PARALLÈLE
DES ANCIENS
ET DES MODERNES,
EN CE QUI REGARDE
LES ARTS ET LES SCIENCES.
DIALOGUES.
Avec le Poème du Siècle de Louis Le Grand,
Et une Épître en Vers sur le Génie.
Par M. Perrault de l’Académie
Française
1
Charles Perrault a été élu à l’Académie française le 23 novembre 1671. [DR]
.
Chez Jean Baptiste Coignard,
Imprimeur du Roi, et de l’Académie Française,
rue Saint-Jacques, à la Bible d’or.
M. DC. LXXXVIII
AVEC PRIVILÈGE DU ROI
I
Préface
Rien n’est plus naturel ni plus raisonnable que d’avoir beaucoup de vénération pour toutes les choses qui ayant un vrai mérite en elles-mêmes, y joignent encore celui d’être anciennes. C’est ce sentiment si juste et si universel qui redouble l’amour et le respect que nous avons pour nos Ancêtres, et c’est par là que les Lois et les Coutumes se rendent encore plus authentiques et plus inviolables. Mais comme ç’a toujours été le destin des meilleures choses de devenir mauvaises par leur excès, et de le devenir à proportion de leur excellence, souvent II cette vénération si louable dans ses commencements, s’est changée dans la suite en une superstition criminelle, et a passé même quelquefois jusqu’à l’idolâtrie. Des Princes extraordinaires par leurs vertus firent le bonheur de leurs Peuples, et remplirent la Terre du bruit de leurs grandes actions : ils furent bénis pendant leur vie, et leur mémoire fut révérée de la postérité, mais dans la suite des temps on oublia qu’ils étaient hommes, et l’on leur offrit de l’encens et des sacrifices 2 Allusion à la théorie évhémériste, développée dès le Moyen Âge, selon laquelle les dieux antiques auraient été des personnages historiques, sacralisés après leur mort. [CNe] . La même chose est arrivée aux hommes qui ont excellé les premiers dans les Arts 3 Évoquer les sciences et les arts pour désigner l’ensemble des savoirs est encore rare. On ne trouve au XVIIe siècle que quelques occurrences de l’expression « arts et sciences », dans des ouvrages traitant de savoirs spécifiques, dont on cherche à démontrer l’excellence ou la vanité, en les comparant aux autres, par exemple dans l’Art militaire à cheval [...] de Jean Jacques de Walhausen (1621) ou dans les Hiéroglyphes de Valeriano (éd. 1615, p. 792). Au sein des écrits sur l’art du XVIIe siècle en France, il est rare de réunir ou d’opposer les deux termes d’arts et sciences. Les « beaux arts » sont en revanche de plus en plus évoqués à partir des années 1670, notamment dans les conférences de l’Académie royale de peinture et de sculpture, plutôt que les arts, afin d’insister sur la qualité libérale de la peinture et de la sculpture, voire leur qualité de « science » (préface des Sentimens des plus habiles peintres sur la pratique de la peinture et sculpture [...] d’Henry Testelin, 1693), par opposition aux arts mécaniques. On mentionnera néanmoins l’Académie des Sciences et des Arts contenant les Vies et les Eloges Historiques des Hommes Illustres qui ont excellé en ces Professions depuis environ quatre Siècles parmy diverses Nations de l’Europe, publiée à Amsterdam en 1682 par Isaac Bullart. En abordant d’emblée ensemble les arts et les sciences, Perrault souligne son ambition de tenir un discours encyclopédique et comparatiste sur tous les savoirs. [MCLB] et dans les Sciences 4 L’histoire et l’actualité des sciences et des techniques occupent une place importante dans l’argumentaire tant des Modernes que des Anciens. C’est particulièrement le cas chez Longepierre et Callières, auxquels Perrault répond dans son Parallèle, mais aussi chez Fontenelle, Boileau et, comme nous allons nous en rendre compte, chez Perrault lui-même (voir par exemple dans ce premier tome son éloge du métier à tisser). Mais il faut souligner d’entrée de jeu que la notion de « science », au XVIIe siècle, a une acception beaucoup plus large qu’à notre époque et que, outre la médecine, la zoologie, la botanique, les Mathématiques, la chimie ou l’astronomie, elle recouvre également des pratiques comme l’astrologie, la chiromancie, la magie, l'alchimie, la musique, et des objets d’études tels que la licorne, le centaure ou encore l’Enfer dont, par exemple, le jeune Galilée étudie en géomètre, travaux d’Archimède à l’appui, l’architecture et la situation géographique. Sur ce sujet, voir Simone Mazauric, Histoire des sciences à l’époque moderne, Paris, Armand Colin, 2009, et Michel Blay et Robert Halleux (dir.), La Science classique XVIe - XVIIIe siècle. Dictionnaire critique, Paris, Flammarion, 1998. Sur les acteurs de la Querelle qui font une large place aux sciences dans leur argumentation, voir Simone Mazauric, Fontenelle et l’invention de l’histoire des sciences à l’aube des Lumières, Paris, Fayard, 2007, p. 177-224 (Chapitre VI. « La science dans la querelle des Anciens et des Modernes ») ; Paddy Bullard et Alexis Tadié (ed.), Ancients and Moderns in Europe. Comparative Perspectives, Oxford, Voltaire Foundation, 2016 ; Pascal Duris, Quelle révolution scientifique ? Les sciences de la vie dans la querelle des Anciens et des Modernes (XVIe - XVIIIe siècles), Paris, Hermann, 2016 ; Christoph Lehner et Helge Wendt, « Mechanics in the Querelle des Anciens et des Modernes », Isis, 108 (1), 2017, p. 26-39. [PD] . L’honneur que leur siècle en reçut, et l’utilité qu’ilsIII y apportèrent leur acquirent pendant leur vie beaucoup de gloire et de réputation, leurs ouvrages furent admirés de la postérité qui en fit ses plus chères délices, et qui les honora de mille louanges sans bornes et sans mesure. Le respect qu’on eut pour leur mémoire s’augmenta tellement, qu’on ne voulut plus rien voir en eux qui se ressentît de la faiblesse humaine, et l’on en consacra tout jusqu’à leurs défauts. Ce fut assez qu’une chose eût été faite ou dite par ces grands hommes pour être incomparable, et c’est même encore aujourd’hui une espèce de Religion 5 Noter l’emploi du vocabulaire religieux (voir infra blasphème, le respect dû aux « livres sacrés »). Voir Jean Chapelain, Les lettres authentiques à Nicolas Heinsius (1649-1672), éd. B. Bray, Paris, Champion, 2005, (8 janv. 1649), p. 34 : : « ces grands ouvrages ayant je ne sais quoi de sacré et ne pouvant être tournés en bouffonnerie sans profanation » (cela dit contre les travestissements d’épopée, et notamment contre Scarron, que Perrault loue). [CNe] parmi quelques Savants de préférer la moindre producIV tion des Anciens aux plus beaux Ouvrages de tous les modernes. J’avoue que j’ai été blessé d’une telle injustice, il m’a paru tant d’aveuglement dans cette prévention et tant d’ingratitude à ne pas vouloir ouvrir les yeux sur la beauté de notre Siècle à qui le Ciel a départi mille lumières qu’il a refusées à toute l’Antiquité, que je n’ai pu m’empêcher d’en être ému d’une véritable indignation 6 Le vocabulaire est ici saturé de références rhétoriques : « blessé », « injustice », « prévention », « ingratitude », autant de termes qui tendent vers la passion qui conclut l’énoncé, « l’indignation ». L’indignation en rhétorique est appuyée sur un certain nombre de lieux, qui sont conçus comme des lieux argumentatifs, c’est-à-dire l’énoncé des raisons qui légitiment cette passion. Si vous démontrez la grandeur du malheur qui vous touche, vous visez à légitimer (et partant à « émouvoir ») la pitié ; si vous démontrer la grandeur de l’offense subie, vous légitimez la colère (et la vengeance) ; si vous démontrez la grandeur de l’atteinte à votre gloire, vous légitimez la honte ; et enfin, dans le cas qui nous occupe, si vous démontrez la grandeur de l’indignité (de l’injustice), qui fait qu’une personne qui ne le mérite pas a été digne d’une faveur ou d’un honneur, ou bien qu’une personne qui le mérite en a été spoliée, vous légitimez et motivez le pathos rhétorique de l’indignation (littéralement, l’émotion provoquée par une infraction à la « dignitas »). Voir Aristote, Rhétorique, II, 9 ; Cicéron, De l’invention, I, 52-54.[CNo] : Ç’a été cette indignation qui a produit le petit Poème du Siècle de LOUIS LE GRAND , qui fut lu à l’Académie Française le jour qu’elle s’assembla pour rendre grâce au Ciel de la parfaite guérison de son auguste Protecteur 7 Pendant toute l’année 1686, Louis XIV souffrit d’une fistule à l’anus et courut le risque d’être emporté par la maladie. Il fut opéré le 18 novembre, dans le plus grand secret, et sa guérison fut considérée comme achevée le 15 janvier 1687. Ce fut l’occasion de nombreuses célébrations, comme l’écrit G. Sabatier : « Les premiers mois de l’année, avec des centaines de manifestation d’actions de grâces dans tout le royaume, marquèrent l’apogée du culte royal. », Versailles ou la figure du roi, Paris, Albin Michel, 1999, p. 497. Le 27 janvier, l’Académie française s’assembla à son tour pour remercier Dieu de la guérison du roi et donna l’occasion de lire Le Siècle de Louis le Grand . [DR] . Tous ceux qui V composaient cette illustre assemblée parurent en être assez contents, hors deux ou trois amateurs 8 Perrault évoque notamment ici la réaction de Boileau au sein de l’Académie française lors de la lecture du poème. Il peint ainsi le moment dans ses Mémoires : « Après avoir grondé longtemps tout bas, M. Despréaux s’éleva dans l’Académie et dit que c’était une honte qu’on fît une telle lecture qui blâmait les plus grands hommes de l’Antiquité. », Mémoires de ma vie, précédé d’un essai d’Antoine Picon, Un moderne paradoxal, Paris, Macula, 1993, p. 238. Furetière définit le terme « amateur » ainsi : « Qui aime quelque chose. Il ne se dit point de l’amitié, ni des personnes. Il est amateur de l’étude, des curiosités, des tableaux, des coquilles, amateur de la Musique, des beaux Arts. Le Peuple est amateur de nouveautés. » Le terme est pris dans un sens polémique ici : il sert à désigner les partisans des Anciens en soulignant l’aspect intellectuellement peu élaboré de leur intérêt pour l’Antiquité. Boileau le reprend de façon ironique dans la Satire X, dite « des femmes », publiée en 1694 (Œuvres complètes, éd. Fr. Escal, Paris, Gallimard, 1966, p. 73-74). Le portrait de la « Précieuse » est l’occasion d’évoquer la Querelle en ces termes : « C’est chez elle toujours que les fades auteurs / S’en vont se consoler du mépris des lecteurs. / Elle y reçoit leur plainte, et sa docte demeure, / Aux Perrins, aux Corras est ouverte à toute heure. / Là du faux bel esprit se tiennent les bureaux. / Là tous les vers sont bons, pourvu qu’ils soient nouveaux./ Au mauvais goût public la Belle y fait la guerre : / Plaint Pradon opprimé des sifflets du parterre : / Rit des vains amateurs du Grec et du Latin ; / Dans la balance met Aristote et Cotin ; / Puis, d’une main encor plus fine et plus habile/ Pèse sans passion Chapelain et Virgile ; / Remarque en ce dernier beaucoup de pauvretés ; / Mais pourtant confessant qu’il a quelques beautés, / Ne trouve en Chapelain, quoi qu’ai dit la satire, / Autre défaut, sinon, qu’on ne le saurait lire ; / Et pour faire goûter son livre à l’univers, / Croit qu’il faudrait en prose y mettre tous les vers. » [DR] outrés de l’Antiquité, qui témoignèrent en être fort offensés. On espérait que leur chagrin produirait quelque critique qui désabuserait le public ; mais ce chagrin s’est évaporé en protestations contre mon attentat 9 Furetière : « Outrage ou violence qu’on tâche de faire à quelqu’un. On punit de mort cruelle les attentats contre les personnes sacrées. […] » ; « en termes de Palais, se dit figurément de ce qui est fait contre l’autorité des supérieurs et de leur juridiction ». [DR] , et en paroles vaines et vagues. Il est vrai qu’un célèbre Commentateur 10 André Dacier, à la fin de la préface ajoutée en 1687 au tome VI de ses Remarques critiques sur les œuvres d’Horace, avec une Nouvelle Traduction , Paris, Denis Thierry et Claude Barbin. [DR] m’a foudroyé dans la Préface de ses Notes, où ne me jugeant pas digne d’être seul l’objet de son indignation, il s’adresse à tous les profanes qui se contentent comme moi de révérer les Anciens sans les adorer, et là, du haut de sa science il nous VI traite tous de gens sans goût et sans autorité 11 André Dacier, Remarques critiques sur les œuvres d’Horace, avec une Nouvelle Traduction , o p. cit. : « Mais j’espère que le faux goût de quelques Particuliers sans autorité ne sera pas imputé à tout un siècle, et ne donnera pas la moindre atteinte aux Anciens. », préface n. p. [DR] . Le moyen de répondre à des raisons si claires et si convaincantes ? Ensuite il a paru un Livre fait exprès pour détruire les erreurs contenues dans mon Poème 12 [Hilaire-Bernard de Longepierre], Discours sur les Anciens , Paris, Pierre Aubouyn, Pierre Émery et Charles Clousier, 1687, réfutation du poème de Perrault. [DR] ; on a ouvert le Livre et on a vu qu’il ne faisait rien de ce qu’il promettait. Il prouve que les Anciens étaient de très grands hommes, et que si quelques faiblesses leur sont échappées, il ne faut pas s’en prendre à eux, mais à leur siècle dont le peu de politesse ne leur permettait pas de mieux faire [ a ] 13 [Hilaire-Bernard de Longepierre], Discours sur les Anciens , o p. cit. Perrault fait référence aux passages suivants : « Mais comme les fautes qu’on reproche à Homère, ne sont pas toutes d’une égale importance, aussi ne sont-elles pas toutes d’Homère. Il y en a qui ne sont point des fautes du Poète ; mais du temps auquel il a vécu : il y aurait de l’injustice à vouloir rendre un Auteur responsable de cette dernière sorte de fautes. » (p. 93) « […] en plusieurs endroits il n’a dit que ce qu’il a dû dire ; et qu’en d’autres c’était même beaucoup pour lui que de parler ainsi ; pour lui qui commençait et qui commençait dans un siècle encore peu poli et aussi éloigné de nous par les manières, que par l’espace immense de temps qui est entre deux. » (p. 101, graphie modernisée). Sur cet argument et sa valeur « justificative » dans la Querelle depuis, au moins, Claude Fleury en 1681, voir Ch. Martin « Pensée moderne et conscience de l’historicité : un enjeu de la Querelle des Anciens et des Modernes », Écrire et penser en Moderne (Champion, 2015), p. 213-228. [CBP] . Ai-je dit autre chose, et ne semble-t-il pas que l'Auteur de ce Livre ait voulu plutôt affermir mes erreurs prétenVII dues que de les renverser ? En dernier lieu il a paru une allégorie sous le titre d’ Histoire Poétique , où l'Auteur se réjouit aux dépens des vieux et des nouveaux Auteurs, et va droit à son but, à l’éloge des deux grands Modernes 14 [François de Callières], Histoire poétique de la guerre nouvellement déclarée entre les Anciens et les Modernes , Paris, P. Aubouin, 1688 (édition utilisée par Perrault). Les « deux grands Modernes » sont Racine et Boileau, qu’Apollon exhorte en conclusion à exceller dans leur nouvelle tâche d’historiographes du roi, « Prince inimitable » (p. 300-304). [CNe] . Je ne trouve point à redire qu’il soit presque partout d’un sentiment contraire au mien, rien n’est plus permis ni plus agréable que la diversité d’opinions en ces matières ; mais je ne puis lui pardonner de ne m’avoir pas entendu, ou d’avoir fait semblant de ne me pas entendre ; il me fait dire 15 Callières ne cite pas le nom de Perrault, mais fait dire aux « Avocats Français », dirigés par « le défenseur de Jean Maillard », que l’éloquence « paraissait autant à prouver d’un égoût la juste servitude, qu’à défendre la cause du Roy Déjotarus » (p. 151), évocation d’un passage du Siècle de Louis XIV ; mais ce n’est effectivement pas ce que veut dire Perrault (voir Le Siècle de Louis le Grand , p.4-5). [CNe] en la personne des Avocats d’aujourd’hui que l’éloquence paraît autant à prouver la serviVIII tude d’un égout qu’à défendre la cause du Roi Déjotarus [ b ] 16 Référence à l’un des discours les plus connus de Cicéron, son Plaidoyer pour Déjotarus (Pro Rege Deiotaro ad C. Caesarem oratio), où il prend la défense du roi galate Déjotarus accusé par son petit-fils d'une tentative d'assassinat envers Jules César. [CNo] Voir la référence de cette édition, note 12. Voir également les notes 17 et 23 du Siècle de Louis le Grand . [CNe] . J’ai dit tout le contraire, et je me suis plaint de ce que nos Avocats au lieu d’avoir l’avantage comme Cicéron de plaider pour des Rois ; ou comme Démosthène, pour la défense de la liberté publique 17 Allusion à l’œuvre politique et oratoire de Démosthène, qui est entièrement consacrée à la lutte pour préserver les Athéniens de l’asservissement à Philippe de Macédoine. Le terme même de « liberté » apparaît dans l’intitulé d’un de ses discours (Sur la liberté des Rhodiens). Voir le décret que les Athéniens inscrivirent sur sa statue après sa mort et dont Plutarque dit que la formulation serait due à Démosthène lui-même : « Démosthène, pourquoi la force et ta puissance / N'ont-elles de ton style égalé l'éloquence ? / Jamais on n'aurait vu, par un honteux revers, / Des Macédoniens les Grecs porter les fers » (Plutarque, Moralia, Vies des dix orateurs, 847a trad. Ricard, 1844). [CNo] : matières où l’Éloquence peut déployer ses grandes voiles, ils ne sont misérablement occupés qu’à revendiquer trois sillons usurpés sur un héritage, ou à prouver la servitude d’un égout ; sujets extrêmement disgraciés pour la grande éloquence 18 Voir Le Siècle de Louis le Grand : « défendre d’un champ trois sillons usurpés », « prouver d’un égout la juste servitude ». Des historiens de la littérature reprendront au XIXe siècle cette idée d’un déclin de l’éloquence du barreau, né de la restriction des causes aux conflits particuliers (voir par exemple sur l’éloquence d’Olivier Patru, Frédéric Godefroy, Histoire de la littérature française depuis le XVIe siècle jusqu’à nos jours, t. I, Prosateurs, Paris, Gaume Frères et J. Dupuy, 1859, p. 356-357). Perrault fera l’éloge des grands avocats du siècle dans les deux tomes de ses Hommes illustres. [CNo] : Cette sorte de négligence ou ce peu de bonne foi m’a autant déplu que de bonnes raisons contre mon opinion m’auraient fait IX plaisir à entendre ; mais l’Auteur n’a pas songé à en dire une seule, et s’est contenté de décider de tout à sa fantaisie par la bouche de son Apollon 19 Le livre 12 de l’ Histoire poétique contient les « Ordonnances d’Apollon » (p. 277-300). [CNe] . Comme chacun a le sien, on lui fournira un aussi grand nombre de décisions toutes contraires quand on voudra s’en donner la peine.
Il ne reste plus qu’à répondre à l’homme aux Factums 20 Furetière : « Mémoire imprimé qu’on donne aux Juges, qui contient le fait du procès raconté sommairement, où on ajoute quelquefois les moyens du droit. » [DR] qui m’a donné un coup de dent selon ses forces 21 Allusion à Furetière lui-même qui écrit, dans son second Factum contre l’Académie (1685) : « Le sieur Perrault est un homme qui (érudition à part) peut avoir quelque mérite […]. Cependant sa demi-capacité n’est pas toujours inutile à l’Académie ; car il se charge de consulter son frere qui est plus habile homme que lui sur les difficultés qu’elle ne peut résoudre. Le malheur est qu’il oublie en chemin la moitié de ce qu’il en a appris […]. », Recueils des factums d’Antoine Furetière […] , éd. Ch. Asselineau, Paris, Poulet-Malassis et De Broise, 1859, t. I, p. 185-186. Il développe la polémique dans son troisième Factum (1688) contre l’Académie en commentant la lecture du Siècle de Louis le Grand en ces termes : « Il y a de plus à craindre pour lui que les maximes qui servent de fondement à cet ouvrage, n’attirent sur lui les anathèmes du Parnasse ; elles scandalisèrent tellement M. Despreaux, qu’il ne put entendre cette lecture sans éclatter et faire des protestations publiques de leur fausseté. Il promit hautement d’écrire contre, si tôt que son emploi lui en laisserait le loisir. Toute l’assemblée donna plus volontiers son aplaudissement à cette protestation qu’elle n’avoit fait au Poeme. Au reste la remarque qu’il a faite à la marge de l’imprimé, où il dit que le Meandre est un fleuve de la Grece, au lieu que c’en est un d’Asie, vaut bien la bevuë des cataractes du Nil, et est suffisante pour me justifier d’avoir mis son érudition à part. », ibid. , p. 303. Boileau reprend cette critique dans la Troisième Réflexion critique sur Longin (OC, éd. Fr. Escal, Paris, Gallimard, 1966, p. 506-507. [DR] . Il m’a fait souvenir de ce petit diable dont parle Rabelais, qui ne savait grêler que sur le persil 22 Voir Rabelais, Le Quart Livre, ch. XLV. Ce petit diable inoffensif, et encore bien naïf, est trompé par le laboureur auquel il voulait ravir le fruit de son travail. La Fontaine tire de ce récit une nouvelle en vers, Le Diable de Papefiguière, qu’il insère dans ses Nouveaux contes de 1674. On peut souligner ici le geste de Moderne de Perrault, qui se contente d’une référence à l’histoire, coupée de sa fin grivoise et quelque peu immorale : même si « on la regarde du côté de la morale », comme Perrault voulait qu’on lise ses Contes (dans sa Préface de 1697), l’allusion reste de bon ton et suffit à stigmatiser la faiblesse de son adversaire. [BR] ; car n’ayant pu trouver rien à reprendre dans le corps de mon Poème, il s’est jeté sur la marge, où j’ai dit en parlant du Méandre, que c’est X un Fleuve de la Grèce, qui retourne plusieurs fois sur lui-même 23 Voir le poème Le Siècle de Louis Le Grand, page 4. Le Méandre est un fleuve d’Asie mineure débouchant dans la mer Égée. Perrault l’avait déjà évoqué aux vers 171-172 du poème La Peinture (1668) où il le situe en Grèce, en commettant la même approximation géographique : « Le Meandre étonné, sur ses tortueux bords / De la première Lyre entendra les accords […] », éd. J.-L. Gautier-Gentès, Genève, Droz, 1992, p. 96-97. Figuré comme une divinité mythologique par Hésiode ou Ovide, il évoque une représentation poétique de la géographie. [DR] . Il m’accuse d’avoir ignoré que le Méandre est un fleuve de l’Asie mineure, et que j’ai fait en cela une bévue épouvantable ; mais il n’a pas vu qu’il en a fait lui-même une bien plus grande, en nous montrant qu’il ne sait pas que cette partie de l’Asie mineure où passe le Méandre, s’appelle la Grèce Asiatique 24 Sur cette expression voir la note 26. [DR] . Pour s’instruire de ce point de Géographie, il n’avait qu’à lire Cluverio 25 On peut remarquer que Perrault ne s’appuie ni sur Strabon ni sur Pausanias, deux références pourtant majeures chez les Anciens en matière de géographie. Et pour cause, car leurs livres montrent clairement que les anciens Grecs faisaient bien la différence entre la Grèce et l’Asie. Auteur d’une Description de la Grèce ou Périégèse, Pausanias ne mentionne pas ces régions d’Asie mineure : pour lui, elles ne font pas partie de la Grèce telle qu’il se la représente. Quant à Strabon, il consacre les livres VIII et IX de sa Géographie à la Grèce, mais il évoque la Mysie, la Phrygie, l’Éolie, l’Ionie, la Doride, la Lydie et la Carie bien à part, dans les livres XII à XIV, consacrés à la région pontique et à l’Asie mineure. [BR] , où l’on apprend les premiers éléments de cette science. « Le nom de Grèce, dit cet Auteur, se donna premièrement à deux pays ensemble, dont l’un s’est depuis appelé la XI Thessalie, et l’autre la Grèce proprement dite. Il s’est ensuite étendu à l’Épire, à la Macédoine, à l’Île de Crète et à tout ce qu’il y a d’îles aux environs. On l’a donné encore à la Sicile et à une partie de l’Italie qui furent appelées la grande Grèce ; et enfin il passa dans l’Asie dont une partie fut nommée la Grèce Asiatique 26 Ce passage est une glose d’un extrait du chapitre VI du livre IV de l’ouvrage de Philippus Cluverius (ou Philippe Cluverio), Introductio in Universam Geographiam , 1629, traduit en français sous le titre de La Géographie royalle, présentée au roy Louis XIV par le P. Philippe Labbe, qui a traduit en nostre langue, enrichi et augmenté en beaucoup d’endroits l’introduction à la géographie ancienne et moderne de Philippe Cluvier , Paris, M. Hénault, 1646. Le texte original est le suivant : « Le nom de Grece luy est venu d’un Roy nommé Græcus , & celuy d’Hellas, & de ses peuples Hellenes , d’un autre Roy appellé Hellen . Surquoy il faut observer que le nom de Grece se prend diversement : car premierement ce nom enveloppoit jadis deux pays, dont l’un ayant été séparé de l’autre s’appela Thessalia , l’autre retenant celuy de Græcia , sine Hellas proprie dicta : Depuis l’Epire, & toute la Macedoine, & mesme l’Isle de Candie, Creta , et ce tout ce qu’il y a d’Isles à l’entour de cette extremité de la terre ferme prirent le nom de Grece ; & ce qui est bien davantage, comme nous avons remarqué ci-dessus, le nom de Grande Grece, Magna Græcia, fut imposé à la Sicile & à une partie de la basse Italie, & passa aussi dans le continent de l’Asie voisine, pour y donner le nom de Græcia Asiatica , de laquelle nous parlerons en traitant de l’Asie en son lieu, après que nous aurons visité et parcouru toutes les contrées de l’Europe. », op. cit., p. 372-373. [DR] . » Il eut encore trouvé dans un autre endroit du même Auteur, que « la Grèce Asiatique comprend la Mysie, la Phrygie, l’Éolie, l’Ionie, la Doride, la Lydie et la Carie 27 Nouvelle glose de l’ouvrage cité dans la note précédente : au livre V, le chapitre XVIII est consacré à l’Asie Mineure et précise que « Les contrées qui la composent, sont Phrygie , Mysia , Lydia & Caria , avec Æolis , Ionia et Doris , dont les Grecs s’estoient jadis emparés sur les costes de la mer Egée. », La Géographie royalle, présentée au roy Louis XIV par le P. Philippe Labbe, qui a traduit en nostre langue, enrichi et augmenté en beaucoup d’endroits l’introduction à la géographie ancienne et moderne de Philippe Cluvier , Paris, M. Hénault, 1646, p. 495. [DR] . » Puisque le Méandre arrose presque toutes ces Provinces, ai-je eu tort de l’appeler un Fleuve de la Grèce ? Si j’avais dit que le Méandre est XII un Fleuve de Phrygie comme l’a dit Ovide 28 Dans les Métamorphoses, Ovide situe à plusieurs reprises le fleuve Méandre en Phrygie, comme dans le Livre VIII à propos du labyrinthe du Minotaure « Non secus ac liquidus Phrygiis Meandroin arvis / Ludit […] » (v. 162-163). Perrault répond à Furetière (voir supra, note 21) qui lui reprochait d’avoir situé le Méandre dans la Grèce dans une note du Le Siècle de Louis le Grand . Boileau reprend le reproche dans la troisième des Réflexions critiques sur Longin comme « preuve » que Perrault ne connaît ni le grec ni la géographie : « […] il a mis le fleuve de Méandre, et par conséquent la Phrygie et Troie dans la Grèce », Boileau, OC, éd. Fr. Escal, Paris, Gallimard, 1966, p. 507. [CBP] , ou de Lydie ou de Carie comme l’ont dit plusieurs autres Poètes 29 Sur le Méandre, fleuve de Carie, voir Homère, Iliade , II, 867-869, selon qui les Cariens occupaient « les bords sinueux du Méandre ». Je n’ai pas trouvé de poète situant ce fleuve en Lydie. Quoi qu’il en soit, comme le dit Perrault, la querelle que lui fait « l’homme aux Factums » est bien vaine puisque le Méandre traverse toutes les régions de l’Asie mineure mentionnée ci-dessus. Strabon le confirme par ailleurs dans sa Géographie, XII, viii, 15. [BR] , qui ont tous droit de n’être pas fort exacts en pareilles rencontres, j’aurais fait la même chose que si je disais que la Seine est un fleuve de Champagne, de Bourgogne ou de Normandie. Si d’un autre côté je l’avais qualifié fleuve d’Asie ; c’est comme si j’avais dit que la Seine est un fleuve d’Europe. Il a donc fallu pour parler juste que je l’aie appelé fleuve de la Grèce Asiatique ou de la Grèce simplement parce que la Grèce Asiatique comprend toutes les Provinces où il fait ses tours et ses retours, de même que je serais obligé XIII de nommer la Seine fleuve de la France, parce que la France renferme tous les Pays par où elle passe, et où se trouve sa source, son cours et son embouchure. Si l’on veut pousser la chicane plus loin et me reprocher de n’avoir pas ajouté au mot de Grèce l’épithète d’Asiatique, je répondrai que cela n’était nullement nécessaire. Quand on dit que Bias, Hérodote, Ésope et Galien 30 Avec Hippocrate, Galien est l’autre grande figure de la médecine antique dont les préceptes seront suivis jusqu’au XVIIIe siècle. Né en 129 à Pergame en Asie Mineure, donc dans la fameuse Grèce asiatique dont parle Perrault, son œuvre est considérable. [PD] sont quatre des plus grands hommes que la Grèce ait produits, s’avise-t-on de marquer que c’est la Grèce Asiatique dont on parle, quoique ce soit dans cette Grèce que ces quatre grands personnages ont pris naissance 31 Si le subjonctif est le mode habituel des concessives, Grévisse rappelle que « l’hésitation entre l’indicatif et le subjonctif est très ancienne dans la langue. Elle était courante au XVIIe et au XVIIIe siècle encore. Malherbe réservait le subjonctif aux choses douteuses, l’indicatif aux choses certaines. » Or la naissance dans « cette Grèce » de ces quatre hommes illustres est bien une « chose certaine », d’où l’indicatif. Grévisse, Le Bon Usage [§ 1093]. [BR] . Il faut d’ailleurs considérer que XIV dans ma note marginale 32 Paris, Coignard, 1687, p. 6 : note marginale où Perrault écrit en effet : « Fleuve de la Grèce qui retourne plusieurs fois sur lui-même ». Édition originale consultable en ligne sur Gallica . [DR] , il ne s’agit point de savoir quel est le Pays où passe le Méandre, mais seulement d’apprendre au Lecteur, s’il ne le sait pas, que c’est un fleuve qui retourne plusieurs fois sur lui-même 33 L’antonomase n’apparaît dans le Dictionnaire de l’Académie française qu’en 1762 avec la définition suivante : « On se sert quelquefois de ce mot en Poésie, pour dire, Les sinuosités d’une rivière. Ce nom leur vient du fleuve Méandre qui en a beaucoup. » [DR] .
Quand on examinera encore de plus près toutes ces critiques, on conviendra qu’elles ne méritent pas de plus amples réponses, aussi n’est-ce pas à l’occasion des Auteurs qui ont écrit contre moi que j’ai travaillé à ces Dialogues, ce n’a été que pour désabuser ceux qui ont cru que mon Poème n’était qu’un jeu d’esprit 34 Dans ses Mémoires, Perrault relate les réactions suscitées par la lecture du poème Le Siècle de Louis le Grand à l’Académie française et notamment l’indignation de Boileau. Il écrit qu’il reçut les compliments de Racine, « dans la supposition que ce n’était qu’un pur jeu d’esprit qui ne contenait point mes véritables sentiments », C. Perrault, Mémoires de ma vie, éd. Antoine Picon, Paris, Macula, 1993, p. 237-238. Longepierre, auquel répond ici Perrault, use de la même expression dans le Discours sur les Anciens : « […] et l’on ne doit envisager son ouvrage que comme un jeu d’esprit par lequel il a voulu se signaler, en appuyant de si étranges paradoxes, que dans le fond il est bien éloigné de prendre pour des vérités », Discours sur les Anciens, op. cit., p. 5-6. [CBP] , qu’il ne contenait point mes véritables sentiments, et que je m’étais diverti à soutenir un paradoxe XV plus dépourvu encore de vérité que de vraisemblance. Tant d’honnêtes gens m’ont dit d’un air gracieux et fort obligeant, ce leur semblait, que j’avais bien défendu une mauvaise cause, que j’ai voulu leur dire en prose et d’une manière à ne leur en laisser aucun doute, qu’il n’y a rien dans mon Poème que je n’aie dit sérieusement. Qu’en un mot je suis très convaincu que si les Anciens sont excellents, comme on ne peut pas en disconvenir, les Modernes ne leur cèdent en rien, et les surpassent même en bien des choses. Voilà distinctement ce que je pense et ce que je prétends prouver 35 La démarche de Perrault est entièrement argumentative et partant structurée comme une démonstration persuasive dans le genre didactique (établir la vérité d’une proposition) : cessant de poursuivre plus avant la refutatio, il transforme l’énoncé paradoxal du Siècle de Louis le Grand en proposition dogmatique qu’il entend établir par l’accumulation de preuves (confirmatio), en l’occurrence des preuves par « témoignage », par convocation de parallèles dans chacun des arts. Voir infra [CNo] dans mes Dialogues.
