé, des hommes excellents
Possédaient, il est vrai, vos plus riches talents :
11 L’illustre Raphaël, cet immense génie,
Pour peindre, eut une force, une grâce infinie,
Et tout ce que forma l’adresse de sa main,
Porte un air noble et grand, qui semble plus qu’humain.
Après lui s’éleva son école savante,
Et celle des Lombards à l’envi triomphante.
De ces Maîtres de l’Art les Tableaux précieux
Seront dans tous les temps, le doux charme des yeux.
De votre Art cependant le secret le plus rare,
Ne leur fut départi que d’une main avare,
Le plus docte d’entre eux ne sut que faiblement,
Du clair et de l’obscur l’heureux ménagement.
On ne rencontre point dans leur simple manière
Le merveilleux effet de ce point de lumière,
Qui sur un seul endroit vif et resplendissant,
Va de tous les côtés toujours s’affaiblissant,
Qui de divers objets que le sujet assemble,
Par le nœud des couleurs ne fait qu’un tout ensemble,
Et présente à nos yeux l’exacte vérité
Dans toute la douceur de sa naïveté.
Souvent sans nul égard du changement sensible
Que fait, de l’air épais, la masse imperceptible,
12 Les plus faibles lointains et les plus effacés
Sont comme les devants distinctement tracés,
Ne sachant pas encor qu’un Peintre en ses ouvrages,
Des objets éloignés doit former les images,
Lorsque confusément son œil les aperçoit,
Non telles qu’elles sont, mais telles qu’il les voit .
C’est par là que Le Brun toujours inimitable ,
Donne à tout ce qu’il fait un air si véritable,
Et que, dans l’avenir, ses ouvrages fameux
Seront l’étonnement de nos derniers neveux.

  Non loin du beau séjour de l’aimable Peinture ,
Habite pour jamais la tardive Sculpture  ;
Près d’elle est la Vénus , l’Hercule , l’Apollon ,
Le Bacchus , le Lantin et le Laocoon ,
Chefs-d’œuvre de son art, choisis entre dix mille ;
Leurs divines beautés me rendent immobile,
Et souvent interdit il me semble les voir
Respirer comme nous, parler et se mouvoir.
C’est ici, je l’avoue, où l’audace est extrême,
De soutenir encor mon surprenant Problème ;
Mais si l’Art qui jamais ne se peut contenter,
Découvre des défauts qu’on leur peut imputer,
13 Si du Laocoon la taille vénérable,
De celle de ses fils est par trop dissemblable,
Et si les moites corps des serpents inhumains,
Au lieu de deux enfants enveloppent deux nains,
Si le fameux Hercule a diverses parties,
Par des muscles trop forts un peu trop ressenties,
Quoique tous les savants, de l’Antique entêtés
Érigent ces défauts en de grandes beautés,
Doivent-ils nous forcer à ne voir rien de rare,
Aux Chefs-d’œuvre nouveaux dont Versailles se pare,
Que tout homme éclairé qui n’en croit que ses yeux,
Ne trouve pas moins beaux pour n’être pas si vieux ?
Qui se font admirer, et semblent pleins de vie,
Tout exposés qu’ils sont aux regards de l’Envie ?
Mais que n’en diront point les siècles éloignés,
Lorsqu’il leur manquera quelque bras, quelque nez ?
Ces ouvrages divins où tout est admirable,
Sont du temps de Louis, ce Prince incomparable,
Diront les curieux. Cet auguste Apollon
Sort de la sage main du fameux Girardon ,
Ces Chevaux du Soleil , qui marchent, qui bondissent,
Et, qu’au rapport des yeux, on croirait qu’ils hennissent
14 Sont l’ouvrage immortel des deux frères Gaspards,
Et cet aimable Acis , qui charme vos regards,
Où tout est naturel autant qu’il est artiste,
Naquit sous le ciseau du gracieux Baptiste,
Cette jeune Diane , où l’œil, à tout moment,
De son geste léger, croit voir le mouvement,
Qui placée à son gré le long de ces bocages,
Semble vouloir sans cesse entrer sous leurs feuillages,
Se doit à l’Ouvrier [ ab ] dont la savante main,
Sous les traits animés d’un colosse d’airain,
Secondant d’Aubusson dans l’ardeur de son zèle,
Du Héros immortel fit l’image immortelle.

