PARALLÈLE
DES ANCIENS
ET DES MODERNES,
EN CE QUI REGARDE
L’ÉLOQUENCE.


Par M. Perrault de l’Académie Française.
TOME SECOND.


À PARIS,
chez La Veuve de Jean Baptiste Coignard,
Imprimeur du Roi, et de l’Académie Française
ET
Jean Baptiste Coignard Fils,Imprimeur
ordinaire du Roi, et de l’Académie Française,
rue Saint-Jacques, à la Bible d’or.
MDCXC
AVEC PRIVILÈGE DE SA MAJESTÉ




Préface

I J’avais promis dans la Préface du Volume précédent, que le premier Dialogue que je donnerais au Public, ferait voir l’avantage que les Modernes ont sur les Anciens, en ce qui regarde l’Astronomie, la Géographie, la Navigation, la Physique, les Mathématiques, etc. pour en venir dans les Dialogues suivants à l’Éloquence et à la Poésie, mais deux choses m’ont fait changer de résolution, et m’ont obligé de traiter dans celui-ci de l’Éloquence ; la première, l’impatience de quelques-uns de mes amis qui ont eu curiosité de voir ce que je pourrais dire pour II montrer que l’Éloquence d’aujourd’hui égale souvent et surpasse même quelquefois celle des Anciens ; l’autre, un bruit qui s’est répandu que je reculais d’en venir là, et que me sentant faible sur cet article, je ne cherchais qu’à triompher sur les autres Arts où les Modernes ont des avantages incontestables, au lieu de m’attacher uniquement au nœud principal de la difficulté. Quoique je perde beaucoup en ne suivant pas l’ordre que je m’étais prescrit, car il est constant, que si j’avais bien prouvé, comme il est facile de le faire, que dans toutes les Sciences et dans tous les Arts, dont les secrets se peuvent mesurer et calculer, nous l’emportons visiblement sur les III Anciens il n’y aurait que l’impossibilité de convaincre des esprits opiniâtres dans les choses de goût et de fantaisie, comme sont la plupart des beautés de l’Éloquence et de la Poésie, qui pût empêcher que les Modernes ne fussent reconnus les maîtres dans ces deux Arts comme dans tous les autres ; cependant j’ai mieux aimé renoncer à l’avantage d’une induction si naturelle, que de ne pas donner satisfaction et à mes amis et à mes adversaires.

Il est vrai que la difficulté est plus grande sur cet article que sur le reste à cause de la plus grande et plus universelle prévention où l’on est en faveur des Anciens sur le fait de l’Éloquence et de la IV Poésie. Cette prévention, qui comme toutes les autres est fondée sur le respect qu’on a naturellement pour ce qui est ancien, a eu encore l’avantage d’être cultivée par mille soins et en mille manières. Il y a eu des hommes payés et gagés pour la faire entrer profondément dans l’esprit des jeunes gens qu’on a mis sous leur conduite ; des hommes qui revêtus de longues robes noires, et le bonnet carré en tête, leur ont proposé les ouvrages des Anciens, non seulement comme les plus belles choses du monde, mais comme l’Idée du beau , et cela avec des couronnes toutes prêtes s’ils parvenaient à imiter ces divins modèles. Faut-il s’étonV ner que de jeunes gens élevés au bruit continuel des louanges qu’ils ont ouï donner aux Anciens, aient toujours conservé pour eux cette estime sans bornes qu’on leur a inspirée dès leur enfance ; faut-il s’étonner que la recherche des plaisirs ou le désir de faire fortune ; soins qui s’emparent ordinairement de l’esprit de ceux qui sortent des études pour entrer dans le monde, les aient empêché de s’éclaircir sur une chose qui importe si peu au bonheur de la vie ? il faut plutôt être surpris que quelques-uns se soient mis en peine d’être désabusés. Avec tout cela je ne désespère pas de trouver autant de partisans, de mon opinion sur l’Éloquence VI et sur la Poésie que sur les autres Arts, si l’on se donne la peine d’y penser avec quelque sorte d’application.

Ceux qui jugent de ces matières, sont ou des personnes qui ayant du génie pour les Sciences, en possèdent une grande partie naturellement, et sans avoir beaucoup lu les Livres qui en traitent, ou des gens qui n’ayant pas de génie pour les Sciences en ont lu tous les livres sans en savoir aucune, ou enfin des hommes qui les savent, et pour y avoir du génie, et pour avoir beaucoup étudié les Auteurs qui en ont écrit. Les premiers, qui ont du goût et de la raison ; qui ont accoutumé de s’en servir et de s’en servir VII utilement, ne pourront pas ne se point rendre quand on leur fera toucher au doigt et à l’œil, qu’il n’y a rien que le temps ne perfectionne tous les jours, que l’art de s’exprimer soit en Prose, soit en Vers ressemble en ce point à tous les autres, avec cette différence que comme il est plus susceptible d’agréments, et qu’un plus grand nombre d’habiles gens s’en sont mêlés, on a dû s’y perfectionner davantage à proportion. Ces personnes, dis-je, ne pourront pas disconvenir de ces vérités, parce que la Nature leur a donné des yeux pour les voir, et des oreilles pour les entendre. À l’égard de ceux qui n’ont point de goût , et qui n’osant se fier à leur disVIII cernement (en quoi ils ont raison) ne se laissent conduire que par l’autorité des Auteurs, et même des plus anciens pour plus grande sûreté, je ne prétends pas en voir jamais un seul de mon avis, puisque je ne pourrai jamais leur citer aucun passage d’un ancien Auteur qui dise que les ouvrages des Modernes égalent et surpassent même quelquefois ceux des Anciens. Quoique ces gens-là ne soient que des fantômes de savants, qui, animés par le seul esprit étranger des citations, tombent sans cesse et tout à coup dès que cet esprit les abandonne, il est fâcheux néanmoins de les avoir pour adversaires. Ils font un bruit épouvantable, et par les IX grandes paroles de Démosthène, de Cicéron, d’Isocrate, de Périclès qu’ils ont sans cesse dans la bouche, et qui en sortent avec une prononciation qui n’est point naturelle ils étonnent jusqu’aux plus habiles, et emportent le menu peuple à qui ces sortes de spectres paraissent toujours plus grands que les savants véritables qui ont esprit et vie. Les troisièmes se partageront ; ceux qui cherchent la vérité, et qui ont la force de l’aimer lors même qu’elle ne leur est pas avantageuse, consentiront qu’on rende justice aux excellents ouvrages de notre siècle, quoiqu’ils sentent bien que le mérite qu’ils ont de bien posséder les Anciens en diminue un X peu. Mais ceux qui font plus de cas de leur érudition, que de leur esprit et de leur génie, qui regardent les extraits qu’ils ont faits des moindres ouvrages des Anciens comme de grands fonds d’héritages, et les petits Vers de Pindare et d’Anacréon , qu’ils ont ramassés en leur jeunesse comme autant de diamants et de rubis ces riches du bien d’autrui ne pourront souffrir qu’on rabaisse le prix des trésors qu’ils possèdent. Ils s’élèveront vivement contre mon paradoxe ; ils aimeront mieux se déclarer pour les Anciens, et faire envier le Bonheur qu’ils ont de les connaître, que de convenir que notre siècle a quelque avantage sur l’Antiquité, XI et ne pouvoir prétendre qu’à une portion de cette gloire. Ils ressembleront à ces Musiciens qui aiment mieux qu’on dise que le concert où ils chantent ne vaut rien, mais qu’en leur particulier ils font des merveilles, que d’entendre louer tout le concert, et n’avoir que leur part dans cette louange générale.

Comme je suis bien aise qu’on sache au vrai quel est mon sentiment, je crois être obligé d’avertir que je ne me rends responsable que des choses que dit l’Abbé, et non point de tout ce que dit le Chevalier dans ce Dialogue, ni de tout ce qu’il dira dans les Dialogues suivants. Il outre quelquefois la matière, et c’est un personnage que j’ai XII introduit pour avancer des propositions un peu hardies ; ainsi je ne garantis pas toutes les saillies de sa vivacité, comme par exemple quand il dit que Socrate et Platon sont deux saltimbanques qui ont monté l’un après l’autre sur le théâtre du monde, quand il soutient que Mézeray narre plus nettement que Thucydide , quand il prétend que la préférence que Quintilien donne aux anciens Orateurs sur ceux de son temps, n’est pas de bonne foi, et qu’il pensait tout le contraire, ou quand il avance d’autres paradoxes aussi étranges. Quoique ces propositions puissent être vraies dans le fond, néanmoins comme elles sont trop contraires aux opinions reçues, XIII je n’ai pas estimé devoir les soutenir bien sérieusement, et je ne les donne que comme des problèmes. Je demande encore qu’on ne me fasse dire que ce que je dis. J’en dis assez, et suis suffisamment chargé du seul poids de ma cause. Je ne puis m’empêcher de marquer ici l’étonnement où je suis de voir qu’on nous accuse, nous les défenseurs des Modernes, de ne parler comme nous faisons des ouvrages des Anciens que par envie, Rumpantur licèt invidiâ [ a ] , dit, en parlant de nous, un homme célèbre, non moins bon Poète qu’excellent Orateur , ce que son Traducteur a traduit en cette manière.

Malgré les aveugles caprices
D’un petit nombre d’Envieux.

XIV Voilà assurément une espèce d’Envie bien singulière. Jusqu’ici, on avait cru que l’Envie s’acharnait sur les vivants et épargnait les morts, aujourd’hui l’on dit qu’elle fait tout le contraire. Cela n’est guère moins étonnant que d’avoir le cœur au côté droit, et il faut que ces Messieurs aient tout changé dans la Morale, comme Molière disait que les Médecins avaient tout changé dans l’Anatomie . Je voudrais qu’on choisît un homme désintéressé et de bon sens, et qu’on lui dît que parmi les gens de lettres qui sont à Paris, il y en a de deux espèces ; les uns qui trouvent que les anciens Auteurs tout habiles qu’ils étaient, ont fait des fautes, où XV les Modernes ne sont pas tombés, qui dans cette persuasion louent les ouvrages de leurs confrères, et les proposent comme des modèles aussi beaux, et presque toujours plus corrects que la plupart de ceux qui nous restent de l’Antiquité ; les autres qui prétendent que les Anciens sont inimitables, et infiniment au-dessus des Modernes, et qui dans cette pensée méprisent les ouvrages de leurs confrères, les déchirent en toute rencontre, et par leurs discours et par leurs écrits. Je voudrais, dis-je, qu’on demandât à cet homme désintéressé et de bon sens, qui sont les véritables Envieux de ces deux espèces de gens de lettres ; je n’aurais pas de peine XVI à me ranger à son avis. Ceux qui nous ont appelés Envieux n’ont pas pensé à ce qu’ils disaient, et cela arrive presque toujours quand on ne songe qu’à dire des injures. On a commencé par nous déclarer nettement que nous étions des gens sans goût et sans autorité . On nous reproche aujourd’hui que nous sommes des Envieux, peut-être nous dira-t-on demain que nous sommes des Entêtés et des Opiniâtres.

L’agréable dispute où nous nous amusons,
Passera sans finir jusqu’aux races futures ;
Nous dirons toujours des raisons,
Ils diront toujours des injures.




XVII EXTRAIT DU PRIVILÈGE du Roi

Par Lettres Patentes de Sa Majesté, données à Versailles le 23 jour de Septembre 1688 signées par le Roi en son Conseil, Boucher. Il est permis au sieur Jean Baptiste Coignard, Imprimeur ordinaire du Roi à Paris, d’imprimer, vendre et débiter pendant le temps de huit années, un Livre intitulé Parallèle des Anciens et des Modernes en ce qui regarde les Arts et les Sciences, Dialogues composés par le sieur Perrault de de l’Académie Française : Avec défenses à tous autres d’imprimer, vendre et débiter ledit Livre, sur les peines portées à l’Original dudit Privilège.

Registré sur le Livre de la Communauté des Imprimeurs et Libraires de Paris, le 5 jour d’Octobre 1688.

Signé, J. B. Coignard, Syndic.

Achevé d’imprimer le 15 Février 1690.




1 PARALLÈLE DES ANCIENS ET DES MODERNES
EN CE QUI REGARDE L’ÉLOQUENCE
SECONDE PARTIE.
TROISIÈME DIALOGUE

Le Président

J’avais ouï dire bien des merveilles de Versailles dans la Province, mais je ne croyais pas qu’il eût toutes les beautés que nous venons de voir.

Le Chevalier

Versailles est en effet aujourd’hui bien différent de ce petit château de brique environné d’un balcon vert que vous vîntes voir il y a vingt-deux ans.

2

L’Abbé

Versailles est en cela une image de notre siècle, qui depuis un certain nombre d’années a tellement changé de face, que si nous avions pu pendant vingt-deux ans ne point voir le progrès qui s’est fait dans les Arts et dans les Sciences, nous n’en serions pas moins étonnés que ceux qui arrivent ici après avoir été ce temps-là sans y venir, sont surpris des nouvelles beautés qu’ils y trouvent.

Le Président

Je crois bien que les grands travaux et les grands bâtiments qu’on a faits ici de tous côtés ont beaucoup perfectionné les Arts qui dépendent de la main, mais pour les Arts purement spirituels, comme l’Éloquence et la Poésie, je ne vois pas ce qui peut les avoir portés à un haut degré de perfection, et je les tiens encore bien éloignés 3 de l’état florissant où ils ont paru chez les Anciens.

Le Chevalier

Pour égayer notre après-souper rien ne serait meilleur que de traiter cette matière, la dispute sera tout autrement vive là-dessus qu’elle ne l’a été sur l’Architecture et sur la Peinture ; car c’est de quoi il s’agit, et le vrai point de la question.

L’Abbé

Cela me semble très bien pensé, et si vous voulez nous commencerons par l’Éloquence. Je vois là une tablette de Livres où nous trouverons une partie de ceux dont nous avons besoin.

Le Président

Volontiers, vous savez parfaitement le grec et le latin, il y aura plaisir à disputer avec vous ; car je vous avoue que quand je vois des gens qui ne savent de ces deux 4 langues que ce qu’ils en ont appris au Collège, ou quelque peu davantage, je ne puis souffrir qu’ils aient la témérité de dire leur avis sur l’Éloquence ou sur la Poésie des Anciens.

L’Abbé

Si les gens dont vous parlez veulent porter leur jugement sur le style et sur la diction des Auteurs, ils ont grand tort ; mais s’ils ne s’attachent qu’aux choses, qu’aux sentiments, et qu’aux pensées, ils peuvent, ce me semble, en dire leur avis, et même ceux qui ne savent ni grec ni latin, pourvu qu’ils se servent des traductions excellentes que nous avons.

Le Président

Est-ce connaître les Auteurs que de ne les connaître que par des traductions, chaque langue n’a-t-elle pas ses grâces et ses élégances particulières qui ne peuvent passer dans une autre, surtout en Éloquence et en Poésie. Pour les Livres 5 qui traitent de science, et qui en traitent en style dogmatique ; à la bonne heure, encore y a-t-il toujours du déchet dans une traduction, quelque bonne qu’elle puisse être.

L’Abbé

J’avoue qu’on a peine à bien juger d’un Poète Grec ou Latin sur une Traduction en Vers Français , qu’on ne peut, par exemple, juger sainement du mérite de Virgile sur la Traduction de M. l’Abbé de Marolles, qui est telle que vous savez, ni même sur celle de M. de Segrais qui est très bonne et très belle, parce que la contrainte du Vers oblige en mille endroits à altérer le sens et les pensées, mais quand la Traduction est en Prose, et qu’elle a été faite par un habile homme, je soutiens qu’on y voit aussi bien les sentiments et les pensées de l’Auteur que dans ses propres paroles. On apprend l’histoire du Siège de 6 Troie , les mœurs des Héros qui l’attaquent ou qui la défendent, les sentiments qu’Homère leur donne, les discours qu’il leur fait faire, et généralement tout ce qui n’est point du style, et de la diction, on apprend dis-je toutes ces choses dans les traductions Latines ou Françaises de l’ Iliade , quoique peu élégantes aussi bien et aussi distinctement que dans le Grec original d’Homère . Pour les Auteurs en Prose ce que je dis est encore plus certain, et plus évident, on entend aussi bien les Dialogues de Platon dans la Traduction de M. de Maucroix. que dans le texte de Platon même, et je puis dire qu’ils n’ont pas moins de beauté dans le Français que dans le Grec . Comme chaque Langue a ses grâces et ses élégances particulières ainsi que vous l’avez remarqué, et que la Langue Française ne le cède de ce côté-là à pas une autre, ainsi que le prouve très bien l’excellent Livre que M. Charpentier nous a 7 donné sur cette matière, on ne doit pas s’étonner que M. de Maucroix ait su trouver dans le Français les mêmes grâces et le même sel qui se rencontrent dans le Grec . Tout le monde convient que Perrot d'Ablancourt nous a donné les Dialogues de Lucien aussi aimables dans notre Langue que dans leur Langue naturelle . Longin n’a rien perdu en passant par les mains de M. Despréaux , et je trouve que l’ Oraison pour le Poète Archias n’est pas moins éloquente ni même moins nombreuse dans la Traduction de Patru que dans l’Original de Cicéron . Je vais vous avancer un Paradoxe encore plus surprenant, et aussi véritable, c’est que si l’on était bien libre de toute prévention on trouverait qu’il y a souvent plus d’avantage à lire les Auteurs Latins dans une bonne Traduction que dans leur propre Langue.

Le Président

Cela peut être vrai à l’égard de ceux qui n’entendent pas bien le 8 Latin, mais pour toutes les personnes qui le possèdent parfaitement cela n’a aucun fondement ni aucune vraisemblance.

L’Abbé

Je dis que cela est vrai à l’égard même des plus habiles, il est certain que nous ignorons la manière dont le Latin doit être prononcé, et qu’en le prononçant mal nous sommes privés de la grâce de sa prononciation naturelle dans laquelle et pour laquelle il a été fait ; nous le défigurons de telle sorte que si des Anciens Romains nous écoutaient ils ne pourraient pas nous souffrir, j’ose dire même qu’ils ne nous entendraient pas comme nous ne les entendrions pas aussi, s’ils le prononçaient à leur manière, cela n’est pas difficile à croire puisque nous prononçons le Latin comme il est écrit, et qu’il n’y a point de Langue qui ne se prononce différemment de ce qu’elle est écrite, nous 9 prononçons Cicero, ils prononçaient Quiquero, nous disons Lucullus, ils disaient Loucoullous, ils mangeaient toutes les m finales et toutes les voyelles devant d’autres voyelles, et au lieu que nous lisons monstrum , horrendum, informe, ingens, ils lisaient monstr, horend, inform, ingens, ils mugissaient en quelque sorte en prononçant l’m, et même cette lettre avait le nom de mugissante. Il y a encore une infinité d’autres différences entre leur prononciation et la nôtre qui changeaient extraordinairement le discours de ce qu’il est prononcé à notre manière ; je dis donc que quand un Traducteur a l’habileté de bien prendre les pensées d’un Auteur, et de les rendre mot pour mot, ou par des expressions équivalentes, et qu’il sait leur donner les grâces du Français en la place de celle du Latin, sa Traduction doit souvent plaire davantage que l’original même qui ne peut plus venir à nous avec les beau10 tés de sa prononciation naturelle, car comme ce changement va quelquefois à nous faire prononcer plusieurs syllabes qui se supprimaient par les Latins, nous allongeons mal à propos des membres de période et leur ôtons par là et leur nombre et leur harmonie. Pour ce qui est du sens du discours, des pensées qu’il renferme, des figures dont il est orné, de la suite du raisonnement, et de l’économie de l’ouvrage, en un mot de ce qui forme le corps de l’éloquence , toutes ces choses se voient mieux et se font mieux sentir dans une excellente Traduction que dans l’Original . En voici la raison, quelque bien qu’on sache le latin on entend encore mieux le Français, il faut que celui qui lit un ouvrage Latin mette malgré qu’il en ait une partie de son attention à se le traduire à lui-même, au lieu que celui qui lit une Traduction emploie toute son attention à bien comprendre le sens de ce qu’il lit, 11 et à en remarquer l’ordre, la suite, et la distribution ; si cette différence est sensible dans les Auteurs Latins les plus aisés, combien l’est-elle davantage dans les Auteurs Grecs les plus obscurs et les plus difficiles. Il n’y a que la vanité de faire croire que les Langues étrangères nous sont aussi connues et aussi familières que la nôtre, qui nous empêche d’en demeurer d’accord. On peut ajouter que comme il y a plusieurs endroits dans un Auteur un peu difficile qui peuvent recevoir divers sens, et que de ces sens il y en a un meilleur que les autres, et même qui est le seul véritable, on n’est pas si sûr de l’attraper, et d’y entrer aussi juste, qu’un excellent Traducteur, qui avant que de prendre parti a consulté tous les Commentateurs et tous les Interprètes qui ont travaillé avant lui sur la même matière ; on peut encore faire cette réflexion que comme un Traducteur entend beaucoup mieux 12 un Ouvrage après s’être donné la peine de le traduire qu’il ne l’a entendu à la première lecture qu’il en a faite, on a le même avantage que lui en se servant de sa Traduction.

Le Président

Vous direz tout ce qu’il vous plaira, mais vous ne me persuaderez jamais qu’un homme qui n’entend pas le Grec puisse juger de l’Éloquence d’Isocrate ou de Démosthène .

L’Abbé

Je ne vois rien qui l’en empêche. Il ne pourra pas à la vérité porter son jugement sur la beauté et sur la pureté de leur style, mais il jugera fort bien de leurs pensées, de leurs raisonnements, de l’ordre, et de l’économie de leurs Ouvrages, car il y a grande différence, entre juger d’un Auteur Grec, ou juger du Grec d’un Auteur, entre juger de son Éloquence, ou juger de son élégance. Un homme qui n’a lu les Dialogues 13 de Lucien que dans la traduction de M. Perrot d'Ablancourt ne peut pas juger si le style de l’original est bien attique, ou s’il ne l’est pas, mais il peut fort bien dire que cet Auteur traite ses matières avec beaucoup d’esprit et de délicatesse, qu’il est ingénieux et agréable, et quand il parle de la sorte on n’est point en droit de lui dire que faute de l’avoir lu dans le grec c’est une témérité à lui de porter un jugement semblable, parce qu’il ne s’agit pas là du grec de Lucien, dont il n’entreprend pas de juger, mais de l’esprit, du sens, et de la raison de Lucien qu’il connaît plus nettement, et qu’il a pénétré davantage dans la traduction dont il s’est servi, que beaucoup de Savants n’ont fait en lisant le grec original, parce qu’il a entendu Lucien comme Perrot d'Ablancourt, et que ces Savants ne l’ont pas entendu aussi bien que cet excellent traducteur.

14

Le Président

Il y a mille beautés dans le grec de Lucien, que Perrot d'Ablancourt tout habile qu’il était n’a pu faire passer dans le Français.

L’Abbé

Ce que je viens de dire est si raisonnable qu’il n’est pas que vous n’en conveniez au fond du cœur, mais vous soutenez le contraire afin d’exclure par là une infinité de gens d’esprit de porter leur jugement sur la question que nous agitons, ce qui est très injuste. Et en effet parce que des hommes de bon sens, et de bon esprit se seront trouvés capables de plusieurs emplois considérables qui ont occupé utilement les plus belles années de leur vie, et qui les ont empêchés d’apprendre parfaitement le Grec et le Latin ; partage ordinaire de ceux qui ne peuvent faire rien de mieux, est-il raisonnable de leur défendre de dire leur sentiment sur 15 les ouvrages des Anciens, après les avoir lus et relus dans d’excellentes traductions, vous ne pouvez consentir à cette injustice que parce que vous sentez bien qu’ils n’ont pu voir les pauvretés et les misères de la plupart de ces fameux Auteurs sans avoir été effrayés, et vous voulez n’admettre pour Juges compétents que ceux qui entendent parfaitement le grec et le latin, parce qu’ils ne manqueront pas de crier tous miracle sur les beautés inexprimables de ces Auteurs, pour faire envier le bonheur qu’ils ont de les lire et de les entendre en leur propre langue.

Le Chevalier

Je ne doute point de cette politique ; cependant il est vrai qu’il y en a beaucoup qui le disent comme ils le pensent. La joie qu’ils ont de percer diverses obscurités qui leur semblaient d’abord impénétrables, d’y entrevoir quelque sorte de raison, et même quelquefois des choses aussi 16 finement dites, qu’on les dit aujourd’hui, leur fait regarder comme des trésors, ce qui ne leur semblerait que trivial et commun dans les Modernes, où ils l’entendraient sans peine et sans étude ; ils ressemblent à ces mères qui aiment plus tendrement ceux de leurs enfants qui leur ont donné le plus de peine à élever, quoique malsains et mal tournés, ou à ces chasseurs qui trouvent plus de goût à une grive maigre et sèche qu’ils ont rapportée de leur chasse qu’à tout l’excellent gibier que le Rôtisseur aura fourni dans un repas magnifique.

Le Président

Ces comparaisons sont ingénieuses, mais elles ne renverseront pas ce principe incontestable, qu’il est impossible de bien juger des choses que l’on ne connaît pas parfaitement. Je puis vous en fournir une preuve bien convaincante dans le refus que fait Plutarque de dire son avis sur l’élo17 quence de Cicéron, parce dit-il, qu’il ne savait pas assez bien le latin pour en juger.

L’Abbé

J’ai deux réponses à faire là-dessus. La première que les ouvrages de Cicéron n’étaient pas traduits en grec, et qu’ainsi Plutarque n’est pas dans le cas dont il s’agit. La seconde qu’encore que Plutarque ait pu savoir assez de latin pour bien juger de l’éloquence de Cicéron, comme je n’en doute pas. Il n’a pas voulu s’expliquer là-dessus de peur d’être obligé de donner l’avantage à Cicéron sur Démosthène son compatriote.

Le Président

Encore une fois on ne peut bien juger des choses qu’on ne connaît pas parfaitement.

L’Abbé

Puisque vous le prenez sur ce ton18 -là, je soutiens que vous, ni moi, ni qui que ce soit au monde, n’est en état de bien juger d’aucun Auteur grec ni latin.

Le Président

Pourquoi cela ?

L’Abbé

C’est que ni vous, ni moi ni quelque autre homme que ce puisse être n’entend parfaitement ces deux langues.

Le Chevalier

Voilà un paradoxe dont l’Université ne s’accommoderait pas.

L’Abbé

Ce qu’il y a d’habiles gens dans l’Université en conviendront, car enfin y en a-t-il un seul qui puisse nous dire en quoi consiste la Patavinité de Tite-Live, et la Mellifluité d’Hérodote, choses néanmoins qu’ils devraient sentir, si leur habileté était 19 parfaite. J’ai ouï dire à un grand personnage que si un Romain du temps de Cicéron avait entendu déclamer Muret le premier homme de son siècle pour la belle latinité , il se serait tenu les côtés de rire à tous moments, parce qu’à tous moments il aurait ouï quelque mot hors de son sens naturel, ou quelque phrase bigearement placée, ce qui joint à une prononciation toute différente de celle de son temps, lui aurait fourni quelque chose de plus ridicule que ne le serait à notre égard une harangue Française composée et prononcée par un Allemand nouvellement venu en France.

Le Président

Vous poussez la chose un peu trop loin.

L’Abbé

Tout au contraire, je n’en dis pas assez, car premièrement du côté de la prononciation, l’Allemand qui a 20 appris notre langue, d’un naturel Français en sait une bonne partie, au lieu que Muret ignorait pleinement la prononciation latine. Pour le fond de la langue, supposé que Muret en sût tout ce qu’on en peut apprendre dans la lecture des bons Auteurs, il lui manquait le secours d’un homme vivant à qui la langue Latine fût naturelle, et un semblable secours ne manque point aux Allemands dans l’étude qu’ils font de notre langue ; vous voyez par là que ma comparaison péchait plutôt pour être trop faible que pour être trop forte, et vous pouvez en tirer cette conséquence, que si les Étrangers n’entendent et ne parlent jamais notre langue dans la dernière perfection, malgré l’avantage qu’ils ont de l’apprendre des naturels Français, nous sommes en bien pire condition à l’égard de la langue Latine, et de la langue Grecque.

21

Le Président

Il est pourtant vrai que Vaugelas qui était Savoyard, a non seulement su le Français parfaitement, mais nous en a fait des leçons à nous-mêmes, très bonnes et très utiles.

L’Abbé

Vous parlez là d’un homme qui a passé toute sa vie en France, qui aimait notre langue avec une passion démesurée, et qui en faisait son étude particulière, cet exemple ne tire à aucune conséquence pour tous les autres Étrangers, ni pour nos Grecs et nos Latins qui n’ont appris que dans les Auteurs ce qu’ils savent de ces deux langues.

Le Chevalier

Il n’y a point d’Étrangers qui pour l’ordinaire ne fassent une infinité de fautes lors même qu’ils croient le mieux dire, trompés qu’ils sont par de fausses Analogies qu’ils prennent 22 pour des règles. Peuvent-ils savoir par exemple, les différents usages de neuf et de nouveau qui signifient la même chose ; qu’il faut dire un habit neuf et non pas un habit nouveau, une chanson nouvelle et non pas une chanson neuve, et cependant que neuf et nouveau se peuvent dire quelquefois de la même chose. Comme voilà une pensée nouvelle, voilà une pensée toute neuve. Après avoir ouï dire plusieurs fois dix francs, et quatre-vingts francs, comment pourraient-ils deviner qu’on ne dit point quatre-vingt-dix francs, sentiront-ils jamais la différence qu’il y a entre achever de se peindre, et s’achever de peindre, il y a mille écueils semblables dans notre langue, où il est impossible que les Étrangers ne viennent pas échouer à tous moments. Je lisais dernièrement un Madrigal composé par un Hollandais à la louange de Louis du Gardit Médecin Flamand, qui a fait un Livre pour prouver que l’âme 23 raisonnable ne s’unit point au corps qu’il ne soit organisé. Voici le Madrigal.

Louis du Gardit
At un bon esprit
Et raison sortable
Quand par un soin dru
Fourre en corps membru
L’âme raisonnable.

Le Président

Ce Madrigal est ridicule.

Le Chevalier

Il l’est assurément. Vous auriez cependant de la peine à convaincre l’Auteur que son Madrigal n’est pas Français.

Le Président

Vous vous moquez.

Le Chevalier

Je ne me moque point, il vous soutiendra que at un bon esprit, est 24 aussi bon que a-t-il de l’esprit , a-t-elle du bien, a-t-on dîné, et qu’il n’y a pas moins de raison à mettre un t, entre a et un, qu’entre a et il, et qu’entre a et elle, puisque c’est la même cacophonie qu’il faut également éviter, et que comme on conjugue je bas, tu bas, il bat, on peut conjuguer de même, j’ai, tu as, il at . Il ajoutera encore qu’on parle ainsi dans le Lyonnais, dans la basse Bretagne et en plusieurs autres Provinces du Royaume. Il soutiendra ensuite que si l’on dit fort bien un parti sortable pour signifier un parti convenable, on peut dire une raison sortable, pour dire une raison convenable, une raison qui convient au sujet dont il s’agit. À l’égard de soin dru il prétendra que l’Épithète de dru étant une métaphore prise des oiseaux, elle fait un sens figuré plus noble et plus poétique que les Épithètes d’assidu ou d’empressé dont il se serait servi, s’il avait écrit en prose.

25

Le Président

Voilà qui va le mieux du monde, mais comment défendrez-vous, fourre en corps-membru.

Le Chevalier

Je le défendrai fort bien. Il s’agit de dire que l’âme raisonnable non seulement entre dans le corps humain pour s’y unir, mais qu’elle s’introduit et s’insinue jusque dans les plus petites extrémités de toutes les parties, ce que le mot de fourre exprime parfaitement. Pour corps membru, il y a un peu plus de difficulté à le soutenir, parce que membru ne signifie pas simplement qui a des membres, mais qui a de forts membres, bien gros, et bien nourris ; mais cet Étranger qui sait que vêtu veut dire simplement qui a des vêtements, poilu qui a du poil, cornu qui a des cornes, branchu qui a des branches, n’a-t-il pas raison de croire que membru signifie simple26 ment qui a des membres. Quand on n’est conduit dans l’étude des Langues que par l’Analogie, par la Grammaire, et par les Livres, il est impossible qu’on ne tombe pas en une infinité de fautes semblables et plus grossières.

Le Président

S’il est vrai, comme vous le prétendez, que ni vous ni moi ne sachions que fort imparfaitement la Langue Grecque et la Langue Latine, nous avons tort de vouloir juger de la différence qu’il peut y avoir entre l’Éloquence des Anciens et celle des Modernes.

L’Abbé

Cela ne conclut pas, car bien loin que je dise que pour juger de l’Éloquence d’un Auteur il faille parfaitement savoir toutes les délicatesses de la Langue où il a écrit, et bien loin que le raisonnement que nous venons de faire tende à 27 nous interdire la connaissance de la question que nous traitons, il va au contraire à y appeler une infinité de gens d’esprit que l’on veut en exclure, parce qu’ils n’entendent pas le Grec et le Latin, ou qu’ils ne les entendent pas parfaitement, ce qui est une injustice, car encore une fois il ne s’agit pas de décider de l’Élégance du style des Auteurs dont ils ne diront rien, mais de leur bon sens et de leur éloquence, dont ils peuvent juger aussi bien et aussi sainement que Turnèbe et Casaubon .

Le Président

Voulez-vous bien M. l’Abbé que je vous dise la vérité, dans le dessein louable que vous avez de faire honneur à notre Siècle et aux Modernes vous deviez vous renfermer dans les Arts et dans les Sciences où une longue suite de temps était nécessaire pour les porter à leur dernière perfection, comme la Physique, l’Astronomie, la Navigation, la 28 Géographie et plusieurs autres de cette nature, parce qu’il s’est fait dans tous ces Arts et dans toutes ces Sciences, diverses découvertes qu’il était impossible de faire dans leurs commencements ; mais pour l’Éloquence et la Poésie qui n’ont pas besoin de longues observations, et qui ne demandent uniquement que beaucoup d’esprit et de génie et un heureux assemblage de talents naturels, que rien n’empêche d’avoir été donnés il y a plusieurs siècles à de certains hommes, comme en effet cela est arrivé sous les siècles d’Alexandre et d’Auguste en la personne de Démosthène et de Cicéron , il fallait passer condamnation sur cet article, et ne pas gâter votre cause en joignant à des prétentions plausibles et soutenables une prétention aussi étrange que celle de nous persuader que l’Éloquence et la Poésie des Anciens ne l’emportent pas sur celle des Modernes.

29

L’Abbé

Pourquoi voulez-vous M. le Président que l’Éloquence et la Poésie n’aient pas eu besoin d’autant de siècles pour se perfectionner que la Physique et l’Astronomie  ? Le cœur de l’homme qu’il faut connaître pour le persuader et pour lui plaire, est-il plus aisé à pénétrer que les secrets de la Nature, et n’a-t-il pas de tout temps été regardé comme le plus creux de tous les abîmes, où l’on découvre tous les jours quelque chose de nouveau, et dont il n’y a que Dieu seul qui puisse sonder toute la profondeur  ? Comme les Anciens connaissaient en gros aussi bien que nous les sept Planètes, et les étoiles les plus remarquables, mais non pas les satellites des Planètes, et un grand nombre de petits astres que nous avons découverts, de même ils connaissaient en gros aussi bien que nous 30 les passions de l’âme, mais non pas une infinité de petites affections et de petites circonstances qui les accompagnent, et qui en sont comme les satellites, ce n’a été que dans ces derniers temps que l’on a fait et dans l’Astronomie et dans la Morale, ainsi qu’en mille autres choses, ces belles et curieuses découvertes : En un mot, comme l’Anatomie a trouvé dans le cœur des conduits , des valvules, des fibres, des mouvements et des symptômes qui ont échappé à la connaissance des Anciens, la Morale y a aussi trouvé des inclinations, des aversions, des désirs et des dégoûts, que les mêmes Anciens n’ont jamais connus : Je pourrais vous faire voir ce que j’avance en examinant toutes les passions l’une après l’autre, et vous convaincre qu’il y a mille sentiments délicats sur chacune d’elles dans les Ouvrages de nos Auteurs, dans leurs traités de Morale , dans leurs Tragédies  ; dans leurs 31 Romans , et dans leurs pièces d’éloquence , qui ne se rencontrent point chez les Anciens. Dans les seules tragédies de Corneille il y a plus de pensées fines et délicates sur l’Ambition, sur la Vengeance, sur la Jalousie, qu’il n’y en a dans tous les livres de l’Antiquité.

Le Chevalier

Ce que vous dites me paraît bien véritable, particulièrement sur le fait de l’Amour, car autant que la plupart des Anciens en ont parlé d’une manière grossière et peu spirituelle, autant en a-t-on parlé délicatement dans notre siècle .

Le Président

Croyez-vous que tous ces raffinements qu’on a trouvés dans la galanterie soient quelque chose de fort glorieux pour les Modernes  ?

Le Chevalier

Si j’étais en humeur de plaisanter 32 je conviendrais avec vous qu’on a eu tort de spiritualiser la matière comme on a fait, qu’il fallait s’en tenir au solide comme les Anciens, et qu’on ne peut trop louer la Jeunesse d’aujourd’hui qui travaille si heureusement à remettre les choses sur le bon pied, qui ne s’amuse plus à la bagatelle et qui, sans perdre de temps à faire de longues circonvallations, va droit au fait ; mais à parler sérieusement rien ne marque davantage le peu de politesse des siècles d’Alexandre et d’Auguste que la manière brutale dont ils traitaient l’amour. Toutes les délicatesses qu’on y a trouvées depuis leur étaient inconnues, vous ne trouverez peut-être pas un seul Amant dans tous les livres des Anciens qui dise n’avoir osé déclarer sa passion par respect, et de peur d’offenser celle qu’il aime. Un Amant sortait le soir avec une bonne hache pour enfoncer la porte de sa Maîtresse si elle ne la lui ouvrait 33 pas assez promptement, c’était la mode, et même une hache était une pièce de l’équipage d’un Amant plus essentielle qu’une Lyre, parce qu’il est plus aisé de jouer de cet instrument que de l’autre. Est-ce que l’honnêteté, la civilité et la déférence pour le beau sexe, vertus presque inconnues aux Anciens, et qui ont été portées si loin par les Modernes, ne sont pas quelque chose de beau et de louable ? Ces raffinements sont des preuves assurées du progrès qu’on a fait dans la connaissance de cette passion, et par conséquent dans la connaissance de toutes les autres passions que l’Éloquence se mêle d’émouvoir ou d’apaiser selon qu’il lui est utile de le faire.

Le Président

Toute cette galanterie outrée, dont vous voulez qu’on sache tant de gré à notre siècle n’est qu’une pure mollesse dont on devrait rou34 gir si l’on était bien sage.

Le Chevalier

Il y a si peu de mollesse dans l’honnête, et respectueuse déférence qu’on rend au beau sexe, qu’on a toujours remarqué que les Chevaliers les plus galants ont été les plus braves, et qu’autant qu’ils se faisaient aimer dans les carrousels, autant se faisaient-ils craindre dans les combats.

L’Abbé

Si vous prenez les choses du côté de la Morale, je conviendrai sans peine, n’en déplaise aux Dames et à Monsieur le Chevalier, qu’on eût bien fait de ne point donner tant de charmes et tant d’agréments à une passion qui n’est déjà que trop dangereuse ; mais puisqu’il ne s’agit présentement que d’esprit et que d’Éloquence, on ne peut pas nier qu’il n’y ait davantage et de l’un et de l’autre dans les ma35 nières fines et galantes des Modernes que dans les manières simples et grossières des Anciens.

Le Président

Ce qu’on a ajouté aux manières anciennes n’est au plus que de pures inutilités, et en effet faut-il tant de façons pour dire à une femme qu’on a beaucoup d’amour pour elle ; je suis d’ailleurs convaincu que la simplicité du discours en pareille rencontre a plus de force qu’une longue suite de périodes bien arrangées et bien arrondies.

L’Abbé

Je crois en effet que pour l’intention principale de la Nature, tout ce manège de galanterie n’est pas fort nécessaire, et que comme les Anciens s’en sont passés, les Modernes auraient pu s’en passer aussi, mais il n’était pas possible que la politesse qui s’est augmentée dans toutes choses par la suite des temps ne fît 36 aussi de ce côté-là un progrès considérable . La chose est venue à tel point que l’amour grossier et la fine galanterie, sont aujourd’hui deux choses très distinctes et très séparées, et que comme il y a des gens qui ne recherchent dans cette passion que ce qu’il y a de plus matériel, il y en a d’autres qui n’en aiment que ce qu’elle a de plus spirituel et de plus délicat.

Le Président

L’Amour est une chose où il ne faut point tant de façons.

Le Chevalier

Ce que vous dites me fait souvenir d’une aventure assez plaisante qui nous arriva dernièrement à la campagne chez un de mes amis ; nous étions cinq ou six avec lui dans la cour de son Château, lorsque son Cuisinier vint à passer tenant un Marcassin de notre chasse du jour précédent, et qu’il portait à la cui37 sine pour l’habiller, un de nous s’avisa de dire qu’il n’y avait point de bête qui par le dedans du corps ressemblât mieux à l’homme que cette espèce d’animaux. Là-dessus un autre dit que si Monsieur * * * qui était des nôtres, et qui est comme vous le savez, un des plus célèbres Anatomistes de notre siècle , voulait bien en faire la dissection cela ferait passer un quart d’heure bien agréablement à la compagnie. Notre ami s’y offrit avec joie, et l’on alla aussitôt à la cuisine. Il est vrai que pendant un quart d’heure il nous donna bien du plaisir en nous montrant la différente conformation de toutes les parties de cet animal, leur situation et leurs usages, c’était même un plaisir de voir l’adresse et la légèreté de main dont il les séparait et les disséquait avec les petits scalpels dont on use en pareilles opérations. Quand il eut fait, on remit le Marcassin entre les mains du Cuisinier qui avait pa38 ru de mauvaise humeur pendant toute la dissection, parce qu’il s’était imaginé qu’on avait amené cet homme-là pour lui apprendre à habiller un Marcassin, de quoi cependant il croyait qu’il n’avait pu venir à bout. Comme nous sortions je l’entendais qui disait avec indignation en tirant toutes les entrailles à la fois, et les jetant fièrement contre terre, voilà comme je fais moi, peste des ignorants avec leurs petits couteaux, faut-il tant de façons pour habiller un Marcassin ?

L’Abbé

Ce conte explique parfaitement ma pensée, et marque bien la différence qu’il y a entre l’Amour grossier qui va brusquement à ses fins et la Galanterie raffinée qui s’arrête aux plus petites circonstances, et qui fait une exacte anatomie des moindres mouvements du cœur.

39

Le Chevalier

Du train que nous allons nous ne verrons de longtemps la fin de notre dispute, nous ne sommes pas encore entrés en matière.

Le Président

La dispute sera bientôt finie si vous voulez, il n’y a qu’à me nommer deux Orateurs de ce temps-ci qui valent mieux que Démosthène et que Cicéron.

L’Abbé

J’avoue que je n’ai point d’hommes à vous nommer dont les noms puissent tenir contre ceux de Cicéron et de Démosthène, le temps, qui embellit si fort les beaux tableaux, comme nous le disions cet après-dîner, et qui en augmente le prix si considérablement, donne encore à proportion plus de relief aux noms des grands hommes.

40

Le Chevalier

Vous savez M. le Président, vous qui êtes curieux en médailles combien cette rouille verte qui leur vient de l’ancienneté, ce vert de poireau, comme vous l’appelez, les embellit et les rend précieuses, et combien celles qui ont ce beau vernis fussent-elles du bas Empire sont préférées à toutes les modernes ; il en est de même des noms que des médailles. Il ferait beau voir les noms de Gassion et de Bertrand Du Guesclin le disputer avec ceux de Thémistocle et d’Épaminondas, ceux de Descartes, de Gassendi, de Viète se mesurer avec ceux d’Empédocle , d’Euclide et d’Archimède , ce serait la même chose que si la rivière d’Étampes et celle des Gobelins voulaient se comparer avec le Simoïs et le Scamandre , quoiqu’assurément elles ne leur cèdent en rien ni pour l’abondance des eaux, ni pour la beauté des rivages.

41

L’Abbé

Il faut donc mettre à l’écart les noms des Auteurs, les faire retirer de part et d’autre, et ne laisser combattre qu’ouvrage contre ouvrage, et Éloquence contre Éloquence, c’est là le seul moyen d’en juger sainement et sans prévention. Pour y procéder avec ordre je crois que nous devons commencer par convenir de ce que c’est que l’Éloquence. Cicéron que nous reconnaissons tous pour un excellent Maître en donne plusieurs définitions. L’Éloquence, dit-il, consiste à parler avec abondance et avec ornement  ; l’Orateur, dit-il ailleurs, n’est autre chose qu’un homme de probité qui parle bien, et dans un autre endroit, il dit, qu’être Éloquent c’est savoir dire des choses qui persuadent.

Le Chevalier

Je crois que Cicéron a fait la pre42 mière de ces définitions pour lui-même : car il parle fort abondamment.

L’Abbé

Ces trois définitions sont excellentes appliquées où elles conviennent, mais comme nous avons à parler de toutes sortes d’Éloquences, de celle des Historiens, de celle des Philosophes, de celle des Orateurs, et de plusieurs autres encore toutes d’espèce différente, je ne vois pas que nous puissions nous en servir, parce qu’il n’y en a pas une qui convienne à tous les genres de bien dire. Des Philosophes ont été éloquents sans parler avec abondance, plusieurs Auteurs qui n’étaient nullement en réputation de gens de probité ont fait des Livres où brille beaucoup d’éloquence , et les meilleurs Historiens contents de bien narrer les choses passées se sont peu mis en peine de faire prendre parti à leurs Lecteurs. Je voudrais donc que l’Éloquence en 43 général ne fût autre chose que l’Art de bien parler selon la nature du sujet que l’on traite, et selon les lieux, les temps et les personnes.

Le Président

Je reçois volontiers cette définition, car c’est en quoi les Anciens ont particulièrement excellé, je veux dire d’avoir été Éloquents de l’Éloquence qui convenait à leur matière. Démosthène et Cicéron de l’Éloquence des Orateurs  ; Thucydide, et Tite-Live de celle des Historiens , Platon de celle des Philosophes et ainsi des autres. Ils ont même entré si heureusement chacun dans leur caractère, et dans le genre d’Éloquence qui leur était propre qu’on ne saurait y parvenir qu’en suivant pas à pas les routes qu’ils nous ont tracées.

Le Chevalier

N’ajoutez-vous pas encore que c’est à condition qu’on n’ira jamais aussi loin qu’eux ?