XVI J’avoue que peu de gens seront persuadés que le seul zèle de la vérité me pousse à ce travail, et qu’on s’imaginera plus volontiers que j’y suis attiré par le désir de dire quelque chose d’extraordinaire ; mais il y a longtemps que ma thèse n’est plus nouvelle, Horace et Cicéron l’ont avancée de leur temps 36 Horace est le poète d’élection des Modernes : parce qu’il prône une imitation inventive et parce qu’il a osé critiquer Homère dans un célèbre vers de l’ Art poétique (« quandoque bonus dormitat Homerus », vers 359). Sur ce point, voir Jean Marmier, Horace en France au dix-septième siècle, Paris, PUF, 1962. [CBP] Sur la supériorité des orateurs romains sur les grecs, voir Cicéron, De l’Orateur , I, 6.23 ; et le dialogue entier du Brutus, consacré aux progrès de l’éloquence depuis les anciens orateurs grecs jusqu’aux récents orateurs romains. [CNo] , où l’entêtement pour les Anciens n’était pas moindre qu’il l’est aujourd’hui, elle a été soutenue ensuite par une infinité d’habiles gens que la prévention n’avait pas aveuglés, et je ne prétends rien à la grâce de la nouveauté. J’aspire encore moins à m’acquérir par là de la réputation, puisque je blesse les sentiments d’une granXVII de partie de ceux qui la donnent ; je veux dire un certain peuple tumultueux de Savants, qui entêtés de l’Antiquité, n’estiment que le talent d’entendre bien les vieux Auteurs ; qui ne se récrient que sur l’explication vraisemblable d’un passage obscur, ou sur la restitution heureuse d’un endroit corrompu ; et qui croyant ne devoir employer leurs lumières qu’à pénétrer dans les ténèbres des livres anciens, regardent comme frivole tout ce qui n’est pas érudition 37 Dans De la Recherche de la vérité, paru en 1674-1675, Malebranche condamnait déjà la « fausse érudition » qui consiste à accumuler des autorités qui ne prouvent rien et relève d’une « science de mémoire, et non pas [d’]une science d’esprit », Malebranche, De la recherche de la vérité, II, seconde partie, chap. IV, éd. Marie-Frédérique Pellegrin, Paris, Garnier Flammarion, 2006, p. 33. Dans les chapitres 3 à 6 de la seconde partie du Livre II, on retrouve de nombreux arguments repris par les Modernes sur « l’autorité » des Anciens et leur éloignement dans le temps qui fait leur « prix », sur la pratique des « gens d’étude » et leur vanité.[PD] . Si la soif des applaudissements me pressait beaucoup, j’aurais pris une route toute contraire et plus aisée. Je me serais attaché à commenter quelque Auteur célèbre XVIII et difficile, j’aurais été bien maladroit ou bien stupide, si parmi les différents sens que peuvent recevoir les endroits obscurs d’un ouvrage confus et embarrassé, je n’avais pu en trouver quelques-uns qui eussent échappé à tous ses Interprètes I Variante 1692 : je n’avais pu en trouver quelques-uns qui eussent échappé à tous ces Interprètes [DR] , ou redresser même ces Interprètes dans quelques fausses explications. Une douzaine de Notes de ma façon mêlées avec toutes celles des Commentateurs précédents qui appartiennent de droit à celui qui commente le dernier 38 Perrault renvoie ici à la tradition du commentaire grammatical, focalisé sur l’« interprétation », c’est-à-dire sur la compréhension, l’éclaircissement des obscurités sémantiques et syntaxiques, et ce, depuis l’Antiquité (commentaires de Donat sur Térence, de Servius sur Virgile etc.). Pour un exemple de commentaires accumulés dans les marges d’une édition, voir la célèbre édition « Triplex » des comédies de Térence, laquelle compile tous les commentaires disponibles en les fondant en un seul commentaire continu (Terentius, in quem triplex edita est p. Antesignani Rapistagnensis commentatio, Lyon, Macé Bonhomme, 1560). Pour les éditions annotées récentes concernant Perse, Juvénal et Horace auxquelles Perrault fait allusion, voir par exemple l’édition savante ad usum Delphini de Juvénal et Perse que procure Louis Desprez en 1684 (avec insertion systématique d’« interpretatio » et d’« annnotationes » : D. Junii Juvenalis et A. Persii Flacci Satiræ. Interpretatione ac notis illustravit Ludovicus Prateus, in usum Delphini, Paris, Frédéric Léonard, 1684) ; ou encore les éditions expurgées et commentées de Juvénal, Perse et ultérieurement Horace que donne le jésuite Joseph de Jouvancy : D. Junii Juvenalis Satyrae, omni obscoenitate expurgatae, cum interpretatione ac notis, Tours, Philibert Masson, 1685 ; Auli Persii Flacci Satyrae, omni obscoenitate expurgatae, cum annotationibus, Tours, Philibert Masson, 1686 ; Q. Horatii Flacci Carmina expurgata. Notis ac perpetua interpretatione illustravit Josephus de Jouvancy, Paris, Vve Simon Benard, 1696 ; et pour Horace, faut-il rappeler, d’André Dacier, les Remarques critiques sur les œuvres d'Horace , Paris, Denys Thierry et Claude Barbin, 1681. [CNo] , m’auraient fourni de temps en temps de gros volumes, j’aurais eu la gloire d’être cité par ces Savants, et de leur entendre dire du bien des Notes que je leur XIX aurais données : J’aurais encore eu le plaisir de dire mon Perse, mon Juvénal, mon Horace ; car on peut s’approprier tout Auteur qu’on fait réimprimer avec des Notes, quelques 39 Malgré les recommandations de Vaugelas (R4) et de ses successeurs « quelque » adverbial, et donc invariable, reste souvent variable dans l’usage. [DR] inutiles que soient les Notes qu’on y ajoute.
J’ai encore moins prétendu convertir cette nation de Savants. Quand ils seraient en état de goûter mes raisons, ce qui n’arrivera jamais, ils perdraient trop à changer d’avis, et la demande qu’on leur en ferait serait incivile. Ce serait la même chose que si on proposait un décri général des monnaies à des gens qui auraient tout leur bien en argent comptant, et rien en fonds : que deviendraient XX leurs trésors de lieux communs et de remarques ? Toutes ces richesses n’auraient plus de cours en l’état qu’elles sont, il faudrait les refondre, et leur donner une nouvelle forme et une nouvelle empreinte, ce qu’il n’y a que le génie seul qui puisse faire, et ce génie-là ils ne l’ont pas. Cela ne serait pas raisonnable, il faut que tout homme qui peut dire à propos et même hors de propos, un vers de Pindare ou d’Anacréon 40 Ironie de Perrault sur deux poètes dont les odes, considérées comme hermétiques, sont du goût exclusif des pédants. Boileau répondra à ces attaques dans le Discours sur l’ode, publié en 1693, avec l’Ode sur la prise de Namur imitée de Pindare. Le texte s’ouvre sur cette déclaration : « L’ode suivante a été composée à l’occasion de ces étranges Dialogues qui ont paru depuis quelque temps, où tous les plus grands Écrivains de l’antiquité sont traités d’Esprits mediocres, de gens à être mis en parallèle avec les Chapelains et avec les Cotins, et où voulant faire honneur à notre siècle, on l’a en quelque sorte diffamé, en faisant voir qu’il s’y trouve des Hommes capables d’écrire des choses si peu sensées. Pindare est des plus maltraités. » OC, p. 227. Anne Dacier avait traduit Anacréon en 1681. [DR] , ait quelque rang distingué dans le monde : quelle confusion si cette sorte de mérite venait à s’anéantir ? Le moindre homme d’esprit et de bon sens serait comparable à ces Savants illustres, et même leur XXI passerait sur le ventre malgré tout le latin et tout le grec dont ils sont hérissés. Comme ce sont gens incapables pour la plupart d’aucun autre emploi dans le monde, et que leur travail épargne quelquefois bien de la peine à ceux qui étudient, il est bon qu’ils aient une haute idée de leur condition, et qu’ils en vivent satisfaits.
Si j’ai le malheur de déplaire à cette espèce de savants, il y en a d’un ordre supérieur qui joignant la force et la beauté de l’esprit à une profonde érudition, ne seront pas fâchés qu’on attaque une erreur si injurieuse à leur siècle, et qu’on tâche à lever des préventions qui mettant le moindre des AnXXII ciens au-dessus du plus habile des Modernes, empêchent qu’on ne rende à leur mérite la justice qui lui est due. Ils ne me blâment point II Variante 1692 : Ils ne doivent pas me blâmer [DR] de vouloir faire honneur à notre siècle, puisque c’est sur eux-mêmes que doit rejaillir une partie de cet honneur, et je ne puis blesser que certains esprits jaloux qui aiment mieux ne point égaler les Anciens ni même les surpasser, que de reconnaître que cet avantage leur est commun avec des personnes qui vivent encore
Si je suis blâmable en quelque chose, c’est de m’être engagé dans une entreprise au-dessus de mes forces ; car il s’agit d’examiner en détail tous XXIII les Beaux-Arts et toutes les Sciences, de voir à quel degré de perfection ils sont parvenus dans les plus beaux jours de l’Antiquité, et de remarquer en même temps ce que le raisonnement et l’expérience y ont depuis ajouté, et particulièrement dans le Siècle où nous sommes. Cependant quoique ce dessein n’ait presque point de bornes et qu’il s’en faille beaucoup que je puisse y suffire, je suis sûr que j’en dirai assez pour convaincre quiconque osera se mettre au-dessus de la prévention et se servir de ses propres lumières. Qui sait d’ailleurs, si quand j’aurai rompu la glace, si lorsque j’aurai essuyé le chagrin des plus XXIV emportés, et qu’une infinité de gens d’esprit et de bon sens qui n’avaient peut-être encore jamais fait de réflexion sérieuse là-dessus, se déclareront pour le parti que je tiens, il ne s’élèvera pas d’excellents hommes qui trouvant le terrain préparé, viendront mettre la dernière main à mon entreprise, et traiter à fond cette matière dans toute son étendue. Quel avantage ne sera-ce point alors de voir par exemple un homme parfaitement instruit de ce qui regarde l’art militaire 41 Annotation en cours. nous dire toutes les manières dont les hommes se sont fait la guerre depuis le commencement du monde, les différentes méthodes que les Anciens ont tenues XXV dans leurs marches, dans leurs campements, dans les attaques et les défenses des places, dans leurs combats et dans leurs batailles ; de lui voir expliquer comment l’invention de l’artillerie a changé insensiblement toute la face de la guerre, par quels degrés cet Art s’est perfectionné au point où nous le voyons présentement, et comment on s’en est fait des règles si certaines et si précises, qu’au lieu que les plus vaillants et les plus adroits peuples du monde passaient autrefois dix années au siège d’une Ville, qu’ils croyaient aller prendre en y arrivant, aujourd’hui un Général d’armée se croirait presque déshonoré, si ayant XXVI investi une Place qui suivant le calcul qu’il en a fait ne doit résister que vingt jours, il en mettait vingt-cinq ou vingt-six à s’en rendre le maître. Quel plaisir de voir d’une autre part un excellent Philosophe nous donner une Histoire exacte du progrès que les hommes ont fait dans la connaissance des choses naturelles 42 Dans une certaine mesure les imposantes Reflections upon Ancient and Modern Learning publiées à Londres en 1694 par William Wotton (1666-1727) répondront aux attentes de Perrault. Sur cet ouvrage, voir Pascal Duris, « William Wotton, la Royal Society et l’argument scientifique dans la Querelle », dans Anciens et Modernes face aux pouvoirs : l’Église, le Roi, les Académies (1687-1750), Paris, Champion, 2022, p. 195-211. La notion de progrès scientifique, comme lente accumulation de connaissances nouvelles sur le monde, qu’on trouve à plusieurs reprises sous la plume de Perrault (p. 70-72 par exemple), naît au XVIIe siècle. Voir Daniel Špelda, « The role of the telescope and microscope in the constitution of the Idea of scientific progress », The Seventeenth Century, 34 (1), 2019, p. 107-126. [PD] , nous rapporter toutes les différentes opinions qu’ils en ont eues dans la suite des temps, et combien cette connaissance s’est augmentée depuis le commencement de notre siècle, et principalement depuis l’établissement des Académies de France et d’Angleterre 43 Contrairement à ce que laisse penser l’ordre de l’énumération adopté par Perrault, la fondation de la Royal Societyde Londres, en 1660, précède de six ans celle de l’Académie royale des sciences de Paris. [PD] , où par le secours des Télescopes et des MiXXVII croscopes 44 Télescopes et microscopes, mis au point dans les premières années du XVIIe siècle, incarnent par excellence la science moderne. En autorisant l’observation de l’infiniment grand et de l’infiniment petit, également inconnus des Anciens, ils permettent de rompre sans dommage avec la science antique et d’accroître les connaissances sur le monde. Mais les partisans des Anciens voient dans ces deux instruments, et une multitude d’autres inventés à la même époque (baromètre, pompe à vide, thermomètre, etc.), une manière pour les Modernes de tricher afin de mieux asseoir leur suprématie sur les Anciens. Avec ces quelques lignes, on voit le rôle déterminant joué dès la préface de son œuvre, confirmé par la suite dans les premières lignes de la préface du tome II et surtout dans le tome IV, par l’histoire et l’actualité des sciences et des techniques dans l’argumentation de Perrault. [PD] , on a découvert une espèce d’immensité dans les grands corps et dans les petits, qui donne une étendue presque infinie à la Science qui les a pour objets. Il en sera de même de ceux qui feront voir la différence de la Navigation 45 Furetière distingue deux sens pour ce mot : « Voyage qui se fait sur les mers, ou sur les rivières, ou les lacs, dans des bâteaux ou des Navires. » et « science de la marine ». C’est dans ce second sens que Perrault emploie le terme ici. [DR] des Anciens, qui n’osaient presque abandonner les rivages de la Méditerranée, avec celle de nos jours, qui s’est tracé des routes sur l’Océan aussi droites et aussi certaines que nos grands chemins pour passer dans tous les lieux du monde. Il n’y a point d’Art ni de Science où non seulement ceux qui en ont une connaissance parfaite, mais ceux qui n’en ont qu’une légère teinture ne puissent démonXXVIII trer qu’ils ont reçu, depuis le temps des Anciens, une infinité d’accroissements considérables.
Le premier des Dialogues que je donne présentement, traite de la prévention trop favorable où on est pour les Anciens, parce que j’ai cru devoir commencer par détruire, autant qu’il me serait possible, ce qui empêchera toujours de porter un jugement équitable sur la question dont il s’agit.
Le second Dialogue parle de l’Architecture et de ses deux compagnes inséparables, la Sculpture et la Peinture : L’Architecture est un des premiers Arts que le besoin a enseigné aux hommes, et il était presque impossible que ceux que XXIX j’introduis dans mes Dialogues habiles, au point que je le suppose, dans tous les Beaux-Arts pussent voir les Bâtiments de Versailles sans parler de l’Architecture 46 En attribuant à l’architecture le rôle principal de son dialogue sur les beaux arts et en reléguant peinture et sculpture au rang de compagnes, Perrault adopte une position singulière, qui ne correspond pas à la tradition dominant les écrits sur l’art. Si Giorgio Vasari s’est plu à évoquer les « trois arts du dessein » (architecture, peinture et sculpture), ceux-ci ont en réalité connu des développements différents, particulièrement en France, tant sur le plan théorique qu’institutionnel. Depuis la Renaissance, l’exercice du métier d’architecte était libre (à la différence de celui des maîtres maçons) et s’est accompagné de la production ou diffusion d’un grand nombre de traités théoriques et pratiques. Peintres et sculpteurs étaient, en revanche, des métiers régis par les corporations, sans véritable production théorique, avant que la fondation de l’Académie royale de peinture et de sculpture en 1648 n’ouvre de nouvelles conditions de pratique de ces arts. L’angle d’approche de Perrault, privilégiant les bâtiments, s’explique sans doute par sa connaissance relativement limitée des productions artistiques, par l’aide que son frère Claude, architecte et éditeur de Vitruve, lui apporta sur ce terrain, mais encore par son expérience de premier commis de Colbert au sein de la Surintendance des bâtiments du roi. Ce parti d’écriture situe en outre d’emblée le Parallèle [...] comme un projet de justification et de promotion de l’action des Perrault au sein de la Surintendance des bâtiments du roi, prioritairement sur le chantier de Versailles. [MCLB] .
Les Dialogues suivants traiteront de l’Astronomie, de la Géographie, de la Navigation, de la Physique, de la Chimie, des Mécaniques 47 Furetière écrit à l’article « Mécanique » : « Subst. fem. Ou plutôt les Mécaniques. C’est une science qui fait partie des Mathématiques, qui enseigne la nature des forces mouvantes, l’art de faire le dessein de toutes sortes de machines, et d’enlever toutes sortes de poids par le moyen des leviers, coins, poulies, moufles, vis, etc. » L’ordre de traitement des matières annoncé par Perrault ne sera pas suivi et il explique, dès le début de la préface du tome II, pourquoi il le modifie. [DR] et de toutes les autres connaissances, où il est incontestable que nous l’emportons sur les Anciens, pour de là venir à l’Éloquence et à la Poésie, où non seulement on nous dispute la préséance, mais où l’on prétend que nous sommes beaucoup 48 « jusqu’à la fin du XVIIe siècle, beaucoup pouvait renforcer un adjectif au positif » (Grevisse). [CNe] inférieurs. Cette méthode fournira une induction très naturelle 49 L’induction désigne un type de raisonnement par inférence ; d’un point de vue logique, la conclusion n’est alors que probable. Dans le Novum organum I xix-xxxiii, Bacon thématise la forme inductive comme la méthode privilégiée de la science en contestant la place centrale conférée à la déduction dans l’ancien organum. Ce déplacement méthodologique revient à privilégier les sciences expérimentales face aux Mathématiques, que Charles Perrault ici ne nomme même pas, alors que traditionnellement – et chez Descartes encore – elles incarnaient la science par excellence. Les Mathématiques deviennent alors plutôt une servante de la science, en ce qu’elles permettent de mesurer et calculer (Bacon, Novum organum I, Lxvi), selon les deux mêmes qualificatifs qu’utilise Perrault. Cette emphase sur l’induction souligne le déplacement de la certitude démonstrative vers une nouvelle forme d’empirisme scientifique en train de s’opérer dans l’épistémologie française. Néanmoins, si cette position épistémologique est commune aux frères Charles et Claude Perrault, on sait que Fontenelle attribue un tout autre statut aux Mathématiques. Cela dit, cette mention de la méthode inductive en science est un hapax dans le Parallèle des Anciens et des Modernes. [SC] , que XXX si nous avons un avantage visible dans les Arts dont les secrets se peuvent calculer et mesurer, il n’y a que la seule impossibilité 50 À vrai dire l’impossibilité de calculer et de mesurer dans les domaines de l’éloquence et de la poésie est toute relative puisque les partisans des Anciens, Anne Dacier en tête, dénoncent inlassablement l’« esprit géométrique » de leur époque. À sa suite, l’abbé Du Bos opposera un peu plus tard à la raison un « sixième sens », le sentiment immédiat de plaisir, pour bien juger d’un tableau ou d’une poésie. Voir sur ce sujet Pascal Duris, « Les sciences dans la théorie esthétique de l’abbé Du Bos », Revue d’histoire littéraire de la France, 117 (4), 2017, p. 895-915. [PD] de convaincre les gens dans les choses de goût et de fantaisie, comme sont les beautés de la Poésie et de l’Éloquence qui empêche que nous ne soyons reconnus les Maîtres dans ces deux Arts comme dans tous les autres.
J’ai cru que je devais joindre à ces deux premiers Dialogues le Poème du siècle de LOUIS LE GRAND , non seulement parce qu’il en est la cause, mais parce que la lecture en est en quelque sorte nécessaire pour bien entendre l’état de la question. J’y ai encore fait ajouter XXXI l’ Épître qui traite du Génie 51 Cette épître a été lue par Perrault le jour de la réception à l’Académie française de Jean de La Chapelle, secrétaire des commandements du Prince de Conti, le 12 juillet 1688, élu face à Fontenelle. Le texte est publié par Le Mercure galant dans le numéro de juillet 1688. Voir note 1 p. 27. [CBP] , parce qu’il y entre par occasion diverses choses sur le même sujet. J’avais envie de retrancher quatre vers de cette Épître. C’est sur la fin où je parle ainsi à M. de Fontenelle 52 En janvier 1688, Fontenelle a publié un recueil intitulé Poésies pastorales de M.D.F. Avec un Traité sur la Nature de l’Églogue, et une Digression sur les Anciens et les Modernes (Paris, M. Guérout, 1688). [CBP] .
De l’Églogue, en tes vers, éclate le mérite
Sans qu’il en coûte rien au fameux Théocrite,
Qui jamais ne fit plaindre un amoureux destin,
D’un ton si délicat, si galant et si fin.
Quoique je sois persuadé que ces Vers ne disent rien que de très véritable, néanmoins comme le nom de Théocrite porte dans l’esprit de ceux qui ne le connaissent que de réputation, une idée de perfection entière en fait d’Églogues, je craignais d’attirer sur moi l’indignation du Public ; mais il vient XXXII de paraître de * [ c ] 53 [[Hilaire-Bernard de Longepierre], Les Idylles de Théocrite, traduites du grec en vers français. Avec des remarques , Paris, Pierre Aubouyn, Pierre Émery et Charles Clousier, 1688. En 1686, Longepierre avait publié Les Idylles de Bion et de Moschus, Traduites du Grec en Vers Français, Avec des Remarques (Paris,chez Pierre Aubouyn, Pierre Émery et Charles Clousier, 1686). [CBP] une traduction en vers français de ce fameux Poète 54 Dans l'Art poétique de Boileau, Théocrite est cité dans le passage évoquant les justes style et tonalité de l’églogue dont la difficulté consiste à éviter l’emphase comme la bassesse : « Entre ces deux excès la route est difficile. / Suivez, pour la trouver, Théocrite et Virgile. », Chant II, OC, p. 162. [DR] qui m’a bien mis l’esprit en repos là-dessus. Quand le Public aura vu par lui-même ce que c’est que Théocrite, je suis sûr qu’il trouvera que ma louange n’est guère outrée, et qu’il ne faut pas être fort délicat, fort galant et fort fin pour l’être plus que cet Auteur. Il suffit qu’on lise la quatorzième de ses Églogues , et qu’on voie de quelle sorte l’amour y est traité 55 La XIVe Idylle s’intitule L’amour de Cynisca ; elle est constituée d’un dialogue entre Eschine et Thyonichus, le premier confiant au second son dépit d’être dédaigné par Cynisca amoureuse d’un autre ; elle conclut au départ de l’amoureux malheureux pour l’armée de Ptolémée. [DR] . Il introduit un jeune Amant qui fait récit d’un régal 56 Perrault donne au terme « régal »un sens voisin de celui que nous connaissons aujourd’hui. Il faut toutefois noter que le champ sémantique du mot « régal »est plus étendu au XVIIe siècle qu’aujourd’hui. Voir Furetière : Régal : « Fête, réjouissance, appareil de plaisirs pour divertir, ou honorer quelqu’un. Le Roi a fait un grand régal à Versailles, il y a eu bal, ballet, Comédie, grand souper, illumination, &c. Il a donné un grand régal aux Ambassadeurs d’un tel Prince. Ce mot vient de l’Espagnol regalo, ou du Latin regalis. » ;« se dit aussi d’un présent de rafraîchissements, & autres choses qu’on donne à des étrangers ou passagers pour leur faire honneur. On a coutume en Italie, lorsqu’il passe ou qu’il arrive quelque personne notable, de lui envoyer un régal de fruits, de confitures, et autres rafraîchissements » ;« se dit aussi de tout ce qui est agréable et qui plaît. C’est un grand régal pour un friand qu’un bon melon. Ce n’est pas un grand régal pour un sourd que la musique. C’est un régal pour une coquette, de lui donner la Comédie. » [BR] qu’il a donné dans son jardin à sa Maîtresse et à trois ou quatre de ses amis. « Cet Amant dit que sur la fin du repas la compagnie s’étant mise à boire XXXIII des santés, à condition qu’on nommerait sincèrement les personnes à qui on les buvait, sa maîtresse ne voulut jamais rien dire ; qu’un des conviés lui ayant dit en plaisantant qu’elle avait vu le loup et que c’était ce qui l’empêchait de parler (plaisanterie qu’il faisait malicieusement, parce qu’elle avait un Amant qui se nommait le Loup) elle devint rouge et parut avoir tant de feu dans les yeux qu’on y aurait allumé un flambeau. Il ajoute que la raillerie ayant continué quelque temps, elle se mit à pleurer comme un enfant qu’on arrache d’entre les bras de sa mère, et que là-dessus, transporté de rage et de jalousie il lui avait donné deux grands XXXIV soufflets, et que comme elle gagnait la porte en troussant les habits pour mieux courir, il lui avait reproché qu’elle faisait part à un autre de ses plus tendres caresses. » Voici de quelle sorte la traduction Française exprime cette dernière circonstance.
Pour moi que tu connais saisi soudain de rage,
De deux pesants soufflets je couvris son visage ;
Et comme pour mieux fuir retroussant ses habits
Elle gagnait la porte et quittait le logis.
Ah ! je te déplais donc m’écriai-je, Traîtresse,
Un autre dans tes bras jouit de ta tendresse
[ d ]
57
Dans sa préface, Longepierre fait allusion aux attaques de Fontenelle (dans le Traité sur la Nature de l’Églogue et la Digression sur les Anciens et les Modernes, o p. cit.) proches de celles de Perrault : « On s’attend peut-être, dans un Parallèle de Théocrite et de Virgile, à me voir répondre ici aux objections qu’un critique d’une nouvelle espèce a faites depuis peu contre Théocrite, Virgile et tous les autres Anciens ; et à me voir surtout défendre le premier comme un auteur que je donne au public, et comme le plus mal traité de tous, lui qu’on nomme à chaque page un auteur très rustique et très grossier, et dont on compare les idylles à des idylles de porteur d’eau. », p. 42. À la fin de la Préface en revanche il évoque aussi directement
Le Siècle de Louis le Grand
. [DR] et [CBP]
.
On dira que c’était les mœurs de ce temps-là. Voilà de vilaines mœurs, et par conséquent un vilain siècle bien différent du nôtre. On dira encore que cela exprime bien la Nature, oui, une vilaine NaXXXV ture qui ne doit point être exprimée 58 Dans la préface des Idylles de Théocrite, Longepierre loue les « beautés dépouillées d’ornements » des idylles, qui semblent puisées dans le sein de la Nature, et dictées par les Grâces mêmes » (p. 1). C’est un argument récurrent des Anciens depuis Claude Fleury au moins (Les Mœurs des Israélites, 1681). Homère, et les poètes anciens, n’ont fait que représenter les mœurs de leurs temps et la « grossièreté » dont on les accuse n’est donc qu’une preuve de la méconnaissance de ces mœurs et le fruit du préjugé de ceux qui sont incapables de « perdre de vue leur siècle », selon l’expression de Longepierre dans le Discours sur les Anciens . Perrault juge l’argument « mauvais » et ajoute ici l’idée que par principe, de manière atemporelle, quel que soit l’état des mœurs, certaines actions sont inacceptables. [CBP] . Mais outre que ces excuses sont très mauvaises, je soutiens que ce n’a jamais été les mœurs d’aucune Nation, non pas même des Iroquois, de donner des soufflets à une Maîtresse qu’on régale chez soi, et qu’un tel outrage est bien moins naturel qu’il n’est contre Nature : En tout cas cet emportement n’est point de nature à être mis dans un Églogue 59 La critique des mœurs antiques, réduites à de la grossièreté, est récurrente chez Perrault. Voir sur ce point Larry Norman, The Schock of the Ancient, chap. 8 “Morality and Sociability”, Chicago, The University of Chicago Press, 2011, p. 113-130. [DR] .
Je ne comprends pas comment ceux qui sont à la tête du parti des Anciens souffrent qu’on donne au Public de semblables traductions : Le moyen de les soutenir bonnes, et de soutenir en même temps les OrigiXXXVI naux. Tout ce qu’a dit et que saurait jamais dire M. de Fontenelle contre Théocrite 60 Perrault fait référence au Discours sur la nature de l’églogue publié à la suite des Poésies pastorales (1688) dans lequel Fontenelle s’en prend à la « grossièreté »et au caractère trop « rustique »des Idylles de Théocrite. Il loue Virgile d’avoir « fait ses bergers plus polis et plus agréables »(Discours sur la nature de l’églogue, dans Fontenelle, Digression sur les Anciens et les Modernes et autres textes philosophiques, dir. S. Audidière, Classiques Garnier, 2015, p. 545). [CBP] , ne lui fera jamais tant de tort que cette traduction. La prudence voulait qu’on tînt cachés les agréments inexprimables [ e ] 61 Longepierre vante au début de la préface les « agréments inexprimables » et les « beautés dépouillés d’ornements » des Idylles de Théocrite. [CBP] de cet Auteur, et surtout qu’on ne les exposât pas à un siècle comme le nôtre dont le goût est gâté et malade [ f ] 62 Perrault synthétise non sans malice deux expressions éloignées dans le propos de Longepierre qui s’en prend à l’influence des pastorales italiennes : « […] mais s’il semble que je n’aie pas approuvé dans ce Poète ce qu’il peut y avoir de trop simple, on doit se souvenir que ça été uniquement par rapport au goût de notre siècle ; et que loin de vouloir donner ce goût pour bon, j’ai dit nettement qu’il était éloigné de la nature, et que les Italiens nous avaient gâtés par leurs Pastorales » (p. 2). L’expression « goût malade » arrive deux pages plus loin : « Un goût malade n’est plus piqué que très légèrement de ces sortes de beautés, et il n’est pas en son pouvoir de sentir que ce sont là les véritables » (p. 4). [CBP] , et dont il est si difficile de redresser les travers [ g ] 63 Là encore la retranscription est tendancieuse. L’expression se trouve deux pages après les deux expressions précédentes dans une perspective bien moins polémique que ne le suggère Perrault par le raccourci effectué. Longepierre écrit : « Il n’appartient pas à tout le monde de vouloir redresser les travers de son siècle, et je ne me suis jamais senti les forces nécessaires pour heurter moi seul un goût reçu », p. 6. [CBP] . Ces traductions de Poètes grecs sont contre la bonne politique.
Ils devaient ces Auteurs demeurer dans leur grec,
Et se contenter du respect
De la Gent qui porte férule :
D’un savant Traducteur on a beau faire choix
C’est les traduire en ridicule
Que de les traduire en François
64
L’antanaclase produit une équivalence tendancieuse et lourde de conséquences. Concernant la traduction d’un texte ancien, la question est en effet de savoir si le ridicule est dans le texte original ou s’il est ajouté par le traducteur. S’agit-il, pour le Moderne, de proposer une traduction scrupuleuse, qui rende évidentes les supposées faiblesses du texte grec, ou de mettre en avant une adaptation insidieuse, en octosyllabes (le vers burlesque) avec emploi de termes triviaux et discordants pour mieux déconsidérer le poème grec ? Cette question, essentielle pour évaluer les mérites des auteurs anciens, se posera à nouveau à propos d’Homère. Voir, dans le tome III, l’échange entre l’Abbé et le Président : « Est-ce que je ne traduis pas fidèlement le texte d’Homère / Ce que vous dites en est bien la substance, mais il faudrait voir comment cela est énoncé dans le Grec
», p. 87-88 et la note 233). [BR]
XXXVII
EXTRAIT DU PRIVILÈGE du Roi
Par Lettres Patentes de Sa Majesté, données à Versailles le 23 jour de Septembre 1688 signées par le Roi en son Conseil Boucher. Il est permis au sieur Jean Baptiste Coignard, Imprimeur ordinaire du Roi à Paris, d’imprimer, vendre et débiter pendant le temps de huit années, un Livre intitulé Parallèle des Anciens et des Modernes en ce qui regarde les Arts et les Sciences, Dialogues composés par le sieur Perrault de l’Académie Française : Avec défenses à tous autres d’imprimer, vendre et débiter ledit Livre, sur les peines portées à l’Original dudit Privilège.
Registré sur le Livre de la Communauté des Imprimeurs et Libraires de Paris, le 5 jour d’Octobre 1688.
Signé J. B. Coignard Syndic.
Achevé d’imprimer pour la première fois le 30 Octobre 1688.
1
PARALLÈLE DES ANCIENS ET DES MODERNES EN CE QUI REGARDE LES ARTS ET LES SCIENCES.
DIALOGUES.
DE LA PRÉVENTION en faveur des Anciens.
PREMIER DIALOGUE.