  Allons sans différer dans ces aimables lieux,
De tant de grands objets rassasier nos yeux.
Ce n’est pas un palais, c’est une Ville entière,
Superbe en sa grandeur, superbe en sa matière ;
Non, c’est plutôt un monde, où du grand Univers
Se trouvent rassemblés les miracles divers.
Je vois de toutes parts les fleuves qui jaillissent,
Et qui forment des mers des ondes qu’ils vomissent,
Par un Art incroyable ils ont été forcés
De monter au sommet de ces lieux exhaussés,
15 Et leur eau qui descend aux jardins qu’elle arrose,
Dans cent riches Palais en passant se repose.
Que leur peut opposer toute l’Antiquité,
Pour égaler leur pompe et leur variété ?

  Naguère dans sa Chaire, un maître en Rhétorique ,
Plein de ce fol amour qu’ils ont tous pour l’Antique,
Louant ces beaux Jardins, qu’il disait avoir vus,
On les prendrait, dit-il, pour ceux d’Alcinoos.
Le Jardin de ce Roi, si l’on en croit Homère ,
Qui se plut à former une belle chimère,
Utilement rempli de bons arbres fruitiers,
Renfermait dans ses murs quatre arpents tout entiers.
Là se cueillait la poire, et la figue, et l’orange,
Ici dans un recoin se foulait la vendange,
Et là de beaux raisins sur la terre épanchés,
S’étalaient au soleil pour en être séchés.
Dans le Royal enclos, on voyait deux fontaines :
Non s’élever en l’air superbes et hautaines,
Mais former à l’envi deux paisibles ruisseaux,
Dont l’un mouillait le pied de tous les arbrisseaux,
Et l’autre, s’échappant du Jardin magnifique,
Abreuvait les passants dans la place publique.

   16 Tels sont dans les hameaux des prochains environs
Les rustiques jardins de nos bons vignerons.

  Que j’aime la fraîcheur de ces bocages sombres,
Où se sont retirés le repos et les ombres,
Où sans cesse on entend le murmure des eaux
Qui sert de symphonie au concert des oiseaux ;
Mais ce concert si doux où leur amour s’explique,

  La Grèce toujours vaine, est encore sur ce point,
Fabuleuse à l’excès et ne se dément point.
Si l’on ose l’en croire, un chantre de la Thrace,
Forçait les animaux de le suivre à la trace,
Et même les forêts, jusqu’aux moindres buissons,
Tant le charme était fort de ses douces chansons.
Un autre plus expert, non content que sa lyre
Fît marcher sur ses pas les rochers qu’elle attire,
Vit ces mêmes rochers de sa lyre enchantés,
Se poser l’un sur l’autre et former des cités.
Ces fables, il est vrai, sagement inventées,
Par la Grèce avec art ont été racontées,
Mais, comment l’écouter, quand d’un ton sérieux,
Et mettant à l’écart tout sens mystérieux,
17 Elle dit qu’à tel point dans le cœur le plus sage,
Ses joueurs d’Instruments faisaient entrer la rage
En sonnant les accords du mode Phrygien,
Que les meilleurs amis et les plus gens de bien,
Criaient, se querellaient, faisaient mille vacarmes,
Et pour s’entretuer couraient prendre des armes :
Que quand ces enragés écumant de courroux,
Se tenaient aux cheveux et s’assommaient de coups,
Les joueurs d’instruments pour adoucir leur bile,
Touchaient le Dorien, mode sage et tranquille,
Et qu’alors ces mutins, à de si doux accents,
S’apaisant tout à coup rentraient dans leur bon sens .
Elle se vante encor qu’elle eut une Musique
Utile au dernier point dans une République,
Qui de tout fol amour amortissait l’ardeur,
Et du sexe charmant conservait la pudeur ;
Qu’une Reine [ ac ] autrefois pour l’avoir écoutée,
Fut près d’un lustre entier en vain sollicitée ;
Mais qu’elle succomba dès que son séducteur,
Eut chassé d’auprès d’elle un excellent flûteur,
Dont, pendant tout ce temps la haute suffisance,
Avait de cent périls gardé son innocence.
18 Avec toute sa pompe et son riche appareil,
La musique en nos jours ne fait rien de pareil.

  Ce bel art tout divin par ses douces merveilles,
Ne se contente pas de charmer les oreilles,
Ni d’aller jusqu’au cœur par ses expressions
Émouvoir à son gré toutes les passions :
Il va, passant plus loin, par sa beauté suprême,
Au plus haut de l’esprit charmer la Raison même.