44

Le Président

Assurément et je ne crois pas qu’on puisse en disconvenir.

L’Abbé

Est-il possible que vous ayez une si petite idée de l’esprit humain et des forces de la Nature  ? Certains hommes se sont trouvés avoir le don de la parole en un haut degré, et parmi des Peuples qui ont pris plaisir à exagérer leur mérite, là-dessus vous concluez que la Nature a fait ses derniers efforts pour les produire, et des efforts si grands et si heureux qu’elle n’y reviendra jamais. Parce que toute la Grèce prit les Armes pour retirer Hélène que Pâris avait enlevée, et qu’une longue guerre a rendu sa beauté célèbre ; parce que Cléopâtre s’est fait aimer de Marc-Antoine et de César , estimez-vous qu’il n’y ait jamais eu d’aussi belles femmes dans le reste du monde ? Il y avait peut-être dans Lacédémone 45 et dans Alexandrie vingt femmes plus belles qu’Hélène et que Cléopâtre, mais moins célèbres, parce qu’elles étaient plus chastes.

Le Chevalier

Non seulement ce que vous dites est véritable, mais l’on voit tous les jours une infinité de différentes sortes de beautés toutes charmantes qui ne ressemblent ni à Hélène ni à Cléopâtre. Je me trouvai il y a quelque temps avec cinq ou six de mes amis dans le Cabinet d’un curieux qui avait pris plaisir de ramasser les Portraits des plus belles femmes qui soient aujourd’hui dans l’Europe, et de celles qui y ont fait du bruit pendant le dernier siècle : de quarante ou cinquante Portraits que nous regardions il n’y en avait peut-être pas deux qui se ressemblassent, ni qui fussent du même genre de beauté, nous nous imposâmes la nécessité de choisir chacun celle qui lui plairait le plus pour 46 voir si nous nous rencontrerions. Le choix tomba sur autant de beautés que nous étions d’hommes, et pas une n’eut deux voix pour elle.

L’Abbé

Non seulement l’Éloquence a le don de plaire sous différentes formes, mais il est malaisé de décider sous laquelle elle plaît davantage. Nous avions à Paris, il n’y a pas longtemps deux excellents Prédicateurs qui se sont acquis une très grande réputation par des voies toutes opposées. L’un d’eux ne disait presque rien qui ne surprît par sa nouveauté. Tout était fin, subtil et délicat dans son discours, et l’on ne pouvait trop admirer où il avait pu prendre tant de belles choses qui paraissaient n’avoir jamais été pensées. L’autre au contraire ne disait presque rien qui n’eut déjà passé plusieurs fois, quoique confusément dans l’esprit de ceux qui l’écoutaient, ou s’il avait à avan47 cer quelque chose un peu au-dessus des idées communes et ordinaires, avant que d’en venir là il avait l’industrie de jeter quelques paroles qui faisaient comme germer dans leur esprit la réflexion qu’il allait faire, afin qu’ils la reçussent et l’embrassassent plutôt comme la leur propre, que comme la sienne, enfin ses Auditeurs ne pouvaient s’étonner assez comment il savait si bien entrer dans leurs sentiments, et les charmer par leurs propres pensées sans faire autre chose en quelque sorte que de les embellir par le beau tour qu’il leur donnait. Ces deux grands hommes ont eu leurs partisans, et leur éloquence, quoique très différente l’une de l’autre, s’est fait aimer et admirer presque également de tout le monde. Il en est ainsi de tout ce qui dépend du goût et de la fantaisie, et comme l’Éloquence est de ce nombre en beaucoup de choses, il n’est point vrai qu’elle ne puisse plaire qu’en deux 48 ou trois façons, ou vêtue à la grecque et encore à la mode de Démosthène, de Thucydide et de Platon , ou vêtue à la Romaine et à la mode de Cicéron et de Tite-Live .

Le Président

Je ne demeure point d’accord que l’Éloquence soit une chose de goût et de fantaisie, elle a ses règles et ses préceptes selon lesquels elle plaît toujours, et hors desquels elle ne saurait plaire.

L’Abbé

Pour nous mettre d’accord, il faut distinguer deux sortes de beautés dans l’Éloquence, comme nous l’avons fait dans l’Architecture, et comme on le peut faire dans toutes les choses du monde. Des beautés universelles et absolues, c’est-à-dire qui plaisent en tous temps, en tous lieux et à toutes sortes de personnes : d’autres particulières et relatives qui ne plaisent qu’à certaines per49 sonnes qu’en certains lieux et qu’en certains temps. Voici quelques-unes des beautés de la première espèce. Entrer dans les sentiments de ceux à qui on parle, se concilier leur bienveillance, narrer clairement et brièvement le fait dont il s’agit, raisonner juste et conséquemment, prouver ce qu’on avance, et réfuter les objections par des raisons solides et convaincantes ; ces beautés ne sont point de pur goût ni de fantaisie, elles sont aimées et le seront éternellement de tout le monde. Voici quelques-unes des beautés de la seconde espèce. Être abondant et copieux, être concis et serré, être grave et sévère, être orné et fleuri, être soutenu et véhément, être doux, familier et facile ; ces beautés ne plaisent pas toujours, ni à toutes sortes de personnes, et si elles plaisent, c’est tantôt plus et tantôt moins, selon l’humeur des Auditeurs, ou selon le goût et la mode du siècle. Ainsi les 50 Grecs vifs et pénétrants, qui entendaient à demi-mot les matières les plus difficiles, qui ne s’occupaient qu’à dire et à ouïr quelque chose de nouveau, et de qui on a dit qu’il fallait qu’un Orateur les tirât en volant ; les Grecs, dis-je, voulaient une Éloquence concise et resserrée qui en donnât plus à entendre qu’elle n’en exprimait. Les Asiatiques voluptueux et efféminés qui fuyaient toute sorte de travail jusqu’à l’application un peu tendue aux discours qu’ils étaient obligés d’écouter, voulaient une Éloquence agréable et fleurie, qui flattât leurs oreilles par une longue suite de paroles bien sonnantes et bien arrangées, et qui leur donnât tout le temps que demandait leur paresse pour comprendre aisément ce qu’on leur disait. Les Romains graves et sérieux refusant d’un côté la mollesse de l’Éloquence Asiatique, et de l’autre, la trop grande brièveté de l’Éloquence Grecque, comme peu con51 venable à la gravité des Pères Conscrits, voulaient pour être ébranlés une Éloquence nombreuse et étendue, de même que les grands fardeaux demandent de grandes machines pour être remués. Les autres Nations ont eu leur goût particulier, qu’il a fallu que leurs Orateurs aient étudié pour se faire écouter favorablement : ce qui se dit des différentes Nations se doit entendre aussi des humeurs, et des professions différentes qui se rencontrent dans chaque nation, comme aussi des différents siècles et des différents temps. Cela supposé nous ne serons pas réduits à ne reconnaître qu’un seul excellent Orateur, ce qu’il faudrait faire s’il n’y avait qu’une seule manière d’être Éloquent. Nous dirons que Démosthène, simple et concis a été l’Orateur le plus selon le goût des Grecs  ; Cicéron, abondant et orné celui qui a touché davantage les Romains , mais nous nous donnerons bien de garde 52 de dire qu’il n’y ait point eu d’autres Orateurs aussi excellents qu’eux dans d’autres temps, soit dans le même genre d’Éloquence, soit dans de différents genres.

Le Président

De quelque manière que l’on s’y prenne, les Maîtres seront toujours les Maîtres, et les Disciples les Disciples.

L’Abbé

Il me suffira pour faire voir que les Anciens ont été inférieurs aux Modernes dans toutes les parties de l’Éloquence, mais particulièrement dans ce qui regarde les beautés essentielles que j’ai touchées, de prouver que la Méthode qui est d’une nécessité indispensable pour les bien mettre en œuvre, et qui avec le temps est devenue commune et ordinaire, leur était une chose presque inconnue.

53

Le Chevalier

À propos de Méthode. D’où vient que dans La Logique de Port-Royal , qui nous a été donnée sous le titre de l’ Art de penser , la Méthode est mise comme la quatrième opération de l’entendement : car j’ai toujours ouï dire qu’il n’y en avait que trois. La simple appréhension, le jugement et le discours . Mon Régent ne m’a jamais dit qu’il y en eut davantage, et je crois qu’on s’en tient là dans tous les Collèges.

L’Abbé

Cela était ainsi de mon temps, et je ne sais si l’on s’est corrigé depuis. Cependant non seulement la Méthode est une des opérations de l’entendement qu’il appartient à la Logique de diriger, mais elle est la plus importante de toutes, et celle qui a le plus besoin de préceptes. Les trois autres opérations de l’Esprit sont si naturelles, que c’est plu54 tôt par curiosité qu’on donne des préceptes pour s’y conduire, que par le besoin qu’on en ait ; en effet est-il quelqu’un qui ne sache pas, sans aucun art se former des idées générales et particulières de toutes choses, qui ait de la peine à joindre deux idées ensemble, et à en faire une proposition, et qui de deux propositions n’en tire facilement une conséquence ? Ces trois opérations de l’Esprit se font sans peine, et se font ordinairement bien par tout le monde. Mais quand il faut arranger des preuves et des raisonnements , et leur donner la place qu’ils demandent pour entrer sans confusion dans l’esprit et y faire leur effet, c’est là où il faut de l’Art, et où la Logique a de quoi faire voir et sa force et son industrie.

Le Chevalier

Permettez-moi de faire une comparaison là-dessus. Former des idées, 55 c’est lever des soldats, Faire des propositions en joignant des idées les unes aux autres, c’est faire des compagnies en joignant des soldats les uns aux autres. Faire des arguments en assemblant des propositions, c’est faire des régiments en assemblant des compagnies ; mais composer avec des arguments, des discours qui aient un bel ordre, et qui procèdent d’une manière qui convainque l’Esprit, c’est avec des régiments, faire une armée, c’est la ranger en bataille, c’est la faire marcher, la faire combattre, la faire défiler et lui faire faire tous les mouvements qu’enseigne l’Art militaire . Or comme ce dernier travail est infiniment plus noble et plus difficile que les trois autres qui n’aboutissent qu’à celui-là, et qu’il est le comble de la perfection de ce grand Art, je crois qu’on peut dire que la Méthode est aussi la plus noble, la plus difficile et la plus nécessaire partie de la Logique.

56

L’Abbé

Votre comparaison me fait plaisir, car elle explique parfaitement bien ma pensée.

Le Président

Que concluez-vous, je vous prie, de votre pensée et de votre comparaison  ?

L’Abbé

Nous concluons que la plupart des Anciens n’ont guère connu ce que c’était que la Méthode, puisqu’ils ne se sont pas avisés, en traitant de la Logique, de la mettre au nombre des opérations de l’entendement qu’elle doit diriger. Ils pensaient que c’était assez de faire de bons arguments dans leurs discours, et que chaque chose à part fût bien raisonnée et bien concluante, sans se mettre beaucoup en peine de l’ordre et de l’arrangement qu’il leur fallait donner. Il n’y a qu’à lire leurs ouvrages pour en être per57 suadé. Pouvez-vous soutenir par exemple qu’il y ait de l’ordre et de la méthode dans les écrits de votre cher et divin Platon  ? Ce Philosophe a toujours été regardé comme un grand Maître de Morale et de Politique, cependant y a-t-on jamais trouvé une suite de maximes et de préceptes, dont on ait fait un système certain et déterminé, et dont on ait pu dire voilà ce que pensait Platon sur la Morale et sur la Politique  ? Point du tout, chacun y a trouvé ce qu’il a voulu, et c’est ce qui a fait que sa Secte s’est divisée en tant de familles de Philosophes . Pareille chose n’arrive point entre les disciples de Descartes, ils conviennent unanimement des dogmes et des opinions de ce grand homme : cette différence vient assurément de ce que Platon a semé sa doctrine mal conçue et mal digérée çà et là dans ses ouvrages, sans ordre et sans méthode, et que Descartes après y avoir bien 58 pensé, et après être bien d’accord avec lui-même de ce qu’il pensait, a expliqué sa doctrine d’une manière claire, nette et méthodique. Ce manque d’ordre est si commun à tous les Philosophes, qu’il se trouve dans Aristote même, quoiqu’on lui soit en quelque sorte redevable de la méthode, qui semble avoir pris naissance dans les Livres où il en a traité. Il était très habile, mais il ne savait pas encore bien pratiquer lui-même ce qu’il enseignait aux autres.

Le Chevalier

Il en est donc en cela d’Aristote, comme de Vaugelas, à qui il arrive souvent, ainsi qu’il l’avoue lui-même, de pécher contre ses propres préceptes.

L’Abbé

Cela est vrai, mais autant qu’il est rare de voir Vaugelas ne pas suivre les remarques qu’il nous a don59 nées, autant est-il ordinaire de voir Aristote s’éloigner des règles qu’il prescrit.

Le Président

Ce que vous dites paraît étrange.

L’Abbé

Il ne l’est pas trop, rien n’est plus ordinaire que de voir des gens qui ne savent pas mettre en pratique les choses dont ils ont néanmoins une très grande théorie. Combien d’hommes savent tous les préceptes de l’Éloquence, et ne sont pas Éloquents, et combien d’un autre côté en voit-on d’Éloquents qui ne savent aucun précepte d’Éloquence  ?

Le Chevalier

Je connais des Provinciaux qui savent par cœur les Remarques de Vaugelas, et toutes celles du Père Bouhours , de M. Ménage et de M. Corneille , et qui parlent fort mal Français, pendant que tous les 60 enfants élevés à la Cour parlent très juste et très correctement, sans avoir jamais appris un seul mot de Grammaire .

L’Abbé

C’est que le bon exemple suffit seul pour enseigner à bien faire, et pour en contracter l’habitude qui produit ensuite des actes plus parfaits que la science toute seule. De là vient qu’il n’y a presque personne aujourd’hui qui n’ait de l’ordre dans ce qu’il dit, et dans ce qu’il écrit, quoique la plupart ignorent ce que c’est que Logique et que Métaphysique ; et qu’Aristote tout habile qu’il était dans la théorie de ces deux sciences, n’a su mettre de l’ordre dans la plupart de ses ouvrages. Il m’en revient dans la mémoire une preuve bien convaincante. Vous savez M. le Président que plusieurs savants prétendent que ses huit livres de Physique ne sont point rangés aujourd’hui comme ils le doivent être, et comme Aristote 61 les a rangés, que le quatrième par exemple doit être le septième, le sixième le second, le dernier le troisième, etc. que quelques autres au contraire soutiennent qu’ils sont dans l’ordre qu’ils doivent être ; si Aristote avait eu de la méthode pourrait-il y avoir une pareille contestation entre des gens savants et éclairés ? Si l’on dérangeait les livres ou les chapitres du moins méthodique des ouvrages d’aujourd’hui, on n’aurait nulle peine à les remettre dans le même ordre où l’Auteur les a mis.

Le Président

Vous disiez pourtant ce matin, si je ne me trompe, qu’Aristote était différent de Platon, en ce qu’il était méthodique, et que Platon ne l’était pas.

L’Abbé

Cela est vrai par comparaison de l’un à l’autre, mais par rapport 62 aux Auteurs d’aujourd’hui, Aristote ne saurait passer dans la plupart de ses ouvrages pour un écrivain méthodique.

Le Chevalier

Je n’ai pas de peine à le croire, vu l’épaisse obscurité qui couvre tous ses ouvrages, et la facilité qu’il y a à lui faire dire tout ce qu’on veut. M. Gassendi disait qu’Aristote avait un nez de cire qu’on faisait tourner du côté qu’on voulait avec une chiquenaude. En effet, il n’y a point d’opinion si étrange dans la Philosophie qu’on ne trouve ou qu’on ne croie trouver dans ses écrits. Il y a peut-être cinquante Professeurs de Philosophie dans Paris qui soutiennent des opinions toutes différentes les unes des autres, et il n’y en a pas un qui ne mette Aristote dans son parti, et qui n’en rapporte en sa faveur des témoignages très authentiques, et très clairs à ce qu’il prétend.

63

L’Abbé

Il est certain, que si Aristote avait écrit méthodiquement, qu’il eût commencé par donner une bonne définition des choses dont il parle, qu’ensuite il en eût fait une division juste et exacte, qu’après cela il eût examiné nettement et par ordre tous les membres de ses divisions, en sorte qu’il parût au Lecteur qu’il a épuisé sa matière, et qu’il ne s’est point écarté à d’autres choses qui n’en sont pas, on saurait à quoi s’en tenir sur ce qu’il a pensé, et on pourrait dire voilà quelle est l’opinion et le sentiment d’Aristote sur telle et telle matière, mais on n’en est jamais convenu, et on n’en conviendra jamais : on trouve toutes choses confusément dans ses ouvrages, et l’on n’y trouve rien de bien net et de bien précis.

64

Le Président

D’où vient que vous aimez mieux rejeter sur l’obscurité, et le manque d’ordre d’Aristote tous les sens bizarres que l’on lui donne, que sur l’ignorance et le peu de lumière de ses Interprètes, dont il est bien plus naturel de n’avoir pas grande opinion que d’Aristote, qui a été regardé de tout temps, comme le génie et l’Interprète de la Nature  ?

L’Abbé

C’est que si Aristote avait mis de l’ordre dans ce qu’il dit, et avait su se rendre intelligible, on l’aurait entendu depuis le temps que tant de gens habiles entreprennent de l’interpréter, et d’y faire des Commentaires. Ce n’est pas qu’Aristote n’ait été un des plus grands Esprits, des plus profonds et des plus sublimes que Dieu ait jamais mis au monde, qui a dit autant de choses admirables sur tou65 tes sortes de matières qu’aucun autre qui ait écrit jusqu’à son temps, en un mot qui était autant habile qu’on le pouvait être alors, mais c’est qu’il ne pouvait pas savoir encore ce que le Temps et l’Expérience n’ont découvert que dans la suite. Car vous vous souviendrez s’il vous plaît M. le Président, que dans notre dispute nous ne comparons pas les hommes avec les hommes, qui se sont toujours ressemblés, et qui se ressembleront toujours, c’est-à-dire, que les grands génies d’un siècle regardés en eux-mêmes, et dans leurs talents purement naturels sont toujours égaux aux grands génies d’un autre siècle, mais que nous comparons les ouvrages des Anciens avec ceux des Modernes, et que l’avantage d’être venus les derniers est si grand, que plusieurs ouvrages des Modernes, quoique leurs Auteurs soient d’un génie médiocre, valent mieux que plusieurs ouvrages des plus grands hommes de l’An66 tiquité. Ce manque d’ordre est presque général et commun à tous les Anciens, car hors les Historiens que la suite des temps a conduits malgré qu’ils en eussent, et quelques Mathématiciens, comme Euclide qui ont été menés par l’arrangement naturel de leur matière, qui veut par exemple, qu’on traite du point avant que de traiter de la ligne, et de la ligne avant que de passer à la superficie, presque tous les autres ont fait voir qu’ils n’avaient point une vraie connaissance de la Méthode ; et l’on ne doit pas s’en étonner, puisqu’Aristote tout grand Logicien qu’il était n’en a pas eu lui-même. Quand on lit leurs ouvrages, on ne sait la plupart du temps, où on est, d’où on est parti, par où l’on a passé, et moins encore où l’on va. On commence par s’en imputer la faute à soi-même, n’osant pas s’imaginer que de grands personnages aient manqué en des choses si essentielles, 67 et qui se trouvent dans presque tous les ouvrages d’aujourd’hui. On veut toujours que si l’on n’entend pas bien la suite de leurs raisonnements, c’est faute d’y apporter une attention suffisante, mais dès qu’on se donne la peine d’en faire l’analyse, on voit que si on n’y a pas trouvé d’ordre ni de méthode, c’est qu’effectivement il n’y en a pas. Ils avaient si peu d’attention à séparer et à démêler nettement les choses dont ils parlaient qu’ils ne faisaient la plupart aucuns chapitres ni aucunes sections dans leurs écrits, non pas même ce que nous appelons des alinéas, écrivant tout d’une suite ce qui leur venait dans l’esprit, sans se mettre beaucoup en peine si les matières étaient rangées comme le bon ordre le demande, mettant bien souvent dès le commencement ce qui n’aurait dû être placé que sur la fin, et à la fin ce qu’il aurait fallu traiter et éclaircir dès le commencement. De là est née principalement cette 68 obscurité impénétrable dont ils sont environnés, qui a fatigué tant d’Interprètes et de Commentateurs. De là est venu qu’on appelle Étude la lecture de leurs ouvrages, et que ce nom ne se donne point à la lecture des livres des Modernes, où tout est si bien rangé et si bien digéré, qu’il n’y a qu’à les lire pour les entendre.

Le Président

J’avoue que l’ordre est une très belle chose, aussi les Anciens ont-ils eu l’Art d’en mettre suffisamment dans leurs ouvrages, mais par un autre Art mille fois plus beau et plus difficile, ils ont su le cacher adroitement.

Le Chevalier

Ils l’ont caché si adroitement qu’on ne le voit point.

Le Président

Aussi ne faut-il pas qu’on le voie 69 dans les ouvrages d’Éloquence .

L’Abbé

Il est bon quelquefois qu’il ne paraisse pas à visage découvert, mais il faut toujours qu’on le voie assez pour en être conduit, pour voir le chemin par où l’on passe et le progrès que l’on fait dans la connaissance de la matière qui est traitée. Car s’il est vrai que tout discours ait pour but, ou d’instruire, ou de plaire, ou de persuader ; but qui n’est point de fantaisie, mais essentiel et nécessaire, il est encore plus vrai qu’on ne peut parvenir à aucune de ces trois fins sans l’ordre et la méthode. Pour ce qui est d’instruire, il est clair qu’on ne le peut pas, puisqu’un amas de préceptes sans ordre et sans une méthode qui se fasse sentir, au lieu de faire naître la science dans un esprit, n’y peut produire que de l’embarras et de la confusion. Pour plaire on le peut encore moins, et il y a la même différence entre é70 couter un discours où il y a de l’ordre, et un discours où il n’y en a point, qu’entre marcher pendant le jour, et marcher pendant les ténèbres, car s’il est agréable de voir les lieux par où l’on passe, et le chemin qu’on fait, et s’il est ennuyeux de ne savoir où l’on est, ni si on avance, ou si on recule ; il est de même très agréable de bien voir la chose dont il s’agit, l’arrangement des raisons dont on se sert pour la prouver, et l’évidence de la conviction qui en résulte, comme au contraire, il est fort ennuyeux d’ignorer le véritable nœud de la question, de ne point voir la force qui naît de l’arrangement des preuves, et de ne trouver d’autre raison de la fin d’un discours que la volonté ou la lassitude de celui qui le fait.

Le Chevalier

Il est vrai que quand un discours est divisé en deux ou trois parties, et que l’Orateur est bien avancé 71 dans sa dernière, on est sûr qu’il finira bientôt, au lieu que dans les discours sans méthode et sans division on n’est assuré de rien. Lorsqu’il y a cinq quarts d’heure qu’un homme parle sans qu’on puisse deviner où il en est, il n’y a aucun inconvénient qu’il ne continue à parler jusqu’à la nuit et jusqu’au lendemain.

Le Président

Il peut aussi finir tout à coup, et surprendre agréablement.

Le Chevalier

J’en demeure d’accord, mais je veux voir clair, et savoir où je vais, car sans cela je m’ennuie effroyablement.

L’Abbé

La clarté qui vient de l’ordre n’est pas seulement utile pour instruire et pour plaire, elle l’est encore infiniment pour persuader. 72 Rien ne contribue tant à convaincre l’Esprit, et par conséquent à entraîner la Volonté qui le suit ordinairement comme son guide, que l’évidence de la chose proposée, que la suite naturelle et nécessaire des conclusions, et la réfutation nette et distincte des objections. Tout cela ne peut être que l’effet du bon ordre, et de la méthode bien observée, car de croire que ce soient les apostrophes, les exclamations, les frappements de mains, les trépignements de pieds, et les autres gestes violents qui convainquent un homme de bons sens, je ne crois pas que ce soit votre pensée.

Le Président

Et moi je vais vous prouver à mon tour, que rien n’est moins propre pour instruire, pour plaire, et pour persuader que cette méthode scolastique que vous vantez si fort.

73

L’Abbé

Je n’ai point voulu parler d’une méthode scolastique, qui ne peut être que fort désagréable, mais d’une méthode naturelle et aisée, qui ne paraît qu’autant qu’il est nécessaire pour éclairer et conduire l’Esprit dans la route où on le mène.

Le Président

Je vous dis encore une fois que la méthode dont vous parlez nuit ordinairement plus qu’elle ne sert dans tous les discours où il entre un peu d’Éloquence.

Le Chevalier

Si vous venez à bout de bien prouver cette proposition, vous aurez démonté une des plus fortes batteries qu’on puisse dresser contre les Anciens, mais je tiens la chose difficile.

Le Président

Voici de quelle sorte je m’y prends. 74 L’homme est naturellement orgueilleux, et ne souffre qu’avec peine toute sorte de supériorité. L’air de Maître et de Pédagogue, inséparable de tout ce qui est trop méthodique, révolte l’Auditeur superbe qui refuse de recevoir les enseignements, parce qu’on semble s’élever au-dessus de lui, en le traitant d’écolier et de disciple : au lieu que quand les mêmes instructions sont un peu déguisées, et viennent à lui, non point sous la forme et le visage d’instructions, mais comme des vérités que le discours amène naturellement, il les aime, il les embrasse et en fait son profit avec d’autant plus d’avidité qu’il les regarde comme des trésors que son bon esprit a trouvés, et qu’il doit à son discernement. Il est constant qu’il prend plus de plaisir à découvrir lui-même comme un homme éclairé, les raisons et les conséquences de toutes choses, que lorsqu’on les lui fait toucher au doigt, ainsi qu’à un ignorant incapable de rien 75 suppléer de lui-même et que comme il ne voit pas d’abord ce que doit contenir le discours, il a de nouveaux sujets de joie à tous moments, par les nouvelles beautés qu’il découvre et qui le surprennent agréablement : on en voit un exemple dans la Comédie, où la surprise est un des plus grands charmes qu’on y trouve. Qui ne sait aussi que rien n’est plus contraire à la persuasion que l’arrangement méthodique d’un discours qui peut bien être propre à éclairer l’entendement, mais qui n’a presque point de force sur la volonté ? L’esprit se peut prendre par des circonvallations de raisonnements, mais le cœur ne se prend que par surprise ou par assaut, il faut pour le gagner ou des choses qui le touchent à l’impourvu, comme quand on chatouille, ou qui aient tant de véhémence qu’il en soit accablé. Ce n’a donc point été faute de connaître la méthode, que les Anciens ont quelque76 fois voulu paraître n’en avoir pas, mais par un effet de leur grand Art et de leur incroyable suffisance, car il est de cet Art comme de plusieurs autres qu’il est moins difficile d’avoir, que de les bien cacher.

L’Abbé

Ce que vous dites est vrai, et je demeure d’accord que la Méthode toute crue est autant nuisible à l’Éloquence en certaines matières, que la méthode bien digérée et bien entendue y est utile ; aussi je ne prétends pas louer ces discours qui ne sont remplis que de divisions, et qui sont plutôt des traités de sciences que des discours oratoires et des pièces d’Éloquence.

Le Chevalier

J’ai ouï appeler certains discours de cette espèce, des jeux de quilles, parce que d’abord ils se partagent en trois parties, et qu’ensuite chacune de ces parties se partage en trois au77 tres, ce qui fait les neuf quilles.

L’Abbé

Je ne suis donc point le défenseur des jeux de quilles, ni de toutes les divisons trop recherchées et trop métaphysiques. Je conviens encore que quand la Méthode est cachée, en sorte néanmoins qu’on l’entrevoit toujours, le discours en est plus agréable et plus éloquent, mais je soutiens que dans la plupart des Anciens il n’y en a point, et que c’est par le seul secret aisé de n’y en point mettre qu’elle ne paraît pas. Pour réfuter ce que vous venez de dire fort ingénieusement contre la Méthode, voici ce que j’ai à dire. Les hommes sont ou fort intelligents ou fort stupides, ou tiennent le milieu entre ces deux extrémités, pour les stupides au souverain degré, comme la plupart des Paysans qui ne font pas cas d’un Prédicateur quand ils comprennent ce qu’il leur dit, s’imaginant que ce 78 n’est pas grand-chose puisqu’ils l’entendent, je demeure d’accord qu’un peu de galimatias attire plus leur respect et les touche davantage, qu’un discours clair et méthodique ; mais pour le reste des hommes rien ne les persuade tant, que ce qui est bien net et bien intelligible ; l’évidence de la vérité a toujours été le plus grand charme des Philosophes qui n’ont regardé les figures de Rhétorique, quelques grandes et belles qu’elles soient, que comme les Machinistes regardent la peinture des décorations d’un Opéra ; c’est-à-dire, sans en être touchés, parce qu’ils n’ont d’attention qu’à examiner les ressorts et les contrepoids qui en causent les mouvements. Cette même évidence de la vérité que produit la méthode, agit si nécessairement sur l’esprit de toutes les autres personnes un peu intelligentes, qu’il est aussi peu possible que leur esprit n’y acquiesce pas, qu’il est impossible au bassin d’une 79 balance en équilibre de ne pas céder au poids dont on le surcharge. Mais comme il ne suffit pas toujours que l’Esprit soit convaincu, et qu’il s’agit particulièrement de gagner la Volonté qui a ses motifs, et si l’on peut dire ses raisons à part, et que bien souvent l’Éloquence après s’être rendue maîtresse de l’entendement ne vient pas à bout de cette fière et libre faculté de l’âme, il faut que l’Éloquence vienne l’attaquer avec ses figures, ses mouvements, et tout cet attirail de persuasion dont elle force les âmes les plus rebelles, et alors je soutiens que d’avoir gagné l’Esprit est un acheminement à gagner la Volonté, et que d’avoir éclairé l’un est une disposition à échauffer l’autre ; Il pourrait même arriver que la Volonté vivement combattue par les mouvements et les grandes figures de l’Éloquence ; mais ne cherchant qu’à éviter le joug qu’on lui veut imposer se retrancherait à dire, 80 que l’Esprit n’est pas éclairé ni convaincu, et qu’elle ne doit point se rendre sans la participation et sans l’avis du guide qui lui a été donné pour la conduire.

Le Président

Vous savez cependant que la Méthode dont vous parlez vient de ce qu’il y a de plus incompatible avec l’Éloquence, je veux dire de la Scolastique, et de la Logique qu’on enseigne aux Collèges.

L’Abbé

Il est vrai que c’est de là que vient originairement cette facilité si commune aujourd’hui de parler avec ordre, et d’écrire avec méthode. Il est vrai encore, que rien n’est plus opposé à l’Éloquence, que la Scolastique et la Logique du Collège, mais il n’est pas extraordinaire de voir sortir un bon effet d’une mauvaise cause. Rien 81 n’est moins agréable à voir que le squelette du corps humain, l’aspect en fait horreur, cependant sans cet assemblage d’ossements le plus beau corps du monde ne serait qu’une masse informe de chair, qui ne pourrait se soutenir. Si même ces ossements n’étaient pas bien proportionnés, ou qu’ils fussent disloqués et rompus, il ne s’en ferait que des boiteux et des bossus très difformes et très désagréables, quelque belles que fussent la chair et la peau dont ces ossements seraient recouverts.

Le Chevalier

Je trouve que la Méthode n’est pas seulement nécessaire à soutenir le corps de l’Oraison , mais aussi à faire que les Auditeurs ou les Lecteurs s’en souviennent, j’ai encore dans ma mémoire certains Sermons que j’ai ouïs il y a plus de vingt ans, et je m’en souviendrai assurément le reste de ma vie, par la seule raison 82 qu’ils sont très méthodiques, et que les parties dont ils sont composés ont entre elles un ordre et un arrangement qui me les ramène l’une après l’autre dans l’esprit pour peu que je veuille y donner de l’attention.

L’Abbé

Il n’en est pas ainsi des ouvrages de la plupart des Anciens, comme ils sont dépourvus de la méthode dont nous parlons, il faut les apprendre par cœur, et mot à mot, pour pouvoir dire ce qu’ils contiennent. Y a-t-il quelqu’un assez habile pour nous dire l’ordre que Sénèque a tenu dans son livre des Bienfaits , quelle est l’économie de cet ouvrage, quels principes il établit d’abord, et quelles conclusions il en tire dans la suite ; le commencement, le milieu et la fin, ne sont-ils pas confondus ensemble, et n’est-ce pas de là qu’il arrive qu’on a tant de peine à le lire jusqu’à la fin, quel83 que beaux qu’en soient les morceaux considérés séparément, parce qu’on trouve ou qu’on croit toujours trouver la même chose  ?

Le Chevalier

L’amour qu’on a pour les Anciens est si puissant, que j’ai vu des gens non seulement ne point blâmer le manque de méthode dans leurs ouvrages, mais trouver qu’il leur ajoute beaucoup de grâces. Ils vont jusqu’à l’aimer dans les Modernes, parce qu’en cela ils ressemblent aux Anciens, ils poussent même la chose si loin qu’ils ne peuvent souffrir les ouvrages des Modernes, quand ce défaut-là ne s’y rencontre pas, quelque bons qu’ils puissent être d’ailleurs. Je leur ai vu trouver des Sermons très mauvais et très pitoyables, quoiqu’ils charmassent tout le monde, seulement parce qu’il y avait une division.

84

Le Président

S’il n’y avait point eu de division dans les Sermons dont vous parlez, je suis persuadé qu’ils auraient été plus beaux, et plus éloquents.

L’Abbé

Si cette division était inutile j’en demeure d’accord, mais si elle éclaircissait, et démêlait bien la matière, comme il y a apparence, je suis sûr que non seulement elle y donnait de la beauté, mais qu’en mettant de la lumière dans l’esprit elle disposait le cœur à être ému par les figures et les mouvements de l’Éloquence. Quoi qu’il en soit, entrons en matière, et commençons par les Historiens, il me semble qu’on donne le premier rang à Thucydide parmi les Grecs, et à Tite-Live entre les Latins, pour avoir possédé tous deux souverainement l’Éloquence, qui est propre à des Historiens .

85

Le Président

Les Critiques conviennent presque tous de cette prééminence que vous leur donnez, et j’en conviens avec vous.

L’Abbé

Il eût peut-être mieux valu pour ces deux Historiens qu’ils ne se fussent point piqués d’Éloquence, que d’en avoir usé comme ils ont fait ; à peine Thucydide a-t-il commencé d’expliquer l’état où était la Grèce, quand les choses qu’il va narrer sont arrivées, qu’il fait faire aux Corcyréens et aux Corinthiens des harangues d’une longueur exorbitante, ce n’a été que l’envie de paraître éloquent qui l’a poussé à faire d’abord ces deux harangues, et à les faire directes comme toutes les autres qui sont ensuite, ce qui est tout à fait hors de propos.

86

Le Président

Que dites-vous là M. l’Abbé, c’est ce qu’il y a de plus beau dans Thucydide et dans Tite-Live, que ces harangues directes que vous blâmez.

L’Abbé

Je veux croire qu’elles sont très belles, considérées en elles-mêmes, et qu’on pourrait en faire un beau recueil de pièces d’Éloquence ; mais comme elles ne sont point là en leur place, elles font un très méchant effet . Quand la harangue directe qu’on trouve dans une histoire a été véritablement prononcée, et que l’Historien qui a eu le bonheur de la recouvrer l’insère dans son livre, et en avertit le Lecteur, rien n’est plus agréable que de la lire : car on croit l’entendre déclamer par celui qui l’a faite, mais quand on est assuré que l’Historien n’a pu en savoir les 87 propres termes, on ne peut y prendre un vrai plaisir, et il aurait été plus selon le bon sens, que l’Historien n’en eût rapporté que la substance.

Le Président

Pourquoi voulez-vous que Thucydide n’ait pas su les propres termes des harangues qu’il rapporte, puisque les choses qu’il décrit se sont passées de son temps, ou peu s’en faut, et qu’il lui a été très facile de les avoir toutes telles qu’elles ont été prononcées ?

L’Abbé

Je le veux, parce que Thucydide le dit lui-même. « Il serait difficile, dit-il, de rapporter exactement toutes les harangues qui ont été faites de part et d’autre, avant ou depuis le commencement de la guerre : c’est 88 pourquoi je me contenterai de dire ce qui sera le plus conforme au sujet, et à l’intention de ceux qui auront parlé [ b ] . » Il devait donc ne dire que la substance des harangues pour aller à sa fin, et il a eu tort de vouloir suppléer de son bel esprit la manière dont il croit qu’elles ont été conçues ; pourquoi s’avise-t-il de mêler ses imaginations, dont nous n’avons que faire, avec les vérités dont il est uniquement redevable ? Pourquoi cesse-t-il d’être Historien pour faire l’Orateur, puisque l’histoire « n’est pas comme il le dit lui-même une recréation de quelques heures, mais un monument éternel pour servir d’instruction à la postérité [ c ] »  ? S’il est vrai qu’on haïsse dans la Comédie même ce qu’on voit trop distinctement n’être pas vrai, comme le dit Horace , on doit avoir encore plus d’aversion pour la même chose dans une histoire.

89

Le Président

Cependant ces discours directs imitent beaucoup mieux la Nature que les obliques, et c’est par ces endroits-là que les Auteurs ont acquis le plus de réputation.

L’Abbé

Il est vrai qu’ils imitent la Nature, mais il faut qu’on puisse croire qu’ils sont véritables. Ils ont très bonne grâce dans les Romans et dans les Poèmes, soit anciens, soit modernes, parce que ceux qui les font ne sont pas moins les inventeurs des discours que des aventures, parce qu’ils sont réputés être inspirés comme Poètes , et qu’il serait ridicule à eux d’être scrupuleux sur les paroles, et de ne l’être pas sur les faits, puisqu’ils sont également les Maîtres des faits et des paroles, mais il n’en est pas ainsi des Histoires véritables où il faut donner les choses pour telles qu’el90 les sont et en la manière qu’on a pu les apprendre, si l’Historiens a recouvré une harangue, qu’il la mette comme il l’a recouvrée, s’il n’en a appris que la substance qu’il n’en mette que la substance, et qu’il ne s’amuse point à me vouloir faire admirer son bel esprit en fait d’Éloquence, quand je n’ai d’autre désir que de savoir la vérité.

Le Chevalier

Je suis de votre avis, et il m’arrive quelque chose d’assez plaisant quand je lis ces harangues directes dont nous parlons, j’oublie qui est celui que l’Historien fait parler, et je ne vois plus devant moi, que l’Historien même qui compose sa harangue en robe de chambre et en bonnet de nuit. Il ne m’en arrive pas de même quand Homère ou Mademoiselle de Scudéry font parler leurs héros, parce qu’en fait de Fable ou de Roman, tout y est d’invention, et que les 91 paroles que disent les personnages ne sont pas moins leurs vraies paroles, que leurs actions sont leurs véritables actions, et qu’enfin j’aurais tort de ne recevoir pas également les unes et les autres.

L’Abbé

Il est constant que de mettre dans la bouche des personnes effectives et véritables des paroles qui n’y ont jamais été, du moins en la même manière, c’est quelque chose qui répugne au caractère de l’histoire, mais ce n’est pas seulement en cela que l’ Histoire de Thucydide, de Tite-Live, et de la plupart des Anciens historiens ont l’air de Fable et de Roman , ils l’ont encore en ce qu’ils ne datent presque jamais les événements qu’ils décrivent, cependant rien n’est plus essentiel à l’histoire que la Chronologie, Thucydide se contente de dire qu’il va écrire la guerre du Péloponnèse, mais il ne dit point en 92 quelle Olympiade elle a commencé.

Le Président

C’était une chose si connue dans toute la Grèce, que cette guerre du Péloponnèse qu’il aurait été ridicule de marquer le temps de sa naissance.

L’Abbé

Y a-t-il rien de plus connu, de plus célèbre, et de nature à être plus su de la postérité que les belles choses qui se font de nos jours, croyez-vous cependant que les excellents hommes qui ont été choisis pour les écrire quelques amateurs qu’ils témoignent être des Anciens, ne marquent pas bien distinctement toutes les dates ? Ils marqueront que ce fut en 1668 que le Roi conquit en dix jours toute la Franche-Comté, qu’étant parti de Saint-Germain pour cette expédition le deuxième Février, il arriva à Dijon le septième du même mois ; que le même jour Besançon se rendit au 93 Prince de Condé, et Salins au Duc de Luxembourg . Que le neuvième le Roi investit Dole, et le prit le quatorzième ; qu’il prit Gray le dix-neuvième, et qu’ayant achevé par là toute la conquête de la Province, il revint le vingt-quatrième à Saint-Germain. Ils n’oublièrent pas de marquer que ce fut le 17 Mars 1677 que Valenciennes fut prise après huit jours seulement de tranchée ouverte. Que Gand fut assiégé le quatrième Mars 1678 que la Ville se rendit le neuvième, et la Citadelle trois jours après. Ils seront très religieux à marquer les années, les mois et les jours de chaque événement. Ils sont dans un siècle où tout le monde étant informé des conditions essentielles de l’histoire, on ne leur pardonnerait pas une pareille négligence. Thucydide fait encore une chose qui va au-delà du Roman, et qui tient de la Comédie, il introduit des espèces de Chœurs dans son 94 Histoire , en faisant parler des peuples les uns aux autres ; le peuple étant donc assemblé, dit-il, pour ouïr les raisons de part et d’autre, les Corcyréens parlèrent en cette sorte, Ceux qui implorent le secours, etc. les Corcyréens poursuit-il, ayant ainsi parlé. Les Corinthiens répondirent à peu près, en ces termes, Puisque nos ennemis ne se sont pas contentés d’implorer votre assistance, etc. On ne sait ce qu’on voit quand on lit que des Peuples se haranguent les uns les autres, il fallait entrer davantage dans le détail, d’autant plus que c’étaient des choses encore toutes récentes, et dont Thucydide pouvait avoir aisément une parfaite connaissance.

Le Président

Comme il importe peu de savoir par la bouche de qui les Corcyréens et les Corinthiens se sont expliqués, Thucydide a fait en habile homme et en homme éloquent de supprimer ces circonstances inuti95 les qui auraient diminué quelque chose de la dignité de son Histoire .

L’Abbé

Ces sortes de circonstances, de même que celles du temps et des dates dont nous venons de parler, peuvent gâter un Poème ou un Roman, mais bien loin de gâter une Histoire, elles l’embellissent et l’enrichissent. Est-ce que si Thucydide avait nommé l’Ambassadeur des Corcyréens qui porta la parole, et le Magistrat de Corinthe qui lui répondit, son Histoire en aurait été défigurée ? nullement : elle n’en aurait eu que davantage le véritable caractère d’histoire. Quand nos Historiens parleront de l’Ambassade que Gênes a envoyée au Roi, se contenteront-ils de dire, les Génois parlèrent en ces termes, ils diront le Doge de Gênes qu’ils nommeront par son nom, et son surnom parla en cette sorte : En un mot, M. le Président le sty96 le de l’histoire n’était pas encore formé dans ces temps-là, la plupart des beautés qu’on y admire, comme les harangues directes, la suppression des dates, celle des noms peu importants, et de plusieurs circonstances non essentielles au gros de l’action, ne sont point les beautés d’une Histoire, mais d’un Roman ou d’un Poème ; et si nos Historiens s’en abstiennent aujourd’hui, ce n’est point faute de pouvoir imiter en cela les Anciens, chose très aisée et très commode, mais pour ne vouloir pas tomber dans les mêmes fautes.

Le Président

Ce ne sont que de pures minuties que vous remarquez là, il faut regarder à l’essentiel qui est de bien narrer, et me montrer des Historiens modernes qui s’en acquittent comme Thucydide et Tite-Live.

97

Le Chevalier

Si Monsieur le Président veut bien se souvenir que nous sommes convenus qu’on n’aurait point d’égard au nom des Auteurs, mais seulement à leurs ouvrages je lui soutiendrai que Mézeray ...

Le Président

Ah Mézeray...

Le Chevalier

Ne voilà-t-il pas que vous vous arrêtez aux noms. Oui Mézeray, particulièrement dans l’ Abrégé de son histoire , narre aussi bien que Thucydide, et peut-être mieux, puisqu’il est plus exact aux dates, aux noms et aux autres circonstances. Pour Tite-Live, je ne voudrais pas en dire autant : Il est vrai que Mézeray se sert quelquefois d’expressions un peu triviales, mais la narration n’en est que plus claire et plus naïve, suivant l’intention qu’il en a eue en les y mettant, 98 et il n’en arrive autre chose, sinon que le Lecteur, après avoir compris plus nettement ce qui est raconté, a encore le plaisir, s’il lui en prend fantaisie, de critiquer le peu de noblesse de ces expressions. Encore une fois il n’y a guère d’histoire qui se laisse lire plus aisément et d’ailleurs qui sait s’il n’arrivera pas dans la suite des temps, que comme nous ne remarquons plus la patavinité de Tite-Live, on ne pourra plus reconnaître aussi le peu d’élévation de style qu’on trouve en quelques endroits de Mézeray.

Le Président

Faites-vous réflexion sur la majesté des histoire de Thucydide et de Tite-Live quand vous osez faire de telles comparaisons  ?

L’Abbé

Cette majesté consiste particulièrement en des harangues directes qu’ils auraient bien fait de supprimer pour en mettre d’obliques en 99 leur place, et en plusieurs réflexions morales et politiques, dont ils auraient dû retrancher plus de la moitié. Trouvez-vous par exemple, que Tite-Live soit fort louable de faire une digression de cinq ou six pages, pour prouver, que si Alexandre avait fait la guerre aux Romains, il ne les aurait pas vaincus si aisément qu’il avait vaincu les peuples de l’Asie  ; et cela sans besoin et sans autre sujet que d’avoir dit de son chef en parlant de Papirius surnommé le Coureur, que c’était un Capitaine à tenir tête à Alexandre  ? Ainsi cette majesté prétendue ne fait pas beaucoup d’honneur à vos historiens. Mais puisque vous parlez de majesté et d’élévation, je soutiens qu’il y en a plus dans le seul discours que nous avons sur l’histoire universelle [ d ] que dans Tite-Live et dans Thucydide. Oui la manière dont la suite des temps y est développée, dont l’é100 conomie admirable des révolutions, et la conduite ineffable de Dieu sur l’univers, par rapport au Christianisme et au salut des hommes y sont marquées, tout cela, dis-je, est infiniment élevé au-dessus de ce qui nous reste des Anciens en pareille matière. Que serait-ce si une plume de cette force avait entrepris cette même histoire universelle dont parle ce discours ? La mort nous a enlevé Monsieur de Cordemoy, qui à la vérité n’avait pas pris le style oratoire et fleuri des Anciens, mais un style pur, exact et précis, qui ne convient pas moins bien au caractère et à la dignité de l’histoire . Nous avons son fils, qui suit heureusement ses traces, et qui apparemment achèvera le grand ouvrage de l’ Histoire de France . Je pourrais d’ailleurs opposer aux Anciens Strada , Guichardin, Davila, Fra Paolo, et plusieurs autres qui dans les divers talents qu’ils ont eus chacun, ne leur sont point inférieurs, et y joindre ceux d’aujour101 d’hui qui font revivre avec tant de succès les belles actions des plus grands Rois de notre Monarchie. Je pourrais aussi reprocher aux Anciens historiens l’ignorance où ils étaient de la Géographie , ce qui met de l’obscurité dans la plupart des choses qu’ils rapportent et ôte le plaisir qu’il y a de savoir précisément où on est quand on lit quelque événement considérable. Mais c’est assez parlé des Historiens, passons aux Philosophes. Nous avons déjà remarqué, que le manque de Méthode a jeté une grande obscurité dans leurs écrits, mais la manière ambiguë et indécise, et par conséquent peu éloquente, dont ils se sont expliqués y a contribué encore davantage. De là est venu, que tant d’Interprètes et de Commentateurs ont travaillé inutilement jusqu’à ce jour à nous en donner la véritable explication ; que la famille des Platoniciens et celle des Péripatéticiens se sont divisées 102 en une infinité de sectes, la plupart diamétralement opposées les unes aux autres. Et en effet il n’y a homme au monde qui se puisse vanter de bien entendre Platon ni d’Aristote.

