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LE SIÈCLE DE LOUIS LE GRAND
POÈME
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Perrault reproduit ici le texte dont il a expliqué qu’il était la source du Parallèle et que les dialogues développent et étayent, voir la préface XIV. Les Mémoires de Perrault s’achèvent sur la mention de la réaction ironique de Racine à la lecture du poème devant l’Académie ; Perrault fait de cette réaction la motivation de la rédaction du Parallèle : « M. Racine me fit compliment sur cet ouvrage, qu’il loua beaucoup, dans la supposition que ce n’étoit qu’un jeu d’esprit qui ne contenoit point mes véritables sentiments, et que dans la vérité je pensois tout le contraire de ce que j’avois avancé dans mon poème. Je fus fâché qu’on ne crût pas ou du moins qu’on fît semblant de ne pas croire que j’eusse parlé sérieusement, de sorte que je pris la résolution de dire sérieusement en prose ce que j’avois dit en vers, et de le dire d’une manière à ne pas faire douter de mon vrai sentiments là-dessus. Voilà quelle a été la cause et l’origine de mes quatre tomes de Parallèles. », Mémoires de ma vie, précédé d’un essai d’Antoine Picon, Un moderne paradoxal, Paris, Macula, 1993, p. 238. [DR]
La belle Antiquité fut toujours vénérable,
Mais je ne crus jamais qu’elle fût adorable.
Je vois les Anciens, sans plier les genoux,
Ils sont grands, il est vrai, mais hommes comme nous ;
Et l’on peut comparer, sans craindre d’être injuste,
Le siècle de Louis au beau siècle d’Auguste 2 Le terme « siècle » joue un rôle clef non seulement dans ce poème, comme l’indique son titre, mais aussi dans l’ensemble du Parallèle . Dans l’article « siècle », le Dictionnaire de l’Académie française [1694] présente à côté du sens littéral (« cours de cent années ») une signification bien plus étendue et généralisée, désignant « un espace de temps indéterminé » ; cette acception plus large implique de plus une périodisation historique définie par une logique foncièrement monarchique : « Un temps marqué par le règne de quelque grand Prince, ou par la vie de quelque grand homme. Le siecle d’Auguste . le siecle de Loüis le Grand ». La comparaison liminaire proposée par Perrault entre « Auguste » et « Louis » pourrait ainsi suggérer une réduction du parallèle « ancien/moderne » à une opposition plus bien plus restreinte entre l’apogée de l’Empire romain et le règne de Louis XIV. Cependant, dans la suite du poème (ainsi que dans le reste du Parallèle ) la Grèce antique prend une place plus importante que celle conférée à Rome. Mais si Homère ou Athènes dominent souvent dans le traitement des matières littéraires ou philosophiques, Rome reste cependant pour Perrault (comme pour ses contemporains) la référence privilégiée dans le domaine de l’histoire politique. [LN] .
En quel temps sut-on mieux le dur métier de Mars 3 La référence au dieu romain de la guerre, Mars, signale l’importance des victoires militaires dans la construction de la « gloire » de Louis XIV, illustrée à l’époque par la place accordée aux campagnes militaires dans le programme pictural de la Galerie des Glaces à Versailles, et notamment aux victoires françaises dans la guerre de Hollande (1672-1678). [LN] ?
Quand d’un plus vif assaut força-t-on des remparts ?
Et quand vit-on monter au sommet de la gloire,
D’un plus rapide cours le char de la victoire ?
Si nous voulions ôter le voile spécieux,
Que la prévention nous met devant les yeux,
Et, lassés d’applaudir à mille erreurs grossières,
Nous servir quelquefois de nos propres lumières,
2 Nous verrions clairement que sans témérité,
On peut n’adorer pas toute l’Antiquité ;
Et qu’enfin dans nos jours, sans trop de confiance,
On lui peut disputer le prix de la science.
Platon, qui fut divin du temps de nos aïeux,
Commence à devenir quelquefois ennuyeux :
En vain son Traducteur [ a ] 4 Voir au premier dialogue, note 51 et note 52 [DR]. , partisan de l’Antique,
En conserve la grâce et tout le sel attique 5 Dans l’article que le Dictionnaire de Furetière consacre au « sel », le sens figuré est ainsi présenté : « On dit que dans un ouvrage il n’y a pas un grain de sel, pour dire, qu’il est fade, qu’il n’y a rien qui pique, pas une pointe ou subtilité d’esprit, et qu’une Epigramme a bien du sel, quand elle a un grand sens, ou quelque équivoque agréable. » L’article « Attique » : définit le « sel attique » comme « une certaine éloquence ou grâce qui se trouvait dans le langage des auteurs athéniens ». Le Dictionnaire de l’Académie française [1694] est concordant : le Sel attique « Se dit de la pureté & des graces du langage d’Athenes » (article « Attique »). Voir aussi le passage célèbre de Molière dans Les Femmes savantes, III, 2 (v. 748-752). [DR] ,
Du lecteur le plus âpre et le plus résolu,
Un dialogue entier ne saurait être lu.
Chacun sait le décri du fameux Aristote 6 Sur Aristote, voir les notes p. 94. [SC] ,
En Physique moins sûr qu’en Histoire Hérodote 7 Comme on le voit, c’est par un réquisitoire contre la science des Anciens, à laquelle celle des Modernes n’a rien à envier, que Perrault entame son poème. La physique aristotélicienne a été remplacée par celle de Descartes et Galilée. [PD] ;
Ses écrits qui charmaient les plus intelligents,
Sont à peine reçus de nos moindres Régents 8 Même ceux historiquement chargés d’enseigner Aristote dans les écoles se détournent de lui. [PD] .
Pourquoi s’en étonner ? Dans cette nuit obscure
Où se cache à nos yeux la secrète Nature,
Quoique le plus savant d’entre tous les humains,
Il ne voyait alors que des fantômes vains.
Chez lui, sans nul égard des véritables causes,
De simples qualités opéraient toutes choses,
Et son système obscur roulait tout sur ce point,
Qu’une chose se fait de ce qu’elle n’est point 9 On peut lire ce vers comme une référence à la doctrine de l’existence des substances qui deviennent ou s’actualisent : à l’origine elles n’existent qu’en puissance, elles sont alors privées de ce qu’elles sont destinées à devenir ; par le changement dont elles sont l’objet, elles s’actualisent et acquièrent la forme qui leur confère l’existence en acte. Les voici substances accomplies. On peut donc dire, sur le mode de la raillerie, qu’elles « se font de ce qui n’est point ». Pour Aristote, il y a dans cette doctrine, une voie pour constituer la science de ce qui change. [VJ] .
3 D’une épaisse vapeur se formait la Comète,
Sur un solide Ciel roulait chaque Planète,
Et tous les autres feux dans leurs vases dorés,
Pendaient du riche fond des lambris azurés 10 Pour reconnaître ce qu’évoquent ces trois vers, il faut interpréter librement: les planètes sont les astres errants, qui changent de situation par rapport aux étoiles. Chacune a son ciel propre qui est une sphère, ou un orbe solide quoiqu’invisible et sans aucun frottement ; la planète est insérée, enchâssée dans ce ciel ou orbe qui, pour accomplir sa nature tourne autour de son axe. Toutes les sphères planétaires ont le même centre, la Terre. L’expression « Tous les autres feux » doit désigner les étoiles, dites fixes car elles conservent la même position les unes par rapport aux autres ; elles sont accrochées à la voûte céleste supérieure qui constitue l’extrémité de l’Univers ; cette sphère ultime serait ici désignée comme le lieu des lambris azurés. [VJ] .
Grand Dieu I Variante 1692 : O Ciel ! [DR] depuis le jour qu’un art incomparable :
Trouva l’heureux secret de ce Verre admirable 11 Perrault évoque ici la mise au point de la lunette astronomique ou télescope et les progrès considérables qu’elle a permis dans le domaine de l’astronomie. [PD]
Par qui rien sur la Terre et dans le haut des Cieux,
Quelque éloigné qu’il soit, n’est trop loin de nos yeux,
De quel nombre d’objets d’une grandeur immense,
S’est accrue en nos jours l’humaine connaissance.
Dans l’enclos incertain de ce vaste Univers,
Mille Mondes nouveaux ont été découverts 12 Au XVIIe siècle, le mot « monde », dans ce contexte, s’entend le plus souvent au sens de monde habité. [PD] ,
Et de nouveaux Soleils, quand la nuit tend ses voiles,
Égalent désormais le nombre des étoiles.
Par des verres encor non moins ingénieux 13 Perrault évoque ici la mise au point du microscope et les découvertes qu’il a permises dans le domaine de la connaissance de l’infiniment petit. [PD] ,
L’œil voit croître sous lui mille objets curieux,
Il voit, lorsqu’en un point sa force est réunie,
De l’Atome au Néant la distance infinie 14 Le microscope a permis de révéler aux contemporains de Perrault la structure interne des végétaux et des petits animaux, mais aussi, par exemple, de découvrir les spermatozoïdes. [PD] ;
Il entre dans le sein des moindres petits corps,
De la sage Nature il y voit les ressorts,
Et portant ses regards jusqu’en son Sanctuaire,
Admire avec quel art en secret elle opère.
4 L’homme, de mille erreurs autrefois prévenu,
Et malgré son savoir, à soi-même inconnu,
Ignorait en repos, jusqu’aux routes certaines,
Du Méandre [ b ] vivant qui coule dans ses veines 15 Perrault évoque ici les travaux de Harvey, et le tracé des veines et des artères dans l’organisme humain et celui de leurs anastomoses. [PD] .
Des utiles vaisseaux, où de ses aliments,
Se font pour le nourrir les heureux changements,
Il ignorait encor la structure et l’usage,
Et de son propre corps le divin assemblage 16 Perrault évoque ici toutes les découvertes récentes de la physiologie humaine : veines lactées par Aselli, vaisseaux chylifères par Pecquet, etc. [PD] .
Non, non, sur la grandeur des miracles divers,
Dont le Souverain Maître a rempli l’univers,
La docte Antiquité, dans toute sa durée,
À l’égal de nos jours ne fut point éclairée.
Mais si pour la Nature, elle eut de vains Auteurs,
Je la vois s’applaudir de ses grands Orateurs,
Je vois les Cicérons, je vois les Démosthènes,
Ornements éternels et de Rome et d’Athènes 17 Le parallèle entre les deux grands orateurs de l’antiquité a été maintes fois effectué, à la suite de Plutarque et de ses Vies parallèles ; et surtout à la suite de Quintilien, qui donne sa préférence à Cicéron (Institution oratoire, 10.1.105, op. cit.) : « Mais c'est surtout à nos orateurs que l'éloquence latine doit la gloire de marcher de pair avec celle des Grecs; car il n'est personne, parmi les Grecs, à qui je n'oppose hardiment Cicéron. Je n'ignore pas quelle querelle je m'attire gratuitement sur les bras, en le comparant à Démosthène dans un temps comme celui-ci, puisque cette comparaison n'entre pas dans mon sujet, et que d'ailleurs je recommande de lire avant tout Démosthène, ou plutôt de l'apprendre par cœur. Mais je ne laisserai pas de témoigner que, selon moi, ces deux orateurs se ressemblent dans la plupart de leurs qualités : même dessein, même méthode dans la division, la préparation et les preuves, en un mot, dans tout ce qui tient à l'invention. Quant au style, il y a quelque différence : l'un est plus précis, l'autre plus abondant; l'un serre de plus près son adversaire, l'autre se met plus au large pour le combattre; dans l'un, c'est toujours la pointe de l'épée qu'il faut craindre ; dans l'autre, c'est souvent aussi le poids des armes; il n'y a rien à retrancher dans l'un, rien à ajouter dans l'autre ; dans l'un, le travail se fait plus sentir, et dans l'autre, la nature. Nous l'emportons certainement pour la plaisanterie et le pathétique, deux ressorts puissants de l'éloquence. Les péroraisons, dirait-on, étaient interdites par les lois d'Athènes; mais, d'un autre côté, la nature de la langue latine comporte moins les beautés attiques de Démosthène. On a des lettres de l'un et de l'autre, et, de Cicéron seulement, des dialogues; mais, à cet égard, nulle comparaison possible ou probable. Cependant il faut céder en ce point, que Démosthène est venu le premier, et qu'il a fait Cicéron, en grande partie, tout ce qu'il est ; car il me semble que celui-ci, en s'attachant tout entier à imiter les Grecs, s'est approprié et la force de Démosthène, et l'abondance de Platon, et la douceur d'Isocrate. Toutefois, ce n'est pas seulement par l'étude qu'il est parvenu à emprunter à chacun d'eux ce qu'il avait de meilleur; la plupart des qualités qui le distinguent, ou, pour mieux dire, toutes, il les a trouvées en lui-même, dans la merveilleuse fécondité de son divin génie […]. » [CNo] ,
Dont le foudre éloquent me fait déjà trembler,
Et qui de leurs grands noms, viennent nous accabler.