  Là cet ordre, ce choix et ces justes rapports
Des divers mouvements et des divers accords,
Le choc harmonieux des contraires parties,
Dans leurs tons opposés sagement assorties,
Dont l’une suit les pas de l’autre qui s’enfuit :
Le mélange discret du silence et du bruit,
Et de mille ressorts la conduite admirable
Enchantent la raison d’un plaisir ineffable.

  Ainsi, pendant la nuit, quand on lève les yeux
Vers les astres brillants de la voûte des cieux,
Plein d’une douce joie, on contemple, on admire
Cet éclat vif et pur dont on les voit reluire,
Et d’un respect profond on sent toucher son cœur
Par leur nombre étonnant et leur vaste grandeur :
19 Mais si de ces beaux feux les courses mesurées,
De celui qui les voit ne sont pas ignorées,
S’il connaît leurs aspects et leurs déclinaisons,
Leur chute et leur retour, qui forment les saisons,
Combien adore-t-il la sagesse infinie,
Qui de cette nombreuse et céleste harmonie,
D’un ordre compassé jusqu’aux moindres moments
Règle les grands accords et les grands mouvements ?

  La Grèce, je le veux, eut des voix sans pareilles ,
Dont l’extrême douceur enchantait les oreilles,
Ses Maîtres, pleins d’esprit, composèrent des chants,
Tels que ceux de Lully, naturels et touchants ;
Mais n’ayant point connu la douceur incroyable
Que produit des accords la rencontre agréable [ ad ] ,
Malgré tout le grand bruit que la Grèce en a fait,
Chez elle ce bel art fut un art imparfait :
Que si de sa Musique on la vit enchantée,
C’est qu’elle se flatta de l’avoir inventée,
Et son ravissement fut l’effet de l’amour
Dont on est enivré pour ce qu’on met au jour.

  Ainsi, lorsqu’un enfant, dont la langue s’essaye,
Commence à prononcer, fait du bruit et bégaye,
20 La mère qui le tient a ses sens plus charmés
De trois ou quatre mots qu’à peine il a formés,
Que de tous les discours pleins d’art et de science,
Que déclame en public la plus haute éloquence .

  Que ne puis-je évoquer le célèbre Arion,
L’incomparable Orphée et le sage Amphion,
Pour les rendre témoins de nos rares merveilles,
Qui, dans leur siècle heureux, n’eurent point de pareilles.

  Quand la toile se lève [ ae ] , et que les sons charmants
D’un innombrable amas de divers instruments,
Forment cette éclatante et grave symphonie,
Qui ravit tous les sens par sa noble harmonie,
Et par qui le moins tendre en ce premier moment,
Sent tout son corps ému d’un doux frémissement ;
Ou quand d’aimables voix que la Scène rassemble,
Mêlent leurs divins chants et leurs plaintes ensemble,
Et par les longs accords de leur triste langueur,
Pénètrent jusqu’au fond le moins sensible cœur ;
Sur des maîtres de l’art, sur des âmes si belles,
Quel pouvoir n’auraient pas tant de grâces nouvelles ?

  Tout art n’est composé que des secrets divers
Qu’aux hommes curieux l’usage a découverts,
21 Et cet utile amas des choses qu’on invente,
Sans cesse, chaque jour, ou s’épure, ou s’augmente :
Ainsi, les humbles toits de nos premiers aïeux,
Couverts négligemment de joncs et de glaïeux,
N’eurent rien de pareil en leur architecture,
À nos riches palais d’éternelle structure :
Ainsi le jeune chêne en son âge naissant,
Ne peut se comparer au chêne vieillissant,
Qui, jetant sur la terre un spacieux ombrage
Avoisine le Ciel de son vaste branchage.

  Mais c’est peu, dira-t-on, que par un long progrès ,
Le Temps de tous les Arts découvre les secrets,
La Nature affaiblie en ce Siècle où nous sommes,
Ne peut plus enfanter de ces merveilleux hommes,
Dont avec abondance, en mille endroits divers,
Elle ornait les beaux jours du naissant Univers,
Et que, tout pleins d’ardeur, de force et de lumière,
Elle donnait au monde en sa vigueur première.