Pendant les beaux jours de ce dernier Printemps 65 Le privilège est daté du 23 septembre 1688. Il est donc question du printemps 1688. [DR] le Président… l'Abbé… et le Chevalier… 66 Ces trois types de personnages ne sont sans doute pas choisis au hasard par Perrault. Le Président est potentiellement un président d’une des chambres du Parlement (voir tome III, p. 87) et pourrait représenter la haute bourgeoise (le Tiers-État), cherchant à imiter la haute aristocratie dans ses manières et son éducation. L’Abbé, quant à lui, représenterait le Clergé (le premier ordre du royaume) tandis que le Chevalier représenterait le deuxième ordre, c’est-à-dire la noblesse. [MdV] résolurent de se donner le plaisir de voir exactement toutes les beautés de Versailles 67 En 1687-1688, les principaux travaux de Versailles étaient en train de s’achever. Avec la construction depuis 1685 de l’aile du Nord – dite alors « l’aile neuve » -, Jules Hardouin-Mansart, premier architecte de Louis XIV donnait au palais l’allure que nous lui connaissons aujourd’hui. Achevée en 1689, cette construction terminait en effet l’ensemble du château, repris par le roi en 1662 avec l’aménagement de l’avant-cour , l’enveloppe dite de Le Vau en 1668-1669, la construction des quatre pavillons des Secrétaires d’État en 1670-1671 (lesquels furent reliés en 1678, l’aile des Princes (ou du Midi) en 1679-1682, la grande et la petite écurie en 1679-1682, le Grand Commun en 1682-1684 et l’aile du Nord en 1685-1689. La dernière chapelle , initiée dès 1687, ne vit ses travaux reprendre qu’à partir de 1699 (après la guerre de la Ligue d’Augsbourg) et fut inaugurée en 1710 [MdV]. Consulter une vue perspective du château de Versailles . , et d’y mettre le temps que demande une aussi grande et aussi vaste entreprise. L’absence du Roi qui était allé visiter Luxembourg et ses autres dernières conquêtes 68 La forteresse de Luxembourg fut prise par les troupes françaises, commandées par le maréchal de Créqui, après un siège qui dura du 28 avril au 4 juin 1684. Au printemps 1687, Louis XIV accompagné par une cour nombreuse y séjourna pendant cinq jours. Le Mercure galant donne de ce voyage une relation détaillée (« Journal du voyage de Sa Majesté à Luxembourg » , Mercure galant, juin 1687 (seconde partie) [tome 9]). À l’issue de la Guerre des Réunions (1683-1684), la France obtient le droit d’occuper Luxembourg, Strasbourg, le nord de l'Alsace et la Sarre jusqu’en 1704. [BR] , leur sembla favorable pour leur dessein, et quoiqu’ils n’ignorassent pas qu’elle 2 ôterait à ce Palais la plus grande partie de son éclat ; elle les détermina néanmoins à ne pas différer, parce qu’elle leur donnerait les moyens de tout voir avec plus de facilité et moins d’interruption 69 Louis XIV avait quitté Versailles le 10 mai 1687 et arriva à Luxembourg le 21 mai suivant, qu’il quitta le 26 mai avant de revenir à Versailles le 7 juin 1687. Cette indication du « dernier Printemps » laisserait supposer que les faits relatés se situent entre le printemps 1687 et le début de l’année 1688. Depuis l’installation de la cour et du gouvernement à Versailles en mai 1682, le château était ouvert au public, à condition d’être bien habillé. Cette pratique étonnante répondait à la tradition de la monarchie française qui se voulait accessible. On pouvait ainsi circuler dans une grande partie du château, y compris la chambre du roi. La présence du roi dans une pièce limitait toutefois, pour des questions de sécurité, la circulation. [MdV] . Ce sont trois hommes d’un mérite singulier chacun en leur espèce, mais d’un caractère d’esprit fort différent. Le Président est un de ces savants hommes qui semblent avoir vécu dans tous les siècles, tant il est bien instruit de tout ce qui s’y est fait, et de tout ce qui s’y est dit. L’amour extrême qu’il a eu dès sa jeunesse pour toutes les belles connaissances lui a fait concevoir une telle estime pour les Ouvrages des Anciens où il les a puisées, qu’il ne croit pas que les Modernes aient jamais rien fait, ni puissent jamais rien faire qui en approche. La science n’est pas la seule chose qui le rende recommandable, il a aussi beaucoup de génie contre l’ordinaire des grands amateurs de l’Antiquité qui, faute 3 de savoir inventer, travaillent continuellement à remplir par la lecture le vide de leur imagination stérile, qui n’ayant point reçu de la nature l’idée du beau qu’elle imprime au fond de l’âme de ceux qu’elle aime 70 Cette concession apparente au personnage du Président donne l’occasion à Perrault d’attaquer les Anciens et de soutenir une position représentative de l’universalisme des Modernes. [DR] , s’en sont fait une sur les premières choses qu’on leur a assuré être belles, et qui, de peur de se tromper, sont résolus de ne rien trouver digne de leur estime que ce qui sera conforme aux modèles qu’on leur a proposés 71 Corollaire de la position précédente, la critique de la soumission aux modèles est également récurrente chez les Modernes. [DR] . L’Abbé peut aussi être regardé comme un homme savant, mais plus riche de ses propres pensées que de celles des autres. Sa science est une science réfléchie et digérée par la méditation, les choses qu’il dit viennent quelquefois de ses lectures ; mais il se les est tellement appropriées qu’elles semblent originales, et ont toute la grâce de la nouveauté. Il a pris soin de cultiver son propre fonds, et comme ce fonds est fertile, il en tire par de fréquentes réflexions mille pen4 sées nouvelles, qui quelquefois semblent d’abord un peu paradoxes 72 Furetière : « Paradoxe : adj. et s.m. Proposition surprenante et difficile à croire, à cause qu’elle choque les opinions communes et reçues, quoiqu’elle ne laisse pas quelquefois d’être véritable. » [DR] , mais qui étant examinées se trouvent pleines de sens et de vérité. Il juge du mérite de chaque chose en elle-même sans avoir égard ni aux temps, ni aux lieux, ni aux personnes, et s’il estime beaucoup les Ouvrages excellents qui nous restent de l’antiquité, il rend la même justice à ceux de notre siècle , persuadé que les Modernes vont aussi loin que les Anciens, et quelquefois au-delà, soit par les mêmes routes, soit par des chemins nouveaux et différents. Le Chevalier tient comme le milieu entre le Président et l’Abbé. Il a de la science et du génie, non à la vérité dans le même degré, mais il y joint beaucoup de vivacité d’esprit et d’enjouement. Le différent caractère d’esprit de ces trois hommes les rend de différent avis presque sur toutes choses ce qui forme entre eux une infinité de contestations fort agréa5 bles 73 Furetière : « Contestation : Dispute, querelle, procès ». La nature polémique du dialogue est immédiatement affichée et proposée au lecteur comme un agrément pour la lecture. [DR] . Ils avaient déjà disputé plusieurs fois à l’occasion du Poème du siècle de LOUIS LE GRAND , sur le mérite des Anciens. Le Président avait toujours soutenu qu’en quelque Art et en quelque Science que ce soit ils l’emportaient infiniment sur les Modernes. L’Abbé avait soutenu le contraire fort vigoureusement, et le Chevalier se souciant peu de ce qui en peut être, n’avait songé qu’à dire là-dessus des plaisanteries qui le divertissent. Mais dans le voyage qu’ils firent à Versailles, ils épuisèrent en quelque sorte la matière, excités qu’ils étaient par les beaux ouvrages tant anciens que modernes dont ce Palais est orné 74 Le premier château royal de Versailles a été construit en 1623-1624 pour Louis XIII, lequel le fit rebâtir en 1631-1634. C’est de ce dernier relais de chasse que partit Louis XIV pour faire édifier sa grande résidence. Si la construction est indéniablement « moderne », l’ornementation, par bien des décors, fait référence à l’Antiquité. On pense en particulier au programme apollinien développé par André Le Nôtre au cours des années 1660-1670 ou encore au programme iconographique imaginé par Charles Le Brun dans les Grands Appartements royaux , lesquels font référence aux planètes, à l’instar de ce qui existait au Palazzo Pitti de Florence, ou à l’Antiquité romaine avec des allégories systématiques à l’Empire, que cela soit dans les peintures ou les sculptures, antiques ou non. Sur ce sujet voir Alexandre Maral et Nicolas Milovanovic (dir.), Versailles et l’antique, Paris, Artlys, 2012. [MdV] . À peine furent-ils hors de la ville que la conversation commença à peu près en cette manière.
l’Abbé
Je vous avoue, M. le Président que je ne puis m’empêcher de vous envier le plaisir que vous allez avoir 6 dans la vue d’un palais où il y a pour vous tant de beautés toutes nouvelles.
le Président
Vous me direz tout ce qu’il vous plaira, mais je doute que Versailles vaille jamais Tivoli ni Frascati 75 Tivoli et Frascati sont deux villes italiennes où se trouvent des villas de la Renaissance, aux splendides jardins. [CNe] En évoquant ces deux villes, l’argumentation situe Versailles par rapport à deux lieux éminents de villas suburbaines et de résidences d’été, aussi bien antiques que de la Renaissance, les secondes ayant parfois été bâties en émulation directe avec les premières. La villa Hadriana de Tivoli était bien connue des architectes et artistes du XVIIe siècle, tandis que la villa d’Este était réputée pour la magnificence de son jardin en terrasse et de ses fontaines, également particulièrement recherchée à Versailles. [MCLB] .
l’Abbé
J’admire votre prévention. Il y a plus de vingt ans que vous n’avez été à Versailles 76 En 1688, comme nous l’avons noté plus haut, Versailles a bien changé depuis 1668. À cette dernière date, le petit relais de chasse de Louis XIII n’avait connu que de légères modifications architecturales extérieures, notamment avec la reprise de l’avant-cour et la construction de deux ailes, dans le prolongement du corps central : l’une au sud pour accueillir les écuries [actuelle « Vieille Aile » ou aile Dufour] et l’autre au nord pour accueillir l’intendant et les communs du château. Les transformations significatives avaient eu lieu dans les appartements. Pour se rendre compte de ce qu’était Versailles à ce moment, notamment lors du Grand divertissement royal du 18 juillet 1668, il faut se reporter au tableau de Pierre Patel, Vue du château et des jardins de Versailles, prise de l'avenue de Paris (Musée national des châteaux de Versailles et de Trianon, MV765) le représentant à cette même date ou encore à la description qu’en donne André Félibien dans sa Relation de la fête de Versailles du 18 juillet 1668 (Paris, p. Le Petit, 1668) ou encore celle de Madeleine de Scudéry, La Promenade de Versailles (Paris, C. Barbin, 1669). [MdV] , et vous prononcez hardiment en faveur des belles maisons d’Italie, attendez que vous l’ayez vu. Mais j’ai tort. Quoique Versailles renferme seul plus de beautés que cinquante Tivoli et autant de Frascati mis ensemble, il perdra toujours sa cause dans votre esprit.
le Président
Pourquoi m’estimez-vous si injuste ?
7l’Abbé
C’est que je connais votre passion démesurée pour tout ce qui est étranger et éloigné, car vous êtes parfaitement Français de ce côté-là 77 Annotation en cours. .
le Président
Il est vrai que notre Nation a toujours été accusée d’aimer les Étrangers jusqu’à la manie.
l’Abbé
Ce n’est pas encore tant l’amour des Étrangers qui vous rend injuste, que l’amour des Anciens.
le Président
Comment, l’amour des Anciens ?
l’Abbé
Oui, l’amour des Anciens. Quand vous avez vu Tivoli, ce n’a point été la beauté de ses fontaines, de ses cascades, de ses statues et de ses peintures qui vous ont charmé, 8 ç’a été la seule pensée que Mécène s’y était promené plusieurs fois avec Auguste 78 S’il est logique d’évoquer ensemble Auguste, Mécène et Horace, parfaits contemporains du Ier siècle avant J.-C., leur association à Tivoli surprend, les vestiges antiques de Tivoli probablement fouillés par Ligorio (voir Filippo Coarelli, Guide archéologique de Rome, Paris, 1994) et donc connus au XVIIe siècle ne pouvant guère être que ceux de la villa Hadriana, bâtie par l’empereur Hadrien au IIe siècle après J.-C., soit un bon siècle après la mort d'Auguste. Par la mention de Frascati et non de Tusculum (voir ci-dessous, note 16), Perrault songe sans doute aux villas modernes, en particulier à la villa Aldobrandini construite en 1600-1602, fameuse pour ses jeux hydrauliques, tandis que celles de Lucullus, Galba et Domitien étaient plutôt associées au toponyme de Tusculum. Les sources antiques attestent l’attrait de Lucullus pour les jeux d’eaux, qui concernent toutefois sa villa de Naples (Pline l’Ancien, IX, 171 et Plutarque, Vie de Lucullus, 39). Perrault réunit ainsi de manière inexacte des personnages historiques et des lieux, afin d’illustrer d’une part la nature de l’attachement à l’antique, relevant de l’imaginaire et non de connaissances établies, d’autre part, le processus d’appropriation par un promeneur, enclin à laisser son imagination nourrie de sources littéraires s’approprier des lieux, de manière tantôt pertinente, tantôt fantaisiste, l’enjeu n’étant assurément pas celui de la vérité. [MCLB] ; vous vous êtes imaginé les voir ensemble dans les mêmes endroits où vous vous reposiez, vous y avez joint Horace qui leur récitait quelqu’une de ses Odes 79 Horace a dédié ses Odes (Carmina) à son protecteur Mécène, qui l’a encouragé à célébrer le règne d’Auguste. Pour l’Abbé, les Anciens ne peuvent apprécier la beauté d’un lieu pour lui-même, elle est liée au souvenir des textes antiques. Il décrit toutefois, assez subtilement, la singularité d’une expérience esthétique qui se nourrit et s’enrichit de la mémoire sensible, affective, des textes et des auteurs. [CBP] , et peut-être avez-vous récité cette Ode pour vous représenter mieux ce que vous étiez bien aise de vous imaginer ; toutes ces idées agréables se sont jointes à celles des jardins et des fontaines, et comme elles se sont formées en même temps dans votre esprit, elles n’y reviennent jamais l’une sans l’autre, de sorte que c’est bien moins Tivoli que vous aimez, que le souvenir de Mécène, d’Auguste et d’Horace. La même chose est arrivée à Frascati ; vous y avez vu Cicéron au milieu de ses amis 80 Frascati : nom moderne de l’ancienne ville de Tusculum, où Cicéron avait une villa, laquelle sert de cadre au dialogue des Tusculanes. [CNo] , agitant ces questions savantes dont la lecture fait encore aujourd’hui nos délices, et je suis sûr qu’à votre égard l’éloquence de Cicéron entre pour une plus grande 9 part dans la beauté de Frascati que tous ses jets d’eau et toutes ses cascades.
le Chevalier
Le souvenir d’avoir passé le temps agréablement avec mes amis dans une maison de campagne pourrait me la faire aimer plus qu’une autre ; mais je ne m’aviserais jamais de la trouver plus belle que Versailles, parce que Mécène ou Cicéron s’y seraient promenés.
l’Abbé
C’est que la tendresse que vous avez pour vos amis n’approche point de celle que M. le Président a pour les Anciens.
le Chevalier
Je vois bien que le voyage ne se fera pas sans en venir aux mains plus d’une fois sur notre grande question de la préférence des Anciens sur les Modernes, ou des Modernes sur les Anciens.
10l’Abbé
Le lieu où nous allons ne me sera pas désavantageux, il me fournira tant de preuves 81 Il s’agit là de preuves constituées non par des arguments (preuves « techniques » selon la terminologie d’Aristote), mais de preuves apportées, extérieures à la technique (preuves a-techniques), et plus précisément de preuves par appel des « témoignages », à savoir les œuvres d’art. [CNo] par les beaux ouvrages dont il est rempli, de la suffisance 82 Furetière : « se dit aussi en choses morales, de la capacité, du mérite d'une personne. Ce Docteur est d’une grande suffisance, il est consommé dans les Lettres. Le Roy a des Ministres qui sont d’une grande suffisance, d’une grande capacité, d’une grande pénétration. » [BR] des hommes de notre siècle, que je n’aurai pas de peine à en placer quelques-uns au-dessus ou du moins à côté des plus grands hommes d’entre les Anciens.
le Président
Et moi je le prends aussi volontiers pour le champ de bataille qui ne peut que m’être favorable et à l’honneur de l’Antiquité que je défends, puisque ses plus grandes beautés consistent dans l’amas précieux des figures antiques et des tableaux anciens qu’on y a portés, et que le surplus de ce Palais ne peut être considérable qu’autant que les ouvriers qui y ont travaillé ont eu l’adresse de bien imiter 83 Toutefois, sans que les ouvriers aient spécialement cherché à imiter les Anciens, il semblerait que la « propagande » royale mise en place vise à louer le travail des ouvriers, lesquels auraient surpassé le travail des anciens. C’est une idée que l’on retrouve dans plusieurs guides et description de Versailles, notamment dans L. Morellet, dit le sieur Combes, Explication historique de ce qu’il y a de plus remarquable dans la maison royale de Versailles […], 1681, p. 3 : « C’est dans cette Maison Royale & charmante, que [ p. 4] vous estes invitez de venir, Peuples de la Terre, curieux & Sçavans : Vous y verrez l’Ancienne & la Nouvelle Rome : Vous y verrez tout ce que le Monde a jamais eu de beau & de surprenant : Admirez-y l’habileté, le sçavoir, la conduite & la delicatesse des Ouvriers : Admirez-y la grandeur, la somptuosité, la magnificence & la liberalité du Prince ; & avoüez que Versailles efface tous les Palais enchantez de l’Histoire de la Fable. » [MdV] et [MCLB] dans leurs ouvrages la grande et noble manière des Anciens.
11l’Abbé
Nous verrons tout cela sur les lieux, mais je soutiens par avance qu’on fait tous les jours des choses très excellentes sans le secours de l’imitation, et que comme il y a encore quelque distance entre l’idée de la perfection 84 Souvenir probable de la théorie des idées de Platon ; l’attitude de Perrault envers lui est ambiguë, entre critiques sévères (p. 31 et suiv.) et imprégnation. [CPB] et les plus beaux ouvrages des Anciens, il n’est pas impossible que quelques ouvrages des Modernes ne se mettent entre deux, et n’approchent plus près de cette idée.
le Chevalier
Voulez-vous bien que je vous dise la vérité ; il y a de la prévention de part et d’autre.
l’Abbé
Il peut y en avoir un peu de mon côté. Je connais tant d’excellents hommes en toute sorte d’Arts et de Sciences, et j’ai contracté une amitié si étroite avec eux, qu’il se peut 12 faire que je ne suis pas tout à fait équitable, et que pour les voir d’un peu trop près, les Anciens d’un peu trop loin, je ne juge pas sainement de la véritable grandeur de leur mérite mais quelle comparaison peut-il y avoir de la prévention où je puis être avec celle où l’on est pour les Anciens ? Car enfin quelque estime que je fasse des ouvrages de notre siècle, j’y trouve des défauts et même dans quelques-uns des défauts très considérables, mais les vrais amateurs des Anciens assurent qu’ils ont atteint à la dernière perfection, que c’est une témérité d’y vouloir rien trouver qui se ressente de la faiblesse humaine, que tout y est divin 85 L’usage du qualificatif « divin » n’est pas l’apanage des partisans des Anciens. Pour le Moderne Harvey, Galien est un « grand et divin génie », un « homme divin », « le père divin de la médecine ». Vésale aussi est divin pour lui. De la même façon Sorbière révère « le divin Hippocrate ». Comme le montre le Parallèle, Perrault l’utilise volontiers, parfois de manière ironique, même si dans les lignes qui suivent il s’attarde plutôt sur « adorable » que sur « divin » (voir aussi tome II, note 481). [PD] , que tout y est adorable.
le Président
Quand on dit adorable, on veut dire très beau, très bon, très excellent.
l’Abbé
Quand on dit adorable, on veut 13 dire adorable ; car enfin en quoi consiste l’adoration sinon à reconnaître une perfection infinie dans ce qu’on adore, et à s’y soumettre tellement que, contre le témoignage de ses sens et de sa raison, on y trouve tout admirable, et même d’autant plus admirable que l’on ne le comprend pas. N’est-ce pas là cette disposition respectueuse où sont presque tous les Savants et tous les Partisans zélés de l’Antiquité ? Pour en être convaincu, il ne faut que voir ce nombre infini d’Interprètes qui tous l’encensoir à la main s’épanchent en louanges immodérées sur le mérite de leurs Auteurs, et regardent comme des oracles les endroits obscurs qu’ils n’entendent pas. Il n’est point de torture qu’ils ne donnent à leur esprit pour en trouver l’explication, point de suppositions qu’ils ne fassent pour y faire entrer quelque sens raisonnable, et tout cela pour ne pas avouer que quelquefois leur 14 Auteur ne s’est pas expliqué heureusement ; car c’est un blasphème qu’ils n’osent proférer 86 C’est le cas par exemple d’Hippocrate dont les défenseurs des Anciens, notamment André Dacier, assurent qu’il connaissait la circulation du sang alors que les Modernes en attribuent la découverte à Harvey, en 1628. Voir Pascal Duris, Quelle révolution scientifique ? Les sciences de la vie dans la querelle des Anciens et des Modernes (XVIe -XVIIe siècles), Paris, Hermann, 2016, et Id., « André Dacier traducteur d’Hippocrate », XVIIe siècle, 71 (1), 2019, p. 163-181. [PD] .
le Chevalier
Ce n’en est pas sans en avoir quelquefois bonne envie. Torrentius expliquant cet endroit d’Horace 87 Odes , III, 26. Le commentaire de Torrentius a été repris par André Dacier dans ses notes à sa traduction des Œuvres d’Horace. Le texte est présenté au tome III, p. 422 ; la traduction suit . [DR] , où il dit que Memphis est exempte des neiges de la Scythie, et trouvant que ce n’est pas une chose fort remarquable que les neiges de Scythie ne tombent pas à Memphis 88 Le commentaire de André Dacier suit à son tour p. 428 avec la référence à Torrentius.[DR] ; je reprendrais ceci volontiers, dit-il, si un autre que notre Horace s’était avisé de le dire.
l’Abbé
Torrentius n’a pas raison dans le fond, car on pourrait fort bien dire que nous n’avons point en France ni les grandes chaleurs de l’Afrique ni les grands froids de la Norvège. Mais on n’en découvre pas moins cette vénération démesurée qu’il a pour les Anciens, et qui lui est com15 mune avec tous les autres Interprètes 89 Voir note 35 de la préface. [CNo] . C’est un plaisir de voir à quelles allégories ces Interprètes ont recours quand ils perdent la tramontane 90 Furetière : « Tramontane : Vent du Nord, ou du Septentrion. C’est ainsi qu’on le nomme sur la mer Méditerranée et en Italie : et ce mot vient de ce qu’il souffle du côté qui est au-delà des Monts, à l’égard de Rome et Florence » ; « signifie aussi l’étoile du Nord qui sert à conduire les vaisseaux sur la mer : ce qui fait qu’on dit figurément, qu’un homme a perdu la tramontane, pour dire, qu’il a perdu son guide, qu’il ne sait où il est, ni ce qu’il fait, qu’il a perdu le jugement. » [DR] , cela va quelquefois jusqu’à dire que le secret de la pierre philosophale est caché sous les ténèbres savantes et mystérieuses de leurs allégories.
le Président
Cependant les Commentateurs dont vous parlez suivent le conseil de Quintilien, homme d’un si grand sens dans ces matières, qu’il n’est pas possible de se tromper en le suivant. « Il vaut mieux, dit-il, trouver tout bon dans les Écrits des Anciens, que d’y reprendre beaucoup de choses [ h ] 91 Quintilien, Institution oratoire , X, 1.26 : « omnia eorum legentibus placere quam multa displicere maluerim », litt. « j’aimerais encore mieux un lecteur à qui tout plaît en eux, qu'un autre à qui beaucoup de choses déplaisent » (trad. L. Baudet, Paris, Dubochet, 1842). [CNo] . »
l’Abbé
N’en déplaise à Quintilien, on ne doit point trouver tout bon dans un Auteur quand tout n’y est pas bon, j’aime mieux en croire 16 Cicéron, et me régler sur ses avis touchant l’estime que je dois faire des Anciens. « Mon sentiment a toujours été, dit ce grand Orateur, que nous sommes plus sages dans les choses que nous inventons de nous-mêmes que n’ont été les Grecs, et qu’à l’égard de celles que nous avons prises d’eux, nous les avons rendues meilleures qu’elles n’étaient, lorsque nous les avons jugées dignes d’être l’objet de notre travail [ i ] 92 Cicéron, De l’Orateur , I, 34.155 : « Postea mihi placuit, eoque sum usus adulescens, ut summorum oratorum Graecas orationes explicarem, quibus lectis hoc adsequebar, ut, cum ea, quae legeram Graece, Latine redderem, non solum optimis uerbis uterer et tamen usitatis, sed etiam exprimerem quaedam uerba imitando, quae noua nostris essent, dum modo essent idonea. » « Je m’avisay ensuite estant un peu plus avancé en âge de traduire quelque chose des plus grands orateurs de la Grèce et j’y avais cet avantage, que non seulement je trouvais les termes les plus nobles et [cependant] usités, mais que l’imitation du Grec m’en faisait venir d’autres, qui pour être nouveaux en notre langue ne laissaient pas d’y paraître heureux » (d’après la trad. de J. Cassagne, Paris, D. Thierry, 1673). [CNo] . » Ce sentiment de Cicéron est un peu contraire à celui de Quintilien ; et l’Orateur n’a pas pour les Anciens la même vénération que le Rhéteur, mais il est aisé de voir que cette diversité d’avis dans ces deux grands hommes vient de la diversité de leurs conditions et de leurs emplois. Cicéron était un Consul qui n’ayant aucun intérêt à louer les anciens Auteurs, en parlait en galant homme, et comme il le pensait. Quintilien était un Rhéteur et un Péda17 gogue obligé par sa profession de faire valoir les Anciens, et d’imprimer dans l’esprit de ses Écoliers un profond respect pour les Auteurs qu’il leur proposait comme des modèles 93 Sur la lecture des historiens et des orateurs comme fondements de la formation initiale à la rhétorique, voir Quintilien, Institution oratoire , I, 5. [CNo] . Mais pour vous montrer que le reproche d’adorer les Anciens n’est pas une chose nouvelle, Horace votre cher Horace s’en est plaint fortement dans l’épître qu’il adresse à Auguste. Les Romains, dit-il, ont très grande raison de préférer leur Empereur à tous les Héros de Grèce et d’Italie, mais ils ont tort de n’estimer les autres hommes qu’autant qu’ils sont éloignés ou de leur pays ou de leur siècle, et de regarder les Ouvrages des Poètes anciens avec la même vénération qu’ils regardent les Lois des douze tables et les Livres des grands Pontifes 94 Dans la traduction d’André Dacier, le texte de l’Épître II, 1 , apparaît au tome IX, p. 267 sq . [DR] .
le Président
Horace se moquait, et tout cela ne doit être regardé que comme une raillerie ingénieuse et agréable 95 P. 309 , André Dacier écrit que la lettre consiste en « une raillerie continuelle contre les Romains, sur leur manière de juger des Poètes. » ; voir le commentaire développé sur la réfutation d’une assimilation automatique et préjugée de l’ancienneté à la valeur, p. 324-330. Sur cette perception de l’usage de la raillerie par Horace, voir Pascal Debailly, « Juvénal en France au XVIe et au XVIIe siècle », Littératures classiques, « La Satire en vers au XVIIe siècle », dir. L. Godard de Donville, n° 24, printemps 1995, p. 29-47. [DR] .
18l’Abbé
Il se moquait assurément. Écoutons-le parler. « Un Auteur, dit-il, qui est mort il y a cent ans, doit-il être mis entre les Auteurs anciens et parfaits, ou entre les Auteurs modernes et méprisables ? Un Auteur est ancien et excellent quand il a cent ans. Mais s’il s’en manque un mois ou deux, faut-il le mettre au nombre des Anciens vénérables, ou parmi les nouveaux dont on se moque présentement, et dont toute la postérité se moquera ? Un mois ou deux et même toute une année ne doivent pas empêcher qu’on ne le place honorablement parmi les Anciens. Cela m’étant accordé j’ôterai une année et puis une autre année, comme qui arracherait poil à poil la queue d’un cheval, et confondrai en diminuant toujours ce grand amas de temps, celui qui n’estime les Auteurs que quand ils sont morts, et n’en mesure le mérite que par le 19 nombre des années qu’il y a qu’ils ne sont plus au monde [ j ] 96 Dans la traduction de André Dacier, ce passage apparaît t. IX, p. 271 sq . Le texte de Perrault n’est pas celui d'André Dacier ni celui de Marolles (Paris, T. Quinet, 1652). [DR] . » Voilà ce que pensait Horace sur ce sujet, et de quelle sorte son indignation s’est expliquée.
le Chevalier
Cette indignation lui est commune avec bien des gens qui n’étaient point dupes non plus que lui. Martial entre autres l’a exprimée agréablement en plusieurs de ses Épigrammes [ k ] . J’en ai traduit une qu’il faut que je vous dise 97 La traduction n’est pas celle de Marolles (Paris, T. Quinet, 1652). La même traduction est citée par Amelot de la Houssaye dans ses remarques sur le Dialogue des orateurs de Tacite, Tacite avec des notes politiques et historiques, La Haye, Henri Scheurleer, [1690-]1735, Xe partie, vol. I, p. 308, 1724. Il commente un passage ainsi : « Ce n’est pas sans sujet que Messala attribue tous les reproches que Calvus, Brutus et Cicéron se sont fait dans leurs Lettres, à leur mutuelle jalousie, qu’il regarde comme un mal qui a son principe dans le cœur humain. Tout homme qui s’élève au-dessus des autres par la supériorité de ses talents irrite ceux qu’il efface par son éclat, et ne doit s’attendre à jouir pleinement du droit qu’il s’est acquis sur leur estime, que lorsqu’il cessera d’être leur contemporain. La raison en est toute prête, / En mérite, en esprit, en bonnes qualités, / On souffre mieux cent morts au-dessus de sa tête, / Qu’un seul vivant à ses côtés./ Martial ne s’est pas exprimé moins ingénieusement là-dessus dans la dixième Épigramme du Cinquième Livre. La voici de la traduction du même Poète qui a fait les quatre vers précédents.[…]». Il cite ensuite Pline le Jeune qui partage le même avis à propos de Pompée Saturnin (Épître à Euricius). [DR]. Le poète en question est donc Perrault qui met les quatre vers cités dans la bouche du Chevalier . [CBP] .
Pourquoi si peu souvent l’homme tant qu’il respire
Trouve-t-il qui le loue ou qui daigne le lire ?
C’est l’humeur de l’Envie, ô mon cher Regulus,
D’aimer moins les vivants que ceux qui ne sont plus.
Ainsi du grand Pompée on vante le
Portique
Et des vieux bâtiments la structure rustique,
En face de Virgile Ennius fut loué
98
Dans la Réflexion VII sur Longin, Boileau évoque, pour commenter la formule « Il faut songer au jugement que toute la postérité fera de nos écrits » (Traité du sublime, chap. XII), le sort de poètes durant leur vie puis oubliés, et commente : « La même chose est arrivée chez les Romains à Nævius, à Livius, et à Ennius, qui du temps d’Horace, comme nous l’apprenons de ce Poète, trouvaient encore beaucoup de gens qui les admiraient, mais qui à la fin furent entièrement décriés. » Horace évoque Ennius dans son
Art poétique
, v. 259-265, où il déplore l’indulgence déplacée qui lui a été accordée comme à d’autres poètes romains. [DR]
Des Rieurs de son temps Homère fut joué
20
Rarement le Théâtre applaudit à Ménandre
À sa Corinne seule Ovide parut tendre.
Qu’avez-vous donc mon Livre à vous hâter si fort ?
Si la gloire aux Auteurs ne vient qu’après leur mort
99
Perrault donne le texte original latin en fin de dialogue. [DR]
.
l’Abbé
Les Poètes ne sont pas les seuls qui ont eu du chagrin de cette injustice, et qui l’ont témoignée. Les Orateurs, les Peintres, les Musiciens et les Philosophes mêmes en ont donné des marques en mille rencontres. Mais rien n’est plus plaisant sur ce sujet que le tour que joua Michel-Ange 100 Anecdote inspirée de la Vie de Michel-Ange par Ascanio Condivi (1525-1574), éd. 1998, p. 17. [MCLB] aux Curieux de son temps, amateurs trop zélés de l’antique.
le Chevalier
Quel tour ?
l’Abbé
Vous m’étonnez, c’est une hi21 stoire qui est sue de tout le monde, mais puisque vous l’ignorez, il faut vous la conter. Michel-Ange Architecte, Peintre et Sculpteur, mais surtout Sculpteur excellent, ne pouvant digérer la préférence continuelle que les prétendus connaisseurs de son temps donnaient aux Ouvrages des anciens Sculpteurs sur tous ceux des Modernes, et d’ailleurs indigné de ce que quelques-uns d’entre eux avaient osé lui dire en face que la moindre des figures antiques était cent fois plus belle que tout ce qu’il avait fait et ferait jamais en sa vie, imagina un moyen sûr de les confondre. Il fit secrètement une figure de marbre où il épuisa tout son Art et tout son génie. Après l’avoir conduite à sa dernière perfection, il lui cassa un bras qu’il cacha, et donnant au reste de la figure par le moyen de certaines teintures rousses qu’il savait faire, la couleur vénérable des statues an22 tiques, il alla lui-même la nuit l’enfouir dans un endroit où l’on devait bientôt jeter les fondements d’un édifice. Le temps venu, et les ouvriers ayant trouvé cette figure en fouillant la terre, il se fit un concours de Curieux pour admirer cette merveille incomparable. Voilà la plus belle chose qui se soit jamais vue, s’écriait-on de tous côtés. Elle est de Phidias disaient les uns ; elle est de Polyclète disaient les autres ; qu’on est éloigné, disaient-ils tous de rien faire qui en approche ; mais quel dommage qu’il lui manque un bras, car enfin nous n’avons personne qui puisse restaurer dignement cette figure. Michel-Ange qui était accouru comme les autres, eut le plaisir d’entendre les folles exagérations des Curieux, et plus content mille fois de leurs insultes qu’il ne l’aurait été de leurs louanges, dit qu’il avait chez lui un bras de marbre qui peut-être pourrait servir en la place de celui 23 qui manquait. On se mit à rire de cette proposition, mais on fut bien surpris lorsque Michel-Ange ayant apporté ce bras, et l’ayant présenté à l’épaule de la figure il s’y joignit parfaitement, et fit voir que le Sculpteur qu’ils estimaient si inférieur aux Anciens était le Phidias et le Polyclète de ce chef-d’œuvre 101 Être reconnu aussi bien comme un Phidias et un Polyclète illustre l’ampleur du génie moderne de Michel-Ange. Avec Lysippe et Praxitèle que Perrault ne cite pas, Phidias et Polyclète sont, grâce à Pline, des sculpteurs bien connus à l’époque classique. Ils sont réputés avoir acquis une gloire particulière, Phidias par exemple par l’exécution de la statue de Jupiter Olympien : « quelle plus immortelle gloire peut-on désirer que celle de Phidias par la bouche de Jupiter qui, dans sa statue, se vantait d’avoir eu ce grand homme pour sculpteur ?» (Lecture d’un discours de Bellori au sein de l’Académie royale de peinture et de sculpture, 26 mars 1678, Conférences de l’Académie royale de peinture et de sculpture, éd. Christian Michel et Jacqueline Lichtenstein, t. I, vol. 2, Paris, Beaux-Arts de Paris Éditions, p. 647). Phidias et Polyclète sont également mentionnés dans le plaidoyer de Lamoignon de Basville prononcé au Parlement à la fin de l’année 1667 en faveur des intérêts du sculpteur Gérard Van Opstal. Lors de la séance du 4 février 1668, ce plaidoyer pour la noblesse de l’art de sculpture est remis à l’Académie, tandis que Perrault fait présent, en pendant, « d’un poème héroïque qu’il a composé à l’honneur de la Peinture » : La Peinture, poème (Procès verbaux de l’Académie royale de peinture et de sculpture, I, p. 328). [MCLB] .
le Chevalier
L’histoire semble faite exprès, mais on ne guérira jamais l’entêtement où l’on est pour l’antique.
l’Abbé
De toutes les préventions, il n’y en a point qui fasse plus de plaisir et dont on s’applaudisse davantage, dans la pensée qu’on voit, ou du moins qu’on est estimé voir ce que le commun du monde ne voit pas ; aussi n’oublie-t-on rien de tout ce qui peut augmenter la vénération pour l’Antiquité, ou empêcher qu’elle ne diminue. Vous n’avez peut-être pas 24 remarqué une ruse dont les Grammairiens se sont avisés pour couvrir les défauts des anciens Auteurs qui est d’avoir donné le nom honorable de figure à toutes les incongruités et à toutes les extravagances du discours 102 Depuis la Renaissance, la formule renvoie principalement à la tradition issue des grammairiens latins du IVe siècle, Aelius Donat (Ars major dans Grammatici latini, éd. H. Keil, Leipzig, Teubner, t. IV, 1864) et Diomède (Diomedis artis grammaticae libri III, dans Grammatici latini, éd. H. Keil, Lepzig, Teubner, t. I, 1857). À la suite de Quintilien, Donat et Diomède établissent plusieurs listes, la liste des figures de mots proprement dites, la liste des métaplasmes (figures de transformation des termes), la liste des « vertus » du discours (les tropes) et la liste des « vices » du discours, lesquels sont également des figures, jugées défectueuses. L’ambiguïté d’usage concerne les métaplasmes et les vices du discours, qui tous deux recensent et exemplifient des figures possibles pour les poètes mais à éviter pour les orateurs. Sur cette tension entre licence poétique et défaut oratoire, voir Quintilien (o p. cit., I, 5.11) : « haec apud scriptores carminum aut venia digna aut etiam laude duci », « ces fautes sont excusables chez les écrivains en vers, et doivent même quelquefois être regardées comme des beautés » ; Diomède (o p. cit., p. 455-456, notre traduction) : « sed hoc vitium in soluta oratione nomen suum retinet, ceterum apud poetas metaplasmus vocatur », « mais ce défaut conserve son nom dans l’énoncé en prose, autrement il est appelé métaplasme chez les poètes » ; et Donat (o p. cit., p. 392, notre traduction) : « in poemate metaplasmus, itemque in nostra loquella barbarismus », « c’est dans un poème un métaplasme et dans notre langue un barbarisme ». Cette tradition est synthétisée dans un manuel de grammaire jésuite, maintes fois réédité, le « Despautère », que nous citerons dans une des multiples versions latin-français du XVIIe siècle : « REGULA. Dictio transformata poetae sit metaplasmus », « Règle. Que le métaplasme soit le terme transformé par le poète » (Grammatica Joannis Despauterii Ninivitae, in commodiorem docendi et discendi usum redacta […] Adjecta est […]. Despauterrri interpratatio, per Gabrielem Prateolum…. Mutua etima Latina cum Graeca collatio, necnon quantitatis fusior cum exemplis explicatio. Per Joannem Behourt, Lyon, Claude La Rivière, 1658, De Figuris, p. 803, nous traduisons). [CNo] . Quand un Auteur dit le contraire de ce qu’il fallait dire, on nomme cela une antiphrase 103 Grammatica Joannis Despauterii Ninivitae, o p. cit., De Figuris, p. 812 (nous traduisons) : « REGULA. Antiphrasis verbum sit per contraria dictum » « Règle. Que l’antiphrase soit un mot dit par des contraires ». L’antiphrase est avec la paradiastole une des deux espèces de la catachrèse, laquelle relève des tropes en un mot (« tropi dictionis », ibid., p. 810). [CNo] ; quand il se donne la licence de mettre un cas pour un autre, c’est une antiptose 104 L’antiptose est une des espèces de l’enallage, lequel relève de la partie « Syntaxe », sous l’entrée « Figurata syntaxis », « syntaxe figurée » ; voir Grammatica Joannis Despauterii Ninivitae, o p. cit., De Syntaxi, p. 303 : « ENALLAGE FIGURA VI. Antiptosis erit pro casu ponito casum », « Figure VI, l’énallage. L’antiptose sera un cas mis à la place d’un autre. » Claude Lancelot revient longuement sur l’antiptose dans sa Nouvelle méthode pour apprendre facilement la langue latine (Paris, A. Vitré, 1644), part. « Remarques sur les figures de construction », chap. VIII « De l’antiptose et de l’énallage ». [CNo] , et on appelle hyperbate 105 Dans le Despautère, retour du côté de la section De Figuris pour l’hyperbate, figure qui relève des tropes en plusieurs mots (« tropi orationis », Grammatica Joannis Despauterii Ninivitae, o p. cit., De Figuris, p. 817). Définition (ibid., p. 820) : « Valde turbatus vocum sit hyperbaton ordo », « Que l’hyperbate soit un ordre des mots fort troublé » (trad. 1657). L’hyperbate comporte quatre espèce, l’hysteron proteron, l’anatrope, la synchise et, nous y voilà, la parenthèse (ibid. p. 821) : « Interjecta parenthesis est sententia quaevis », « la parenthèse est une sentence entremêlée en l’oraison » (trad. 1657). [CNo] une parenthèse insupportable de dix ou douze lignes ; de sorte que quand de jeunes Écoliers s’étonnent de voir un Ancien qui extravague ou qui fait quelque incongruité, on leur dit qu’ils se donnent bien de garde de le blâmer, et que ce qui les choque n’est pas une faute, mais une figure des plus nobles et des plus hardies. Ce qui est de plaisant, c’est qu’en même temps on les avertit de ne s’en pas servir, que c’est un privilège réservé pour les grands hommes, et qu’autant que ces no25 bles hardiesses sont admirées dans leurs Ouvrages, autant seraient-elles blâmées III Variante 1692 : et que si ces nobles hardiesses sont fort admirées dans leurs Ouvrages, elles seraient fort blâmables dans les livres des Écrivains ordinaires. [DR] dans les livres des écrivains ordinaires 106 Un tel avis est habituel dans les manuels de figures du siècle précédent. Voir par exemple le manuel le plus réédité à la Renaissance, celui de Mosellanus [Peter Schade], Tabulae de schematibus (1e éd. Augsburg, Philipp Ulhart, 1516), éd. et trad. Ch. Noille, Exercices de rhétorique, 15, 2020 : « Un défaut est dans l’énoncé comme une erreur qui, si elle est pardonnée chez les poètes, est cependant intolérable dans la prose » ; « chez les poètes, ce sont assurément des qualités, mais chez les orateurs, ce sont des défauts » ; ou encore : « Et pour ne rien vous cacher, en ce qui concerne ces défauts je ne saurais vous en accorder aucun, non, pas le moindre. Car quoique Virgile fut plus d’une fois audacieux dans ces mêmes défauts, il ne serait cependant pas avisé que vous l’imitiez sur ce point. » [CNo] .