Qu’ils viennent, je le veux, mais que sans avantage
Entre les combattants 18 Perrault reprend ici la métaphore des débats esthétiques comme combat, bataille rangée, qu’utilisent Furetière, Guéret, Callières, Swift – aux résultats très souvent ambigus, alors qu’il entend déclarer définitivement la victoire des modernes. [CNe]/[PD] Voir la planche publiée dans François de Callières, Histoire poëtique de la guerre nouvellement declarée entre les Anciens et les Modernes, Paris, Auboüin, Emery et Clousier, 1688 et la planche publiée dans Antoine Furetière, Nouvelle allegorique ou Histoire des derniers troubles arrivez au royaume d’eloquence, Paris, p. Lamy, 1658 . le terrain se partage ;
Que, dans notre barreau, l’on les voie occupés
À défendre d’un champ trois sillons usurpés 19 Aucun des grands ténors du barreaux, les Gaultier, les Le Maistre, n’a plaidé une telle cause. Par sa minutie ridicule, elle n’est pas sans évoquer la cause que plaide Chicanneau dans Les Plaideurs (1668, I, 7) : « Voici le fait. Depuis quinze ou vingt ans en çà,/Au travers d’un mien pré certain ânon passa,/S’y vautra, non sans faire un notable dommage,/Dont je formai ma plainte au juge du village./Je fais saisir l’ânon. Un expert est nommé ;/À deux bottes de foin le dégât estimé. » [CNo] ;
5 Qu’instruits dans la coutume, ils mettent leur étude
À prouver d’un égout la juste servitude 20 Au même titre que les délimitations foncières et les bornages, les servitudes naturelles concernant les écoulements des eaux (servitudes dite des égouts et gouttières) font l’objet de jurisprudences complexes selon les coutumes des régions. Voir en particulier la jurisprudence très souvent rapportée « Le droit d’égoût qui est une servitude se peut-il acquérir sans titre ? », par exemple dans R. Gastier, Le Nouveau Praticien français, 4e éd., 1673, p. 139 sq.). [CNo] ;
Ou qu’en riche appareil la force de leur Art,
Éclate à soutenir les droits de Jean Maillart 21 Référence à l’actualité, en l’occurrence, l’affaire juridique dite du « fameux Jean Maillard » (plaidée sans discontinuer du 04 août 1670 au 15 mars 1674), laquelle est une histoire de remariage, de succession et de retour d’un mort, qui a passionné les annales de la jurisprudence jusqu’au XIXe siècle. Ayant obtenu un certificat de décès attestant de la mort de son premier mari, Jean Maillard, parti au bout de quatre années de mariage en Allemagne, sa veuve se remarie, et du remariage naissent des enfants légitimes. Le second mari décède au bout d’une union de vingt-cinq ans, et la succession échoit sans conteste à l’aîné de la fratrie. C’est alors que les collatéraux de ce second mari, désireux de détourner à leur profit la succession, enquêtent et plaident pour la caducité du remariage contracté par la veuve, sous le témoignage que le premier mari, Jean Maillard, n’est pas décédé et vit en Allemagne : sur leur instance, un individu nommé Jean Maillard revient défendre la validité de son mariage célébré quarante ans plus tôt. Il y a dès lors deux procédures dans le procès, l’une qui vise à rétablir dans ses droits, comme l’écrit Perrault, Jean Maillard (la veuve contestant son identité), l’autre qui vise à récupérer un héritage. Le jugement reconnaîtra Jean Maillard dans ses droits, invalidera par conséquent le second mariage, déclarera illégitimes les enfants qui en sont issus et permettra aux collatéraux de bénéficier de la succession qu’ils convoitaient. Voir par ex. Journal des principales audiences du Parlement [par F.Jamet de la Guessière], 1678, t. III, p. 366 sq. (multiples rééditions au XVIIIe siècle) ; Abrégé des causes célèbres et intéressantes [par p. F. Bedel], 6e éd., 1806, t. III, p. 17 sq. ; ou encore D. Dalloz, Répertoire méthodique et alphabétique de législation, de doctrine et de jurisprudence, nouvelle éd., 1854, t. XXXI, p. 326, entrée « Mariage – Chap. 8, section 3 « Du mariage putatif ». [CNo]. Callières, dans son Histoire poétique , écrit Maillard. [CNe] .
Si leur haute éloquence, en ses démarches fières,
Refuse de descendre à ces viles matières,
Que nos grands orateurs soient assez fortunés
Pour défendre comme eux, des Clients couronnés [ c ] 22 Voir préface note 15. [CNo] ,
Ou qu’un grand Peuple en foule accoure les entendre
Pour déclarer la guerre au Père d’Alexandre [ d ] 23 Voir la préface, note 15. ,
Plus qu’eux peut-être alors diserts et véhéments,
Ils donneraient l’essor aux plus grands mouvements 24 Sur le registre véhément caractéristique du style des Philippiques démosthéniques, on se souvient des vers de La Fontaine (Le Pouvoir des fables, VIII, 4) : « Dans Athène (4) autrefois peuple vain et léger,/Un Orateur voyant sa patrie en danger,/Courut à la Tribune ; et d'un art tyrannique,/Voulant forcer les cœurs dans une république,/Il parla fortement sur le commun salut./ On ne l'écoutait pas : l'Orateur recourut/À ces figures violentes/Qui savent exciter les âmes les plus lentes./Il fit parler les morts (5), tonna, dit ce qu'il put./Le vent emporta tout ; personne ne s'émut. […] » [CNo] ;
Et si pendant le cours d’une longue Audience,
Malgré les traits hardis de leur vive éloquence,
On voit nos vieux Catons sur leurs riches tapis,
Tranquilles auditeurs et souvent assoupis 25 Qualifier les juges de « Catons endormis » rappelle Les Plaideurs (1668), où le juge Dandin, « ce Caton de Basse-Normandie, / Ce soleil d’équité qui n’est jamais terni » (III, 3) s’endort lui aussi à l’audience (ibid. : « Eh ? eh bien ? Quoi ? qu’est-ce ? Ah ! ah ! quel homme ! / Certes, je n’ai jamais dormi d’un si bon somme »). [CNo] ,
On pourrait voir alors, au milieu d’une place,
S’émouvoir, s’écrier l’ardente Populace 26 L’on se souvient que Démosthène au contraire se heurte au scepticisme des Athéniens ; sur la peinture péjorative du peuple en hydre et sur son « réveil », quand il répond enfin à la grande éloquence alarmée, on se reportera une fois encore à la fable de l’orateur athénien (La Fontaine, VIII, 4) : « L'animal aux têtes frivoles / Étant fait à ces traits, ne daignait l'écouter. […] / À ce reproche l'assemblée, / Par l'apologue réveillée, / Se donne entière à l'Orateur : / Un trait de fable en eut l'honneur. » [CNo] .
Ainsi quand sous l’effort des Autans 27 Le Dictionnaire de l’Académie, dans sa première édition, précise pour « Autan » : « Vent de midi. Il ne se dit guère qu’en poésie. L’Autan gros de tourbillons. Les furieux Autans . » [DR] irrités,
Les paisibles Étangs sont à peine agités,
Les moindres Aquilons 28 Pour « Aquilon », le Dictionnaire de l’Académie donne : « Vent du Nord. Le froid aquilon. En poésie Les aquilons signifient tous les vents froids et orageux. La violence des aquilons. » [DR] sur les plaines salées,
Élèvent jusqu’aux Cieux les vagues ébranlées.
6 Père de tous les Arts, à qui du Dieu des vers
Les Mystères profonds ont été découverts ;
Vaste et puissant génie, inimitable Homère 29 La strophe consacrée à Homère commence par un éloge : Homère est loué pour la puissance de son invention, que ne remettent pas en cause les Modernes. L’adjectif « inimitable » a déjà été utilisé de manière ironique pour qualifier Pindare (voir ci-dessus ). On comprend que si Homère est loué pour sa capacité d’invention poétique, il ne doit pas pour autant être imité sans réserve. Perrault en reste à l’éloge de la poésie et ne présente pas Homère comme un « poète universel », fondateur de toutes les sciences, de la sagesse et de la bonne politique. Pour les Modernes, et cela sera encore plus clair dans la Querelle des années 1714-1715, Homère est un poète, et seulement un poète. À titre de comparaison, voici ce qu’écrit Rapin en 1684 : « Homère qui eut un génie accompli pour la poésie, eut aussi l’esprit le plus vaste, le plus sublime, le plus profond, le plus universel qui fut jamais. C’est dans ses poèmes que se sont formés tous les grands personnages de l’Antiquité. Les législateurs y ont pris le premier plan des lois qu’ils ont données aux hommes. […] Les philosophes y ont trouvé les premiers principes de la morale qu’ils ont enseignée aux peuples. Les médecins y ont étudié les maladies et les remèdes. Les astronomes y ont appris la science du ciel et les géographes celle de la terre. », René Rapin, Les Réflexions sur la poétique et sur les ouvrages des poètes anciens et modernes (1684), éd. p. Thouvenin, Paris, Champion Classiques, 2011, p. 352-353. [CBP] ,
D’un respect infini ma Muse te révère :
Non ce n’est pas à tort que tes inventions,
En tout temps ont charmé toutes les Nations ;
Que de tes deux Héros 30 Il s’agit d’Achille, « héros » de l’ Iliade et d’Ulysse, « héros » de l’ Odyssée . [CBP] , les hautes aventures,
Sont le noble sujet des plus doctes peintures,
Et que des grands Palais les murs et les lambris
Prennent leurs ornements de tes divins écrits 31 Annotation en cours. .
Cependant si le Ciel, favorable à la France,
Au Siècle où nous vivons eût remis ta naissance,
Cent défauts qu’on impute au siècle où tu naquis,
Ne profaneraient pas tes ouvrages exquis.