  À former les esprit comme à former les corps,
La Nature en tout temps fait les mêmes efforts ,
Son Être est immuable, et cette force aisée
Dont elle produit tout, ne s’est point épuisée :
22 Jamais l’Astre du jour qu’aujourd’hui nous voyons,
N’eut le front couronné de plus brillants rayons,
Jamais, dans le Printemps, les roses empourprées,
D’un plus vif incarnat ne furent colorées :
Non moins blanc qu’autrefois brille dans nos jardins
L’éblouissant émail des lis et des jasmins,
Et dans le siècle d’or la tendre Philomèle,
Qui charmait nos aïeux de sa chanson nouvelle,
N’avait rien de plus doux que celle dont la voix
Réveille les échos qui dorment dans nos bois :
De cette même main les forces infinies
Produisent en tout temps de semblables génies .

  Les Siècles, il est vrai, sont entre eux différents,
Il en fut d’éclairés, il en fut d’ignorants,
Mais si le règne heureux d’un excellent Monarque
Fut toujours de leur prix et la cause et la marque,
Quel Siècle pour ses Rois, des hommes révérés,
Au Siècle de Louis peut être préféré ?
De Louis, qu’environne une gloire immortelle,
De Louis, des grands Rois le plus parfait modèle ?

  Le Ciel en le formant épuisa ses trésors,
Et le combla des dons de l’Esprit et du Corps ;
23 Par l’ordre des Destins la Victoire asservie
À suivre tous les pas de son illustre vie,
Animant les efforts de ses vaillants Guerriers,
Dès qu’il régna sur nous le couvrit de lauriers ;
Mais lorsqu’il entreprit de mouvoir par lui-même,
Les pénibles ressorts de la grandeur suprême,
De quelle majesté, de quel nouvel éclat,
Ne vit-on pas briller la face de l’État ?
La pureté des lois partout est rétablie,
Des funestes duels la rage est abolie ;
Sa Valeur en tous lieux soutient ses alliés,
Sous Elle, les ingrats tombent humiliés,
Et l’on voit tout à coup les fiers peuples de l’Èbre,
Du rang qu’il tient sur eux rendre un aveu célèbre.
Son bras se signalant par cent divers exploits,
Des places qu’il attaque en prend quatre à la fois ;
Aussi loin qu’il le veut il étend ses frontières,
En dix jours, il soumet des Provinces entières,
Son armée à ses yeux passe un fleuve profond,
Que César ne passa qu’avec l’aide d’un pont.
De trois vastes États les haines déclarées
Tournent contre lui seul leurs armes conjurées ;
24 Il abat leur orgueil, il confond leurs projets,
Et pour tout châtiment leur impose la paix.

  Instruit d’où vient en lui cet excès de puissance,
Il s’en sert, plein de zèle et de reconnaissance,
À rendre à leur bercail les troupeaux égarés,
Qu’une mortelle erreur en avait séparés,
Et par ses pieux soins, l’Hérésie étouffée
Fournit à ses vertus un immortel trophée.

  Peut-être qu’éblouis par tant d’ heureux progrès,
Nous n’en jugeons pas bien pour en être trop près,
Consultons au-dehors, et formons nos suffrages
Au gré des Nations des plus lointaines plages,
De ces Peuples heureux où plus grand, plus vermeil,
Sur un char de rubis se lève le Soleil,
Où la Terre, en tout temps, d’une main libérale,
Prodigue ses trésors qu’avec pompe elle étale,
Dont les superbes Rois sont si vains de leur sort,
Qu’un seul regard sur eux est suivi de la mort.
L’invincible Louis, sans flotte, sans armée,
Laisse agir en ces lieux sa seule renommée.
Et ces Peuples charmés de ses exploits divers,
Traversent sans repos le vaste sein des mers,
25 Pour venir à ses pieds lui rendre un humble hommage
Pour se remplir les yeux de son auguste image,
Et goûter le plaisir de voir tout à la fois,
Des hommes le plus sage, et le plus grand des Rois.

  Ciel à qui nous devons cette splendeur immense,
Dont on voit éclater notre Siècle et la France,
Poursuis de tes bontés le favorable cours,
Et d’un si digne Roi conserve les beaux jours,
D’un Roi qui dégagé des travaux de la Guerre,
Aimé de ses Sujets, craint de toute la Terre,
Ne va plus occuper tous ses soins généreux,
Qu’à nous régir en paix, et qu’à nous rendre heureux .