Le Chevalier

J’ai lu ces jours passés un livre qui traite de l’origine des Fontaines , ce livre est divisé en deux parties, la première contient ce que les Philosophes en ont pensé dans tous les temps, la seconde explique et établit l’opinion de l’Auteur. Dans la première partie il rapporte les sentiments de 22 Philosophes, dont le premier est Platon et le dernier Monsieur Rohault , C’est un plaisir de voir la différence des opinions sur cette matière, mais surtout l’obscurité de Platon et des autres Anciens qui sont venus après lui, et la clarté des Philosophes Modernes qui s’augmente toujours à mesure qu’ils approchent de notre temps. Quand on lit l’opinion 103 de Platon on ne voit goutte, on est en plein minuit, quand on vient à Aristote on entrevoit quelque peu de lumière, comme si l’aurore commençait à paraître ; mais on ne voit rien de bien distinct ni de bien marqué, à mesure qu’on passe de Philosophe en Philosophe la lumière s’augmente, et enfin quand on arrive à ceux de notre siècle, on se trouve en plein jour, et on voit nettement tous les objets. Peut-être n’y a-t-il rien qui fasse mieux connaître la différence qu’il y a de nous aux Anciens, sur la manière d’expliquer ses pensées, que cet endroit du livre de l’origine des Fontaines .

Le Président

La différence des Anciens Philosophes, et des Philosophes Modernes est grande assurément, mais nous ne convenons pas à qui elle est avantageuse, et il faudrait examiner si cette obscurité que vous 104 leur reprochez vient de leur faiblesse ou de la nôtre.

Le Chevalier

Je suis sûr que les plus savants hommes du temps de Platon, l’entendaient aussi peu que nous : Ils avalaient tout ce qu’il lui plaisait de leur dire, et le temps n’était pas encore venu où l’on crût être en droit de blâmer un grand Personnage quand on ne l’entendait pas. Je vais vous lire l’endroit du livre de l’origine des fontaines que je viens de voir sur cette tablette. Voici l’endroit. « Socrate après avoir parlé des âmes, de leurs génies et conducteurs, et avoir fait une description de la Terre qu’il divise en deux parties, savoir une haute où les âmes bienheureuses se retirent après le trépas ; l’autre basse, que les hommes vivants habitent, il dit qu’il y a au-dessous de cette Terre basse plusieurs concavités qui vont en rond, les unes plus grandes et plus profon105 des, les autres moins, et qu’elles se rencontrent, et ont leurs sorties en différentes manières, par lesquelles il sort une grande quantité d’eau, qui se verse d’une concavité en l’autre, comme ferait une tasse dans une autre ; Qu’il y a dans la Terre une grande quantité d’eau, soit froide, soit chaude, pour fournir aux fontaines et aux rivières ; Qu’il y a aussi beaucoup de feu jusqu’à en former des fleuves, qu’il y en a aussi d’eau bourbeuse, l’une plus, l’autre moins, et que tout cela est mû de même que le serait un vase suspendu en équilibre, comme une balance qui s’élèverait et s’abaisserait, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre alternativement, et que cela est ainsi disposé de sa nature. Qu’il y a une grande ouverture qui traverse toute la Terre, qui est appelée par les Poètes , et surtout par Homère, le Tartare, dans lequel tous les fleuves viennent se rendre, et d’où ils sortent ; que la cause de cet écoule106 ment continuel est que ces eaux n’ont ni fond ni fondement, ce qui les fait flotter de la sorte en haut et en bas ; Que l’air et le vent qui sont alentour causent la même chose, et qu’il y a de même qu’aux animaux une continuelle respiration d’air ; Que celui qui sort ou qui entre avec l’eau excite de grands vents, et que ces eaux ayant coulé s’arrêtent en différents lieux, et font des lacs, des mers, des fleuves et des fontaines, d’où s’en retournant par divers chemins, elles se rendent au Tartare d’où elles étaient venues ; les unes plus haut, les autres plus bas mais toutes plus bas que n’a été leur issue. Il dit ensuite qu’il y a quatre principaux écoulements de toutes ces eaux du dedans de la Terre, l’un est l’Océan , l’autre est l’Achéron qui est à l’opposite, et qui s’écoule par des lieux déserts et souterrains dans le Palus Acheruse où les âmes des Morts se viennent rendre ; le troisième qui coule au mi107 lieu d’eux, est Pyriphlégéthon, qui après avoir coulé quelque temps tombe dans un lieu vaste, où étant échauffé par un grand feu, il fait un lac ou marais d’eau et de boue bouillantes, plus grand que n’est la mer. À l’opposite de ce dernier fleuve est le quatrième qui sort avec violence, et qui après avoir fait le marais Stygien, et avoir passé par divers chemins en rond, descend enfin comme les autres dans le même Tartare, et s’appelle Cocyte, etc. [ e ] . » Y comprenez-vous quelque chose M. le Président ?

L’Abbé

Il est à remarquer que l’endroit de Platon, dont ce qu’on vient de lire, a été extrait, est trois fois plus long, et six fois plus obscur.

Le Président

L’explication de cet endroit est difficile, parce qu’elle dépend de la connaissance de certaines opinions 108 reçues en ce temps-là, et qui ne sont pas venues jusqu’à nous. Il faut de plus remarquer que Socrate à qui Platon fait dire toutes ces choses, les rapporte comme des fables, et qu’il les appelle même ainsi dans l’endroit que vous rapportez.

Le Chevalier

Quand nous parlerons des Philosophes Anciens et Modernes, sur le fait de leur Philosophie, nous verrons si Platon est bien reçu, comme Philosophe, à rapporter des fables, pour rendre raison des choses naturelles, mais nous n’en sommes pas là. Il ne s’agit présentement que d’éloquence et du don de s’expliquer intelligiblement. N’est-il pas nécessaire que ce que dit un homme raisonnable fasse quelque image dans l’esprit de celui qui l’écoute, par votre foi pouvez-vous dire non pas que vous ayez rien compris au discours de Platon, mais que vous en ayez conservé quelque idée un 109 peu distincte, et un peu nette ?

L’Abbé

Il y a mille endroits dans Platon à peu près de la même sorte.

Le Chevalier

Je vous dirai encore que la manière dont Platon fait parler Socrate en plusieurs de ses Dialogues est plus capable de faire haïr ce grand Personnage, que de le faire aimer. C’est toujours avec un air moqueur et ironique qu’il parle aux gens, c’est avec une maligne complaisance pour leur faiblesse, et un doute affecté qui fait voir combien il est sûr de son opinion, et combien il a pitié de leur égarement, je sauterais aux yeux d’un homme qui en userait de la sorte avec moi, car cette nature d’orgueil qui paraît en Socrate m’est tout à fait insupportable, j’aime bien mieux qu’un homme ne se cache point de la confiance qu’il a dans son bon sens, et dis110 pute fortement, et même avec hauteur s’il a de l’ascendant sur moi, et des raisons meilleures que les miennes, que de le voir s’adoucir par compassion, et s’accommoder à ma portée par des manières humbles en apparence, mais dans le fond pleines d’une haute idée de son mérite, et d’un parfait mépris de ma faiblesse.

Le Président

Vous ne songez pas sans doute que Socrate a été déclaré le plus sage des hommes par l’oracle de Delphes .

Le Chevalier

Quelle foi voulez-vous que j’ajoute à un Oracle qui a été rendu par le Diable ou par un Prêtre qui ne valait pas mieux ? Si l’on épluchait de bien près les mœurs de ces sortes de sages, leurs beaux préceptes sur l’amour, leur tendresse pour les jeunes garçons, et cent autres 111 menues galanteries... mais ce n’est pas de quoi il s’agit présentement. En un mot, j’ai toujours regardé Socrate et Platon, comme deux Saltimbanques qui ont monté l’un après l’autre sur le théâtre du monde, ils disaient quelquefois des choses excellentes, mais ils retombaient toujours dans un galimatias mystérieux et profond, qui était leur fort, et qui pendant un très long temps leur a gagné plus d’hommes par la peine qu’il y avait à l’expliquer, que tout ce qu’ils ont dit d’intelligible, quoique souvent très beau et très ingénieux.

Le Président

Se peut-il faire Monsieur le Chevalier qu’ayant autant d’esprit que vous en avez, vous ne soyez point sensible à cette divine éloquence de Platon, qui a charmé tous les siècles, que Cicéron a admirée, et pour laquelle il a eu tant d’amour qu’il en a dit une espèce d’extravagance 112 lorsqu’il assure qu’il aimerait mieux errer avec Platon, que de dire vrai avec les autres hommes ?

Le Chevalier

Cicéron extravaguait assurément quand il a parlé de la sorte, et je doute qu’on puisse trouver dans les plus jeunes lettres de Balzac où on l’accuse avec raison d’avoir poussé trop loin l’hyperbole, une exagération aussi outrée que celle-là.

L’Abbé

Il faut avouer que Platon n’a pas ignoré l’art du dialogue, qu’il établit bien la scène où il se passe, qu’il choisit et conserve bien les caractères de ses Personnages, mais il faut demeurer d’accord aussi, que pour l’ordinaire c’est avec une longueur qui désole les plus patients, et quelquefois avec une obscurité qui désespère les plus attentifs, les plus respectueux et les plus dociles. La description exacte des lieux où ils se 113 promènent, des mœurs et des façons de faire de ceux qu’il introduit, et le narré de cent petits incidents qui ne font rien au sujet qu’il traite, ont été regardés jusqu’ici comme des merveilles et des agréments inimitables, mais ils n’ont plus aujourd’hui le même don de plaire : on veut en venir à la chose dont il s’agit, et tout ce qui n’y sert de rien ennuie quelque beau qu’il soit en lui-même. Lucien s’y prend mieux selon moi, il a le même art et la même conduite, mais sans longueur, et sans obscurité , un de nos amis dont le goût et le mérite ont peu de semblables, écrivant son sentiment à une Dame de qualité et de beaucoup d’esprit sur les trois Dialogues de Platon traduits par Monsieur de Maucroix , après avoir remarqué que Platon fait dire aux Sophistes qu’il introduit cinquante ou soixante impertinences tout de suite, en parle d’une manière très fine et très judicieuse. Les 114 deux ou trois premières impertinences des Sophistes, dit-il à cette Dame, sont sur le compte des Sophistes, pour toutes les autres elles sont sur le compte de Platon. Lucien, continue-t-il, n’en a pas usé de la sorte en pareille rencontre, après la première ou seconde impertinence il passe à autre chose, ayant bien su qu’un Auteur n’est pas seulement responsable des sottises qu’il dit de son chef, mais de celles qu’il fait dire aux autres quand elles ne font plus d’autre effet que d’ennuyer et de déplaire.

Le Chevalier

C’est sans doute du Dialogue intitulé Le Grand Hyppias ou du Beau , que parlait notre ami. C’est bien la plus fatigante lecture qu’on puisse faire. Non seulement les Sophistes y disent des sottises sans nombre, mais, ce qui désole encore davantage, ce Dialogue ne conclut rien. Quand je le lus je fis tant que je pris en pa115 tience les froids et ridicules raisonnements des Sophistes, dans l’espérance que sur la fin, le grand Socrate qui se réjouit à son ordinaire avec sa chère Ironie me dirait ce que c’est que le Beau. La joie que je me faisais d’aller apprendre ce qu’il faut croire sur une chose si difficile à définir me soutenait toujours, mais j’avoue que quand je ne trouvai rien au bout du Dialogue, je jetai le livre à terre de pur dépit, et que je n’ai pu encore pardonner au divin Platon l’impertinente baye qu’il m’a donnée.

Le Président

Platon n’avait pas dessein d’expliquer dans son Dialogue ce que c’est que le Beau, mais seulement de faire voir que les Sophistes ne le savaient pas.

Le Chevalier

Il ne fallait donc pas intituler son Dialogue Le Grand Hyppias ou du Beau 116 . Car il ne suffit point quand on traite une matière de dire ce qu’elle n’est pas, on est obligé de dire ce qu’elle est, les Dialogues de Mondor, et de Tabarin tout impertinents qu’ils étaient avaient de ce côté-là plus de raison et plus d’entente, ils commençaient ordinairement par une question curieuse que faisait Tabarin ; Mondor disait mille choses savantes et pleines d’érudition sur la question proposée, et en donnait la solution en homme grave et comme un Philosophe, qui a pénétré dans les secrets de la Nature. Après quoi Tabarin donnait la sienne à sa manière, et faisait rire par l’opposition de son ridicule au sérieux du discours scientifique de son maître. Un jour par exemple, il demanda lequel des animaux volait le mieux, Mondor fit une longue dissertation sur le vol des oiseaux, et sur la construction admirable de leurs ailes et de leurs plumes, et conclut que le Gerfaut était de 117 tous les oiseaux celui qui volait le mieux. Vous êtes un ignorant mon maître, reprit Tabarin, c’est un Greffier. Il n’a à la vérité qu’une plume sur l’oreille, mais avec cette plume-là il vole mieux que tous les oiseaux que vous venez de nous nommer. Cela est fade, cela est froid, cela est détestable si vous voulez, mais cela a un dessein et une forme. On y voit un commencement, un milieu et une fin. Une proposition, une dissertation et une conclusion, mais dans le Dialogue de Platon dont nous parlons, il n’y a aucune conclusion, qui est pourtant la partie essentielle d’un discours pour laquelle il est fait, et sans laquelle il n’est qu’un projet informe.

Le Président

Enfin Platon a le malheur de vous déplaire. Il est cruel qu’après avoir été l’admiration et les délices de tous les grands hommes qui ont ja118 mais été, il vienne échouer misérablement contre le goût délicat de nos Dames et de nos Cavaliers.

Le Chevalier

Il est vrai que les Dames, comme je vous l’ai dit ce matin, ont été mal satisfaites des trois Dialogues de Platon qui ont paru depuis peu, quoique ce soit principalement pour l’amour d’elles que l’on s’est donné la peine de les traduire.

Le Président

Le goût des Dames de ce temps-ci est bien différent de celui des Dames d’Athènes, qui au rapport de Diogène Laërce et d’Apulée furent tellement charmées de la lecture des ouvrages de Platon, qu’elles se mirent à étudier sa Philosophie, et qu’il y en eut même une qui se déguisa en homme pour pouvoir l’écouter avec ses disciples.

119

L’Abbé

Vous savez quel jugement on fit de ces Dames, et qu’on ne douta point qu’elles n’eussent trouvé quelque chose dans Platon qui les charmait davantage que sa Philosophie.

Le Président

Je sais bien ce qu’Athénée fait dire à Aristippe, et à Antisthène là-dessus, mais on sait aussi de quelle sorte régnait alors la médisance dans Athènes, et combien cette Ville était corrompue.

Le Chevalier

La corruption d’Athènes n’est pas une bonne chose à alléguer, pour lever de semblables soupçons, et pour faire présumer que ces Dames eussent plus d’inclination pour les sciences que pour la galanterie. Quoi qu’il en soit, vous ne devez pas être fâché que Platon ne plaise pas à notre siècle, puisque selon 120 l’opinion de quelques savants, il a le goût gâté, et qu’il est tout plein de travers. C’est le comble de la gloire de Platon de n’être pas estimé de notre siècle après avoir été admiré de tous les autres.

Le Président

Voilà qui est le mieux du monde, mais vous faites cas des Dialogues de Lucien , je voudrais bien savoir si ceux de Cicéron ont trouvé grâce devant vos yeux.

Le Chevalier

Je n’ai rien à dire contre ceux de Cicéron, je ne les ai pas lus.

L’Abbé

Monsieur le Chevalier les trouverait très beaux, quoiqu’ils soient un peu longs et étendus, et qu’il ne faille pas s’impatienter quand on les lit.

121

Le Chevalier

Ce n’est donc pas mon fait, car la longueur et le grand circuit de paroles me font mourir. La description du Valet de Chambre de Verville qui était un grand garçon bien fait, beau parleur, et qui portait le linge de son maître, comme l’assure Le Roman comique , a achevé de me brouiller avec les grands parleurs qui me déplaisent encore plus qu’ils n’ont envie de plaire.

L’Abbé

Il est vrai que l’envie que Cicéron paraît avoir de s’insinuer agréablement par le bel arrangement de ses paroles, fait quelquefois qu’il en vient moins à bout à l’égard de bien des gens, cependant son Dialogue de l’Orateur est une fort belle chose.

Le Président

Voilà donc Lucien et Cicéron que vous reconnaissez pour d’habi122 les gens en fait de Dialogues, quels hommes de ce siècle leur opposez-vous ?

L’Abbé

Je pourrais leur opposer bien des Auteurs qui excellent aujourd’hui dans ce genre d’écrire, mais je me contenterai d’en faire paraître un seul sur les rangs, c’est l’illustre Monsieur Pascal, avec ses dix-huit Lettres provinciales . D’un million d’hommes qui les ont lues on peut assurer qu’il n’y en a pas un qu’elles aient ennuyé un seul moment.

Le Chevalier

Je les ai lues plus de dix fois, et malgré mon impatience naturelle les plus longues ont toujours été celles qui m’ont plu davantage.

L’Abbé

Tout y est, pureté dans le langage, noblesse dans les pensées, solidité dans les raisonnements, finesse dans les railleries, et partout un 123 agrément que l’on ne trouve guère ailleurs.

Le Président

J’avoue que ces lettres sont enjouées et divertissantes, mais voudriez-vous faire entrer en comparaison dix-huit petits papiers volants avec les Dialogues de Platon, de Lucien et de Cicéron, qui font plusieurs gros volumes.

L’Abbé

Le nombre et la grosseur des volumes n’y font rien. S’il y a plus de sel dans ces dix-huit lettres que dans tous les Dialogues de Platon ; plus de fine et de délicate raillerie que dans ceux de Lucien, mais une raillerie toujours pure et honnête ; S’il y a plus de force et plus d’art dans les raisonnements, que dans ceux de Cicéron : enfin si l’art du Dialogue s’y trouve tout entier, la petitesse de leur volume ne doit-elle pas plutôt leur être un sujet 124 de louange, que de reproche ? Disons la vérité. Nous n’avons rien de plus beau dans ce genre d’écrire. Avez-vous vu la traduction Latine qu’on en a faite ?

Le Président

Je l’ai vue et l’ai trouvée très belle.

Le Chevalier

Vous a-t-elle plu autant que l’original ?

Le Président

Tout autant.

Le Chevalier

J’en suis bien aise. Vous trouvez que les Dialogues de Lucien lus dans le Grec sont d’un sel admirable, mais qu’ils sont fades et languissants dans la traduction de Perrot d'Ablancourt, et à l’égard des Lettres provinciales , vous dites que les Latines et les Françaises vous divertissent également, demeurez d’accord que je vous ai pris en flagrant délit sur le fait de la prévention.

125

Le Président

Quoi qu’il en soit, ce n’est pas ici le principal de notre contestation, venons à la grande Éloquence , et faites-nous voir des Modernes qui l’emportent sur les Anciens dans le beau genre du bien dire.

L’Abbé

Avant que d’en venir à la grande Éloquence des Orateurs qu’il faut réserver pour la dernière, disons encore quelque chose des Éloquences subalternes, comme de ceux qui ont écrit des histoires fabuleuses à peu près comme nos Romans et nos Nouvelles , qui ont fait des Allégories , qui ont écrit des lettres, soit savantes, soit agréables, car je soutiens que dans ces genres d’écrire les Modernes ont mieux réussi que les Anciens.

Le Président

Les seuls fragments qui nous res126 tent des fables Milésiennes valent mieux que tous nos Romans et toutes nos Nouvelles qui ne sont qu’un amas de folles aventures noyées dans un déluge de paroles.

L’Abbé

Ces fables Milésiennes sont si puériles, que c’est leur faire assez d’honneur que de leur opposer nos contes de Peau d’âne et de ma Mère l’oye , ou si pleines de saletés comme L’Âne d’or de Lucien ou d’Apulée , les Amours de Clitophon et de Leucippé , et plusieurs autres qu’elles ne méritent pas qu’on y fasse attention. Il y a l’histoire Éthiopique des Amours de Théagène et de Chariclée, qui peut entrer en quelque concurrence avec les ouvrages d’aujourd’hui de la même nature ; mais je crains que ce Roman ne soit pas assez ancien pour être bon, ou du moins pour avoir un degré suffisant d’excellence.

127

Le Président

Il est vrai qu’il n’est plus dans le bon goût des Anciens.

L’Abbé

De sorte qu’il faut que vous vous rabattiez sur Pétrone .

Le Président

Pétrone n’est pas le seul que je puisse vous opposer, mais il suffira, quoique nous n’en ayons que des fragments, pour terrasser tous les Modernes.

L’Abbé

Nous avons parmi nous un Auteur de même nature qui narre avec autant de netteté et avec plus de politesse que cet arbitre des Élégances, mais comme son livre ne mérite pas moins d’être supprimé pour ses médisances, que celui de Pétrone pour ses obscénités, ne parlons ni de l’un ni de l’autre, songez seule128 ment à me montrer quelque ouvrage dans toute l’Antiquité qui ressemble à nos Astrées , à nos Clélies , à nos Cyrus , et à nos Cléopâtres .

Le Président

Il est vrai que je ne vous montrerai rien de semblable dans toute la belle et sage Antiquité, car elle n’avait garde de s’amuser à composer ni moins encore à lire de telles bagatelles.

L’Abbé

Croyez-vous que l’ Iliade et l’ Odyssée soient des ouvrages plus sérieux, ni qu’un homme sage puisse les prendre pour autre chose que pour des Romans en Vers  ; ils ne sont comme les Romans en Prose que je viens de nommer qu’un tissu agréable d’aventures de Héros moitié vraies et moitié fabuleuses composées pour plaire et pour instruire tout ensemble. Un des 129 plus grands hommes de notre temps , et de la plus profonde littérature qu’il y ait eu depuis plusieurs siècles ayant toujours regardé nos Romans du même œil dont vous les regardez, ou plutôt n’ayant jamais daigné jeter les yeux dessus, fut pressé par un de ses amis qui n’en avait pas la même opinion, d’en lire quelque chose par curiosité. Le plaisir qu’il y prit les lui fit lire presque tous, et quoiqu’il estimât Homère jusqu’à l’avoir appris par cœur dans sa jeunesse, il avoua que non seulement il y avait plus d’invention et plus d’esprit dans nos Romans, que dans ceux d’Homère, mais que les mœurs et les bienséances y étaient beaucoup mieux observées.

Le Président

Une telle extravagance peut-elle avoir été dite par un homme de lettres ?

130

L’Abbé

Le fait est véritable, et si jamais nous discourons de la Poésie, et par conséquent d’Homère, peut-être vous ferai-je convenir, que l’excellent homme dont nous parlons n’avait pas tout le tort que vous vous imaginez.

Le Président

Quand vous avez rejeté Pétrone pour ses obscénités, ç’a été apparemment à cause du péril qu’il y a que les mœurs des jeunes gens n’en soient corrompues, pensez-vous que la lecture de vos Romans tout honnêtes qu’ils sont soit beaucoup moins dangereuse pour la Jeunesse ?

L’Abbé

J’avoue que les jeunes gens pourraient lire quelque chose de plus utile, et que la grande honnêteté qui règne dans les Romans n’est 131 bonne qu’à inspirer l’amour, et à le faire aimer davantage ; mais la manière dont les Anciens ont traité cette passion dans leurs ouvrages sans en excepter même Virgile, qui est pourtant appelé vierge pour sa grande pudeur, est mille fois plus dangereuse, et tous nos Romans n’ont rien de si mauvais exemple que le séjour d’Énée et de Didon dans la caverne où la pluie les força de se retirer. Avec tout cela je ne m’éloigne pas trop de blâmer notre siècle de l’excès de tendresse qui règne dans ces sortes d’ouvrages, et qui a si étrangement défiguré tous les héros.

Le Chevalier

Ce reproche ne regarde pas moins les pièces de Théâtre où l’on prendrait les Cyrus, les Alexandres, et les Mithridates pour des Céladons et des Sylvandres , s’ils n’avaient pas une épée au côté. 132 Quand on a dit que les Auteurs de ces Comédies avaient mis tous les héros de l’Antiquité à la sauce douce , il me semble qu’on ne pouvait mieux dire.

L’Abbé

Cela est vrai, mais comme il ne s’agit présentement que d’Éloquence, je soutiens que nos Romans l’emportent de ce côté-là sur l’ Iliade et sur l’ Odyssée , qui ne sont comme je l’ai déjà dit, que des Romans en vers  : La narration en est plus claire et plus intelligible, et quoiqu’elle soit ordinairement un peu trop longue et trop diffuse, elle l’est beaucoup moins que celle d’Homère pleine de digressions, d’épithètes inutiles et de répétitions mot à mot de plusieurs discours qui ont ennuyé dès la première fois.

133

Le Chevalier

Une des plus grandes différences que j’y trouve, c’est que la lecture de l’ Iliade et de l’ Odyssée est regardée comme un travail, et que la lecture de nos Romans se met au nombre des divertissements et des plaisirs. Je me souviens qu’un de mes camarades de Collège qui entendait parfaitement le grec fut fouetté le matin pour n’avoir pas étudié son Homère, et fut fouetté l’après-dîner pour avoir été surpris lisant un tome de Clélies , cela marque que ces deux livres ne vont pas tous deux également à leur fin qui est de plaire et de divertir.

Le Président

C’est que ce jeune garçon aimait mieux lire des folies d’amour, que les sentences graves et sérieuses dont Homère est rempli.

134

L’Abbé

Ce qui se passe entre Ulysse et Calypso, les consolations qu’il reçoit de cette Nymphe toutes les nuits sur l’absence de sa chère Pénélope , ne doivent pas avoir moins d’agrément pour un jeune homme, que les plaintes douloureuses de Cyrus et d’Oroondate sur l’absence de leurs maîtresses, mais nous avons des Romans qui plaisent par d’autres endroits, et auxquels l’Antiquité n’a rien de la même nature qu’elle puisse opposer, c’est le Don Quichotte et Le Roman comique , et toutes les nouvelles des excellents Auteurs de ces deux livres, il y a dans ces ouvrages un sel plus fin et plus piquant que tout celui d’Athènes. Il s’y trouve une image admirable des mœurs , et un certain ridicule ingénieux qui fait à tous moments la chose du monde la plus difficile, qui est de faire rire un honnête homme 135 du fond du cœur et malgré qu’il en ait ; non seulement l’Imagination en est remplie d’idées agréables ; mais la Raison même y est frappée par des contretemps si imprévus, si bizarres et si sensés tout ensemble, qu’il n’y a point de gravité qui puisse tenir contre. a-t-on jamais vu une narration aussi vive et aussi pleine que celle du Roman comique , il n’y a point de parole inutile, point d’expression qui ne forme une image agréable, et les choses qui y sont décrites donnent mille fois plus de plaisir à lire qu’elles n’en donneraient à les voir effectivement.

Le Chevalier

Il est vrai que quelque plaisant qu’il eût été de voir Ragotin lorsqu’il se met à cheval sur sa Carabine, et que cette Carabine vient à tirer, il y a tout un autre plaisir à lire cette aventure.

136

Le Président

Cela peut être, et ce n’est pas un grand reproche à faire aux Anciens de ne s’être pas appliqués à des compositions aussi inutiles et aussi frivoles.

L’Abbé

Un ouvrage qui divertit innocemment ne peut pas être regardé comme entièrement inutile dans la nécessité qu’il y a de se divertir quelquefois, ce n’est pas le moindre présent qu’on puisse faire au public qu’un livre de cette nature. On y voit une représentation naïve de la vie ordinaire de la plupart des hommes, et une infinité de certaines impertinences qu’on fait tous les jours sans s’en apercevoir, dont ce livre et ceux qui lui ressemblent sont le meilleur de tous les correctifs.

137

Le Chevalier

C’est peut-être de ces sortes de fautes dont on a le plus besoin d’être corrigé, parce qu’on y tombe plus souvent que dans les grands crimes : et c’est à ce sujet que Monseigneur de La Case a dit si agréablement qu’il aimerait mieux une recette contre la morsure des puces et des cousins, que contre la morsure des lions et des tigres.

Le Président

Dans les livres dont vous parlez la morale est bien étouffée sous la plaisanterie.

L’Abbé

La plaisanterie de ces livres fine et spirituelle, comme elle est, bien loin d’étouffer la morale lui donne une pointe qui la fait pénétrer dans le cœur plus avant que ne ferait la gravité sérieuse des plus belles sentences.

138

Le Président

Pour voir quelque chose qui divertisse et qui instruise tout ensemble, il faut lire le Tableau de Cébès où toute la vie humaine est représentée sous des images très ingénieuses et très spirituelles.

Le Chevalier

Je ne sais pas si c’est ma faute ; mais il me semble que le dessein de ce Tableau n’est guère fin ni guère spirituel, c’est d’un côté la Vertu qui mène les hommes à la gloire et à la félicité par des routes rudes et difficiles, et de l’autre côté les Passions qui les conduisent à toutes sortes de malheurs par des chemins qui leur paraissent agréables, tout cela est si commun qu’il y a de quoi faire bâiller les plus novices en matière de morale, cette Allégorie m’a aussi paru horriblement longue, et la longueur est à mon gré le plus grand 139 défaut que puisse avoir une allégorie.

L’Abbé

On ne peut pas dire que l’Allégorie du Tableau de Cébès soit trop longue en elle-même, puisqu’elle n’est pas d’une heure de lecture mais il est vrai, que comme la matière en est fort sérieuse et nullement divertissante, on croit y trouver une longueur qu’elle n’a pas. Il est encore vrai, que la trop grande longueur est le plus grand vice de cette nature d’ouvrages. La raison que j’en trouve, c’est que l’allégorie est une espèce de mascarade où le vrai sens de ce qu’on veut dire est couvert et comme masqué sous le sens propre du discours : or comme rien n’est plus agréable pendant un quart d’heure, que la visite d’une troupe d’amis habillés en masque, et que rien ne serait plus ennuyeux, que si ces amis voulaient passer toute la soirée sans se démasquer, et mê140 me continuer la plaisanterie jusqu’au lendemain, et pendant deux ou trois jours, il en est de même de l’Allégorie qui devient aussi déplaisante quand elle dure beaucoup, qu’elle est agréable quand elle ne dure guère.

Le Chevalier

La comparaison me plaît car je comprends bien quel ennui ce me serait de voir des Trivelins des Scaramouches des Amazones et des Bohémiennes, qui s’obstineraient à vouloir ne se point démasquer et à me parler de leur ton de fausset pendant deux ou trois jours.

L’Abbé

Ceux de notre temps, qui ont su que ce genre d’écrire n’était qu’un jeu d’esprit ne s’en sont servis qu’en des matières agréables, et n’y ont aussi employé que peu de discours. La Carte du tendre 141 , L’Île d’amour , Le Louis d’or , Le Miroir d’Orante et quelques autres pièces de cette nature sont des allégories, qui par leur manière enjouée et leur agréable brièveté ont atteint à la véritable idée de leur caractère.

Le Président

Il faut bien aimer la bagatelle pour faire comparaison de tous ces écrits frivoles, avec la morale solide du Tableau de Cébès.

L’Abbé

Quand on veut parler de morale solide, il faut en parler solidement, sérieusement et sans allégorie, à moins que l’allégorie ne soit très courte, comme celle de la Vertu et de la Volupté, qui tour à tour invitent Hercule à prendre le chemin qu’elles lui montrent, car c’est un petit tableau qu’on voit aisément d’un seul coup d’œil. Si l’allégorie n’est autre 142 chose, qu’une métaphore continuée et un pur jeu d’esprit, ne doit-elle pas être courte et divertissante ?

Le Président

Si vous aimez les jeux et les plaisanteries lisez l’ Apothéose de l’Empereur Clodius , c’est là où l’esprit trouve son compte, et voit avec plaisir sous un voile agréable mille traits de l’histoire de ce Prince, et une fine satire des mœurs de son siècle .

L’Abbé

La Pompe funèbre de Voiture , où l’Auteur se joue sans faire mal à personne, est bien d’une autre force, et d’une variété bien plus ingénieuse.

Le Président

Tout ce que nous avons dit jusqu’ici ne décide rien, il s’agit de la grande Éloquence, et je vois bien 143 par les détours que vous prenez que vous appréhendez d’en venir au point de la question.

L’Abbé

Je n’appréhende rien, venons à Démosthène et à Cicéron.

Le Chevalier

Vous êtes convenus tantôt l’un et l’autre, qu’avant d’en venir là, vous parleriez de ceux qui ont écrit des lettres. Vous tiendrez votre parole s’il vous plaît, je veux savoir ce que je dois penser de mon cher et bien-aimé Voiture , et si je me trompe quand je préfère ses lettres à celles de Sénèque, de Pline et de Cicéron même.

Le Président

Sans mentir, car c’est le mot favori de Voiture ma Commère la Carpe et mon Compère le Brochet sont de très belles choses, et rien au monde n’est plus spirituel que ce 144 chat de l’Abbesse qu’elle ne veut pas laisser aller au fromage .

Le Chevalier

Vous n’êtes pas encore si malin que ceux qui louent sérieusement Voiture là-dessus, comme de la plus belle chose qu’il ait faite ; car quoique les plaisanteries dont vous parlez soient très ingénieuses et très agréables dans les endroits où elles sont placées, ce n’a été que pour étouffer par là ce qu’il y a de plus excellent dans les ouvrages de cet Auteur qu’on a pris à tâche de louer avec excès ces bagatelles.

L’Abbé

Je ne sais si vous avez lu ce que Costar a écrit contre la malignité de ces louanges. Après en avoir montré l’artifice, il ramasse ce qu’il y a de plus grand, de plus fort, de plus noble et de plus pathétique dans tout le livre, et en fait un tissu où brille ce me semble 145 autant d’Éloquence qu’en quelque autre ouvrage que ce puisse être. Quoique j’eusse lu plusieurs fois toutes ces belles choses dans les endroits où elles sont, j’en fus aussi ébloui en les voyant ensemble, que si l’on avait répandu tout à coup devant moi toutes les pierreries de la Couronne.

Le Président

Je demeure d’accord qu’il y a quelque brillant dans Voiture.

L’Abbé

Il y en a assurément et du vrai brillant qui ne vient point des Antithèses et du jeu des paroles, mais qui sort naturellement du sein de sa matière. Il n’y a rien de faux dans ce qu’il pense, il raisonne toujours conséquemment, et tout y est fondé jusqu’aux moindres bagatelles. Si quelquefois il se joue ou d’un Proverbe ou d’une Allusion , il ne donne ces choses-là 146 que pour ce qu’elles sont, mais son industrie est telle que de basses et de triviales qu’elles sont, elles deviennent nobles et précieuses en passant par ses mains.

Le Président

Je ne saurais lui pardonner qu’après s’être formé sur les Lettres de Pline le Jeune , il en ait si mal parlé dans les siennes.

L’Abbé

Voiture ne s’est formé sur personne, c’est un original s’il y en eut jamais. Combien y a-t-il de choses dans ce qu’il a fait qui n’ont point de modèle ailleurs, et qu’il a néanmoins portées d’abord à leur dernière perfection, quel bruit n’ont pas fait ses ouvrages quand ils ont paru en corps dans le monde, et avec quelle évidence, tant de gens qui ont tâché de l’imiter ont-ils fait voir qu’il était inimitable  ? J’avoue que les Lettres de Pline sont 147 excellentes, et qu’il y a peu de chose dans toute l’Antiquité qui frappe plus vivement, mais il y a trop d’affectation en bien des endroits, la grande envie qu’il a de bien dire révolte le lecteur, et je suis sûr qu’on préférera toujours à son style trop soutenu l’air naturel et aisé de Voiture, qui plaît partout sans qu’il paraisse qu’il y songe.

Le Chevalier

J’avais entrepris de lire toutes les lettres de Sénèque ; mais je n’ai pu en venir à bout, il me semblait que je lisais toujours la même lettre, et que je ne bougeais d’une place, ce ne sont que de grandes maximes de morale, des éloges continuels de l’idée du Sage, la marotte des Stoïciens , j’ai cru que le reste serait de même, et j’ai tout laissé là.

Le Président

La matière n’est pas des plus 148 réjouissantes, et je ne m’étonne pas qu’un Cavalier se soit ennuyé de cette lecture.

L’Abbé

Le style est un peu trop brillant partout, et par là il ne fatigue pas moins que par la trop grande uniformité des matières qu’il traite, ce n’est pas que Sénèque ne soit assurément un des plus beaux et des plus grands Esprits qui ait jamais été mais il est trop fleuri, trop coupé, et coupé en de trop petits morceaux.

Le Chevalier

Est-ce que vous êtes fort charmés des Épîtres familières de Cicéron  ? Si vous vous portez bien, je me porte bien, ayez soin de votre santé, portez-vous bien. Voilà une bonne partie de ses lettres, je crois que ce grand homme serait bien étonné s’il voyait qu’on fait apprendre cela par cœur à tous les En149 fants, et qu’on les fouette quand ils y manquent.

L’Abbé

Rien n’est meilleur aux Enfants que ces lettres pour leur apprendre le bon Latin , et c’est un effet de la Providence qu’on les ait gardées. Il y en a parmi celles-là quelques-unes d’une très grande beauté quoiqu’elles n’aient pas été faites non plus que celles dont vous parlez pour venir jusqu’à nous. L’Éloquence qui était naturelle à Cicéron s’y répand si agréablement et si judicieusement à proportion de l’importance des matières qu’il traite, sans s’élever jamais au-delà du genre épistolaire, qu’elles peuvent servir de modèle à tous ceux qui écrivent des lettres il est vrai que ces modèles ne sont pas difficiles à imiter, et qu’il y a aujourd’hui une infinité de personnes, qui sur les affaires qui les regardent écrivent d’aussi bon sens et aussi élégamment que faisait Ci150 céron en parlant des siennes, et qui s’expriment en aussi bon Français qu’il s’exprimait en bon Latin.

Le Président

Cela est bien aisé à dire.

L’Abbé

Cela n’est pas moins aisé à prouver, le talent de parler juste sur les choses communes, et du commerce de la vie civile, et d’en écrire avec netteté et avec pureté de langage n’est plus un talent extraordinaire, ni qui distingue beaucoup parmi les honnêtes gens un homme d’avec un autre. Cependant ce n’est que ce seul talent-là qui éclate dans les Épîtres familières de Cicéron, et cela est si vrai, que je vous en ferai voir quelques-unes de ses meilleures qui sont assurément moins éloquentes que les réponses qu’on lui a faites.

Le Président

Je serai bien aise de voir ce que 151 vous dites, cependant on ne saurait mieux faire l’Éloge des Épîtres de Cicéron : car bien loin qu’on doive reprendre ce grand homme, de ne s’être pas élevé dans ce genre d’écrire, c’est de quoi on ne peut lui donner trop de louanges, car avoir pu se retenir quand il l’a fallu ne marque pas moins de force, que d’avoir su prendre l’essor, comme il a fait dans les grandes occasions qui le demandaient ; rien n’est plus hors de propos que de se donner de grands mouvements dans une lettre, dont la nature est d’être simple, naïve, et naturelle .

L’Abbé

J’avoue que les Lettres de Cicéron sont très conformes à l’idée générale d’une lettre ordinaire, et qu’on n’est point en droit de les blâmer, mais je ne crois point qu’il soit défendu de s’élever quand la matière le demande ou le permet. Un Prince aura remporté une vic152 toire ou aura fait quelque autre action héroïque, où est l’inconvénient qu’un homme Éloquent et qui est en réputation de l’être loue dans une lettre cette victoire ou cette action, avec des paroles plus grandes et plus soutenues que celles de la conversation, et qu’il fasse dans sa lettre une espèce de Panégyrique  ? Une Princesse aura perdu son mari ou un de ses enfants qu’elle aimait tendrement, un homme Éloquent à qui il siéra bien de s’intéresser dans cette perte sera-t-il blâmable s’il emploie dans une lettre de Consolation ce que l’Éloquence a de plus beau et de plus propre pour consoler, et comme rien ne plaît tant à ceux qui sont touchés de quelque perte, que d’en entendre parler éloquemment, une lettre sur ce sujet peut-elle être blâmée pour être longue et pathétique ? Il est vrai que fort souvent le meilleur est de s’en tenir aux compliments accoutumés et au sim153 ple témoignage de la part que l’on prend ou à l’affliction ou à la joie dont il s’agit.

Le Chevalier

Un de mes amis avait toujours cinq ou six lettres de ce style toutes prêtes à cacheter, et où il ne restait qu’à remplir le mot de joie ou d’affliction, encore le plus souvent ne le remplissait-il point, disant qu’il valait mieux en laisser le soin à ceux à qui il écrivait qui savaient mieux que lui lequel des deux il y fallait mettre.

L’Abbé

Je trouve encore une fois fort bon qu’on s’en tienne en pareilles rencontres aux formules reçues, parce qu’alors celui qui reçoit les lettres regarde bien moins à ce qu’elles contiennent qu’au soin et à la peine qu’on s’est donnée de les écrire, mais cela n’empêche pas que ceux qui ont le don de bien é154 crire ne fassent des lettres fort éloquentes quand ils en trouvent l’occasion. Quelqu’un s’est-il plaint de celle que Voiture a écrite sur la reprise de Corbie, où il a fait l’Éloge du Cardinal de Richelieu , si M. le Président veut choisir la plus belle des lettres de Cicéron, nous la comparerons à la lettre dont je parle. Combien Balzac en a-t-il fait qui ont été les délices de son temps, et qui sont encore très agréables malgré la mode qui s’est introduite depuis quelque temps de ne les pas estimer. J’avoue que celles qu’il a écrites dans sa jeunesse demanderaient d’être un peu corrigées, mais avec tout cela, il n’y en a pas une où il n’y ait beaucoup d’esprit, et une certaine noblesse d’expression qui lui est particulière. On en dira ce qu’on voudra, mais on lui est redevable du beau son et de l’harmonie de notre Prose qui ne plaît guère moins à l’oreille que celle de nos Vers ; c’est lui qui a donné la mesure aux pé155 riodes, et ce nombre majestueux qui en fait la plus grande beauté .

Le Chevalier

Il a taillé en même temps bien de la besogne à ceux qui se mêlent d’écrire qui n’ont pas moins de peine présentement à arrondir une période que les Poètes à bien tourner un Vers.

L’Abbé

Il ne faut point lui en savoir mauvais gré, n’est-il pas plus raisonnable qu’un seul homme ait de la peine à composer, mais qu’il donne bien du plaisir à beaucoup d’autres, que si cet homme composait facilement, et qu’il ennuyât ceux qui le lisent ?

Le Président

L’hyperbole est sans doute votre figure favorite, puisque Balzac est si fort selon votre goût .

156

L’Abbé

Il est vrai que Balzac a un peu abusé de cette figure dans sa jeunesse, mais il s’en est fort corrigé dans ses derniers ouvrages, et ç’a été toujours d’un air si noble et si vif qu’il s’en est servi qu’on ne s’en offense guère, que parce qu’on veut s’en offenser, et qu’après avoir eu le plaisir d’entendre quelque chose de bien dit, et qui a flatté l’imagination, on est bien aise encore d’y trouver à redire, et de montrer la délicatesse de son goût .

Le Chevalier

Je suis sûr qu’il n’y a point d’hyperbole dans Balzac plus étrange que celle de Cicéron, dont nous venons de parler, quand il dit qu’il aimerait mieux errer avec Platon que de bien penser avec tous les autres Philosophes ; c’est ordinairement en des choses plaisantes, que Balzac outre l’hyperbole, comme 157 quand il dit qu’on avait répandu tant d’eau de senteur dans sa chambre, qu’il fallait se sauver à la nage. Cette sorte d’excès dans l’expression est pardonnable à un homme qui parle de l’excès de ses plaisirs, et qui n’a aucune intention qu’on le croie, mais je ne sais par où l’on peut excuser Cicéron d’user d’une hyperbole si excessive dans une matière aussi grave que l’amour de la vérité.

Le Président

Il faut supposer que Cicéron a sous-entendu ces paroles, si cela se peut dire.

Le Chevalier

Balzac et tous ceux qui font des hyperboles les ont aussi sous-entendues, et avec ce tempérament il n’y a point d’hyperbole qu’on ne fasse passer.

158

Le Président

Quand je ferais grâce à Balzac sur l’usage immodéré de cette figure cela ne l’avancerait de guère, et la distance qu’il y aurait de lui à Cicéron serait encore bien grande.

L’Abbé

Pas tant que vous croyez, non seulement en fait de lettres ; mais en ce qui regarde la plus grande Éloquence, et j’espère vous le faire voir en conférant ensemble les plus beaux endroits de ces deux Auteurs.

Le Président

Cela sera fort curieux, mais avant que d’examiner Cicéron sur la grande Éloquence, parlons de Démosthène pour suivre au moins l’ordre des temps.

L’Abbé

Je le veux bien. La Quatrième 159 Philippique a toujours été regardée comme le chef-d’œuvre de Démosthène , en voici une traduction très fidèle et très exacte, lisons-la et voyons par nous-mêmes ce qui nous en semble. Messieurs comme en cette assemblée...

Le Président

Appelez-vous cela une traduction fidèle ? Il n’y a point Messieurs, il y a Hommes Athéniens , qui ne voit combien cette dernière expression est plus belle et plus noble que l’autre ?