Tes superbes Guerriers prodiges de vaillance 32 L’adjectif « superbes » est à entendre ici dans le sens d’une assurance orgueilleuse. De même l’expression, « prodiges de vaillance » n’est pas dénuée d’ironie : aux yeux des Modernes, les « héros » d’Homère, en particulier dans l’ Iliade , se distinguent davantage par leur force physique que par leurs qualités morales. [CBP] ,
Prêts de s’entrepercer du long fer de leur lance,
N’auraient pas si longtemps tenu le bras levé 33 L’invraisemblance des discours et des harangues en plein cœur des combats est une critique récurrente des Modernes. Desmarets de Saint-Sorlin recense les « […] longues généalogies racontées par deux guerriers prêts à se battre : comme de grandes exhortations d’un des chefs à un autre dans la mêlée pour en être secouru […] » (La Comparaison de la langue et de la poésie française […],Paris, T. Jolly, 1670, p. 38 ). L’exemple le plus caractéristique est sans doute le long échange entre Glaucus et Diomède au Chant VI, à propos duquel Anne Dacier écrit : « Cette longue conversation de Glaucus et de Diomède, au milieu d’une bataille, a déplu à quelques critiques modernes, qui ne quittent jamais de vue leur siècle […] », L’Iliade d’Homère, traduite en français avec des remarques. Par Madame Dacier, Remarques sur le Livre VI, Paris, Rigaud, 1711, t. 1, p. 495. [CBP] ;
Et, lorsque le combat devrait être achevé,
Ennuyé les Lecteurs d’une longue Préface,
Sur les faits éclatants des Héros de leur Race 34 Au Chant V de l’ Iliade , Tlépolème vante les exploits d’Hercule son père face à Sarpédon. À propos du long discours d’Énée à Achille au Chant XX, Anne Dacier écrit : « Il semble qu’Homère ait prévu que ses censeurs lui reprocheraient ce long entretien d’Énée et d’Achille, comme déplacé et ne convenant point à l’état présent des affaires, au commencement d’une bataille qui doit être si furieuse […] », L’Iliade d’Homère, traduite en français avec des remarques. Par Madame Dacier, Remarques sur le Livre XX, Paris, Rigaud, 1711, t. 3, p. 517. [CBP] .
Ta verve aurait formé ces vaillants demi-Dieux
Moins brutaux, moins cruels et moins capricieux 35 C’est également un grief fréquent. Saint-Évremond regrette déjà les « injures féroces et brutales que se disent Achille et Agamemnon » (Sur les poèmes des Anciens, [1685], Œuvres mêlées, Londres, Tonson, 1705, t. II, p. 415). La Motte le reprend en 1714, dans la section du Discours sur Homère consacrée aux « héros » : il fustige leur vanité, leurs emportements et leur recours aux injures ainsi que leur « cruauté militaire » conduite par la vengeance, Textes critiques. Les raisons du sentiment, éd. Françoise Gevrey et Béatrice Guion, Paris, Champion, 2002, p. 176-178. [CBP] ;
7 D’une plus fine entente et d’un art plus habile,
Aurait été forgé le bouclier d’Achille 36 Iliade , Chant XVIII, v. 478-608. Thétis se rend dans la forge de Vulcain (Hephaïstos) afin que le dieu lui procure de nouvelles armes pour Achille. La fabrication du bouclier occupe plus de 130 vers. Le dieu y grave une image de l’univers tout entier et décrit les travaux des hommes en temps de paix (labours, moissons, mariages) et en temps de guerre autour d’une ville assiégée. La description relève de l’ekphrasis. Voir Anne-Marie Lecoq, Le Bouclier d’Achille. Un tableau qui bouge, Gallimard, « Arts et Artistes », 2010. [CBP] ,
Chef-d’œuvre de Vulcain 37 Dans la tradition rhétorique de ekphrasis, la description est indissociable de l’éloge de l’artiste. [CBP] , où son savant burin,
Sur le front lumineux d’un résonnant airain,
Avait gravé le Ciel, les Airs, l’Onde et la Terre,
Et tout ce qu’Amphitrite 38 « Il y représente la terre et le ciel et la mer, et le soleil infatigable, et la lune dans toute sa plus grande lumière » (L’Iliade d’Homère, traduite en français avec des remarques. Par Madame Dacier, Chant XVII, Paris, Rigaud, 1711, t. 3, p. 138) Amphitrite est une Néréide épouse de Poséidon. Elle représente l’océan qui entoure les gravures du bouclier : « À l’extrémité du bouclier tout autour, il met l’immense Océan qui renferme tous ces grands et merveilleux ouvrages » (ibid., p. 146). [CBP] en ses deux bras enserre,
Où l’on voit éclater le bel Astre du jour,
Et la Lune, au milieu de sa brillante Cour,
Où l’on voit deux Cités parlant diverses langues 39 Le bouclier représente deux cités, l’une en paix et l’autre en guerre : « Il y place deux villes de peuples renommés pour leur éloquence » (L’Iliade d’Homère, traduite en français avec des remarques. Par Madame Dacier, Chant XVII, Paris, Rigaud, 1711, t. 3, p. 138). [CBP] ,
Où de deux Orateurs on entend les harangues 40 Les deux orateurs se trouvent dans la cité en paix : « […] on voit une assemblée de peuple et au milieu deux citoyens qui plaident ensemble pour l’amende due au sujet d’un homme qui a été tué. » (L’Iliade d’Homère, traduite en français avec des remarques. Par Madame Dacier, Chant XVII, Paris, Rigaud, 1711, t. 3, p. 139). [CBP] ,
Où de jeunes Bergers sur la rive d’un bois,
Dansent l’un après l’autre 41 Deux danses sont évoquées à la fin de la description du bouclier : des jeunes filles et jeunes garçons dansent et chantent pendant les vendanges et une troupe de bergers et de bergères dansent en rond, environnés par « une foule infinie de peuple » (L’Iliade d’Homère, traduite en français avec des remarques. Par Madame Dacier, Chant XVII, Paris, Rigaud, 1711, t. 3, p. 146). [CBP] , et puis tous à la fois,
Où mugit un taureau qu’un fier lion dévore 42 « deux épouvantables lions se jettent à la tête du troupeau, et emportent un taureau qui remplit de meuglements horribles […] », (L’Iliade d’Homère, traduite en français avec des remarques. Par Madame Dacier, Chant XVII, Paris, Rigaud, 1711, t. 3, p. 145). La condensation en un vers et le choix des verbes « entendre », « parlent », « dansent », « mugit » participent assez efficacement de l’ekphrasis en animant le tableau. [CBP] ,
Où sont de doux concerts ; et cent choses encore
Que jamais d’un burin, quoiqu’en la main des Dieux,
Le langage muet ne saurait dire aux yeux :
Ce fameux bouclier, dans un siècle plus sage,
Eût été plus correct et moins chargé d’ouvrage 43 Depuis La Poétique de Scaliger (1561), les critiques d’Homère mettent en question la longueur de la description qui en fait une digression et l’inconvenance de la gravure du bouclier avec l’action de l’ Iliade ou le caractère d’Achille. Callières reprend ces arguments dans l’ Histoire poétique de la guerre nouvellement déclarée entre les Anciens et les Modernes (Paris, Pierre Aubouin, 1688) en faisant répondre Homère aux différents griefs (Livre IX). La Motte écrira dans le Discours sur Homère (1714) que « les objets que Vulcain y représente n’ont aucun rapport au poème, et ils ne conviennent ni à Achille pour qui on le fait, ni à Thétis qui le demande, ni à Vulcain même qui en est l’ouvrier », Antoine Houdar de La Motte, Textes critiques. Les raisons du sentiment, éd. F. Gevrey et B. Guion, Paris, Champion, 2002, p. 235. [CBP] .
Ton génie abondant en ses descriptions,
Ne t’aurait pas permis tant de digressions 44 La critique des descriptions trop longues et des digressions dans l’ Iliade est récurrente. Desmarets de Saint-Sorlin écrit par exemple : « Homère est abondant en fictions entassées les unes sur les autres, et mal réglées, en épisodes ennuyeuses, en Dieux introduits sans cesse, et sans nécessité […], en narrations d’une longueur insupportable, et en discours souvent déraisonnables, et hors du temps ; en sorte que si l’on en ôtait le superflu, on ôterait la moitié de tout l’ouvrage […] » (La Comparaison de la langue et de la poésie française […], Paris, t. Jolly, 1670, p. 38) [CBP] ,
Et modérant l’excès de tes allégories 45 « Allégorie » désigne pour le Dictionnaire de l’Académie (1694), un « discours par lequel en disant une chose, on en fait connaître une autre, dont elle est la figure ». La question de l’interprétation allégorique des épopées d’Homère est au fondement du Traité sur le poème épique de Le Bossu (1675), repris par André Dacier et Anne Dacier. Les Modernes s’y opposent fermement. Perrault toutefois semble ici plutôt faire allusion à l’abondance des discours figurés ou à l’intervention des divinités. Voir sur ce point Larry F. Norman, « Allégorie, fiction et sublime dans la querelle des anciens et des modernes », Revue de littérature comparée, n° 384 (4/2022), pp. 496-508[CBP] ,
Eût encor retranché cent doctes rêveries,
8 Où ton esprit s’égare et prend de tels essors,
Qu’Horace te fait grâce en disant que tu dors 46 Perrault réfère au célèbre vers de l’ Art poétique d’Horace (vers 359) : « Quandoque bonus dormitat Homerus ». [CBP] .
Ménandre, j’en conviens, eut un rare génie,
Et pour plaire au Théâtre une adresse infinie 47 Ménandre est un auteur de comédies grec de la fin du IVe siècle av. J.C. Boileau l’évoque dans l’ Art poétique : « La comédie apprit à rire sans aigreur, / Sans fiel et sans venin sut instruire et reprendre, / Et plus innocemment dans les vers de Ménandre . » (Chant III). [CBP] Il est le principal représentant de la nouvelle comédie ou Néa, qui traite essentiellement le thème des amours contrariées. Dès l’antiquité, on l’oppose à Aristophane et à la comédie ancienne, dont la raillerie et les sarcasmes visaient la bonne politique et les mœurs du temps dans un style volontiers bas et grossier. Voir Plutarque, Œuvres morales, tome XII-1, Traités 54-57 (Il ne faut pas s’endetter. Vie des dix orateurs. Comparaison d’Aristophane et de Ménandre. De la malignité d’Hérodote), texte établi et traduit par Marcel Cuvigny et Guy Lachenaud, Paris, Les Belles Lettres, 1981. [BR] .
Virgile j’y consens mérite des Autels 48 Virgile est en général préféré à Homère par les Modernes. Voir t. III, p. 126 : « Virgile est plus moderne qu’Homère de huit ou neuf cents ans ». Perrault conserve toutefois le vocabulaire religieux ironique avec lequel il a ouvert son poème. [CBP] ,
Ovide est digne encor des honneurs immortels 49 Ovide, de la même génération que Virgile. Depuis la première traduction en langue vulgaire en vers, Ovide moralisé au XIVe siècle, les Métamorphoses ont un grand succès, La Fontaine s’en inspire pour Adonis, Le Songe de Vaux ou encore l’opéra Daphné, Racine pour le récit de Théramène dans Phèdre, Boileau loue l’Art d’aimer dans l’Art poétique (chant II, v. 50-55). Dans le quatrième dialogue, p. 188, l’Abbé fait l’éloge des poètes élégiaques : « Ces Poètes-là sont excellents et sur tous Ovide que j’aime de tout mon cœur. Je dis de lui et de Virgile ce qu’en disait un grand Personnage que nous avons connu tous, Virgile ? disait-il, c’est un divin Poète. Ovide ? c’est mon Poète. » [CBP] :
Mais ces rares Auteurs qu’aujourd’hui l’on adore,
Étaient-ils adorés quand ils vivaient encore ?
Écoutons Martial [ e ] 50 Une traduction de l’ épigramme , présentée comme celle du Chevalier, est donnée p. 19-20 du premier dialogue. [CBP] . Ménandre, esprit charmant,
Fut du théâtre grec applaudi rarement :
Virgile vit les vers d’Ennius le bon homme 51 Dans la traduction de l’ épigramme de Martial (p. 19) donnée par le Chevalier, on lit : « En face de Virgile Ennius fut loué ». Quintus Ennius (239-169) est un poète épique et dramatique qui fait figure d’ancien par rapport à Virgile (70-19). Voir également la note 34 p. 19 sur les réserves d’Horace sur ce poète, évoquées par Boileau. [CBP] ,
Lus, chéris, estimés des connaisseurs de Rome,
Pendant qu’avec langueur on écoutait les siens ;
Tant on est amoureux des auteurs anciens,
Et malgré la douceur de sa veine divine,
Ovide était connu de sa seule Corinne 52 Dans la traduction de l’ épigramme de Martial (p. 20) donnée par le Chevalier, on lit : « À sa Corinne seule Ovide parut tendre. » Corinne est le nom de l’amante, sans doute fictive, du poète dans le recueil élégiaque Les Amours [CBP]. .