FIN




27 Épître au roi, à l’occasion du poème précédent, et sur l’excès de joie que Paris témoigna de la convalescence de Sa Majesté


  Oui, ton siècle, Grand Roi, ton siècle plein de gloire
Sur les siècles passés remporte la victoire,
Et du fameux combat qui l’élève sur eux,
Il ne doit qu’à Toi seul tout le succès heureux ;
Il vient donc à tes pieds remettre la Couronne,
Que de ses fiers Rivaux la défaite lui donne,
Et révérer en Toi cette auguste grandeur,
Qui fait toute sa force et toute sa splendeur.

   28 Lorsque des plus savants ardemment souhaitée
La palme des beaux Arts fut entre eux disputée :
Qu’en l’art de discourir nos modernes Auteurs
Osèrent s’attaquer aux plus vieux Orateurs,
Qu’aux Homères divins, qu’aux Virgiles superbes
On vit se mesurer nos Racans, nos Malherbes ;
Qu’aux Chantres de la Grèce en diverses façons,
Nos célèbres Lullys disputèrent des sons ;
Que nos savants Le Bruns firent tête aux Apelles ,
Nos fameux Girardons aux fameux Praxitèles  ;
D’une aile irrésolue on vit voler longtemps,
La victoire douteuse entre les combattants ;
Mais quand pour réparer la honte qu’ils en eurent,
Des siècles éloignés les Monarques parurent,
Fiers d’avoir en leurs jours par leurs exploits divers,
Rempli d’étonnement les yeux de l’Univers,
À l’éclat sans pareil de ta solide gloire,
Qui doit les vaincre encor dans le champ de l’Histoire,
On les vit se troubler et tomber abattus,
Sous le nombre et sous le poids de tes hautes vertus ;

  D’abord par sa valeur l’invincible Alexandre
Au prix qui t’attendait sembla pouvoir prétendre
29 Mais de son vaste orgueil le projet odieux,
Ce désir insensé d’être au nombre des Dieux ,
Ses noirs emportements, son cœur de sang avide,
Et de son vin brutal la fureur homicide
Ternirent pour jamais l’éclat de sa valeur ;
Et son siècle confus en gémit de douleur.

  Du second des Césars, la sagesse profonde
Qui sous de justes lois sut régir tout le monde,
Tel le rendait égal en pompe, en majesté,
Quand des Proscriptions l’indigne cruauté,
Obscurcissant les noms et de juste et de sage,
Le força de céder et de te rendre hommage.

  De ces nobles combats les témoins attentifs
Ne purent se résoudre à demeurer oisifs ;
L’Amour des Anciens, cette aveugle manie
Qui des Actes guerriers, des Arts et du Génie,
Ne mesure le prix qu’au seul nombre des ans,
Pour les siècles passés fit mille partisans ;
Mais ce brûlant Amour de ta gloire immortelle,
Qui règne dans le cœur de ton Peuple fidèle ;
Peuple si renommé par l’amour de ses Rois
De la prévention fut l’heureux contrepoids.
30 Si cette noble ardeur pour Toi sans retenue
Avait pu jusqu’ici ne t’être pas connue,
Assez tu l’as pu voir dans nos vœux empressés
À l’effroyable aspect de tes jours menacés,
Et lorsqu’à la douleur cessas d’être en proie,
Assez t’en a parlé l’excès de notre joie
Qui par des saints transports s’élevant jusqu’aux Cieux
Eut encor le bonheur d’éclater à tes yeux.

  Quand sous les feux tonnants de ta foudre irritée,
Par de rudes assauts une ville emportée,
T’ouvrait son triste sein, qu’abattus à tes pieds
Ses plus fiers habitants rampaient humiliés,
Que ses murs démolis et fumants de carnage,
Publiaient du Vainqueur la force et le courage,
De ces objets affreux s’élevait un encens,
Qui pour ton cœur guerrier eut mille attraits puissants ;
Mais confesse, grand Roi, qu’en ce jour plein de charmes,
pour bénir le Ciel d’avoir tari nos larmes,
Tu vins, ne consultant que ta seule bonté,
Dans les murs bienheureux de ta vaste cité,
Où tu vis à quel point, de son Peuple fidèle,
S’allumaient sous tes yeux l’allégresse et le zèle
31 Où ce Peuple charmé cherchait de toutes parts
Le précieux trésor d’un seul de tes regards,
Et tâchant d’exprimer le fond de sa pensée
Par ses cris éclatants, et sa foule empressée,
Te disait, enivré de l’amour qui t’est dû,
Qu’il tiendrait tout son sang dignement répandu
S’il pouvait ajouter, en dépit de l’Envie,
Un rayon à ta gloire, un moment à ta vie ;
Oui, confesse, Grand Roi, que peu d’autres plaisirs,
D’une douceur pareille ont rempli tes désirs ;