L’Abbé

Ne disputons point là-dessus, « Hommes Athéniens, comme en cette assemblée, il s’agit de choses de conséquence, et qui importent au bien public, je tâcherai aussi de ne rien dire qui ne soit utile à la République ; mais quoique depuis longtemps vous ayez commis plusieurs fautes, toutefois la 160 plus considérable est le peu d’application que vous avez pour les affaires. À la vérité, tandis que vous êtes au Conseil, et qu’on vous dit des nouvelles vous témoignez quelque attention ; cela fait, vous n’y pensez plus, et même vous n’en conservez pas la mémoire. L’insolence et l’ambition de Philippe sont telles qu’on vous le rapporte, et l’on sait qu’il ne peut être réprimé par la raison ni par les paroles. Quand vous n’en auriez point de certitude d’ailleurs vous pourriez toutefois le découvrir en raisonnant de la sorte. Dans tous les lieux où l’on attaque la bonne foi et la justice des Athéniens, nous avons fait voir la candeur de notre conduite, et avons toujours confondu nos accusateurs, cependant la puissance de Philippe en est-elle affaiblie, et celle d’Athènes augmentée, il s’en faut beaucoup, car tandis que nous nous amusons à haranguer 161 sur l’équité, Philippe attaque hardiment ses ennemis, et fait voir combien les effets valent mieux que les paroles, aussi on ne s’arrête plus à vos magnifiques et inutiles discours, on ne prend garde qu’à vos actions et au peu de secours qu’on tire de vous, mais c’est assez parlé sur ce sujet. Au reste les Villes sont ordinairement divisées en deux sortes de personnes, les unes tiennent pour la liberté et la justice, elles ne veulent ni commander ni servir, les autres aspirent à la Tyrannie, et font tout pour ceux qui peuvent favoriser leur ambition. Or ces derniers se sont rendus les maîtres partout ; et hormis Athènes, je ne sais plus de Ville qui chérisse encore sa liberté. Enfin les Partisans de Philippe ne manquent d’aucune des choses nécessaires pour l’exécution de leurs desseins, car en premier lieu Philippe leur fournit abondamment de quoi corrompre la 162 fidélité de la Grèce, et ce qui n’est pas moins considérable, ils ont des troupes toujours prêtes à se jeter quand ils veulent sur leurs ennemis. »

Le Chevalier

Si l’on ne m’assurait que ce qui vient d’être lu est de Démosthène, je ne le croirais jamais, je vois bien que la matière est susceptible d’Éloquence, mais je n’y en vois aucune trace.

L’Abbé

Il est vrai que la définition que Cicéron donne de l’Éloquence lorsqu’il dit qu’elle consiste à parler avec abondance et avec ornement, ne convient guère au commencement de ce discours, rien n’est plus sec ni plus dépourvu d’ornements, il ne s’y rencontre pas le moindre tour d’Éloquence, non pas même une seule métaphore, figure si nécessaire à tout discours un peu sou163 tenu, que sans elle l’Éloquence n’y saurait subsister dans l’étendue deux périodes. Encore une fois il n’y a aucune expression figurée.

Le Président

C’est en quoi l’Éloquence de Démosthène est plus admirable ; d’être si belle et si forte par elle-même, que sans figures et sans paroles inutiles elle plaise, elle charme, elle enlève, semblable à ces belles personnes qui sans fard et sans ajustements superflus se font aimer de tout le monde par la seule force de leur beauté simple et naïve.

L’Abbé

L’Éloquence de Démosthène est fort éloignée d’avoir du fard et des ajustements superflus. Elle n’a pas même l’essentiel de la beauté ; ce qu’il dit est droit et de bon sens, mais ce n’est pas assez, il ne suffit pas pour être belle de n’avoir pas la taille gâtée et contrefaite, d’a164 voir deux yeux, un nez et une bouche qui ne soient point difformes, et un teint qui ne soit pas noir, il faut qu’il y ait de l’éclat dans les yeux, de l’agrément à la bouche, de la fraîcheur sur le teint, et une élégante proportion dans toutes les parties du corps et du visage.

Le Chevalier

Il n’y a peut-être rien de meilleur que les viandes communes qu’on mange tous les jours, cependant on n’appelle pas aujourd’hui festin, un repas où il n’y aurait que de ces sortes de viandes, si la comparaison vous semble trop basse et trop matérielle, je vous dirai qu’on ne dit point, en parlant d’un bâtiment tout simple et tout uni quelque solide et bien construit qu’il soit, que c’est un morceau, que c’est un beau morceau d’architecture, et que pour mériter ce nom, il faut qu’il ait des colonnes ou des 165 pilastres, avec des architraves, des frises et des corniches.

L’Abbé

Il est vrai d’un autre côté, que comme les Dames font souvent tort à leur beauté par des ajustements excessifs et trop recherchés, qu’on gâte les meilleurs repas en y mettant trop de ragoûts bizarres qui altèrent la bonté naturelle des viandes, et que tous les jours les Architectes déshonorent leurs bâtiments par une trop grande abondance d’ornements superflus, il en est de même de l’Éloquence où l’excès des figures brillantes, et la trop grande affectation de bien dire en avilissent la grandeur et la majesté, mais si Démosthène est à couvert de ce reproche, il n’est pas exempt du vice opposé qui est d’avoir manqué des ornements essentiels à l’Éloquence.

Le Président

Démosthène est orné autant qu’il 166 le doit être, et il semble que vous comptiez pour rien le bon sens et la droite raison qui règnent si puissamment dans ses ouvrages.

L’Abbé

Je les compte pour beaucoup, la raison et le bon sens sont des conditions sans lesquelles il ne peut y avoir de véritable Éloquence , mais ils ne sont pas pour cela l’Éloquence, de même que les fondements solides d’un bel édifice, ne sont point ce bel édifice. Si le bon sens tout seul faisait l’Éloquence, le don d’être éloquent ne serait pas aussi rare qu’il est, car enfin ce n’est pas une chose si difficile à trouver que du bon sens.

Le Chevalier

Il y en a peut-être plus dans la rue Saint-Denis et dans la rue Saint-Honoré , que dans toutes les Universités du Royaume, cependant je ne pense pas que si l’on faisait un recueil des plus beaux discours des bons 167 Bourgeois de ces deux rues, on le vendît au Palais pour un recueil de pièces d’Éloquence.

Le Président

M. le Chevalier a le talent de tourner tout en ridicule.

Le Chevalier

Vous devriez M. le Président être bien satisfait de ce que nous passons le bon sens à Démosthène aussi franc que nous le faisons, car si nous y regardons de bien près je doute qu’il n’y ait quelque chose à redire sur cet article-là.

L’Abbé

Je n’oserais pas en dire autant que M. le Chevalier, mais il est vrai que j’ai de la difficulté à bien comprendre quelques endroits de ce que nous avons lu. Souffrez que je vous en fasse encore la lecture, « Comme en cette assemblée, il s’agit de choses de conséquence, et 168 qui importent au bien public, je tâcherai aussi de ne rien dire qui ne soit utile à la République, mais quoique depuis longtemps vous ayez commis plusieurs fautes, toutefois la plus considérable c’est le peu d’application, etc. », ce mais ne me semble point fondé ni venir à propos. Mais est une particule adversative qui porte nécessairement une exception ou une restriction à la proposition qu’on a avancée. « Je tâcherai de ne rien dire qui ne soit utile à la République, mais la plus considérable de vos fautes, c’est votre peu d’application. » Quelle exception, quelle restriction se trouve-t-il là, et quelle opposition y a-t-il entre ces choses ?

Le Président

Ce mais qui vous fait tant de peine n’est point dans le Grec, et au lieu de ces paroles, « mais quoique depuis longtemps vous ayez commis plusieurs fautes... » Il y a, « or quoi169 que depuis longtemps vous ayez commis plusieurs fautes... »

Le Chevalier

Or, en cet endroit n’est pas moins étrange ni moins farouche que le mais, que le traducteur y a mis comme plus doux à l’oreille ; donnez-moi le livre, s’il vous plaît, Monsieur l’Abbé, que je lise un autre endroit. « On ne prend garde qu’à vos actions et au peu de secours qu’on tire de vous, mais c’est assez parlé sur ce sujet. Au reste les Villes sont ordinairement divisées en deux sortes de personnes. » Voilà une belle rentrée, cet au reste n’est nullement en sa place, puisque la matière qui suit n’a aucune liaison avec la précédente.

Le Président

Ne remarquez-vous point que vous ne chicanez que sur des particules, sur un mais, et sur un au 170 reste, que vous prétendez n’être pas en leur place ; quand cela serait vrai ce ne pourrait être qu’une faute de diction et d’énonciation, qui selon vous ne regarde que la pureté du style, et point du tout le fond de l’Éloquence.

L’Abbé

Y a-t-il rien de plus nécessaire à l’Éloquence et au bon sens, qui en est le fondement principal, que de raisonner conséquemment, or c’est ne raisonner pas conséquemment, que de mettre les particules, dont nous parlons, en des endroits où elles ne doivent pas être ; voyons ce qui en est. « Je ne dirai rien », dit Démosthène, « qui ne soit utile à la République, mais la plus grande de vos fautes », ou si vous voulez, « or la plus grande de vos fautes, c’est de n’avoir pas d’application », y a-t-il de la suite à ce raisonnement, « on ne prend garde qu’à nos actions, mais c’est assez parlé sur ce sujet, 171 au reste les Villes sont ordinairement divisées en deux sortes de personnes », n’est-ce pas là ce qu’on appelle une disparate  ? Il est vrai que ceux qui ne savent pas parler de même que ceux qui n’entendent et ne comprennent qu’en gros ce qu’on leur dit, ne s’embarrassent pas des particules, parce qu’ils n’en savent pas la force, et que ne s’attachant qu’à la substance du discours, ils l’entendent bien moins qu’ils ne le devinent ; mais à l’égard de ceux qui font attention sur tout ce qu’on leur dit, une particule aussi mal placée que celles dont nous parlons est capable de leur en faire perdre toute la suite ; cela me confirme bien dans la pensée où j’ai toujours été, que les plus anciens d’entre les Anciens ont ignoré la plus grande partie des finesses de la Grammaire, qui étant fondées sur ce qu’il y a de plus délicat dans la Logique n’ont pu être connues qu’après beau172 coup de siècles  ; c’est de là qu’ont pris naissance tant de figures de Grammaire et de Rhétorique, qui ne sont autre chose que des noms honorables qu’on a donnés aux fautes des Anciens , parce qu’on n’a osé dire ni même osé penser que ce fussent des fautes.

Le Président

Ce qui vous trompe, c’est que ces particules ne font pas le même effet dans le Grec, que dans le Français.

L’Abbé

Je le veux bien, si vous le voulez, quoique je n’en voie pas la raison ; mais pour ne point disputer là-dessus, ôtez-les toutes, ou mettez-en d’autres en la place telles qu’il vous plaira, vous n’y trouverez jamais votre compte, la raison est que les choses que dit Démosthène ne se suivent point d’elles-mêmes et n’ont point un rapport immé173 diat les unes aux autres. « Je ne dirai rien qui ne soit utile à la République », dit-il, et il ajoute immédiatement, « la plus grande de vos fautes est de n’avoir pas d’application », ces deux choses-là ne se suivent point naturellement.

Le Président

Encore une fois laissons là ces bagatelles, et admirons la simplicité majestueuse qui règne dans les ouvrages de Démosthène, préférable mille fois à toute l’abondance et à tous les ornements de ceux qui l’ont suivi.

L’Abbé

Je soutiens deux choses, la première, que la simplicité de Démosthène que nous venons de voir n’est point majestueuse, et la seconde, que quand elle le serait il a eu tort de n’y avoir pas joint de la pompe et de la magnificence, dans un ouvrage qui en demandait.

174

Le Président

Voilà deux paradoxes bien surprenants, et qu’il sera curieux de vous voir soutenir.

L’Abbé

Il peut y avoir dans le discours, deux sortes de simplicités, une simplicité qui vient de faiblesse et d’indigence, telle que celle qui se rencontre dans le discours des enfants du menu peuple, des villageois et des ignorants ; discours qui n’est qu’une suite de pensées communes sous des expressions encore plus communes ; et une autre simplicité qui vient de force et d’abondance, telle que celle qui se trouve dans les discours des hommes graves qui pensent beaucoup et qui parlent peu, qui ayant joint à un génie heureux, un long usage du beau monde, ont le don de se former des idées nobles de toutes choses, et de les renfermer sous des 175 expressions communes à la vérité, mais très justes et très précises. Cette belle simplicité est à l’égard de l’autre ce que l’or est à l’égard du fer et du cuivre, car comme l’or contient en un petit volume la valeur d’une grande masse de ces autres métaux, de même le discours où se rencontre cette simplicité précieuse renferme en peu de mots ce qu’un autre discours d’une simplicité commune ne pourrait égaler que par un grand nombre de paroles, ainsi le moyen le plus sûr pour discerner la belle simplicité d’avec celle qui lui est opposée c’est de voir si elle renferme beaucoup de sens et de bon sens sous peu d’expressions simples et ordinaires, et si elle peut être expliquée par un plus grand nombre de paroles, qui toutes ensemble ne diraient pas davantage, et qui seraient en quelque façon la monnaie qu’on en aurait rendue. Si la simplicité qu’on loue tant dans 176 Démosthène, et dans plusieurs autres des Anciens était toute de cette nature, je n’aurais rien à dire, mais il s’en faut beaucoup, et si l’on pouvait en ôter la vénération, que la longue suite des temps y a ajoutée, nous trouverions que cette simplicité est de l’espèce la plus commune, et que ce qu’on prend pour de l’or à cause d’une sorte de rouille précieuse que le temps y a mise n’est bien souvent que du cuivre et du laiton.

Le Président

Pour connaître cela, il faudrait avoir une pierre de touche, que peut-être nous n’avons pas.

L’Abbé

La pierre de touche, c’est que les Modernes ne tâchent point d’imiter en cela les Anciens, ce qui serait pourtant assez facile, et que quand ils l’ont voulu faire la chose n’a pas réussi.

177

Le Chevalier

Une pierre de touche bien sûre, c’est la traduction de Théophraste qu’on vient de nous donner avec des pensées sur les Mœurs de notre siècle, il n’y a qu’à savoir combien la simplicité de Théophraste a été trouvée pauvre par tout ce qu’il y a de gens de bon goût dans Paris au grand étonnement et au grand scandale des adorateurs des Anciens, et de savoir en même temps combien le public a préféré aux Caractères du divin Théophraste les réflexions du Moderne qui nous en a donné la traduction ; les Savants sont fort embarrassés là-dessus, car de prétendre comme le Traducteur de Théocrite que le goût du siècle est malade, et qu’il a des travers, ils voient bien que de pareilles prétentions ne réussissent pas. On peut voir dans ce livre des exemples bien marqués et de l’une et de l’autre sim178 plicité. Voici le livre, voyons ce qui en est.

L’Abbé

Ouvrez-le où vous voudrez, et lisez.

Le Chevalier

« Il ne leur arrive pas en toute leur vie (Théophraste parle ici des gens rustiques) de rien admirer ni de paraître surpris des choses les plus extraordinaires que l’on rencontre sur les chemins. Mais si c’est un bœuf, un âne, ou un vieux bouc, alors ils s’arrêtent et ne se lassent point de les contempler : si quelquefois ils entrent dans leur cuisine, ils mangent avidement tout ce qu’ils y trouvent, boivent tout d’une haleine une grande tasse de vin pur ; ils se cachent pour cela de leur servante, avec qui d’ailleurs ils vont au moulin, et entrent dans les plus petits détails du do179 mestique. Ils interrompent leur souper, et se lèvent pour donner une poignée d’herbes aux bêtes de charrue qu’ils ont dans leurs étables. » Voilà donc de la simplicité antique. Je n’aurais jamais cru que ce style-là fût inimitable.

L’Abbé

Ce discours n’a pas besoin d’être expliqué, et il serait malaisé d’en faire une longue paraphrase.

Le Chevalier

Cela serait aussi malaisé que de donner la monnaie d’un double ; mais lisons quelque chose du Moderne. « La Province est l’endroit d’où la Cour, comme dans son point de vue paraît une chose admirable, si l’on s’en approche, ses agréments diminuent comme ceux d’une Perspective que l’on voit de trop près. » Il y a là de quoi parler trois jours durant, et le sens qui est renfermé sous le peu de paroles simples 180 et ordinaires que je viens de lire fournirait de matière à un fort gros volume.

L’Abbé

Quand on voudra examiner de près ce que nous avons lu de Démosthène, on trouvera que la mauvaise médiocrité y a plus de part que la bonne, mais quand elle serait tout excellente et de la bonne espèce, je dis qu’il fallait autre chose que de la simplicité dans un discours aussi célèbre, qui se prononçait devant le peuple d’Athènes, et où il s’agissait de la plus importante de ses affaires. Il fallait là du sublime et de l’héroïque, où pouvait-il plus à propos déployer les grandes voiles de l’Éloquence , et employer ses plus nobles figures et ses plus beaux ornements ? La grande Éloquence a toujours été comparée ou à un grand Fleuve ou à un Torrent, et jamais à un petit Ruisseau qui n’humecte qu’à peine son lit et ses riva181 ges, on a dit même de ceux qui n’ont pas le don de la parole qu’ils ressemblent à une clepsydre mal entretenue où l’eau demeure et ne tombe pas même goutte à goutte régulièrement. J’avoue que la fin de cette Quatrième Philippique est beaucoup meilleure et plus éloquente que le commencement, mais quoiqu’il soit dans l’ordre d’aller toujours en s’élevant dans un discours, il n’était pas nécessaire de commencer d’un ton si bas, et de continuer si longtemps sur le même ton.

Le Président

Vous qui aimez la pompe et la magnificence est-ce que vous n’êtes pas content de Démosthène quand il apostrophe les Mânes de ceux qui sont morts à la journée de Marathon ?

L’Abbé

Si cet endroit est beau, comme on ne peut pas en disconvenir, il 182 lui a fait bien de l’honneur. Tous les Auteurs qui parlent d’Éloquence crient miracle sur cet endroit, comme s’il avait ressuscité les morts qu’il apostrophe ; cependant cet endroit doit son plus grand éclat à l’importance de la matière et au peu d’élévation des autres choses qui l’environnent, car il n’est pas plus malaisé d’apostropher, ni même de faire parler les Morts que les Vivants dans une pièce d’Éloquence.

Le Président

Ce qui nous trompe ici, c’est que la traduction que nous lisons est une traduction littérale et presque mot à mot : un de mes amis travaille présentement à en faire une qui sera accommodée à nos manières, et où Démosthène s’expliquera, comme il eût fait en notre siècle, et parlant devant nous.

Le Chevalier

Si ce galant homme fait tant par 183 ses journées que les Harangues de Démosthène ressemblent à celles de nos Orateurs, les Harangues de Démosthène pourront être fort bonnes, et son travail servira merveilleusement à prouver que les manières d’aujourd’hui sont meilleures que celles d’autrefois.

Le Président

Ce sera toujours la même Éloquence, quoique plus ornée, de même qu’une belle femme est toujours la même quoique plus parée en un temps qu’en un autre.

L’Abbé

Permettez-moi de vous représenter que la comparaison n’est pas juste, les ornements ne sont qu’une chose étrangère à la beauté d’une femme, mais ils sont essentiels à la grande Éloquence, qui consiste, comme dit Cicéron, à parler avec abondance et avec ornement .

184

Le Président

Cela ne mérite pas que nous disputions, car les ornements que mon ami ajoutera aux Harangues de Démosthène, pour s’accommoder au goût du siècle qui aime les colifichets, ne serviront qu’à les gâter un peu en altérant leur charmante et divine simplicité ; mais c’est assez parlé de Démosthène, venons à Cicéron, qui après lui est en possession du premier rang entre les Orateurs, c’est même une maxime qu’un homme ne doit se croire Éloquent qu’autant qu’il a de goût pour les ouvrages de ce grand homme.

L’Abbé

Cette maxime lui a attiré et lui attire encore aujourd’hui bien des suffrages, combien de gens ne se récrient, comme ils sont sur les ouvrages de ce grand Orateur que pour se mettre en réputation d’être Éloquents ! Pour moi je vous 185 avoue que j’estime fort Cicéron ; comme il est un Moderne à l’égard de Démosthène , il a su aussi beaucoup mieux que lui le métier dont il se mêlait, il était d’ailleurs plus savant et mieux élevé et il est venu dans un siècle où il s’était fait beaucoup de nouvelles découvertes dans l’art de bien dire. Pour voir la différence qu’il y a entre ces deux Orateurs, nous n’avons qu’à lire le commencement de la Seconde Oraison qu’il a faite contre Verrès , où il lui reproche le vol qu’il avait fait dans la Sicile d’une infinité d’excellents ouvrages de sculpture . La traduction de cette pièce est dans le même volume où nous venons de lire la Quatrième Philippique  ; Voici comment elle commence. « Je viens maintenant à ce que Verrès appelle sa passion ; ses amis le nomment sa maladie ; les Siciliens soutiennent que c’est un brigandage. Pour moi je ne sais quel nom lui donner, je vais 186 vous proposer la chose, et vous lui imposerez tel nom que vous trouverez à propos. Je dis donc, Messieurs, que dans toute la Sicile qui est une Province si grande et si riche, où l’on voit tant de Villes, tant de familles opulentes ; il n’y a eu vase d’argent ou d’airain de Corinthe, je dis qu’il n’y a statue de marbre, de bronze ou d’ivoire, qu’il n’y a eu peinture ni tapisserie que Verrès n’ait vue, qu’il n’ait tenue, et dont il n’ait emporté tout ce qu’il lui a plu, il semble que ce soit dire beaucoup, mais je vous prie de prendre garde à mes paroles. Quand je dis tout, ce n’est pas pour augmenter l’énormité de ce crime. Quand je dis que Verrès a dépouillé la Sicile de toutes ses raretés, c’est une vérité et non point une figure, je parle en Historien et non point en Orateur, voulez-vous que je m’explique plus clairement ? Je dis que Verrès n’a eu respect 187 ni pour les maisons des particuliers, ni pour les Villes, ni pour les Temples, qu’il a pillé indifféremment les Siciliens, et les Citoyens Romains. Que sacré, profane, il a ravi tout ce qu’il a jugé digne de sa curiosité. Mais par où pourrais-je mieux commencer ce discours, que par cette Ville qui a eu tant de part à vos bonnes grâces? Verrès à qui ajoutera-t-on plus de foi qu’à vos Panégyristes mêmes, il sera facile de juger de quelle sorte vous pouvez avoir traité vos ennemis, puisque vos bons amis les Mamertins n’ont pu se sauver de vos rapines. Je crois que personne ne peut nier que Caius Heius ne soit un des plus considérables Citoyens de Messine , sa maison est la plus belle de la Ville, elle est ouverte à tous les Romains. Cette maison avant l’arrivée de Verrès était si bien ornée qu’on pouvait dire qu’elle servait d’ornement à la 188 Ville. Maintenant tous les ornements de Messine consistent en sa situation, en son port et en ses murailles, la curiosité de Verrès l’a privée de toutes les autres raretés... »

Le Chevalier

Cela me plaît beaucoup, et il m’a semblé en passant de l’Oraison de Démosthène à celle de Cicéron, que nous passions d’un champ stérile et sec, dans un champ cultivé où il y a des fleurs, des arbres et des fontaines.

L’Abbé

Ces fleurs, ces arbres et ces fontaines ne sont autre chose que la belle Éloquence, dont brille l’Oraison de Cicéron, et qui ne se trouve pas dans celle de Démosthène. On voit par là ce que fait la différence des siècles en fait d’Éloquence, comme en toute autre chose, car je suis persuadé que 189 Démosthène du côté de l’esprit, de l’imagination, du jugement et de la plupart des talents naturels n’était nullement inférieur à Cicéron, et que tout son désavantage ne procède que d’être venu au monde dans un siècle plus ancien, et qui par cette raison n’a pu être aussi beau, aussi délicat, et aussi poli que celui d’Auguste car trois cent cinquante ans ou environ qu’il y a entre l’Orateur Grec et l’Orateur Romain sont un espace de temps où toutes les connaissances qui servent à l’art de bien parler ont pu recevoir et ont reçu effectivement un accroissement considérable. S’il est donc vrai que les ouvrages de Cicéron soient plus Éloquents que ceux de Démosthène, par la seule raison qu’il est venu depuis, où est l’absurdité d’assurer que dans le siècle où nous sommes plus âgés de dix-sept cents ans que celui d’Auguste, l’Éloquence soit arrivée à un plus haut point de perfection.

190

Le Président

Et cela dites-vous parce que notre siècle est plus savant, plus délicat et plus poli que celui d’Auguste ?

L’Abbé

Assurément.

Le Chevalier

Entre nous, Monsieur le Président, cela fait dresser les cheveux à la tête. Je ne voudrais pas en dire autant dans un Collège, j’aurais peur qu’il ne tombât sur moi et ne m’écrasât sous ses ruines. Cependant je crois avoir vu un mais dans ce qu’on vient de lire de Cicéron, qui n’est guère mieux placé que celui de Démosthène, et qui, si je ne me trompe, marche en tête d’une période où il y a un peu d’obscurité, donnez-moi que je lise ; « voulez-vous que je m’explique plus clairement, je dis que 191 Verrès n’a eu respect ni pour les maisons des particuliers ni pour les Villes ni pour les Temples ; qu’il a pillé indifféremment les Siciliens et les Citoyens Romains, que sacré, profane, il a ravi tout ce qu’il a jugé digne de sa curiosité. Mais par où pourrais-je mieux commencer ce discours, que par cette Ville qui a eu tant de part à vos bonnes grâces ? Verrès à qui ajoutera-t-on plus de foi qu’à vos Panégyristes mêmes ? il sera facile de juger de quelle sorte vous pouvez avoir traité vos Ennemis, puisque vos bons amis les Mamertins n’ont pu se sauver de vos rapines. » Je dis que ce mais ni l’interrogation qui suit, par où pouvais-je mieux commencer ce discours ne sont point en leur place. Il n’a rien précédé qui donne lieu à cette particule adversative, ni à cet interrogant.

192

Le Président

Il y a dans le Latin « par où donc pourrais-je mieux commencer ».

L’Abbé

Cela est vrai, mais ce donc est encore pire que le mais, car ce qui précède peut-il être une raison de commencer plutôt par où il commence que par un autre endroit ? Le traducteur a fait plaisir à Cicéron d’ôter le donc pour y substituer un mais.

Le Chevalier

Je vois bien, que c’est une espèce de transition cavalière pour passer de l’Exorde à la Narration, mais il valait mieux n’en point faire, que d’en faire une aussi brusque et aussi sauvage que celle-là. De plus on ne sait d’abord quelle est la Ville dont il veut parler, ni qui sont les Panégyristes de Verrès, ni même pourquoi les Mamertins sont appelés 193 ses bons amis. Il est vrai qu’on peut l’avoir appris dans ses premières Oraisons contre Verrès , et qu’on en soupçonne quelque chose, mais un Orateur ne doit pas donner des énigmes à deviner, et supposer que tous ceux qui l’écoutent ont assisté à ses discours précédents. Je vais faire une chose bien téméraire et bien insolente. Je vais vous dire comment Cicéron aurait dû s’y prendre pour éviter le désordre et l’obscurité qui se trouvent dans le commencement de sa narration. Voulez-vous que je m’explique plus clairement. Je dis que Verrès n’a eu respect, ni pour les maisons des Particuliers, ni pour les Villes, ni pour les Temples ; qu’il a pillé indifféremment les Siciliens et les Romains, que sacré, profane, il a ravi tout ce qu’il a jugé digne de sa curiosité.

Je ne saurais mieux commencer ce discours, que par la Ville des Mamertins : cette Ville qui a eu tant de part à vos bonnes grâces, et qui vous a 194 envoyé des députés pour vous faire l’Éloge du Préteur que vous lui avez donné. Car Verrès à qui ajoutera-t-on plus de foi qu’à vos Panégyristes mêmes, et ne sera-t-il pas aisé de juger de quelle sorte vous avez pu traiter vos ennemis, puisque vos bons amis les Mamertins n’ont pu se sauver de vos rapines  ? Vous haussez les épaules Monsieur le Président, et je vous fais pitié. Cependant je vous soutiens, et à tous les Amateurs outrés de Cicéron, que je ne gâte rien à son ouvrage, et que la manière dont je tourne le commencement de sa narration, et que je la joins à son exorde y donne un ordre et une clarté dont elle avait besoin. Je ne prétends pas, comme vous pouvez penser, être plus Éloquent que Cicéron, mais seulement vous faire voir que dans notre siècle, le don d’être intelligible et de parler régulièrement est une chose aussi commune qu’elle était rare parmi les An195 ciens, même dans le siècle d’Auguste.

Le Président

En voulant rendre Cicéron plus clair qu’il n’est, quoiqu’il le soit assez, vous n’avez fait autre chose, Monsieur le Chevalier, que de le rendre faible et languissant. Ne sentez-vous pas combien ce donc et l’interrogant qui le suit, donnent de vie et de mouvement à son discours ?

Le Chevalier

Il lui en donne sans doute, mais trop, et mal à propos. Cela pourrait être bon sur la fin d’un discours où il sied bien d’être ému et de n’être pas tout à fait exact, mais dans un commencement de narration une telle saillie n’est pas supportable.

L’Abbé

Monsieur le Chevalier est bien hardi assurément, et je n’aurais 196 jamais osé toucher comme il fait aux ouvrages du Prince des Orateurs.

Le Chevalier

Monsieur le Président me permettra encore de dire que je trouve trois choses dans Cicéron qui ne me plaisent point du tout ; et à dire le vrai, je ne comprends pas comment les Pères Conscrits qui étaient sans doute plus graves que moi, ont pu s’en accommoder. La première, ce sont les ordures qu’il dit contre Antoine, contre Clodius, contre Pison et contre Verrès , les idées qu’il en donne sont quelquefois si sales et si dégoûtantes, que si j’avais à vous en parler, j’aurais honte de me servir des mêmes expressions . La seconde, l’air enjoué et goguenard, dont il égaye quelquefois sa Satire par les bons mots qu’il y mêle : manière très agréable dans la conversation, mais peu convenable dans une Assemblée aussi auguste que le Sénat ; 197 Et la troisième, les louanges qu’il se donne à tous moments et en toutes rencontres. Il a sauvé la République, et sans lui tout était perdu ; en un mot, si l’on l’en veut croire, il n’y a point de particulier dans Rome qui ne lui soit redevable de sa vie et de ses biens.

Le Président

Ce sont d’honnêtes libertés qui avaient bonne grâce dans la bouche d’un aussi grand homme que Cicéron, et qui ne sont autre chose que des marques sensibles de son mérite extraordinaire.

L’Abbé

Elles ne sont pas moins des marques sensibles du peu de délicatesse de son siècle, car aujourd’hui il n’y a point d’homme de quelque autorité que ce soit qui osât en user de la sorte, devant la moindre Assemblée, pour peu qu’elle fût sérieuse. Mais sans entreprendre de 198 juger par nous-mêmes de ce grand Orateur , voyons ce que le plus modéré des Critiques, le Sage Quintilien en a dit dans son Dialogue des Orateurs .

Le Président

On ne demeure pas d’accord que ce Dialogue soit de Quintilien .

L’Abbé

Quelques Savants l’ont attribué autrefois à Corneille Tacite , et même on l’imprimait ordinairement à la fin de ses ouvrages, mais il passe aujourd’hui pour constant qu’il est de Quintilien . Comme il y a peu de jours que je l’ai lu avec beaucoup d’attention, je vous en rapporterai sans peine toute la substance, et même la plupart des meilleurs endroits mot à mot ; je suis sûr que je ne vous ennuierai point, car vous n’y verrez pas seulement ce qu’on pensait alors de Cicéron, vous y verrez encore tou199 te notre question traitée à fond, et autant bien qu’il est possible. Il introduit d’abord trois Interlocuteurs, qu’il nomme Secundus, Maternus et Aper, dont les deux premiers sont pour les Anciens, et le dernier pour les Modernes. Ce dernier qui est Aper, reproche à Maternus qu’étant aussi bon Orateur qu’il est, il a tort de mettre tout son temps à composer des Tragédies, chose qui n’est ni si honnête, ni si agréable, ni si utile, que d’exceller dans l’Éloquence, ce qui lui serait facile, s’il voulait se mettre dans le Barreau. Maternus soutient au contraire, qu’il est plus honnête, plus agréable et plus utile de faire des Vers, que de plaider : Et là-dessus, il se dit de part et d’autre, à la louange de l’Éloquence, et de la Poésie, et sur la préférence qu’elles peuvent prétendre l’une sur l’autre, une infinité de choses d’une très grande beauté. Sur la fin de cette dispute, qui demeure indé200 cise, survient Vipsanius Messala encore plus entêté pour les Anciens que les deux autres. On lui explique l’état de la question, et particulièrement ce qui lui a donné lieu, qui est de savoir quels Orateurs sont les plus Éloquents, des Anciens ou des Modernes. Là-dessus Messala dit, « Qu’il ne doute point qu’ils ne soient tous trois de même avis, et tous trois très persuadés que les Anciens sont de beaucoup supérieurs aux Modernes, quoiqu’Aper se divertisse quelquefois à soutenir le contraire, pour faire voir la beauté de son esprit en défendant bien une mauvaise cause ; mais qu’au lieu de s’amuser à disputer sur une chose où il n’y a pas de difficulté, il vaudrait mieux que quelqu’un d’eux se donnât la peine de chercher les causes de la différence infinie qui se trouve entre l’Éloquence des Anciens et celle des Modernes. »

201

Le Chevalier

Le caractère de ce Messala me réjouit. Ce galant homme ressemble bien à nos Amateurs outrés des Anciens, c’est le même air dégagé et décisif, il suppose qu’il n’y a pas de question, et qu’Aper ne soutient le parti des Modernes, que pour montrer la beauté de son esprit, en défendant bien une mauvaise cause, c’est le même langage qu’on a tenu à l’Auteur du Poème du Siècle de LOUIS le Grand .

L’Abbé

Aper qui ne s’accommode pas de cette honnêteté non plus que l’Auteur du Poème dont vous parlez, y répond à peu près, en ces termes. « Je ne souffrirai point que notre siècle, contre lequel vous avez conspiré tous trois, soit condamné sans être entendu, et sans que j’aie fait auparavant tous mes efforts pour le défendre. Premiè202 rement pourquoi voulez-vous que Cicéron soit un Ancien à notre égard, puisque le même homme qui vous a entendu plaider vos premières causes a pu ouïr Cicéron prononcer ses dernières Oraisons ; et si l’Éloquence d’aujourd’hui est différente de celle de Cicéron, s’ensuit-il que ces deux Éloquences ne soient pas toutes deux bonnes ? Les formes et les genres de discours changent avec le temps , comme Caïus Gracchus est plus plein et plus abondant que le vieux Caton , de même Crassus est plus exact et plus orné que Gracchus , et Cicéron est plus net, plus poli, et plus élevé que l’un et l’autre ; Corvinus est plus doux et plus tempéré que Cicéron, et à la diction plus châtiée. Je n’examine point lequel est le plus éloquent, il me suffit de prouver que la face de l’Éloquence n’est pas toujours la même, et que dans les Orateurs que vous 203 nommez Anciens, il y en a de plusieurs espèces ; qu’une Éloquence n’est pas nécessairement mauvaise pour être différente d’une autre qui est bonne, et que si l’on en juge autrement, c’est que, par un effet injuste de la malignité humaine on n’a que de la vénération pour les choses anciennes, et que du dégoût pour les nouvelles. Pouvons-nous douter que plusieurs gens n’admirent davantage Appius Caecus que Caton  ; il est certain même que Cicéron n’a pas manqué de repréhenseurs, à qui il a paru enflé et bouffi, diffus, prenant trop l’essor, et d’un goût peu attique ; que Calvus l’a trouvé faible et sans nerfs, et Brutus, rompu et éreinté ; ce sont ses propres termes. Si vous me demandez mon avis, il me semble qu’ils ont tous dit la vérité, et je le ferai voir quand je les examinerai en particulier, car j’ai affaire présentement à eux tous en204 semble. Les Admirateurs des Anciens disent que c’est Cassius Severus qui le premier a commencé à sortir de l’ancienne et droite manière de parler en public. Je le veux bien, mais je soutiens que ce n’a point été manque d’esprit et de génie, ni par ignorance des Belles-Lettres qu’il s’est appliqué à un nouveau genre de bien dire, mais par un pur effet de son bon jugement. Il avait compris que le goût des Auditeurs ayant changé avec les temps, il fallait aussi donner une autre forme à l’Éloquence. Le Peuple du siècle précédent souffrait sans peine, comme grossier et peu instruit qu’il était, la longueur excessive des Oraisons grossières et peu spirituelles, et même c’était une chose qui tournait à grande gloire à l’Orateur s’il avait employé tout un jour à parler. Les longs Exordes, les longues Narrations qui prenaient l’affaire de bien loin, un grand 205 nombre de divisions inutiles, et une longue suite d’arguments mis par gradation les uns après les autres, faisaient grand honneur à un discours ; que si l’Orateur avait quelque teinture de la Philosophie, et qu’il eût l’adresse d’en insérer quelque question dans ses discours, on l’élevait jusqu’au Ciel par mille louanges. Il ne faut pas s’en étonner, toutes ces choses étaient nouvelles alors, et peu même d’entre les Orateurs avaient étéinstruits des règles de la Rhétorique, et des différentes opinions des Philosophes. Mais toutes ces connaissances étant devenues communes, il a fallu que l’Éloquence se soit fait de nouveaux chemins, et de nouvelles routes pour ne pas ennuyer les auditeurs, et particulièrement les Juges qui revêtus d’autorité et de puissance, n’attendent plus présentement que l’Orateur soit en humeur de leur parler, mais 206 lui en prescrivent l’heure et le temps, et le ramènent à son sujet pour peu qu’il s’en écarte. Souffrirait-on aujourd’hui un Avocat qui prendrait le sujet de son Exorde sur son peu de santé ; comme faisait Corvinus , et qui pourrait écouter cinq ou six longues Oraisons, ou plutôt cinq Livres contre le seul Verrès  ? Le Juge dans le temps où nous sommes prévient l’Avocat dans ce qu’il doit dire, et à moins qu’il ne soit invité et comme séduit par l’abondance des raisons, par la vivacité des sentiments, et par l’éclat et l’ornement des descriptions, il ne l’écoute qu’avec chagrin et avec aversion ; le Peuple même s’est déjà accoutumé à vouloir de la beauté et de l’agrément dans les discours, et il ne souffre pas plus volontiers dans le Barreau, cette triste et mal peignée Antiquité, que si l’on voulait lui représenter des Comédies à la manière 207 de Roscius et de Turpion . »

Le Chevalier

Il me semble que Cicéron a plaidé pour ce Roscius, et qu’il en parle comme d’un Comédien excellent et inimitable .

L’Abbé

Il en parle comme vous le dites, et l’on peut juger, par le peu d’état qu’il paraît qu’on faisait de ce même Roscius du temps de Quintilien, combien le goût s’était raffiné depuis le temps de Cicéron.

Le Chevalier

Cela mérite d’être remarqué, et fait extrêmement à notre question.

L’Abbé

« Les jeunes gens qui étudient, poursuit Aper , et qui viennent écouter pour apprendre, veulent non seulement ouïr quelque chose de bon, mais quelque chose qui mérite par son excellence qu’ils 208 l’emportent chez eux, et qu’ils en chargent leur mémoire, car ils se donnent les uns aux autres les beaux endroits qu’ils ont ouïs, et les envoient même dans les Provinces, soit que ce soient des traits fins et délicats, soit que ce soient des sentiments exprimés d’une manière ornée et poétique. On demande présentement dans l’Orateur, que son discours se ressente du beau feu de la Poésie, non point de celle d’Accius ou de Pacuve, qui est assoupie et languissante, mais de celle d’Horace et de Virgile. C’est ainsi que l’Éloquence d’aujourd’hui s’accommodant à l’oreille et au goût des Juges et des auditeurs s’est rendue plus belle et plus ornée, et il ne faut pas s’imaginer que les discours de nos Orateurs pour être ouïs des juges avec plaisir en soient moins forts et moins persuasifs. Est-ce que les Temples que l’on bâtit présentement en sont 209 moins solides, pour n’être pas construits de moellon brut, et pour n’être pas couverts de simples tuiles, ou parce qu’ils sont de marbre, et que l’or y brille de tous côtés ? Je vous avoue ingénument que j’ai bien de la peine à ne pas rire, et bien souvent même à ne pas m’endormir quand je lis certains ouvrages des Anciens, et même de ceux qui sont hors du commun. Qui peut lire les ouvrages de Canutus, ni ceux de Calvus et de Cecilianus, si ce n’est quelques morceaux de ce dernier, où il attrape un peu la politesse et l’élévation de notre siècle  ? Qui peut être assez épris de l’Antiquité pour louer Cesius par les endroits où il est antique ? Pour César, il faut lui pardonner, si à cause de ses grands desseins, et de ses occupations importantes, il n’a pas fait dans l’Éloquence tout ce qu’on devait attendre de son divin génie, il faut avoir le 210 même égard pour Brutus qui s’était donné entièrement à l’étude de la Philosophie . Je viens à Cicéron, qui a soutenu contre plusieurs de ses amis le même combat que je soutiens aujourd’hui contre vous ; car ses amis admiraient les Anciens Orateurs, et lui, il leur préférait les Orateurs de son temps, lui qui les surpassait tous, et particulièrement dans la partie du jugement. »

Le Chevalier

Que dites-vous à cela, Monsieur le Président ? Si Cicéron a raison, voilà les Modernes qui ont gagné leur cause, car Cicéron et ceux de son temps tout Anciens qu’ils sont aujourd’hui étaient Modernes alors, si Cicéron a tort, quel scandale ? C’est un abîme que cela ; il ne faut pas y arrêter son esprit.

L’Abbé

« Cicéron, continue Aper , est le 211 premier qui a cultivé le discours, le premier qui a eu du choix pour les paroles, et de l’art dans la composition, qui a attrapé des endroits agréables, et qui a trouvé de beaux sentiment, particulièrement dans les Oraisons qu’il a composées, étant déjà âgé, et sur la fin de sa vie, c’est-à-dire, lorsqu’il était plus avancé dans l’Éloquence, et que par une longue expérience, il avait appris quelle était la meilleure manière de plaider ; car ses premières Oraisons ne sont pas exemptes des vices de l’Antiquité. Il y est long dans ses Exordes, diffus dans ses Narrations, tardif à s’émouvoir, et il ne s’échauffe que rarement, Il s’y trouve peu de sentiments qui soient excellents, et qui finissent par quelque chose de brillant, on n’en peut rien prendre ni remporter et elles ressemblent à un bâtiment ordinaire, dont les murs sont à la vérité solides et durables, 212 mais non pas assez polis, ni assez magnifiques, car pour moi, je veux qu’un Orateur ressemble à un riche et honorable Père de famille, à qui il ne suffit pas d’être logé dans une maison qui le mette à couvert du vent et de la pluie, mais qui doit avoir une maison belle et riante ; qui ne se contente pas d’avoir des meubles pour les usages nécessaires, mais qui a des vases d’or et des pierreries pour les manier et s’en réjouir les yeux quand il lui plaît. Il faut présentement éloigner du discours tout ce qui est hors d'usage, et qui sent le vieux, il ne faut employer aucun mot, où il y ait la moindre tache de rouille, nuls sentiments faibles et lâches, et qui exprimés sans art soient du même style que des Annales , ou des Journaux. Il faut que l’Orateur fuit toute sale ou fade plaisanterie, qu’il varie sa composition, et qu’il prenne gar213 de à ne pas terminer toutes ses périodes de la même façon. Je ne veux pas me moquer ici de la Roue de la fortune, du Droit de Verrès et de l’esse videatur, que l’on met à la fin des périodes, et par où l’on croit les finir aussi agréablement que par une belle pensée. »

Le Chevalier

Voilà de terribles coups de dent qu’on donne au Prince des Orateurs ; mais qu’est-ce que cette Roue de la fortune, et ce Droit de Verrès  ; car pour l’esse videatur je le connais, et l’on reproche encore tous les jours à Cicéron d’avoir usé trop fréquemment de cette fin de période.

L’Abbé

Cette Roue de la fortune est un jeu de paroles qu’on trouve indigne de Cicéron ; ce grand Orateur dit, en parlant de Pison qui dansait 214 tout nu dans un festin, que lors même qu’il faisait la pirouette, il ne craignait pas la Roue de la Fortune [ f ]  ; voulant dire par là que la pirouette que faisait Pison devait l’avertir de l’inconstance de la Fortune marquée par la Roue qu’on lui donne. De semblables allusions seraient trouvées encore moins bonnes aujourd’hui que du temps de Quintilien. Pour ce droit de Verrès, c’est une équivoque que Cicéron rapporte dans sa première action contre Verrès, fondée sur ce que le mot Latin jus signifie Droit, Justice, Jugement, et signifie aussi un potage, un bouillon , et que le mot Verrès qui est le Nom de celui contre qui il plaide signifie un verrat . Cicéron dit que tout le monde était scandalisé de la manière dont Verrès rendait la justice, que les uns disaient qu’il ne fallait pas s’étonner 215 que des jugements rendus par Verrès fussent si mauvais [ g ] , ce qui pris dans le sens équivoque que les paroles Latines peuvent recevoir, signifie qu’il ne fallait pas s’étonner qu’un potage, qu’un bouillon de verrat fût si mauvais , et que les autres maudissaient le Prêtre qui laissait vivre Verrès qui était si méchant , ce qui signifie dans le sens équivoque, qu’ils maudissaient le Magistrat nommé le Prêtre qui laissait vivre un si méchant verrat.

Le Président

Aper a tort de reprocher ces deux équivoques à Cicéron, puisque Cicéron les trouve fades, et qu’il ne les rapporte que comme un témoignage de la mauvaise réputation où était Verrès.