Ce n’est qu’avec le temps que leur nom s’accroissant,
Et toujours, plus fameux, d’âge en âge passant,
À la fin s’est acquis cette gloire éclatante,
Qui de tant de degrés a passé leur attente.
Tel, à flots épandus un fleuve impétueux,
En abordant la mer coule majestueux,
9 Qui sortant de son roc sur l’herbe de ses rives,
Y roulait, inconnu, ses ondes fugitives.
Donc quel haut rang d’honneur ne devront point tenir
Dans les fastes sacrés des Siècles à venir,
Les Régniers, les Maynards, les Gombauds, les Malherbes,
Les Godeaux, les Racans, dont les écrits superbes 53 Le Dictionnaire de l’Académie distingue deux sens de l’adjectif « superbe » : « orgueilleux, arrogant » et « somptueux, magnifique ». C’est ce second sens qu’il faut retenir ici. Le palmarès ici établi par Perrault diffère, logiquement, de celui de Boileau, notamment dans l’Art poétique où seuls Régnier, Malherbe et Racan sont loués. [DR] ,
En sortant de leur veine et dès qu’ils furent nés,
D’un laurier immortel se virent couronnés.
Combien seront chéris par les races futures,
Les galants 54 Furetière donne pour ce mot l’un des sens suivants : « homme qui a l’air de la Cour, les manières agréables, qui tâche à plaire, et particulièrement au beau sexe. » Le Dictionnaire de l’Académie ouvre l’article « galant » sur une définition plus large : « Honnête, civil, sociable, de bonne compagnie, de conversation agréable ». Jean-François Sarasin est considéré comme l’archétype du poète galant tel que le définit Paul Pellisson dans le Discours dont il accompagne l’édition des œuvres du poète en 1656. Voir sur ce point Delphine Denis, Le Parnasse galant. Institution d’une catégorie littéraire au XVIIe siècle, Paris, Champion, 2001. Au tome III du Parallèle, Perrault fait des « poésies galantes » une des « agréables Inventions des modernes » (avec la poésie burlesque et l’opéra). [DR] Sarasins, et les tendres 55 Un tel qualificatif s’explique par le développement, dans le courant galant dont Voiture est un représentant éminent, d’une éthique et d’un code du sentiment amoureux et de son expression. Voir sur ce point Alain Génetiot, Les Genres lyriques mondains : 1630-1660. Étude des poésies de Voiture, Vion d’Albray, Sarrasin et Scarron, Genève, Droz, 1990 et Poétique du loisir mondain, de Voiture à La Fontaine, Paris, Champion, 1997. [DR] Voitures,
Les Molières naïfs 56 L’adjectif « naïf » est un synonyme ici de « naturel » ; il constitue une allusion aux termes utilisés par Molière lui-même dans la Critique de L’École des femmes pour caractériser et défendre son esthétique comique qui consiste à peindre d’après nature ; à la scène 6, Dorante s’exprime ainsi : « lorsque vous peignez les hommes, il faut peindre d’après Nature ; on veut que ces portraits ressemblent ; et vous n’avez rien fait si vous n’y faites reconnaître les gens de votre siècle ». [DR] , les Rotrous, les Tristans,
Et cent autres encor délices de leur temps :
Mais quel sera le sort du célèbre 57 Furetière : « Qui est en réputation, qui est fameux ». L’emploi de cet adjectif tend à considérer Corneille du point de vue de son autorité durable alors qu’en cette fin de siècle, le public lui a effectivement et définitivement préféré Racine. Corneille s’est ainsi retiré de la carrière dramatique en 1674 après l’échec de Suréna. [DR] Corneille,
Du Théâtre français l’honneur et la merveille,
Qui sut si bien mêler aux grands événements,
L’héroïque beauté des nobles sentiments ?
Qui des peuples pressés vit cent fois l’affluence,
Par de longs cris de joie honorer sa présence,
Et les plus sages Rois de sa veine charmés,
Écouter les héros qu’il avait animés.
De ces rares auteurs, au temple de mémoire,
On ne peut concevoir quelle sera la gloire,
10 Lorsqu’insensiblement consacrant leurs écrits,
Le Temps aura pour eux gagné tous les esprits ;
Et par ce haut relief qu’il donne à toute chose,
Amené le moment de leur Apothéose 58 Le Dictionnaire de l’Académie explique : « Déification, cérémonie que faisaient les Romains Idolâtres, pour mettre leurs Empereurs au nombre des Dieux. ». [DR] .
Maintenant à loisir sur les autres Beaux-Arts,
Pour en voir le succès, promenons nos regards.
Amante des appas de la belle Nature,
Venez, et dites-nous, agréable Peinture :
Ces Peintres si fameux des Siècles plus âgés,
De talents inouïs furent-ils partagés ;
Et le doit-on juger par les rares merveilles
Dont leurs adorateurs remplissent nos oreilles :
Faut-il un si grand art pour tromper un oiseau,
Un Peintre est-il parfait pour bien peindre un rideau 59 Allusion à la fameuse anecdote opposant Zeuxis et Parrhasios (Pline l’Ancien, Histoire naturelle , Livre XXXV, trad. Jean-Michel Croisille, 1985 : « Parrhasius entra en compétition avec Zeuxis : celui-ci avait présenté des raisins si heureusement reproduits que les oiseaux vinrent voleter auprès d’eux sur la scène ; mais l’autre présenta un rideau peint avec une telle perfection que Zeuxis, tout gonflé d’orgueil à cause du jugement des oiseaux, demanda qu’on se décidât à enlever le rideau pour montrer la peinture, puis, ayant compris son erreur, il céda la palme à son rival avec une modestie pleine de franchise, car, s’il avait personnellement, disait-il, trompé les oiseaux, Parrhasius l’avait trompé, lui, un artiste. On rapporte que Zeuxis peignit également, plus tard, un enfant portant des raisins : des oiseaux étant venus voleter auprès de ces derniers, en colère contre son œuvre, il s’avança et dit, avec la même franchise : « J’ai mieux peint les raisins que l’enfant, car, si je l’avais aussi parfaitement réussi, les oiseaux auraient dû avoir peur ».) [MCLB] ?
Et fut-ce un coup de l’art si digne qu’on l’honore,
De fendre un mince trait, d’un trait plus mince encore 60 Allusion au « concours de lignes » qui aurait opposé Apelle et Protogène (Pline l’Ancien, Histoire naturelle , Livre XXXV, trad. Jean-Michel Croisille, 1985 : « Ce qui se passa entre Protogène et lui ne manque pas de sel. Le premier vivait à Rhodes, Apelle y débarqua, brûlant de prendre connaissance de son œuvre, dont seule lui était parvenue la renommée, et il gagna incontinent son atelier. Le maître était absent, mais un tableau de notables proportions placé sur un chevalet était surveillé par une vieille femme toute seule. À sa question, elle répondit que Protogène était sorti et demanda qui elle devrait lui annoncer comme visiteur. « Voici », dit Apelle, et, s’emparant d’un pinceau, il traça au travers du tableau une ligne de couleur d’un délié extrême. Au retour de Protogène la vieille lui révéla ce qui s’était passé. On rapporte qu’alors l’artiste, dès qu’il eut contemplé cette finesse, dit que le visiteur était Apelle et que personne d’autre n’était capable de rien faire d’aussi achevé ; puis il traça lui-même, avec une autre couleur, une ligne encore plus fine sur la première et repartit en prescrivant, au cas où l’autre reviendrait, de la lui montrer et d’ajouter que c’était là l’homme qu’il cherchait. C’est ce qui se produisit, car Apelle revint et, rougissant de se voir surpassé, il refendit les lignes avec une troisième couleur, ne laissant nulle place pour un trait plus fin. Protogène alors, reconnaissant sa défaite, descendit en hâte au port à la recherche de son hôte et il fut décidé de garder ce tableau pour la postérité comme un objet d’admiration, universel certes, mais tout particulièrement pour les artistes. J’apprends qu’il a brûlé lors du premier incendie du palais de César sur le Palatin ; nous avions pu le contempler auparavant : sur une grande surface il ne contenait que des lignes qui échappant presque et, semblant vide au milieu des chefs-d’œuvre de nombreux artistes, il attirait l’attention par là-même et était plus renommé que tous les autres ouvrages. » [MCLB] ,
À peine maintenant ces exploits singuliers
Seraient le coup d’essai des moindres écoliers.
Ces Peintres commençants, dans le peu qu’ils apprirent,
N’en surent guère plus que ceux qui les admirent.
Dans le siècle passé, des hommes excellents
Possédaient, il est vrai, vos plus riches talents :
11 L’illustre 61 Raphaël est rarement qualifié d’« illustre » dans les écrits français sur l’art au XVIIe siècle. Il est « grand », « excellent », parfois désigné comme « le plus célèbre des peintres modernes ». Voir néanmoins Hilaire Pader, La Peinture parlante de H. Pader P. P. dédiée à Messieurs les Peintres de l’Academie Royale de Paris , Toulouse, Arnaud Colomiez, 1657, p. 8-9 : « Les Lombards […]
Paroissent absolus pour le grand coloris,
Leur pinceau franc et net d’une force discrette
Charme nostre intellect par sa vertu secrette,
Icy le Titien et l’Illustre d’Urbin
Font paroistre l’esclat de leur stille divin. » [MCLB] Raphaël, cet immense génie,
Pour peindre, eut une force, une grâce infinie,
Et tout ce que forma l’adresse de sa main,
Porte un air noble et grand, qui semble plus qu’humain.
Après lui s’éleva son école savante,
Et celle des Lombards 62 La circonscription du goût (ou école) lombard(e) de peinture est souvent confuse dans les écrits sur l’art du XVIIe siècle, désignant par extension les Vénitiens (voir par exemple note 223). Il est banal d’opposer l’école romaine, fondée sur la connaissance du dessin et de l’antique, à l’école lombarde, davantage portée sur un dessin naturaliste et la maîtrise du clair-obscur (« le doux charme des yeux »). Pour un effort ultérieur de clarification du goût lombard par rapport aux deux autres grands goûts de l’Italie, le romain et le vénitien, voir la réédition augmentée par Charles-Antoine Jombert de Roger de Piles, Les Premiers éléments de la peinture pratique enrichis de figures de proportion mesurees sur l’antique, dessinées et gravées (1ère éd. 1684), 1746 sur Gallica, p. 480- 482 : « les peintres et les curieux (...) nous ont jeté dans la confusion et ont fait croire à plusieurs que l’école lombarde et l’école vénitienne étoient la même chose, parce que les Lombards, dont je viens de parler, ont entièrement suivi la manière du Giorgion et de Titien. J’ai moi-même parlé autrefois selon cette idée confuse, parce que la plupart de nos peintres françois en parloient ainsi, mais la raison et les auteurs italiens qui ont traité ces matières m’ont remis dans le bon chemin. » [MCLB] à l’envi 63 Furetière : « à qui mieux mieux » ; Académie : « façon de parler adverbiale. Avec émulation, à qui mieux mieux. » [DR]
« à l’envi triomphante » prépare la remise en cause osée, trois vers plus loin, de la suprématie universellement reconnue des écoles du nord de l’Italie en matière de clair-obscur. Du point de vue de l’argumentation, on relève que Perrault se garde de citer le moindre peintre de l’école lombarde ou vénitienne. [MCLB] triomphante.