  Ainsi puisque du Ciel la bonté singulière
Rouvre à tes jours heureux une longue carrière
D’un soin toujours tranquille et toujours agissant ;
Rends, s’il se peut ton siècle encor plus florissant,
Qu’à l’aspect des beautés qu’aura seul ton Empire,
Ainsi que le Passé, l’Avenir en soupire,
Par l’honneur précieux de tes féconds regards
Pousse encore plus loin l’excellence des Arts,
Force plus que jamais l’agréable Abondance,
À verser ses trésors dans le sein de la France ;
Et par l’épanchement de ses biens les plus doux,
Redouble le chagrin de nos voisins jaloux :
32 Sûr que si dans l’enclos des siècles et du Monde
À tes hautes vertus il n’est rien qui réponde,
C’est de ton Peuple seul l’inébranlable foi,
Et l’amour infini dont il brûle pour toi.

Fin de l’Épître




27 LE GÉNIE.
ÉPISTRE À MONSIEUR DE FONTENELLE


  Comme on voit des Beautés sans grâce et sans appas,
Qui surprennent les yeux, mais qui ne touchent pas .
Où brille vainement sur un jeune visage
De la rose et du lys le pompeux assemblage,
Où sous un front serein de beaux yeux se font voir
Comme des Rois captifs, sans force et sans pouvoir :
Tels on voit des Esprits au-dessus du vulgaire,
Qui parmi cent talents n’ont point celui de plaire .

   28 En vain, cher Fontenelle , ils savent prudemment
Employer dans leurs vers jusqu’au moindre ornement.
Prodiguer les grands mots, les figures sublimes,
Et porter à l’excès, la richesse des rimes ;
On bâille, on s’assoupit, et tout cet appareil
Après un long ennui cause enfin le sommeil .

  Il faut qu’une chaleur dans l’âme répandue,
Pour agir au dehors et l’élève et la remue,
Lui fournisse un discours qui dans chaque auditeur
Ou de force ou de gré trouve un approbateur,
Qui saisisse l’esprit, le convainque et le pique,
Qui déride le front du plus sombre Critique,
Et qui par la beauté de ses expressions
Allume dans le cœur toutes les passions .

  C’est ce feu qu’autrefois, d’une audace nouvelle,
Prométhée enleva de la voûte éternelle,
Et que le Ciel répand, sans jamais s'épuiser
Dans l’âme des Mortels qu’il veut favoriser.
L’Homme, sans ce beau feu qui l’éclaire et l’épure,
N’est que l’ombre de l’Homme et sa vaine figure,
Il demeure insensible à mille doux appâts
Que d’un œil languissant il voit et ne voit pas.
29 Des plus tendres accords les savantes merveilles
Frappent sans le charmer ses stupides oreilles,
Et les plus beaux objets qui passent par ses sens,
N’ont tous, pour sa Raison , que des traits impuissants ;
Il lui manque ce feu, cette divine flamme,
L’Esprit de son Esprit et l’Âme de son Âme.

  Que celui qui possède un don si précieux,
D’un encens éternel en rende grâce aux Cieux ;
Éclairé par lui-même et sans étude, habile,
Il trouve à tous les Arts une route facile ;
Le Savoir le prévient et semble lui venir
Bien moins de son travail que de son souvenir.
Sans peine il se fait jour dans cette nuit obscure
Où se cache à nos yeux la secrète Nature ,
Il voit tous les ressorts qui meuvent l’Univers ;
Et si le sort l’engage au doux métier des vers,
Par lui mille beautés à toute heure sont vues,
Que les autres Mortels n’ont jamais aperçues ;
Quelque part qu’au matin il découvre des fleurs,
Il voit la jeune Aurore y répandre des pleurs ;
S’il jette ses regards sur les plaines humides,
Il y voit se jouer les vertes Néréides ,
30 Et son oreille entend tous les différents tons
Que poussent dans les airs les conques des Tritons .
S’il promène ses pas dans une forêt si sombre,
Il y voit des Sylvains et des Nymphes sans nombre,
Qui toutes l’arc en main, le carquois sur le dos,
De leurs cors enroués réveillent les échos ;
Et chassant à grand bruit vont terminer leur course
Au bord des claires eaux d’une bruyante source.
Tantôt il les verra sans arc et sans carquois
Danser durant la nuit au silence des bois.
Et sous les pas nombreux de leur danse légère
Faire à peine plier la mousse et la fougère,
Pendant qu’aux mêmes lieux le reste des Humains,
Ne voit que des chevreuils, des biches et des daims.