L’Abbé

J’en demeure d’accord, mais le même Cicéron en a fait une de son chef, dans sa Seconde Action contre 216 Verrès , qui n’est guère moins froide que ces deux-ci qu’il a blâmées. Verrès voulant cacher une société illicite et usuraire qu’il avait avec Carpinatius en Sicile , avait fait changer dans les actes de leur société le nom de Verrès en celui de Verrutius, en effaçant les deux dernières lettres du mot Verrès, et en mettant utius en leur place. Cela ne se pût si bien faire, que partout où on avait fait ce changement, il ne parût quelques traces de ce qui avait été effacé. « Voyez-vous ? Messieurs, s’écrie Cicéron, en montrant ces actes de société, voyez-vous Verrutius ? voyez-vous les premières lettres tout entières ? voyez-vous la dernière partie du Nom ; cette queue du verrat cachée comme dans la boue, sous la rature [ h ]  ? » Cela n’est pas assurément fort digne de Cicéron. Mais revenons à ce que dit Aper. 217 « C’est malgré moi, poursuit-il, que je fais de semblables observations, quoique ce soient là les choses que ceux qui prétendent être de vrais Orateurs admirent davantage, qu’ils imitent le plus soigneusement, et dont ils se font le plus d’honneur. Vous les connaissez et les voyez tous les jours devant vos yeux, ce sont ces gens qui préfèrent Lucilius à Horace, et Lucain à Virgile, qui ont de l’aversion pour les préceptes de nos Maîtres de Rhétorique, et qui admirent ceux de Calvus . Il est vrai que lorsqu’ils plaident selon le goût de leur chère et bien aimée Antiquité, personne ne les suit ; que le Peuple ne daigne les entendre, et que leurs Clients mêmes ont de la peine à les souffrir ; tant ils sont tristes et négligés, et telle est la maigreur de leurs discours qu’ils refusent de remplir et de nourrir de bonnes choses, prétendant lui acquérir par là une certaine santé dont 218 ils se vantent ; cependant les Médecins n’estiment pas une santé qui ne vient que d’une grande abstinence, c’est peu de n’avoir pas de maladie, il faut être gai, robuste et agile, et celui-là est peu différent d’un malade qui ne fait seulement que de ne se porter pas mal ; Pour vous, Messieurs, qui êtes tous Éloquents, rendez notre siècle illustre par une belle et noble manière de bien dire, comme vous le pouvez faire aisément, et comme vous le faites en effet tous les jours, car je vois que Messala imite admirablement ce qu’il y a de plus agréable dans les Anciens, et pour vous Maternus et Secundus vous joignez si heureusement à la gravité des sentiments, l’extrême politesse et l’Élégance des paroles ; tels sont le choix de vos inventions et l’ordre que vous mettez dans vos discours ou abondants ou resserrés, selon que la matière le demande ; telles sont la beauté de votre composition, la clarté des 219 maximes que vous avancez : enfin vous exprimez si naïvement toutes les passions, et vous tempérez si bien l’essor que vous prenez, que si la malignité de notre Siècle refuse de vous donner les louanges qui vous sont dues, la Postérité ne manquera pas de vous rendre justice. » Aper ayant fini son discours à peu près de cette sorte, Maternus avec cet air dégagé et décisif, que Monsieur le Chevalier a fort bien remarqué, raille Aper de s’être emporté contre les Anciens, et lui dit pour l’apaiser qu’il voit bien qu’il a parlé contre son sentiment. Ensuite s’adressant à Messala, il le prie non pas de défendre les Anciens qui se défendent assez d’eux-mêmes, mais de leur dire d’où vient que l’Éloquence de leur temps est tellement déchue de cette grandeur et de cette noblesse qu’elle avait du temps de Cicéron, et de leur expliquer les causes de cette étrange décadence.

220

Le Chevalier

Voilà se tirer d’affaire en galant homme.

L’Abbé

Messala répond le mieux qu’il peut au discours d’Aper, « je veux bien, dit-il, que Cicéron ne soit pas si l’on le veut un Ancien à notre égard, car ce n’est qu’une dispute de mot, pourvu qu’on avoue, et qu’il demeure pour constant que son Éloquence, et celle de son temps est la plus belle et la meilleure de toutes les Éloquences. »

Le Chevalier

Il a raison, et cela suffit.

L’Abbé

« Je veux bien, encore poursuit-il, qu’il y ait plusieurs formes d’Éloquences, non seulement dans des temps différents, mais dans le même siècle, pourvu qu’on avoue en221 core, que comme Démosthène était plus habile qu’Eschine, qu’Hypéride, que Lysias et que tous les autres Grecs qui l’ont précédé et qui l’ont suivi ; de même Cicéron surpasse Calvus, Azinius, César, Cælius et Brutus, et tout le reste des Romains qui ont été et qui seront jamais. »

Le Chevalier

Cet homme ne s’écarte point, et va droit à ses fins.

L’Abbé

« Il est vrai, continue Messala, que ces grands Orateurs ont dit du mal les uns des autres, mais cette médisance doit être regardée comme un vice de l’homme, et non pas comme un vice de l’Orateur, ce n’a été que la jalousie qui les a fait parler, à la réserve de Brutus qui a parlé sincèrement, et comme il le pensait, et en effet pourrait-on croire qu’il eût porté envie à Cicé222 ron, lui qui ne portait pas envie à César même. »

Le Chevalier

On peut donc avoir égard au témoignage de Brutus, quand il dit que Cicéron est lâche et éreinté. Il va là de la malice à Quintilien, de faire parler ainsi l’Avocat des Anciens.

L’Abbé

« J’avoue dit Messala , que Cassius Severus qui est le seul qu’Aper ait osé nous nommer, peut être appelé Orateur en comparaison de ceux de sa volée ; mais j’espérais qu’Aper nous ferait une longue liste des excellents hommes d’aujourd’hui, dont l’Éloquence a surpassé celle des Anciens. Il ne l’a pas fait, et moi je vais nommer un grand nombre de ces illustres Anciens... Ah laissez cela, dit Maternus, et hâtez-vous de nous donner satisfaction. Nous ne sommes que trop persuadés de la 223 préférence qu’on doit donner aux Anciens sur les Modernes. Nous vous demandons uniquement que vous vouliez bien nous expliquer les causes de la corruption de l’Éloquence. »

Le Chevalier

Encore une fois, il y a là de la malice.

L’Abbé

Pour ne pas vous ennuyer en demeurant plus longtemps sur ce Dialogue de Quintilien, je vous dirai succinctement les causes que Messala rapporte de la décadence du bien dire, elles se réduisent à trois principales. La première, de ce que du temps des Anciens, les mères donnaient elles-mêmes à téter à leurs enfants, au lieu que depuis on leur a donné des nourrices étrangères qui n’étaient souvent que des Paysannes ou des Esclaves. La seconde, que les pères autrefois 224 avoient soin de mener eux-mêmes leurs enfants entendre plaider les grands Orateurs, pour les former à la grande Éloquence, au lieu que dans les derniers temps ils leur ont donné des maîtres de Rhétorique . Et la dernière, que les manches des robes que portaient les Avocats modernes étaient beaucoup plus étroites que n’étaient celles des robes des anciens Orateurs .

Le Chevalier

Ou je n’ai pas le sens commun, ou ce Dialogue de Quintilien n’est autre chose qu’une satire contre les anciens Orateurs, quoi qu’il conclue en leur faveur. Les raisons dont il les attaque sont si fortes, et celles dont il les défend sont si faibles, que je ne doute point qu’il n’ait voulu se venger par là de l’injustice qu’on rendait à son siècle. L’Éloquence, dit-il, est tombée en décadence, parce que les femmes 225 au lieu de donner à téter elles-mêmes à leurs enfants, les ont mis en nourrice ; parce qu’au lieu de mener les jeunes gens entendre ceux qui plaidaient bien, on leur a donné des Maîtres d’Éloquence, et enfin parce que les manches de leurs robes sont devenues beaucoup plus étroites qu’elles n’étaient du temps des grands et premiers Orateurs. N’est-ce pas là une raillerie visible et manifeste, j’aimerais bien un homme qui ne voudrait pas donner sa cause à plaider à un de nos meilleurs Avocats, parce qu’il aurait appris que cet Avocat aurait été mis en nourrice à Vaugirard  ; qu’au lieu de le mener soigneusement aux Audiences on lui aurait donné un maître de Rhétorique, et enfin parce que les manches de sa robe ne seraient pas assez larges.

Le Président

Il est aisé de tourner tout en ridicule.

226

L’Abbé

Monsieur le Chevalier n’a pas tant de tort que vous pensez : car peut-on croire que Quintilien qui était un Rhéteur, ait pu blâmer sérieusement la coutume d’envoyer les jeunes gens étudier chez des maîtres de Rhétorique  ?

Le Président

Il ne faut que voir comment Pétrone commence sa satire . « N’est-ce pas, dit-il, du même genre de fureur que sont agités les Déclamateurs quand ils crient. J’ai reçu ces plaies pour la défense de la liberté publique, j’ai perdu cet œil en combattant pour vous, donnez-moi un guide pour me mener vers mes enfants, car mes jambes affaiblies ne peuvent plus me soutenir . Ces choses, poursuit-il, seraient supportables, si elles conduisaient les jeunes gens à l’Éloquence. »

227

L’Abbé

Cet endroit de Pétrone est fort agréable, et l’opposition qu’il fait des déclamations outrées de quelques Rhéteurs, à la manière sage des grands Orateurs anciens, fait un contraste admirable et très plaisant dans une satire, mais cela ne conclut rien : qui ferait une description naïve du manège des Pages de la Grande Écurie, de leurs voltes, de leurs caracoles, et de ces bonds épouvantables qu’on leur fait faire sur un cheval attaché entre deux piliers, et dont ils piquent la croupe avec une cheville pour le faire ruer dans le temps qu’il saute, ce qui leur donne des secousses effroyables ; qui opposerait, dis-je, ce manège à la marche noble, grave et sérieuse d’un Cavalier bien à cheval, ferait un contraste qui ne serait pas moins plaisant ni moins ridicule. Cependant peut-on dire que chez le Roi on ne montre pas 228 bien à monter à cheval. Comme il faut rompre le corps des jeunes gens par les exercices violents du manège, pour leur apprendre à bien manier un cheval dans une marche ordinaire ou dans un Carrousel, il ne faut pas moins rompre en quelque sorte l’esprit des jeunes Orateurs par des sujets extraordinaires, et plus grands que nature, qui les obligent à faire des efforts d’imagination, et qui leur donnent la facilité de traiter ensuite des sujets communs et ordinaires ; car rien ne dispose davantage à bien faire ce qui est aisé, que l’habitude à faire les choses difficiles. On imite en cela les Jardiniers qui voulant redresser une jeune plante ne se contentent pas de l’attacher à un appui qui la tienne droite, mais qui la courbent violemment de l’autre côté, et l’y tiennent longtemps courbée. La Nature qui cherche ses aises ne fait que trop descendre l’Orateur dans les pensées communes et 229 familières, il faut que l’Art qui entreprend de lui donner une meilleure forme, le force à s’élever, et même si vous voulez à se guider et à se former des idées un peu outrées pour lui acquérir la facilité d’en avoir de naturelles et de raisonnables. Il n’est pas croyable combien un Orateur accoutumé à donner de l’esprit, de la chaleur et du mouvement aux sujets les plus difficiles, les plus grands et les plus relevés, se rend maître aisément des matières faciles et ordinaires, et avec quel bonheur il y répand de la vivacité pour peu qu’il se laisse aller à l’habitude qu’il se sera acquise d’être fleuri et abondant. C’est donc mal à propos qu’on se plaint que la jeunesse étudie sous des maîtres d’Éloquence, et ce ne peut être de bonne foi que Quintilien ait fait un semblable reproche.

230

Le Chevalier

C’est comme qui dirait qu’on faisait autrefois bonne chère quand les Héros faisaient eux-mêmes leur cuisine, ainsi qu’au temps d’Homère, mais qu’on n’a plus rien mangé de bon ni de délicat depuis que des cuisiniers s’en sont mêlés.

Le Président

Cependant qui devons-nous mieux en croire là-dessus que Quintilien, et tous ceux de son temps qui avaient intérêt de soutenir le contraire pour leur propre honneur, et peut-il y avoir autre chose que la seule force de la vérité qui les ait obligés à en demeurer d’accord ?

L’Abbé

Oui, il y a eu autre chose que la force de la vérité qui les a fait parler de la sorte. La fortune qu’avait fait Cicéron par son bien dire, jus231 qu’à se voir Consul, c’est-à-dire, Maître du monde, avait mis le feu dans l’esprit de tous les jeunes Orateurs, et un désir démesuré de parvenir au même degré d’élévation. Pour cela il fallait deux choses. La première se rendre aussi habile que Cicéron, ce qui n’était pas sans grande difficulté : La seconde plus difficile encore, surpasser tous ses concurrents. D’aller dire ouvertement qu’on était le plus Éloquent Orateur de son temps, cela n’aurait pas réussi, mais on allait au même but, en disant de toute sa force, que personne ne faisait plus rien qui vaille dans l’Éloquence, et que les plus habiles étaient bien éloignés de Cicéron. Le goût fin et délicat qui paraissait dans celui qui parlait de la sorte, et que les meilleures choses de son temps ne contentaient pas, le mettait ce lui semblait au-dessus de ses concurrents, et le rangeait avec ceux du temps passé, dont il admirait les ouvrages, 232 de sorte qu’à l’égard de ceux qui l’écoutaient, c’était la même chose que s’il leur eût dit, les Orateurs d’aujourd’hui ne font plus rien qui vaille, et il n’y a que Cicéron et moi qui soyons de vrais Orateurs.

Le Chevalier

Je comprends la chose parfaitement, Horace est divin, et personne n’en approche, c’est-à-dire, il n’y a qu’Horace et moi qui fassions bien des Odes et des Satires . Virgile et Théocrite sont inimitables, c’est-à-dire, il n’y a que Virgile, Théocrite et moi qui fassions bien des Églogues  : La ruse me semble très naturelle et très vraisemblable. Mais je reviens à soutenir que Quintilien n’est point sincère dans son Dialogue , nous avons vu les coups de dent qu’il a donnés à Cicéron, il le fait appeler languissant, faible et éreinté par Brutus même, qui n’avait pour Cicéron ni haine ni jalousie, il se moque de sa roue 233 de fortune, de son droit de Verrès et de son esse videatur. Il dit que ses premiers ouvrages sont ennuyeux, et que ce n’a été que sur la fin de sa vie qu’il a commencé à savoir ce que c’est qu’Éloquence, qu’il n’y a rien dans ses Oraisons qui mérite d’être retenu par cœur, et qu’on puisse remporter chez soi. Les louanges qu’il lui donne ensuite, si on y regarde de près ne lui font pas beaucoup d’honneur ; il dit qu’il est le premier qui a eu du choix pour les paroles, qui a eu de l’art dans la composition, qui a attrapé quelques endroits agréables, et qui a eu de beaux sentiments. Dire que c’est lui qui le premier a possédé et pratiqué toutes ces choses, n’est-ce pas dire que d’autres, depuis lui, les ont possédées en un plus haut degré de perfection ?

L’Abbé

Quintilien dit une chose au commencement de ce Dialogue , qui fa234 vorise bien la pensée de Monsieur le Chevalier ; il dit qu’on ne donnait plus le nom d’Orateur à ceux de son temps, comme ne le méritant pas, ce qui n’a pu être dit qu’avec indignation par un homme comme Quintilien . Cette indignation paraît encore bien manifestement quand il fait dire ces paroles à Messala je voudrais bien que quelqu’un se donnât la peine de chercher la cause de cette différence infinie qui se trouve entre les Anciens et les Modernes ; encore une fois Quintilien qui était très Éloquent, n’a pu dire qu’avec indignation et avec colère qu’il y avait une distance infinie entre ses ouvrages et ceux de Cicéron.

Le Président

Si c’était dans ce seul Dialogue que Quintilien eût élevé Cicéron et ceux de son temps au-dessus de tous les Orateurs qui les ont précédés et qui les ont suivis, j’écoute235 rais les soupçons que vous avez de sa bonne foi, mais il s’en est expliqué de la même sorte en tant d’autres endroits, que c’est se moquer de vouloir douter de ses véritables sentiments.

L’Abbé

Je crois que vous avez raison, cependant il est très possible que Monsieur le Chevalier n’ait pas tort, et que Quintilien se soit laissé emporter au torrent. Comme c’était là l’opinion commune de son temps, et qu’il n’y avait qu’un petit nombre de gens comme lui, qui sussent ce qu’il en fallait croire, peut-être a-t-il cru ne devoir s’appliquer qu’à bien dire, et en bons termes, ce qu’il savait devoir plaire à la Multitude, en quoi il aurait fait en homme sage. Il y a apparence qu’Horace fin comme il était, a connu aussi bien que nous le galimatias impénétrable de Pindare, mais parce que la plupart de ceux de son temps en étaient encore entêtés, il n’a pas laissé de composer une très belle Ode à 236 sa louange. Que lui importait que Pindare la méritât ou ne la méritât pas, pourvu que l’ Ode fût bien faite et bien Poétique ? les gens sages qui aspirent à quelque chose ne s’avisent point de choquer les opinions reçues, il faut aller le train des autres, louer ce qui est loué de tout le monde, afin d’être aussi loué à son tour, et pourvu que les louanges soient fines et délicates, ne se soucier point du reste. Si je visais à quelque chose, je me donnerais bien de garde de parler comme je fais des Anciens et des Modernes. Mais pendant que nous avons la mémoire toute fraîche des plus beaux endroits de Démosthène et de Cicéron , voulez-vous bien que nous lisions quelque chose des Orateurs modernes, pour voir quelle différence nous trouverons des uns aux autres ? Voici les Harangues de M. Le Maistre . Ce sont les Harangues que fit ce célèbre Avocat, en présentant les Lettres de Monsieur le Chancelier Séguier, au Parlement, 237 à la Chambre des Comptes, et à la Cour des Aides. Elles sont toutes trois sur le même sujet, et rien n’est plus surprenant que la grande variété qui s’y trouve. Quand on en a lu une on croit la matière épuisée, et l’on ne peut trop s’étonner en lisant les deux autres d’y rencontrer tant de louanges toutes nouvelles ; cela était plus malaisé que de trouver toujours de nouvelles injures contre Verrès, ou contre Antoine. Voici le commencement de la première de ces trois Harangues. « Messieurs, si c’est une grande gloire à Monsieur le Chancelier, d’avoir été honoré de la première Charge de France, par le plus grand Prince de la Terre, et un comble de bonheur d’y être reçu dans cet auguste Parlement, où ses Ancêtres et lui se sont rendus si célèbres , ce m’est aussi une heureuse occasion d’avoir à louer ces hommes illustres devant de si sages Magistrats, et un extrême avantage de rencontrer pour juges 238 de leurs louanges les témoins mêmes de leurs vertus. Car la connaissance que vous avez de leurs rares qualités m’ôte l’appréhension que leurs Éloges soient suspects de flatterie, et que l’on m’accuse de faire injure à la vérité pour rendre des honneurs à leur mérite. Je ne dois pas être en peine, Messieurs, de persuader vos esprit puisque les belles actions de ces grands personnages possèdent dans votre mémoire une place si éminente, que les morts y vivent encore, et que les vivants s’y sont acquis une réputation immortelle. De sorte que l’estime extraordinaire que vous faites d’eux ne me permettant pas de craindre que l’on me blâme d’excès, il ne me reste que la peur de tomber dans le défaut et de ne pouvoir rendre leur vertu aussi éclatante avec des ornements étrangers, qu’elle vous a paru jusqu’à présent avec ses seules beautés naturelles. Mais j’ai cette satisfaction que ma faiblesse ne fera point de tort à 239 Monsieur le Chancelier ni à ses prédécesseurs. Si je ne trace qu’imparfaitement l’image de leurs glorieuses vies, celle que votre souvenir vous représente en réparera les manquements : Ces grands hommes trouveront dans vos pensées ce qu’ils ne peuvent attendre de mes paroles, et recevront de votre jugement un honneur plus solide et plus durable que le lustre qu’ils pourraient recevoir des plus vives lumières de l’Éloquence.

Encore que la qualité de Ministre et de premier Officier de la Couronne, soit plus relevée que toutes les Charges du Royaume, Monsieur le Chancelier toutefois estime qu’il ne lui est pas moins honorable, d’avoir eu de son nom des Avocats Généraux, des Maîtres des Requêtes, et plusieurs Présidents en ce Parlement, que d’être aujourd’hui Chancelier de France ; parce que ses Pères ont possédé ces Charges par leur méri240 te, et que sa modestie lui fait croire qu’il ne tient la sienne que de la grâce de sa Majesté. Mais je crois pouvoir dire que l’honneur qu’il tire de sa naissance n’est pas tellement à lui, que cette Compagnie n’y prenne beaucoup de part ; et qu’ainsi que les Fleuves n’appartiennent guère moins au lit où ils coulent, qu’à la source d’où ils sortent, de même le mérite et la suffisance de ses ancêtres sont des biens presqu’aussi propres à ce Parlement où ils ont paru avec tant de gloire, qu’à la famille qui les a produits. Ils doivent à la splendeur de cette Cour une partie du lustre de leur vertu, à l’exemple de tant d’excellents Magistrats, l’éminence de leur probité, et à l’esprit de sagesse et de Justice qui anime cet illustre Corps, la prudence de leurs conseils et l’équité de leurs jugements. Ç’a été en ce Parlement, Messieurs, que Messire Pierre Séguier, aïeul de Monsieur le Chancelier, issu de la no241 ble et ancienne famille des Séguier de Languedoc, dont il y a eu des Sénéchaux de Quercy et des Présidents au Parlement de Toulouse, commença de faire paraître sa suffisance en la Charge d’Avocat Général, il y a près de cent ans. Ç’a été en ce lieu même qu’il a prononcé des paroles, dignes de la grandeur des juges qui les ont ouïes, de l’intérêt de l’État qu’il a défendu, et de la Majesté du Prince pour lequel il a parlé. Il se voit, Messieurs, par vos Registres, qui sont les plus fidèles témoins des choses passées, que ses actions publiques lui ont donné rang entre les premiers hommes de son siècle, et que la prudence et le courage avec lesquels il parla sur le sujets du différend du Pape Jules troisième , et du Roi Henri second , lui ont fait mériter aussi justement les louanges de la Postérité, que les applaudissements de ses auditeurs. On aperçoit dans ses discours la renais242 sance des Lettres humaines en ce Royaume. Il a été l’un de ceux qui à l’exemple de Caton ne se sont pas contentés de l’Éloquence de leur siècle ; qui ont formé de plus belles idées que celles qu’ils avaient reçues et excité l’émulation de leurs successeurs, après avoir surpassé les ouvrages de leurs Pères. Dans les fonctions éclatantes et laborieuses de cette Charge, il acquit une telle réputation de science et de probité, que le Roi Henri second récompensa ses travaux de celle de Président de la Cour, voulant qu’après avoir servi de Langue à la Vérité, il fût un des plus nobles organes de la Justice ; honneur que non seulement il méritait, mais qu’il n’obtint que par son mérite ; qu’il n’acheta qu’avec le prix de sa suffisance et de sa vertu qu’avec cet or divin, dont parle Platon, que le Soleil ne forme point dans la Terre, mais que Dieu répand du Ciel dans les âmes héroïques. Durant 243 l’espace de près de trente ans qu’il a exercé cette dignité si relevée, ce Parlement a souvent emprunté son Éloquence, pour rendre raison de ses délibérations à trois de ses Souverains, et vos Registres nous apprennent qu’il n’a pas moins su parler aux Rois, que juger les particuliers ; qu’il émut le cœur de Charles IX par la sincérité de ses discours ; qu’il persuada son esprit par la gravité de ses paroles, et qu’il le mit même dans l’admiration et dans le silence, par la modeste générosité de ses réponses. Mais il ne s’est pas contenté d’être sage en l’administration des choses civiles et vertueuses, comme l’ont été les Grecs et les Romains ; il a particulièrement étudié cette haute Philosophie, que Socrate n’a pas fait descendre du Ciel en Terre, mais que Dieu même y a apportée : Il a élevé ses désirs et ses espérances au-dessus du monde et de la Nature : 244 Il s’est efforcé de connaître Dieu [ i ] , qui par sa grandeur est inconnu aux hommes, et de connaître l’homme, qui par sa vanité est inconnu à soi-même ; Il a tracé pour l’instruction de ses enfants les préceptes si nécessaires de cette divine connaissance : Il leur a laissé un Testament semblable à celui de ces anciens Patriarches, où il n’ordonne pas le partage de ses biens, mais où il leur montre le chemin de leur salut, où il ne les appelle qu’à la succession des richesses éternelles, et ne travaille à les rendre héritiers que de Dieu même. Sa piété, Messieurs, a été récompensée par le nombre de ses enfants, par leurs honneurs et par leur vertu. Il laissa six fils qui tous, etc. »

245

Le Chevalier

Voilà qui me plaît, voilà qui me remplit l’esprit agréablement, et voilà comme je veux que l’on parle, cela est abondant sans être diffus, sublime sans être obscur et vigoureux sans être emporté.

L’Abbé

Il faut remarquer qu’il y a plus de cinquante ans que ces Harangues ont été faites, et que cependant elles sont dans une aussi grande pureté de style que si elles venaient d’être composées. C’est une chose admirable que cet excellent homme ait su non seulement se défendre des vices de son temps, et de la barbarie qui régnait encore dans le langage ; des jeux de mots, des antithèses, du galimatias et du Phébus qui faisaient alors les délices de l’Orateur et de ses Auditeurs, mais que par la force de sa raison il ait prévu, et saisi par avance la ma246 nière parfaite de s’exprimer, qui n’a été en usage qu’après une longue suite d’années. Quand je songe que cette Éloquence toute extraordinaire qu’elle est, a été peut-être une de ses moindres qualités, et que par une humilité sans exemple, il a renoncé à ce précieux don de la parole, par la seule raison qu’il allait le combler d’honneurs et de richesses, je ne puis me faire une assez grande idée de cet homme admirable, et quelque justice que la France ait rendue à son mérite, on n’y a point fait encore assez d’attention. Quoi qu’il en soit je n’hésite pas à opposer ce seul Orateur aux plus excellents Orateurs d’Athènes et de Rome.

Le Président

Faites-vous réflexion à la vaste étendue des Empires où ont fleuri Cicéron et Démosthène, et songez-vous qu’il en est des grands esprits comme des grands poissons, 247 que les uns ne se trouvent que dans les grands États, de même que les autres ne se rencontrent que dans les grandes mers.

L’Abbé

Il n’est point vrai que la grandeur des poissons se proportionne à la grandeur des eaux où ils vivent, si cela était ainsi, les poissons de l’Océan seraient cent fois plus grands que ceux de la Méditerranée. Que s’il y a de grandes Baleines dans l’Océan, et qu’on n’en trouve pas dans les autres mers, ce n’est point à cause de sa vaste étendue, mais parce que l’Océan s’étend vers le Pôle, et que les Baleines deviennent beaucoup plus grandes sous les climats froids que partout ailleurs, car si l’étendue des eaux y faisait quelque chose, il devrait y avoir de bien plus grands monstres dans la mer Atlantique que dans la Manche, et sous le Pôle où les mers sont plus resserrées. 248 À l’égard des esprits s’il était vrai que la grandeur des États en réglât absolument la force et l’étendue, comme l’Empire Romain s’est beaucoup augmenté depuis la mort de Cicéron, il devrait s’être élevé dans la suite des Orateurs plus excellents que lui, ce qui n’est pas selon votre système. Il faut à la vérité, que les Royaumes soient florissants pour produire de grands hommes, et particulièrement de grands Orateurs, mais leur degré d’excellence ne suit pas exactement l’étendue Géographique des États ; et en effet, que pouvait influer sur l’Éloquence du temps d’Auguste et des Empereurs qui l’ont suivi, la conquête d’une Province dans les extrémités des Indes  ?

Le Président

Je veux bien que les conquêtes dont vous parlez n’augmentassent pas le nombre des bons esprits qui brillaient dans Rome, mais plus les 249 États sont grands et étendus, plus les intérêts pour lesquels on plaide, sont considérables, de même que les récompenses que peuvent espérer les Orateurs. L’on ne peut pas disconvenir que ces deux choses ne contribuent infiniment à la grandeur de l’Éloquence.

L’Abbé

L’importance des matières dont on parle fait à la vérité paraître davantage l’Éloquence, mais elle ne l’augmente pas.

Le Chevalier

C’est comme dans le jeu où l’importance et la valeur de ce qu’on joue ne rendent pas les joueurs plus habiles, quoiqu’on prenne plus de plaisir à voir de médiocres joueurs qui jouent grand jeu, que des joueurs excellents qui ne jouent que pour se divertir.

250

L’Abbé

Vous devez de plus considérer, Monsieur le Président, que vous n’y trouverez pas votre compte, si vous faites réflexion sur l’importance des matières que traitent nos Prédicateurs. Pour ce qui est des récompenses, il est vrai qu’on a vu dans l’Antiquité de grands Orateurs parvenir à de grandes dignités, et que l’Éloquence de Cicéron a beaucoup servi à le faire Consul ; mais j’ai à dire que ce n’a jamais été la pensée ni l’espérance de devenir Consul qui ont animé Cicéron à l’étude de l’Éloquence, de même que ce ne sont point les grands établissements qui donnent d’abord du mouvement et du courage à ceux qui commencent à travailler à leur fortune.

Le Chevalier

Il est vrai que pas un des gens d’affaires n’a commencé par avoir 251 en vue les Palais magnifiques qu’ils habitent, ni les pompeux équipages dont ils se servent. Ils ne se sont levés tous les jours à cinq heures, et n’ont eu soin de bien tenir leurs Registres que pour parvenir à avoir un bidet et un appartement propre, et quand même ils auraient cru en demeurer là, ils n’auraient pas été moins vigilants ni moins soigneux de leur devoir.

L’Abbé

L’âme n’est point émue fortement par les objets trop éloignés et le seul bien qui se présente comme prochain est ce qui fait la forte impression. Peut-on s’imaginer qu’un jeune homme qui se destine à la prédication ne s’applique pas de toute sa force à son étude par le seul plaisir d’y réussir, et peut-on croire qu’il se relâche de son travail, parce qu’il songe qu’il ne lui en reviendra peut-être qu’un Évêché ? Je puis soutenir encore que si l’on consi252 dère à combien de dignités et d’établissements inconnus aux Anciens l’Éloquence a conduit les hommes en ces derniers temps, combien elle a fait d’Abbés, d’Évêques et de Cardinaux, et que quand on dit des Cardinaux on dit des hommes qui peuvent prétendre à la première place du monde ; je puis, dis-je, soutenir qu’il y a lieu de féliciter l’Éloquence plus que jamais, sur le nombre et sur la grandeur de ses récompenses.

Le Président

Je conviens que l’Éloquence n’est pas toujours inutile à ceux qui la possèdent, mais il arrive presque toujours que lorsque nos Orateurs ont obtenu par son moyen ce qu’ils avaient en vue, ils l’abandonnent entièrement, et ne songent qu’à jouir de leur récompense. Au lieu que plus les Anciens s’étaient élevés par leur bien dire, plus ils le cultivaient pour se maintenir dans le 253 poste avantageux où il les avait placés.

Le Chevalier

Il est vrai qu’on a pris plaisir de comparer quelques-uns de nos Orateurs à des chiens qui n’aboient plus aussitôt qu’on leur a jeté le morceau que l’on leur montrait ; mais ce n’est qu’une pure plaisanterie, et ces mêmes Orateurs font bien voir l’injustice de ce reproche quand les emplois pénibles dont on les a chargés leur permettent de faire paraître leur Éloquence en des sujets qui le méritent.

Le Président

Il faut considérer quelle grandeur de courage donnait aux Orateurs l’état libre des Républiques où ils vivaient, et il faut demeurer d’accord que la domination des Empereurs et des Rois qui a mis des bornes à toutes choses, en a mis aussi de très étroites à l’Éloquence. 255 Les égards qu’on doit avoir quand on parle en public contraignent le génie et resserrent le feu des Orateurs les plus diserts et les plus véhéments.

L’Abbé

Il est vrai que sous les Empereurs Romains, le métier d’Orateur n’a plus été si bon qu’il l’était sous la République ; mais on le savait mieux assurément, parce qu’on avait eu le temps de s’y perfectionner davantage. D’ailleurs est-ce que l’Éloquence n’est faite que pour émouvoir ou pour apaiser des séditions, et parce que la juste et légitime domination des Princes qu’il plaît au Ciel de nous donner pour notre bien, nous maintient dans la jouissance d’un doux et paisible repos, n’y aura-t-il plus lieu d’exercer la belle Éloquence  ? les Princes empêchent-ils les Avocats de défendre fortement les Innocents, et d’attaquer vigoureusement les Coupables ? Au lieu des séditions 255 qu’il fallait émouvoir ou apaiser du temps des Républiques anciennes, nos Prédicateurs n’ont-ils pas lieu d’employer les mêmes figures de Rhétorique, ou à exciter les pécheurs à secouer le joug de leurs passions tyranniques, ou à calmer les troubles que ces mêmes passions élèvent continuellement dans le fond de leurs âmes  ? Jamais les matières n’ont été plus heureuses pour l’Éloquence puisqu’elles ne sont pas de moindre importance que le salut et la vie éternelle. Les Panégyriques des Saints et les Oraisons funèbres, matières dont les unes n’ont point été connues des Anciens, et les autres ne l’ont été que très peu, ne donnent-elles pas à l’Éloquence de quoi s’exercer dans l’Art de donner des louanges et de s’y exercer plus fréquemment et plus heureusement qu’elle n’a jamais fait ?

Le Président

Pour savoir à quoi nous en te256 nir jugeons des choses par leurs effets, faites-moi voir que nos Orateurs remuent des Peuples entiers, et qu’ils soient maîtres de la paix et de la guerre, que l’on faisait, ou que l’on ne faisait pas autrefois, selon qu’il leur plaisait de le persuader.

L’Abbé

La grandeur de l’effet n’est pas toujours une marque de la grandeur et de la force de la cause, une voix faible peut paraître beaucoup dans un lieu résonnant, pendant qu’une voix beaucoup plus forte paraîtra moins dans un lieu sourd qui amortit le son ; un grand vent ne fera que de très petits flots sur un étang ou sur un lac, lorsqu’un vent médiocre élèvera sur l’Océan des vagues épouvantables. Cela est particulièrement vrai dans l’Éloquence, où rien ne contribue tant à lui faire produire de grands effets, que le grand 257 nombre et l’affluence des Auditeurs ; ainsi bien loin que ces mouvements dont on nous parle, causés par les Orateurs, au milieu d’une nombreuse populace, doivent nous faire rien conclure à leur avantage, il y a lieu de croire, que s’ils n’avaient eu qu’un médiocre Auditoire, leur Éloquence n’aurait eu aussi qu’un succès médiocre. Cependant je veux bien, si vous le voulez, que nous ayons égard aux effets de l’Éloquence des Anciens et de celle des Modernes, pour juger de leur force et de leur excellence. Croyez-vous que ce que font tous les jours nos excellents Prédicateurs ne soit pas préférable à ce qu’on nous raconte des Anciens ? Ce n’est point une populace inquiète et tumultueuse qui les écoute. C’est une Assemblée grave et sage, où il y a un nombre infini d’honnêtes gens, dont une grande partie n’ont guère moins de lumière et d’habileté que le Prédicateur même, qui assis et tran258 quilles examinent jusqu’à ses moindres paroles, et qui sur des matières dont l’Esprit, le Cœur et la Raison ont tant de peine à s’accommoder, parce qu’elles combattent leurs sentiments, leurs inclinations et leurs préjugés, sortent de l’Auditoire, convaincus des vérités les plus incompréhensibles, désabusés de leurs plus anciennes préventions et résolus de combattre les inclinations de leur cœur les plus chères et les plus tendres. Faire ces sortes de conquêtes est quelque chose de bien plus beau et de bien plus difficile, que de faire prendre ou quitter les armes à un peuple qui va comme on le pousse pour peu qu’on le prenne, parce qu’il aime ou parce qu’il craint. Mais quand il serait vrai que l’Éloquence des Anciens Orateurs fît plus d’effet sur l’esprit des peuples de leur temps, que nos Orateurs n’en font sur nous cela ne prouverait pas tant que leur Éloquence fût plus excellen259 te que la nôtre, comme ce serait une marque que les hommes des premiers siècles peu instruits et peu raffinés étaient plus faciles à émouvoir et à conduire par un Orateur que nous ne le sommes aujourd’hui. Aristote dit au commencement de sa Rhétorique , que dans l’Aréopage on défendait aux Orateurs de dire rien de pathétique, et qui pût émouvoir les Juges. N’étaient-ce pas là de bonnes gens, et n’est-il pas plus naturel de conclure de là que ces Juges étaient bien simples que d’en inférer que les Orateurs fussent bien fins et bien habiles ? Quand on veut juger de l’Éloquence, il faut non seulement mettre à part le mérite des choses dont elle traite et la dignité des personnes qu’elle loue ou qu’elle blâme ; mais tout ce qui n’est pas essentiel à l’Éloquence. En un mot, l’Éloquence ne dépend point de la matière dont elle parle ; mais de la manière dont elle en parle.

260

Le Chevalier

Si l’Éloquence dépendait de la matière, il faudrait dire qu’une lettre de Change de cent mille écus serait plus éloquente que toutes celles de Pline et de Cicéron, puisqu’on ne peut pas douter qu’elle ne fût beaucoup plus persuasive. Il faudrait dire aussi qu’un billet de pareille somme payable au porteur serait plus éloquent que tous les billets doux les plus spirituels et les plus galants qu’on ait jamais écrits.

L’Abbé

Il n’y a que la manière de penser et d’exprimer les choses qui constitue proprement ce qu’on appelle Éloquence ; je doute même qu’il fallut avoir égard à la prononciation, quoique Démosthène la regarde comme la partie principale d’un discours. La raison que j’en ai, c’est qu’elle abandonne l’ouvrage dès qu’il est prononcé et qu’elle ne passe pas 261 avec lui dans les Siècles suivants. Ainsi elle peut être considérée comme un avantage qui rend l’homme Éloquent, mais qui ne fait pas que son discours en soit en lui-même plus éloquent et plus pathétique. Je dirai encore à ce sujet, qu’il se peut faire que Démosthène était beaucoup plus Éloquent que ses ouvrages. Il avait une prononciation extrêmement avantageuse qui donnait de la force et de l’autorité aux moindres choses qu’il disait et c’est sans doute pourquoi nous ne trouvons pas dans ses Oraisons les mêmes beautés qu’y trouvait le Peuple d’Athènes, car le Peuple est plus sensible à cette partie de l’Orateur qu’à toutes les autres. Et c’est sans doute aussi pourquoi Démosthène a dit que l’Éloquence ne consistait que dans la prononciation.

Le Chevalier

J’ai vu un Prédicateur qui n’avait pas le sens commun, mais 262 qui avait un organe admirable. Dans l’Église où je l’ouïs prêcher, qui était fort vaste, il n’y avait pas un seul endroit où on n’entendît très distinctement toutes les syllabes des mots qu’il prononçait, mais il n’y avait aussi aucun endroit dans l’Église où on pût comprendre un seul mot de ce qu’il voulait dire ; on y crevait, et les Auditeurs se disaient l’un à l’autre, « il ne faut point dire : voilà le Roi des hommes », on n’a jamais prêché de cette force.

L’Abbé

Cependant si vous le voulez nous tiendrons compte aux Anciens de leur prononciation, dont ils ont fait tant de cas, et des gestes mêmes dont ils l’accompagnaient , car si nous voulons être équitables, nous trouverons qu’en cela les Modernes ne leur sont point inférieurs.

263

Le Chevalier

J’ai ouï dire que les Anciens chantaient plus qu’ils ne prononçaient, et qu’ils avaient même derrière eux des joueurs d’instruments qui leur donnaient le ton, j’ai vu Arlequin représentant l’Orateur Nazagoras , et tenant un violon où il cherchait les tons qu’il devait prendre. Il n’a fait apparemment cette plaisanterie, que parce que les Anciens Orateurs avaient accoutumé d’en user ainsi.

L’Abbé

Rien n’est plus vrai que c’était l'usage chez les Anciens, et que s’ils n’avaient pas toujours derrière eux des joueurs d’instruments quand ils parlaient en public, ils en avaient chez eux pour étudier leur prononciation.

Le Chevalier

J’admire que les Amateurs de 264 l’Antiquité appellent nos plus célèbres Avocats brailleurs, parce qu’ils parlent quelquefois un peu haut et avec chaleur, ce qui n’arrive pourtant guère que quand les juges sont aux opinions, et qu’ils n’en seraient pas entendus s’ils n’élevaient leurs voix ; et que ces mêmes Amateurs de l’Antiquité soient charmés quand ils lisent que Démosthène faisait trembler tout son Auditoire par la véhémence de sa prononciation. On dit encore que les gestes des Anciens étaient terribles à voir, qu’ils allaient et venaient dans leurs tribunes aux harangues remuant les bras et les jambes tout à la fois, frappant des pieds et des mains, et criant de toute leur force, en sorte qu’il n’y avait pas moyen de résister à leur Éloquence . Il faut bien qu’il en soit quelque chose, car il n’est pas croyable combien on résiste facilement aujourd’hui à cette même Éloquence dénuée qu’elle est de ces grands se265 cours de la voix et des gestes.

L’Abbé

Il y aurait de la témérité à blâmer la prononciation et les gestes des anciens Orateurs puisqu’il n’est pas possible de nous en faire une véritable idée ; ce qu’on peut dire, c’est que si ces manières outrées et véhémentes plaisaient aux hommes de ces temps-là, elles ne plairaient pas assurément dans notre Siècle, et surtout en France, où l’on veut que tout soit aisé et naturel, et renfermé dans les bornes de la raison. Je ne comprends pas comment des gens aussi fins et aussi délicats qu’on prétend l’avoir été les Grecs et les Romains s’accommodaient d’un Orateur qui criait et qui se tourmentait de la manière qu’on nous le fait entendre, rien ne doit être plus insupportable à des gens délicats qu’une voix trop éclatante, et des gestes immodérés qui marquent pour l’ordinaire de l’in266 discrétion ou du manque de respect dans celui qui parle. Combien une voix proportionnée au lieu et au nombre des Auditeurs, et une action modeste où il n’entre de mouvement soit du corps, soit des bras ou des mains qu’autant que le demandent les choses que l’on dit, ont-elles plus de force et d’agrément ? Les emportements de la voix et du geste ne peuvent être soufferts qu’en de certaines occasions qui sont très rares, et ils ne peuvent régner dans tout un discours, sans fatiguer et même sans offenser les Auditeurs, qui prétendent avec raison, que le respect qui leur est dû ne permet pas à l’Orateur de prendre à tous moments l’air et le ton de maître.

Le Président

Est-ce que nos plus excellents Prédicateurs n’en usent pas de la sorte, ne les voit-on pas à tous moments se tourmenter dans leur chai267 re et faire plus de bruit que n’en ont jamais fait les plus véhéments Orateurs de l’Antiquité ?

Le Chevalier

Nous en avons connu un qui était parfaitement de ce caractère, une infinité de Gens y couraient et en étaient charmés, pour moi je n’en fus point touché du tout, et la seule bonne résolution que je fis à sa prédication, fut que je ne retournerais jamais l’entendre.

L’Abbé

Quoique ces sortes d’emportements soient permis et souvent même très utiles dans la prédication, ils peuvent être trop fréquents, et quelquefois hors de propos. Mais il y a une grande différence entre nos Prédicateurs et les Orateurs Anciens, ceux-ci ne parlaient que pour des hommes et pour des intérêts purement humains, nos Prédicateurs parlent de la part de Dieu 268 et du salut éternel, et ils en parlent à des Auditeurs qui doivent un respect infini aux vérités qu’ils leur annoncent : Ils viennent nous expliquer les bontés ineffables du Créateur du Ciel et de la Terre, nous reprocher nos ingratitudes et nous représenter les châtiments qu’elles méritent, on ne regarde point ce que ces Orateurs sont par eux-mêmes mais la seule grandeur de leur ministère qui les élève infiniment au-dessus des Rois mêmes qui les écoutent. C’est à de tels Orateurs que siéent bien quelquefois une prononciation véhémente et des gestes un peu violents, lorsque le zèle du Seigneur dont ils soutiennent les intérêts les anime avec justice contre nos crimes et contre nos impiétés ; avec tout cela il leur sied mieux pour l’ordinaire d’avoir de la modération dans leur voix et dans leurs gestes, et ils entrent plus aisément dans le cœur quand ils s’en approchent avec des paroles d’a269 mour et de charité, que quand ils l’attaquent de vive force par des reproches et par des menaces. Quoi qu’il en soit, puisque les Grecs et les Romains aimaient la véhémence, et dans la voix et dans les gestes, je me contente de blâmer leur goût encore peu délicat sur ces sortes de choses, et pour les Orateurs bien loin de les reprendre je les loue de s’être conformés à leurs Auditeurs.

Le Président

Si les choses vont comme vous le dites, nos Orateurs sont bien aimés du Ciel de pouvoir se rendre si habiles en travaillant si peu pour le devenir, et les Anciens étaient bien malheureux de se donner autant de peine qu’ils faisaient pour n’être que médiocres comme vous le prétendez. Voyons ce qu’ont fait Démosthène et Cicéron pour se rendre Éloquents. Quoiqu’ils eussent du côté de la Nature tout ce qu’elle peut donner à ceux qu’elle aime, 270 bon sens, génie, vivacité, bonne mine, beau ton de voix, en un mot tous les talents de l’esprit et du corps ; voyons leurs études, leurs voyages et leurs exercices. Démosthène commença par s’interdire tous les plaisirs et tous les divertissements de la jeunesse dans une Ville où ils se présentaient à lui de tous côtés, il choisit, au lieu de la maison de Phryné l’École de Platon , il ne se donnait de relâche que dans les entretiens des plus grands philosophes de son temps. Pour s’imposer la nécessité d’une longue retraite où il vaquât sans interruption à l’étude de l’Éloquence, il se rasa la moitié de la tête, afin que si le désir de rentrer dans le commerce du monde venait à le prendre, il en fût retenu par la honte de la difformité de sa chevelure. Il allait déclamer sur le bord de la mer pour s’apprivoiser par le bruit des vagues aux émotions du peuple et au bruit des grandes Assemblées. Il parlait avec vé271 hémence en montant sur des lieux fort escarpés pour se fortifier la voix, et il s’emplissait la bouche de petits cailloux en déclamant pour corriger la pesanteur de son organe, et la difficulté qu’il avait à prononcer certaines lettres. Cicéron dès son enfance apprit parfaitement la Langue Grecque, et il eut toujours auprès de lui les plus grands hommes qu’il y eut de son temps en Éloquence, et en Philosophie  ; Il fit même un voyage à Athènes pour aller sur les lieux puiser ce qu’il y a de plus fin et de plus curieux dans toutes les Sciences . Voilà une partie de ce qu’ont fait ces deux grands Orateurs pour l’étude de l’Éloquence, et ce qui sert à nous rendre croyable le degré de perfection où ils sont parvenus, et voilà ce que ne font point les Orateurs de notre temps, et ce qui peut servir à diminuer l’étonnement où nous devons être de voir leur Éloquence si inférieure à celle 272 de ces grands hommes.