De ces Maîtres de l’Art les Tableaux précieux
Seront dans tous les temps, le doux charme des yeux.
De votre Art cependant le secret le plus rare,
Ne leur fut départi que d’une main avare,
Le plus docte d’entre eux ne sut que faiblement,
Du clair et de l’obscur l’heureux ménagement.
On ne rencontre point dans leur simple manière
Le merveilleux effet de ce point de lumière 64 Cette évocation appuyée de l’art du coloris emprunte son vocabulaire et ses idées à la théorie du coloris, telle qu’elle a été élaborée en France au cours du XVIIe siècle, particulièrement à Roger de Piles, auquel on doit notamment l’introduction des syntagmes de « tout ensemble » et de « clair-obscur » dans la langue artistique, tout comme l’insistance sur les notions d’effets de l’art ou de vrai en peinture (« l’exacte vérité »). Voir Roger de Piles, De Arte graphica de Dufresnoy, L’Art de Peinture de Ch. A. Dufresnoy, traduit et enrichi de Remarques par Roger de Piles , 1668 ; le Dialogue sur le coloris , 1673 ; les Conversations sur la connaissance de la Peinture et sur le jugement qu’on doit faire des tableaux , 1677. Ce vers et les 7 suivants abordent la question du clair-obscur (répartitions des jours et des ombres propres et portées), c’est-à-dire de la peinture comprise comme la mise en œuvre d’interactions de couleurs dans l’œil du spectateur, interaction qui fonde la perception de l’unité d’une surface picturale. [MCLB] ,
Qui sur un seul endroit vif et resplendissant,
Va de tous les côtés toujours s’affaiblissant,
Qui de divers objets que le sujet assemble,
Par le nœud des couleurs ne fait qu’un tout ensemble,
Et présente à nos yeux l’exacte vérité
Dans toute la douceur de sa naïveté.
Souvent sans nul égard du changement sensible
Que fait, de l’air épais, la masse imperceptible 65 Ce vers et les trois suivants dénoncent l’ignorance de la perspective aérienne ou « règle du fort et du faible », qui veut que l’on émousse les lignes et contours en stricte proportion de leur éloignement de la base du tableau. La perspective aérienne contribue au coloris autant que le clair-obscur. [MCLB] ,
12 Les plus faibles lointains et les plus effacés
Sont comme les devants distinctement tracés,
Ne sachant pas encor qu’un Peintre en ses ouvrages,
Des objets éloignés doit former les images,
Lorsque confusément son œil les aperçoit,
Non telles qu’elles sont, mais telles qu’il les voit 66 La distinction, essentielle, est amplement développée dans les traités de perspective aérienne, notamment par Abraham Bosse. L’art du peintre consiste à reproduire les choses, non comme on les voit, mais de manière à ce que leur représentation fasse, dans l’œil du spectateur, le même effet que l’expérience réelle de l’objet dans la nature. [MCLB] .
C’est par là que Le Brun toujours inimitable 67 L’adjectif « inimitable » est fortement connoté, étant associé à l’ Alexandre d’Apelle dans la tradition épigrammatique, et à l’émulation qui opposa Apelle et Lysippe autour du portrait d’Alexandre le Grand. Voir Plutarque dans le second traité De la fortune ou vertu d’Alexandre , notamment dans la traduction d’Amyot : « l’on disoit que des deux Alexandres, celuy qui estoit fils de Philippus estoit invencible et celui d’Apelles inimitable. », relayé notamment par André Félibien : « les ouvrages d’Apelles ont donné occasion de dire autrefois qu’il y avoit deux Alexandre, que le fils de Philippe estoit l’Invincible et celuy d’Apelles l’Inimitable », Le Portrait du roi, 1663, p. 20-21. Cette opposition a été amplement exploitée en 1665 dans l’ensemble des poèmes suscités par la surintendance des Bâtiments du roi autour de l’éxécution du buste en marbre de Louis XIV par Bernin. En outre, Le Brun s’est construit et a été construit, dès l’exécution des Reines de Perse aux pieds d’Alexandre (Versailles), comme le nouvel Apelle du nouvel Alexandre. Voir Marianne Cojannot et Évelyne Prioux, « L’anecdote en filigrane. Les poèmes sur le buste de Louis XIV par Bernin », dans Le mythe de l’art antique. Entre anecdotes et lieux communs, dir. Emmanuelle Hénin et Valérie Naas, Paris, CNRS Éditions, 2018, p. 307-346 et Marianne Cojannot, « Il avoit fort dans le cœur son Alexandre... L’imaginaire du jeune Louis XIV selon le témoignage de La Mesnardière et la peinture des Reines de Perse par Le Brun », XVIIe siècle, n° 251, 2011-II, p. 371-395. [MCLB] ,
Donne à tout ce qu’il fait un air si véritable,
Et que, dans l’avenir, ses ouvrages fameux
Seront l’étonnement de nos derniers neveux.
Non loin du beau séjour de l’aimable Peinture 68 L’ensemble de ce passage sur les arts fait l’objet d’un commentaire vers à vers par François de Callières, qui revendique une position médiane entre les Anciens et les Modernes ( Histoire poétique de la guerre nouvellement déclarée entre les Anciens et les Modernes , Paris, P. Auboüin, P. Emery et C. Clousier, 1688, livre onzième, p 213 et suivantes). [MCLB] ,
Habite pour jamais la tardive Sculpture 69 L’idée d’une sculpture qui ne serait venue en sa perfection que tardivement ne correspond évidemment pas au propos de Pline, qui traite au demeurant les bronziers au chapitre XXXIV, avant les peintres (chapitre XXXV). L’expression vise sans doute à insinuer d’emblée chez le lecteur la valeur supérieure des sculpteurs modernes, et ce plusieurs vers avant de les célébrer ouvertement. Le procédé prend un sens particulier puisque, dans le domaine de la sculpture, l’extrême qualité des copies romaines conservées d’originaux grecs rend le plaidoyer pour la supériorité des sculpteurs modernes particulièrement délicat, à la différence de la peinture où l’absence ou presque de vestiges antiques autorise alors plus aisément les jugements de valeurs arbitraires. [MCLB] ;
Près d’elle est la Vénus 70 La Vénus Médicis (Florence, Galerie des Offices) ; commentée à l’Académie le 4 janvier 1676 par Thomas Regnaudin. Cette statue antique, comme les suivantes, sont les pièces les plus fameuses des collections princières italiennes. Elle ont été diverses fois reproduites en gravure, notamment dans les Illustrissimo D.D. Rogerio Du Plesseis Domino de Liancourt Marchioni de Montfort [...] Segmenta nobilium signorum e statuarum quae temporis dentem inuidium euasere vrbis aeternae ruinis erepta typis aeneis de François Perrier en 1638, puis dans les traités de proportion (parmi lesquels Abraham Bosse, Représentation des différentes figures humaines avec les mesures prises sur les Antiques qui sont de présent à Rome , 1656) et, à la fin du siècle, dans les livres pour apprendre à dessiner. [MCLB] , l’Hercule 71 L’ Hercule Farnèse , Naples, musée national d’archéologie ; commenté à l’Académie le 9 novembre 1669 par Michel Anguier. Voir note 172 page 177. [MCLB] , l’Apollon 72 L’ Apollon du Belvédère , Rome, musée Pio Clementino. Voir note 173 page 177.[MCLB] ,
Le Bacchus 73 Vraisemblablement le Bacchus Ludovisi (Rome, Palazzo Altemps). Voir note 177 page 177. [MCLB] , le Lantin 74 Lantin , autre nom de l’ Antinoüs du Belvédère , aujourd’hui reconnu comme un Hermès (Rome, musée Pio Clementino). [MCLB] et le Laocoon 75 Groupe du Laocoon , Rome, musée Pio Clementino ; figure du Laocoon commentée à l’Académie le 2 juillet 1667 par Gérard Van Opstal, le groupe entier le 2 août 1670 par Michel Anguier (conférence relue le 5 juillet 1681), les muscles du Laocoon par Pierre Monier le 2 mai 1676. L’ Apollon du Belvédère , le Lantin et le Laocoon étaient depuis le XVIe siècle des joyaux des collections pontificales d’antiques, installés dans la cour de l’ Octogone du palais du Belvédère par les soins de Jules II et Paul III. Voir note 178 page 177. [MCLB] ,
Chefs-d’œuvre de son art, choisis entre dix mille ;
Leurs divines beautés me rendent immobile,
Et souvent interdit il me semble les voir
Respirer comme nous, parler et se mouvoir.