  C’est dans ce feu sacré que germe l’Éloquence ,
Qu’elle y forge ses traits, sa noble véhémence ,
Qu’elle y rend ses discours si brillants et si clairs ;
C’est ce feu qui formait la foudre et les éclairs
Dont le fils de Xantippe [ af ] et le grand Démosthène
Effrayaient à leur gré tout le peuple d’Athènes .
C’est cette même ardeur qui donne aux autres Arts
Ce qui mérite en eux d’attirer nos regards.
31 Qui féconde, produit par ses vertus secrètes
Les Peintres, les Sculpteurs, les Chantres , les Poètes,
Tous ces hommes enfin en qui l’on voit régner
Un merveilleux savoir qu’on ne peut enseigner,
Une sainte fureur, une sage manie,
Et tous les autres dons qui forment le Génie .

  Au-dessus des beautés, au-dessus des appas
Dont on voit se parer la Nature ici bas,
Sont dans un grand Palais soigneusement gardées
De l’immuable Beau les brillantes Idées ;
Modèles éternels des travaux plus qu’humains
Qu’enfantent les esprits ou que forment les mains.
Ceux qu’anime et conduit cette flamme divine
Qui du flambeau des Cieux tire son origine,
Seuls y trouvent accès, et par d’heureux efforts
Y viennent enlever mille riches trésors.
Les célèbres Mirons, les illustres Apelles
Y prirent à l’envi mille grâces nouvelles
Ces charmantes Vénus, ces Jupiters tonnants
Où l’on vit éclater tant de traits étonnants,
Que la Nature même en ses plus beaux ouvrages
Ne peut nous en donner que de faibles images.
32 Ce fut là qu’autrefois sans l’usage des yeux,
Du siège d’Ilion le Chantre glorieux
Découvrit de son Art les plus sacrés mystères ,
Et prit de ses Héros les divins caractères ;
Ce fut là qu’il forma la vaillance d’Hector ,
Le courage d’Ajax, le bon sens de Nestor,
Du fier Agamemnon la conduite sévère,
Et du fils de Thétis l’implacable colère  ;
Ulysse y fut conçu toujours sage et prudent,
Thersite toujours lâche et toujours imprudent.
Dans ce même séjour tout brillant de lumières
Où l’on voit des objets les images premières,
Il sut trouver encor tant de variétés,
Tant de faits merveilleux sagement inventés,
Que malgré de son temps l’ignorance profonde,
De son temps trop voisin de l’enfance du monde,
Malgré de tous ses Dieux les discours indécents,
Ses redites sans fin, ses contes languissants
Dont l’harmonieux son ne flatte que l’oreille,
Et qu’il laisse échapper quand sa Muse sommeille,
En tous lieux on l’adore, en tous lieux ses écrits
D’un charme inévitable enchantent les esprit.
33 C’est là que s’élevait le Héros de ta race,
Corneille, dont tu suis la glorieuse trace,
C’est là qu’en cent façons sous de fantômes vains
S’apparaissait à lui la Vertu des Romains ,
Qu’habile il en tira ces vivantes images
Qui donnent tant de pompe à ses divins ouvrages,
Et qu’il relève encor par l’éclat de ses vers,
Délices de la France et de tout l’Univers.

  En vain quelques Auteurs dont la Muse stérile
N’eût jamais rien chanté sans Homère et Virgile,
Prétendent qu’en nos jours on se doit contenter
De voir les Anciens et de les imiter,
Qu’en leurs doctes travaux sont toutes les Idées
Que nous donne le Ciel pour être regardées.
Et que c’est un orgueil aux plus ingénieux
De porter autre part leur esprit et leurs yeux .
Combien sans le secours de ces rares modèles
En voit-on s’élever par des routes nouvelles ?
Combien de traits charmants semés dans ces écrits,
Ne doivent qu’à toi seul et leur être et leur prix ?
N’a-t-on pas vu des morts aux rives infernales
Briller de cent beautés toutes originales ,
34 Et plaire aux plus chagrins sans redire en français
Ce qu’un aimable Grec [ ag ] leur fit dire autrefois ?
De l’Églogue, en tes vers, éclate le mérite,
Sans qu’il en coûte rien au fameux Théocrite
Qui jamais ne fit plaindre un amoureux destin,
D’un ton si délicat, si galant et si fin.
Pour toi, n’en doutons pas, trop heureux Fontenelle,
Des nobles fictions la source est éternelle ;
Pour toi, pour tes égaux, d’un immuable cours,
Elle coule sans cesse et coulera toujours.