le Président
Il est vrai que les figures dont vous parlez étant mal employées, sont des fautes considérables mais combien de fois Démosthène, Cicéron et les autres grands Orateurs se sont-ils servis heureusement de quelques-unes de ces figures 107 Pour les trois figures mentionnées ci-dessus, l’édition 1657 du Despautère prend des exemples tantôt chez les poètes et tantôt chez les orateurs : pour l’antiphrase, Énéide , 12.656 ; pour l’antiptose, trois réf. à Cicéron (1 au Pro Milone et 2 aux Lettres familières ), et des réf. à Tacite, Virgile, Ovide, Horace ; et pour l’hyperbate parenthétique, Énéide , 1.643 et Cicéron, Pro Archia , 18. [CNo] .
l’Abbé
J’en conviens, mais ce qui me fâche c’est que quand on rencontre de pareilles choses dans des Auteurs modernes, on ne dit point que ce sont des figures, on dit nettement que ce sont des sottises, des incongruités, et on leur donne le nom qui leur convient naturellement ; peut-on s’imaginer une plus grande marque de prévention ? Quand on trouve dans les Anciens des en26 droits plats et communs, voilà, dit-on, la pure nature, voilà ce facile si difficile et cette précieuse médiocrité qui ne peut être trouvée ni admirée suffisamment que par les esprits du premier ordre ; que si on tombe sur des endroits obscurs et inintelligibles, on les regarde comme les derniers efforts de l’esprit humain et comme des choses divines que la profondeur des mystères qu’elles renferment, et notre faiblesse nous rendent impénétrables. Sur le fait des Modernes on prend le contre-pied, ce qui s’y trouve de naturel et de facile passe pour bas, faible et rampant, et ce qu’on y rencontre de noble et de sublime est traité de Phébus 108 Furetière : article « Parler » : « On dit aussi, qu’un homme parle phebus, quand pour vouloir parler un style trop haut, il tombe dans le galimatias. » Le Dictionnaire de l’Académie française (9e édition) précise : « Emprunté, par l’intermédiaire du latin Phoebus, du grec Phoibos, proprement « brillant », et surnom parfois donné à Apollon. » [DR] et de galimatias insupportable. Il n’est pas jusqu’à la prononciation où cette prédilection outrée pour les Anciens ne paraisse visiblement. C’est d’une voix sonnante et élevée qu’on prononce tout ce que l’on cite des Anciens, comme si c’était des 27 choses d’une espèce toute différente de celles que l’on écrit aujourd’hui, et c’est d’un ton faible et ordinaire qu’on récite ce qui vient des Modernes.
le Chevalier
Le Président Morinet 109 Annotation en cours. discourant il y a quelques jours de Pindare avec un de ses amis, et ne pouvant s’épuiser sur les louanges de ce Poète inimitable 110 L’adjectif ici est à comprendre de façon ironique : « inimitable » signifie « impossible à imiter » à moins de sombrer dans l’illisibilité. Les Modernes prennent souvent argument du renoncement d’Horace à imiter Pindare ( Odes , IV, 2) pour justifier leurs propres réticences à l’égard de cet auteur. Boileau ne s’est pas trompé à l’ironie de Perrault et a répondu par une épigramme intitulée Parodie burlesque de la première Ode de Pindare [1694] où il retourne l’adjectif contre Perrault : « Malgré son fatras obscur, / Souvent Brébeuf étincelle. / Un Vers noble, quoique dur, / Peut s’offrir dans la Pucelle. / Mais, ô ma Lyre fidèle, / Si du parfait ennuyeux / Tu veux trouver le modèle, / Ne cherche point dans les Cieux / D’astre au Soleil préférable ; / Ni dans la foule innombrable / De tant d’Écrivains divers, / Chez Coignard rongés des vers, / Un Poète comparable / À l’auteur inimitable / De Peau d’Âne mise en Vers. » (OC, p. 264). Huet répond aussi à Perrault sur ce point dans la Lettre sur le Parallèle, éd. A.-M. Lecoq, o p. cit., p. 403. [DR] , se mit à prononcer les cinq ou six premiers vers de la première de ses Odes avec tant de force et tant d’emphase que sa femme qui était présente et qui est femme d’esprit, ne put s’empêcher de lui demander l’explication de ce qu’il témoignait prendre tant de plaisir à prononcer. Madame, lui dit-il, cela perd toute sa grâce en passant du Grec dans le Français. N’importe, lui dit-elle, j’en verrai du moins le sens, qui doit être admirable. C’est le commencement, lui dit-il, de la première Ode du plus sublime de tous 28 les Poètes 111 Tout ce passage est ironique et provoque les arguments des Anciens et en particulier de Boileau sur le caractère intraduisible des chefs-d’œuvre antiques. Dans le Discours sur l’ode Boileau évoque le Parallèle et écrit : « Pindare est des plus maltraités. Comme les beautés de ce Poète sont extrêmement renfermées dans sa langue, l’Auteur de ces Dialogues, qui vraisemblablement ne sait point de Grec, et qui n’a lu Pindare que dans des traductions Latines assez défectueuses, a pris pour galimatias tout ce que la faiblesse de ses lumières ne lui permettait pas de comprendre. » Boileau présente en particulier Perrault incapable de percevoir le sublime de Pindare (OC, p. 227-228). [DR] . Voici comme il parle. « L’eau est très bonne à la vérité et l’or qui brille comme le feu durant la nuit éclate merveilleusement parmi les richesses qui rendent l’homme superbe. Mais mon esprit, si tu désires chanter les combats ne contemple point d’autre astre plus lumineux que le Soleil pendant le jour dans le vague de l’air, car nous ne saurions chanter de combats plus illustres que les combats Olympiques [ l ] 112 Pindare a été traduit en français en 1617 par F. Marin (Paris, S. Thiboust) et en 1626 par La Gausie (Paris, J. Lacquehay). Boileau ridiculise la traduction de Perrault dans la Réflexion VIII sur Longin qui répond explicitement aux tomes I et III du Parallèle (OC, p. 527-532). Tout le passage tend à démontrer que « cette bassesse et ce galimatias appartiennent entièrement à Monsieur P. qui en traduisant Pindare, n’a entendu ni le Grec, ni le Latin, ni le Français. » (ibid., p. 528). La discussion sur la première Ode de Pindare se poursuit dans la Lettre à Mr. D*** touchant la Préface de son Ode sur la prise de Namur, s.n., 1693. [DR] . » Vous vous moquez de moi, lui dit la Présidente. Voilà un galimatias que vous venez de faire pour vous divertir ; je ne donne pas si aisément dans le panneau. Je ne me moque point, lui dit le Président et c’est votre faute si vous n’êtes pas charmée de tant de belles choses. Il est vrai, reprit la Présidente, que de l’eau bien claire, de l’or bien luisant et le Soleil en plein midi, sont de fort belles choses ; mais parce que l’eau est très bonne 29 et que l’or brille comme le feu pendant la nuit, est-ce une raison de contempler ou de ne contempler pas un autre astre que le Soleil pendant le jour ? De chanter ou de ne chanter pas les combats des jeux Olympiques ? Je vous avoue que je n’y comprends rien. Je ne m’en étonne pas, Madame, dit le Président, « une infinité de très savants hommes n’y ont rien compris non plus que vous [ m ] 113 Jean Benoît, professeur de grec à l’Académie royale de Saumur et à l’université de Saumur, édita en 1620 les Œuvres complètes de Pindare en les ouvrant sur une longue dédicace à Jean Héroard . Racine possédait un exemplaire de l’ouvrage. [DR] et [EP] . » Faut-il trouver cela étrange ? C’est un Poète emporté par son enthousiasme qui soutenu par la grandeur de ses pensées et de ses expressions s’élève au-dessus de la raison ordinaire des hommes, et qui en cet état profère avec transport tout ce que sa fureur lui inspire. Cet endroit est divin et l’on est bien éloigné de rien faire aujourd’hui de semblable. Assurément, dit la Présidente, et l’on s’en donne bien de garde. Mais je vois bien que vous ne voulez pas m’expliquer cet endroit de Pindare, 30 cependant, s’il n’y a rien qui ne se puisse dire devant des femmes, je ne vois pas où est la plaisanterie de m’en faire un mystère. Il n’y a point de plaisanterie ni de mystère, lui dit le Président. Pardonnez-moi, lui dit-elle, si je vous dis que je n’en crois rien, les Anciens étaient gens sages qui ne disaient pas des choses où il n’y a ni sens ni raison. Quoi que pût dire le Président elle persista dans sa pensée, et elle a toujours cru qu’il avait pris plaisir à se moquer d’elle IV Variante 1692 : Quoi que pût dire le Président elle persista dans sa pensée, elle a toujours cru qu’il avait pris plaisir à se moquer d’elle. [DR] .
le Président
Je ne pense pas que ce soit un grand reproche à un Poète comme Pindare de n’être pas entendu par Madame la Présidente Morinet, ni qu’en général le goût des Dames doive décider notre contestation 114 Perrault caricature la position des Anciens qui dénient la nouvelle légitimité accordée par les Modernes au public féminin. Voir par exemple sur ce point Gabriel Guéret, Le Parnasse réformé (1668 et réédité à plusieurs reprises au plus fort de la Querelle), qui fait parler ainsi Malherbe s’adressant à Ronsard : « vous ne deviez pas tant vous infatuer d’Homère ni de Pindare, il valait mieux songer à plaire à la Cour, et considérer que les dames, qui font la plus belle moitié du monde, et le sujet le plus ordinaire de la poésie, ne savent ni latin ni grec. » ( ). Le débat, en progressant et se radicalisant, est conduit à se cristalliser dans la querelle particulière autour de la Satire X, dite « des femmes », de Boileau à partir de 1694. [DR] .
l’Abbé
S’il ne la décide pas entièrement il est du moins d’un grand préjugé 31 pour notre cause. On sait la justesse de leur discernement pour les choses fines et délicates. La sensibilité qu’elles ont pour ce qui est clair, vif, naturel et de bon sens, et le dégoût subit qu’elles témoignent à l’abord de tout ce qui est obscur, languissant, contraint et embarrassé. Quoi qu’il en soit, le jugement des Dames a paru d’une si grande conséquence à ceux de votre parti, qu’ils n’ont rien omis pour le mettre de leur côté, témoin cette traduction fine et délicate des trois plus agréables Dialogues de Platon qui n’ont été mis en notre langue que pour leur faire aimer les Anciens, en leur faisant voir ce qu’il y a de plus beau dans leurs Ouvrages 115 Il s’agit de la traduction que donne Maucroix en 1685 ( Traduction des Philippiques de Démosthène, d'une des Verrines de Cicéron, avec l'Eutiphron, l'Hyppias, du Beau et l'Euthidemus de Platon, par M. de Maucroy , t. II des Ouvrages de prose et de poésie des sieurs de Maucroy et de La Fontaine, Paris, C. Barbin, 1685. [CNo] . Malheureusement cela n’a pas réussi et de cent femmes qui ont commencé à lire ces Dialogues , il n’y en a peut-être pas quatre qui aient eu la force de les achever.
32le Président
Tant pis pour elles et tant pis pour le Traducteur.
l’Abbé
À l’égard du Traducteur, il n’y a point de sa faute, jamais personne n’a mieux pris ni mieux rendu le sens d’un Auteur, il lui conserve toutes ses grâces, et il fait parler Platon comme il eût fait s’il eût écrit en notre langue 116 Éloge de Maucroix par Perrault, qui n’a pas d’équivalent dans Les Hommes illustres. [CNo] . Mais supposons que par une nécessité inévitable il y ait toujours du déchet à une traduction, cela peut-il aller à rendre ce qui est agréable et divertissant dans une langue, désagréable et ennuyeux, dans l’autre ? Quand les Dialogues de Lucien ont été traduits et donnés au public, même dans les premières traductions qui étaient peu correctes 117 La grande traduction de référence est celle de Nicolas Perrot d’Ablancourt en 1654 ( Lucien, de la traduction de N. Perrot, Sr d'Ablancourt , 2 t., Paris, A. Courbé) ; pour les éditions et traductions latines et françaises de la Renaissance, voir Christiane Lauvergnat-Gagniere, Lucien de Samosate et le lucianisme en France au XVIe siècle. Athéisme et polémique, Genève, Librairie Droz, « Travaux d'Humanisme et Renaissance », CCXXVII, 1988. [CNo] , les Dames y ont pris du plaisir. Quand on leur a donné ceux de Platon, très bien traduits elles s’y sont ennuyées, quelle raison en 33 peut-on rendre, sinon que les Dialogues de Platon sont ennuyeux et que ceux de Lucien sont divertissants et agréables.
le Président
La raison qu’on en peut rendre c’est que Platon traite des questions de Philosophie fort abstruses et fort épineuses, matière qui n’est pas à l'usage de tout le monde, et moins encore des Dames que des hommes, et que Lucien fait des contes pour rire dont tout le monde est très capable 118 La différence entre les deux auteurs n’est évidemment pas aussi nette que ne le laisse entendre le Président. Ainsi lorsque La Mothe Le Vayer explicite en 1632 son choix d’écrire des dialogues à l’imitation des Anciens, il rapproche Platon et Lucien, qui ont tous deux, selon leurs propres perspectives, su lester le genre d’un fonds philosophique. La Mothe Le Vayer, Dialogues faits à l’imitation des Anciens [1632], Paris, Champion, 2015, p. 42 : « Aussi ne me suis-je proposé autre but que ma propre satisfaction lorsque j’ai fait élection de ce genre d’écrire par dialogues, si méprisé, voire si délaissé aujourd’hui, m’étant plu d’ailleurs tant au sens qu’en la diction, et en la conception qu’en la narration, à m’éloigner et départir des Modernes pour suivre et imiter les anciens, entre lesquels Zénon d’Élée, ou un Alexamène, ont bien eu la gloire de l’invention du dialogue, mais Platon et, si je ne me trompe, Cicéron et Lucien, celle de l’avoir porté à sa perfection, ce dernier l’appelant fils de la philosophie , comme celui qui avait tout crédit dans le Lycée et toute autorité dans l’Académie. » [BR] .
le Chevalier
Vous ne savez donc pas que les trois Dialogues qui ont été traduits sont l’ Euthyphron , le grand Hyppias , et l’ Euthydème , et qu’ils ont été choisis comme les plus propres pour plaire aux Dames et à toute la Cour. Les Savants qui en firent le choix crurent que si les Lettres Provinciales , qu’ils prétendent n’être que 34 ces V Variante 1692 : des [DR] copies très imparfaites de ces divins Originaux 119 L’affirmation de Perrault est ici surprenante : ni dans l’Épitre ou l’Avertissement de La Fontaine dans le tome I ni dans la Préface de Maucroix dans le tome II, il n’est fait un parallèle entre la traduction présente de Platon et l’édition dite de Port-Royal des Pensées de Pascal. [CNo] , ont eu tant de succès dans le monde, rien ne serait mieux reçu que ces trois Dialogues . Je ne sais pas ce qu’en a pensé Madame… pour qui cette traduction a été particulièrement faite 120 Affirmation là encore étonnante de Perrault, s’il parle bien des trois dialogues traduits par Maucroix en 1685 : les deux tomes sont dédiés à Achille de Harlay, procureur général du Parlement . Peut-être y a-t-il dans la mémoire de Perrault contamination avec la traduction du Premier Alcibiade par Tanneguy Le Fèvre en 1666 (Le Premier Alcibiade de Platon, mis en français par M. Le Fèvre, Saumur, J. Lesnier, 1666), qui est dédiée à Madame de G. [Mme de Gondran] ? [CNo] ; mais je sais qu’ils ont fort ennuyé la plus grande part des autres Dames 121 Le souci de gagner un public féminin est aussi marqué pour les partisans des anciens (certains au moins, cf. les « nouveaux doctes » selon A. Viala, Naissance de l'écrivain : sociologie de la littérature à l'âge classique, Paris, Éd. de Minuit, « le sens commun », 1985), qui espèrent, par les traductions, se gagner un nouveau public, plus large et plus valorisant que celui des « doctes » (Marolles par ex., voir les travaux de Marie-Claire Chatelain, Ovide savant, Ovide galant. Ovide en France dans la seconde moitié du XVIIe siècle, Paris, H. Champion, 2008), que pour les modernes, qui espèrent gagner pour eux ces suffrages devenus essentiels. D’où l’idée (répétée par Perrault) que les traductions révèlent, et notamment aux dames, les faiblesses des anciens (ainsi pour Horace). On voit que La Fontaine et André Dacier insistent au contraire sur toutes les caractéristiques galantes (donc propres à plaire aux dames) des dialogues de Platon. Voir Claudine Nédelec et Nathalie Grande (dir;), « La Galanterie des anciens », Littératures classiques, n°77, 2012 (1). [CNe] . Ce n’est point la matière qui a rebuté pour être trop relevée, ou trop abstruse, il n’y a rien de plus familier que ces trois Dialogues . Platon fait voir dans le grand Hyppias que la beauté ne consiste pas dans une belle fille, dans une belle cavale, dans une belle lyre, dans une belle marmite, dans une belle cuillère à pot, quoiqu’elle soit de figuier, ni dans aucune autre belle chose en particulier, après quoi il finit tout court, sans dire en quoi le beau consiste ; ce qu’on croit néanmoins aller apprendre 122 Voir Maucroix, Le Grand Hyppias de Platon, dans le t. II des Ouvrages de prose et de poésie (op. cit.) : « belle fille » p. 275 ; « belle cavale » p. 276 ; « belle lyre », p. 276 ; « belle marmite », p. 277, discussion sur la « belle cuillère », p. 283-296. [CNo] . Dans les deux autres Dialogues , il fait voir les mauvais raison35 nements des Sophistes, dont l’absurdité n’est que trop claire et trop évidente, et il en rapporte un si grand nombre qu’on s’ennuie à mourir, pendant une heure et davantage que durent les impertinences de ces Sophistes, toutes de la même espèce et sur le même ton 123 C’est cette même comédie des sophistes que vantait La Fontaine dans son Avertissement en tête du tome I des Traductions (o p. cit., n. p.) : « Transportons-nous en ce siècle-là, ce sera d’excellentes comédies que ce philosophe nous aura données, tantôt aux dépens d’un faux dévot, d’un ignorant plein de vanité, d’un pédant ; voilà proprement les caractères d’Eutyphron, d’Hippias et des deux sophistes. Il ne faut point croire que Platon ait outré ces deux derniers, ils portaient le sophisme eux-mêmes au-delà de toute croyance […]. Il faut […] considérer Euthedemus et Dionysodore come le docteur de la comédie, qui de la dernière parole que l’on profère, prend occasion de dire une nouvelle sottise. Platon les combat eux et leurs pareils de leurs propres armes, sous prétexte d’apprendre d’eux : c’est le père de l’ironie. » [CNo] .
le Président
Je vous le répète encore une fois, malheur aux Dames qui s’ennuient dans la lecture des plus beaux Ouvrages qu’il y ait au monde.
le Chevalier
Vous pouvez dire aussi malheur aux hommes, car je ne m’y suis pas moins ennuyé qu’une Dame. Mais pour vous montrer que quand la prévention ne s’en mêle point et que le bon sens agit tout seul, on peut n’admirer pas plusieurs Ouvrages des Anciens. Dites-moi, [s’il] vous plaît, Monsieur de Racan [n’é] 36 tait-il 124 Mots effacés restitués avec la seconde édition. [DR] pas homme de bon sens et de bon goût, il a fait des Ouvrages qui ont été trop estimés, même des plus savants, pour en disconvenir 125 Racan était lié d’amitié et d’estime avec Malherbe. Son nom apparaît de façon élogieuse sous la plume de Rapin, dans les Réflexions sur la poétique de ce temps et sur les ouvrages des poètes anciens et modernes, [Paris, F. Muguet, 1674] éd. E.T. Dubois, Genève, Droz, 1970, chap. VI, p. 18 : « Celui qui a du génie paraît poète jusques dans les plus petites choses, par le tour qu’il leur donne, et par l’air qu’il a de les dire. Tel fut Racan parmi nous, il n’y a pas longtemps. Ce rayon était tombé dans son esprit : ne savait rien : mais il était poète : il eut bien des concurrents, et peu de semblables » ; et chap. XXX, p. 130-131 : « Malherbe et Racan ont un génie merveilleux pour l’ode : Malherbe a plus de pureté dans son air : Racan plus d’élévation, les ouvrages de l’un et de l’autre sont encore aujourd’hui des modèles. » Perrault semble s’inspirer de ces passages. Boileau, La Fontaine, Bouhours et La Bruyère ont également admiré ou loué Racan dont les textes occupent une bonne place dans le Recueil des plus belles pièces de poésie depuis Villon jusqu’à M. de Benserade de Fontenelle. [DR] . Un de ses amis 126 Cet ami pourrait être Malherbe dont Racan écrit, dans la Vie de Malherbe : « Il estimait fort peu les Italiens et disait que tous les Sonnets de Pétrarque étaient à la grecque, aussi bien que les Épigrammes de Marie de Gournay », éd. St. Macé, Paris, Champion, p. 911. [DR] lui ayant expliqué un jour un grand nombre des Épigrammes de l’ Anthologie , car Monsieur de Racan ne savait ni Grec ni Latin 127 Louis Arnould décrit ainsi l’éducation de Racan enfant : « Quant à sa première instruction, elle est à peu près nulle, telle qu’il convient à un gentilhomme. La « pédanterie » d’ailleurs a-t-elle fait autre chose que retarder la carrière militaire de son père ? Sa mère et sa nourrice restée auprès de lui, lui apprennent le catéchisme, auquel il se tiendra fidèlement toute sa vie ; elles lui répètent ses prières, qu’il oublie à mesure qu’il les apprend ; on lui met dans les mains une grammaire, une logique et une rhétorique qui le font bâiller. Les rudiments du latin ne lui entrent point dans la tête. Les principes des sciences ont un peu plus de succès, et il prend quelque plaisir à jouer du luth, mais il ne peut pas l’accorder, parce qu’il a l’oreille et la voix fausses. / Il n’est qu’une seule chose pour laquelle il ait vraiment du goût, ce sont les vers français. […] En somme, intelligence dure, mémoire en général ingrate, il comprend peu, ne retient jamais ce qu’il ne comprend pas, et, comme il est paresseux, il reste ignorant. », Racan (1589-1670). Histoire anecdotique et critique de sa vie et de ses œuvres, [Paris, A. Colin, 1876], Genève, Slatkine reprints, 1970, p. 30. [DR] , il fut surpris de voir qu’à la réserve de cinq ou six de ces Épigrammes où il y a beaucoup d’esprit, de quelques-unes qui sont pleines d’ordures, toutes les autres sont d’une froideur et d’une insipidité inconcevables. Comme il en témoignait son étonnement, on lui dit qu’elles avaient une grâce merveilleuse en leur langue, qu’à la vérité elles n’avaient rien qui piquât le goût, mais que c’était le génie de ces sortes d’ouvrages parmi les Grecs, en un mot que c’étaient des Épigrammes à la Grecque dont la simplicité et la naïveté 128 Concept esthétique majeur, soulignant la capacité à reproduire le réel dans sa vérité. [CNe] étaient mille fois préférables à tout le sel et à toutes les poin37 tes des autres Épigrammes. Monsieur de Racan baissa la tête et crut devoir se rendre à un homme qui en savait plus que lui. À quelques jours de là ils furent invités à un repas où l’on servit une soupe fort maigre, fort peu salée, et qui n’était, à la bien définir, que du pain trempé dans de l’eau chaude. Le défenseur de l’ Anthologie qui avait tâté de la soupe, demanda à Monsieur de Racan ce qu’il lui en semblait. Je ne la trouve pas à mon gré, lui répondit-il, mais je n’ose pas dire qu’elle est mauvaise, car peut-être est-ce une soupe à la Grecque. Cela fut trouvé plaisant de toute la compagnie, et il fallut que les plus zélés pour l’Antiquité en rissent comme les autres 129 L’anecdote est tirée du Menagiana où il est raconté que Racan, ayant reproché aux épigrammes de son amie Marie de Gournay de manquer de pointe, cette dernière répondit que ce trait s’expliquait parce qu’il s’agissait d’ « épigrammes à la grecque ». P. Bayle reprend l’anecdote dans son Dictionnaire historique et critique à l’article « Gournay » ; il souligne que « ce petit conte a souffert ce qui arrive presque toujours aux récits de cette nature : on en varie prodigieusement les circonstances » et cite notamment la version donnée par Costar dans La Défense de Voiture. [DR] .
le Président
Monsieur de Racan avait sans doute de l’esprit et faisait de beaux vers, mais ce n’était pas un homme 38 qui se fût formé le goût par la lecture des bons livres, ni par le commerce des plus savants hommes de son siècle.
l’Abbé
C’est pour cela que son témoignage, de même que celui des Dames, doit avoir plus de force, en pareille rencontre il faut voir ce que pensent naturellement les personnes de bon goût et de bon esprit, et ce que penseraient aussi tous les savants qui ont du goût si la prévention ne les avait pas gâtés, car entre Monsieur de Racan et le plus profond des Critiques, supposé que ce Critique ait du sens, je n’y trouve autre différence lorsqu’il s’agit du jugement d’une Épigramme, sinon que ce Critique peut être prévenu et que Monsieur de Racan ne l’était pas. Mais parce que vous m’objecterez toujours que Monsieur de Racan n’avait aucune érudition, je vais vous donner un homme 39 qui en avait autant que personne du monde, c’est Jules César Scaliger.
le Président
Je récuse Jules César Scaliger encore plus que Monsieur de Racan, il est vrai qu’il était savant et qu’il avait habitude avec les plus grands hommes de son siècle, j’ajouterai même que c’était un très bel esprit, qu’il a écrit de très bonnes choses fort ingénieuses, fort spirituelles, et qui ont plu extrêmement, mais c’était un homme qui n’avait pas de goût 130 Le Président parle ici comme Huet qui évoque J. C. Scaliger ainsi « homme à la vérité d’un esprit vaste, et élevé ; mais d’un très mauvais goût dans la poésie. », Huetiana ou Pensées diverses de M. Huet, évêque d’Avranches, Paris, J. Estienne, 1722, p 89. Dans la conclusion aux Réflexions critiques sur Longin, Boileau répond à l’instrumentalisation de Scaliger « orgueilleux Savant » par Perrault (OC, p. 539). [DR] .
l’Abbé
Il n’avait pas de goût, et vous dites qu’il a écrit des choses qui ont plu extrêmement, comment cela se peut-il faire ?
le Président
Pour vous convaincre de ma proposition qui vous étonne, je n’ai 40 qu’une chose à vous dire. Ce bon homme a soutenu que Musée est meilleur Poète qu’Homère, que son style est plus poli, plus agréable, plus châtié, et qu’il ferme ses vers d’une manière plus noble et plus nombreuse [ n ] 131 Scaliger a critiqué Homère en le comparant à Virgile : le livre V, Criticus, de sa Poétique , est inspiré des Saturnales de Macrobe et évalue de brefs extraits traitant du même sujet chez différents poètes grecs et latins, dont Homère et Virgile. Les Grecs sont déclarés inférieurs aux Latins. À la faveur d’une confusion avec le poète légendaire élève d’Orphée, Musée, auteur d' Héro et Léandre , est mis au-dessus d’Homère (éd. J. Chomarat, Genève, Droz, 1994, cha p. II « De la comparaison des Grecs et des Latins », p. 13). Voir sur cette position et son influence Christiane Deloince-Louette, « Modèle ou faire-valoir ? La référence à Homère dans les commentaires de Virgile de Servius à La Cerda », Exercices de rhétorique, 13, 2019 .[DR] . Mais VI Variante 1692 : et plus nombreuse, mais ce qui est [DR] ce qui est de plaisant c’est que ce Musée l’auteur de la fable de Léandre et d’Héro , dont il fait tant de cas, n’est pas le Musée qui a précédé Homère, comme il le croyait mais un Poète du temps des Empereurs Romains. Après cela, voyez quel fondement on peut faire sur le jugement d’un tel critique.
l’Abbé
Et qu’importe en quel temps ait vécu ce Musée. Mais je commence à comprendre ce que vous voulez dire par n’avoir pas de goût ; c’est de n’estimer pas les auteurs selon l’ordre des temps ou selon le rang qu’ils sont en possession d’a41 voir, mais selon la force et le génie que l’on y trouve. Cependant, j’appellerais plutôt cela avoir du goût que n’en avoir pas ; car il en faut davantage pour juger par soi-même et avec connaissance, que pour se conformer aveuglément au jugement des autres.
le Chevalier
Vous verrez que Scaliger était un homme qui s’avisait de trouver un Auteur beau, parce qu’il en était charmé, ou de le trouver agréable parce qu’il prenait grand plaisir à le lire, au lieu de consulter soigneusement ce que les sages Critiques en avaient dit, et de régler par là ce qu’il lui en semblait.
le Président
Vous pensez vous moquer, mais il n’y a rien de plus périlleux que de vouloir décider de son chef en pareilles matières.
42l’Abbé
Il me semble que vous parliez de l’ Écriture sainte , ou des Conciles , et quel péril court un homme tel que Scaliger en jugeant du mérite de Musée et d’Homère ? Je ne suis pas Scaliger, il s’en faut beaucoup ; cependant, je serais bien fâché de m’abstenir de dire ce qu’il m’en semble. À l’égard des Livres sacrés j’ai une retenue, un respect et une vénération qui n’ont point de bornes, et de là vient sans doute que j’en ai moins pour les anciens Auteurs profanes. La grande soumission où je tiens mon esprit pour des ouvrages inspirés de Dieu, le soin que j’ai de le faire renoncer sans cesse à ses propres lumières et de le ranger sous le joug de la foi font que je lui donne ensuite toute liberté de penser et de juger ce qu’il lui plaît de ces grands Auteurs dont vous dites qu’il est si dangereux d’oser décider par soi-même.