C’est ici, je l’avoue, où l’audace est extrême,
De soutenir encor mon surprenant Problème 76 Problème : « Proposition dont le pour et le contre se peuvent soustenir », selon le Dictionnaire de l’Académie française (1ère édition, 1694). Ce vers et le précédent concèdent, sans se soumettre, la difficulté à contester la suprématie de la sculpture antique, dont les témoignages sont impressionnants, à la différence de la peinture pour laquelle il est aisé de lire Pline avec désinvolture. [MCLB] ;
Mais si l’Art qui jamais ne se peut contenter,
Découvre des défauts qu’on leur peut imputer,
13 Si du Laocoon la taille vénérable,
De celle de ses fils est par trop dissemblable 77 Le Laocoon , sur lequel Perrault va concentrer ses critiques, tient une place spécifique en France au XVIIe siècle. Il est la première statue faisant l’objet d’une conférence à l’Académie royale de Peinture et de Sculpture, le 2 juillet 1667, par Gérard Van Opstal qui explicite son importance particulière : « Aussi de toutes les statues qui sont restées jusqu’à présent, il n’y en a point qui égale celle du Laocoon , qui se voit dans le palais du pape à Belvédère. C’est un chef-d’œuvre de l’art qui a été l’admiration des siècles passés aussi bien que de celui-ci, puisque du temps de Pline, il étoit regardé comme l’ouvrage le plus parfait qui fût dans Rome (...) Enfin cette statue est si accomplie que tout le monde demeura d’accord que c’est sur ce modèle que l’École de Rome, qui a produit tant de grands personnages, a puisé comme dans une source très pure la plus grande partie de ses belles connoissances. » (J. Lichtenstein et C. Michel, Les Conférences au temps de Testelin..., I, 1, p 131). Le statue, qui est la seule Antique que l’on puisse associer directement à un commentaire de Pline, a ensuite donné lieu à deux autres discours à l’Académie royale de Peinture et de Sculpture, par Michel Anguier le 2 août 1670 et par Pierre Monier le 2 mai 1676. Le groupe fut aussi copié en marbre par Jean-Baptiste Tuby entre 1686 et 1696 (François Souchal, J.-B Tuby, French Sculptors of the 17th and 18th centuries. The Reign of Louis XIV, t. III, 1987, p. 355-356, n° 60. Sur la fortune du groupe au XVIIe siècle, voir Christian Michel, « Anatomie d’un chef-d'œuvre : Laocoon en France au XVIIe siècle », Revue germanique internationale, 19/2003, p. 105-117 et H. van Helsdingen, « Laokoon in the Seventeenth Century », Simiolus, X, 1979, p. 127-141. [MCLB] ,
Et si les moites corps des serpents inhumains,
Au lieu de deux enfants enveloppent deux nains 78 Il n’est pas rare de souligner les légères disproportions de la figure du Laocoon lui-même, en associant ces entorses à la nécessité d’intensifier l’expression de la douleur. Voir Michel Anguier, conférence académique du 2 août 1670 (J. Lichtenstein et C. Michel, Les Conférences au temps de Testelin..., I, 1, p. 377-387) : « La jambe et le pied contribuent beaucoup à l’expression de la douleur : la cuisse et la jambe du côté droit font le contraire, d’autant qu’elles se retirent et se raccourcissent, le pied est plus court et plus étroit que l’autre. Nous pouvons juger par ces disproportions qu’il faut aider à la nature lorsqu’on veut exprimer quelque passion violente. ». Girard Audran défend la même analyse : « il y a dans les antiques des disproportions qu’on prendrait assurément pour des fautes si on les voyait dans les ouvrages d’un moderne. Le Laocoon a la jambe droite plus longue que l’autre de quatre minutes... la jambe droite du grand enfant du Laocoon est plus longue de près de neuf minutes que la gauche » (Les proportions du corps humain mesurées sur les plus belles figures de l’Antiquité, Paris, 1683, préface non paginée). Ces remarques toutefois n’ont guère à voir avec la dénonciation d’une disproportion entre les trois figures du groupe, le père et ses deux fils (« nains », « dissemblables »). Michel Anguier, tout au contraire, analyse longuement à l’Académie (ibid., p. 385) la pertinence des différents canons de proportions des deux enfants, en les rapportant à leurs âges différents (9-10 et 11-12 ans). [MCLB] ,
Si le fameux Hercule a diverses parties,
Par des muscles trop forts un peu trop ressenties 79 « ressenties », autrement dit gonflées, bandées. Terme du vocabulaire artistique explicité par divers auteurs. Voir par exemple Hilaire Pader, La Peinture parlante , Toulouse, A. Colomiez, 1653 : « les peintres usent de cette façon de parler pour exprimer qu’un corps est fort musclé. Et quand lesdits muscles ne paroissent point, ils disent, il n’est point ressenti. » La longue conférence académique de Michel Anguier sur l’ Hercule Farnèse , le 9 novembre 1669 (J. Lichtenstein et C. Michel, Les Conférences au temps de Testelin..., I, 1, p. 323-329) détaille de manière savante l’anatomie de l’ Hercule Farnèse (muscles et proportions), sans du tout envisager une musculature excessive. Pierre Monier, en revanche, dans sa conférence sur les muscles du Laocoon du 2 mai 1676, évoque « l’ Hercule , où ses parties sont plus ressemblantes à de petits pains, et aussi toute manière plus chargée et altérée » (J. Lichtenstein et C. Michel, Les Conférences au temps de Testelin..., I, 2, p. 581-593, spécifiquement p. 588). Thomas Regnaudin relève à son tour : « la figure d’ Hercule […] est si chargée qu’on dirait que ses muscles sont des montagnes, ce que le beau naturel ne fait pas, et selon mon sentiment, elle ne peut servir qu’à faire des figures d’ Hercule » (conférence sur le Gladiateur Borghèse , 6 février 1677, ibid., p. 617). [MCLB] ,
Quoique tous les savants, de l’Antique entêtés
Érigent ces défauts en de grandes beautés,
Doivent-ils nous forcer à ne voir rien de rare,
Aux Chefs-d’œuvre nouveaux dont Versailles se pare,
Que tout homme éclairé qui n’en croit que ses yeux,
Ne trouve pas moins beaux pour n’être pas si vieux ?
Qui se font admirer, et semblent pleins de vie,
Tout exposés qu’ils sont aux regards de l’Envie ?
Mais que n’en diront point les siècles éloignés,
Lorsqu’il leur manquera quelque bras, quelque nez 80 François de Callières ( Histoire poétique de la guerre nouvellement déclarée entre les Anciens et les Modernes , op. cit., livre onzième, p. 222) associe à ce passage l’ Aphrodite de Cnide , attribuée à Praxitèle (2 quart IV s. av. J.-C., Paris, musée du Louvre), aux nombreuses lacunes (tête, bras droit, l’essentiel du bras gauche, les jambes au-dessous des genoux). Il prête alors ironiquement à Praxitèle le propos suivant : « Hâtons-nous donc, poursuivit Praxitelles, d’aller rendre hommage à nos nouveaux maîtres et de corriger nos fautes sur les chefs d’œuvre nouveaux qu’ils ont enfantés. » (p. 223). [MCLB] ?
Ces ouvrages divins où tout est admirable,
Sont du temps de Louis, ce Prince incomparable 81 Annotation en cours. ,
Diront les curieux. Cet auguste Apollon
Sort de la sage main du fameux Girardon 82 Figure d’Apollon, au sein du groupe d’ Apollon servi par les nymphes (Versailles, musée national des châteaux de Versailles et de Trianon : .) Le groupe en marbre (1667-1670 et 1672-1674) occupait la niche centrale de la grotte de Thétys , qui ornait les jardins du premier château de Versailles. Les niches latérales abritaient les deux groupes des chevaux du Soleil . François Girardon, ici nommé comme Charles Le Brun, avait le titre de Premier sculpteur du roi. [MCLB] ,
Ces Chevaux du Soleil , qui marchent, qui bondissent,
Et, qu’au rapport des yeux, on croirait qu’ils hennissent
14 Sont l’ouvrage immortel des deux frères Gaspards 83 L’un des groupes des chevaux du Soleil est exécuté par les frères Gaspard et Balthazar Marsy (Versailles, musée national des châteaux de Versailles et de Trianon : ), l’autre par Gilles Guérin. [MCLB] ,
Et cet aimable Acis , qui charme vos regards,
Où tout est naturel autant qu’il est artiste,
Naquit sous le ciseau du gracieux 84 Acis de Jean-Baptiste Tuby, marbre, 1672, Versailles, musée national des châteaux de Versailles et de Trianon ( ). La posture à la jambe croisée assure au marbre un caractère de fait gracieux. [MCLB] Baptiste,
Cette jeune Diane , où l’œil, à tout moment,
De son geste léger, croit voir le mouvement,
Qui placée à son gré le long de ces bocages,
Semble vouloir sans cesse entrer sous leurs feuillages 85 La Diane de Desjardins, marbre, 1675-1681, Versailles, musée national des châteaux de Versailles et de Trianon : . [MCLB] ,
Se doit à l’Ouvrier [ f ] dont la savante main,
Sous les traits animés d’un colosse d’airain,
Secondant d’Aubusson 86 Ce vers souligne le glissement qui vient d’être subtilement opéré par l’évocation successive de deux œuvres de Desjardins, l’une à Versailles (le palais), Versailles où sont concentrées toutes les statues modernes précédemment citées, l’autre à Paris (la ville). L’étendue du pouvoir du prince, qui se lit par l’essor des arts au-delà de son palais jusque dans les embellissements urbains, est un topos , associé à la dignité impériale et à l’héritage augustéen (Voir Suétone, Vie d’Auguste, XXVIII : « avoir trouvé une ville de briques et (d’)en avoir laissé une de marbre »). Le modèle augustéen est essentiel dans la rhétorique apologétique du « siècle de Louis le Grand », pendant du « Siècle d’Auguste ». [MCLB] dans l’ardeur de son zèle,
Du Héros immortel fit l’image immortelle.
Allons sans différer dans ces aimables lieux,
De tant de grands objets rassasier nos yeux.
Ce n’est pas un palais, c’est une Ville entière 87 Annotation en cours. ,
Superbe en sa grandeur, superbe en sa matière ;
Non, c’est plutôt un monde, où du grand Univers
Se trouvent rassemblés les miracles divers.
Je vois de toutes parts les fleuves qui jaillissent,
Et qui forment des mers des ondes qu’ils vomissent,
Par un Art incroyable ils ont été forcés
De monter au sommet de ces lieux exhaussés,
15 Et leur eau qui descend aux jardins qu’elle arrose,
Dans cent riches Palais en passant se repose.
Que leur peut opposer toute l’Antiquité,
Pour égaler leur pompe et leur variété ?
Naguère dans sa Chaire, un maître en Rhétorique 88 Possible souvenir déformé d’un passage des Colloquia Familiares d’Érasme (1533), dont une traduction française a été donnée par Samuel Chappuzeau en 1662. Ce manuel pédagogique de conversation latine, très répandu, comporte en effet dans l’entretien intitulé « Convivium religiosum » (« Le festin religieux », dans la traduction de S. Chappuzeau), la réplique suivante, que prononce un visiteur dans les jardins de son hôte : « Papae; nae tu uincis uel ipsum Alcinoum », « [Peste !] Les jardins d’Alcinous n’ont été qu’un désert au prix du vôtre » (Les Entretiens familiers d’Érasme, Genève, I.H. Widerhold, 1669, 1re part., p. 422). [CNo] ,
Plein de ce fol amour qu’ils ont tous pour l’Antique,
Louant ces beaux Jardins, qu’il disait avoir vus,
On les prendrait, dit-il, pour ceux d’Alcinoos.
Le Jardin de ce Roi, si l’on en croit Homère 89 Le jardin du roi Alcinoos, sur l’île des Phéaciens, est décrit au chant VII de l’ Odyssée (v. 112-133). La description de Perrault en est un abrégé suggestif, il n’y manque que le potager. Voici la traduction d’Anne Dacier : « Dans ce jardin, il y a un verger planté d’arbres fruitiers en plein vent, toujours chargés de fruits ; on y voit des poiriers, des grenadiers, des orangers dont le fruit est le charme des yeux, des figuiers d’une rare espèce, et des oliviers toujours verts. Jamais ces arbres ne sont sans fruit ni l’hiver, ni l’été. Un doux zéphyr entretient toujours leur vigueur et leur sève, et pendant que les premiers fruits mûrissent, il en produit toujours de nouveaux. La poire prête à cueillir en fait voir une qui naît ; la grenade et l’orange déjà mûres en montrent de nouvelles qui vont mûrir ; l’olive est poussée par une autre olive, et la figue ridée fait place à une autre qui la suit. / D’un autre côté, il y a une vigne qui porte des raisins en toute saison. Pendant que les uns sèchent au soleil dans un lieu découvert, on coupe les autres et on foule dans le pressoir ceux que le soleil a déjà préparés ; car les ceps chargés de grappes toutes noires qui sont prêtes à couper, en laissent voir d’autres toutes vertes, qui sont prêtes à tourner et à mûrir. Au bas du jardin, il y a un potager très bien tenu, qui fournit toutes sortes d’herbages, et qui par ses différents carrés, toujours verts et toujours fertiles, réjouit toute l’année celui qui l’entretient. Il y a deux fontaines, dont l’une se partageant en différents canaux, arrose tout le jardin, et l’autre coulant le long des murs de la cour va former devant le palais un grand bassin qui sert à la commodité des citoyens. », L’Odyssée d’Homère traduite en français avec des remarques, Livre VII, Paris, Rigaud, 1716, t. 1, p. 537-539 (orthographe modernisée). [CBP] ,
Qui se plut à former une belle chimère,
Utilement rempli de bons arbres fruitiers,
Renfermait dans ses murs quatre arpents tout entiers.
Là se cueillait la poire, et la figue, et l’orange,
Ici dans un recoin se foulait la vendange,
Et là de beaux raisins sur la terre épanchés,
S’étalaient au soleil pour en être séchés.
Dans le Royal enclos, on voyait deux fontaines :
Non s’élever en l’air superbes et hautaines,
Mais former à l’envi deux paisibles ruisseaux,
Dont l’un mouillait le pied de tous les arbrisseaux,
Et l’autre, s’échappant du Jardin magnifique,
Abreuvait les passants dans la place publique.
16 Tels sont dans les hameaux des prochains environs
Les rustiques jardins de nos bons vignerons.