FIN

À PARIS,
De l’Imprimerie de Jean Baptiste Coignard, imprimeur du Roi, et de l’Académie Française, rue saint Jacques, à la Bible d’or. 1688.




Fautes à corriger

Préface, page 6, ligne 18 ne me semble-t’il pas, lisez ne semble-t’il pas. p. 22 l. 5 ils ne me blâment, lisez ils ne me blâmeront. p. 30 l. pénult. s’il ne l’a, lisez s’il ne la. p. 34 lig. 1 ces copies, lisez des copies. p. 40 l. 21 pour n’avoir, lisez par n’avoir. p. 58 l. 24 marques de feu, lisez marques du feu. p. 59 l. 12 dans la poésie où les pointes, lisez à la poésie dans laquelle les pointes. et qui est parvenue, lisez et l’on est parvenu. p. 113 l. 19 monseignor, lisez monsignor. p. 115 l. 16 dessignée, lisez dessinée. p. 143 l. 3 il en est de même, lisez il en est arrivé de même. p. 144 l. 17 dans sa chaise, lisez dans une chaise. p. 163 l. 12 qui est la gauche, lisez qui est à gauche. pag. 222 lig. 2 à toute rencontre, lisez à toutes rencontres. p. 223 lig. 1, qu’ils sont, lisez qu’ils font. p. 226 l. 9 dans tout un ouvrage, lisez dans tout ouvrage. p. 228 l. 1 et si ces, lisez et ces.


Le Génie. Épître
Pag. 32, l. 2 siècle, lisez siège.

a. Discours sur les Anciens , p. 93 et 101.

d. Églogue XIV , p. 395.

e. Préface de la Traduction de Théocrite par M. de L. p. 1.

f. P.2 et 4.

g. p. 6.

h. Quintilien, lib. I. c. 2.

j. Horace, Epistulae , lib.2, epist. I.

k. Martial, Epigrammata , lib. V., Epigr. X.

n. Scaliger, Poetices , lib. 5. c. II.

o. Ecclésiaste , III, 11.

p. Ouvrage ciselé du divin Alcimédon. Virgile, Eglogue  3.

q. Vitruve, l. III, ch. I.

r. Livre d’Architecture, ainsi intitulé.

s. Tzetzès l.8 hist . 192.

t. Desgodets dans la description du Panthéon .

u. Reticulatum, Vitruve.

v. Odyssée , liv. VII.

x. Fleuve de la Grèce qui retourne plusieurs fois sur lui-même.

y. Cicéron plaida pour le roi Déjotarus.

z. Démosthène haranguait contre Philippe père d’Alexandre.

aa. Martial, Epigrammata, lib. V., Epigr. X. Cette épigramme est ci-devant p. 108

ad. Les Anciens n’ont point connu la Musique à plusieurs parties.

ae. L’Opéra.

a. Discours sur les Anciens , p. 93 et 101.

d. Églogue XIV , p. 395.

e. Préface de la Traduction de Théocrite par M. de L. p. 1.

f. P.2 et 4.

g. p. 6.

h. Quintilien, lib. I. c. 2.

j. Horace, Epistulae , lib.2, epist. I.

k. Martial, Epigrammata , lib. V., Epigr. X.

n. Scaliger, Poetices , lib. 5. c. II.

o. Ecclésiaste , III, 11.

p. Ouvrage ciselé du divin Alcimédon. Virgile, Eglogue  3.

q. Vitruve, l. III, ch. I.

r. Livre d’Architecture, ainsi intitulé.

s. Tzetzès l.8 hist . 192.

t. Desgodets dans la description du Panthéon .

u. Reticulatum, Vitruve.

v. Odyssée , liv. VII.

x. Fleuve de la Grèce qui retourne plusieurs fois sur lui-même.

y. Cicéron plaida pour le roi Déjotarus.

z. Démosthène haranguait contre Philippe père d’Alexandre.

aa. Martial, Epigrammata, lib. V., Epigr. X. Cette épigramme est ci-devant p. 108

ad. Les Anciens n’ont point connu la Musique à plusieurs parties.

ae. L’Opéra.