L’Abbé

J’espère vous faire voir que la manière dont on se prend aujourd’hui à étudier l’Éloquence est aussi bonne et meilleure même que celle des Anciens. Est-ce que ceux qui veulent exceller dans la Chaire ou dans le Barreau ne se retirent pas des Compagnies de plaisir, pour lire, pour composer et pour déclamer, pendant que les autres jeunes gens de leur âge se divertissent et font la débauche ; que s’ils ne se rasent pas la moitié de la tête, c’est qu’ils ont assez de force sur eux pour pouvoir sans ce secours se tenir séparés du trop grand commerce du monde, et des divertissements inutiles. S’ils ne vont pas à la mer haranguer les flots pour s’affermir la voix, c’est qu’on ne parle plus en public que devant des gens raisonnables et qui prêtent silence. Pour ce qui est de mettre des cailloux 273 dans leur bouche, je ne crois pas qu’on doive les y obliger pour peu qu’ils aient de facilité à prononcer toutes leurs lettres. Si l’on ne s’avise plus de faire voyager un jeune homme pour le rendre Éloquent, c’est qu’il y a plus de choses à apprendre dans une Bibliothèque, aujourd’hui que l’impression fournit une si grande abondance de livres, que Cicéron n’en pouvait apprendre dans tous ses voyages. Cicéron vit peut-être cinq ou six Philosophes, dont la science était fort bornée, et dans une Bibliothèque on en peut voir des milliers, et non seulement de ces Anciens qui ne savaient la plupart ce qu’ils disaient, mais de ceux des derniers temps, dont le moindre en sait davantage, que les plus célèbres de la savante Antiquité.

Le Chevalier

Cette réflexion fait que je compare les Anciens Orateurs lorsqu’ils 274 se préparaient pour quelque action d’éclat à des Gentilshommes de Campagne, qui ayant à régaler une grande compagnie de leurs amis, ne peuvent leur donner que ce qu’ils ont dans leur bassecour, le gibier de leur chasse, et des fruits de leur jardin ; tout cela peut être fort bon et fort naturel, mais bien souvent ce n’est pas grand-chose. Et je compare les Orateurs Modernes qui ont à parler en public aux hommes riches et magnifiques d’une grande ville comme Paris , où ils trouvent quand il leur plaît plus de gibier et de beaux fruits en un quart d’heure, que les Gentilshommes dont j’ai parlé n’en pourraient ramasser dans le cours d’une année.

L’Abbé

Il est encore vrai que sans se fatiguer dans des voyages, Paris seul, où je suppose que les jeunes Orateurs se forment à l’Éloquence , fournit assez d’honnêtes gens dont le commerce 275 et la conversation peuvent polir ce qu’on acquiert par la méditation et par la lecture. Je soutiens encore comme je l’ai déjà fait, que d’avoir des Maîtres de Rhétorique est quelque chose de plus utile, que d’aller simplement entendre ceux qui excellent en Éloquence , outre que rien n’empêche les jeunes gens d’aller ouïr les belles Causes qui se plaident, et d’assister aux Sermons et aux Oraisons funèbres de nos excellents Prédicateurs, ce que j’estime leur être très utile en toutes manières.

Le Président

De sorte que c’est un malheur à Démosthène et à Cicéron de n’être pas nés dans les siècles où nous sommes avec les talents qu’ils avaient pour l’Éloquence, car dans un siècle aussi poli que le nôtre, ils auraient fait tout autre chose que ce qu’ils ont fait dans les siècles barbares d’Alexandre et d’Auguste.

276

L’Abbé

Je ne dis point que les siècles d’Alexandre et d’Auguste aient été barbares, ils ont été autant polis qu’ils le pouvaient être, mais je prétends que l’avantage qu’a notre siècle d’être venu le dernier, et d’avoir profité des bons et des mauvais exemples des siècles précédents, l’a rendu le plus savant, le plus poli et le plus délicat de tous. Les Anciens ont dit de bonnes choses mêlées de médiocres et de mauvaises, et il ne pouvait pas en arriver autrement à des gens qui commençaient, mais les Modernes ont eu le bonheur de pouvoir choisir, ils ont imité les Anciens en ce qu’ils ont de bon, ils se sont dispensés de les suivre dans ce qu’ils ont, ou de mauvais ou de médiocre, et de là vient que les ouvrages de nos excellents Orateurs sont presque partout de la même force, que le sont les ouvrages des Anciens dans les en277 droits les plus beaux, les plus forts et les plus Éloquents.

Le Président

Supposé que les choses dussent aller comme vous le dites, supposition dont je ne conviens point, la Nature ne se dispense-t-elle pas quelquefois de suivre son train ordinaire. Il lui a plu de faire naître de grands hommes en de certains temps, et il ne lui a pas plu d’en faire naître de semblables dans la suite des temps ; avez-vous quelque chose à lui dire là-dessus ? Ce sont des veines d’or qu’elle a mises en certains endroits de la Terre, pendant qu’elle ne met que du cuivre et du fer partout ailleurs ; elle agit en maîtresse, et nous ne sommes pas en droit de lui demander raison de tout ce qu’elle fait.

L’Abbé

Je demeure d’accord que la Nature peut faire tout ce qu’il lui plai278 ra, mais la question est de savoir si elle a fait ce que vous dites, et si elle a eu cette fantaisie de produire en un certain temps de grands hommes, et de n’en produire plus dans la suite qui leur fussent semblables.

Le Président

N’y a-t-il pas eu un temps où elle faisait des Géants, et un autre où les hommes vivaient des huit à neuf cents ans, elle a pu faire la même chose, et je suis persuadé qu’elle l'a fait touchant les esprit et les génies.

L’Abbé

À l’égard des Géants vous savez bien que l’opinion la plus reçue est que ceux que l’ Écriture dit avoir vécu dans les premiers siècles, n’étaient pas plus grands que les autres hommes, mais qu’ils furent appelés Géants, parce qu’ils étaient audacieux, méchants et impies. Vous savez que c’est ainsi qu’en parlent 279 Flavius Josèphe [ j ] , Philon Juif [ k ] , saint Cyrille [ l ] et plusieurs autres ; vous savez aussi que Goropius [ m ] a fait voir que des os d’une grandeur extraordinaire qu’on montre à Anvers pour des os de Géant sont des os d’Éléphant ; je demeure d’accord qu’il est venu des hommes de temps en temps d’une taille extraordinaire. Goliath était un vrai Géant, et nous en avons vu quelques-uns à la Foire Saint-Germain  ; mais on n’en a point vu de races toutes entières. Pour ce qui est des hommes qui ont vécu beaucoup plus que les autres dans le commencement des temps, il y en a une raison si visible, qui était de peupler le monde, que cela ne doit être d’aucune conséquence. Il reste à répondre à l’exemple des veines d’or, qui ne se trouvent qu’en de certains endroits. Je dis que les grands génies ne se trouvent aussi qu’en de certains endroits. Ce se280 rait une chose étrange qu’il y en eût partout, et que tous les hommes fussent d’une égale force d’esprit. Je trouve que cette comparaison fait entièrement pour moi, car comme en ces temps-ci les hommes qui travaillent aux mines trouvent des veines d’or aussi belles, et les trouvent aussi fréquemment qu’autrefois, ceux qui voudront chercher de bons esprits en trouveront une aussi grande quantité, et d’aussi excellents que dans les siècles les plus anciens. Encore une fois la Nature est toujours la même en général dans toutes ses productions ; mais les siècles ne sont pas toujours les mêmes ; et toutes choses pareilles, c’est un avantage à un siècle d’être venu après les autres.

Le Président

Suivant ce système, il faudrait dire non seulement que Cicéron a été plus Éloquent que Démosthène, mais que Cassiodore a été plus Éloquent que Cicéron .

281

L’Abbé

J’ai dit que l’avantage d’être venu le dernier n’est considérable, et ne produit son effet que quand toutes choses sont pareilles d’ailleurs, et qu’il n’y a rien de plus fort qui s’y oppose, or il n’est pas étrange que l’inondation des Goths et des Vandales qui portèrent la Barbarie jusque dans le sein de Rome , l’ait emporté sur l’avantage qu’avait Cassiodore d’être venu depuis Cicéron . Je dirai donc pour m’expliquer d’une manière plus juste et plus équitable, que les Anciens et les Modernes ont excellé également, les Anciens autant que le pouvaient des Anciens ; et les Modernes autant que le peuvent des Modernes.

Le Chevalier

Cela me fait souvenir d’un de mes frères qu’on louait d’avoir également bien fait dans toutes ses 282 Classes, c’est-à-dire autant bien en sixième, que le peut un sixième et autant bien en Rhétorique, que le peut un Rhétoricien.

L’Abbé

Nous avons déjà remarqué en passant le manque de politesse des Grecs et des Romains dans les manières peu galantes, dont ils traitaient l’amour, nous pouvons encore en juger par ce qui nous reste de leurs conversations. Les Rois et les Héros se disaient chez Homère des injures que nos Crocheteurs ne se diraient pas sans se battre. Achille, le divin Achille appelle Agamemnon visage de chien, lâche, ivrogne, impudent, quoiqu’Agamemnon fût non seulement son Roi, mais celui de tous les autres Rois que la querelle de Pâris avait assemblés. Les Romains mêmes qui étaient beaucoup plus honnêtes et plus civilisés, comme moins anciens, étaient encore peu 283 circonspects dans leurs paroles ; je dis les Scipions, les Lelius et les plus renommés pour cette urbanité Romaine qui les distinguait de tous les autres peuples. Je dis Cicéron lui-même, qui dans ses Plaidoyers contre Antoine , contre Clodius , contre Pison , et contre Verrès leur dit, comme je l’ai déjà remarqué, des injures en plein Sénat qu’un honnête homme aujourd’hui aurait peine à dire devant ses valets.

Le Président

La liberté qu’ils se donnaient de parler ainsi, et la force qu’ils avaient de ne s’en pas offenser marquent leur vertu et la grandeur de leur courage qui ne s’ébranlait pas pour de simples paroles dites avec une noble hardiesse, et qu’ils écoutaient avec une généreuse insensibilité, au lieu que dans ces derniers temps, la faiblesse de nos plus grands hommes a été telle qu’on les a vus 284 se piquer, se battre, et se tuer les uns les autres pour un mot équivoque ou mal entendu. Cette fausse délicatesse que vous louez est une pure marque de petitesse et de légèreté, puisqu’en effet c’est particulièrement dans les enfants, dans les vieillards et dans les malades qu’elle se trouve à cause de leur faiblesse et de leur infirmité.

L’Abbé

Comme les Anciens n’étaient pas moins touchés que nous de tout ce qu’ils croyaient être une véritable injure, cette insensibilité qu’ils avaient pour les paroles outrageantes n’a pu avoir d’autre cause que leur peu de politesse et le peu d’attention qu’ils faisaient à la force et à la valeur de leurs expressions.

Le Président

Je veux croire comme vous le dites qu’ils n’y prenaient pas garde de si près que nous, et ç’a été cette 285 attention trop scrupuleuse qu’on s’est avisé d’avoir à éplucher toutes les paroles qui a fait dégénérer la noble et généreuse Éloquence des Anciens en une froide correction grammaticale qui fait le seul mérite de l’Éloquence d’aujourd’hui.

L’Abbé

Je n’aurais jamais cru que d’être exact sur la vraie signification des paroles, et sur le degré de force qu’elles ont les unes plus que les autres fût un obstacle à l’Éloquence. Je suis persuadé que le juste discernement de la valeur des expressions dont on se sert est un des talents les plus nécessaires à un grand Orateur, surtout quand il a à parler devant des gens qui ont de la délicatesse, ou dans l’esprit ou dans le cœur. On peut voir encore une marque du peu de politesse dans les Anciens, en ce qu’ils ne s’étaient pas encore avisés qu’il n’était pas honnête de se nommer 286 le premier, car ils disaient moi et vous avons fait telle chose, moi et César étions au Sénat un tel jour . Il est vrai qu’il est naturel que la première personne aille devant la seconde, et la seconde devant la troisième, et que cet ordre s’observe dans la conjugaison des verbes de la plupart des Langues du monde, mais comme nonobstant cet ordre naturel ils s’étaient bien aperçus que quand on marche ensemble, il est honnête de faire passer les autres devant soi, pourquoi n’ont-ils pas vu qu’il était de la belle et véritable Urbanité d’observer la même cérémonie dans la marche des Noms, si ce n’est que cette bienséance était encore pour eux quelque chose de trop subtil et de trop métaphysique  ?

Le Chevalier

Je me serais plus aisément accommodé de cette manière peu civile de placer les Noms, que de la maudite 287 coutume qu’ils avaient de dire tous quelque belle Sentence . Épaminondas disait ordinairement qu’il était beau de mourir à la guerre . Anacharsis avait accoutumé de dire que la vigne portait trois raisins dont le premier réjouissait, le second enivrait, et le troisième causait toute sorte de maux. Caton soûlait dire qu’il pardonnait toutes choses à tout le monde, mais qu’il ne se pardonnait rien à lui-même. Pour la première ou la seconde fois, que chacun de ces grands hommes m’aurait dit sa Sentence, je l’aurais écoutée patiemment ; mais à la troisième je lui aurais rompu en visière ou l’aurais planté là.

Le Président

C’est être bien délicat de ne pouvoir entendre trois fois en sa vie une bonne chose dite par un excellent homme.

288

Le Chevalier

L’Abbé qui vous vint voir avant-hier, en aurait encore bien moins enduré que moi, lui qui ne pouvait vivre avec son Père, parce qu’il redisait souvent les mêmes contes, et les mêmes bons mots.

Le Président

Vous vous moquez, cela n’est pas possible.

Le Chevalier

Cela est si vrai que le bonhomme qui aimait son fils presque autant que ses contes, lui promit pour le retenir auprès de lui, qu’il lui déduirait vingt sols sur sa pension pour chaque conte ou chaque bon mot qu’il redirait. L’Abbé qui vit que cela irait loin et beaucoup au-delà de ce que son Père s’imaginait, accepta le parti, et l’on fit une taille où l’on marquait le nombre des contes et des bons mots répétés. Au 289 bout de l’an il se trouva non seulement que l’Abbé était quitte de sa pension, mais qu’il lui était dû une somme considérable qu’il se fit payer, et qu’il crut avoir bien gagnée.

L’Abbé

Vous oubliez une circonstance, c’est qu’avant la convention, lorsque l’Abbé voyait que son Père allait enfiler un conte, il se levait et gagnait la porte. Le Père le rappelait et lui promettait de ne plus dire que celui-là. L’Abbé tenant la porte à demi-fermée menaçait de s’en aller s’il continuait davantage, et alors selon que dans le cœur du bon homme l’amour de son conte ou l’amour de son fils était le plus fort, l’Abbé rentrait ou s’en allait pour le reste de la journée.

290

Le Président

Cette histoire est plaisante, mais elle ne fait rien à notre contestation.

L’Abbé

Je trouve qu’elle y fait quelque chose. S’il est vrai que la plupart des Anciens avaient accoutumé de dire une Sentence mémorable qui leur était particulière, comme l’ont remarqué les Auteurs qui ont écrit leurs vies. S’il est encore vrai que ce n’est plus la mode d’en user ainsi ; cette différence ne peut venir que de la rareté des apophtegmes en ce temps-là, et du mérite qu’il y avait à en être l’Auteur, au lieu que présentement toutes les vérités morales se sont rendues tellement communes, qu’on ne s’avise plus de se vouloir distinguer par une belle Sentence ou inventée ou adoptée. Bien loin même que ce fût louer un homme aujourd’hui, que de re291 marquer qu’il a accoutumé de dire une certaine Sentence, ce serait se moquer de lui et en faire une raillerie. En tout cas, cela ne se pardonne plus qu’aux vieilles gens en faveur de leur antiquité.

Le Chevalier

Les paysans un peu spirituels ont aussi conservé cette coutume, et se parent encore de ces ornements vieux et usés.

Le Président

Quand un Historien dit qu’un Prince, qu’un Capitaine avait accoutumé de dire telle et telle chose, il ne veut pas donner à entendre qu’il rompait la tête à tout le monde de ses belles Sentences, mais seulement qu’il lui était arrivé de les dire en plus d’une rencontre.

L’Abbé

Je le veux bien, quoique ces pa292 roles, il avait accoutumé de dire, marquent une fréquente répétition de la même chose. Mais il est certain que personne n’affecte plus de dire une certaine Sentence morale plutôt qu’une autre, et que quand on remarque quelque bon mot d’un Prince, d’un Capitaine, ou de quelque grand homme de ces temps-ci, c’est un sentiment particulier sur quelque fait particulier, et cette espèce de bons mots est bien différente des Sentences générales et universelles, et est bien d’un autre mérite.

Le Chevalier

Persuadé comme je le suis, que l’Éloquence des Modernes l’emporte sur celle des Anciens, il me prend envie de faire comme Messala, et de vous prier, Monsieur l’Abbé, de vouloir bien, non pas continuer à faire voir que nos Orateurs sont plus habiles que ceux des temps passés, vérité qui n’est que trop 293 évidente, mais de nous expliquer comment et par quels moyens l’Éloquence que l’on croyait être parvenue à sa dernière perfection du temps de Cicéron et de Démosthène s’est encore si fort embellie dans le siècle où nous sommes.

Le Président

La raillerie en est donc, Monsieur le Chevalier ?

Le Chevalier

Je ne raille point, et je crois sérieusement être mieux fondé dans ma demande, que Messala ne l’était dans la sienne.

L’Abbé

Je ne puis guère vous rapporter d’autres causes du progrès qu’a fait l’Éloquence de notre siècle au-delà de l’Éloquence des Anciens, que celles que j’ai déjà touchées ; mais puisqu’il me paraît, Monsieur le Chevalier, que vous n’y avez pas 294 fait d’attention, je vais vous les redire en peu de paroles. La première est le Temps, dont l’effet ordinaire est de perfectionner les Arts et les Sciences, et qui a rendu les hommes en général plus éloquents après plusieurs siècles d’expérience, de même qu’il les rend plus éloquents chacun en particulier après plusieurs années d’étude. La seconde, la connaissance plus profonde et plus exacte qu’on s’est acquise du cœur de l’homme et de ses sentiments les plus délicats et les plus fins, à force de l’examiner et de le pénétrer. La troisième, l'usage de la méthode presque inconnue aux Anciens, et si familière aujourd’hui à tous ceux qui parlent ou qui écrivent et qui sert si utilement à parvenir aux trois fins principales de l’Éloquence qui sont, comme nous l’avons dit, d’instruire, de plaire et de persuader. La quatrième, l’Impression qui ayant mis tous les livres dans les mains de tout le monde, y a répandu en mê295 me temps la connaissance de ce qu’il y a de plus beau, de meilleur et de plus curieux dans tous les Arts et dans toutes les Sciences, et qui dans une seule Bibliothèque fournit plus de secours à un Orateur que l’Étude, les voyages et la conversation des Philosophes n’en ont pu donner aux plus vigilants et aux plus studieux des Anciens. La cinquième, le grand nombre d’occasions et de besoins que l’on a d’employer l’Éloquence que n’avaient point les hommes des siècles éloignés, car outre les Plaidoyers, les Harangues et les Oraisons funèbres qui nous sont communes avec eux, nous avons les Sermons et les Panégyriques des Saints, matières qu’ils n’avaient point, et qui donnent lieu sans cesse à la belle Éloquence de déployer ses plus grandes voiles. La sixième cause enfin de la perfection où ce bel Art est arrivé, est le nombre incroyable des récompenses qu’elle obtient tous les jours au-delà de 296 celles qu’elle pouvait espérer chez les Anciens, car enfin elle en reçoit plus en une année de l’Église seule qu’elle n’en a tiré autrefois en plusieurs siècles, des Empires et des Républiques. Il peut y avoir beaucoup d’autres causes de la perfection de l’Éloquence d’aujourd’hui qui ne me reviennent pas présentement dans la mémoire, mais qui pourraient servir encore à établir la vérité de ma proposition, et à faire voir que Monsieur le Chevalier n’est pas si mal fondé qu’on dirait bien, dans la demande qu’il a faite.

Le Président

Supposé, que les sentiments où vous êtes, et que vous soutenez si vivement, vinssent à prévaloir sur l’opinion commune, et qu’il passât pour constant, que les ouvrages des Anciens sont moins excellents que les ouvrages des Modernes, quel désordre n’arriverait-il point dans la République des Lettres, 297 plus d’Études, plus de Collèges, plus de lecture des Anciens. Il ne s’agirait que d’étudier le bon goût du siècle, et de s’y conformer, que de lire les Journaux de France, de Hollande et d’Angleterre pour s’instruire des nouvelles découvertes, que d’aller entendre les Sermons de sa Paroisse pour devenir grand Prédicateur, et les Plaidoyers de la Grand-Chambre pour se rendre habile Avocat. Voilà qui serait bien commode, et qui épargnerait bien des veilles ; c’est dommage que les choses ne sont pas comme vous le dites.

L’Abbé

Si mon sentiment venait à prévaloir, il n’arriverait rien de tout ce que vous venez de dire, on continuerait à étudier comme on a fait jusqu’à cette heure, les Collèges n’auraient pas moins d’écoliers qu’ils en ont, il faudra toujours apprendre le Grec et le Latin, ce 298 sont des Langues que la Religion, la Jurisprudence, la Philosophie, et toutes les Sciences qu’elles renferment rendront à jamais nécessaires, il faudra toujours lire les Anciens pour savoir ce qu’ils ont pensé, car ils ont pensé de très bonnes choses, et tout ira son même train. Il arriverait seulement qu’au lieu de s’en tenir comme on fait ordinairement aux connaissances imparfaites qu’ont eues les Anciens, on s’étudierait à les pousser plus loin, et à les porter à leur dernière perfection, en joignant les lumières de notre siècle à celle des siècles précédents. Il arriverait que ceux qui enseignent les jeunes gens leur feraient remarquer également, Et les vertus et les défauts des Anciens, au lieu que non seulement ils leur dissimulent ces défauts, mais qu’ils les leur font passer pour des beautés extraordinaires. Après leur avoir montré jusqu’où Cicéron a porté l’Éloquence, ils leur 299 feraient voir les nouvelles beautés que nos Orateurs y ont ajoutées. On se déferait de la pernicieuse prévention où l’on est qu’on ne peut rien faire dans l’Éloquence qu’en suivant pas à pas Cicéron et Démosthène, et qu’il est impossible d’arriver jamais à la même perfection où ils se sont élevés, car autant qu’une libre imitation de ces deux Orateurs, et une estime raisonnable de leur mérite sont utiles pour parvenir à l’Éloquence autant le joug servile de cette imitation, et le désespoir de les atteindre abattent le courage de ceux qui étudient, et les rendent incapables d’y exceller jamais, car on ne parvient point où l’on n’espère pas de pouvoir parvenir, et jamais un homme n’a franchi un fossé qu’il n’ait cru auparavant le pouvoir faire. Vous savez Monsieur le Président ce qu’un Ancien a dit des serviteurs et des Esclaves, que Dieu leur ôtait 300 la moitié de leur Esprit [ n ] , si ce sentiment a quelque vérité à l’égard des Esclaves ordinaires on peut dire qu’il est souverainement vrai à l’égard du troupeau servile des Imitateurs. Ne serait-ce donc pas pour eux un extrême bonheur s’ils pouvaient secouer le joug de la prévention qui les abat au-dessous du moindre des Anciens, et s’ils venaient à recouvrer cette moitié d’esprit qu’elle leur a ôtée ?

Le Chevalier

Pour moi, je suis persuadé qu’il est bon que les choses continuent à aller comme elles vont. Quand les jeunes gens ont de l’esprit et du génie, ils voient bientôt au sortir du Collège la route qu’il faut prendre pour plaire au monde où ils commencent d’entrer ; la prévention dont vous parlez n’a pas empêché les grands Orateurs de notre siècle de parvenir à la plus haute, et plus belle Éloquence. À l’égard de 301 ceux qui n’ont pas de génie, et qui ne vont que comme ils ont poussé, quand votre opinion serait reçue, ils n’en feraient pas mieux, et ils demeureront éternellement dans la maudite stérilité qu’ils ont apportée du ventre de leur mère, il est plus à propos qu’ils continuent à se persuader que rien n’est si beau ni si utile que d’éclaircir ou de restituer quelque passage obscur d’un Ancien. Ils sont plus contents des trésors cachés qu’ils trouvent dans ces vieux Auteurs, que d’égaler en Éloquence tous nos Prédicateurs et tous nos Avocats, pourquoi aller troubler leur félicité ? Il faut aussi qu’il y ait de jeunes gens qui ravis d’entendre, ou de croire entendre le Grec parfaitement, traitent de haut en bas tous les défenseurs des Modernes. Il faut pour la beauté du monde qu’il y ait de ces Matamores de Parnasse , et ils font un contraste admirable avec les gens sages et modérés. Ainsi laissons les choses com302 me elles sont, et allons nous coucher.

L’Abbé

C’est très bien dit, car il est tard, et il faut que nous nous levions de grand matin, si nous voulons achever de voir les beautés de Versailles.

FIN.




303 AVERTISSEMENT sur les pièces suivantes

J’ai cru qu’on ne serait pas fâché de trouver ici quelques morceaux des plus belles pièces d’Éloquence, des Anciens et des Modernes, pour avoir le plaisir d’en faire la comparaison. Il est vrai que je ne donne pas ici des traductions faites mot pour mot, mais j’aurais cru ne pas agir de bonne foi, si j’avais pris ce parti-là, puisqu’il n’y a point d’ouvrage d’Éloquence qu’une traduction purement littérale, ne rendît ridicule. La traduction de l’ Oraison Funèbre de Périclès rapportée par Thucydide est de Monsieur Perrot d'Ablancourt , celle du Panégyrique de Trajan est de Monsieur l’Abbé Esprit ; je ne ferai point d’excuse sur ces deux traductions, le mérite de leurs Auteurs est trop connu. Pour les autres quoiqu’elles ne soient pas d’une aussi bonne main, elles ne sont pas moins fidèles ni moins exactes, j’y ai mis toute la beauté de Style, tout le nombre et toute l’harmo304 nie que je suis capable de leur donner.

Je ne crois pas qu’on se plaigne du choix que j’ai fait des Auteurs. C’est Périclès qu’on nommait le Tonnant et de la bouche duquel on croyait voir sortir, quand il haranguait, des foudres et des éclairs ; il est vrai que cette oraison ne nous vient pas de lui immédiatement, et qu’elle nous est donnée par Thucydide, mais qui oserait dire que Thucydide y ait rien gâté ? Le second est Isocrate, cet orateur qu’on dit avoir connu tous les secrets de l’Éloquence, et qui n’employait pas moins que dix années à la composition d’un Panégyrique . Et le troisième enfin est Lysias, dont Cicéron dit que c’était un Orateur extrêmement subtil et élégant, et qui approchait fort de la perfection . À l’égard des trois Modernes, que je leur oppose, qui sont Monsieur l’Évêque de Meaux, Monsieur l’Évêque de Nîmes et le Père Bourdaloue, la voix publique me les a nommés.

On m’aurait blâmé si j’avais oublié le Panégyrique de Trajan  : et on ne 305 doit pas trouver à redire que je lui aie opposé une Lettre de Voiture, quoique ces deux Ouvrages soient d’une nature bien différente, puisqu’en cela tout le désavantage est du côté du Moderne ; comme on a comparé plusieurs fois ces deux auteurs ensemble, on sera bien aise de comparer ici leurs ouvrages. J’ai aussi opposé à une lettre du même Pline, une lettre de Balzac, parce qu’elles contiennent toutes deux la description de leur maison des Champs, et qu’il en est fait mention dans l’ Apologie de Balzac , où il est dit plaisamment que celle de Balzac est la description d’une maison de plaisance faite par un Orateur, et celle de Pline, la déclaration d’une Maison à vendre faite par un Architecte . J’ai enfin rapporté une lettre de Cicéron qu’on ne peut pas trouver mauvais que j’aie choisie, puisque dans une de celles qu’il adresse à Atticus, il lui en parle en ces termes. Faites-306 vous donner par Lucceius : la Lettre où je le prie d’écrire mon Histoire. Elle est très belle [ o ] . J’oppose à cette Lettre la première qu’on trouve dans le recueil de celles de Balzac, adressée au Cardinal de Richelieu. Voilà les raisons de mon choix, mais chacun peut à sa fantaisie choisir d’autres ouvrages des Anciens et des Modernes, pour en faire la comparaison.




307 ORAISON FUNÈBRE prononcée par Périclès et rapportée par Thucydide, dans le second Livre de son Histoire , traduite par Monsieur Perrot d'Ablancourt

MESSIEURS, la plupart des Citoyens qui haranguent en ces Assemblées, louent la coutume de faire l’Oraison Funèbre de ceux qui ont perdu la vie pour la défense de leur pays : mais pour moi, je crois que ce serait assez de leur faire des Funérailles publiques, et que leur valeur s’étant témoignée par des effets , les effets suffiraient pour la célébrer ; sans faire dépendre leur louange de l’éloquence d’un Orateur, qui peut ne les pas louer assez dignement, ou qui court fortune de n’être pas cru. Car il est difficile de garder le tempérament nécessaire pour cela ; puisque leurs amis croient toujours que l’on n’en dit pas assez, et les autres, qu’on en dit trop. En effet, les louanges ne sont trouvées supportables, qu’autant qu’on se persuade de pouvoir faire ce qu’on loue ; celui qui passe outre, 308 s’expose au mépris ou à l’incrédulité. Mais il faut obéir à une coutume introduite, bien ou mal, par nos Ancêtres, et tâcher de contenter la passion des uns, sans choquer la créance des autres. Je commencerai donc par la louange de ceux qui par leur valeur ou leur conduite ont acquis ou conservé cet empire. Car il est juste de leur rendre cet honneur, puisqu’il s’agit de celui de leurs descendants ; et s’il le faut rendre à quelqu’un, c’est particulièrement à nos Pères, qui par leurs travaux et leurs soins ont laissé cette République en l’état florissant où elle est. Nous y avons même contribué quelque chose, nous qui vivons maintenant, puisque nous l’avons accrue et embellie de tous les avantages de la paix et de la guerre. Mais n’attendez pas que je rapporte ici tous les combats que nous avons donnés pour étendre ou affermir cet Empire, ni que j’entre dans un détail ennuyeux de toutes les belles actions que nous avons faites contre les Grecs et les Barbares ; Elles sont trop présentes à votre esprit, pour vous en rafraîchir le souvenir ; mais il est à propos de vous dire par quels moyens nous sommes montés à ce haut faîte de grandeur, puisque je ne vois rien de plus utile à l’État, ni de 309 plus convenable à notre sujet ; après quoi nous passerons à la louange de ceux dont nous célébrons la mémoire. Nous ne nous gouvernons pas par les maximes de nos voisins, nous leur servons plutôt d’exemple, que nous ne suivons le leur. Notre gouvernement est populaire, parce que nous avons pour but la félicité du peuple, et non pas celle de quelques particuliers. Tous ont même droit à l’Empire, quoique de conditions différentes, et jouissent des mêmes privilèges. L’honneur n’est pas déféré à la Noblesse, mais au mérite ; la pauvreté, ni la bassesse de la condition n’empêchent point un homme de monter aux dignités, pourvu qu’il s’en rende digne, et qu’il puisse être utile à son pays. Nous vivons avec la même liberté entre nous, que nous faisons en public, traitant ensemble avec gaieté et franchise, sans être suspects les uns aux autres, ni blâmer ceux qui donnent quelque chose à leur divertissement. Car nous ne faisons pas profession d’une vertu austère et farouche qui fait peur si elle ne fait point de mal. Ce n’est pas aussi par la crainte que nous vivons bien, mais pour obéir aux Lois et aux Magistrats, sans violer même celles de la bienséance, qu’il est honteux de ne pas pratiquer, quoi310 qu’elles ne soient pas écrites. Nous fournissons à l’esprit plusieurs honnêtes recréations, pour adoucir les chagrins de la vie, par des jeux et des Sacrifices qui durent toute l’année, à quoi les particuliers peuvent employer leur argent, mais sans luxe et sans prodigalité. Tout aborde ici de toutes parts, à cause de la grandeur de la Ville, et de son opulence ; et nous jouissons par ce moyen des délices de toute la Terre. Nous avons encore cela de particulier, que notre Ville est ouverte à tout le monde, et que nous n’interdisons point aux autres nos spectacles, ni nos exercices, de peur qu’ils n’en tirent quelque avantage ou quelque instruction. Car nous nous confions plus en notre valeur qu’en nos ruses et en nos stratagèmes, et donnons moins à notre adresse, qu’à notre courage. Quant à l’éducation des enfants, si nous n’endurcissons pas la jeunesse dans les travaux par de pénibles exercices qui soient au-dessus de ses forces ; elle ne se porte pas aux dangers avec moins de vigueur, pour avoir été nourrie plus humainement. Les Lacédémoniens ne nous ont jamais attaqués qu’en compagnie, au lieu que nous sommes souvent entrés seuls dans les pays étrangers, et en avons remporté des victoires très signalées. Pas un de nos 311 ennemis n’a combattu à la fois contre toutes nos forces, tant parce que notre puissance s’étend sur l’un et sur l’autre élément, qu’à cause qu’elles sont toujours éparses en divers endroits de la Terre. Que s’ils viennent à en défaire une partie, ils triomphent comme s’ils avaient tout défait, et s’ils sont battus, ils parlent comme si nous nous étions tous trouvés à leur défaite. Mais encore que nous aimions mieux le repos que le travail, et que nous allions plutôt à la guerre par générosité que par contrainte, le péril ne nous fait pas plus de peur qu’à eux ; et quand nous y sommes, nous nous en démêlons aussi bien que ceux qui y ont été nourris toute leur vie. Ce ne sont pas les seuls avantages que nous avons sur eux. Nous aimons la politesse, sans faire cas du luxe, et philosophons sans oisiveté ; estimons les richesses, non pas pour la montre, mais pour le service, et ne croyons pas qu’il soit honteux d’être pauvre, mais de ne pas faire tout ce qu’on peut pour chasser la pauvreté. Chacun parmi nous a soin des affaires publiques comme des siennes ; et ceux qui sont occupés après les soucis de la vie, n’ignorent pas les maximes du Gouvernement. Car nous croyons que sans cet emploi, on est inutile aux autres et à soi-même, et que ne pas faire 312 cela, c’est comme si l’on ne faisait rien, parce que tout le reste en dépend. Nous ne jugeons pas seulement bien des affaires, mais nous en discourons bien, et ne croyons pas que les paroles nuisent aux choses, mais bien l’ignorance et la passion . Nous avons ceci de particulier, que notre hardiesse est judicieuse, au lieu que la plupart des autres ne sont braves, que parce qu’ils sont brutaux, et qu’ils ignorent le danger. Car ceux qui ont le plus de jugement, sont les plus retenus et les plus tardifs à entreprendre. Mais ceux-là ont l’âme bien faite, qui connaissant la douceur qu’il y a dans les plaisirs, ne laissent pas de se porter aux plus grands périls dans l’occasion. Pour ce qui est des autres vertus, nous ne sommes pas aussi de l’opinion commune. Car nous nous plaisons plus à donner qu’à recevoir, ce qui rend notre amitié beaucoup plus forte ; parce que celui qui donne, est attaché par le lien de l’affection, sans quoi il n’aurait pas donné ; au lieu que celui qui reçoit ne tient que par celui de l’obligation, qui est d’autant plus faible, que l’inclination est plus puissante que le devoir. Nous obligeons, etc.




313 ORAISON FUNÈBRE de la Reine d’Angleterre, par Monsieur Bossuet, Évêque de Meaux, alors nommé à l’Évêché de Condom

Et nunc Reges intelligite ; erudimini qui judicatis Terram. Psaumes , II.
Maintenant ô Rois, apprenez ; instruisez-vous, Juges de la Terre.

MONSEIGNEUR,
Celui qui règne dans les Cieux, et de qui relèvent tous les Empires, à qui seul appartient la gloire, la majesté, et l’indépendance, est aussi le seul qui se glorifie de faire la loi aux Rois, et de leur donner, quand il lui plaît, de grandes et de terribles leçons. Soit qu’il élève les Trônes, soit qu’il les abaisse ; soit qu’il communique sa puissance aux Princes, soit qu’il la retire à lui-même, et ne leur laisse que leur propre faiblesse : il leur apprend leurs devoirs d’une manière souveraine et digne de lui. Car en leur donnant sa puissance, il leur commande d’en user comme il fait 314 lui-même pour le bien du monde ; et il leur fait voir, en la retirant, que toute leur Majesté est empruntée, et que pour être assis sur le Trône, ils n’en sont pas moins sous sa main et sous son autorité suprême. C’est ainsi qu’il instruit les Princes, non seulement par des discours et par des paroles ; mais encore par des effets et par des exemples. Et nunc Reges intelligite ; erudimini qui judicatis Terram.

Chrétiens, que la mémoire d’une grande Reine, Fille, Femme, Mère de Rois si puissants, et Souveraine de trois Royaumes, appelle de tous côtés à cette triste cérémonie ; ce discours vous fera paraître un de ces exemples redoutables, qui étalent aux yeux du monde sa vanité tout entière. Vous verrez dans une seule vie toutes les extrémités des choses humaines : la félicité sans bornes, aussi bien que les misères ; une longue et paisible jouissance d’une des plus nobles Couronnes de l’univers ; tout ce que peuvent donner de plus glorieux la naissance et la grandeur, accumulé sur une tête, qui ensuite est exposée à tous les outrages de la fortune ; la bonne cause, d’abord suivie de bons succès, et depuis des retours soudains ; des changements inouïs ; la rébellion longtemps retenue, à la fin tout à fait maîtresse ; nul 315 frein à la licence ; les Lois abolies : la Majesté violée par des attentats jusqu’alors inconnus ; l’usurpation et la tyrannie sous le nom de liberté ; une Reine fugitive, qui ne trouve aucune retraite dans trois Royaumes, et à qui sa propre Patrie n’est plus qu’un triste lieu d’exil ; neuf voyages sur mer entrepris par une Princesse malgré les tempêtes ; l’Océan étonné de se voir traversé tant de fois en des appareils si divers, et pour des causes si différentes ; un Trône indignement renversé, et miraculeusement rétabli. Voilà les enseignements que Dieu donne aux Rois : Ainsi fait-il voir au monde le néant de ses pompes et de ses grandeurs. Si les paroles nous manquent, si les expressions ne répondent pas à un sujet si vaste et si relevé ; les choses parlent assez d’elles-mêmes. Le cœur d’une grande Reine, autre fois élevé par une si longue suite de prospérités, et puis plongé tout à coup dans un abîme d’amertumes, parlera assez haut : Et s’il n’est pas permis aux particuliers de faire des leçons aux Princes sur des événements si étranges, un Roi me prête ses paroles pour leur dire : Et nunc Reges intelligite ; erudimini qui judicatis Terram. Entendez, ô Grands de la Terre, instruisez-vous, Arbitres du monde.

316 Mais la sage et religieuse Princesse, qui fait le sujet de ce discours, n’a pas été seulement un spectacle proposé aux hommes pour y étudier les conseils de la divine Providence, et les fatales révolutions des Monarchies ; elle s’est instruite elle-même pendant que Dieu instruisait les Princes par son exemple fameux. J’ai déjà dit que ce grand Dieu les enseigne, et en leur donnant, et en leur ôtant leur puissance. La Reine dont nous parlons a également entendu deux leçons si opposées ; c’est-à-dire qu’elle a usé chrétiennement de la bonne et de la mauvaise fortune. Dans l’une, elle a été bienfaisante ; dans l’autre, elle s’est montrée toujours invincible. Tant qu’elle a été heureuse, elle a fait sentir son pouvoir au monde, par des bontés infinies, quand la fortune l’eut abandonnée elle s’enrichit plus que jamais elle-même de vertus : Tellement qu’elle a perdu pour son propre bien cette puissance Royale qu’elle avait pour le bien des autres ; et si ses Sujets, si ses Alliés, si l’Église universelle a profité de ses grandeurs, elle-même a su profiter de ses malheurs et de ses disgrâces plus qu’elle n’avait fait de toute sa gloire. C’est ce que nous remarquerons dans la vie éternellement mémorable de très haute, très excellente, et très puis317 sante Princesse HENRIETTE MARIE DE FRANCE, REINE DE LA GRANDE BRETAGNE.

Quoique personne n’ignore les grandes qualités d’une Reine, dont l’Histoire a rempli tout l’univers, je me sens obligé d’abord à les rappeler en votre mémoire, afin que cette idée nous serve pour toute la suite de ce discours. Il serait superflu de vous parler au long de la glorieuse naissance de cette Princesse : On ne voit rien sous le Soleil qui en égale la grandeur. Le Pape saint Grégoire a donné dès les premiers siècles , cet éloge singulier à la Couronne de France, qu’elle est autant au-dessus des autres Couronnes du monde, que la dignité Royale surpasse les fortunes particulières. Que s’il a parlé en ces termes du temps du Roi Childebert, et s’il a élevé si haut la race de Mérovée  ; jugez ce qu’il aurait dit du sang de saint Louis et de Charlemagne. Issue de cette Race ; Fille de Henri le Grand, et de tant de Rois, son grand cœur a surpassé sa naissance. Toute autre place qu’un Trône eût été indigne d’elle. À la vérité elle eut de quoi satisfaire à sa noble fierté, quand elle vit qu’elle allait unir la Maison de France à la Royale Famille des Stuarts , qui étaient venus à la succession de la Couronne d’An318 gleterre par une fille de Henri VII  ? mais qui tenaient de leur Chef, depuis plusieurs siècles, le Sceptre d’Écosse, et qui descendaient de ces Rois antiques dont l’origine se cache si avant dans l’obscurité des premiers temps . Mais si elle eut de la joie de régner sur une grande Nation, c’est qu’elle pouvait contenter le désir immense, qui sans cesse la sollicitait à faire du bien. Elle eut une magnificence Royale, et on eût dit qu’elle perdait ce qu’elle ne donnait pas. Ses autres vertus n’ont pas été moins admirables. Fidèle dépositaire des plaintes et des secrets, elle disait que les Princes doivent garder le même silence que les Confesseurs, et avoir la même discrétion. Dans la plus grande fureur des guerres civiles, jamais on n’a douté de sa parole, ni désespéré de sa clémence. Quelle autre a mieux pratiqué cet art obligeant, qui fait qu’on se rabaisse sans se dégrader, et qui accorde si heureusement la liberté avec le respect ? Douce, familière, agréable, autant que ferme et vigoureuse, elle savait persuader et convaincre aussi bien que commander, et faire valoir la raison non moins que l’autorité. Vous verrez avec quelle prudence elle traite les affaires ; et une main si habile eût sauvé l’État, si l’État eût pu être sauvé. On ne peut assez 319 louer la magnanimité de cette Princesse. La fortune ne pouvait rien sur elle ; ni les maux qu’elle a prévus, ni ceux qui l’ont surprise, n’ont abattu son courage. Que dirai-je de son attachement immuable à la Religion de ses Ancêtres : Elle a bien su reconnaître que cet attachement faisait la gloire de sa Maison, aussi bien que celle de toute la France, seule Nation de l’Univers, qui depuis douze siècles presque accomplis que ses Rois ont embrassé le Christianisme, n’a jamais vu sur le Trône que des Princes enfants de l’Église. Aussi a-t-elle toujours déclaré, que rien ne serait capable de la détacher de la Foi de saint Louis. Le Roi son Mari lui a donné jusqu’à la mort ce bel éloge, qu’il n’y avait que le seul point de la Religion où leurs cœurs fussent désunis ; et confirmant par son témoignage la piété de la Reine, ce Prince très éclairé a fait connaître en même temps à toute la Terre, la tendresse, l’amour conjugal, la sainte et inviolable fidélité de son Épouse incomparable.

Dieu qui rapporte tous ses conseils à la conservation de sa sainte Église, et qui fécond en moyens, emploie toutes choses, etc.




320 ORAISON FUNÈBRE d’Évagoras par Isocrate

QUAND je considère, ô Nicoclès , que vous honorez le tombeau de votre Père, non seulement par l’abondance et par la beauté de vos offrandes, mais encore par des danses et des musiques, par des jeux, par des exercices, et même par des combats de chevaux et de galères ; et que vous n’oubliez rien de ce qui peut y donner de l’éclat et de la grandeur, je crois qu’Évagoras, s’il reste quelque sentiment à ceux qui sont morts de ce qui se fait parmi nous, reçoit volontiers toutes ces choses, et qu’il voit avec plaisir, et le soin que vous avez de sa mémoire, et les marques de votre magnificence : mais je ne doute point qu’il ne fût encore plus touché de joie et de reconnaissance, si quelqu’un entreprenait de parler dignement de ses vertus et de ses exploits. Car nous voyons que les hommes désireux d’honneur et magnanimes, non seulement préfèrent la louange à toutes ces choses, mais qu’ils préfèrent même une mort glorieuse à leur propre 321 vie, dont ils sont moins soigneux que de leur gloire, n’y ayant rien qu’ils ne fassent pour laisser d’eux-mêmes une mémoire immortelle. Or toutes ces dépenses n’y contribuent en rien, et ne servent qu’à faire voir l’opulence de ceux qui les font ; à l’égard de ceux qui honorent les funérailles par des concerts de musique, ou par des exercices et des combats, ils s’acquièrent à la vérité de l’honneur, en faisant voir combien ils excellent dans leur art, et quelle est, et leur force et leur adresse, mais celui qui rapporterait les belles actions d’Évagoras dans un discours bien orné, rendrait sa vertu immortelle dans la mémoire des hommes. Il aurait donc fallu que les autres eussent aussi loué ceux qui de leur temps se sont comportés vaillamment, et que ceux qui sont capables de célébrer les Anciens, en parlant des choses qui nous sont connues, les racontassent dans la vérité, afin que les jeunes gens, sachant que s’ils sont plus braves que ces Anciens, ils deviendront aussi plus illustres, en fussent plus fortement excités à la vertu. Mais qui ne perdrait pas courage présentement en voyant que l’on célèbre, et par des Hymnes et par des Tragédies, ceux qui ont vécu du temps de Troie, et auparavant, et sachant qu’il n’obtiendra 322 jamais de pareilles louanges, quoiqu’il les surpasse, et en vertu, et en belles actions ? Ce désordre est causé par l’Envie, qui a cela seulement de bon en elle, qu’elle se fait beaucoup de mal. Car il y en a qui ont l’esprit si mal tourné, qu’ils entendent plus volontiers louer ceux qu’ils ne sont pas assurés avoir jamais été au monde, que d’approuver les louanges qu’on donne à ceux dont ils ont reçu des bienfaits. Il n’est pas raisonnable que des gens sages aient égard à cette folie ; il faut mépriser ces hommes-là, et accoutumer le reste du monde à ouïr ce qu’il est raisonnable de dire, d’autant plus que nous voyons que les Arts et toutes les autres bonnes choses ont été augmentées et perfectionnées, non par ceux qui n’ont fait que de suivre les usages reçus, mais par ceux qui les ont corrigés, et qui n’ont pas hésité à changer tout ce qui était mauvais. Je sais à la vérité, combien il est difficile de faire ce que j’entreprends, de célébrer les vertus d’un excellent homme. Une très grande marque de cette vérité c’est que les hommes savants entreprennent de parler de plusieurs sortes de choses, et qu’il n’en est aucun qui se soit appliqué à ce genre d’écrire ; ce que j’estime devoir bien leur être pardonné. Car il est permis aux Poètes d’employer plusieurs ornements  ; 323 il leur est permis de mêler les Dieux dans les assemblées des hommes, et de les introduire parlant à ces mêmes hommes, et les secourant dans leurs combats ; comme aussi de raconter toutes ces choses, non seulement avec des paroles usitées, mais d’en expliquer les unes avec des expressions étrangères, les autres avec des expressions nouvelles, les autres enfin avec des façons de parler figurées, et enfin de n’omettre aucun des ornements dont la Poésie peut varier et embellir ses ouvrages. Les Orateurs n’ont aucun de ces avantages ; mais soumis à des lois sévères ils ne doivent se servir que de paroles ordinaires, que de sentiments qui naissent des matières dont ils parlent. Ceux-là font tout ce qu’ils veulent avec leurs mesures et leurs nombres ; ceux-ci n’ont aucun de ces secours. Il y a tant de beauté dans ces sortes d’ouvrages, qu’encore que la diction n’en soit pas belle, et qu’ils soient dépourvus de beaux sentiments, le seul agrément du nombre et de la mesure charme les Auditeurs ; et il est aisé de voir combien ces choses ont de force, si on considère que lorsqu’on nous rapporte les paroles et les sentiments des plus beaux Poèmes ; mais qu’on en corrompt le vers et la mesure, combien ces mêmes choses nous en sem324 blent moins bonnes. Cependant quels que soient les avantages de la Poésie, il ne faut pas laisser de continuer notre discours, et d’essayer, s’il n’est pas possible de célébrer aussi bien la vertu des grands hommes par un discours ordinaire, que par des vers et de la Poésie.