Que j’aime la fraîcheur de ces bocages sombres,
Où se sont retirés le repos et les ombres,
Où sans cesse on entend le murmure des eaux
Qui sert de symphonie au concert des oiseaux ;
Mais ce concert si doux où leur amour s’explique,
La Grèce toujours vaine, est encore sur ce point,
Fabuleuse à l’excès 90 L’adjectif « fabuleux » est ici à attendre dans le sens de ce qui relève de la « fable », au sens de fiction. Le Dictionnaire de l’Académie (1694) donne pour synonymes : « feint, inventé » et le Dictionnaire de Furetière : « qui est faux, inventé à plaisir ». Sur ces termes, voir Aurélia Gaillard, Fables, mythes, contes. L’esthétique de la fable et du fabuleux (1660-1724), Paris, Honoré Champion, 1996. [CBP] et ne se dément point.
Si l’on ose l’en croire, un chantre de la Thrace 91 Le chantre de la Thrace est Orphée, fils du roi de Thrace et de la muse Calliope. L’histoire d’Orphée est racontée au Chant IV des Géorgiques de Virgile et aux Livres X et XI des Métamorphoses d’Orphée [CBP]. ,
Forçait les animaux de le suivre à la trace,
Et même les forêts, jusqu’aux moindres buissons,
Tant le charme était fort de ses douces chansons.
Un autre plus expert 92 Amphion, fils de Zeus et d’Antiope, bâtit les remparts de Thèbes en déplaçant des pierres par le pouvoir de la musique produite par sa lyre. Amphion est associé à Orphée dans l’Art poétique d’Horace (v.391-396). L’expression « plus expert » instaure une légère distance, suggérant une compétition entre les pouvoirs des deux musiciens. [CBP] , non content que sa lyre
Fît marcher sur ses pas les rochers qu’elle attire,
Vit ces mêmes rochers de sa lyre enchantés,
Se poser l’un sur l’autre et former des cités.
Ces fables, il est vrai, sagement inventées,
Par la Grèce avec art ont été racontées,
Mais, comment l’écouter, quand d’un ton sérieux,
Et mettant à l’écart tout sens mystérieux 93 Il s’agit d’une nouvelle occurrence de la méfiance des Modernes envers l’interprétation allégorique des mythes antiques. [CBP] ,
17 Elle dit qu’à tel point dans le cœur le plus sage,
Ses joueurs d’Instruments faisaient entrer la rage
En sonnant les accords du mode Phrygien,
Que les meilleurs amis et les plus gens de bien,
Criaient, se querellaient, faisaient mille vacarmes,
Et pour s’entretuer couraient prendre des armes :
Que quand ces enragés écumant de courroux,
Se tenaient aux cheveux et s’assommaient de coups,
Les joueurs d’instruments pour adoucir leur bile,
Touchaient le Dorien, mode sage et tranquille 94 Ces références au mode phrygien et au mode dorien se réfèrent à la théorie de l’éthos des modes, c’est-à-dire à la croyance que le mode dans lequel une mélodie s’inscrit lui confère une force morale, pédagogique et édifiante. Les paramètres porteurs de telle force ne se limitent pas au mode (ajoutons notamment le rythme) mais ce topos particulier du mode traverse les siècles. La source principale vient du livre III de la République de Platon, qui plaidait à l’avantage des harmonies [modes] dorienne et phrygienne, en tant que bonnes et utiles (Platon, République, livre III, 398d-399a). [TP] ,
Et qu’alors ces mutins, à de si doux accents,
S’apaisant tout à coup rentraient dans leur bon sens 95 Revenir à la raison. [DR] .
Elle se vante encor qu’elle eut une Musique
Utile au dernier point dans une République 96 Outre la République de Platon, la Politique d’Aristote ou le dialogue De la Musique longtemps attribué à Plutarque et intégré dans ses Œuvres morales alimentent la discussion sur la force morale et civique de la musique. [TP] ,
Qui de tout fol amour amortissait l’ardeur,
Et du sexe charmant conservait la pudeur ;
Qu’une Reine [ g ] autrefois pour l’avoir écoutée,
Fut près d’un lustre 97 Furetière : « Terme de cinq ans ». [DR] entier en vain sollicitée ;
Mais qu’elle succomba dès que son séducteur 98 Il s’agit d’Égisthe. [DR] ,
Eut chassé d’auprès d’elle un excellent flûteur 99 Il s’agit d’un aède nommé Démodocos laissé par Agamemnon auprès de Clytemnestre. Sur cet épisode, voir Homère, Odyssée 3, 267, Démétrius de Phalère, dans une scholie d'Eustathe sur Homère, Odyssée 3, 367 et Pausanias, Description de la Grèce, 1, 2, 3. [DR] avec l’aide de Stravoula Kefallonitis ,
Dont, pendant tout ce temps la haute suffisance,
Avait de cent périls gardé son innocence.
18 Avec toute sa pompe et son riche appareil,
La musique en nos jours ne fait rien de pareil.
Ce bel art tout divin par ses douces merveilles,
Ne se contente pas de charmer les oreilles,
Ni d’aller jusqu’au cœur par ses expressions
Émouvoir à son gré toutes les passions :
Il va, passant plus loin, par sa beauté suprême,
Au plus haut de l’esprit charmer la Raison même 100 On retrouve, dans ces six vers, la gradation entre oreille, passion [cœur] et raison, triple volet du plaisir musical, que Perrault discute déjà à la p. 214 de ce tome I, et dans son Cabinet des Beaux arts en 1690 (voir la note 249). [TP] .
Là cet ordre, ce choix et ces justes rapports
Des divers mouvements et des divers accords,
Le choc harmonieux des contraires parties,
Dans leurs tons opposés sagement assorties,
Dont l’une suit les pas de l’autre qui s’enfuit :
Le mélange discret du silence et du bruit,
Et de mille ressorts la conduite admirable
Enchantent la raison d’un plaisir ineffable 101 En 1671 le père Bouhours présente la première théorisation du « je ne sais quoi » (Entretiens d’Ariste et d’Eugène, éd. B. Beugnot et G. Declerq, Champion, 2003, p. 278-297) ; l’esthétique de l’« ineffable » sera ensuite exploitée par les deux camps dans la querelle. Pour Perrault, il s’agit d’un plaisir sensoriel et émotionnel qui « enchante la raison », mais qui doit rester néanmoins subordonné à la faculté rationnelle. Chez les partisans des anciens, en 1674, Boileau élabore dans la préface de sa traduction du Traité du sublime du pseudo-Longin (c. Ier siècle) une notion plus auguste, allant bien au-delà du seul plaisir, du « je ne sais quoi » ; selon Boileau « le sublime n’est pas proprement une chose qui se prouve et qui se démontre ; mais […] c’est un merveilleux qui saisit, qui frappe, et qui se fait sentir » (Œuvres complètes, éd. F. Escal, Pléiade, 1966, p. 546). Le parti ancien sera en effet connu sous l’étiquette du « parti du sublime ». Perrault pour sa part critique acerbement ce qu’il voit comme un abus de l’ineffable opéré par les apologistes des anciens, qui transformeraient le « je ne sais quoi » en une mystification destinée à déguiser l’inintelligibilité et l’indécence des textes antiques sous le masque des « agréments inexprimables ». [LN] .
Ainsi, pendant la nuit, quand on lève les yeux
Vers les astres brillants de la voûte des cieux,
Plein d’une douce joie, on contemple, on admire
Cet éclat vif et pur dont on les voit reluire,
Et d’un respect profond on sent toucher son cœur
Par leur nombre étonnant et leur vaste grandeur :
19 Mais si de ces beaux feux les courses mesurées,
De celui qui les voit ne sont pas ignorées,
S’il connaît leurs aspects et leurs déclinaisons,
Leur chute et leur retour, qui forment les saisons,
Combien adore-t-il la sagesse infinie,
Qui de cette nombreuse et céleste harmonie 102 Le principe antique et médiéval de la portée universelle et cosmologique des proportions musicales – l’harmonia mundi, l’harmonie des sphères, etc. – qui fonde toute la théorie et l’esthétique de la pensée analogique, rudement mis en crise à l’aube du XVIIe siècle par l’essor des sciences expérimentales, est qualifié ici de « compassé ». [TP] ,
D’un ordre compassé jusqu’aux moindres moments
Règle les grands accords et les grands mouvements ?
La Grèce, je le veux, eut des voix sans pareilles 103 Allusion aux effets réputés extraordinaires voire mirifiques du chant monodique des Grecs. [TP] ,
Dont l’extrême douceur enchantait les oreilles,
Ses Maîtres, pleins d’esprit, composèrent des chants,
Tels que ceux de Lully, naturels et touchants 104 La musique du temps de Lully, c’est-à-dire du temps de Perrault, met en avant le chant à voix seule, retrouvant ainsi le modèle de la monodie des Anciens. C’est ce chant monodique qui est donc à la mode, aux dépens de la musique polyphonique (voir la note 258). [TP] ;
Mais n’ayant point connu la douceur incroyable
Que produit des accords la rencontre agréable [ h ] 105 Vu que les Grecs n’ont pas expérimenté la polyphonie et le plaisir qu’elle procure aux auditeurs, il faut sans doute tempérer la façon dont ils décrivent les effets produits par l’expérience de la monodie, et cesser de croire que ceux-ci étaient supérieurs aux effets de la musique des Modernes, quant à elle polyphonique. [TP] ,
Malgré tout le grand bruit que la Grèce en a fait,
Chez elle ce bel art fut un art imparfait :
Que si de sa Musique on la vit enchantée,
C’est qu’elle se flatta de l’avoir inventée 106 Aux confins du mythe et de l’histoire, la figure de Pythagore traverse les âges comme celle de l’« inventeur » de la musique (en particulier par la médiation de Boèce dans son De Musica, l’un des quatre ouvrages fondateurs du Quadrivium et massivement lu et cité tout au long du Moyen âge et jusqu’au début du XVIIe siècle). [TP] ,
Et son ravissement fut l’effet de l’amour
Dont on est enivré pour ce qu’on met au jour.
Ainsi, lorsqu’un enfant, dont la langue s’essaye,
Commence à prononcer, fait du bruit et bégaye,
20 La mère qui le tient a ses sens plus charmés
De trois ou quatre mots qu’à peine il a formés,
Que de tous les discours pleins d’art et de science,
Que déclame en public la plus haute éloquence 107 Autrement dit, l’effet procuré, d’admiration et de plaisir, n’est pas forcément synonyme de sa qualité intrinsèque, de sa complexité et, en fin de compte, de sa beauté. Ainsi, les superlatifs employés par les Grecs pour qualifier les effets de leur musique, ne doivent pas laisser entendre que leur musique était supérieure de celle des Moderne, du fait que cette dernière soit dépourvue de ces superlatifs. Notons que cette image de l’enfant qui grandit est chère aux Modernes en tant que métaphore du progrès continu tout au long de l’histoire : comme un enfant qui grandit, qui acquiert des connaissances et exprime et développe ses talents, de même les arts et les sciences étaient, durant l’Antiquité, dans leur « enfance » et, inévitablement, à l’ère des Modernes, atteignent leur maturité. [TP] .
Que ne puis-je évoquer le célèbre Arion,
L’incomparable Orphée et le sage Amphion,
Pour les rendre témoins de nos rares merveilles,
Qui, dans leur siècle heureux, n’eurent point de pareilles 108 L’art d’Arion, d’Orphée et d’Amphion, tous trois des poètes-musiciens mythiques, était réputé pour avoir des propriétés mirifiques (dompter les animaux sauvages, déplacer – fût-ce de façon métaphorique – les pierres, etc.). Le postulat de Perrault est que ces qualificatifs démesurés venaient décrire des effets somme toute pas plus exceptionnels en beauté et effet merveilleux que la musique des Modernes, telle qu’elle est notamment donnée à entendre à l’opéra : prises à témoin, ces autorités antiques en seraient sans doute d’accord, si elles pouvaient assister au spectacle, nous dit-il. [TP] .