43le Président
Vous direz ce qu’il vous plaira, mais ces Anciens profanes que vous traitez si cavalièrement sont vos Maîtres malgré que vous en ayez, les Maîtres en tout pays et en tout temps ont été estimés en savoir plus que leurs disciples.
l’Abbé
Je suis bien aise que vous ayez avancé cette maxime, car c’est ce qu’on nous oppose tous les jours, ce sont nos Maîtres, dit-on, en parlant des Anciens, et l’on croit par là fermer la bouche à tous les Modernes, il est vrai que tant qu’un Maître enseigne son disciple, il en sait plus que lui, mais quand il est au bout de sa science et que le disciple non seulement l’a épuisée mais s’est enrichi de mille autres connaissances sur la même matière, soit par la lecture, soit par la méditation, y a-t-il quelque inconvénient qu’il sur44 passe ce Maître 132 Pour le lecteur d’aujourd’hui, la phrase devrait se terminer par un point d’interrogation. Par ce choix de ponctuation, Perrault met en avant le caractère fictif de sa question et la modalité assertive de sa proposition : pour le défenseur des Modernes, l’interrogation oratoire ne peut que sous-entendre une réponse négative. [BR] . Suivant votre principe vous ne sauriez pas plus de latin que ce bon homme chez qui vous demeuriez, dont la science n’a jamais été au-delà du Rudiment et de la Syntaxe de Despautère 133 La grammaire latine de Despautère est la plus utilisée en France aux XVIe et XVIIe siècles, notamment pour les débutants. Composée entre 1506 et 1519, publiée à Paris chez R. Estienne en 1537, elle a connu de très nombreuses rééditions et adaptations dans toute l’Europe. [DR] . Ce n’est point des Pédagogues 134 Suivant Furetière le mot se prend presque toujours en mauvaise part, avec une tonalité dépréciative, une connotation péjorative, méprisante. [PD] que vient aux jeunes gens l’habileté qui les distingue de leurs compagnons, et qui en fait de grands personnages. Si la curiosité nous portait à vouloir connaître ceux qui ont enseigné les hommes extraordinaires que nous avons aujourd’hui parmi nous, Orateurs, Poètes, Peintres, Sculpteurs, Musiciens, après avoir bien travaillé à déterrer les Maîtres obscurs chez qui ces grandes lumières ont commencé d’éclore, nous serions étonnés de la distance presque infinie qui sépare les uns des autres. Nous trouverions peut-être encore qu’une des plus grandes louanges de ces excellents hommes est de s’être garantis ou de s’être défaits des faux principes et des affectations 45 vicieuses de ceux qui les ont enseignés.
le Président
Vous voyez cependant, le soin qu’a eu l’Antiquité de nous marquer les maîtres que les grands personnages ont eus dans leurs études, parce qu’elle a considéré la science comme une lumière et une lampe qu’ils se sont données les uns aux autres de main en main 135 La même image, qui illustre une histoire continuiste des savoirs, figure déjà dans la conclusion de Du progrès (1605) de Bacon quand il se convainc que les hommes atteindront une nouvelle apogée pour peu « [q]u’ils prennent, les uns des mains des autres, la lumière de l’invention », et chez Gassendi dans le second livre de ses Dissertations (1624/1658) où il sait gré aux grands hommes de nous avoir transmis « comme de la main à la main » (tradere nobis quasi per manus) leurs observations. [PD] .
l’Abbé
J’ai remarqué cette généalogie de savants, mais je l’ai considérée comme une recherche historique qui conduit la mémoire et non pas comme un arrangement qui réglât le mérite de ces grands hommes. Je n’ai pas cru non plus que leur doctrine fût toujours la même lumière et la même lampe qui eût passé de main en main. Qu’on examine Platon et Aristote dont l’un est le maître et l’autre le disciple, peut-on dire que 46 leur doctrine et leurs sentiments soient la même chose 136 Sur le parallèle entre Platon et Aristote, voir R. Rapin, La Comparaison de Platon et d'Aristote avec les sentiments des Pères sur leur doctrine et quelques réflexions chrétiennes, Paris, C. Barbin et F. Muguet, 1671. [CNo] ? Il n’est rien de plus différent. Platon est un génie très vaste et qui souvent a des saillies admirables au-delà, ce semble, des forces de l'esprit humain, mais diffus en paroles, inégal, sans ordre et sans méthode. Aristote au contraire, non moins fort de génie, est succinct, précis et méthodique, en sorte que le disciple bien loin d’avoir imité son maître et marché sur ses traces, semble s’être appliqué à suivre une autre route et à prendre le contre-pied de ses manières ; il s’est donné autant de peine à descendre dans le détail et dans l’exacte connaissance des moindres choses de la Nature, sans pompe et sans ornement de paroles, que l’autre a pris plaisir à s’élever par des discours sublimes et fleuris, au-dessus de ces mêmes choses, et à n’en regarder de loin que les premières idées et les propriétés métaphysiques. Vous ne verrez point deux grands Philo47 sophes de suite qui aient enseigné la même doctrine ou du moins sur les mêmes principes, la raison n’en est pas difficile à trouver, c’est que l’idée d’excellent homme et l’idée de copiste sont deux idées incompatibles. J’estime infiniment Monsieur Descartes, mais il s’en faut beaucoup que j’aie la même vénération pour les meilleurs de ses disciples qui charmés de quelques apparences de vérités très bien imaginées par Monsieur Descartes, croient voir clairement et distinctement la manière ineffable d’opérer de la nature que les hommes ne comprendront jamais en cette vie 137 Cet argument reprend de façon conventionnelle une critique à l’encontre des cartésiens accusés de suivre aveuglément leur maître et de défendre un esprit de système. Cela dit, les cartésiens regroupent des penseurs aux motifs très différents, voire divergents, et dont les relations à Descartes varient amplement, au point que certains de ses fidèles défenseurs deviennent ses ennemis acharnés. Parmi les plus importants cartésiens, on peut citer Henricus Regius à Utrecht, Pierre-Sylvain Régis à Paris, qui publie un Cours entier de philosophie ou Systeme general selon les principes de M. Descartes (1691) ; le père Claude Ameline, oratorien, L’Art de vivre heureux, formé sur les Idées les plus claires de la Raison, & du bon sens, Et sur de tres-belles Maximes de Mr Descartes (1667). Il faut distinguer les cartésiens des « post-cartésiens » (Locke, Spinoza, Malebranche et Leibniz, notamment) qui reprennent et transforment de façon critique certains concepts cartésiens essentiels (idée, cause de soi, ego, causa sive ratio, etc.). [SC] . Car le Seigneur a livré le monde à leur dispute [ o ] , à condition qu’ils ne devineront jamais les véritables ressorts qui le meuvent, et c’est peut-être dans cette persuasion que Monsieur Descartes a donné si agréablement et si sagement le nom de Roman philosophique , à ses plus 48 sublimes et plus profondes méditations 138 Descartes présente souvent ses œuvres comme des fables ou des romans sans distinguer ces deux genres. Ainsi le Traité du monde raconte la fable du monde (Descartes, lettre au Père Mersenne 25 novembre 1630, Œuvres complètes, Adam-Tannery, I, 179). Le Discours de la méthode (1637) présente une « histoire » ou une fable (ibid., A-T, VI, 4) ; et les deux dernières parties des Principes de la philosophie (1644) peuvent encore être lues comme une fable ou « une pure hypothèse » (lettre au Père Mesland, ibid., 1645, A-T, IV, 216-217), ou l’ensemble « comme un roman, sans forcer beaucoup son attention ni s’arrêter aux difficultés qu’on y peut rencontrer » (Lettre-préface, Principia philosophiae, AT IX-2) On a souvent expliqué le recours à la fable ou au roman comme une stratégie rhétorique pour échapper à la censure, suite aux attaques que subit Galilée de la part de l’Église et en référence à la devis cartésienne « Larvatus prodeo » J’avance masqué (A-T X, 213). Si cet argument de prudence demeure valable à première lecture comme Descartes le reconnaît lui-même, il ne signifie pas pour autant un éloge de la dissimulation et ne suffit pas à expliquer le choix cartésien de ce style d’écriture philosophique et scientifique au service d’une recherche absolue de la vérité. Descartes justifie en effet ce style par un argument méthodologique propre à la physique, par distinction avec les Mathématiques : présenter une théorie physique comme une fable permet non seulement d’éviter l’ennui du lecteur, mais surtout ne requiert pas l’assentiment a priori du lecteur. Au contraire, le lecteur devient acteur et peut déboucher au terme de la lecture complète sur une certitude morale, du même type que celle obtenue par déchiffrage d’un code secret (Principia IV, art. 205). En réalité, puisque la certitude absolue des Mathématiques s’avère impossible en physique, le statut de fable ou de roman permet au lecteur d’expérimenter un chemin de pensée à la première personne, qui gagne ainsi une valeur démonstrative et débouche paradoxalement sur une certitude morale suffisante pour expliquer tous les phénomènes de la nature lorsqu’il a pris connaissance de la cohérence et de la complétude de l’ensemble des explications. À défaut d’en disposer d’une meilleure, cette interprétation complète et cohérente des phénomènes permet de ne plus douter. Pour dépasser cette certitude morale, il faudra fonder la physique sur la métaphysique, ce que fait Descartes aussi pour accéder à une certitude plus que morale, comme il l’explique à la toute fin de l’ouvrage (Principia Philosophiae IV, art. 206). On voit que, de façon fort peu cartésienne, Perrault retient la première forme méthodologique et rejette la seconde : il ne s’agit plus de fonder la physique sur la métaphysique (Dieu et l’ego), mais sur l’expérience. En cela, il confirme le privilège de l’induction, qui caractérise désormais la méthode scientifique mise en œuvre à l’Académie royale des sciences. Enfin, la devise de Claude Perrault « ut non videor » évoque celle de Descartes : le philosophe de la nature n’interfère pas avec elle, mais s’avère comme transparent lorsqu’il explique les phénomènes. [SC] Précisons que Claude Perrault (1613-1688), architecte et médecin, membre de l’Académie royale des sciences de Paris, est le frère de Charles. [PD] .
le Président
Ce que vous avancez là est très propre pour autoriser une infinité de jeunes gens à quitter l’étude des bons livres et l’imitation des bons modèles, pour s’abandonner à leurs rêveries, afin de devenir par là des originaux singuliers et inimitables.
l’Abbé
Ne craignez point cela, cette tentation ne prendra point à ceux qui naissent sans génie, et qui n’ayant rien chez eux trouvent si bien leur compte à piller les autres. À l’égard de ceux qui ont le don de rêver et de méditer, il ne leur arrivera jamais de mal d’avoir digéré par la méditation, soit les pensées qui naissent de leur propre fond, soit celles qui leur viennent de dehors, par la conversation ou par la lecture.
49le Président
Vous en direz ce qu’il vous plaira, mais il faut qu’un jeune homme se propose quelque modèle excellent dans ses études et il ne le peut trouver que dans les beaux ouvrages des Anciens.
le Chevalier
Je sais un moyen bien facile et bien sûr pour vous mettre d’accord, c’est de convenir, comme il est très vrai, que c’est nous qui sommes les Anciens.
le Président
L’expédient serait merveilleux si l’on pouvait en même temps être Ancien et Moderne, c’est-à-dire, être et avoir été tout ensemble.
le Chevalier
Il faut que je m’explique, n’est-il pas vrai que la durée du monde est ordinairement regardée comme 50 celle de la vie d’un homme, qu’elle a eu son enfance, sa jeunesse et son âge parfait, et qu’elle est présentement dans sa vieillesse. Figurons-nous de même que la Nature humaine n’est qu’un seul homme, il est certain que cet homme aurait été enfant dans l’enfance du monde, adolescent dans son adolescence, homme parfait dans la force de son âge, et que présentement le monde et lui seraient dans leur vieillesse. Cela supposé nos premiers pères ne doivent-ils pas être regardés comme les enfants et nous comme les vieillards et les véritables Anciens du monde 139 L’argument est récurrent depuis au moins le Novum Organum (1620) de Francis Bacon qui, après avoir critiqué l’absence de méthode des anciens comme de ses contemporains, propose une nouvelle méthode pour étudier les sciences. L’aphorisme 84 de la première partie s’en prend à l’opinion selon laquelle le mot « antiquité » doit être attaché à « la vieillesse du monde » : « et il faut les attribuer à notre époque, non à l’âge plus jeune du monde, qui fut celui des anciens. Car cet âge qui par rapport à nous est le plus ancien et le plus avancé, fut par rapport au monde lui-même le plus nouveau et le plus précoce. Et, en vérité, de même que nous attendons une plus grande connaissance dans les choses humaines et un jugement plus mûr d’un vieillard, plutôt que d’un jeune homme, à cause de son expérience, de la variété et du nombre des choses qu’il a vues, entendues et pensées ; de même, il convient d’attendre de notre époque (si elle connaissait ses forces et voulait les éprouver et les étendre) de bien plus grandes choses que des premiers temps ; pour autant qu’elle est un âge plus avancé du monde, augmenté et enrichi d’une infinité d’expériences et d’observations. », éd. M. Malherbe et J.-M. Pousseur, Paris, PUF, 1986, p. 144-145. L’argument se retrouve dans la Préface du Traité du vide de Pascal (1651) : « toute la suite des hommes, pendant le cours de tant de siècles, doit être considérée comme un même homme qui subsiste toujours et qui apprend continuellement. […] Ceux que nous appelons anciens étaient véritablement nouveaux en toutes choses et formaient l’enfance des hommes proprement.», et devient récurrent sous la plume des Modernes. Colletet écrit dans le Discours de l’éloquence et de l’imitation des Anciens (Paris, Sommaville et Chamboudry, 1658) : « […] il est bien croyable que les derniers siècles, qui sont comme la vieillesse du temps, peuvent donner aux hommes des connaissances et des lumières que l’enfance du monde ne leur pouvait pas donner encore » (p. 47), Desmarets de Saint-Sorlin reprend l’image : « Bien que l’Antiquité soit vénérable, pour avoir défriché les esprits aussi bien que la terre, elle n’est pas si heureuse, ni si savante, ni si riche, ni si pompeuse, que les derniers temps, qui sont véritablement la vieillesse consommée, la maturité et comme l’automne du monde ; […] au lieu que l’Antiquité n’est que la jeunesse et la rusticité du temps ; et comme le Printemps des siècles, qui n’a eu que quelques fleurs […] » (La Comparaison de la langue et de la poésie française avec la grecque et la latine […], Paris, Louis Billaine, 1670, p. 7). On lit encore chez Fontenelle dans la Digression sur les Anciens et les Modernes (1688) : « Ainsi cet homme qui a vécu depuis le commencement du monde jusqu’à présent, a eu son enfance, où il ne s’est occupé que des besoins les plus pressants de la vie, sa jeunesse, où il a assez bien réussi aux choses d’imagination, telles que la poésie et l’éloquence, et où même il a commencé à raisonner, mais avec moins de solidité que de feu. Il est maintenant dans l’âge de la virilité, où il raisonne avec plus de force, et a plus de lumières que jamais[…] » (Digression sur les Anciens et les Modernes et autres textes philosophiques, Paris, Classiques Garnier, 2015, p. 96-97). Perrault reprend l’image à plusieurs reprises, par exemple dans le tome 3 à propos de la poésie : « Comme la Poésie était encore dans son enfance parmi les Anciens, il serait contre nature qu’un Art qui est si beau, et qui demande tant de choses pour être conduit à sa dernière perfection, y fût arrivé lorsqu’il ne faisait que de naître, pendant que les autres Arts beaucoup moins difficiles n’ont pu se tirer de leur première grossièreté que par la suite de plusieurs siècles.» (tome III, p. 23) , ou à propos d’Homère qui « a vécu dans l’enfance du monde » (tome III, p. 32). Sur cette image chez Perrault, voir Larry Norman, « "Maturité" et "puérilité" : Perrault entre le Parallèle et les Contes », Cahiers Parisiens/ Parisian Notebooks, « Modernités de Perrault », vol. 4, 2008, p. 277-288. [CBP] Ce paradoxe est déjà présent dans Du progrès et de la promotion des savoirs (1605) : « antiquitas saeculi juventus mundi. C’est notre époque qui est le vieux temps, à présent que le monde a vieilli, et non les siècles que nous comptons comme antiques ordine retrogrado, c’est-à-dire en calculant rétrospectivement à partir de là où nous sommes nous-mêmes ». Le paradoxe baconien de l’antiquité du temps présent au regard de la jeunesse des âges anciens, qu’on trouve par la suite dans les Dialogues faits à l’imitation des Anciens (1632 ou 1633) de François de La Mothe Le Vayer (1588-1672), admirateur de Bacon, est une manière de reconnaître que l’étendue du savoir est liée à son ancienneté. D’où la conclusion célèbre de Bacon : « C’est à juste titre qu’on dit la Vérité fille du Temps et non de l’Autorité. » [PD] ?
l’Abbé
Cette idée est très juste, mais l’usage en a disposé autrement. À l’égard de la prévention, presque universelle où on est, que ceux qu’on nomme Anciens sont plus habiles que leurs successeurs, elle vient de ce que les enfants voyant ordinairement que leurs Pères et leurs grands-51 Pères ont plus de science qu’eux, et s’imaginant que leurs bisaïeuls en avaient beaucoup plus encore, ils ont insensiblement attaché à l’âge une idée de suffisance 140 Furetière : « se dit aussi en choses morales, de la capacité, du mérite d’une personne. Ce Docteur est d’une grande suffisance, il est consommé dans les Lettres. Le Roy a des Ministres qui sont d’une grande suffisance, d’une grande capacité, d’une grande pénétration. » [BR] et de capacité qu’ils se forment d’autant plus grande qu’elle s’enfonce de plus en plus dans les temps éloignés. Cependant s’il est vrai que l’avantage des pères sur les enfants et de tous les vieillards sur ceux qui sont jeunes, consiste uniquement dans l’expérience, on ne peut pas nier que celle des hommes qui viennent les derniers au monde, ne soit plus grande et plus consommée que celle des hommes qui les ont devancés, puisque les derniers venus ont comme recueilli la succession de leurs prédécesseurs, et y ont ajouté un grand nombre de nouvelles acquisitions qu’ils ont faites par leur travail et par leur étude.
le Président
Vous savez que ce qui prouve trop ne prouve rien. Selon votre rai52 sonnement les hommes du neuvième et du dixième siècle auraient été plus habiles que tous ceux de l’Antiquité, quoique l’ignorance et la barbarie n’aient pas moins régné dans ces deux siècles, que la science et la politesse dans celui d’Auguste 141 Annotation en cours. .
l’Abbé
Il n’est pas malaisé de répondre à cette objection. Quand on dit que les derniers temps doivent l’emporter sur ceux qui les précèdent, cela se doit entendre quand d’ailleurs toutes choses sont pareilles, car lorsqu’il survient de grandes et longues guerres qui ravagent un pays, que les hommes sont obligés d’abandonner toutes sortes d’études pour se renfermer dans le soin pressant de défendre leur vie ; lorsque ceux qui ont vu commencer la guerre sont morts et qu’il vient une nouvelle génération qui n’a été élevée que dans le maniement des armes, il n’est pas étrange que les Arts et les Sciences 53 s’évanouissent pour un temps et qu’on voie régner en leur place l’ignorance et la barbarie. On peut comparer alors les sciences et les arts à ces fleuves qui viennent à rencontrer un gouffre où ils s’abîment tout à coup ; mais qui après avoir coulé sous terre, dans l’étendue de quelques Provinces trouvent enfin une ouverture, par où on les en voit ressortir avec la même abondance qu’ils y étaient entrés. Les ouvertures par où les Sciences les Arts reviennent sur la Terre sont les règnes heureux des grands Monarques qui en rétablissant le calme et le repos dans leurs États y font refleurir toutes les belles connaissances 142 Annotation en cours. . Ainsi ce n’est pas assez qu’un siècle soit postérieur à un autre pour être plus excellent, il faut qu’il soit dans la prospérité et dans le calme, ou s’il y a quelque guerre qu’elle ne se fasse qu’au dehors. Il faut encore que ce calme et cette prospérité durent longtemps 54 afin que le siècle ait le loisir de monter comme par degré à sa dernière perfection. Nous avons dit que dans la durée générale des temps depuis la création du monde jusqu’à ce jour, on distingue différents âges, on les distingue de même dans chaque siècle en particulier, lorsqu’à l’issue de quelques grandes guerres on commence tout de nouveau à s’instruire et à se polir. Prenons pour exemple le siècle où nous vivons. On peut regarder comme son enfance le temps qui s’est passé depuis la fin des guerres de la Ligue jusqu’au commencement du Ministère du Cardinal de Richelieu, l’Adolescence est venue ensuite et a vu naître l’Académie Française ; l’âge viril a succédé, et peut-être commençons-nous à entrer dans la vieillesse, comme semble le donner à connaître le dégoût qu’on a souvent pour les meilleures choses 143 Annotation en cours. . On peut se convaincre de cette vérité sensiblement par les ouvrages de Sculptu55 re, ceux qui ont été faits immédiatement après les guerres de la Ligue ne peuvent presque se souffrir tant ils sont informes, ceux qui ont suivi méritent quelque louange, et si l’on n’y trouve pas encore beaucoup de correction, on y voit du feu et de la hardiesse 144 La connaissance de la sculpture en France ne permet guère de suivre Perrault et de se « convaincre sensiblement » de sa thèse. Barthélemy Prieur (1536-1611), par exemple, est nommé sculpteur du roi par Henri IV à partir de 1591 et son excellence ne fait guère de doute. [MCLB] . Mais ce qui s’est fait pour le Roi sous les ordres de Monsieur Colbert, a du feu et de la correction tout ensemble, et marque que le siècle était dès lors dans sa force pour les Beaux-Arts 145 Affirmation de parti-pris dénuée de tout exemple. Correction et hardiesse (ou feu, génie propre) sont deux qualités régulièrement mises en avant à l’Académie royale de peinture et de sculpture comme devant être possédés également. L’une ou l’autre ne suffit pas, tandis que posséder l’une à l’excès est toujours jugé préjudiciable. [MCLB] . La Sculpture s’est encore perfectionnée depuis, mais peu considérablement parce qu’elle était déjà arrivée à peu près où elle peut aller. Si nous voulons examiner l’Éloquence et la Poésie, nous trouverons qu’elles ont monté par les mêmes degrés. Au commencement du siècle tout était plein de jeux d’esprit et dans les vers et dans la prose. C’était une abondance de pointes d’Antithèses, de Rébus, d’Anagrammes, d’Acrostiches, et de cent 56 autres badineries puériles. Il ne faut que lire les Juliettes , les Nerveze et les Des Escuteaux, où il y a mille choses qu’on ne pardonnerait pas aujourd’hui à des enfants 146 Dans cette critique d’un style ampoulé que certains auteurs comme Nerveze viennent à incarner, Perrault rejoint ses contemporains. [DR] L’association des romanciers Nerveze et Des Escuteaux comme représentants du style ampoulé est en effet récurrente : sous la plume de Charles Sorel, par exemple, leurs deux noms sont soudés et incarnent par antonomase le mauvais goût. Voir la première version de l’Histoire comique de Francion ([1623], édition de Fausta Garavini, Paris, Gallimard, « Folio classique », 1996, p. 554). Voir également Le Berger extravagant, Remarques sur le neuvième livre (1628), (éd. de 1639, p. 312 : « Il y a des pointes et des contrepointes sur les mots qui sont doublés en tant de différentes sortes que l’exemple seulement peut le faire comprendre. L’on en trouve un peu dans le discours de Jason, mais ce n’est rien qui ne voit les Amours de Nerveze, les Amours de Des Escuteaux, Chrysaure et Phinimène, les Alarmes d’Amour, et tant d’autres livres qui ont été faits en un même temps ; car notez qu’il y a douze ans que nos Courtisans s’imaginaient tous que ce langage était le meilleur du monde, tellement que les petits Secrétaires de la Cour s’en escrimaient à qui mieux mieux. » Dans La Bibliothèque française (1667), Charles Sorel condamne à nouveau les deux auteurs pour leurs « Histoires diverses où ils entremêlaient des dialogues si embarrassés, et si peu intelligibles, qu’il fallait que ceux qui prenaient plaisir à les lire, les estimassent excellents parce qu’ils ne les entendaient pas. », éd. Filippo d’Angelo, Mathilde Bombart, Laurence Giavarini, Claudine Nédelec, Dinah Ribard, Michèle Rosellini et Alain Viala, Paris, Champion, 2015, p. 236. Furetière se moque lui aussi de Nerveze et Des Escuteaux dans sa Nouvelle allégorique ou Histoire des derniers troubles arrivez au royaume d’éloquence [1658] , éd. Mathilde Bombart et Nicolas Schapira, Société de Littératures classiques, Toulouse, 2004, p. 12-13. [BR] . Quelque temps après on se dégoûta de toutes ces gentillesses, et selon la coutume des jeunes gens qui ont bien étudié, on voulut faire voir qu’on était savant et qu’on avait lu les bons livres. Ce ne furent plus que citations dans les Sermons, dans les Plaidoyers et dans tous les livres qu’on donnait au Public. Quand on ouvre un livre de ce temps-là on a de la peine à juger s’il est Latin, Grec, ou Français, et laquelle de ces trois langues est le fond de l’ouvrage, que l’on a brodé des deux autres 147 Perrault évoque la mode des citations qui a régné sur l’éloquence judiciaire dans le premier XVIIe siècle, mode contre laquelle Fleury écrira Si l’on doit citer dans les plaidoyers (1664). Sur le dénigrement de cette mode des citations, voir Perrault, Les Hommes illustres […], t. I, « Guillaume Du Vair », p. 32 : « Les livres de ce temps-là sont tellement pleins et couverts de citations, qu’on ne voit presque point le fond de l’ouvrage. Ceux qui en usaient ainsi, pensaient imiter les Anciens, ne considérant pas que les Anciens eux-mêmes ne citaient presque jamais. Monsieur du Vair qui savait que d’imiter un auteur, n’est pas de rapporter ce qu’il a dit mais de dire les choses en la manière qu’il les eût dites, a imité parfaitement les Anciens en parlant de son chef de même qu’ils ont parlé du leur, et en mettant en œuvre la plupart de leurs pensées, mais après se les être rendues propres par la méditation sans se servir de leurs mêmes paroles. » Sur les adeptes de cette manie de citer, voir les anciens avocats auxquels Guillaume Du Vair fait lui-même référence dans De l'éloquence française, et des raisons pourquoi elle est demeurée si basse, Rouen, Claude Le Villain, 1610, en particulier p. 8-9. [CNo] .
le Chevalier
Ils étaient si aises d’insérer du Latin dans leur Français que lorsqu’ils n’avaient pas en main de beaux passages, ils y mettaient au moins de petites particules latines qu’ils regar57 daient comme des perles et des diamants qui semés çà et là dans le discours, lui donnaient à leur gré un éclat et un prix inestimables. Voici comment un Avocat commença son plaidoyer, en parlant pour sa fille. Cette fille mienne, Messieurs, est heureuse et malheureuse tout ensemble, heureuse, quidem, d’avoir épousé le sieur de la Hunaudière gentilhomme des plus qualifiés de la Province ; malheureuse autem d’avoir pour mari le plus grand chicaneur du Royaume, qui s’est ruiné en procès et qui a réduit cette pauvre femme à aller de porte en porte demander son pain que les Grecs appellent ton arton 148 La formule « le plus grand chicaneur du Royaume » ne convient guère à un plaidoyer sérieux, et semble orienter vers une invention de Perrault. [CNo] « Jamais auteur n’eut une aussi furieuse démangeaison de citer » écrit l’abbé Philippe Louis Joly au sujet d’Étienne Bouchin dans ses Remarques critiques sur le Dictionnaire de Bayle (Paris, H.-L. Guérin, 1748, t. 1, p. 227). Joly poursuit en citant ce passage de Perrault, depuis « Quand on ouvre un livre de ce temps-là » jusqu’à « les Grecs appellent ton arton », pour conclure : « Ce portrait semble fait exprès pour Bouchin. » Conseiller et procureur du roi aux cours royales à Beaune, Étienne Bouchin a publié les Plaidoyez et conclusions qu’il prit pendant l'exercice de sa charge (1re éd. Dijon, Claude Guyot, 1618, 2e éd. augmentée, Paris, Claude Morel, 1620). Une entrée « Bouchin (Étienne) » figure dans le Dictionnaire historique et critique de Pierre Bayle à partir de 1702. Elle contient cette citation de La Bruyère (De la chaire) : « Il y a moins d’un siècle qu’un livre françois étoit un certain nombre de pages latines où l’on découvroit quelques lignes ou quelques mots en notre langue. Les passages, les traits, les citations n’en étoient pas demeurés là : Ovide et Catulle achevoient de décider des mariages et des testaments, et venoient avec les Pandectes au secours de la veuve et des pupilles. » Voir aussi Jean Bart, « Les plaidoyers pédants du procureur Bouchin » dans Récit et justice : France, Italie, Espagne, XIVe - XIXe siècles, Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence, 2014 . [EP] .
l’Abbé
Ils ne songeaient qu’à paraître Savants et dans cette envie ils faisaient souvent leurs discours moitié Français et moitié Latin.
Cicéron, dans une de ses Épîtres,
ad Atticum
, disait un autre Avocat, demande si 58
vir bonus peut demeurer in civitate qui porte les armes contra patriam
149
Référence précise non élucidée (peut-être là encore un montage de Perrault à partir de deux réminiscences citées ci-après). La pratique des citations en latin, grec, voire hébreu dans les plaidoyers en français était habituelle à la Renaissance et encore dans bien des cours de Parlement au XVIIe
siècle (cf. V. Kapp, « Le savoir livresque et/ou le style naturel. La métamorphose de la culture oratoire du XVIe
au XVIIe
siècle : Jacques Faye d'Espeisses et Claude Fleury », Dix-septième siècle, 2005/2, n° 227, p. 195-209). Pour la seconde moitié du XVIIe
siècle, on peut faire référence au recueil maintes fois réédité (avec révisions) par l’avocat L. Gibault, Le Trésor des harangues, dont certaines versions (1660, 1680 t. II, 1685 t. II) comportent une majorité de harangues parlementaires entremêlant le français et le latin.
Deux harangues du Trésor des harangues, que donne la seule version de 1660, peuvent être rapprochées de la citation de Perrault.
Celle qui commence par « Gens du Roy, Je vous pourrais exprimer en un petit vers d’Ovide ce que j’estime nécessaire de vous dire […] » (« Harangue à messieurs les gens du Roy faite à l’ouverture du parlement après la Saint Martin, vingt-deuxième harangue », Le Trésor des harangues et des remontrances faites aux ouverture du Parlement. Utile et nécessaire à tous ceux qui parlent en public, Paris, Michel Bobin, 1660, 2e part., p. 158) en réfère « ad Atticum » pour évoquer un « boni civi » (ibid., p. 160) : (au sujet des traitres qui entourent le roi) « Je crois qu’il s’en pourrait trouver quelques-uns d’excusables, mais pour la plus grande partie, c’est proprement άλεπεκίξειν, c’est faire le renard ; que pourront-ils répondre à cette belle sentence du même auteur en une Épître Ad Atticum, Ego medius figius boni civis esse quovis potius supplicio affici, quam isti crudelitatit non solum praeesse, sed et interesse. » (Cicéron, Att., 9.6.7, trad. M. Defresne et T. Savalète, 1840) : « je jugeai que mon devoir d'homme et de citoyen était de braver tous les supplices, plutôt que d'être, à aucun degré, promoteur ou seulement agent d'un pareil dessein. »)
La harangue qui commence par « Avocats, Nous lisons que ceux qui commandaient entre les Scythes […] » (« Harangue faite aux avocats et procureurs à l’ouverture du Parlement », ibid., p. 173) mentionne les « arma » prises « contra patriam » (ibid., p. 184) : « […] en ce temps de partialités, il n’est pas permis de se séquestrer sans encourir la peine de la loi de Solon, rapportée par Gellius, par laquelle si ceux qui sont déserteurs de la cause publique, sont blâmés et punis, à plus forte raison ceux qui en poursuivent la ruine et l’aversion, cum nulla causa justa [cuiquam esse possit] contra patriam arma capiendi. » (Cicéron, Phil. 2, 53, trad. Ch. Du Rozoir, 1833 : « nul motif ne peut jamais autoriser personne à prendre les armes contre sa patrie. »)
La mention « contra patriam » apparaît chez Cicéron entre autres dans Att. 9.10.3 mais sans rapport avec le contexte ici évoqué (qu’un homme de bien ayant pris les armes contre sa patrie puisse demeurer dans la cité) ; tout au plus peut-on faire un rapprochement avec une parole attribuée à Cicéron par Aulu-Gelle, et qui fait écho à la citation précédente de Phil. 2, 53 (Nuits attiques, I, 3.18 : trad. sous la dir. de D. Nisard, 1842) : « Contra patriam, inquit Cicero, arma pro amico sumenda non sunt » ; «
Cicéron nous dit : On ne doit point, pour servir un ami, prendre les armes contre sa patrie ». [CNo]
. La mode des citations a duré longtemps et leur épanchement immodéré sur tous les discours a été tel que le grand génie et le bon sens de Monsieur Le Maistre n’ont pu empêcher qu’elles n’aient inondé ses plus excellents plaidoyers
150
Antoine Le Maistre (1608-1658), avant sa retraite comme solitaire à Port-Royal, a été un brillant et fameux avocat. En 1652, chez Bobin, à Paris, parut de sa plume un Recueil de divers plaidoyers et harangues, prononcés au Parlement. Dans Les Hommes illustres qui ont paru en France pendant ce siècle, Perrault écrit qu’il se fit remarquer au barreau de Paris : « Il y apporta l’éloquence de l’ancienne Grèce et de l’ancienne Rome, dégagée de tous les vices que la barbarie de nos pères y avait introduits. » (Paris, Dezallier, 1697, t. I, p. 61). [DR] L’avocat Issali a donné en 1657 un recueil des Plaidoyers et harangues de Monsieur Le Maistre (Paris, Pierre Le Petit), maintes fois réédité (8e éd. en 1688). En préface Issali écrit au sujet des citations (toujours en traduction française, jamais en latin) qui ornent d’abondance l’éloquence de Le Maistre (ibid., n. p. ) : « […] je me contenterai de rapporter le jugement qu’en faisait Monsieur l’Avocat Général Bignon […]. Il en estimait trois choses, qu’il m’a fait l’honneur de me déclarer plusieurs fois. […] La seconde, qu’il [Le Maistre] avait suivi la règle la plus importante des plus fameux maîtres de l’art de parler, en recherchant dans la philosophie de Platon et d’Aristote, et dans les plus célèbres auteurs qui les ont suivis, ce qui devait composer les plus solides ornements de son discours. Car comme ce savant homme aimait encore plus la science que l’éloquence, ce qu’il estimait le plus en ces plaidoyers était l’érudition, qui y paraît en plusieurs endroits par les citations des auteurs, et qui est cachée en plusieurs autres. Ce qu’il découvrait sans peine, la fidélité prodigieuse de sa mémoire lui rendant les pensées des Anciens, et souvent même leurs paroles toutes présentes. » Il est à noter que Le Maistre donne toujours en traduction, jamais en latin, les citations des Anciens. [CNo]
. Le siècle devenu un peu plus sage, et les Avocats faisant réflexion que du latin ainsi entremêlé dans du Français ne rendait pas une cause meilleure ; qu’un beau passage de Cicéron, ou un vers élégant d’Horace n’étaient pas une raison de leur adjuger leur demande, se dégoûtèrent des citations inutiles et se retranchèrent dans leur sujet
151
Perrault semble faire ici allusion à l’action de l’avocat Olivier Patru (1604-1681), qu’il présente dans Les Hommes illustres (t. II, p. 65) comme un successeur d’Antoine Le Maistre (1608-1658). Avocat connu pour la pureté de son éloquencee (cf. Vaugelas en préface de ses Remarques ou Bouhours dans l’éloge posthume qu’il lui consacre, paru pour la première fois en préface de l’édition de 1681 des Plaidoyers et œuvres diverses de Monsieur Patru), ayant apporté son aide à Vaugelas pour ses
Remarques sur la langue française
, son apport à l’éloquence judiciaire et civile est ainsi présentée par d’Olivet dans son Histoire de l’Académie (t. II, p. 150-151) : « En ce temps-là, pour être souverainement éloquent, il fallait qu’un avocat ne dit presque rien de sa cause, mais qu’il fît des allusions continuelles aux traits de l’antiquité les moins connus, et qu’il eût l’art d’y répandre une nouvelle obscurité, en ne faisant de tout son discours qu’un tissu de métaphores. Cicéron, que M. Patru se rendit de bonne heure familier […], lui fit comprendre qu’il faut toujours avoir un but, et ne jamais la perdre de vue, qu’il faut y aller par le droit chemin, ou, si l’on fait quelque détour, que ce soit pour y arriver plus sûrement ; et qu’enfin si les pensées ne sont vraies, les parties du discours bien disposées, on n’est pas orateur. Il se forma donc sur Cicéron et le suivit d’assez près en tout, hors en ce qui regarde la force et la véhémence » (la réserve ultime sur la « force » et la « véhémence » porte sur l’actio jugée défaillante de Patru, en particulier quand on la compare à l’actio pleine de chaleur de Le Maistre). [CNo]
: les autres Orateurs et tous les Écrivains firent la même chose, mais parce qu’on n’arrive pas d’abord à la perfection qu’on se propose, les pensées brillantes et peu solides, marques du feu de la jeunesse continuèrent d’éclater avec excès, et on faisait encore mal pour vou59
loir trop bien faire
152
Perrault semble ici évoquer Guez de Balzac, qu’il présente dans ses Hommes illustres (t. I, p. 71) comme l’instigateur d’une prose civile, où persiste encore la tentation de l’hyperbole : « Quoique que peu d’écrivains aient approché de M. de Balzac dans cette partie de l’éloquence qui n’est pas assurément moins considérable que celle de l’action et de la prononciation […], il est certain qu’il y en a eu encore moins qui l’aient égalé dans la beauté des pensées et dans le tour noble et majestueux qu’il savait leur donner. Tout devenait or en passant par ses mains. Quelques-uns lui ont reproché d’être trop fort dans l’exagération, mais […] s’il a poussé quelquefois l’hyperbole un peu trop loin ce n’a guère été que dans ses premières années où l’on doit pardonner cet agréable emportement à la jeune vigueur d’un grand génie. » Sur Guez de Balzac et l'hyperbole, voir aussi le tome II, p. 156 [CNo]
. Avec le temps on a connu que le bon sens était la partie principale du discours, qu’il fallait se renfermer dans les bornes de sa matière, n’appuyer que sur les raisons et les conséquences qui en naissent naturellement, et n’y ajouter des ornements qu’avec beaucoup de retenue et de modération ; parce qu’ils cessent d’être ornements dès qu’on les met en abondance. Il en est arrivé de même à la Poésie dans laquelle les pointes trop recherchées ont fait place au bon sens, et où l'on est parvenu à satisfaire la raison la plus sévère, et la plus exacte, après quoi il n’y a rien à faire davantage. Ainsi comme notre siècle est postérieur à tous les autres, et par conséquent le plus ancien de tous, que quatre-vingts ans de repos dans la France (car les guerres étrangères ne troublent point le repos des Arts et des Sciences) lui ont donné cette maturité et cette perfection où je viens de faire voir qu’il est parvenu, pour60
quoi s’étonner si on le préfère à tous les autres siècles ?
le Président
Ce raisonnement est fort ingénieux, mais je vous ferai voir que plusieurs savants Auteurs de ce siècle ont déclaré qu’il ne pouvait y avoir de comparaison entre les Anciens et les Modernes.