Quoique la plupart de ceux qui m’écoutent sachent quelle est la naissance d’Évagoras, je ne laisserai pas d’en parler pour ceux qui l’ignorent, afin que tout le monde sache qu’il n’a point dégénéré des grands exemples qui lui ont été laissés. Car tout le monde demeure d’accord qu’entre les Demi-Dieux, ceux-là sont les plus nobles, qui tirent leur origine de Jupiter , et entre ceux-là, il n’y a personne qui ne donne la prééminence aux Éacides  : dans les autres familles, si on en trouve d’excellents, il s’en rencontre aussi de médiocres : Mais ceux-ci ont été les plus célèbres de leur temps. Car Éacus, qui était Fils de Jupiter, et Auteur de la race des Theucrides, a eu tant de mérite, que la sécheresse affligeant la Grèce, et plusieurs hommes en étant morts, les Magistrats des Villes, lorsque la calamité ne pouvait être plus grande qu’elle était, vinrent le trouver, espérant qu’en faveur de la noblesse de sa naissance et de sa piété, ils obtien325 draient promptement des Dieux un remède aux maux dont ils étaient affligés. Après avoir été délivrés de leurs maux, et avoir obtenu ce qu’ils souhaitaient, ils bâtirent au nom de tous les Grecs, un Temple dans Égine , où Éacus avait prié les Dieux. Tant qu’il vécut, il eut beaucoup de gloire parmi les hommes ; et après sa mort, on tient qu’il est allé s’asseoir, comblé d’honneur, auprès de Pluton et de Proserpine . Ses Enfants furent Télamon et Pélée, l’un desquels fut de l’entreprise d’Hercule contre Laomédon, et mérita d’être mis au premier rang, pour sa valeur ; et l’autre après avoir vaincu les Centaures, et s’être rendu considérable par plusieurs autres combats, épousa, quoique mortel, Thétis Fille de Nérée, qui était immortelle ; et l’on tient que ç’a été seulement dans ces Noces que les Dieux chantèrent l’hyménée. Ils eurent tous deux des enfants : Télamon eut Ajax et Teucer et Pélée eut Achille ; qui donnèrent tous de grandes marques de leur courage. Car ils n’obtinrent pas seulement la première place dans leur Ville, ni dans les lieux qu’ils habitèrent, mais dans l’expédition que les Grecs entreprirent contre les Barbares ; où après avoir assemblé une grande multitude de Soldats, en sorte que nul 326 homme célèbre n’était demeuré chez soi ; Achille surpassa tous les autres en valeur, et Ajax eut la seconde place après lui. Pour Teucer, digne parent de ces grands hommes, et nullement inférieur à aucun autre, lorsqu’il eut fait des merveilles dans la prise de Troie , et qu’il fut arrivé dans l’Île de Chypre , il y bâtit la Ville de Salamine, en lui imposant le nom de son ancienne Patrie, et y laissa la Famille qui y règne présentement. Telle est donc la gloire qu’Évagoras tire de ses ancêtres. Cette Ville étant ainsi bâtie, les descendants de Teucer y régnèrent dans le commencement : quelque temps s’étant ensuite écoulé, un exilé de Phénicie y fut reçu par celui qui y régnait, et ayant obtenu de lui beaucoup de pouvoir, n’en eut point de reconnaissance, mais viola le droit de l’hospitalité ; et comme il était homme capable d’une méchante action, il chassa le Roi, et se mit en possession du Royaume. Effrayé par le remords de ses crimes, et voulant mettre ses affaires en sûreté, il remplit la Ville de Barbares, et soumit toute l’Île à l’obéissance du Roi des Perses.

Lorsque les choses étaient en cet état naquit Évagoras, dont il y eut une infinité de présages, de prophéties, et de son327 ges, par lesquels il paraissait devoir être élevé au-dessus de la condition humaine ; J’ai résolu d’omettre toutes ces choses, non pas que je ne croie tout ce qu’on dit là-dessus, mais pour faire voir à tout le monde combien je suis éloigné de n’être pas véritable dans le récit de ses belles actions, puisque je m’abstiens de dire les choses qui sont vraies, parce qu’elles ne sont connues que de peu de personnes. Je commencerai donc à parler de lui, par ce qui est hors de toute controverse. Étant encore enfant, il surpassa tous les autres en beauté, en force, et en modestie, avantages qui seyent bien à cet âge. Les Citoyens qui ont été élevés avec lui, rendront témoignage de sa modestie ; tous ceux qui l’ont vu, parleront de sa beauté ; et les combats où il a surpassé ses égaux, feront foi de sa force. Lorsqu’il fut parvenu à l’adolescence, tous ces avantages crûrent avec lui, et il s’y joignit le courage, la sagesse, et la justice, etc.




328 ORAISON FUNÈBRE DE MONSIEUR DE TURENNE. Par M. Fléchier, Évêque de Nîmes, alors Abbé de Saint-Séverin

Fleverunt eum omnis populus Israel planctu magno, et lugebant dies multos, et dixerunt quomodo cecidit potens, qui salvum faciebat populum Israel ? I Maccabées , c. 9.
Tout le Peuple le pleura amèrement ; et après avoir pleuré durant plusieurs jours, ils s’écrièrent : comment est mort cet homme puissant qui sauvait le peuple d’Israël ?

Je ne puis, Messieurs, vous donner d’abord une plus haute idée du triste sujet dont je viens vous entretenir, qu’en recueillant ces termes nobles et expressifs dont l’ Écriture sainte se sert pour louer la vie, et pour déplorer la mort du Sage et vaillant Maccabée, cet Homme qui portait la gloire de sa nation jusqu’aux extrémités de la Terre ; qui couvrait son Camp du bouclier, 329 et forçait celui des ennemis avec l’épée ; qui donnait à des Rois ligués contre lui des déplaisirs mortels, et réjouissait Jacob par ses vertus et par ses exploits, dont la mémoire doit être éternelle.

Cet homme qui défendait les Villes de Juda, qui domptait l’orgueil des enfants d’Ammon et d’Ésaü , qui revenait chargé de dépouilles de Samarie , après avoir brûlé sur leurs propres Autels les Dieux des nations Étrangères ; cet homme que Dieu avait mis autour d’Israël comme un mur d’airain, où se brisèrent tant de fois toutes les forces de l’Asie, et qui, après avoir défait de nombreuses armées, déconcerté les plus fiers et les plus habiles Généraux des Rois de Syrie , venait tous les ans, comme le moindre des Israélites, réparer avec ses mains triomphantes les ruines du Sanctuaire, et ne voulait autre récompense des services qu’il rendait à sa Patrie, que l’honneur de l’avoir servie :

Ce vaillant homme poussant enfin, avec un courage invincible, les ennemis qu’il avait réduits à une fuite honteuse, reçut le coup mortel, et demeura comme enseveli dans son triomphe. Au premier bruit de ce funeste accident, toutes les Villes de Judée furent émues ; des ruisseaux de larmes coulèrent des yeux de tous 330 leurs habitants. Ils furent quelque temps saisis, muets, immobiles. Un effort de douleur rompant enfin ce long et morne silence, d’une voix entrecoupée de sanglots que formaient dans leurs cœurs la tristesse, la pitié, la crainte, ils s’écrièrent, Comment est mort cet homme puissant qui sauvait le peuple d’Israël ? À ces cris, Jérusalem redoubla ses pleurs ; les voûtes du Temple s’ébranlèrent ; le Jourdain se troubla, et ses rivages retentirent du son de ces lugubres paroles : Comment est mort cet homme puissant qui sauvait le peuple d’Israël?

Chrétiens, qu’une triste cérémonie assemble en ce lieu, ne rappelez-vous pas en votre mémoire ce que vous avez vu, ce que vous avez senti il y a cinq mois ? Ne vous reconnaissez-vous pas dans l’affliction que j’ai décrite ? Et ne mettez-vous pas dans votre esprit, à la place du Héros dont parle l’ Écriture , celui dont je viens vous parler ? La vertu et le malheur de l’un et de l’autre sont semblables, et il ne manque aujourd’hui à ce dernier, qu’un éloge digne de lui. Ô si l’Esprit divin, Esprit de force et de vérité, avait enrichi mon discours de ces images vives et naturelles qui représentent la vertu, et qui la persuadent tout ensemble, de combien de 331 nobles idées remplirais-je vos esprit, et quelle impression ferait sur vos cœurs le récit de tant d’actions édifiantes et glorieuses !

Quelle matière fut jamais plus disposée à recevoir tous les ornements d’une grave et solide éloquence, que la vie et la mort de très haut et très puissant Prince HENRI DE LA TOUR D’AUVERGNE, VICOMTE DE TURENNE, Maréchal Général des Camps et Armées du Roi, et Colonel Général de la Cavalerie légère : Où brillent avec plus d’éclat les effets glorieux de la vertu militaire, conduites d’armées, sièges de Places, prises de Villes, retraites honorables, campements bien ordonnés, combats soutenus, batailles gagnées, ennemis vaincus par la force, dissipés par l’adresse, lassés et consumés par une sage et noble patience ? Où peut-on trouver tant et de si puissants exemples, que dans les actions d’un homme sage, modeste, libéral, désintéressé, dévoué au service du Prince et de la Patrie, grand dans l’adversité par son courage, dans la prospérité par sa modestie, dans les difficultés par sa prudence, dans les périls par sa valeur, dans la Religion par sa piété ?

Quel sujet peut inspirer des sentiments 332 plus justes et plus touchants, qu’une mort soudaine et surprenante, qui a suspendu le cours de nos victoires, et rompu les plus douces espérances de la paix ? Puissances ennemies de la France, vous vivez, et l’esprit de la charité chrétienne m’interdit de faire aucun souhait pour votre mort. Puissiez-vous seulement reconnaître la justice de nos armes, recevoir la paix que malgré vos pertes vous avez tant de fois refusée, et dans l’abondance de vos larmes éteindre les feux d’une guerre que vous avez malheureusement allumée. À Dieu ne plaise que je porte mes souhaits plus loin. Mais vous vivez, et je plains en cette chaire un sage et vertueux Capitaine dont les intentions étaient pures, et dont la vertu semblait mériter une vie plus longue et plus étendue.

Retenons nos plaintes, Messieurs, il est temps de commencer son éloge et de vous faire voir comment cet Homme puissant triomphe des ennemis de l’État par sa valeur, des passions de l’âme par sa sagesse, des erreurs et des vanités du siècle par sa piété. Si j’interromps cet ordre de mon discours, pardonnez un peu de confusion dans un sujet qui nous a causé tant de trouble. Je confondrai peut-être quelquefois le Général d’armée, le Sage, le 333 Chrétien. Je louerai tantôt les Victoires, tantôt les vertus qui les ont obtenues. Si je ne puis raconter tant d’actions, je les découvrirai dans leurs principes, j’adorerai le Dieu des armées, j’invoquerai le Dieu de la paix, je bénirai le Dieu des miséricordes, et j’attirerai partout votre attention, non pas par la force de l’éloquence, mais par la vérité et par la grandeur des vertus dont je suis engagé de vous parler.

N’attendez pas, Messieurs, que je suive la coutume des Orateurs, et que je loue Monsieur de Turenne, comme on loue les hommes ordinairement. Si sa vie avait moins d’éclat, je m’arrêterais sur la grandeur et la noblesse de sa Maison ; et si son portrait était moins beau, je produirais ici ceux de ses Ancêtres. Mais la gloire de ses actions efface celle de sa naissance ; et la moindre louange qu’on peut lui donner, c’est d’être sorti de l’ancienne et illustre Maison de La Tour d’Auvergne qui a mêlé son sang à celui des Rois et des Empereurs ; qui a donné des Maîtres à l’Aquitaine, des Princesses à toutes les Cours de l’Europe, et des Reines mêmes à la France .

Mais que dis-je ? Il ne faut pas l’en louer ici, il faut l’en plaindre ; quelque glorieuse 334 que fût la source dont il sortait, l’hérésie des derniers temps l’avait infectée. Il recevait avec ce beau sang, des principes d’erreur et de mensonge, et parmi ses exemples domestiques, il trouvait celui d’ignorer et de combattre la vérité. Ne faisons donc pas la matière de son éloge, de ce qui fut pour lui un sujet de pénitence ; et voyons les voies d’honneur et de gloire que la Providence de Dieu lui ouvrit dans le monde, avant que sa miséricorde le retirât des voies de la perdition et de l’égarement de ses Pères.

Avant sa quatorzième année, il commença de porter les armes . Des sièges et des combats servirent d’exercice à son enfance, et ses premiers divertissements furent des victoires. Sous la discipline du Prince d’Orange son Oncle maternel, il apprit l’art de la guerre, en qualité de simple Soldat, et ni l’orgueil, ni la paresse ne l’éloignèrent d’aucun des emplois, où la peine et l’obéissance sont attachées. On le vit en ce dernier rang de la milice ne refuser aucune fatigue et ne craindre aucun péril, faire par honneur ce que les autres faisaient par nécessité, et ne se distinguer d’eux que par un plus grand attachement au travail, et par une plus noble application à tous ses devoirs.

335 Ainsi commençait une vie, dont les suites devaient être si glorieuses, semblable à ces fleuves qui s’étendent à mesure qu’ils s’éloignent de leur source, et qui portent partout où ils coulent, la commodité et l’abondance. Depuis ce temps il a vécu pour la gloire et pour le salut de l’État. Il a rendu tous les services qu’on peut attendre d’un esprit ferme et agissant, quand il se trouve dans un corps robuste et bien constitué. Il a eu dans la jeunesse toute la prudence d’un âge avancé, et dans un âge avancé toute la vigueur de la jeunesse. Ses jours ont été pleins selon les termes de l’ Écriture  ; et comme il ne perdit pas ses jeunes années dans la mollesse et la volupté, il n’a pas été contraint de passer les dernières dans l’oisiveté et dans la faiblesse.

Quel peuple ennemi de la France, etc.




336 ORAISON FUNÈBRE prononcée par Lysias

Si j’avais crû, Messieurs, qu’il fut possible, en parlant de ceux qui sont renfermés dans ces tombeaux, d’égaler leurs vertus par le discours, je me plaindrais de ceux qui ont donné si peu de temps pour s’y préparer : Mais comme toute l’étendue des temps ne suffirait pas à tous les hommes ensemble pour composer une harangue qui répondit à la grandeur des actions de ces illustres morts, il me semble que la Ville a eu égard à ceux qui doivent parler ici, et qu’elle a bien fait de leur fournir par là une excuse envers leurs Auditeurs. Je parlerai donc de ces grands Personnages, sans prétendre atteindre par mes paroles à la hauteur de leurs exploits, mais seulement de le disputer à ceux qui ont parlé devant moi ; Car leurs vertus fournissent tant de matière, soit à ceux qui entreprennent de les célébrer par leur Poésie, soit à ceux qui font des discours à leur louange, qu’encore que ceux qui nous ont précédés en aient dit beaucoup de choses, ils en ont encore omis davantage, 337 et il en restera beaucoup à ceux qui viendront après nous. Il n’y a endroit, ni sur la terre, ni sur la mer, où on ne les connaisse, et il y en a beaucoup qui en plaignant leurs propres malheurs, célèbrent leurs vertus. Je commencerai par raconter les guerres anciennes de nos Aïeuls presque déjà entièrement ensevelies dans l’oubli. Car il est juste que tous les hommes en conservent le souvenir ; qu’elles soient chantées par les Poètes, qu’elles repassent dans l’esprit des gens de bien, et qu’elles soient particulièrement honorées dans une conjoncture telle que celle-ci, où l’exemple des morts doit instruire et former les vivants.

Les Amazones étaient, comme l’Antiquité l’a cru, Filles de Mars, et habitaient sur les rives du Fleuve Thermodon . Elles étaient les seules d’entre les femmes de ces pays-là, qui portaient les armes : Elles ont été les premières qui ont monté sur des chevaux ; et qui tantôt, en surprenant leurs ennemis par ce moyen, les ont mis en fuite et en ont fait des prisonniers ; et tantôt se sont sauvées des mains de ceux qui les poursuivaient. Il semblait qu’on devait plutôt les regarder comme des hommes, à cause de leur grand courage que de les mettre au rang des femmes à cause 338 de leur sexe ; et que la grandeur de leur âme les élevait davantage au-dessus des hommes, que la faiblesse de ce même sexe ne les abaissait au-dessous d’eux. Après s’être rendues Maîtresses de plusieurs nations, et s’être soumis par les armes tous les peuples voisins, et ayant appris par la Renommée la noblesse et la grandeur de notre pays, attirées par une forte espérance de se couvrir de gloire, et s’étant jointes à des nations très belliqueuses, elles déclarèrent la guerre à cette Ville. Alors s’étant adressées à des hommes vaillants, elles connurent que leur force et leur courage étaient proportionnés à leur condition de femme ; et la réputation de leur gloire ancienne ayant changé, il fut plus aisé de voir qu’elles n’étaient que des femmes, par les dangers où elles succombèrent, que par leurs vêtements et par leur sexe. Il ne leur arriva point, comme c’est l’ordinaire, de devenir plus sages par leur malheur, ni de s’en retourner chez elles raconter leur disgrâce, ou publier la valeur de nos ancêtres. Mais ayant toutes péri dans cette expédition, elles portèrent la peine à leur folie. Elles consacrèrent ainsi de l’immortalité la gloire que notre Patrie s’était acquise, et couvrirent leur pays d’ignominie. Ainsi ayant vou339 lu s’emparer injustement de biens qui ne leur appartenaient pas, elles perdirent avec justice les biens qui leur appartenaient.

Lorsqu’Adraste et Polynice, assiégeaient Thèbes, et qu’ayant été vaincus dans un combat, les Thébains ne voulurent point leur permettre d’ensevelir leurs morts ; les Athéniens qui considérèrent que si ceux qui avaient péri dans ce combat, étaient coupables de quelque crime ils l’avaient suffisamment expié par la dernière de toutes les peines, qui est la mort ; que les Enfers et les mânes des défunts étaient privés des droits qui leur appartiennent ; et qu’en négligeant les sacrifices nécessaires en pareilles rencontres, les Dieux du Ciel en étaient offensés, commencèrent par envoyer un Héraut pour leur demander la permission d’enlever les morts, estimant qu’il était convenable à de vaillants hommes de se venger de leurs ennemis, lorsqu’ils sont vivants, mais qu’il ne convenait qu’à des hommes lâches de vouloir montrer leur courage en maltraitant des corps privés de vie. Leur demande ayant été refusée, ils entreprirent la guerre contre les Thébains, sans autre sujet que celui-là, non point pour faire plaisir aux assiégeants, mais parce qu’ils trouvaient juste de faire rendre 340 à ceux qui étaient morts en combattant les honneurs qui leur étaient dus, faisant ainsi la guerre et pour les uns et pour les autres : Pour ceux-ci, afin qu’il ne leur arrivât plus de faire aux Morts de pareilles injustices, et d’offenser les Dieux si grièvement : et pour ceux-là, afin qu’ils ne s’en retournassent pas en leur pays, sans avoir obtenu l’honneur dû à leur patrie, privés des droits de toute la Grèce, et frustrés de l’espérance commune à tous les hommes. Dans cette pensée, et persuadés que le sort des armes était égal pour tous, ils vainquirent les ennemis, quoiqu’en bien plus grand nombre, parce qu’ils avaient la Justice de leur côté. La bonne fortune ne les éleva point ; ils ne firent souffrir aucun supplices aux Thébains, se contentant d’opposer leur vertu à l’impiété de ces malheureux : et après avoir remporté la Palme pour laquelle ils étaient venus, ils ensevelirent leurs morts dans les Faubourgs de la Ville d’Eleusis. Voilà de quelle manière ils se comportèrent envers ceux de ces sept vaillants hommes qui moururent en combattant devant Thèbes .

Quelque temps après, lorsqu’Hercule eut quitté la Terre, et que ses enfants, fuyant Eurysthée, ne trouvèrent aucun 341 peuple de la Grèce qui voulût les recevoir, parce qu’encore que tous ces peuples eussent une grande vénération pour leur Père, la crainte qu’ils avaient de la puissance d’Eurysthée, était encore plus grande ; ces enfants entrèrent dans cette Ville, et s’étant réfugiés comme suppliants auprès de nos Autels, les Athéniens refusèrent de les remettre entre les mains d’Eurysthée, qui les demandait, parce que la vénération qu’ils avaient pour la vertu d’Hercule l’emportait sur la crainte des périls dont ils étaient menacés. Ils aimèrent mieux combattre avec justice pour les faibles, que de complaire aux plus puissants, en leur abandonnant pour être livrés aux supplices ceux qu’ils avaient déjà traités indignement. Eurysthée leur déclara la guerre, avec ceux qui dans ce temps-là habitaient le Péloponnèse. Les périls qui les menaçaient ne les firent point repentir. Ils demeurèrent dans leur première résolution, non point pour avoir reçu aucun plaisir d’Hercule, qui n’avait jamais rien fait pour eux, et sans savoir quels pourraient devenir les hommes qu’ils soutenaient ; mais parce qu’ils estimaient être de la justice, (sans qu’il s’y mêlât aucun motif d’inimitié, ni aucune espérance de profit, hors celui de l’honneur et de la 342 gloire) de courir pour eux un si grand danger, afin d’avoir l’avantage de secourir ceux qu’on traitait injustement ; de faire voir leur haine à ceux qui les maltraitaient, et de les empêcher de faire violence à des hommes qui n’étaient point coupables. Ils étaient persuadés que c’était une marque de liberté, de ne faire rien par contrainte, de Justice, de secourir ceux qu’on maltraite injustement ; et de magnanimité, de mourir, s’il le faut, pour ces deux choses, la liberté et la justice. Ils étaient si animés de part et d’autre, etc.




343 ORAISON FUNÈBRE DE MONSIEUR LE PRINCE DE CONDÉ , par le p. Bourdaloue

Dixit quoque Rex ad servos suos : Num ignoratis quoniam Princeps et maximus cecidit hodie in Israël... Plangensque ac lugens ait : Nequaquam ut mori solent ignavi, mortuus est. II Rois , c. 33.
Le Roi lui-même touché de douleur, et versant des larmes dit à ses serviteurs : Ignorez-vous que le Prince est mort, et que dans sa personne nous venons de perdre le plus grand homme d’Israël... Il est mort, mais non pas comme les lâches ont coutume de mourir. Dans le II des Rois , ch. 33.

MONSEIGNEUR,
C’est ainsi que parla David dans le moment qu’il apprit la funeste mort d’un Prince de la Maison Royale de Judée , qui avait commandé avec honneur les Armées du Peuple de Dieu, et c’est par l’application 344 la plus heureuse que je pouvais faire des paroles de l’ Écriture , l’éloge presque en mêmes termes, dont notre auguste Monarque a honoré le premier Prince de son Sang dans l’extrême et vive douleur que lui causa la nouvelle de sa mort. Après un témoignage aussi illustre et aussi authentique que celui-là, comment pourrions-nous ignorer la grandeur de la perte que nous avons faite dans la personne de ce Prince ? Comment pourrions-nous ne le pas comprendre, après que le plus grand des Rois l’a ressentie, et qu’il a bien voulu s’en expliquer par des marques si singulières de sa tendresse et de son estime. Pendant que toute l’Europe le publie, et que les nations les plus ennemies du nom Français confessent hautement que celui que la Mort vient de nous ravir, est le PRINCE et le TRÈS GRAND PRINCE qu’elles ont admiré autant qu’elles l’ont redouté ; comment ne le saurions-nous pas, et comment l’ignorerions-nous à la vue de cette pompe funèbre, qui en nous avertissant que ce Prince n’est plus, nous rappelle le souvenir de tout ce qu’il a été, et qui d’une voix muette, mais bien plus touchante que les plus éloquents discours, semble encore aujourd’hui nous dire : Num ignoratis quoniam Princeps et maximus cecidit in Israël ?

345 Je ne viens donc pas ici, Chrétiens, dans la seule pensée de vous l’apprendre. Je ne viens pas à la face des Autels étaler en vain la gloire de ce Héros, ni interrompre l’attention que vous devez aux divins mystères, par un stérile, quoique magnifique récit de ses éclatantes actions. Persuadé plus que jamais que la Chaire de l’ Évangile n’est point faite pour des éloges profanes, je viens m’acquitter d’un devoir plus conforme à mon ministère. Chargé du soin de vous instruire, et d’exciter votre piété par la vue même des grandeurs humaines, et du terme fatal où elles aboutissent, je viens satisfaire à ce que vous attendez de moi. Au lieu des prodigieux exploits de guerre, au lieu des victoires et des triomphes, au lieu des éminentes qualités du Prince de Condé, je viens, touché de choses encore plus grandes et plus dignes de vos réflexions, vous raconter les miséricordes que Dieu lui a faites, les desseins que la Providence a eus sur lui, les soins qu’elle a pris de lui, les grâces dont elle l’a comblé, les maux dont elle l’a préservé, les précipices et les abîmes d’où elle l’a tiré, les voies de prédestination et de salut par où il lui a plu de le conduire, et l’heureuse fin dont malgré les puissances de l’Enfer elle a terminé 346 sa glorieuse course. Voilà ce que je me suis proposé, et les bornes dans lesquelles je me renferme.

Je ne laisserai pas, et j’aurai même besoin pour cela, de vous dire ce que le monde a admiré dans ce Prince, mais je le dirai en Orateur Chrétien, pour vous faire encore davantage admirer en lui les conseils de Dieu. Animé de cet esprit, et parlant dans la Chaire de la vérité, je ne craindrai point de vous parler de ses malheurs : je vous ferai remarquer les écueils de sa vie ; je vous avouerai même, si vous voulez, ses égarements : mais jusque dans ses malheurs, vous découvrirez avec moi des trésors de grâces ; jusque dans ses égarements vous reconnaîtrez les dons du Ciel, et les vertus dont son âme était ornée. Des écueils même de sa vie vous apprendrez à quoi la Providence le destinait, c’est-à-dire, à être pour lui-même un vase de miséricorde, et pour les autres un exemple propre à confondre l’impiété. Or tout cela vous instruira, ou vous édifiera.

Il s’agit d’un Héros de la Terre ; car c’est l’idée que tout l’univers a eue de ce Prince. Mais je veux aujourd’hui m’élever au-dessus de cette idée, en vous proposant le Prince de Condé comme un Héros 347 prédestiné pour le Ciel : et dans cette seule parole consiste le précis et l’abrégé du discours que j’ai à vous faire. Je sais qu’oser louer ce grand homme, c’est pour moi une espèce de témérité, et que son éloge est un sujet infini, que je ne remplirai pas ; mais je sais bien que vous êtes assez équitables pour ne pas exiger de moi que je le remplisse ; et ma consolation est que vous me plaignez plutôt de la nécessité où je me suis trouvé de l’entreprendre. Je sais le désavantage que j’aurai de parler de ce grand homme à des auditeurs déjà prévenus sur le sujet de sa personne d’un sentiment d’admiration et de vénération, qui surpassera toujours infiniment ce que j’en dirai. Mais dans l’impuissance d’en rien dire qui vous satisfasse, j’en appellerai à ce sentiment général dont vous êtes déjà prévenus ; et profitant de votre disposition, j’irai chercher dans vos cœurs et dans vos esprit ce que je ne trouverai pas dans mes expressions et dans mes pensées.

Il s’agit, dis-je, d’un Héros prédestiné de Dieu, et voici comme je l’ai conçu ; écoutez-en la preuve, peut-être en serez-vous d’abord persuadés. Un Héros à qui Dieu par la plus singulière de toutes les grâces, avait donné, en le formant, un cœur solide pour soutenir le poids de sa 348 propre gloire ; un cœur droit pour servir de ressource à ses malheurs, et puisqu’une fois j’ai osé le dire, à ses propres égarements : et enfin un cœur Chrétien pour couronner dans sa personne une vie glorieuse par une sainte et précieuse mort. Trois caractères dont je me suis senti touché, et auxquels j’ai cru devoir d’autant plus m’attacher, que c’est le Prince lui-même qui m’a donné lieu d’en faire le partage, et qui m’en a tracé comme le plan dans cette dernière lettre qu’il écrivit au Roi son souverain, en même temps qu’il se préparait au jugement de son Dieu, qu’il allait subir. Vous l’avez vue, Chrétiens, et vous n’avez pas oublié les trois temps et les trois états où lui-même il s’y représente : son entrée dans le monde marquée par l’accomplissement de ses devoirs, et par les services qu’il a rendus à la France : le milieu de sa vie où il reconnaît avoir tenu une conduite qu’il a lui-même condamnée : et sa fin consacrée au Seigneur par les saintes dispositions dans lesquelles il paraît qu’il allait mourir. Car prenez garde, s’il vous plaît, ses services et la gloire qu’il avait acquise, demandaient un cœur aussi solide que le sien, pour ne s’en pas enfler ni élever. Ses malheurs, et ce qu’il a lui-même envisagé comme les écueils de sa 349 vie demandaient un cœur aussi droit, pour être le premier à les condamner, et pour avoir tout le zèle qu’il a eu de les réparer : et sa mort, pour être aussi sainte et aussi digne de Dieu qu’elle l’a été, demandait un cœur plein de foi, et véritablement chrétien.

C’est donc sur les qualités de son cœur que je fonde aujourd’hui son éloge. Ce cœur dont nous conservons aujourd’hui le premier dépôt, et qui sera éternellement l’objet de notre reconnaissance : ce cœur que la Nature avait fait si grand, et qui sanctifié par la grâce de Jésus-Christ, s’est trouvé à la fin un cœur parfait : ce cœur de Héros, qui après s’être rassasié de la gloire du monde, s’est par une humble pénitence soumis à l’empire de Dieu ; je veux l’exposer à vos yeux ; je veux vous en faire connaître la solidité, la droiture et la piété. Donnez-moi, Seigneur, vous à qui seul appartient de sonder les cœurs, les grâces et les lumières dont j’ai besoin pour traiter ce sujet chrétiennement. Le voici, mes chers auditeurs, renfermé dans ces trois pensées. Un cœur dont la solidité a été à l’épreuve de toute la gloire dont l’homme est capable : c’est ce qui fera le sujet de votre admiration. Un cœur dont la droiture s’est fait voir jusque dans les 350 trois états de la vie les plus malheureux, et qui y paraissaient les plus opposés ; c’est ce qui doit être le sujet de votre instruction . Un cœur dont la Religion et la piété ont éclaté dans le temps de la vie le plus important, et dans le jour du salut, qui est principalement celui de la mort : c’est ce que vous pourrez vous appliquer, pour en faire le sujet de votre imitation : et ce sont les trois parties du devoir funèbre que je vais rendre à la mémoire de Très haut, très puissant et très excellent Prince LOUIS DE BOURBON, Prince de Condé et le Premier Prince du Sang.

De quelque manière que nous jugions des choses, et quelque idée que nous nous formions du mérite des Princes, ne nous flattons pas Chrétiens, il est rare de trouver un vrai mérite, et plus rare encore d’y trouver un mérite parfait ; et souverainement rare, ou plutôt rare jusqu’au prodige d’y trouver tous les genres de mérite rassemblés et réunis dans un même sujet. Mais c’est, etc.




351 PANÉGYRIQUE DE TRAJAN, PAR PLINE II traduit par M. l’Abbé Esprit

MESSIEURS,
C’est avec beaucoup de sagesse que nos Ancêtres ont introduit la coutume de commencer par la Prière, non seulement les affaires qu’on doit traiter, mais aussi les discours qu’on prononce : parce que les hommes ne sauraient rien entreprendre comme il faut, sans le conseil et l’assistance des Dieux immortels.

Cette coutume par qui doit-elle être plutôt observée, que par un Consul ? Et quand est-ce que nous devons la suivre plus religieusement, que dans les occasions où les ordres du Sénat et de la République nous obligent à rendre des actions de grâces au meilleur Prince de la terre ?

En effet, les Dieux peuvent-ils nous faire un présent plus magnifique, que de 352 nous donner un Empereur vertueux, et qui leur soit parfaitement semblable ? Aussi l’on ne saurait douter qu’ils n’aient élevé notre Prince à l’Empire, quand même on douterait encore si la fortune, ou quelque divinité, dispose de la souveraine puissance : car il n’y est point parvenu par une secrète force du destin ; Jupiter l’a choisi publiquement devant ses autels, et dans un lieu où il n’est pas moins présent et visible que dans le ciel même.

Souverain Maître des Dieux, qui avez fondé cet Empire, et qui le conservez maintenant ; la raison et la piété m’obligent à vous demander les lumières dont j’ai besoin pour ne rien dire qui ne soit digne d’un Consul, du Sénat, et du Prince ; que la liberté dont nous jouissons, la bonne foi et la vérité paraissent dans tout mon discours, et que le remerciement que je dois faire, soit d’autant moins suspect de flatterie, qu’elle est inutile dans le sujet que je traite.

En effet, non seulement un Consul, mais chaque citoyen en particulier, doit éviter de parler de notre Prince d’une manière qui puisse faire croire qu’on eût pu dire d’un autre Empereur ce qu’on dit de lui. C’est pourquoi bannissons de nos discours tout ce que la crainte nous inspi353 rait, changeons de langage, nous avons changé de fortune et ne disons point en public de notre Empereur les mêmes choses que nous disions des autres, puisque nous ne parlons pas de lui en secret, comme nous parlions de ses prédécesseurs : que la diversité de nos discours marque visiblement la diversité des temps, et que la modération que je garderai dans cette action de grâces, fasse connaître à la Postérité pour quel Prince, et en quelle occasion elle a été faite.

Ce n’est plus le temps de flatter l’Empereur jusqu’à le mettre au rang des Dieux ; nous ne parlons point, ni d’un Tyran, ni d’un Maître, mais d’un Citoyen et d’un Père : il se regarde comme un simple Sénateur ; mais il ne s’élève jamais davantage que lorsqu’il croit être dans un rang égal au nôtre, et il se souvient également et qu’il est homme, et qu’il commande à des hommes.

Connaissons donc les biens dont il nous a comblés, montrons que nous les méritons en nous en servant, et pensons en même temps si c’est rendre une plus fidèle obéissance aux Princes de se réjouir plutôt de la servitude que de la liberté des citoyens.

Le peuple même rend justice aux Em354 pereurs qui ont du mérite. S’il avait loué auparavant la beauté de Domitien , il célèbre maintenant la magnanimité de Trajan  ; et comme il s’écriait sur la voix et sur le geste de Néron , il s’écrie sur la piété, sur la modération et sur la clémence de notre Prince.

Que ne disons-nous pas nous-mêmes sur son sujet ? Ne louons-nous point d’un commun accord, tantôt sa sagesse, tantôt sa douceur, et tantôt sa tempérance, selon que l’amour et la joie nous l’inspirent ? Qu’y a-t-il de plus digne du Sénat et des citoyens, que le titre de Très Bon, que nous avons ajouté à tous les autres qu’il avait reçus de nous, et que l’arrogance de ces prédécesseurs lui a rendu propre ?

Aussi rien n’est si juste ni si ordinaire dans la République, que de publier que nous sommes heureux, et qu’il est heureux lui-même : nous le prions tour à tour, qu’il continue à faire ce qu’il fait, et qu’il écoute les louanges que nous lui donnons, comme des choses que nous ne dirions point s’il ne les avait point méritées.

Mais lorsque nous lui faisons cette prière, les larmes et la pudeur se répandent sur son visage, car il connaît, et même il 355 sent que ces paroles s’adressent à lui-même, et non à l’Empereur.

Il faut donc que chaque particulier garde dans les éloges médités, la même modération que nous avons tous gardée en le louant dans les premiers mouvements de notre zèle, et que nous soyons persuadés que le plus sûr moyen de plaire à l’Empereur en le remerciant, est d’imiter les acclamations publiques, où l’esprit n’a pas le temps de se concerter, et de déguiser ses pensées.

Pour moi, je tâcherai d’accommoder mon discours à la modestie de l’Empereur ; et je ne m’appliquerai pas moins à choisir des louanges qu’il puisse écouter sans peine, qu’à faire réflexion sur tout ce que nous devons à sa vertu.

Voici, Messieurs, une chose bien glorieuse, et qui n’a point d’exemple : étant sur le point de rendre grâces à notre Prince, je crains bien moins qu’il trouve son éloge trop court, que je ne crains qu’il le trouve trop étendu : voilà tout le soin, voilà toute la difficulté qui me gêne. Car vous voyez bien, Messieurs, qu’il est aisé de faire des remerciements à un Empereur qui les mérite.

En effet, lorsque je parlerai de sa douceur, de sa frugalité, de sa clémence, de 356 sa libéralité, de sa bonté, de sa continence, de sa vigilance et de son courage, je ne crains pas qu’il s’imagine que je lui reproche adroitement son orgueil, sa magnificence excessive, sa cruauté, son avarice, son envie, sa volupté, sa paresse et sa lâcheté : je ne crains pas même que je lui déplaise, ou que je lui sois agréable, selon qu’il trouvera mon discours, ou trop vide, ou suffisamment rempli ; car je prends garde que les Dieux mêmes sont plus touchés de l’innocence et de la sainteté, que des Prières méditées de leurs adorateurs ; et que celui qui paraît devant leurs autels avec une intention pure, leur est beaucoup plus agréable que celui qui les invoque avec des paroles étudiées.

Mais il est temps d’obéir à l’arrêt du Sénat, qui a fondé sur l’utilité publique la coutume de remercier les Princes par l’organe d’un Consul, afin que les bons reconnussent les bonnes actions qu’ils faisaient, et les méchants celles qu’ils devaient faire.

On doit d’autant moins manquer à ce devoir envers notre Empereur, qu’il ôte aux particuliers la liberté de faire son éloge, et que même il n’écouterait point les louanges que la République lui destine, s’il croyait qu’il lui fût permis de s’imposer une loi contraire à celle du Sénat.

357 Oui, César Auguste deux choses montrent également combien vous êtes modeste ; l’une, de souffrir qu’on vous loue ici ; l’autre, de le défendre ailleurs. Vous ne vous êtes point attiré cet honneur, le Sénat et la République vous le rendent de leur propre mouvement ; vous gênez vos inclinations en faveur des nôtres ; et bien loin que vous nous ayez imposé la nécessité de publier vos bienfaits, c’est nous qui vous forçons d’en écouter le récit.

Messieurs j’ai souvent appliqué mon esprit à rechercher toutes les qualités nécessaires à celui qui tiendrait sous son Empire la terre et la mer, et qui serait le souverain arbitre de la paix et de la guerre : mais quoiqu’un tel Prince, qui mériterait de jouir d’une puissance égale à celle des Dieux, soit l’ouvrage de mon imagination, je ne conçois rien de semblable non pas même en idée et selon mes désirs, à l’Empereur que nous voyons. Quelqu’un de ceux qui l’ont précédé s’est acquis une réputation éclatante dans la guerre, mais il l’a perdue dans la paix : un autre s’est rendu recommandable par la Magistrature, mais il ne s’est point signalé par les armes  : celui-là s’est fait respecter par sa cruauté, celui-ci s’est fait aimer par sa clémence : l’un s’est décrié dans 358 la suprême puissance, après avoir rempli parfaitement toutes les obligations domestiques, l’autre a perdu dans le gouvernement de sa Famille, la gloire qu’il avait acquise dans les pénibles fonctions de l’Empire, enfin il n’y en a pas un seul jusqu’ici qui n’ait flétri ses vertus par quelque vice.

Mais il n’en est pas ainsi de notre Empereur. Que toutes les vertus sont bien unies en sa personne ! Y a-t-il quelque sorte de gloire qu’il n’ait acquise, et de louange qu’il n’ait méritée ? Voyez si pour être gai et facile, il en est moins sévère et moins grave, et si la douceur diminue quelque chose de sa Majesté ? Mais la force de son corps, sa taille, sa mine, et ces marques de vieillesse dont les Dieux ont orné sa chevelure avant le temps, afin de relever la Majesté de sa personne, ne feraient-elles pas distinguer en tous lieux notre Empereur des autres hommes ?

Celui que les Citoyens ont élevé, non dans le désordre des guerres étrangères et civiles, mais dans la paix : celui que l’adoption et les Dieux fléchis enfin par nos prières ont mis sur le trône, ne pouvait être moins accompli. Eut-il été juste Messieurs qu’il n’y eût point eu de différence, etc.