Quand la toile se lève [ i ] 109 L’instant du lever de rideau de l’opéra convoque, dans sa temporalité, la forme probablement la plus aboutie de création poético-musicale (et scénique) du temps de Perrault. [TP] , et que les sons charmants
D’un innombrable amas de divers instruments,
Forment cette éclatante et grave symphonie 110 Le terme « symphonie » désigne à l’époque un mouvement libre d’ensemble instrumental : il s’agit ici de l’ouverture d’opéra. Sébastien de Brossard, Dictionnaire de musique (Paris, 1705 [i.e. 1701]) : « SYMPHONIE […] l’usage la restreint aux seules compositions qui se font pour les Instruments, et plus particulièrement encore à celles qui sont libres, c’est-à-dire, où le Compositeur n’est point assujetti ni à un certain nombre, ni à une certaine espèce de mesure, etc., telles que sont les Préludes, les Fantaisies, les Ricercates, Toccates, etc. ». [TP] ,
Qui ravit tous les sens par sa noble harmonie,
Et par qui le moins tendre en ce premier moment,
Sent tout son corps ému d’un doux frémissement ;
Ou quand d’aimables voix que la Scène rassemble,
Mêlent leurs divins chants et leurs plaintes ensemble,
Et par les longs accords de leur triste langueur,
Pénètrent jusqu’au fond le moins sensible cœur ;
Sur des maîtres de l’art, sur des âmes si belles,
Quel pouvoir n’auraient pas tant de grâces nouvelles 111 Perrault évoque les ingrédients musicaux réunis sur une scène d’opéra : l’orchestre avec la richesse de ses sonorités qui remplissent l’espace, et les voix « mêlées ensemble » ; ce n’est probablement pas un hasard s’il se concentre sur la multitude des voix et des instruments, sur l’« harmonie » et les « accords », c’est-à-dire sur la dimension polyphonique et concertante de cette musique, plutôt que sur les airs de solistes, vu que la singularité musicale des Modernes s’appuie sur cette densité de la texture musicale propre à la musique à plusieurs parties. [TP] ?
Tout art n’est composé que des secrets divers
Qu’aux hommes curieux l’usage a découverts 112 Cette affirmation soutient l’idée d’un progrès permanent que l’expérience et le temps soutiennent quand l’esprit humain est animé par la « curiosité ». Cette dernière est définie positivement par Furetière : « Désir, passion de voir, d’apprendre les choses nouvelles, secrètes, rares et curieuses ». [DR] ,
21 Et cet utile amas des choses qu’on invente,
Sans cesse, chaque jour, ou s’épure, ou s’augmente :
Ainsi, les humbles toits de nos premiers aïeux,
Couverts négligemment de joncs et de glaïeux 113 Perrault utilise ici une forme de pluriel rare pour le mot « glaïeul », ce qui lui permet de conserver la rime avec « aïeux », y compris pour l’œil, et d’enrichir le registre de l’ancien en utilisant la connotation archaïsante de la forme. [DR] (avec l’aide de Guillaume Peureux) ,
N’eurent rien de pareil en leur architecture,
À nos riches palais d’éternelle structure 114 Écho évident aux vers de Malherbe : « Beaux et grands bâtiments d’éternelle structure, / Superbes de matière, et d’ouvrages divers, /Où le plus digne roi qui soit en l’univers / Aux miracles de l’art fait céder la nature. / Beau parc, et beaux jardins, qui dans votre clôture, / Avez toujours des fleurs, et des ombrages verts, / Non sans quelque démon qui défend aux hivers / D’en effacer jamais l’agréable peinture. » (éd. A. Adam, 1971, Paris, Galimard, p. 114-115). Extraits d’un sonnet publié en 1609, ces quatrains évoquent le château de Fontainebleau où Malherbe s’est rendu avec la cour en juin 1607. D’après Balzac, ce sonnet était celui que Malherbe préférait. [DR] :
Ainsi le jeune chêne en son âge naissant,
Ne peut se comparer au chêne vieillissant,
Qui, jetant sur la terre un spacieux ombrage
Avoisine le Ciel de son vaste branchage.
Mais c’est peu, dira-t-on, que par un long progrès 115 « Progrès », au sens d’avancée, de progression, que rend bien l’adjectif « progressif », et non de progrès au sens actuel du terme. On comprend alors pourquoi Perrault peut parler du progrès du temps . [PD] ,
Le Temps de tous les Arts découvre les secrets,
La Nature affaiblie en ce Siècle où nous sommes,
Ne peut plus enfanter de ces merveilleux hommes,
Dont avec abondance, en mille endroits divers,
Elle ornait les beaux jours du naissant Univers,
Et que, tout pleins d’ardeur, de force et de lumière,
Elle donnait au monde en sa vigueur première.
À former les esprits comme à former les corps,
La Nature en tout temps fait les mêmes efforts 116 C’est avec ce même argument concernant l’immuabilité de la nature à travers les siècles que Fontenelle commence son propre plaidoyer en faveur des modernes, la Digression sur les Anciens et les Modernes (1688), écrit dans le sillage des polémiques provoquées par le Siècle . Selon Fontenelle, « la nature a entre les mains une certaine pâte qui est toujours la même […] et certainement elle n’a point formé Platon, Démosthène ni Homère d’une argile plus fine ni mieux préparée que nos Philosophes, nos Orateurs et nos Poëtes d’aujourd’hui ». Sur ce point, voir la présentation de la Digression dans l’édition critique dirigée par S. Audidière (Classiques Garnier, 2016, p. 77-84). [LN] ,
Son Être est immuable, et cette force aisée
Dont elle produit tout, ne s’est point épuisée 117 L’idée dominante depuis saint Augustin est celle d’une lente décrépitude du monde au cours du temps, idée à laquelle Perrault ne souscrit pas, non plus que beaucoup de ses contemporains, en vertu de la constance des lois de la Nature à laquelle il croit (voir p. 62). [PD] :
22 Jamais l’Astre du jour qu’aujourd’hui nous voyons,
N’eut le front couronné de plus brillants rayons,
Jamais, dans le Printemps, les roses empourprées,
D’un plus vif incarnat ne furent colorées :
Non moins blanc qu’autrefois brille dans nos jardins
L’éblouissant émail des lis et des jasmins,
Et dans le siècle d’or la tendre Philomèle,
Qui charmait nos aïeux de sa chanson nouvelle 118 Ovide, Métamorphoses, VI, v. 412-674. La Fontaine a traité le sujet dans sa fable 15 du livre III. Sur ce motif, voir le recueil Philomèle : figures du rossignol dans la tradition littéraire et artistique, dir. V. Gély, J.-L. Haquette et A. Tomiche, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise-Pascal, 2006. [DR] ,
N’avait rien de plus doux que celle dont la voix
Réveille les échos qui dorment dans nos bois :
De cette même main les forces infinies
Produisent en tout temps de semblables génies 119 Voir plus haut. .
Les Siècles, il est vrai, sont entre eux différents,
Il en fut d’éclairés, il en fut d’ignorants,
Mais si le règne heureux d’un excellent Monarque
Fut toujours de leur prix et la cause et la marque,
Quel Siècle pour ses Rois, des hommes révérés,
Au Siècle de Louis peut être préféré ?
De Louis, qu’environne une gloire immortelle,
De Louis, des grands Rois le plus parfait modèle ?
Le Ciel en le formant épuisa ses trésors,
Et le combla des dons de l’Esprit et du Corps ;
23 Par l’ordre des Destins la Victoire asservie
À suivre tous les pas de son illustre vie,
Animant les efforts de ses vaillants Guerriers,
Dès qu’il régna sur nous le couvrit de lauriers ;
Mais lorsqu’il entreprit de mouvoir par lui-même 120 Annotation en cours. ,
Les pénibles ressorts de la grandeur suprême,
De quelle majesté, de quel nouvel éclat,
Ne vit-on pas briller la face de l’État ?
La pureté des lois partout est rétablie 121 Annotation en cours. ,
Des funestes duels la rage est abolie 122 Annotation en cours. ;
Sa Valeur en tous lieux soutient ses alliés,
Sous Elle, les ingrats tombent humiliés,
Et l’on voit tout à coup les fiers peuples de l’Èbre,
Du rang qu’il tient sur eux rendre un aveu célèbre 123 Annotation en cours. .
Son bras se signalant par cent divers exploits,
Des places qu’il attaque en prend quatre à la fois ;
Aussi loin qu’il le veut il étend ses frontières 124 Annotation en cours. ,
En dix jours, il soumet des Provinces entières 125 Annotation en cours. ,
Son armée à ses yeux passe un fleuve profond,
Que César ne passa qu’avec l’aide d’un pont 126 Annotation en cours. .
De trois vastes États les haines déclarées
Tournent contre lui seul leurs armes conjurées 127 Annotation en cours. ;
24 Il abat leur orgueil, il confond leurs projets,
Et pour tout châtiment leur impose la paix 128 Annotation en cours. .
Instruit d’où vient en lui cet excès de puissance,
Il s’en sert, plein de zèle et de reconnaissance,
À rendre à leur bercail les troupeaux égarés,
Qu’une mortelle erreur en avait séparés,
Et par ses pieux soins, l’Hérésie étouffée 129 Annotation en cours.
Fournit à ses vertus un immortel trophée.
Peut-être qu’éblouis par tant d’ heureux progrès,
Nous n’en jugeons pas bien pour en être trop près,
Consultons au-dehors, et formons nos suffrages
Au gré des Nations des plus lointaines plages 130 Annotation en cours. ,
De ces Peuples heureux où plus grand, plus vermeil,
Sur un char de rubis se lève le Soleil,
Où la Terre, en tout temps, d’une main libérale,
Prodigue ses trésors qu’avec pompe elle étale 131 Annotation en cours. ,
Dont les superbes Rois sont si vains de leur sort,
Qu’un seul regard sur eux est suivi de la mort 132 Annotation en cours. .
L’invincible Louis, sans flotte, sans armée,
Laisse agir en ces lieux sa seule renommée.
Et ces Peuples charmés de ses exploits divers,
Traversent sans repos le vaste sein des mers,
25 Pour venir à ses pieds lui rendre un humble hommage
Pour se remplir les yeux de son auguste image 133 Annotation en cours. ,
Et goûter le plaisir de voir tout à la fois,
Des hommes le plus sage, et le plus grand des Rois.
Ciel à qui nous devons cette splendeur immense,
Dont on voit éclater notre Siècle et la France,
Poursuis de tes bontés le favorable cours,
Et d’un si digne Roi conserve les beaux jours,
D’un Roi qui dégagé des travaux de la Guerre,
Aimé de ses Sujets, craint de toute la Terre,
Ne va plus occuper tous ses soins généreux,
Qu’à nous régir en paix, et qu’à nous rendre heureux 134 Annotation en cours. .
d. Démosthène haranguait contre Philippe père d’Alexandre.
e. Martial, Epigrammata, lib. V., Epigr. X. Cette épigramme est ci-devant p. 108
f. Desjardins. [Perrault] Allusion aux Quatre Captifs en bronze de Martin Desjardins (Paris, musée du Louvre) pour le piédestal du monument de la place des Victoires à la gloire de Louis XIV et de la paix de Nimègue, commandé par François d'Aubusson, duc de la Feuillade (1679-1685). [MCLB]
d. Démosthène haranguait contre Philippe père d’Alexandre.
e. Martial, Epigrammata, lib. V., Epigr. X. Cette épigramme est ci-devant p. 108
f. Desjardins. [Perrault] Allusion aux Quatre Captifs en bronze de Martin Desjardins (Paris, musée du Louvre) pour le piédestal du monument de la place des Victoires à la gloire de Louis XIV et de la paix de Nimègue, commandé par François d'Aubusson, duc de la Feuillade (1679-1685). [MCLB]