l’Abbé
Il faut savoir en quel temps ces Auteurs ont écrit, s’il y a seulement cinquante ou soixante ans qu’ils se sont expliqués de la sorte ils ont eu raison et je me range de leur avis. Si les Passerats, les Lambins et les Turnèbes ont plus estimé les ouvrages des Grecs et des Latins, que les ouvrages Français de leurs temps 153 Perrault évoque avec ce trio d’auteurs l’humanisme philologue et érudit qu’il considère comme périmé parce qu’il aurait privilégié la valeur de l’héritage gréco-latin. Sa vision est toutefois biaisée, bien des humanistes ayant pris au sérieux la mission d’illustration nationale confiée par Du Bellay à sa génération dans la Défense qui, en 1549, affirme l’égale dignité du français par rapport au latin et au grec. [DR] , je les loue de leur bon goût, mais ce qui était vrai alors ne l’est plus aujourd’hui. Il était vrai du temps d’Ennius et de Pacuve que les Romains n’approchaient pas des anciens Grecs, mais cela a cessé 61 d’être vrai du temps de Cicéron 154 Sur le jugement de Cicéron à l’égard des auteurs grecs, voir supra, note 28. [CNo] . Il se peut donc fort bien faire que les auteurs Français du temps de Lambin et de Passerats le cédassent de beaucoup aux Grecs et aux Latins, et que ceux d’aujourd’hui non seulement les égalent, mais les surpassent en bien des choses.
le Président
Je m’étonne qu’ayant entrepris la cause des Modernes contre les Anciens, vous vous soyez retranché dans notre siècle, et que vous n’avez pas voulu fortifier votre parti des grands personnages du siècle précédent, par exemple, du Tasse et de l’Arioste pour la Poésie, de Raphaël, du Titien et de Paul Véronèse pour la Peinture, et particulièrement des deux Scaligers, de Turnèbe, et de Casaubon pour la connaissance des belles-lettres, et la vaste étendue du Savoir ; vu même que quelques-uns de ces grands personnages vivaient encore au commen62 cement de notre siècle ; car assurément vous serez faible de ce côté-là, bien loin de trouver aujourd’hui quelqu’un que vous puissiez opposer à Varron, qui a toujours été regardé comme un prodige de Science, vous ne trouverez personne qui égale même les médiocres savants du dernier siècle.
l’Abbé
Je pourrais faire ce que vous dites, mais je n’ai pas besoin de ce secours ; parce que je prétends que nous avons aujourd’hui une plus parfaite connaissance de tous les Arts et de toutes les Sciences, qu’on ne l’a jamais eue. Je me passerai fort bien du Tasse et de l’Arioste quand il s’agira de la Poésie ; de même que de Raphaël du Titien, et de Paul Véronèse, quand il sera question de la Peinture. Pour ce qui est de l’érudition, nous avons des savants parmi nous qui m’empêcheront d’avoir besoin des Scaligers, des Tur63 nèbes, et des Casaubons, pour l’emporter sur les anciens. Il est vrai que les hommes que je viens de nommer étaient de très grands personnages, mais on peut dire qu’ils doivent une grande partie de leur réputation à la profonde ignorance du commun du monde de leur siècle, laquelle n’a pas moins servi à les faire briller que la Science dont ils étaient ornés ; Ils ont paru comme de grands arbres au milieu d’une terre labourée, au lieu qu’en ce temps-ci où la Science est commune et triviale 155 « commun, qui est dans la bouche de tout le monde » (Furetière, sans valeur péjorative). [CNe] , les Savants ne sont plus regardés parmi la foule, ou ne le sont que comme de grands chênes dans une forêt. C’est un effet de l’impression et de l’abondance des livres, qu’elle nous a donnée : ce qu’on peut dire avoir en quelque sorte changé la face de la littérature 156 Avec la fondation partout en Europe (Florence, Londres, Paris, etc.) de nouvelles sociétés savantes, la multiplication de périodiques scientifiques (Philosophical Transactions, Journal des savants, etc.), la science conquiert au XVIIe siècle de nouveaux publics à destination desquels sont publiés un grand nombre d’ouvrages. « De nouveaux livres tous les jours, pamphlets, gazettes, histoires, catalogues entiers de livres de toutes sortes, paradoxes nouveaux, opinions, schismes, hérésies, controverses, en philosophie, en religion, &c., constate Robert Burton dès 1621 dans son Anatomie de la mélancolie. […] D’ailleurs, comme le fait remarquer J. J. Scaliger, rien n’attire davantage le lecteur qu’un argument inattendu, inédit, et celui-ci se vendra mieux qu’un pamphlet scurrile, et davantage encore quand le palais est excité par l’attrait de la nouveauté. […] Et j’ajoute : quel immense catalogue de nouveaux ouvrages sortis cette année, à notre époque, et exposé à notre foire de Francfort et à nos foires nationales ! ». [PD] . Lorsqu’il n’y avait que des manuscrits ou peu de livres imprimés, ceux qui étudiaient, apprenaient par cœur presque tout ce qu’ils lisaient,64 parce qu’il fallait rendre les manuscrits et même les livres qu’on leur avait prêtés. Une bible était un héritage que peu de gens pouvaient avoir, les Pères de l’Église ne se trouvaient et encore séparément, que dans quelques grandes Bibliothèques, et il en était de même de tous les Auteurs un peu considérables. Cette obligation d’apprendre par cœur les faisait paraître beaucoup savants ; mais nuisait au fond de l’étude en leur ôtant une partie de leur temps qu’ils auraient plus utilement employé à la réflexion et la méditation. C’est aujourd’hui tout le contraire, on n’apprend presque plus rien par cœur, parce qu’on a ordinairement à soi les livres que l’on lit, où l’on peut avoir recours dans le besoin, et dont l’on cite plus sûrement les passages en les copiant, que sur la foi de sa mémoire, comme on faisait autrefois, ce qui est cause qu’on voit souvent le même passage cité en plusieurs façons diffé65 rentes 157 Par le biais d’une projection historique, Perrault inverse ici la position de Platon dans le célèbre développement sur la naissance de l’écriture (Phèdre, 274e-275b, trad. V. Cousin) : « lorsqu'ils en furent à l’écriture : Cette science, ô roi ! lui dit Theuth, rendra les Égyptiens plus savants et soulagera leur mémoire. C'est un remède que j'ai trouvé contre la difficulté d'apprendre et de savoir. Le roi répondit : Industrieux Theuth, tel homme est capable d'enfanter les arts, tel autre d'apprécier les avantages ou les désavantages qui peuvent résulter de leur emploi ; [275a] et toi, père de l'écriture, par une bienveillance naturelle pour ton ouvrage, tu l'as vu tout autre qu'il n'est : il ne produira que l'oubli dans l'esprit de ceux qui apprennent, en leur faisant négliger la mémoire. En effet, ils laisseront à ces caractères étrangers le soin de leur rappeler ce qu'ils auront confié à l'écriture, et n'en garderont eux-mêmes aucun souvenir. Tu n'as donc point trouvé un moyen pour la mémoire, mais pour la simple réminiscence, et tu n'offres à tes disciples que le nom de la science sans la réalité; car, lorsqu'ils auront lu beaucoup de choses [275b] sans maîtres, ils se croiront de nombreuses connaissances, tout ignorants qu'ils seront pour la plupart, et la fausse opinion qu'ils auront de, leur science les rendra insupportables dans le commerce de la vie. » [CNo] . On se contente de lire les Auteurs avec beaucoup de soin et de réflexion, et même on ne s’amuse plus guère à en faire de longs extraits comme nous faisions encore dans notre jeunesse, coutume venue du temps où les livres étaient rares. L’abondance des livres a apporté encore un autre changement dans la République des lettres, qui est qu’autrefois il n’y avait que des Savants de profession qui osassent porter leur jugement sur les ouvrages des Auteurs, à qui ils donnaient ordinairement beaucoup de louanges à la charge d’autant, et qu’aujourd’hui tout le monde s’en mêle. On a vu par le moyen des traductions ce que c’était que les Grecs et les Romains, et que d’être savant n’était pas une chose qui rendît un homme d’une autre espèce que les autres. De là il en est arrivé qu’il n’y a presque plus de Dames ni de Courtisans qui ne jugent des ouvrages d’esprit et qui n’en jugent plus cruel66 lement que les Savants, ne craignant point que l’on leur rende la pareille ; et de là vient qu’on admire très peu de choses, et que l’approbation publique est si difficile à obtenir. Ronsard seul me peut servir de preuve. Quand il commença à donner ses Poésies, Jean Dorat Poète Royal , Baïf, Belleau, Jodelle et quelques autres crièrent miracle à cause de l’érudition qui paraissait dans ses ouvrages 158 Dorat fut professeur de grec au Collège royal ; il fut le maître de ces poètes qui composèrent la « Brigade » avant la « Pléiade ». Il leur transmit notamment le modèle de Pindare et considérait Ronsard comme le Pindare français . Les premières œuvres de Ronsard ont été en effet saluées (ou décriées selon les cas) comme un sommet d'érudition : les quatre premiers livres des Odes (1550) et des Amours (1552-1553), c’est-à-dire des Amours de Cassandre, sont globalement de style élevé, voire obscur, et nécessitent même un commentaire érudit, tel celui de Marc Antoine Muret (1553). Perrault vise sans doute ici plus particulièrement les Amours de 1553 dont la publication est accompagnée du commentaire de Muret éclaircissant les allusions mythologiques, latinismes, hellénismes et néologismes. Dans cette édition, la page de titre comporte un compliment en grec sur Ronsard de Jean Dorat, puis le recueil s’ouvre sur des poèmes d’éloge de Baïf et de Jodelle (voir éd. André Gendre, Paris, Livre de poche, 1993). L’ajout de Belleau, absent du recueil de 1553, se justifie sans doute parce que ce dernier commentera le second livre des Amours de Ronsard en 1560 (même si ce second livre est moins « érudit »). Sur Ronsard, voir aussi au tome IV, la Réponse à la lettre d’un ami qui se plaignait de ce que les poètes d’aujourd’hui n’employaient plus la fable dans leurs ouvrages, et que les orateurs n’osent plus citer dans leurs harangues ni Cambises, ni Epaminondas ni presque tous les grands hommes de l’Antiquité. [DR] avec le concours de Jean-Charles Monferran vivement remercié. .
le Chevalier
Je m’en étonne et de ce qu’ils n’avaient pas plutôt horreur de l’inhumanité avec laquelle ce Poète écorchait tous leurs bons amis Grecs et Latins 159 Ronsard est devenu le repoussoir de toute l’époque, chez les Modernes, comme chez les Anciens. L’ Art poétique de Boileau est exemplaire de cette attitude au chant I : après Marot « Ronsard, qui le suivit, par une autre méthode / Réglant tout, brouilla tout, fit un art à sa mode : / Et toutefois longtemps eut un heureux destin. / Mais sa Muse en Français parlant Grec et Latin, / Vit dans l’âge suivant par un retour grotesque, / Tomber de ses grands mots le faste pédantesque. / Ce Poète orgueilleux trébuché de si haut, / Rendit plus retenus Desportes et Bertaut. » Sur l’interprétation de ce mépris, voir F. Goyet, « L’orgueil de Ronsard : raison et sublime chez Boileau », Les Audaces de la prudence, Paris, Garnier, 2009, p. 183-217. Jean Terrasson écrit par exemple : « la France n’a jamais eu de si mauvais poètes que ceux qui après François Ier s’assujettissent totalement à l’imitation des Anciens, comme Ronsard ou Jodelle qui faisaient en français des odes et des pièces de théâtre toutes grecques.» (Dissertation critique sur l’ « Iliade » d’Homère, préface citée par A.-M. Lecoq, anthologie citée, p. 608. Sur le point relevé par Perrault ici, Ronsard avait pourtant déclaré dans son Art poétique français : « Je te veux encores advertir de n’écorcher point le Latin, comme noz devanciers, qui ont trop sottement tiré des Romains une infinité de vocables étranges. » (édition p. Laumonier, Paris, STFM, 1949, t. XIV, p. 31). Il faut entendre le verbe « écorcher » au sens d’« emprunter à, piller ». [DR] .
l’Abbé
Vous avez raison, cependant leur approbation emporta les suffrages de la Cour, de la Ville, et de toute la France, jusque-là qu’il passa en commun Proverbe que de faire 67 une incongruité dans la langue c’était donner un soufflet à Ronsard 160 L’expression est en effet attestée par Furetière à l’article « soufflet » : « On dit qu’un homme a donné un soufflet à Ronsard ; pour dire, qu’il a fait une grosse faute contre la Langue, à cause que Ronsard avait composé une Rhétorique ; comme on dit aussi, que ceux qui font de la fausse monnaie, donnent un soufflet au Roi. » [DR] . Il est vrai que les choses ont bien changé depuis ; car dès que le commun du monde a commencé à savoir quelque chose, la Poésie de Ronsard a paru si étrange, quoique ce Poète eût de l’esprit et du génie infiniment, que du comble de l’honneur où elle était, elle est tombée dans le dernier mépris 161 Boileau, dans la Réflexion VII sur Longin, évoque ainsi ce mépris conforme à la position de Malherbe : « Il n’y a en effet que l’approbation de la postérité, qui puisse établir le vrai mérite des ouvrages. Quelque éclat qu’ait fait un écrivain durant sa vie, quelques éloges qu’il ait reçus, on ne peut pas pour cela infailliblement conclure que ses ouvrages soient excellents. De faux brillants, la nouveauté du style, un tour d’esprit qui était à la mode, peuvent les avoir fait valoir ; et il arrivera peut-être que dans le siècle suivant on ouvrira les yeux, et que l’on méprisera ce que l’on a admiré. Nous en avons un bel exemple dans Ronsard et dans ses imitateurs, comme Du Bellay, Du Bartas, Desportes, qui dans le siècle précédent ont été l’admiration de tout le monde, et qui aujourd’hui ne trouvent pas même de lecteurs. […] Ce n’est donc point la vieillesse des mots et des expressions dans Ronsard qui a décrié Ronsard ; c’est qu’on s’est aperçu tout d’un coup que les beautés qu’on y croyait voir n’étaient point des beautés.», OC, p. 523-524. Voir aussi La Bruyère, Les Caractères, « Des ouvrages de l’esprit », 42. [DR] .
le Chevalier
Quand Ronsard a commencé à briller dans le monde il n’y avait peut-être pas à Paris, douze carrosses, douze tapisseries, ni douze savants hommes, aujourd’hui toutes les maisons sont tapissées, toutes les rues sont pleines d’embarras, et on aurait peine à trouver une personne qui n’en sût pas assez pour juger raisonnablement d’un ouvrage d’esprit.
68l’Abbé
Tout a changé en même temps, mais j’oubliais à répondre sur le fait de Varron. Dites-moi, je vous en prie, quelle pouvait être la science de ce Romain, en comparaison de celle de nos Savants ? Avez-vous bien fait réflexion qu’il ne pénétrait peut-être pas dans l’étendue de mille années au-dessus de lui, qu’il ne connaissait pas la centième partie du globe de la Terre, et qu’il n’y a presque point d’Art ni de Science dont les bornes ne fussent dix fois plus resserrées qu’elles ne le sont aujourd’hui ? Il est vrai que Varron savait tout ce qu’on peut savoir, c’est le témoignage qu’en rend l’Antiquité, mais tout ce qu’on pouvait savoir en ce temps-là, peut-il avoir quelque proportion avec ce qu’on sait en nos jours, où dix-sept siècles et davantage, qui se sont écoulés depuis, ont ajouté tant de choses à ap69 prendre, en ont tant éclairci qui était obscures, ou ignorées, et où l’on n’a pas moins fait de nouvelles découvertes dans les Sciences et dans les Arts, que dans toutes les parties de l’Univers, faites-y bien réflexion et jugez par-là quelle est votre prévention pour les Anciens.
le Président
Je n’ai rien dit de Varron, que ce qu’en disent tous les Savants Hommes qui en ont parlé 162 « Varron, le plus savant des romains » : la formule, très répandue, vient de Quintilien, Institution oratoire , X, 1.95 (« Terentius Varro, uir Romanorum eruditissimus ») ; on la retrouve par exemple dans la préface de Dacier à ses Remarques critiques sur l’œuvre d’Horace […] (1687) ou sous la plume de Ménage dans ses Observations sur la langue française (1676, vol. 2, p. 171). [CNo] .
l’Abbé
Comme la plupart de ces Savants Hommes étaient du nombre des Anciens, ils ont pu parler de la sorte ; car de leur temps il pouvait être vrai que Varron fût le plus Savant Homme qui eût jamais été, mais ceux d’entre les Modernes qui ont tenu le même langage ont eu tort, cette proportion avait cessé d’être vraie avec le temps. Voilà peut-être la princi70 pale cause et la plus excusable en même temps de la prévention trop favorable où l’on est non seulement pour ce qui est antique, mais pour tout ce qui commence à devenir ancien, car le témoignage authentique de nos Ancêtres qui était vrai quand ils l’ont rendu, demeure toujours vivement gravé dans notre imagination et y fait une impression beaucoup plus forte que le progrès des Arts et des Sciences qui ne nous frappe pas de même, quoique très considérable, parce qu’il ne se fait que peu à peu et d’une manière imperceptible.
le Chevalier
Il y a bien des gens qui assurent encore que la Fontaine saint Innocent est le plus beau morceau d’Architecture et de Sculpture qu’il y ait en France 163 La fontaine des Innocents , construite en 1547-1549, se distingue par son décor sculpté de Jean Goujon, aujourd’hui pour l’essentiel conservé au musée du Louvre. Celui-ci comprend notamment six reliefs verticaux représentant des nymphes et trois allongés figurant nymphes et tritons. La supériorité des bas-reliefs modernes sur les reliefs antiques a été abordée les 9 juillet, 5 août et 9 septembre 1673 à l’Académie royale de peinture et de sculpture dans les conférences des sculpteurs Michel Anguier et Thomas Regnaudin (C. Michel et J. Lichtenstein (éd.), Conférences de l’Académie royale de peinture et de sculpture, op. cit., t. I, vol. 2, p. 519-531). Le manuscrit de la conférence de Regnaudin le 5 août est perdu, mais l’on peut reconstituer en partie son contenu à partir des vies de Michel Anguier et Thomas Regnaudin par le comte de Caylus. Regnaudin y aurait opposé les ouvrages antiques et les reliefs français, représentés au premier chef par la fontaine des Innocents : « Peut-on voir rien de plus beau, dit-il en s’écriant, que les figures de la fontaine des Innocents ? » (ibid., p. 526). Le rappel du modèle prestigieux de cette fontaine, qui articule étroitement architecture et sculpture, prend sans doute sens par rapport à l’architecture de Claude Perrault, marquée par un emploi important des reliefs comme on le lui reprochera sous Louvois à propos du projet d’arc de la place du Trône (voir infra, note 99 et Alexandre Cojannot, « Le bas-relief à l’antique dans l’architecture parisienne du XVIIe siècle », Studiolo, 1, p. 21-41). La question des ornements sculptés en architecture fit encore l’objet des conférences académiques du sculpteur Michel Anguier prononcées le 4 juillet et le 1er août 1671 « sur l’union de l’Art et de la nature> » (C. Michel et J. Lichtenstein (éd.), Conférences de l’Académie royale de peinture et de sculpture,o p. cit., t. I, vol. 1, p. 410-430). [MCLB] . Cela était vrai quand ils l’ont ouï dire à leurs Pères. Mais les beaux ouvrages qui ont paru depuis, le Val-de-Grâce , la Faça71 de du Louvre, l’ Arc de Triomphe , les merveilles de Versailles ont rendu cette proposition non seulement fausse, mais ridicule 164 L’église du Val-de-Grâce , commencée en 1645, est achevée en 1667. Les trois autres chantiers cités sont des symboles des entreprises des Bâtiments du roi dans les années 1660-1670, à laquelle contribuèrent les Perrault : outre Versailles, le dessin de la Colonnade (ou façade orientale) du Louvre fut proposé en 1667 par le Petit Conseil réunissant Louis Le Vau, Claude Perrault et Charles Le Brun, épisode de triomphe national après l’échec de la venue de Bernin à Paris en 1665 pour achever le Louvre ; Claude Perrault emporta en 1669 le concours pour l’arc de triomphe de la place du Trône , dont l’érection débuta en 1670 mais ne s’éleva pas au-dessus du soubassement. L’arc de triomphe et la Colonnade sont évoqués dans les mémoires de Perrault (Mémoires de ma vie, éd. Antoine Picon, Paris, 1993, p. 254-256) et constituent un symbole visuel de leur activité. Ils apparaissaient ainsi tous deux, aux côtés de l’Observatoire de Paris, au frontispice de la traduction de Vitruve par Claude Perrault (1re édition, Paris, J.-B. Coignard, 1673), ainsi que dans le fond du tableau de Bon Boullogne consacré à l’architecture au sein du Cabinet des Beaux-Arts de Charles Perrault, connu par l’estampe de Benoît Audran (Le Cabinet des Beaux-Arts, Paris, G. Edelinck, 1690, n.p.) (Marie-Pauline Martin, « Le Cabinet des Beaux-Arts de Charles Perrault, le monument d’un Moderne », Revue de l’art, 190, 2015, p. 19-28). Que Perrault ne cite pas les architectes de ces bâtiments peut renvoyer à la pratique imposée par Colbert au Petit Conseil en 1667 pour l’achèvement du Louvre : interdiction était faite à ses membres de signer ou de s’approprier l’invention des projets à titre individuel. [MCLB] .
l’Abbé
Combien y a-t-il de tableaux, de figures, de bustes et d’autres choses semblables dans chaque ville, dans chaque Église, dans chaque Communauté et même dans chaque famille, qui par tradition et de main en main sont venues jusqu’à nous, avec la réputation de chefs-d’œuvre merveilleux, qui présentement n’ont plus rien de recommandable que leur ancienneté. Il y a eu un temps où cette réputation était juste et bien fondée, mais il s’est fait depuis tant de choses excellentes de la même nature que quand on nous montre ces anciens ouvrages nous sommes bien moins surpris de leur beauté que de l’estime qu’on en a faite. Je veux bien que ceux à qui il n’est pas donné de juger par eux-72 mêmes s’en tiennent à ce qu’ils ont ouï dire à leurs pères, mais je ne puis souffrir que des gens fins, ou qui prétendent l’être, parlent le même langage et ne se soient pas aperçus du progrès prodigieux des Arts et des Sciences, depuis cinquante ou soixante ans, d’autant plus qu’il n’est pas moins naturel aux Sciences et aux Arts de s’augmenter et de se perfectionner par l’étude, par les réflexions, par les expériences et par les nouvelles découvertes qui s’y ajoutent tous les jours, qu’il est naturel aux fleuves de s’accroître et de s’élargir par les sources et les ruisseaux qui s’y joignent à mesure qu’ils coulent 165 Il est habituel à la fin du XVIIe siècle de faire remonter le progrès des sciences à cinquante ou soixante ans en arrière, c’est-à-dire à l’époque de Descartes, un progrès attribué à la mise en œuvre d’une science désormais expérimentale, quantitative, rompant avec l’autorité des Anciens (Aristote en premier lieu) et fondée sur la raison (sur la place et le poids de celle-ci, voir ce qu’en dit l’Abbé, p. 50-51, p. 97). L’image des fleuves s’accroissant de l’eau des sources et des ruisseaux qui s’y déversent est fréquente en histoire des sciences et se retrouve presque à l’identique dans la conclusion des Origines de la statique (1905) de Pierre Duhem pour illustrer l’idée d’un progrès continu des sciences au cours des temps. [PD] .
le Chevalier
Ce serait un plaisir de voir la première montre qui a été faite, je ne crois pas qu’on la pût voir sans rire, car je suis assuré qu’elle ressemblait plus à un tournebroche qu’à une montre 166 La référence au tournebroche indique que l’élément essentiel de la première montre est ce mécanisme que l’on appelle la « fusée » et qui se trouve aussi bien dans les horloges de tables d’Urbino au début du XVIe siècle, que dans les tournebroches (voir les illustrations de l’Opera de Bartolomeo Scappi publié à Venise en 1570, ). Son principe, dessiné par Léonard de Vinci dès 1490, est de compenser la déperdition d’énergie d’un ressort en spirale par un engrenage conique. Perrault signifie simplement qu’au départ, le mécanisme n’était pas miniaturisé. [Jean-Jacques et Pascal Brioist] .
73le Président
J’en demeure d’accord, mais avec tout cela voudriez-vous comparer le plus habile de vos horlogers avec le premier inventeur de la montre.
l’Abbé
J’avoue que c’est une grande louange et un grand mérite aux Anciens d’avoir été les Inventeurs des Arts, et qu’en cette qualité ils ne peuvent être regardés avec trop de respect. Les Inventeurs, comme dit Platon, ou comme il l’a pu dire, car cela est de son style 167 Allusion probable au mythe de Prométhée qui dérobe « l’habileté artiste d’Héphæstos et d’Athéna, et en même temps le feu » pour les donner aux hommes : « Parce que l’homme participait au lot divin, d’abord il fut le seul des animaux, et il se mit à construire des autels et des images divines ; ensuite il eut l’art d’émettre des sons et des mots articulés, il inventa les habitations, les vêtements, les chaussures, les couvertures, les aliments qui naissent de la terre. », Protagoras, 321c-322b trad. A. Croiset, Belles Lettres, 1984 [DR]. On peut souligner la désinvolture de la référence, en lien avec le peu d’estime que l’abbé manifeste pour la philosophie de Platon – sauf à en récupérer la théorie des idées. [CNe] , sont d’une nature moyenne entre les Dieux et les hommes, et souvent même ont été mis au nombre des Dieux pour avoir inventé des choses extrêmement utiles. Cependant il est bon d’examiner si les Anciens ont plus de part que les Modernes à la gloire de l’invention. Il fut louable aux premiers hommes d’avoir construit 74 ces toits rustiques dont parle Vitruve 168 Voir Claude Perrault, Les Dix Livres d’architecture de Vitruve corrigez et traduits nouvellement en François avec des notes et des figures, seconde édition revue, corrigée et augmentée, Paris, Jean-Baptiste Coignard, 1684, livre II, explication de la planche V : « Cette Planche contient la manière simple et grossière dont les Anciens se servoient pour bastir leurs maisons avant que l’Architecture eust trouvé les moyens d’orner les Édifices et de les rendre commodes. » L’exemple est issu de la section de Vitruve consacrée à l’origine naturelle de l’architecture (II, 1), également commentée par Michel Anguier à l’Académie royale de peinture et de sculpture le 4 juillet 1671 dans sa conférence sur l’union de l’Art et de la Nature , portant sur les ornements sculptés de l'architecture (C. Michel et J. Lichtenstein (éd.), Conférences de l’Académie royale de peinture et de sculpture, op. cit., t. I, vol. 1, p. 410-430). [MCLB] , qui composés de troncs d’arbres espacés en rond par en bas et assemblés en pointe par en haut étaient couverts de joncs et de gazon ; comme il était presque impossible de ne pas s’imaginer quelque chose de semblable dans la prenante nécessité de se défendre des injures de l’air, ces premiers édifices et l’industrie avec laquelle ils étaient construits ne peuvent guère être comparés avec les Palais magnifiques des siècles suivants, et avec l’art merveilleux qui a ordonné de leur structure. Celui qui le premier s’avisa de creuser le tronc d’un arbre et de s’en faire un bateau, pour traverser une rivière, mérite assurément quelque louange, mais ce bateau et la manière dont il fut creusé ont-ils rien qui approche des grands Vaisseaux qui voguent sur l’Océan, ni de leur fabrique admirable 169 Perrault fait allusion à la construction « à carvel », où la coque est constituée de lisses appliquées sur une succession de fourcats ou couples, encastrés sur la poutre de quille. Cette technique, qui a évincé graduellement la construction « à clin » des nefs médiévales, marque l’avènement de la notion d’ossature en charpente navale et permet une démultiplication de la capacité des navires. Née en Méditerranée, elle a, selon toute vraisemblance, été acclimatée à la navigation transatlantique par les royaumes ibériques. Voir E. Rieth, Le Maître-gabarit, la tablette et le trébuchet (Paris, éd. CTHS, 1998). [Jean-Jacques et Pascal Brioist] ? Si l’on voulait même examiner de près ces premiers toits rusti75 ques et ces premiers bateaux on trouverait que ceux qui les ont faits n’en sont pas, à le bien prendre, les premiers inventeurs, qu’ils doivent leur apprentissage en fait d’Architecture à divers animaux, dont les tanières et particulièrement celles des Castors sont d’une structure mille fois plus solide et plus ingénieuse que les premières habitations des hommes ; et qu’une coquille de noix nageant sur l’eau, peut leur avoir donné l’invention et le modèle de la première barque. Il en est de même de la tissure des toiles et des étoffes où ils ont eu l’Araignée pour maîtresse ; de la chasse dont les Loups et les Renards leur ont enseigné toutes les adresses et toutes les ruses ; en sorte néanmoins que ce n’a été qu’après un fort long temps que les hommes ont été aussi habiles qu’eux à ménager leur course et à se relayer les uns les autres. On voit par-là que cette gloire de la première invention n’est 76 pas si grande qu’on se l’imagine 170 La première tentative de résoudre un problème s’inspire souvent, donc, de l’imitation de la Nature, et son mérite serait secondaire, selon Perrault, par rapport à la composition de différentes idées premières, qui repose, elle, sur une analyse personnelle, des arbitrages et de la préméditation : c’est ce que développe le reste du paragraphe. [Jean-Jacques et Pascal Brioist] . Mais quelle proportion peut-il y avoir entre ces inventions premières qui ne pouvaient échapper à l’industrie naturelle du besoin et celles que les réflexions ingénieuses des hommes des derniers temps ont si heureusement trouvées ? Prenons pour exemple la machine à faire des bas de soie 171 Le métier à tricoter les bas de soie fut inventé par l’ecclésiastique anglais William Lee (1550 ?-1614). Henri IV lui accorda un brevet qui lui permit de s’installer à Rouen pour commencer la fabrication des bas. Mais son installation ne fut pas pérenne. Au retour d’un voyage en Angleterre, où il fit de l’espionnage industriel pour le compte de Colbert, le Nîmois Jean Hindret introduisit la machine en France et fonda en 1656 la manufacture du Château de Madrid à Neuilly-sur-Seine. Voir Maurice Daumas (dir.), Histoire générale des techniques, Paris, PUF, coll. « Quadrige », tome 2, 1996 p. 237-240. [BR] . Ceux qui ont assez de génie, non pas pour inventer de semblables choses, mais pour les comprendre, tombent dans un profond étonnement à la vue des ressorts presque infinis dont elle est composée et du grand nombre de ses divers et extraordinaires mouvements. Quand on voit tricoter des bas, on admire la souplesse et la dextérité des mains de l’Ouvrier, quoiqu’il ne fasse qu’une seule maille à la fois, qu’est-ce donc quand on voit une machine qui forme cent mailles tout d’un coup, c’est-à-dire, qui fait en un moment tous les divers mouvements que font les mains 77 en un quart d’heure ? Combien de petits ressorts tirent la soie à eux puis la laissent aller pour la reprendre ensuite et la faire passer d’une maille dans l’autre, d’une manière inexplicable, et tout cela sans que l’Ouvrier qui remue la machine y comprenne rien, en sache rien, et même y songe seulement ? en quoi on la peut comparer à la plus excellente machine que Dieu ait faite, je veux dire à l’homme dans lequel mille opérations différentes se font pour le nourrir et pour le conserver sans qu’il les comprenne, sans qu’il les connaisse et même sans qu’il y songe 172 Charles Perrault évoque ici la version actualisée du mécanisme cartésien (tous les phénomènes obéissent à des lois de la nature en termes de mouvement, figure et grandeur ; il n’y a pas de différence de nature entre la machine et le vivant, mais seulement de degré) enrichie par la notion de ressort qu’il emprunte vraisemblablement à son frère, Claude Perrault. Celui-ci propose en effet une théorie physique mécanique fondée sur le ressort dans la première partie des (Paris, Coignard, 1680), « Du ressort et de la dureté des corps. » Le ressort définit la puissance par lesquelles les parties de la matière sont réunies et résistent à leur séparation ; il renvoie à une double causalité : la disposition interne des corpuscules et à une puissance externe qui les comprime (l’air qui circule). Ce modèle du ressort s’inscrit dans le champ français des théories mécanistes qui cherchent à améliorer le modèle cartésien ; d'autres modèles insistent plus sur l’élasticité ou l’explosion. À partir de l’hypothèse du ressort, Claude Perrault construit de proche en proche une théorie cosmologique, physique, physiologique (notamment en matière de circulation et d’acoustique) et médicale pour rendre compte de l’homme lui-même comme machine à ressorts infinis. Il récuse néanmoins tout réductionnisme et défend une conception animiste de l’homme. Enfin, Claude Perrault développe des projets de machines dans le Recueil de plusieurs machines de nouvelle invention que publie Charles à titre posthume. [SC] . Considérons encore cette machine qui a été inventée pour faire quinze ou vingt pièces de ruban tout à la fois 173 La référence ici n’est pas claire mais on peut signaler tout de même que les métiers à bras mécanisés pour réaliser des rubans existaient dans le Milan de la fin du XVe siècle et que l’un d’entre eux est dessiné par Léonard de Vinci ( Codex Atlanticus ). La machine prévoit l’automatisation de toutes les opérations du métier à tisser et leur synchronisation. Une « roue du premier mouvement » est ici actionnée par une manivelle et met en marche en un seul mouvement plusieurs engrenages synchronisés, dont les principaux sont : -un système de roues dentées qui permet de soulever alternativement la barre de lisse et donc d’ouvrir le pas des fils de chaîne entre lesquels doit passer la navette porteuse du fil de trame ; -les flèches qui passent une canette à ressort qui supporte le fil de trame à travers le pas de chaîne ; -les lisses qui, d’un mouvement ascendant, soulèvent le battant ou peigne en forme de pendule ainsi que ses tirants lequel, en retombant, frappe la trame lors de la chute des lisses ; -la roue qui agit sur une spirale qui balaye le mouvement d’un système de leviers, de roues dentées, de courroies et d’ensouples. Ce système permet l’avancée du filé depuis l’ensouple de chaîne montée sur la roue jusqu’à l’ensouple qui reçoit la toile tissée montée sur la roue. [Jean-Jacques et Pascal Brioist] . Tout en est agréable et surprenant. On voit vingt petites navettes chargées de soie de couleurs différentes qui passent et repassent d’elles-mêmes, comme si quelque esprit les animait, entre les trames du ruban, lesquel78 les de leur côté se croisent et recroisent à chaque fois que passent les navettes. On est surpris en même temps de voir que les rubans se tournent sur leur rouleau à mesure qu’ils se font, pour ne pas venir interrompre, en montant trop haut, le mouvement réglé des navettes. Quand on considère la sagesse de tous ces mouvements, on ne peut trop admirer celle de l’inventeur qui a donné la vie à toutes les pièces de cette machine, par une seule roue que tourne un enfant, et que du vent ou de l’eau tourneraient aussi bien et avec moins de peine. Il est bien fâcheux et bien injuste qu’on ne sache point le nom de ceux qui ont imaginé des machines si merveilleuses, pendant qu’on nous force d’apprendre celui des inventeurs de mille autres machines qui se présentent si naturellement à l’esprit, qu’il suffisait d’être venu des premiers mondes pour les inventer.