359 EXTRAIT D’UNE LETTRE DE M. DE VOITURE, OÙ IL FAIT L’ÉLOGE DE MONSIEUR LE CARDINAL DE RICHELIEU

Je ne suis pas de ceux qui ayant dessein, comme vous dites, de convertir des Éloges en brevets, font des miracles de toutes les actions de Monsieur le Cardinal, et portent ses louanges au-delà de ce que peuvent et doivent aller celles des hommes ; et à force de vouloir trop faire croire de bien de lui, n’en disent que des choses incroyables. Mais aussi n’ai-je pas cette basse malignité de haïr un homme à cause qu’il est au-dessus des autres, et je ne me laisse pas emporter aux affections ni aux haines publiques, que je sais être quasi toujours fort injustes. Je le considère avec un jugement que la passion ne fait pencher, ni d’un côté, ni d’autre : et je le vois des mêmes yeux dont la Postérité le verra. Mais lorsque dans deux cents ans, ceux qui viendront après 360 nous, liront dans notre histoire, que le Cardinal de Richelieu a démoli La Rochelle, et abattu l’hérésie ; et que par un seul traité, comme par un coup de rets, il a pris trente ou quarante de ses Villes pour une fois : lorsqu’ils apprendront que du temps de son ministère les Anglais ont été battus et chassés, Pignerol conquis, Casal secouru, toute la Lorraine jointe à cette Couronne, la plus grande partie de l’Alsace mise sous notre pouvoir, les Espagnols défaits à Veillane et aux Avins , et qu’ils verront que tant qu’il a présidé à nos affaires, la France n’a pas un voisin sur lequel elle n’ait gagné des places ou des batailles : s’ils ont quelque goutte de sang Français dans les veines, et quelque amour pour la gloire de leur pays, pourront-ils lire ces choses sans s’affectionner à lui ? Et à votre avis l’aimeront-ils ou l’estimeront-ils moins, à cause que de son temps les rentes sur l’hôtel de Ville se seront payées un peu plus tard, ou que l’on aura mis quelques nouveaux Officiers dans la Chambre des Comptes ? Toutes les grandes choses coûtent beaucoup ; les grands efforts abattent, et les puissants remèdes affaiblissent. Mais si l’on doit regarder les États comme immortels, et y considérer les commodités à venir, comme 361 présentes, comptons combien cet homme que l’on dit qui a ruiné la France , lui a épargné de millions par la seule prise de La Rochelle, laquelle d’ici à deux mille ans, dans toutes les Minorités des Rois, dans tous les mécontentements des Grands, et dans toutes les occasions de révolte, n’eût pas manqué de se rebeller, et nous eût obligé à une éternelle dépense. Ce Royaume n’avait que deux sortes d’ennemis qu’il dût craindre, les Huguenots et les Espagnols. Monseigneur le Cardinal entrant dans les affaires, se mit dans l’esprit de ruiner tous les deux. Pouvait-il former de plus glorieux ni de plus utiles desseins ? Il est venu à bout de l’un, et n’a pas achevé l’autre. Mais s’il eût manqué au premier, ceux qui crient à cette heure, que ç’a été une résolution téméraire, hors de temps, et au-dessus de nos forces, que de vouloir attaquer et abattre celles d’Espagne, et que l’expérience l’a bien montré, n’auraient-ils pas condamné de même le dessein de perdre les Huguenots ? N’auraient-ils pas dit qu’il ne fallait pas recommencer une entreprise où trois de nos Rois avaient manqué, et à laquelle le feu Roy n’avait osé penser ? Et n’eussent-ils pas conclu, aussi faussement qu’ils font en cette autre affaire ; que la chose n’était pas faisable, 362 à cause qu’elle n’avait pas été faite ? Mais jugeons, je vous supplie, s’il a tenu à lui, ou à la fortune, qu’il ne soit venu à bout de ce dessein. Considérons quel chemin il a pris pour cela, quels ressorts il a fait jouer. Voyons s’il s’en est fallu beaucoup qu’il n’ait renversé ce grand arbre de la Maison d’Autriche , et s’il n’a pas ébranlé jusqu’aux racines ce tronc, qui de deux branches couvre le Septentrion et le Couchant, et qui donne de l’ombrage au reste de la Terre. Il fut cherché jusque sous le Pôle, ce Héros qui semblait destiné à y mettre le fer, et à l’abattre. Il fut l’esprit mêlé à ce foudre, qui a rempli l’Allemagne de feu et d’éclairs, et dont le bruit a été entendu par tout le monde. Mais quand cet orage fut dissipé, et que la fortune en eut détourné le coup, s’arrêta-t-il pour cela ? et ne mit-il pas encore une fois l’Empire en plus grand hasard qu’il n’avait été par les pertes de la bataille de Leipzig, et de celle de Lützen  ? Son adresse et ses pratiques nous firent avoir tout d’un coup une armée de quarante mille hommes dans le cœur de l’Allemagne, avec un Chef qui avait toutes les qualités qu’il faut pour faire un changement dans un État. Que si le Roi de Suède s’est jeté dans le péril plus avant que ne devait un homme 363 de ses desseins et de sa condition, et si le Duc de Friedland, pour trop différer son entreprise, l’a laissée découvrir ; charmer la balle qui a tué celui-là au milieu de sa victoire, ou rendre celui-ci impénétrable aux coups de pertuisane ? Que si ensuite de tout cela, pour achever de perdre toutes choses, les Chefs qui commandaient l’armée de nos Alliés devant Nördlingen donnèrent la bataille à contretemps, était-il au pouvoir de Monsieur le Cardinal étant à deux cents lieues de là, de changer ce conseil, et d’arrêter la précipitation de ceux qui pour un Empire (car c’était le prix de cette victoire) ne voulurent pas attendre trois jours ? Vous voyez donc, que pour sauver la Maison d’Autriche, et pour détourner ses desseins, que l’on dit à cette heure avoir été si téméraires, il a fallu que la fortune ait fait depuis trois miracles, c’est-à-dire, trois grands événements, qui vraisemblablement ne devaient pas arriver, la mort du Roi de Suède, celle du Duc de Friedland, et la perte de la bataille de Nördlingen . Vous me direz qu’il ne se peut pas plaindre de la fortune pour l’avoir traversé en cela, puisqu’elle l’a servi, si fidèlement dans toutes les autres choses ; que c’est elle qui lui a fait prendre des places, sans qu’il en 364 eût jamais assiégé auparavant ; qui lui a fait commander heureusement des armées, sans aucune expérience ; qui l’a mené toujours comme par la main, et sauvé d’entre les précipices où il était jeté ; et enfin qui l’a fait souvent paraître hardi, sage et prévoyant. Voyons-le donc dans la mauvaise fortune ; et examinons s’il y a eu moins de hardiesse, de sagesse et de prévoyance. Nos affaires n’allaient pas trop bien en Italie ; et comme c’est le destin de la France de gagner des batailles, et de perdre des armées, la nôtre était fort dépérie depuis la dernière victoire qu’elle avait emportée sur les Espagnols. Nous n’avions guère plus de bonheur devant Dole , où la longueur du siège nous en faisait attendre une mauvaise issue ; quand on sut que les ennemis étaient entrés en Picardie  ; qu’ils avaient pris d’abord La Capelle, Le Catelet et Corbie  ; et que ces trois Places, qui les devaient arrêter plusieurs mois, les avaient à peine arrêtés huit jours. Tout est en feu jusque sur les bords de la rivière d’Oise . Nous pouvons voir de nos faubourgs la fumée des villages qu’ils nous brûlent. Tout le monde prend l’alarme, et la capitale Ville du Royaume est en effroi. Sur cela on a avis de Bourgogne que le siège de Dole était levé ; et de Saintonge, qu’il y a 365 quinze mille Paysans révoltés, qui tiennent la Campagne ; et que l’on craint que le Poitou et la Guyenne ne suivent cet exemple. Les mauvaises nouvelles viennent en foule ; le Ciel est couvert de tous côtés ; l’orage nous bat de toutes parts, et il ne nous luit pas de quelque endroit que ce soit, un rayon de bonne fortune. Dans ces ténèbres Monsieur le Cardinal a-t-il vu moins clair ? a-t-il perdu la Tramontane ? durant cette tempête n’a-t-il pas toujours tenu le gouvernail d’une main, et la boussole de l’autre ? S’est-il jeté dans l’esquif pour se sauver ? Et si le grand vaisseau qu’il conduisait, avait à se perdre, n’a-t-il pas témoigné qu’il y voulait mourir devant tous les autres ? Est-ce la fortune qui l’a tiré de ce labyrinthe, ou si ç’a été sa prudence, et sa magnanimité ? Nos ennemis sont à quinze lieues de Paris, et les siens sont dedans. Il a tous les jours avis, que l’on y fait des pratiques pour le perdre. La France et l’Espagne, par manière de dire, sont conjurées contre lui seul. Quelle contenance a tenu parmi tout cela cet homme que l’on disait qui s’étonnerait au moindre mauvais succès, et qui avait fait fortifier Le Havre pour s’y jeter à la première mauvaise fortune ? Il n’a pas fait une démarche en arrière pour cela. Il a songé 366 aux périls de l’État, et non pas aux siens ; et tout le changement que l’on a vu en lui durant ce temps, est, de deux cents Gardes, il se promena tous les jours, suivi seulement de cinq ou six Gentilshommes. Il faut avouer qu’une adversité soutenue de si bonne grâce, et avec tant de force, vaut mieux que beaucoup de prospérité et de victoires. Il ne me sembla pas si grand ni si victorieux le jour qu’il entra dans La Rochelle, qu’il me le parut alors : et les voyages qu’il fit de sa maison à l’Arsenal me semblent plus glorieux pour lui, que ceux qu’il a faits de là les monts, et desquels il est revenu avec Pignerol et Suse. Ouvrez donc les yeux, je vous supplie, à tant de lumière. Ne haïssez pas plus longtemps un homme qui est si heureux à se venger de ses ennemis : et cessez de vouloir du mal à celui qui le sait tourner à sa gloire, et qui le porte si courageusement. Quittez votre parti devant qu’il vous quitte, aussi bien une grande partie de ceux qui haïssaient Monsieur le Cardinal se sont convertis par le dernier miracle qu’il vient de faire. Et si la guerre peut finir, comme il y a apparence de l’espérer, il trouvera moyen de gagner bientôt tous les autres. Étant si sage qu’il est, 367 il a connu, après tant d’expérience, ce qui est de meilleur : et il tournera ses desseins à rendre cet État le plus florissant de tous, après l’avoir rendu le plus redoutable. Il s’avisera d’une sorte d’ambition qui est plus belle que toutes les autres, et qui ne tombe dans l’esprit de personne : de se faire le meilleur et le plus aimé d’un Royaume, et non pas le plus grand et le plus craint. Il connaît que les plus nobles et les plus anciennes conquêtes sont celles des cœurs et des affections ; que les lauriers sont des plantes infertiles, qui ne donnent au plus que de l’ombre, et qui ne valent pas les moissons et les fruits dont la paix est couronnée. Il voit qu’il n’y a pas tant de sujet de louange à étendre de cent lieues les bornes d’un Royaume, qu’à diminuer un sol de la taille ; et qu’il y a moins de grandeur et de véritable gloire à défaire cent mille hommes, qu’à en mettre vingt millions à leur aise et en sûreté. Aussi ce grand esprit qui n’a été occupé jusqu’à présent qu’à songer aux moyens de fournir aux frais de la guerre, à lever de l’argent et des hommes, à prendre des Villes, et à gagner des batailles, ne s’occupera désormais qu’à rétablir le repos, la richesse, et l’abondance. Cette même tête qui nous a enfanté Pallas armée, nous la rendra, avec 368 son olive, paisible, douce, et savante et suivie de tous les Arts qui marchent d’ordinaire avec elle. Il ne se fera plus de nouveaux Édits, que pour régler le luxe, et pour rétablir le commerce. Ces grands Vaisseaux qui avaient été faits pour porter nos armes au-delà du détroit, ne serviront qu’à conduire nos marchandises, et à tenir la mer libre ; et nous n’aurons plus la guerre qu’avec les Corsaires. Alors les ennemis de Monsieur le Cardinal ne sauront plus que dire contre lui, comme ils n’ont su que faire jusqu’à cette heure. Alors les Bourgeois de Paris seront ses Gardes ; et il reconnaîtra combien il est plus doux d’entendre ses louanges dans la bouche du peuple, que dans celles des Poètes. Prévenez ce temps-là, je vous conjure, et n’attendez pas à être de ses amis jusqu’à ce que vous y soyez contraint. Que si vous voulez demeurer dans votre opinion, je n’entreprends pas de vous l’arracher par force. Mais aussi ne soyez pas si injuste, que de trouver mauvais que j’aie défendu la mienne : et je vous promets que je lirai volontiers tout ce que vous m’écrirez, quand les Espagnols auront repris Corbie.

Je suis, etc.




369 LETTRE DE PLINE LE JEUNE, À GALLUS  : où il décrit une de ses Maisons de Campagne

VOUS vous étonnez que mon Laurentinum ou mon Laurens, si vous voulez, me plaise si fort ? vous cesserez de vous en étonner quand vous connaîtrez les agréments de cette Maison de campagne, la commodité de sa situation et l’étendue du rivage où elle est placée. Elle n’est éloignée de Rome que de dix-sept mille, en sorte qu’on peut y aller après avoir employé tout le jour à ses affaires. On y va par plus d’un chemin, car la voie Laurentine et la voie d’Ostie mènent au même endroit, mais il faut laisser la première à la quatorzième pierre, et l’autre à la onzième. L’une et l’autre aboutit à un chemin sablonneux, fâcheux et long pour les voitures ; mais doux et court pour ceux qui vont à Cheval. À droite et à gauche la vue est diversifiée ; car tantôt le chemin 370 se rétrécit par les bois que l’on rencontre, tantôt il s’élargit en passant dans des prés spacieux où se voient plusieurs troupeaux de moutons, plusieurs chevaux et plusieurs bœufs, et qui lorsque l’hiver a quitté les montagnes, s’embellissent par les herbes nouvelles, et par la douce chaleur du Printemps. La maison est commode et n’est pas d’un grand entretien, on rencontre d’abord un vestibule simple et modeste, mais non pas chétif et mesquin, et ensuite une galerie ayant la figure de la lettre O, ces deux pièces renferment une cour petite à la vérité, mais agréable, ce sont des réduits fort commodes contre le mauvais temps, car ils sont défendus par des vitrages [ p ] et encore mieux par des bâtiments qui en sont fort proches. Entre ces bâtiments, il y a une cour fort gaie, et tout auprès une assez belle salle à manger, qui s’étend le long du rivage, et qui lorsque le vent d’Afrique agite un peu la mer, en est baignée par les dernières de ses vagues, rompues et affaiblies. Elle a de tous côtés de grandes portes ou des fenêtres aussi grandes que les portes, ainsi et à droite et à gauche et par le devant elle regarde com371 me trois différentes mers, et par l’autre elle voit la cour, la galerie, la place, une autre galerie, le vestibule, des forêts et des montagnes éloignées ; à la gauche de cette salle il y a une grande chambre à coucher un peu plus retirée, ensuite une moins grande qui reçoit le Soleil levant par une de ses fenêtres, et le Soleil couchant par l’autre, cette chambre voit aussi la mer sous ses fenêtres d’un peu plus loin véritablement, mais avec plus de tranquillité. Entre cette chambre et la salle à manger, est un réduit qui reçoit le soleil à plein, et qui en redouble la chaleur, c’est un lieu bon pour l’hiver, et qui sert aussi à mes gens pour y faire leurs exercices ; on n’y entend aucun vent, hors ceux qui rendent le temps couvert, et qui chassent la sérénité du Ciel avant que de rendre le lieu inutile en le refroidissant. À ce réduit est joint une chambre voûtée dont les fenêtres voient tout le cours du soleil, le long des murs de cette chambre sont des Armoires qui forment une espèce de bibliothèque, où il y a des livres, non pas tant pour être lus de suite, que pour être parcourus à diverses reprises. Tout auprès est un lieu pour dormir, avec un passage entre deux, qui étant suspendu et garni de planches, tempère la chaleur qu’il a reçue d’une manière qui la rend plus saine, et 372 la distribue de tous côtés. Le reste de cette aile de bâtiment sert à loger les valets, et les affranchis, en sorte pourtant qu’il s’y trouve quelques pièces assez propres pour y loger des Étrangers. Dans l’autre aile il y a une chambre très propre et très polie, ensuite une grande chambre, ou une salle à manger qui est fort éclairée et du soleil et de la mer. Ensuite est une chambre avec son antichambre bonne pour l’été à cause de son exhaussement, et bonne pour l’hiver à cause des vitrages dont elle est fermée ; car elle est à l’abri de tous les vents. À cette chambre se joint une autre chambre avec son antichambre, par le mur qui leur est commun. Ensuite est le lieu des bains d’eau fraîche, grand et spacieux. Des murs des deux côtés sortent deux cuves en demi-rond assez grandes pour nager s’il en prenait envie, tout auprès est le lieu des parfums et des cassolettes et le fourneau du bain. Ensuite sont deux cabinets plus propres que magnifiques, qui touchent à un grand bain d’eau chaude, d’une beauté admirable, d’où ceux qui y nagent voient la mer. Non loin de là est un jeu de paume exposé à la grande chaleur du Soleil couchant. Là s’élève une Tour dans laquelle il y a deux salles en bas, et autant au-dessus, et outre cela un lieu à manger, qui voit la 373 pleine mer, des rivages fort étendus, et des maisons de campagne fort agréables. Il y a encore une autre Tour en laquelle est une chambre où l’on voit lever et coucher le Soleil. Ensuite est un grand sellier et un grenier. Au-dessous est un lieu pour manger, où l’on n’entend que le bruit de la mer, quand elle est agitée encore ne l’entend-on que quand il est affaibli et sur ses fins. On voit de là le Jardin et le promenoir dont il est entouré ; ce promenoir est ceint de buis, et où le buis finit, il l’est de romarin, car le buis, dans les endroits où il est défendu par les bâtiments, devient et se conserve admirablement vert sous un Ciel découvert et en plein vent, mais il se sèche où il est exposé à la bruine qu’envoient les vagues de la mer quoiqu’assez éloignée. Joignant ce promenoir, et en dedans est une vigne fort tendre et fort touffue qui semblerait molle et obéissante aux pieds quand même ils seraient nus. Une grande quantité de mûriers et de figuiers remplissent le jardin, cette terre est très fertile en ces sortes d’arbres, mais peu favorable pour tous les autres. La salle à manger jouit de cette vue, qui n’est pas moins agréable que celle de la mer dont elle est éloignée ; elle est entourée par derrière de deux cabinets qui ont sous leurs fenêtres le vestibule de la maison et un autre 374 jardin rustique et abondant en fruits. De là s’étend une grande grotte en forme de galerie, qui tient de la magnificence des ouvrages publics, elle a des fenêtres des deux côtés, il y en a davantage du côté de la mer que du côté du jardin et celles d’en haut sont en moins grand nombre, on les ouvre toutes quand il fait beau temps, et quand il fait vent on ouvre seulement celles du côté où l’air est tranquille. Au devant de la grotte est le lieu des exercices tout parfumé de violettes qui reçoit de la chaleur des murs de cette grotte par la réverbération du Soleil, au-delà est une cour qui reçoit le Soleil du midi et où le vent du nord n’entre point et qui a autant de froid au dehors qu’elle a de chaleur au dedans, elle arrête aussi le vent d’Afrique, ainsi elle rompt d’un côté et d’autre des vents biens différents. Voilà son agrément pendant l’hiver, lequel est encore plus grand pendant l’été, car avant midi elle tempère par son ombre le lieu des exercices, et après midi les promenoirs et la partie du jardin qui en est la plus proche ; et cette ombre tantôt plus et tantôt moins grande, tombe en divers endroits selon que le jour croît ou diminue. Pour la grotte lorsque le Soleil est le plus ardent et qu’il 375 donne à plomb sur son comble, c’est alors que sa lumière y entre le moins, et que les fenêtres étant ouvertes elle reçoit et laisse passer les zéphyrs qui empêchent que l’air n’y croupisse et ne la rende incommode et malsaine. Au devant du lieu des exercices et de la grotte est le cabinet du grand jardin : ce cabinet est mes amours et véritablement mes amours. Je l’ai bâti moi-même. Il y a dans ce cabinet une cheminée solaire [ q ] , d’un côté il regarde le lieu des exercices, de l’autre la mer et de tous côtés le Soleil ; par ses portes il voit la chambre, et par sa fenêtre il voit la grotte. Par l’endroit où il voit la mer, le mur qui le sépare de la grotte, est orné d’une architecture très élégante, ce cabinet a des vitrages et des rideaux, avec lesquels, en les ouvrant ou en les fermant on y ajoute ou on en sépare la chambre qui y est jointe ; il y a un lit et deux chaises dans ce cabinet, vers les pieds est la mer, au derrière sont des maisons de campagne et au devant des forêts, ces vues différentes ont chacune leurs fenêtres qui les distinguent et qui les confondent. La chambre destinée au repos et au sommeil, est jointe 376 à ce cabinet, on n’y entend ni le bruit des valets, ni le bruit de la mer, ni celui des vents : Les éclairs n’y entrent point, ni la lumière même à moins qu’on n’ouvre les fenêtres : ce qui rend ce réduit si tranquille est que son mur est séparé du mur du jardin par un passage, et qu’ainsi le bruit se perd et se consume dans l’espace vide qui est entredeux. Un petit fourneau est attaché à cette chambre, d’où par une petite fenêtre on prend de la chaleur selon le besoin que l’on en a. Ensuite on trouve une antichambre et une chambre qui recevaient le Soleil levant, le Soleil du midi, et une partie du Soleil couchant ; ainsi quand je me retire dans ce cabinet, il me semble n’être plus même dans mon logis : J’y prends particulièrement un grand plaisir au temps des Saturnales, lorsque le reste de la maison retentit de la débauche et des cris de joie qui se font pendant ces jours de Fête ; car alors je ne trouble point les divertissements de mes Domestiques ni eux ne troublent point mes Études : Voilà quelle en est l’utilité et quel en est l’agrément. Il y manque de l’eau de source, mais il y a des puits ou plutôt des fontaines, car l’eau est fort peu avant dans terre. La nature de ce rivage est admirable, en quelque endroit que l’on y creuse on y trouve aussitôt de l’eau et de 377 l’eau très pure, qui ne se ressent en nulle sorte de la salure de la mer, quoique très proche. Les forêts voisines fournissent du bois abondamment, la colline d’Ostie fournit les autres commodités ; le village seul pourrait suffire à un homme frugal, n’étant séparé de ma maison que par une métairie. Il y a dans ce village des bains publics : C’est une grande commodité, lorsque ne faisant que d’arriver chez soi, et que n’ayant pas dessein d’y demeurer longtemps, on ne veut pas se donner la peine de chauffer les bains de la maison. Le rivage est orné d’une grande quantité de maisons de campagne, qui de loin forment à la vue l’image de plusieurs Villes, soit que vous voguiez sur la mer, soit que vous vous promeniez sur le rivage qu’un profond calme embellit quelquefois, mais qu’un vent contraire rend le plus souvent désagréable. La mer n’y est pas assurément abondante en poissons exquis, elle a néanmoins des soles et des squilles très excellentes. Notre Métairie nous donne aussi une partie des commodités que la Terre fournit, et particulièrement du lait ; car c’est là que s’assemblent les troupeaux au retour des pâturages lorsqu’ils cherchent ou de l’eau ou de l’ombre. Trouvez-vous que j’aie de bonnes raisons pour aimer, pour cultiver et pour ha378 biter une telle retraite que vous ne pouvez pas ne point désirer à moins que vous n’aimiez la Ville avec trop de passion. Je souhaite fort qu’il vous prenne envie d’y venir, afin que ma maison joigne encore à tant et de si grands avantages qu’elle a déjà celui de vous avoir pour son Hôte,

Adieu.




379 LETTRE DE M. DE BALZAC, À MONSIEUR DE LA MOTTE AIGRON. Où il décrit sa Maison de campagne

Il fit hier un de ces beaux jours sans Soleil, que vous dites qui ressemblent à cette belle Aveugle, dont Philippe II était amoureux. En vérité je n’eus jamais tant de plaisir de m’entretenir moi-même ; et quoique je me promenasse en une campagne toute nue et qui ne saurait servir à l'usage des hommes que pour être le champ d’une bataille, néanmoins l’ombre que le Ciel faisait de tous côtés m’empêchait de désirer celle des grottes et des forêts. La paix était générale depuis la plus haute région de l’air jusque sur la face de la Terre ; l’eau de la rivière paraissait aussi plate que celle d’un Lac et si en pleine mer un tel calme surprenait pour toujours les Vaisseaux, ils ne pourraient jamais ni se sauver ni se perdre. Je vous dis ceci afin que 380 vous regrettiez un jour si heureux que vous avez perdu à la Ville, et que vous descendiez quelquefois de votre Angoulême, où vous allez du pair avec nos tours et nos clochers, pour venir recevoir les plaisirs des anciens Rois, qui se désaltéraient dans les fontaines, et se nourrissaient de ce qui tombe des arbres. Nous sommes ici en un petit rond tout couronné de montagnes, où il reste encore quelques grains de cet Or dont les premiers siècles ont été faits. Certainement quand le feu s’allume aux quatre coins de la France, et qu’à cent pas d’ici la Terre est toute couverte de troupes, les armées ennemies d’un commun consentement pardonnent toujours à notre Village, et le Printemps, qui commence les sièges et les autres entreprises de la guerre, et qui depuis douze ans a été moins attendu pour le changement des saisons, que pour celui des affaires, ne nous fait rien voir de nouveau, que des violettes et des roses. Notre Peuple ne se conserve dans son innocence, ni par la crainte des lois, ni par l’étude de la sagesse ; pour bien faire, il suit simplement la bonté de sa nature et tire plus d’avantage de l’ignorance du vice, que nous n’en avons de la connaissance de la vertu. De sorte qu’en ce Royaume de demi-lieue on ne sait ce que c’est de tromper, que les 381 oiseaux et les bêtes, et le style du Palais est une langue aussi inconnue que celle de l’Amérique, ou de quelque autre nouveau monde, qui s’est sauvé de l’avarice de Ferdinand , et de l’ambition d’Isabelle . Les choses qui nuisent à la santé des hommes ou qui offensent leurs yeux, en sont généralement bannies : Il ne s’y vit jamais de lézards ni de couleuvres, et de toutes les sortes de reptiles, nous ne connaissons que les melons et les fraises. Je ne veux pas vous faire le portrait d’une maison dont le dessin n’a pas été conduit selon les règles de l’Architecture, et dont la matière n’est pas si précieuse que le marbre et le porphyre. Je vous dirai seulement qu’à la porte il y a un bois, où en plein midi il n’y entre de jour que ce qu’il en faut pour n’être pas nuit, et pour empêcher que toutes les couleurs ne soient noires. Tellement que de l’obscurité et de la lumière il se fait un troisième temps, qui peut être supporté des yeux des malades, et cacher les défauts des femmes qui sont fardées. Les arbres y sont verts jusqu’à la racine, tant de leurs propres feuilles que de celles du lierre qui les embrasse, et pour le fruit qui leur manque, leurs branches sont chargées de Tourterelles et de Faisans en toutes les saisons de l’année : De là j’entre dans une prairie, 382 où je marche sur les tulipes et les anémones que j’ai fait mêler avec les autres fleurs, pour me confirmer en l’opinion que j’ai apportée de mes voyages, que les Françaises ne sont pas si belles que les Étrangères. Je descends aussi quelque fois dans cette vallée qui est la plus secrète partie de mon désert, et qui jusqu’ici n’avait été connue de personne. C’est un pays à souhaiter et à peindre, que j’ai choisi pour vaquer à mes plus chères occupations, et passer les plus douces heures de ma vie. L’eau et les arbres ne le laissent jamais manquer de frais et de vert : Les Cygnes qui couvraient autrefois toute la rivière, se sont retirés en ce lieu de sûreté, et vivent dans un canal qui fait rêver les plus grands parleurs, aussitôt qu’ils en approchent, et au bord duquel je suis toujours heureux, soit que je sois joyeux, soit que je sois triste. Pour peu que je m’y arrête il me semble que je retourne en ma première innocence : Mes désirs, mes craintes et mes espérances cessent tout d’un coup tous les mouvements de mon âme se relâchent ; et je n’ai point de passions, ou si j’en ai, je les gouverne comme des bêtes apprivoisées. Le soleil envoie bien de la clarté jusqu’à nous ; mais il n’y fait jamais aller de chaleur, le lieu est si bas qu’il 383 ne saurait recevoir que les dernières pointes de ses rayons, qui sont d’autant plus beaux qu’ils ont moins de force, et que leur lumière est toute pure. Mais comme c’est moi qui ai découvert cette nouvelle Terre, aussi je la possède sans compagnon, et je n’en voudrais pas faire part à mon propre frère. Partout ailleurs il n’y a pas un de nos valets qui ne soit le maître, chacun se saoule de ce qu’il aime, on passe le temps de tous côtés : et quand je vois en un endroit de l’herbe couchée par terre et des épis renversés en l’autre, je suis assuré que ce n’est ni le vent ni la grêle qui ont fait cela, mais que c’est un Berger et une Bergère. Au demeurant, par quelque porte que je sorte du logis et de quelque part que je tourne les yeux en cette agréable solitude, je rencontre toujours la Charente dans laquelle les animaux qui vont boire, voient le Ciel aussi clairement que nous faisons, et jouissent de l’avantage qu’ailleurs les hommes leurs veulent ôter. Mais cette belle eau aime tellement cette belle Terre, qu’elle se divise en mille branches et fait une infinité d’Iles et de détours afin de s’y amuser davantage, et quand elle se déborde ce n’est que pour rendre l’année plus riche, et pour nous faire prendre à la campagne ses truites et ses brochets, qui 384 valent bien les crocodiles du Nil et le faux or de toutes les rivières des Poètes . L. G. C. D. T. est venu ici quelque fois changer de félicité et laisser cette vertu sévère, cet éclat qui éblouissait tout le monde pour prendre des qualités plus douces, une majesté plus tranquille. Ce Cardinal dont le Ciel veut faire tant de choses et de qui je vous parle tous les jours après avoir perdu un frère si parfait, que s’il l’eût choisi entre tous les hommes, il n’en eût pas pris un autre ; après avoir, dis-je, fait une perte qui mérita les larmes de la Reine, vint ici chercher du soulagement et recevoir des propres mains de Dieu, qui aime le silence et qui habite la solitude, ce qui ne se trouve point dans les discours de la Philosophie, ni dans la foule du monde. Je vous apporterais d’autres exemples pour vous montrer que mon désert a été de tout temps fréquenté par des Ermites illustres, et que les traces des Princes et des grands Seigneurs sont encore fraîches dans mes allées ; mais afin de vous convier d’y venir, il me semble qu’il me suffit de vous dire que Virgile et moi vous y attendrons et que si vous vous accompagnez en ce voyage de vos Muses et de vos papiers nous n’aurons que faire pour nous entretenir des nouvelles de la Cour, ni 385 des troubles d’Allemagne . Je meure si je vis jamais rien de mieux que ce qui sort des méditations de votre esprit, et si la moindre partie de l’ouvrage que vous m’avez montré, ne vaut toute la foire de Francfort , et tous les gros livres qui nous viennent du Septentrion d’où nous vient avec eux le grand froid et la gelée. Je sais bien que Monsieur le Président de Thou , qui était aussi digne Juge de l’Éloquence latine que de la vie et de la fortune des hommes et qui nous aurait laissé une histoire parfaite, s’il en eût voulu diminuer quelque chose, faisait beaucoup de cas des gens de ce pays-là : mais sans mentir, je n’ai pu encore deviner ce qui l’obligeait d’aimer des esprit qui sont tout à fait contraires au sien, et qui ne connaissent pas seulement cette pureté Romaine, que vous recherchez avec des soins si scrupuleux, et une diligence si exacte. Vous leur ferez donc voir je m’assure et aux savants même de de-là les monts (qui pensent que tous ceux qui ne sont pas Italiens sont Scythes) de quelle façon on parlait au siècle d’Auguste, et en un temps encore éloigné de la corruption des bonnes choses. En conscience, outre la propriété des mots et la chasteté du style qui donnent tant de lumière à ce que vous écrivez, il faut avouer que vos pensées 386 sont si courageuses qu’il y a apparence que l’ancienne République en avait de telles lorsqu’elle était victorieuse du monde et que le Sénat concevait en de semblables termes, les commandements qu’il faisait aux Rois, et les réponses qu’il rendait aux Nations de la Terre. Nous en dirons davantage quand vous serez arrivé où je vous attends, et que pour des fleurs des fruits et de l’ombre que je vous prépare, vous m’apporterez toutes les richesses de l’Art et de la Nature.

À tant (pour user des termes de M. le Cardinal d’Ossat ) je vous donne le bonsoir, et vous déclare que si vous cherchez des excuses pour ne venir pas, je ne suis plus,
Le 6 Septembre 1622.
Votre, etc.




387 ÉPÎTRE DE CICÉRON À LUCCEIUS

Une certaine honte, qui tient quelque chose de la rusticité, m’a empêché jusqu’ici de vous dire à vous-même, quoique j’y aie tâché plusieurs fois, ce que je vais vous expliquer avec plus de hardiesse étant absent ; car une lettre ne rougit point.

Je brûle d’un désir extrême, et qui, comme je crois n’est point blâmable, de voir mon nom signalé dans vos écrits. Il est vrai que vous me promettez souvent de n’y pas manquer ; mais je vous prie de me pardonner si je vous importune en vous témoignant quelque empressement pour cela. Car encore que l’opinion que j’ai conçue de vos ouvrages ait toujours été fort grande, vous l’avez néanmoins surpassée, j’y ai pris un si grand plaisir, et j’en suis tellement épris que je voudrais voir incessamment mes actions recevoir l’avantage d’être écrites de votre main. Ce n’est pas seulement le désir de faire parler de moi et de m’immortaliser dans les siècles à venir qui m’y 388 porte, mais encore celui de jouir, de mon vivant, de l’autorité de votre témoignage, de cette marque de votre bienveillance et de la beauté de votre ouvrage. Je n’ignorais pas, en vous écrivant ceci, que vous étiez surchargé de plusieurs affaires que vous avez entreprises et commencées : mais voyant que vous aviez presque achevé l’histoire de la guerre d’Italie et de la guerre civile ; et vous ayant ouï dire que vous en commenciez la suite, je n’ai pas voulu m’oublier, et je vous prie de voir lequel vous trouverez plus à propos, ou d’y insérer nos actions, ou de faire un volume séparé de la conjuration de Catilina , à l’imitation de plusieurs Grecs qui en ont ainsi usé, comme Callisthène, qui de la guerre de Troie a fait un corps séparé de la suite de ses autres histoires, comme Timée qui a fait la même chose de la guerre de Pyrrhus , et Polybe de celle de Numance . Je ne vois pas que cela importe beaucoup pour mon honneur ; mais il importe pour contenter mon impatience, de ne pas attendre que vous soyez arrivé à cet endroit, et de vous faire écrire d’abord et sans délai toute cette affaire. J’y découvre encore un autre avantage, c’est que votre esprit s’étant renfermé dans les bornes d’un sujet et d’une seule personne, tout en sera plus abondant et plus 389 fleuri dans votre ouvrage.

Je n’ignore pas combien il y a d’imprudence à moi, de vous imposer d’abord une charge que vos occupations peuvent vous faire refuser, et de demander que vous me donniez des louanges. Que sera-ce si vous trouvez que je ne mérite pas d’être loué autant que je le souhaite ? Mais quiconque est devenu une fois effronté, il ne faut pas qu’il le soit à demi. C’est pourquoi, sans faire de façon je vous prie de tout mon cœur de me donner des louanges, et peut-être plus que vous ne m’en croyez devoir, sans songer aux règles de l’histoire ; et si vous sentez pour moi une forte inclination, telle que celle dont vous parlez fort agréablement dans un prologue, à laquelle vous dites que vous êtes aussi peu capable de vous laisser aller, que l’Hercule de Xénophon à la volupté, n’y résistez pas, et accordez même à notre amitié un peu plus que la vérité ne le peut permettre. Que si nous pouvons vous faire entreprendre cette matière, je m’assure qu’elle sera digne de votre éloquence. Il me semble qu’on pourra faire un petit corps d’histoire en commençant à la conjuration, jusqu’à notre retour de l’exil, où vous pourrez employer la connaissance que vous avez des changements arrivés dans la République, soit en 390 développant les causes de ces nouveautés, soit en traitant des remèdes les plus propres à ces sortes de maux ; pour cet effet vous reprendrez ce que vous croirez blâmable et vous justifierez par de bonnes raisons ce que vous approuverez : et si vous voulez parler plus librement, comme c’est votre coutume, vous remarquerez la perfidie, les surprises, et la trahison dont plusieurs ont usé envers nous.

Nos aventures vous fourniront aussi une grande variété qui ne peut être que très agréable : car il n’y a rien qui donne plus de plaisir à un Lecteur, que la diversité des temps, et les vicissitudes de la fortune, choses qui à la vérité n’étaient pas agréables quand nous les avons souffertes ; mais dont la lecture ne laissera pas d’être divertissante, car le souvenir d’une affliction passée donne de la joie quand on ne craint plus rien ; ceux mêmes qui n’ont point souffert, et qui considèrent les malheurs d’autrui, sans en rien sentir, trouvent quelque douceur dans la compassion qu’ils en ont. Peut-on en lisant la généreuse mort d’Épaminondas à Mantinée , ne ressentir pas du plaisir en même temps qu’on est touché de commisération, quand on voit qu’il ne se fit tirer le fer qui était demeuré dans sa plaie, que lorsqu’ayant 391 demandé où était son bouclier, on lui eut répondu qu’il n’était point entre les mains des ennemis ; afin de pouvoir, malgré la douleur de sa blessure, mourir glorieux et content. De qui l’esprit n’est-il pas attentif en lisant l’exil et le retour de Thémistocle  ? En effet, la lecture des Annales toutes simples ne nous touche guère plus que celle d’un Calendrier, mais les douteuses et diverses aventures d’un grand homme causent toutes sortes de mouvements, elles donnent de l’admiration, du désir, de la joie, du déplaisir, de l’espérance et de la crainte ; et si tout cela se termine par une issue notable, l’esprit se saoule, pour ainsi dire, du plaisir qu’il trouve à cette lecture. C’est ce qui me fait davantage désirer de vous voir prendre la résolution de détacher du corps de votre Histoire , cette espèce de fable de nos aventures, car je puis l’appeler ainsi, puisqu’elle contient différents actes joués à plusieurs reprises, et par plusieurs motifs. Je ne crains pas que vous me soupçonniez d’une flatterie intéressée, quand je vous témoigne souhaiter d’être plutôt loué de vous que des autres, car vous n’êtes pas homme qui ignoriez ce que vous êtes, et qui ne sachiez bien que ceux qui ne vous admirent pas, sont, à plus juste titre des 392 envieux, que ceux qui vous louent, ne sont des flatteurs. D’ailleurs je ne suis pas si fou que de prétendre tirer une gloire immortelle de celui qui en me louant ne s’en acquerrait pas une semblable par la beauté de son ouvrage.

Ainsi Alexandre n’avait pas donné à Apelle le privilège de le peindre, et à Lysippe celui de faire ses statues et ses médailles pour leur faire plaisir ; mais parce qu’il était dans cette pensée, que l’excellence de leur Art, en leur apportant de la gloire, lui en apporterait encore davantage. Cependant ces ouvriers ne donnaient que la représentation de son corps à ceux qui ne le connaissaient pas, et quand ils n’auraient point fait de ces images, les grands hommes qu’ils ont représentés n’en seraient pas moins illustres ni moins célèbres. Agésilas de Sparte n’est pas moins honoré, lui qui ne voulut jamais permettre qu’on fit son portrait, ou qu’on lui dressât des statues, que ceux qui se sont mis en peine de ces sortes d’honneurs, car le seul petit livre de Xénophon qui a traité de ses vertus lui a plus donné de gloire, que tous les autres n’en ont reçu de toutes leurs images et de toutes leurs statues. Si vous me faites donc cette faveur de me donner place dans vos écrits, j’en aurai bien plus de satisfaction 393 d’esprit, et j’en croirai ma mémoire bien plus honorée, que si tous les autres Écrivains faisaient pour moi la même chose. Car outre l’avantage de la beauté du style qui de votre part ne me manquera non plus qu’elle manqua à Timoléon de la part de Timée , ou à Thémistocle de la part d’Hérodote , je serai encore appuyé de l’autorité d’une personne très illustre et très considérable qui a fait approuver sa conduite dans les plus grandes et les plus importantes affaires de l’État : de sorte que je ne trouve pas seulement une louange écrite en beaux termes, pareille à celle qu’Alexandre disait avoir été donnée à Achille par Homère : mais j’ai encore le grave témoignage d’un homme très illustre car j’aime l’ Hector de Naevius qui ne dit pas seulement qu’il a de la joie d’être loué, mais qui ajoute encore, d’être loué de la bouche d’un homme louable . Que si vous ne m’accordez pas cette grâce ; c’est-à-dire, si quelque occasion vous en empêche (car je ne crois pas que vous me puissiez rien refuser) je serai peut-être contraint de faire ce qu’on reprend souvent dans les autres, d’écrire de moi-même, à l’exemple pourtant de plusieurs grands hommes qui l’ont fait. Mais comme vous savez, il y a des inconvénients ; on est obligé par nécessité d’écrire de soi avec plus de retenue 394 qu’on ne ferait d’un autre, quand on rencontre une action digne de louange ; et si on trouve quelque chose à blâmer, il la faut passer. Outre ces incommodités, il y en a d’autres ; c’est qu’on est moins croyable, on a moins d’autorité, et on est enfin repris de plusieurs qui disent que l’on est plus effronté que les Trompettes des jeux publics, qui après avoir couronné les autres vainqueurs, et après les avoir nommés à haute voix, ayant eux-mêmes à recevoir la couronne qu’ils ont méritée prient avant la fin des jeux un autre Trompette de le faire, de peur d’être obligés de se publier eux-mêmes vainqueurs. C’est ce que nous avons envie d’éviter, et que nous éviterons si vous vous chargez de notre affaire, de quoi je vous prie bien fort. Et pour vous ôter tout sujet de vous étonner de ce que je vous prie avec tant de chaleur, et que j’emploie même tant de paroles à la prière que je vous fais, comme si vous ne m’aviez pas promis bien des fois d’écrire exactement toutes les intrigues de l’histoire de notre temps, il faut que je vous avoue que j’ai une extrême envie de vous voir venir à l’exécution, comme je vous ai dit d’abord, soit que la promptitude de mon naturel en soit la cause, soit que nous désirions d’être connus de notre vivant 395 par vos livres, et de goûter encore en vie la douceur de la gloire qu’ils nous apporteront. Je vous prie de m’écrire là-dessus ce que vous voulez faire, si cela ne vous incommode point. Car si vous entreprenez l’affaire, je vous fournirai des mémoires de tout, si vous la remettez à un autre temps, je vous parlerai quand nous nous verrons. Cependant vous ne cesserez point de travailler, vous polirez ce que vous avez commencé, et vous nous aimerez.

Adieu.




396 LETTRE DE M. DE BALZAC AU CARDINAL DE RICHELIEU

MONSEIGNEUR

Je suis aussi glorieux de la Lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire, que si l’on m’avait érigé mille statues, et que je fusse assuré par une autorité infaillible, de l’excellence de mes Ouvrages. Certainement d’être loué d’un homme que notre Siècle oppose à toute l’Antiquité, et sur la sagesse duquel Dieu pourrait se reposer du gouvernement de toute la Terre, c’est une faveur que je ne pouvais souhaiter sans présomption, et que je ne sais encore si j’ai reçue ou si j’ai songée. Mais s’il est vrai que mes yeux ne me trompent point, et que ce soit vous qui me donniez votre voix qui a été choisie de toute la France pour porter ses prières au Roi, et du Roi même pour envoyer ses commandements dans les Villes et dans les armées. Je vous l’avoue, Monseigneur, que vous m’avez déjà payé de tous les services que je vous puis jamais 397 rendre, et que je suis un ingrat si je me plains jamais de ma fortune. En effet, puisque les biens, et les honneurs de ce monde sont d’ordinaire ou l’héritage des sots, ou même la récompense du vice, et qu’il n’y a que l’estime et la louange qui soient réservées à la vertu, ne dois-je pas être très satisfait de recevoir de votre bonté le même prix que les Conquérants attendent de leurs victoires, et tout ce que vous pourriez vous-même espérer de vos grandes et immortelles actions, s’il y avait un autre Cardinal de Richelieu pour en rendre témoignage. Mais, Monseigneur, c’est une chose qui manquera toujours à votre gloire : car quand par votre seule présence vous aurez apaisé les esprit d’une Multitude irritée ; quand par vos puissantes raisons vous aurez porté tous les Princes Chrétiens à mettre en liberté le pays de Jésus-Christ, et à entreprendre la guerre sainte ; quand vous aurez gagné à l’Église des peuples entiers, tant par la force de votre exemple, que par celle de votre doctrine, qui est-ce qui pourra vous donner la réputation que vous méritez ? Et où trouverez-vous pour les merveilles de votre vie un tel témoin que j’ai de mes veilles et de mes études ? Je ne saurais m’empêcher de le redire, et 398 ma joie est trop juste pour être secrète. Est-il possible que ce grand Esprit à qui Dieu n’a point donné de bornes, et qui a été appelé dès le commencement de sa jeunesse pour persuader les Rois, pour instruire les Ambassadeurs et se faire écouter des vieillards qui avaient été de quatre règnes ; est-il possible, dis-je, que celui-là m’estime en l’estime duquel tous nos ennemis s’accordent ? et il n’y a parmi les hommes ni de parti contraire, ni de diversité de créance. Si je prétendais de troubler le Royaume, je chercherais le consentement des mauvais esprit, et j’aurais besoin de la faveur de toutes sortes de gens, si je voulais acquérir du crédit dans un État populaire. Mais il est vrai, Monseigneur, que je n’ai jamais aimé ni la confusion, ni le désordre ; et mon dessein a été de tout temps de plaire à peu de personnes. Puisque vous vous êtes déclaré en ma faveur, et que vous emportez après vous la plus saine partie de la Cour, je laisse volontiers errer tous les autres avec les Turcs et les Infidèles qui font le plus grand nombre des hommes. Toutefois, Monseigneur, je ne puis m’imaginer qu’il y ait encore quelqu’un si amoureux de soi-même, ni si persuadé dans son opinion, qui ne se convertisse dans la Lettre que vous m’avez fait 399 l’honneur de m’écrire, et qui n’acquiesce à la fin à votre grand jugement. Et s’il est certain que la vérité même ne serait pas assez forte contre vous, il n’y a point de doute que le parti dont vous serez tous deux, doit être suivi de tout le monde. Je me repose donc sur ce fondement ; et quelques ennemis que me fasse la réputation que vous m’avez donnée, sachant ce que vous pouvez, et qui vous êtes, je ne me mets plus en peine de mon intérêt, puisqu’il est devenu votre cause,

c’est
MONSEIGNEUR,
Votre très humble, etc.




400 FAUTES À CORRIGER

Page 13. ligne 16. du Lucien, lisez de Lucien. pag.19. ligne 10. bigarement, lisez bigearement. p. 48. l. 3. Thuridide, l. Thucidide. p 41. l. 2. le premier, l. le septiéme. p. 66. l. 20. ou on en est, l. ou on est. p. 72. l. 14. de pied, l. de piez. p. 169. l. 8. s’il vous vous plaît, l. s’il vous plaît. p 123. l. 11. ni, l. n’y. p. 227. l. 17. donnent, l. donne. p. 229. l. 4. quinder, l. guinder. p. 262. l. 10. et les Auditeurs, l. et la plupart des Auditeurs. p. 278. l. 12. le, l. l’a. p. 279. au bas de la pag antiq. I. de Gigant, l. antiq.l. * de Gigant. p. 287. l. 4. Anartasei, l. Anacharsis. p. 292. l. 13. différentes, l. différente. p. 294. l. 19. qui et, l. et qui. p.299 l. 21. naffranchi, l. n’a franchi.

a. Quoiqu’ils crèvent d’envie.

b. Thucydide, l.I au commencement.

c. Thucydide, l. I.

d. M. de Meaux.

e. De l’origine des Fontaines , première partie.

f. Cumque ipse nudus in convivio saltatet ne tum quidem cum illum suun saltarotium versaret obem, fortunae totam pet timescebat. Ora. in Pisonem .

g. Quorum alii, ut audistis, negabant miramdum esse, jus tamnequam esse Verrinum : alii... Sacerdotem execrabantur qui Verrem tam nequam reliquisset. Lib. I. in Verrem .

h. Videtis verrutium ? videtis primas litteras integras ? videtis extrenam partem nominis, caudan illam verris, tanquam in juto, demersam esse in litura ? I. In Verrem.

i. Il a fait un livre intitulé Rudimenta cognitionis Dei et sui .

j. Chap. I des Antiquités judaïques .

m. Dans sa Gigantomachie .

n. Dimidiam mentem servis Deus abstulit.

o. Epistolam, Luccejo nunc quam misi, qua res meas ut scribat, rogo fac ut ab eo sumas ; valde bella est. Ad Atticum , l. IV. Epist. VII.

p. C’était une espèce de talc fendu en lames fort minces, et assemblées dans des châssis, comme le sont nos vitrages.

q. Heliocaminus, C’était un endroit en rond et vouté, qui recevant et ramassant les rayons du Soleil, rendait beaucoup de chaleur et tenait lieu d’une cheminée.

a. Quoiqu’ils crèvent d’envie.

b. Thucydide, l.I au commencement.

c. Thucydide, l. I.

d. M. de Meaux.

e. De l’origine des Fontaines , première partie.

f. Cumque ipse nudus in convivio saltatet ne tum quidem cum illum suun saltarotium versaret obem, fortunae totam pet timescebat. Ora. in Pisonem .

g. Quorum alii, ut audistis, negabant miramdum esse, jus tamnequam esse Verrinum : alii... Sacerdotem execrabantur qui Verrem tam nequam reliquisset. Lib. I. in Verrem .

h. Videtis verrutium ? videtis primas litteras integras ? videtis extrenam partem nominis, caudan illam verris, tanquam in juto, demersam esse in litura ? I. In Verrem.

i. Il a fait un livre intitulé Rudimenta cognitionis Dei et sui .

j. Chap. I des Antiquités judaïques .

m. Dans sa Gigantomachie .

n. Dimidiam mentem servis Deus abstulit.

o. Epistolam, Luccejo nunc quam misi, qua res meas ut scribat, rogo fac ut ab eo sumas ; valde bella est. Ad Atticum , l. IV. Epist. VII.

p. C’était une espèce de talc fendu en lames fort minces, et assemblées dans des châssis, comme le sont nos vitrages.

q. Heliocaminus, C’était un endroit en rond et vouté, qui recevant et ramassant les rayons du Soleil, rendait beaucoup de chaleur et tenait lieu d’une cheminée.