79le Président
J’avoue que notre siècle est fécond en inventions et en secrets, mais combien pensez-vous qu’il s’en est perdu d’admirables dans la suite des temps ; de sorte que faisant compensation de ce qui se trouve avec ce qui se perd, les Anciens l’emporteront toujours sur nous par l’invention première de tous les Arts que nous leur devons.
l’Abbé
Pancirole a composé un traité sur cette matière qu’il a intitulé Des Antiquités perdues et des choses nouvellement trouvées 174 Guido Panciroli (1523-1599) est l’auteur d’un ouvrage à succès en deux volumes publié entre 1599 et 1602, et traduit en français en 1617. Le premier, intitulé Rerum memorabilium sive deperditarum, recense les découvertes d’hier que nous avons oubliées, et le second, intitulé Nova reperta sive Rerum Memorabilium, recens inventarum, & veteribus incognitarum, celles d’aujourd’hui. Sur ce livre voir Vera Keller, « Accounting for Invention : Guido Pancirolli’s Lost and Found Things and the Development of Desiderata », Journal of the History of Ideas, 73 (2), 2012, p. 223-245. [PD] . J’ai pris plaisir à examiner qu’elles étaient ces Antiquités perdues, j’en ai trouvé de trois sortes. Les unes sont choses qui la plupart ne sont presque plus en usage, comme les Cirques, les Amphithéâtres, les Basiliques, les Arcs de Triomphe, les Obélisques, les Bains publics, et divers 80 autres bâtiments semblables 175 Le propos reprend l’un des arguments développés par Claude Perrault dans la préface à son édition de Vitruve. Celui-ci, entendant faire valoir l’importance de son entreprise de traduction et d’annotation, souligne l’obscurité ou l’inadéquation partielle du texte latin pour l’époque moderne : « On a encore considéré que le plus grande partie des matières que Vitruve traite et sur lesquelles on peut faire des recherches curieuses, n’appartiennent point à l’architecture d’aujourd’huy, comme sont toutes les choses qu’il rapporte de la Musique des Anciens pour les vases d’airain qui servoient à l’Echo des Théâtres, des machines pour la guerre, des appartemens des maisons des Grecs et des Romains, de leurs Palestres et de leurs Bains ; ou si elles sont renfermées sous un genre de science qui puisse servir à nostre Architecture aussi bien qu’à celle des Anciens, la connoissance et l’exacte discussion des particularitez qu’il rapporte n’est d’aucune utilité », éd. 1684, préface non paginée. [MCLB] , les autres sont choses que l’on a négligées pour en avoir recouvré de meilleures de même espèce, telles que sont les Béliers, les Catapultes, les Trirèmes, la Pourpre et le Papier fait d’écorce d’arbres 176 Perrault évoque ici des évolutions techniques d’ordres très variés. Les armes à feu ont en effet définitivement relégué la névrobalistique antique et médiévale à partir des campagnes françaises en Italie, comme en témoigne notamment Machiavel : l’utilisation du métal a permis de se reposer sur des pièces moins fragiles et moins sensibles à l’usure, enfin ne nécessitant pas d’assemblage (d’où une plus grande vitesse de mobilisation). Pour ce qui est des trirèmes, l’usage des rames reposait sur la méconnaissance des Anciens de la « navigation au vent ». Grâce à cette technique attribuée aux marins génois, la navigation à voile prend son autonomie, car elle permet d’embarquer des équipages et donc des quantités réduites de vivres. Elle n’évince toutefois pas les diverses galères, notamment dans les mers fermées (Méditerranée et Baltique). La pourpre et le papyrus sont à l’origine des pénuries historiques de l’Antiquité méditerranéenne ; toutefois, la cochenille et les pigments végétaux n’ont ni l’éclat, ni surtout la stabilité de la pourpre antique. Quant au papier de chiffon de lin, il est en si forte demande tout au long du XVIIe siècle qu’une pénurie de chiffon se généralise au soir même de la vie de Perrault. Cette pénurie est, entre autres, à l’origine des recherches de Réaumur et d’autres. [Jean-Jacques et Pascal Brioist] . Les autres enfin sont choses purement fabuleuses, comme le verre malléable, les miroirs ardents d’Archimède, qui brûlaient des Vaisseaux sur mer, à quarante ou cinquante pas de distance 177 S’agit-il vraiment d’une chose purement fabuleuse ? Le concept géométrique et ses hypothétiques applications physiques ne relèvent pas de la fable : si l’on considère une surface paraboloïde (une parabole tournant autour de son axe), si on l’imagine réfléchissante et recevant des rayons parallèles, alors elle les renverra tous en un même et unique point, dit foyer qui, s’il s’agit de rayons lumineux, concentrerait une formidable énergie et chaleur. En revanche la réalisation de cette possibilité qui aurait permis de diriger un immense paraboloïde et de l’éclairer de sorte que le foyer incendie les navires romains n’est en effet pas crédible. Voir la note 239 vol IV de cette édition. [VJ] . À l’égard de la première espèce de ces Antiquités, je conviens qu’elles ont donné beaucoup d’éclat et de grandeur à leurs siècles, mais il ne tient qu’à nous d’en faire de semblables, et même de plus magnifiques ; témoin l’ Arc de Triomphe qu’on a commencé 178 L’arc de triomphe de la place du Trône , dont la construction, sur le dessin de Claude Perrault, débuta en 1670. Voir les dessins de Sébastien Leclerc (Projet pour l'Arc de triomphe de la rue Saint-Antoine, Louvre, Département des arts graphiques, RF 5286 , et Dessin de l'Arc de Triomphe tel qu'il était à l'extrémité du Faubourg-Saint-Antoine en 1676, Musée Carnavalet, D7605 ), et l’estampe de 1679 . L’insistance sur ce projet et sur sa pertinence pour la France de Louis XIV se comprend dans le contexte où le dessin de Claude Perrault est livré entre 1685 et 1699 à la critique de l’Académie d’architecture, dont Louvois a sollicité l’avis : « s’il peut estre continué suivant la première intention ou s’il y a quelque chose que l’on puisse y réformer en se servant de ce qui est desjà basti » (Procès-verbaux de l’Académie d’architecture, II, p. 98-101). Les critiques formulées en 1688 portent particulièrement sur la magnificence excessive du décor sculpté (nombre de colonnes, tables de bas-reliefs) et sur la disproportion des arcades, notamment : « Le grand nombre de colonnes semble aussy confus ; les ouvertures des petites portes sont trop pressées et comme la Compagnie, suivant les meilleurs exemples de l’Antiquité, ne voudroit pas se servir d’un trop grand nombre de colonnes sans nécessité, elle ne peut les approuver en cet endroit [...] » (Michael Petzet, Claude Perrault und die Architektur des Sonnenkönigs, München, Deutscher Kunstverl, 2000, p. 399-441). Comme l’écrit ici Charles Perrault, l’arc dépassera celui de Constantin « si l’on l’achève sur le modèle que nous en voyons », autrement dit si l’on suit la maquette de plâtre (« modèle ») à l’échelle 1 construite sur les lieux suivant le projet de son frère, plutôt que l’avis de l’Académie d’architecture. La construction fut interrompue dès 1676, puis démantelée au début du siècle suivant. Derrière ces rapides mentions transparaissent les références peu nombreuses sur lesquelles Charles Perrault appuie son argumentation et surtout la dimension de défense des actions familiales avec un caractère très conjoncturel, le premier volume du Parallèle en 1688 coïncidant d’ailleurs avec le décès de Claude Perrault et les débats académiques des 17-20 juillet 1688 sur le projet d’arc de celui-ci. En matière d’architecture, Claude Perrault n’a cessé de voir sa position fragilisée depuis la mort de Colbert en 1683, puis par la contestation, par l’Académie d’architecture et en particulier son directeur François Blondel, de ses positions polémiques développées dans L'Ordonnance des cinq espèces de colonnes selon la méthode des Anciens (1683). [MCLB] et lequel, si l’on l’achève sur le modèle que nous en voyons, surpassera tous ceux des Anciens, puisque celui de Constantin, le plus grand de tous, passerait, ou peu s’en faut, par-dessous sa principale arcade 179 Perrault répond ici directement à la critique de l’arcade centrale du projet de Claude Perrault par l’Académie d’architecture en 1688 : « l’Académie [...] est convenue que la porte triomphale qui donne le nom d’arc à l’ouvrage devroit en estre la maistresse et y dominer. Qu’il faudroist que l’on connust d’abord que c’est pour elle que le tout est construit, au lieu que, avec la proportion de la longueur à la hauteur du modèle qui est de 2 à 1, la porte ne paroist que comme l’entrée d’un palais pour lequel on l’auroit faite, et non pas le palais pour elle. Elle est même engagée et resserrée de telle sorte qu’elle semble trop estroite pour sa hauteur. », Procès-verbaux de l’Académie d’architecture, II, p. 98-101 ; M. Petzet, Claude Perrault und die Architektur des Sonnenkönigs, op. cit., p. 436. [MCLB] . Il ne tient aussi qu’à nous de faire de 81 grands Bains, mais la propreté de notre linge et l’abondance que nous en avons, qui nous dispensent de la servitude insupportable de se baigner à tous moments, valent mieux que tous les bains du monde. Pour la seconde espèce d’Antiquités perdues, les Anciens ne peuvent pas en tirer beaucoup de gloire, puisqu’elles ont été obligées de céder la place à de plus belles et de meilleures inventions ; ainsi l’on a cessé de se servir de Béliers et de Catapultes, pour se servir de Bombes et de Canons 180 Au XVIIe siècle, les canons sont des pièces lourdes standardisées qui tirent des boulets de fer de 32, 24, 18, 8 ou 4 livres qui n’explosent pas. On distingue les canons de siège, qui jouent un rôle décisif dans la défense comme dans l’attaque, et les pièces de campagne. Les bombes sont, elles, des dispositifs explosifs envoyés à la main de type grenade ou au mortier comme dans les navires que l’on appelle galiottes à bombes. [Jean-Jacques et Pascal Brioist] , et l’on n’a plus fabriqué de Trirèmes, parce que nos Galères sont d’un meilleur usage 181 Les qualités de navigabilité des galères sont à vrai dire discutables. Ces navires à voiles et à rames lents et archaïques sont utilisés exclusivement en Méditerranée à l’arrière des véritables escadres. Ils sont militairement surclassés par les navires de haut-bords et jouent un rôle de prestige ou d’assistance logistique. Il faut 255 rameurs assis sur 51 bancs pour mouvoir une galère du Roi Soleil, encore celle-ci n’est-elle capable d’atteindre qu’une vitesse de 5 nœuds par mer belle et sans vent contraire. Elle ne peut rester en mer que 60 jours compte-tenu du ravitaillement nécessaire de la chiourme. Voir René Burlet, Jean Carrière et André Zysberg, « Mais comment pouvait-on ramer sur les galères du Roi Soleil ? », Histoire et Mesure, 1986, n°1-3-4, pp. 147-208. [Jean-Jacques et Pascal Brioist] . Il y a quelques années que le célèbre Meibom vint à Paris pour proposer au Roi le rétablissement de ces Trirèmes, qu’il prétendait avoir retrouvées 182 Marcus Meibomius (1630-1710) est un philologue et musicologue danois curieux de tout, y compris de mathématiques, auteur du Fabrica Triremium Liber , 1671 qu’il dédia à Louis XIV. [Jean-Jacques et Pascal Brioist] . Monsieur le Marquis de Seignelay écouta sa proposition 183 Jean-Baptiste Colbert, Marquis de Seignelay (1651-1690) était le fils de Colbert. En 1672 il est nommé pour assister son père dans les affaires de la marine et l’approvisionnement de la flotte. En 1683 il devient Secrétaire d’État de la Marine. Voir Michel Vergé Franceschi, Dictionnaire d'histoire maritime, Paris, éditions Robert Laffont, coll. « collection Bouquins », 2002. [Jean-Jacques et Pascal Brioist] . Après diverses conférences où Meibom expliqua les pensées autant qu’il le voulut, on le 82 convainquit que nos Galères en la manière qu’elles sont construites et équipées, sont infiniment plus propres pour la navigation et pour la guerre que les Trirèmes des Anciens et qu’on n’a quitté tout cet embarras de rames et de rameurs les uns au-dessus des autres, que parce que des rames posées toutes sur la même ligne et appuyant toutes sur l’endroit qui leur est le plus avantageux, ont incomparablement plus de force et de facilité à se mouvoir qu’en quelque autre situation que ce puisse être. On a cessé de se tourmenter après la pêche de ces poissons dont les Anciens tiraient la pourpre, parce qu’on a trouvé le secret de préparer la cochenille et d’en faire notre écarlate mille fois plus vive et plus brillante que toutes les pourpres anciennes, dont la plus belle n’était qu’une espèce de violet rougeâtre et enfoncé 184 La cochenille, est un insecte mexicain qui remplace dès le XVIe siècle le kermès des anciens, avec lequel ils teignaient les étoffes en vermillon. Elle permet d’obtenir toute une gamme de rouges de luxe (carmins, cramoisis, écarlates) et participe de la mondialisation des échanges au XVIIe siècle. Voir Danielle Trichaud-Buti, Gilbert Buti, Rouge Cochenille. Histoire d’un insecte qui colora le monde XVIe-XXIe siècle, Paris, CNRS Editions, 2021. [Jean-Jacques et Pascal Brioist] . De la même façon le papier des Anciens qui se fabriquait avec de certaines 83 écorces d’arbres qui venaient d’Égypte, a fait place à notre papier ordinaire, beaucoup plus beau et dont l’abondance est d’une utilité inconcevable 185 Les « écorces d’Égypte » auxquelles Perrault fait allusion sont évidemment le papyrus, devenu rare dès l’ère chrétienne, car sa variété utile ne poussait que dans la vallée du Nil. Le papier de moulin, fabriqué à partir de chiffe de lin (ou de chanvre) martelée, cardée, blanchie à la chaux, séchée puis encollée, fournit, comme le dit Perrault, un matériau d’aspect plus clair et plus uni que le papyrus, et bien moins cher (mais aussi moins pérenne) que le vélin médiéval. À partir du XVIe siècle, la fabrication du papier repose sur la collecte systématique des chiffons, et connaît son apogée à l’époque de Perrault ; curieusement, une pénurie de chiffon liée à la surconsommation de papier par la presse va éclater au début du XVIIIe siècle, entraînant une taxe sur l’impression des livres (ordonnance royales du 4 mai 1727 puis de 1732). Voir M.-A. Doisy et P. Fulacher, Papiers et moulins des origines à nos jours, Paris, éd. Arts et Métiers du livre, 1997. [Jean-Jacques et Pascal Brioist] . Ce n’a été que l’excellence des choses nouvellement découvertes qui a aboli l'usage des anciennes qui leur étaient semblables. Si le sucre a chassé le miel de dessus toutes les tables un peu délicates, et l’a condamné à ne plus servir que dans la Médecine, ce n’est pas que le miel d’aujourd’hui ne soit aussi doux que celui d’autrefois et qu’il n’ait encore les mêmes qualités qui lui ont attiré tant de louanges, mais c’est que le sucre est encore plus doux, plus agréable et d’une propreté beaucoup plus grande 186 Le sucre de canne, au XVIIe siècle, connaît un boom spectaculaire avec le développement des premières plantations outre-mer, notamment dans les Antilles Françaises à partir de 1643 où l’on voit se multiplier les premières raffineries. Le produit est obtenu à partir du jus de canne broyée, transformé en mélasse. Ce jus est épaissi par l’addition de morceaux de sucres cristallisés puis il est déshydraté et commercialisé sous forme de pains de sucre. Voir Jean Meyer, Histoire du sucre, Paris, Desjonquères, coll. « outremer », 1989. [Jean-Jacques et Pascal Brioist] . Quant aux choses imaginaires et fabuleuses qui n’ont jamais subsisté que dans la créance du peuple et dans les livres de quelques Historiens qui ont recueilli indifféremment ce qu’ils ont ouï dire, telles que sont le secret du verre malléable et les machines 84 d’Archimède, on n’en peut tirer d’autre conséquence sinon que les Anciens n’avaient pas moins le don de mentir que les Modernes.
le Président
Cela est bien aisé à dire, et voilà un moyen admirable de rejeter tout ce qu’on voudra.
l’Abbé
Quand il y a démonstration qu’une chose est impossible, a-t-on tort de la rejeter comme fausse et fabuleuse ? On démontrera sans peine que le verre ne peut souffrir la pénétration de ses parties les unes dans les autres, ce qu’il faudrait qu’il lui arrivât sous les coups de marteau, pour être malléable. Comme il est composé de corpuscules extrêmement fiers 187 « Les Sculpteurs disent aussi, que la pierre est fière, lorsqu’elle est difficile à tailler » (Furetière). [CNe] et rangés en ligne droite pour faciliter la transparence, il est certain qu’il ne peut endurer cette compression sans se casser, ou sans perdre la transparence qui fait tout 85 son prix et sans laquelle le secret ne serait plus d’aucune utilité ni d’aucun mérite. Monsieur Descartes a démontré que les prétendus miroirs d’Archimède sont impossibles 188 On raconte traditionnellement qu’Archimède aurait mis le feu à la marine romaine dirigée par Marcellus lors du siège de Syracuse en 212 avant Jésus-Christ grâce à des « miroirs ardents ». Descartes conteste cette possibilité par des arguments de dioptrique en calculant proportionnellement la violence de la chaleur causée par la réflexion sur un miroir elliptique ou hyperbolique, dans la huitième partie du Discours de la méthode, AT VI 192-194. Il conteste la thèse selon laquelle le miroir concentrerait la chaleur solaire suffisamment pour augmenter et propager la chaleur des rayons sur une distance allant du miroir jusqu’aux navires. [SC] , et il n’est pas moins aisé de démontrer l’impossibilité morale d’enlever de dessus les murs d’une ville, de grands vaisseaux de guerre qui sont en mer 189 Par impossibilité morale dans le contexte cartésien, Perrault renvoie à la distinction entre impossibilité logique (qui impliquerait une contradiction dans les termes, par exemple A = non-A) et impossibilité physique (qui eût pu exister peut-être, mais ne l’est pas dans notre monde tel qu’il a été créé). L’impossibilité logique régit les Mathématiques ; l’impossibilité morale, comme la certitude morale, concerne la physique. Leibniz critiquera la thématisation de la possibilité et de l’impossibilité chez Descartes en ce qu’elle ne rend pas suffisamment raison de la distinction entre nécessaire, possible, contingent. [SC] .
le Président
Vous me permettrez d’en douter, mais combien de secrets se sont perdus entièrement, sans qu’il en soit demeuré aucune trace.
l’Abbé
C’est mauvais signe pour ces secrets-là, et il ne faut accuser de leur perte que leur peu d’utilité ou leur peu d’agrément.
le Président
Il ne vous reste plus qu’à dire que ce sont les Modernes qui ont appris 86 aux Anciens tous les Arts et toutes les Sciences.
l’Abbé
J’avoue que les Anciens auront toujours l’avantage d’avoir inventé les premiers beaucoup de choses, mais je soutiendrai que les Modernes en ont inventé de plus spirituelles et de plus merveilleuses. Je demeurerai d’accord que les Anciens ont été de grands hommes et même si vous le voulez, qu’ils ont eu plus de génie que les Modernes quoiqu’il n’y ait aucun fondement ni aucune raison de le croire ainsi mais je dirai toujours qu’il ne s’ensuivrait pas que leurs ouvrages fussent plus excellents que ceux qui se font aujourd’hui. Je veux bien, par exemple, que l’inventeur de la première montre dont nous avons parlé, ait eu plus de génie et qu’il mérite plus de louanges, que tous les horlogers qui sont venus depuis ; mais je prétends que d’y avoir87 ajouté le Pendule, et d’avoir rendu ce Pendule portatif, inventions admirables, que nous devons à l’illustre Monsieur Huygens 190 En 1675, Huygens invente en effet un nouveau dispositif, « par lequel les horloges sont rendues très justes ensemble et portatives », comme il l’écrit à Jean Gallois. Les horloges pourront être construites petites et portatives, « de poche », comme il le dit lui-même. « Le secret de l’invention consiste en un ressort tourné en spirale… lequel ressort, lorsque l’on met le balancier en branle, serre et desserre alternativement ses spires… en sorte que les temps de ses réciprocations sont toujours égaux les uns aux autres ». Cf. Lettre de février 1975, Journal des Sçavants du 25 février 1675. Voir les notes 216 à 219 du vol. IV de cette édition. [VJ] , sont quelque chose de plus spirituel 191 « se dit aussi d’un esprit éclairé, et qui a de belles lumières et de belles connaissances. [...] L’invention des horloges est fort spirituelle, fort ingénieuse » (Furetière). [CNe] et de plus ingénieux que l’invention toute nue de la première montre. Je soutiendrai encore plus fortement et sans que personne ose s’y opposer, que ces premières montres n’approchaient nullement de la justesse et de la propreté de celles qui se font par les moindres de nos horlogers. Car il faut distinguer l’ouvrier de l’ouvrage, et supposé que les inventeurs eussent eu plus de génie que ceux qui ont ajouté à leurs inventions, cela n’empêche pas que les ouvrages derniers faits ne soient plus beaux et plus accomplis que les ouvrages de ceux qui ont commencé, parce que ceux-ci ne se faisaient qu’en essayant et en tâtonnant, et ceux-là avec une pleine connaissance et une longue habitude à les bien faire. C’est faute 88 d’avoir fait cette distinction que plusieurs Savants se sont élevés mal à propos contre l’Auteur du Poème de Louis le Grand , et l’ont accusé d’avoir manqué de respect envers les Anciens 192 L’allusion vise Boileau mais aussi Longepierre qui répliqua, dès 1687, au poème de Perrault par la publication du Discours sur les Anciens , Paris, Pierre Aubouin, Pierre Émery et Charles Clousier. On y trouve la déclaration suivante : « On avoue que c’est le poème de Monsieur Perrault qui a donné lieu à ce discours. Ce poème ayant été prononcé avec tant d’éclat et de pompe, à la face pour ainsi dire de toute la France, au milieu de la plus illustre Académie de l’Europe, par un membre de cette Académie, dans la plus grande et la plus célèbre de toutes les occasions, puisqu’elle était assemblée alors pour témoigner sa joie du retour de la santé de son auguste protecteur, on a cru qu’il était juste et important de laver les Anciens d’un affront si authentique et si solennel, accompagné de tant de circonstances capables d’imposer, et d’en conserver à jamais la mémoire. », La Querelle des Anciens et des Modernes, éd. A.-M. Lecoq, Paris, Gallimard, 2001, p. 280. [DR] . Il loue les Anciens, mais il ne loue pas tous leurs ouvrages et il use même d’un tel ménagement pour eux, que quand il ose, par exemple, trouver quelque chose à redire dans les Poèmes d’Homère, il ne s’en prend qu’à son siècle qui ne lui permettait pas de faire mieux et non pas à son génie qu’il traite de vaste, d’immense et d’inimitable. Ils n’ont pas compris assurément le Système qu’il établit, quoiqu’il soit très clair. Il pose pour fondement que la Nature est immuable 193 À l’exemple de son ami Desmarets, mais aussi de Fontenelle et de beaucoup d’autres Modernes, Perrault ne croit pas à la décrépitude du monde et défend au contraire la constance des lois de la nature dans leurs effets et dans le temps. La nature est inépuisable. C’est ce qu’il écrit dans Le Siècle de Louis le Grand : « À former les Esprits comme à former les corps, / La Nature en tous temps fait les mêmes efforts, / Son Être est immuable, & cette force aisée / Dont elle produit tout, ne s’est point épuisée » (p. 21 du poème). Voir aussi ce que dit l’Abbé, tome II, p. 280 (« la Nature est toujours la même en général dans toutes ses productions ») et tome III, p. 156 (« la Nature est toujours la même et […] elle ne s’est point affaiblie par la suite des temps ») et p. 167 (« la Nature étant toujours la même »). [PD] et toujours la même dans ses productions, et que comme elle donne tous les ans une certaine quantité d’excellents vins, parmi un très grand nombre de vins médiocres et de vins faibles, elle forme aussi dans tous les temps un certain nombre 89 d’excellents génies parmi la foule des esprits communs et ordinaires. Je crois que nous convenons tous de ce principe, car rien n’est plus déraisonnable, ni même plus ridicule que de s’imaginer que la Nature n’ait plus la force de produire d’aussi grands hommes que ceux des premiers siècles. Les Lions et les Tigres qui se promènent présentement dans les déserts de l’Afrique, sont constamment aussi fiers et aussi cruels que ceux du temps d’Alexandre ou d’Auguste, nos roses ont le même incarnat que celles du siècle d’or, pourquoi les hommes seraient-ils exceptés de cette règle générale ? Ainsi quand nous faisons la comparaison des Anciens et des Modernes, ce n’est point sur l’excellence de leurs talents purement naturels, qui ont été les mêmes et de la même force dans les excellents hommes de tous les temps, mais seulement sur la beauté de leurs ouvrages et sur la connaissance qu’ils 90 ont eue des Arts et des Sciences où il se trouve, selon les différents siècles , beaucoup de différence et d’inégalité. Car comme les Sciences et les Arts ne sont autre chose qu’un amas de réflexions, de règles et de préceptes 194 Charles Perrault récuse une conception systématique ou axiomatique des sciences et considère les progrès des sciences et des arts selon un unique mouvement d’accumulation. Comme son frère Claude, Charles récuse la césure entre arts (on se souvient que la distinction entre beaux-arts et techniques n’apparaît qu’au XVIIIe siècle) et sciences : ainsi, le goût ou le critère de l’élégance valent dans les deux domaines. En latin, regula, norma, praceptum sont utilisés de façon interchangeable dans le domaine du droit. Dans la langue française du XVIIe siècle, la règle traduit les termes norma ou regula et désigne l’équerre du géomètre, qu’utilise aussi l’architecte pour tracer ses dessins, ou le médecin pour distinguer les états malades et sains. Descartes utilise ce terme dans sa première œuvre Regulae ad directionem ingenii (1628-1629) pour désigner métaphoriquement la méthode à suivre pour atteindre une connaissance vraie. L’équivalence entre le terme latin norma et le mot français règle se trouve attestée par la traduction qu’effectue Claude Perrault du De Architectura de Vitruve en 1673. Les préceptes correspondent aussi bien aux recommandations de la rhétorique (par exemple, celle de Quintilien), de la morale ou de l’éducation. [SC] , l’Auteur du Poème soutient avec raison, et je le soutiens fortement avec lui, que cet amas, qui s’augmente nécessairement de jour en jour, est plus grand plus on avance dans les temps ; surtout lorsque le Ciel donne à la Terre quelque grand Monarque qui les aime, qui les protège et qui les favorise 195 Annotation en cours. .
le Président
Cela est le mieux du monde, cependant votre homme du Poème de Louis le Grand a trouvé à qui parler, et on lui a donné son fait en deux paroles.
l’Abbé
Vous avez raison de dire qu’on 91 lui a donné son fait en deux paroles, car on a dit seulement que lui et ses semblables étaient gens sans goût et sans autorité 196 Allusion à la réponse de Dacier, voir la préface de ce volume, p. V-VI, note 10. L’argument du défaut de goût est mobilisé par Boileau contre Perrault dans les Réflexions critiques sur Longin : « Mais lorsque des écrivains ont été admirés durant un fort grand nombre de siècles, et n’ont été méprisés que par quelques gens de goût bizarre, car il se trouve toujours des goûts dépravés, alors non seulement il y a de la témérité, mais il y a de la folie à vouloir douter du mérite de ces écrivains. Que si vous ne voyez point les beautés de leurs écrits, il ne faut pas conclure qu’elles n’y sont point, mais que vous êtes aveugle, et que vous n’avez point de goût. Le gros des hommes à la longue ne se trompe point sur les ouvrages d’esprit. Il n’est plus question, à l’heure qu’il est, de savoir si Homère, Platon, Cicéron, Virgile, sont des hommes merveilleux ; c’est une chose sans contestation puisque vingt siècles en sont convenus : il s’agit de savoir en quoi consiste ce merveilleux qui les a fait admirer de tant de siècles ; et il faut trouver moyen de le voir, ou renoncer aux belles lettres auxquelles vous devez croire que vous n’avez ni goût ni génie, puisque vous ne sentez point ce qu’ont senti tous les hommes. » Réflexion VII, OC, p. 524-525. [DR] . Cela est bien succinct, et ne répond guère à ce que l’on faisait espérer au public. De ces deux paroles il y en a une qui ne dit rien, ou du moins qui n’est autre chose que l’énonciation du fait dont il s’agit ; car la question est de savoir si ceux qui estiment beaucoup les Modernes et qui n’adorent pas les Anciens, ont du goût ou s’ils n’en ont pas, là-dessus, on se contente de dire que ce sont des gens sans goût, c’est redire la proposition et non pas la prouver.
le Chevalier
C’est la prouver, mais à la manière de celui qui prouvait qu’une Comédie était détestable, parce qu’elle était détestable 197 Allusion à la Critique de l’École des femmes où l’adjectif « détestable » est utilisé par les détracteurs de la comédie de Molière L’École des femmes. Par exemple, Climène à la scène 3 : « Les enfants par l’oreille m’ont paru d’un goût détestable » ; et surtout la scène 5 où le marquis soutient devant Dorante que la pièce est « détestable ; morbleu détestable du dernier détestable ; ce qu’on appelle détestable » et « la garanti[t] détestable » et conclut : « Elle est détestable, parce qu’elle est détestable ». [DR] .
l’Abbé
C’est le même raisonnement et 92 la même logique. Pour l’autre parole que ce sont gens sans autorité on ne voit pas bien ce que cela signifie, apparemment on a voulu dire que ce ne sont pas des personnes d’assez grand poids parmi les gens de lettres, ou qui aient composé des ouvrages assez considérables pour en être crus sur leur parole. Mais d’où vient-on pour s’imaginer qu’un homme, quel qu’il soit, doive aujourd’hui en être cru sur sa parole ? Il y a longtemps qu’on ne se paie plus de cette sorte d’autorité, et que la raison est la seule monnaie qui ait cours dans le commerce des Arts et des Sciences. L’autorité n’a de force présentement et n’en doit avoir que dans la Théologie et la Jurisprudence 198 L’une des références qui vient à l’esprit, sur cette question du rôle de l’Autorité, est la Préface au Traité du vide, qu’écrivit Blaise Pascal en 1651 et qu’approuve clairement l’Abbé. « Ce qui constitue le fil conducteur de cet écrit [c’est] une élucidation du rapport des Anciens aux Modernes, près de quarante ans avant le déclenchement officiel, en 1687, de la fameuse querelle des Anciens et des Moderne, dans laquelle Pascal prend ainsi position par anticipation, en expliquant qu’on peut parfaitement être « moderne » sans rejeter les anciens. » (« Pascal et l’idée de science moderne : la Préface pour un Traité du vide de 1651 », Pierre Macherey et le groupe d’études « La philosophie au sens large » ). On lit dans le texte de Pascal que l’Autorité a la principale force en théologie et aussi en jurisprudence, à l’inverse des sujets qui « tombent sous les sens ou le raisonnement » et pour lesquels, l’Autorité est inutile. [VJ] . Quand Dieu parle dans les saintes Écritures , ou par la bouche de son Église, il faut baisser la tête et se soumettre. Quand le Prince donne ses lois il faut obéir et révérer l’autorité dont elles partent, comme une por93 tion de celle de Dieu même. Partout ailleurs la Raison peut agir en souveraine et user de ses droits. Quoi donc, il nous sera défendu de porter notre jugement sur les Ouvrages d’Homère et de Virgile, de Démosthène et de Cicéron, et d’en juger comme il nous plaira parce que d’autres avant nous en ont jugé à leur fantaisie ? Rien au monde n’est plus déraisonnable.
le Président
Rien au monde n’est plus raisonnable que de s’en tenir aux choses jugées. Toute l’Antiquité a consacré des livres par son approbation ; il ne nous reste qu’à nous rendre assez habiles pour voir les beautés admirables dont ils sont remplis et qui leur ont mérité les suffrages de tous les siècles 199 Il s’agit là d’un argument typique de l’argumentation de Boileau pour lequel c’est l’antiquité de l’admiration des œuvres qui atteste leur valeur : on n’admire pas les anciens parce qu’ils sont anciens et l’on peut admirer d’une puissante conviction collective certains modernes. La question de la durée n’intervient que pour porter le « sceau » de la constance de l’admiration publique qui devient lui-même « une preuve sûre et infaillible qu’on les doit admirer. », Réflexion VII, OC, p. 526. [DR] .
l’Abbé
Et moi je suis persuadé que la liberté louable qu’on se donne 94 aujourd’hui de raisonner sur tout ce qui est du ressort de la Raison, est une des choses dont il y a plus de sujet de féliciter notre siècle. Autrefois il suffisait de citer Aristote pour fermer la bouche à quiconque aurait osé soutenir une proposition contraire aux sentiments de ce Philosophe 200 Un enjeu essentiel de la querelle des Anciens et des Modernes consiste à récuser l’argument d’autorité au nom d’un nouveau critère de vérité. De fait, Aristote, ou plutôt l’aristotélisme, a valu comme autorité principale à l’université – car, en réalité, le problème principal des modernes n’est pas tant Aristote que l’aristotélisme (Charles Bernard Schmitt, Aristote et la Renaissance, Paris, PUF, [1983] 1992). La critique de l’argument d’autorité renvoie en outre à une tension entre deux institutions du savoir : l’université et l’académie. Depuis le Moyen Âge, l’université se construit comme gardienne d’une tradition et interprète légitime des textes canoniques : le curriculum se construit autour de lectiones (lecture des textes faisant autorité divisée en plusieurs puncta ou parties), quaestiones (commentaires ou exégèses), disputationes (discussions contradictoires) et quodlibet (exercice d’entraînement à l’argumentation logique). En revanche, les académies italiennes depuis le Quattrocento, puis les académies européennes au XVIIe siècle proposent de prendre comme source de savoir la nature à travers l’observation et l’expérience. Lorsqu’elles lisent Aristote en séance, comme c’est le cas de l’Académie royale des sciences, c’est pour le confronter à l’expérience et l’observation. (Histoire de l’Académie, 1733, t. 1, p. 51 ; Histoire de l’Académie, 1733, t. 3, Préface xj-xiv, xxi, p. 60). [SC] . Présentement on écoute ce Philosophe comme un autre habile homme, et sa voix n’a de crédit qu’autant qu’il y a de raison dans ce qu’il avance. On croyait encore autrefois que pour bien savoir la Physique il n’était point nécessaire d’étudier la Nature ni sa manière d’opérer, que les expériences étaient choses frivoles et qu’il suffisait de bien entendre Aristote et ses Interprètes 201 L’interpretatio recouvre au départ un vaste champ sémantique : clarifier un message, traduire (le terme de traductio étant postérieur), expliquer des signes (gestes, visions, songes, événements bibliques) ou des systèmes normatifs (par exemple, en droit). Globalement il s’agit d’aider le lecteur à comprendre un texte, des signes ou un système, non seulement d’un point de vue linguistique, mais aussi doctrinal. Durant l’aristotélisme médiéval, les interpretes désignent les traducteurs, qui se distinguent des commentateurs (commentatores ou expositores). À partir de la Renaissance, l’interpretatio se restreint à la seule modalité de réception de la pensée antique en articulant désormais l’édition, la traduction et l’exposition doctrinale, et en s’élargissant à l’ensemble du corpus antique. La règle principale de l’interprétation veut que chaque auteur soit le meilleur interprète de lui-même. Par conséquent, il s’agit essentiellement de confronter des parties de l’œuvre de façon interne, et non de les confronter à l’expérience ou aux découvertes plus récentes. On voit comment s’opposent ici deux régimes d’interprétation, l’un philologique, l’autre inductif. Ainsi, à la dernière page de la sixième partie du Discours de la Méthode, Descartes oppose ceux qui cherchent la vérité dans les livres et ceux qui la cherchent dans la nature : « […] j’espère que ceux qui ne se servent que de leur raison naturelle toute pure jugeront mieux de mes opinions que ceux qui ne croient qu’aux livres anciens. » Claude Perrault formule la même distinction : « C’est ce qui faisoit qu’autrefois les sçavants n’avoient pour but dans leurs études que la recherche des opinions des Anciens, se faisant beaucoup plus d’honneur d’avoir trouvé le vray sens du texte d’Aristote que d’avoir découvert la vérité de la chose, dont il s’agit dans ce texte. » (Cl. Perrault, Ordonnance des cinq espèces de colonnes selon la méthode des anciens, Paris, J. B. Coignard, 1683, p. xviii) [SC] ; que la Médecine ne s’apprenait point à voir des malades, à faire des dissections, à examiner les causes et les effets des maladies, ni les vertus et les propriétés des remèdes, mais seulement à lire et à bien apprendre par cœur 95 les plus beaux endroits d’Hippocrate et de Galien 202 S’il ne conteste jamais l’autorité séculaire d’Hippocrate et de Galien eux-mêmes, Perrault critique en revanche leurs successeurs qui ont oublié que le corpus hippocratique recommande de pratiquer la médecine au chevet du malade et que l’œuvre galénique s’appuie sur la dissection, certes principalement animale, et sur une approche expérimentale. [PD] , que pour être habile Astronome, c’était assez de savoir bien son Ptolémée, sans qu’il fût besoin d’observer les Astres 203 Après Aristote, Ptolémée est l’autre grande figure de l’astronomie antique qui défend un géocentrisme régnant en maître jusqu’à ce que Copernic, en 1543, lui substitue l’héliocentrisme, confirmé par la suite par Galilée. [PD] , en un mot que ce n’était point les Sciences qu’il fallait étudier en elles-mêmes, mais seulement les Auteurs qui en avaient écrit 204 Perrault souligne en creux le passage – très progressif néanmoins – au XVIIe siècle d’une science essentiellement livresque héritée des Anciens à une science expérimentale et quantitative qui s’est donné les moyens techniques (invention d’appareils et instruments divers) et méthodologiques (observations, expériences, mesures, etc.) de ne plus avoir de compte à leur rendre. À l’inverse nombreux sont les partisans des Anciens à estimer que tout a déjà été découvert. Pour le médecin et écrivain anglais Thomas Browne (1605-1682), formé à Montpellier, Padoue et Leyde, il est désormais trop tard pour être ambitieux (’Tis too late to be ambitious) : « Le nombre des morts excède de beaucoup tous ceux qui devront vivre. La nuit du temps surpasse de loin le jour, et qui sait où placer l’Equinoxe ?», écrit-il ainsi en 1658. Notre heure est passée. On voit ici de nouveau le rôle majeur joué par l’histoire des sciences dans l’argumentation des Modernes pour contester l’autorité des Anciens (lesquels, nous le verrons, puisant aux mêmes sources que leurs adversaires, en tirent au contraire des arguments propres à conforter la supériorité de leurs hérauts). [PD] . Je n’aurais pas de peine à vous citer plusieurs grands personnages du temps passé qui ont assuré formellement, qu’il était inutile de consulter la Nature, soit pour la Physique, soit pour la Médecine, qu’elle avait révélé tous ses secrets au savant Aristote et au divin Hippocrate, et que toute notre étude se devait renfermer à puiser dans les écrits de ces grands hommes, les vérités que nous cherchons. Ils croyaient que le temps de trouver, d’imaginer et de penser quelque chose de nouveau, ou d’une manière qui fût nouvelle, était passé, que ç’avait été un privilège accordé seulement 96 à ces grands génies, et qu’il ne nous restait plus pour notre partage, que la gloire de pénétrer dans leurs pensées et de nous enrichir des précieux trésors dont la Nature leur avait été si libérale. Mais les choses ont bien changé de face. L’orgueilleux désir de paraître Savant par des citations a fait place au désir sage de l’être en effet par la connaissance immédiate des ouvrages de la Nature. On a étudié la Nature même pour la connaître, et comme si elle eût été bien aise qu’on fût revenu à elle après l’avoir quittée et négligée si longtemps pour écouter ceux qui en parlaient sans l’avoir bien connue. Il n’est pas croyable quel plaisir elle a pris à se communiquer à ceux qui l’ont recherchée et qui lui ont donné tous leurs soins, elle leur a ouvert mille trésors et révélé un nombre infini de mystères qu’elle avait tenus cachés aux plus sages des Anciens. Il ne faut que lire les Journaux de France 97 et d’Angleterre 205 C’est au XVIIe siècle que commencent à être publiés les premiers périodiques scientifiques : Journal des savants, Nouvelles de la République des lettres, Philosophical Transactions, Mercure galant, Mémoires de Trévoux, etc. (voir aussi tome II, note 593) [PD] Le premier numéro du Journal des sçavans paraît à Paris, le 5 janvier 1665, The Philosophical Transactions of the Royal Society sort des presses londoniennes la même année. Fondé par Donneau de Vizé, le Mercure galant est publié à Paris, de 1672 à 1724, avant de changer de titre et de devenir le Mercure de France de 1724 à 1823. La revue des Nouvelles de la République des Lettres est créée en mars 1684 par Pierre Bayle et paraît à Amsterdam. Édités par les jésuites, les Mémoires pour l’histoire des Sciences et des Beaux-arts, encore appelés Journal de Trévoux ou Mémoires de Trévoux, paraissent à Trévoux entre 1701 et 1775. (Voir t. II, p. 297, note 593.) [BR] et jeter les yeux sur les ouvrages des Académies de ces deux grands Royaumes 206 Ces académies sont la Royal Society de Londres, fondée en 1660, et l’Académie royale des sciences de Paris, fondée par Colbert en 1666. Cette dernière, sous l’impulsion du médecin et architecte Claude Perrault, frère aîné de Charles, engage dès l’année suivante un programme de publications de prestige, dont, par exemple, les somptueux Mémoires pour servir à l’histoire naturelle des animaux (1671 et 1676) de Cl. Perrault. [PD] pour être convaincu que depuis vingt ou trente ans, il s’est fait plus de découvertes dans la science des choses naturelles, que dans toute l’étendue de la savante Antiquité 207 Cette affirmation très générale serait difficile à justifier. [PD] . Je ne suis pas surpris que de vieilles gens hors d’âge à recevoir de nouvelles idées, persistent dans leurs anciennes préventions, et aiment mieux s’en tenir à ce qu’ils ont lu dans Aristote, qu’à ce qu’on veut leur faire comprendre sur leurs vieux jours. Je ne m’étonne pas non plus que la plupart des Maîtres ès Arts tiennent de toute leur force pour les Anciens qui les font vivre. Mais je ne puis comprendre comment des hommes qui ne sont point encore dans un âge trop avancé, et à qui il ne revient rien de cette prévention, ne veuillent pas ouvrir les yeux sur des vérités incontestables ; que les uns nient encore la circu98 lation du sang dans les Animaux et celle de la sève dans les Plantes 208 Alors qu’il était admis depuis Galien (IIe siècle de notre ère) que le sang se distribuait dans l’organisme à partir du cœur par les artères et du foie par les veines, et se dissipait une fois arrivé en périphérie, le médecin anglais William Harvey (1578-1657) démontre en 1628, à partir d’expériences et d’arguments quantitatifs, que si le sang part bien du cœur par les artères, il y revient par les veines, en d’autres termes qu’il circule dans l’organisme, découverte confortée par les travaux de Descartes. Pour les contemporains, Harvey incarne par excellence la figure du savant moderne. De son côté la circulation de la sève dans les plantes est défendue en 1667 presque simultanément par Claude Perrault, frère aîné de Charles, et par Edme Mariotte, l’un et l’autre membres de l’Académie royale des sciences. Ces deux premiers exemples puisés par Perrault dans la physiologie animale et végétale de son temps illustrent à la fois le poids des sciences dans l’argumentation des deux camps et la primauté des sciences du vivant sur celles de la matière ou les Mathématiques. [PD] ; que les autres se rangent encore du côté de Ptolémée contre Galilée et Copernic 209 Voir ci-dessus note 138. [PD] ; et tout cela de peur d’avouer qu’on en sait plus que n’en savaient les Anciens. N’est-ce pas préférer les vêtements tout usés de ses ancêtres à des habits tout neufs beaucoup mieux faits et mille fois plus magnifiques, ou si vous me permettez de le prendre d’un ton plus haut, aimer mieux regretter les oignons d’Égypte, que de se nourrir de la Manne nouvellement tombée du Ciel 210 L’expression fait référence à un passage du chapitre 16 du livre de l’Exode qui raconte comment les Hébreux, libérés du joug d’Égypte, lors de la traversée du désert, murmurèrent contre la perte de leur nourriture ancienne avant de recevoir les ressources miraculeusement offertes par Dieu. Furetière, article « Manne » : « en termes de l’Écriture, est une viande miraculeuse que Dieu fit tomber du Ciel pour nourrir son peuple Hébreu dans le désert pendant 40 ans. La manne était faite en façon de coriandre. Les Israëlites murmurèrent contre la manne, et en eurent du dégoût. La manne est une des figures de l’Eucharistie. ». Voir le livre des Nombres, 11-5 : « Nous nous souvenons des poissons que nous mangions en Égypte, presque pour rien ; les concombres, les melons, les poireaux, les oignons et l’ail nous reviennent dans l’esprit. » (trad. Lemaître de Sacy). [DR] . Pour moi, je vous avoue que je m’estime heureux de connaître le bonheur dont nous jouissons, et que je me fais un très grand plaisir de jeter les yeux sur tous les siècles précédents, où je vois la naissance et le progrès de toutes choses, mais où je ne vois rien qui n’ait reçu un nouvel accroissement et un nouveau lustre dans le temps où nous sommes. Je me réjouis de voir 99 notre siècle parvenu en quelque sorte au sommet de la perfection. Et comme depuis quelques années le progrès marche d’un pas beaucoup plus lent, et paraît presque imperceptible, de même que les jours semblent ne croître plus lorsqu’ils approchent du solstice, j’ai encore la joie de penser que vraisemblablement nous n’avons pas beaucoup de choses à envier à ceux qui viendront après nous 211 Perrault tombe ici dans une illusion assez répandue dans son siècle qui veut que presque plus rien ne reste à découvrir. [PD] .
le Président
Vous vous trompez beaucoup dans votre calcul, si vous croyez qu’il n’y ait que les vieilles gens et les Maîtres ès Arts qui soient d’un sentiment contraire au vôtre.
l’Abbé
Je sais qu’il y a encore une infinité de gens qui se déclarent pour les Anciens contre les Modernes. Les uns suivent en cela l’impression qu’ils ont reçue de leurs Régents et demeurent Écoliers jusqu’à la mort 100 sans s’en apercevoir 212 Écolier :« Qui va à l’école, au Collège, ou qui apprend quelque chose sous un Maître. […] On dit d’un homme peu avancé dans une profession que Ce n’est qu’un escolier, qu’il est encore escolier » (Académie, 1694). Furetière précise également « On le dit pareillement de ceux qui font leurs exercices ». Perrault fait des admirateurs des anciens d’éternels écoliers, incapables de sortir d’une logique d’exercices imposés par leurs maîtres, donc incapables d’exercer un jugement critique. [CBP] . Les autres conservent un amour pour les Auteurs qu’ils ont lus étant jeunes, comme pour les lieux où ils ont passé les premières années de leur vie ; parce que ces lieux et ces Auteurs leur remettent dans l’esprit les idées agréables de leur jeunesse ; quelques-uns ayant ouï dire qu’on aime les Ouvrages des Anciens à proportion de l’esprit et du goût que l’on a 213 Perrault reprend et retourne un argument récurrent des Anciens (Boileau, Longepierre notamment) accusant les Modernes de n’avoir ni savoir ni goût. Malicieusement, il suggère que pour avoir l’air d’avoir du goût il suffit de dire que l’on est « charmé » des ouvrages des anciens. [CBP] , se tuent de dire qu’ils sont charmés de leurs Ouvrages. Plusieurs tâchent de mettre par là à plus haut prix l’avantage qu’ils prétendent avoir d’entendre parfaitement ces excellents Auteurs, où ils s’imaginent puiser les bonnes choses dans leur vraie source, et les voir dans le centre de la lumière pendant que le reste des hommes est dans la fange et dans l’obscurité. D’autres enfin plus politiques encore ayant considéré qu’il est nécessaire de louer quelque chose en ce monde, pour n’être pas accusés 101 de n’estimer qu’eux-mêmes et leurs ouvrages, donnent toute sorte de louanges aux Anciens pour se dispenser d’en donner aux Modernes.
le Chevalier
La raison en est toute prête,
En mérite, en esprit, en bonnes qualités,
On souffre mieux cent morts au-dessus de sa tête
Qu’un seul vivant à ses côtés
214
Le dernier argument de l’Abbé met en cause l’amour-propre des Anciens qui préfèrent louer les auteurs anciens plutôt que de reconnaître les mérites d’un auteur contemporain. Ce que résume et explicite plaisamment le quatrain du Chevalier, avec l’image des « cent morts au-dessus de sa tête ». Marivaux reprendra l’argument, sur le mode de la feinte surprise : « Quoi ! Nous aurons parmi nous des hommes qu’il serait raisonnable d’honorer autant et plus que d’anciens Grecs ou d’anciens Romains ? » (Le Miroir, dans Journaux et œuvres diverses, éd. F. Deloffre et M. Gilot, Paris, Garnier, 1988, p. 542). [CBP]
.
l’Abbé
Vous avez mis le doigt dessus, et c’est ce qui m’irrite, car je ne doute point que beaucoup de ceux qui témoignent estimer tant les Anciens ne s’estiment encore plus eux-mêmes.
le Chevalier
Il n’est rien de plus vrai je me suis donné le plaisir plus d’une fois de m’en assurer par moi-même. Vos Comédies, disais-je, à l’un 215 Le Chevalier pense peut-être à Molière. [CBP] , valent mieux que toutes celles de l’Anti102 quité. Vos Épigrammes, disais-je, à l’autre 216 Boileau ? François Maynard était aussi réputé pour ses vers satiriques, mais il est mort en 1646. [CBP] me semblent plus vives et plus piquantes que celles de Martial et de Catulle 217 Boileau associe lui-même ces deux auteurs dans la défense de la critique des auteurs telle qu’il la pratique, à la faveur du Discours sur la satire publié en 1668. Il y évoque l’animosité de ses « censeurs » animant la querelle qui a suivi la publication du premier recueil des Satires en 1666 : « Pour peu qu’on les presse, ils chasseront de la République des lettres tous les Poètes satiriques, comme autant de perturbateurs du repos public. Mais que diront-ils de Virgile, le sage, le discret Virgile, qui dans une Églogue, où il n’est pas question de Satire, tourne d’un seul vers deux Poètes de son temps en ridicule ? […] En un mot, qu’ordonneront mes Censeurs de Catulle, de Martial, et de tous les Poètes de l’antiquité, qui n’en ont pas usé avec plus de discrétion que Virgile ? »(OC, p. 60). Boileau se vante d’avoir usé de cette énergie de l’épigramme contre Perrault lui-même « Zoïle moderne », dans l’Avertissement qui ouvre l’édition des Œuvres diverses de 1694 ; il écrit notamment : « On ne peut rien voir de plus poli ni de plus élégant que ces quatre Épigrammes ; et il semble que Catulle y soit ressuscité pour venger Catulle. » (OC, p. 859). [DR] . Qu’on nous vante tant que l’on voudra, disais-je encore à un autre 218 Perrault se moque sans doute de Boileau auquel il tend le piège de la flatterie en effet dans la lettre qu’il lui adresse à la fin du tome III du Parallèle. [DR] , Juvénal et Horace 219 Les deux auteurs sont les représentants majeurs de la satire humaniste. Voir sur ce point P. Debailly, La Muse indignée, t. I, Paris, Garnier, 2012. [DR] , ce que vous composez a un sel, une force et un agrément qu’on ne trouve point dans leurs ouvrages. Vous vous moquez, me répondait-on. Je ne me moque point, répliquais-je, il y a dans vos écrits une facilité, une correction et une justesse que les Anciens n’ont jamais attrapées. Je vous avoue, me disait-on, que j’y ai pris de la peine et que cela m’a coûté. Là-dessus, je poussais ma pointe et à la troisième batterie 220 Furetière : « Querelle, action de ceux qui se battent. Il se dit seulement de ceux qui se battent à coups de poing, de bâton, ou tumultuairement, et non point des combats réglés. » Outre les significations militaires, Furetière ajoute parmi les sens possibles : « se dit figurément des contestations qui se font dans les élections, ou dans les jugements, pour lesquels on fait des brigues, des sollicitations, des importunités. » [DR] de mes louanges, on ne manquait point de se rendre et de m’en donner plus que je n’en demandais.
le Président
À votre compte, ce sera désormais une honte à un galant homme d’avoir 103 quelque estime pour les Anciens.
l’Abbé
Je ne dis pas cela, j’estime autant que personne les Anciens et leurs Ouvrages ; mais je ne les adore pas, et je ne suis point persuadé qu’on ne fasse plus rien qui en approche. Le mépris qu’on aurait pour leurs ouvrages serait injuste, il y en a de très excellents et qu’on ne peut pas ne point admirer sans être stupide ou insensible. Ce mépris serait encore d’une conséquence très périlleuse pour la Jeunesse à qui on ne saurait imprimer trop de respect pour les Auteurs qu’on leur enseigne, mais je voudrais qu’on gardât quelque modération dans les éloges qu’on leur donne et qu’on eût un peu moins de mépris pour les Modernes. À l’égard des jeunes gens qui étudient, je souhaiterais qu’après les avoir élevés jusqu’aux dernières Classes, dans une profonde vénération pour les An104 ciens, on commençât lorsque leur jugement serait formé, à leur en faire voir et le fort et le faible, et qu’on leur insinuât qu’il n’est pas impossible, non seulement de les égaler, mais d’aller quelquefois au-delà en évitant les mauvais pas où ils sont tombés, car s’il est dangereux de donner de la présomption aux jeunes gens, il est plus dangereux encore de leur abattre le courage, en leur disant qu’ils n’approcheront jamais des Anciens, et que ce qu’ils feront de plus beau sera toujours au-dessous de ce qu’il y a de plus médiocre dans les ouvrages de ces grands hommes 221 Après avoir évoqué le rôle des Régents de collège qui, par leur admiration inconditionnelle des anciens, transforment leurs élèves en éternels écoliers condamnés à l’admiration, l’Abbé aborde ici un autre « danger », celui de leur « abattre le courage ». L’admiration sans réserve des anciens pourrait tout simplement brimer les vocations d’écrivains. [CBP] . Quoi qu’il en soit je crois avoir fait voir que cette grande préférence qu’on donne aux Anciens sur les Modernes n’est autre chose que l’effet d’une aveugle et injuste prévention, nous descendrons quand vous voudrez dans le détail et j’espère faire voir qu’il n’y a aucun Art ni aucune Science où même les Anciens aient excellé que les Moder105 nes n’aient portés à un plus haut point de perfection. C’est un problème que je m’offre de soutenir quand il vous plaira 222 « question ou proposition qui ne paraît ni vraie ni fausse, qui est probable de deux côtés, qu’on peut soutenir également de part et d’autre » (Furetière). [CNe] .
le Président
J’accepte cette offre très volontiers, quoique je sois convaincu du contraire, car l’examen de ce problème ne peut être que très divertissant et très utile ; ainsi quand...
le Chevalier
Nous voici dans la grande avenue de Versailles 223 Les abords du château formaient une patte d’oie. L’actuelle avenue de Saint-Cloud s’était d’abord appelée rue de Paris entre 1665 et 1682. Elle était jusqu’en 1680 la principale voie d’accès depuis Paris. L’allée centrale, dite « avenue de Porchefontaine » en 1665, puis « grande avenue » prit le nom d’« avenue de Paris » en 1682 après l’achèvement de la route de Sèvres et de son pont. Elle devint l’avenue principale après l’installation de la cour et du gouvernement à Versailles en 1682. Enfin, la dernière avenue s’est préalablement appelée « avenue des Bois » en 1665 qu’on nommait aussi « avenue du costé du village » (1672) puis, à partir de 1696, « avenue du Parc aux Cerfs » et, enfin, « avenue de Sceaux » en 1710, nom qu’elle a toujours aujourd’hui. Dès la fin des années 1660, ces avenues avaient été replantées avec des arbres en double rangées. [MdV] . Il faut avouer que l’abord de ce Château est agréable et que l’or de ces combles qui brille de tous côtés a quelque chose de bien riant 224 L’idée de « doré » est reprise dans plusieurs descriptions de Versailles, tout comme l’association de Louis XIV au Soleil et à Apollon. Chaque rédacteur (Félibien et Morellet notamment) prend bien soin de développer cette analogie, ce qui suppose sans doute de justifier les grilles et les combles dorés. Les toitures dorées peuvent néanmoins être moquées et sont mentionnées dans certains récits de voyageurs étrangers. Voir notamment John Clenche, « Regard critique sur le château de Versailles […] », dans la base du Centre de recherche du château de Versailles. [MdV] .
l’Abbé
Quelque agréable que soit cette façade que nous voyons, celle qui regarde les jardins est d’une beauté toute autrement noble et magnifique 225 Lors de la construction de l’enveloppe de Louis Le Vau en 1669-1670, le parti fut pris de ne pas reprendre la façade en briques et pierre que l’on avait sur la façade côté cour et qui datait du règne de Louis XIII. L’architecte avait favorisé la pierre blanche et le style baroque italien, plus à la mode. L’agrandissement et l’aménagement du château a donné lieu à plusieurs interprétations quant au choix fait par Louis XIV de conserver le relais de chasse de son père. Perrault a lui-même rappelé dans une longue note à propos de l’enveloppe de Le Vau : « Louis XIV ayant fait quelques promenades agréables à Versailles vint à l’aimer, le fit embellir de peintures pour le rendre plus agréable et luy donner toute la perfection qu’il pouvoit avoir. […] À peine fut-il achevé et M. Colbert se fut-il réjouy de voir une maison royale achevée, où il ne seroit plus besoin d’aller que deux ou trois fois l’an pour y faire les réparations qu’il conviendroit, que le Roy prit la résolution de l’augmenter de plusieurs bastimens pour y pouvoir loger commodément, avec son Conseil, pendant un séjour de quelques jours. On commença par quelques bastimens qui, estant à moitié, ne plurent pas et furent aussytost abattus. On construisit ensuite les trois grands corps de logis qui entourent le petit chasteau et qui ont leur face tournée sur les jardins. Quand ces trois corps de logis, qui sont du dessin de M. Le Vau, furent faits, comme ils sont beaux et magnifiques, on trouva que le petit chasteau n’avoit aucune proportion ni aucune convenance avec ce nouvel édifice. On proposa au Roy d’abattre ce petit chasteau et de faire en la place des bastimens qui fussent de la mesme nature et de la mesme symétrie que ceux qui venoient d’estre bastis… Mais le Roy n’y voulut point consentir. On eut beau luy représenter qu’une grande partie menaçoit ruine, il fit rebastir ce qui avoit besoin d’estre rebasty, et se doutant qu’on luy faisoit ce petit chasteau plus caduc qu’il n’estoit pour le faire résoudre à l’abattre, il dit, avec un peu d’émotion, qu’on pouvoit l’abattre tout entier, mais qu’il le feroit rebastir tel qu’il estoit, et sans y rien changer.», citée dans Jean-Baptiste Colbert, Lettres, instructions et mémoires, éd. Pierre Clément, Paris, Imprimerie impériale puis nationale, 1861-1882, 10 vol., t. V, p. 266. [MdV] . 106
le Président
Cela est dans les règles de toute bonne composition, où il faut que les choses aillent toujours en augmentant et en enchérissant les unes sur les autres 226 L’idée d’une magnificence croissante entre les façades extérieures et intérieures ne fait pas consensus dans la théorie architecturale. En revanche, le projet de M. Le Vau pour le Louvre, examiné à la demande Colbert en 1664, avait été critiqué pour ces raisons ; une entrée et un vestibule en marbre ne pouvaient précéder une cour en pierre. [MCLB] .
l’Abbé
Versailles est fort régulier en ce point, non seulement les bâtiments se surpassent en beauté à mesure qu’on les découvre, mais ces mêmes bâtiments, quelque beaux et superbes qu’ils soient, le cèdent ensuite aux merveilles incroyables des jardins, à qui rien n’est comparable dans le reste du monde 227 André Le Nôtre porta à l’extrême, dans le parc de Versailles, son art de « paysagiste » et joua avec la perspective est-ouest qui allait de la cour vers les jardins ou encore avec celle nord-sud qui courait parallèlement le long des façades sur jardins. Ce jeu des perspectives, possible grâce à des nivellements de terres et des calculs Mathématiques précis, a donné naissance aux jardins dits « à la française ». Ceux-ci jouaient non seulement sur les points de vue, mais aussi sur la transparence notamment grâce aux miroirs d’eau et les effets de surprise avec les bosquets dissimulés dans le parc et que l’on découvrait au dernier moment. Par ailleurs, le système hydraulique mis en place grâce aux adductions d’eau était extrêmement performant et permettait des jets de fontaine à une dizaine de mètres, ce qui représentait un véritable exploit technique dans une zone où l’eau n’était pas présente naturellement. Malgré le peu de crédit qu’il accordait au site de Versailles, le duc de Saint-Simon reconnaissait à Louis XIV qu’« il se plut à tyranniser la nature, à la dompter à force d’art et de trésors » (Louis de Rouvroy, duc de Saint-Simon, Mémoires, éd. Yves Coirault, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1983-1988, 8 vol., t. V, p. 532). [MdV] .
le Chevalier
Cela est très vrai, mais je serais d’avis de nous munir de quelque rafraîchissement 228 Furetière : « Rafraîchissement : Ce qui rend plus frais, qui rafraîchit. […] signifie figurément, Repose, nourriture, qui sert à reprendre de nouvelles forces. […]. On le dit aussi de certains petits présents de fruits, de confitures, de liqueurs, pour rafraîchir la bouche, qu’on envoie pour régaler des gens de mérite qui sont nouvellement arrivés ». [DR] avant que de nous embarquer dans notre longue et laborieuse entreprise. Je crois que 107 l’avis n’est pas à mépriser, et que l’amateur zélé des Anciens n’en demeurera pas moins d’accord que le juste défendeur des Modernes.
108
ÉPIGRAMME
DE MARTIAL,
dont la
Traduction
est au commencement du précédent
Dialogue
.
Esse quid hoc dicam, vivis quod fama negatur
Et sua, quod rarus tempora Lector amat ?
Hi sunt invidiæ nimirum, Regule, mores,
Semper ut antiquos præferat illa novis.
Sic veterem, ingrati Pompeii quærimus umbram
Sic laudant, Catuli vilia templa, senes.
Ennius est lectus salvo tibi, Roma, Marone,
Et sua riserunt sæcula Mœonidem.
Rara coronato plausere Theatra Menandro :
Norat Nasonem sola Corinna suum.
Vos tamen, ô nostri ne festinate libelli,
Si post fata venit gloria, non propero.
109
PARALLÈLE DES ANCIENS ET DES MODERNES EN CE QUI REGARDE L’ARCHITECTURE, LA SCULPTURE ET LA PEINTURE.
SECOND DIALOGUE
228
L'annotation du deuxième dialogue est coordonnée par Marianne Cojannot-Le Blanc.
l’Abbé
J’avoue que je ne comprends point comment des gens d’esprit se donnent tant de peine pour savoir exactement de quelle manière le Palais d’Auguste était construit 229 La référence antique sur laquelle Perrault bâtit son argumentation est difficile à identifier. Si les fouilles archéologiques qui ont mis au jour la maison d’Auguste sur le Palatin sont très largement postérieures, il connaissait sans nul doute les sources littéraires qui l’évoquaient, en particulier Suétone. Celui-ci insiste toutefois sur la modération de l’empereur, dont la maison, précisément, n’était pas un palais : « elle n'était ni spacieuse ni ornée ; les galeries en étaient étroites et de pierre commune : ni marbre ni marqueterie dans les appartements. », « Auguste », Vie des douze Césars, LXXII, traduction de T. Baudement, 1845. Auguste était malgré tout, dans la France du XVIIe siècle, un modèle de magnificence princière (voir infra, note 23). Sa mention ici, même approximative, souligne l’importance du modèle impérial pour Louis XIV. [MCLB] , en quoi consistait la beauté des jardins de Lucullus 230 Lucullus (Ier siècle av. J.-C.) était un amateur de jardins spectaculaires avec jeux d'eaux, qu’il avait fait construire à Rome, à Tusculum et dans la baie de Naples. Les fontaines mises au jour par les fouilles archéologiques à Rome, sur les flancs de la colline du Pincio, n’étaient pas connues au temps de Perrault, mais les jardins de la villa du cap Misène sont décrits par Pline l'Ancien (IX, 171) et Plutarque (Vie de Lucullus, 39). [MCLB] , et quelle était la magnificence de ceux de Sémiramis 231 Jardins de Sémiramis, probablement confondus avec les jardins suspendus de Babylone, l’une des Sept Merveilles du monde antique, figurant en 1665 à l’arrière-plan du tableau de Charles Le Brun pour Louis XIV, Le Triomphe d’Alexandre ou L’Entrée d’Alexandre à Babylone (Paris, musée du Louvre). En 1676, à partir d’un dessin de Charles Le Brun conservé à l’Albertina de Vienne (inv. 11684), René-Antoine Houasse exécuta dans l’une des voussures du salon de Vénus au château de Versailles une peinture tantôt désignée par le titre Nabuchodonosor et Sémiramis devant les jardins de Babylone, tantôt intitulée Nabuchodonosor et Amytis devant les jardins de Babylone (N. Milovanovic, Les Grands Appartements de Versailles sous Louis XIV. Catalogue des décors peints, Paris, Réunion des musées nationaux, [Versailles], Château de Versailles, 2005, p. 98). Perrault atteste dans ce passage la présence de la figure de Sémiramis dans l’imaginaire de Versailles : ses qualités de reine bâtisseuse et les faits qu’on lui attribue (la fondation de Babylone, l’édification d’imposants remparts, le détournement de l’Euphrate, voire les jardins selon Strabon), conviennent aux besoins de célébration de Louis XIV et du colossal chantier de Versailles, supposant d’importants travaux de drainage, de conduite d’eaux et de terrassements. Perrault, acteur direct des iconographies versaillaises par son rôle au sein de la Petite Académie, paraît ici témoigner de pratiques assumées consistant à mêler plusieurs sources anciennes et personnages historiques, même s’ils ne furent pas contemporains (voir supra, note 14 à propos de Frascati et Tivoli), dans une approche condensée de l’histoire à des fins apologétiques. Sous cet angle peut prendre sens l’association de Sémiramis et de Nabuchodonosor, qui aurait voulu par ses jardins satisfaire son épouse, en lui rappelant ses terres natales de Médie, montagneuses et boisées, car elle permet de célébrer Louis XIV à la fois en bâtisseur et en amoureux, ce dernier aspect justifiant la présence de ce sujet dans le salon de Vénus . [MCLB] ; et que ces mêmes gens d’esprit n’aient presque pas de curiosité pour Versailles.
110le Président
Je vois bien que ce reproche tombe sur moi. Mais les affaires que j’ai trouvées en arrivant de la Province m’ont empêché d’avoir plus tôt le plaisir que je me donne aujourd’hui.
l’Abbé
Point du tout, Versailles n’est ni ancien ni éloigné, pourquoi se presser de le voir ? Puisque vous êtes donc un étranger en ce pays-ci et qu’il y a vingt-deux ans que vous n’y êtes venu 232 Voir les notes 3, 10 du premier dialogue. [MdV] , je vais faire le métier du Concierge et vous dire le nom et l'usage de chaque pièce que nous verrons 233 Perrault suit ici le modèle des Amours de Psyché et Cupidon (La Fontaine, 1669) et de La Promenade de Saint-Cloud (Gabriel Guéret, 1669). La description des jardins fait aussi penser à La Promenade de Versailles de Mlle de Scudéry (1669) [CNe]. Consulter une vue perspective du château de Versailles . . Cette première cour est fort vaste 234 Passée la grille d’honneur après la place d’Armes, on entre dans l’avant-cour , appelée aujourd’hui cour des Ministres. Cet espace n’appartenait pas stricto sensu à la résidence royale, laquelle ne commençait qu’avec la grille royale . [MdV] , comme vous voyez, cependant tous les bâtiments qui sont aux deux côtés, ne sont que pour les quatre Secrétaires d’État 235 Sur des plans de Louis Le Vau, les quatre pavillons des secrétaires d’État furent bâtis à partir de 1670 et achevés en 1671. Les deux pavillons au sud et les deux pavillons au nord furent reliés entre eux à partir de 1678 pour agrandir les services ministériels et offrir de nouveaux logements aux commensaux. [MdV] . La seconde cour où nous allons entrer et que sépare cette grille dorée, dont le dessin et l’exécution méri111 tent qu’on la regarde n’est pas si grande 236 La « grille dorée » , restituée en 2008, marquait la véritable entrée au château et se nommait le « Louvre », ce terme désignant par extension tout palais dans lequel résidait le souverain. Elle donnait accès à la cour royale où seuls étaient admis en carrosse le roi et sa famille mais aussi celles et ceux auxquels le monarque avait accordé les « honneurs du Louvre » (famille royale, princes et princesses du sang, princes et princesses étrangers, etc.) . [MdV] , mais ces deux portiques de colonnes Doriques, l’Architecture du même ordre qui règne partout et la richesse des toits dorés la rendent beaucoup plus belle 237 Perrault développe à plusieurs reprises l’idée, banale, d’une magnificence croissante des espaces de Versailles. Du côté des différentes cours, celle-ci se matérialise par l’emploi de l’or et d’une architecture ordonnancée uniquement pour la résidence royale, autrement dit à partir de la grille royale . Les « portiques de colonnes doriques » correspondent au petit ordre de colonnes ajoutées par Le Vau au devant des façades ; « l’architecture du même ordre » renvoie aux pilastres colossaux doriques repris de l’ordonnance de Philibert Le Roy sur le petit château de Louis XIII. Par là, Perrault tend à homogénéiser l’architecture de la cour royale , alors que celle-ci est profondément hétérogène, et même hétérodoxe (deux ordres de tailles différentes ; les proportions et le décor de l’ordre dorique ne sont pas respectés etc.) . [MCLB] . Là sont les Officiers principaux que leurs charges et la nature de leurs emplois obligent d’être plus proches de la personne du Roi 238 N’étaient logés à Versailles que les membres de la famille royale et les domestiques qui les servaient. Le terme de « domestiques » doit s’entendre dans une acception large puisque les commensaux au service de la famille royale regroupaient aussi bien les marmitons que les ducs et pairs en charge de donner la chemise au souverain lors du cérémonial du lever le matin. Seuls les principaux domestiques, dont le cérémonial et l’étiquette exigeaient la proximité avec le souverain, étaient logés dans le corps même du château, i.e. le corps central et les ailes du Midi et du Nord. Les critères liés à la nécessité de proximité et à l’importance de la charge auprès du roi, de tel ou tel membre de sa famille, se combinaient pour justifier l’obtention d’un appartement plus ou moins grand et plus ou moins proche de l’appartement de son maître ou de sa maîtresse. [MdV] . Cette troisième cour où l’on monte par quatre ou cinq marches, et qui est toute pavée de marbre, est encore, comme vous voyez, moins grande et plus magnifique que les deux autres 239 Il s’agit de la cour de Marbre , surélevée de quelques marches – afin de marquer une sorte de frontière – et cœur du bâtiment puisqu’elle correspond à la cour du château de Louis XIII . [MdV] , les bâtiments qui l’environnent ornés d’Architecture et de Bustes antiques, comprennent une partie du petit appartement du Roi 240 Lors des premiers aménagements de Versailles, l’appartement intérieur du roi se déployait dans la partie nord du corps central du château. Après la mort de la reine en juillet 1683, Louis XIV étendit son appartement privé à celui de la reine, tant et si bien que son véritable appartement intérieur se déployait, à partir de 1684, dans les anciens espaces de la reine et que ses espaces privés devinrent un appartement de collectionneur. [MdV] , d’où l’on passe à ces grands et superbes appartements dont vous avez tant ouï parler dans le monde 241 Les grands appartements du Roi et de la Reine , qui se déploient sur les jardins, respectivement au nord et au sud dans des enfilades de six pièces symétriques. Voir supra, note 160 dans le premier entretien. [MdV] .
le Chevalier
Puisqu’il nous est permis de commencer par où nous voudrons, 112 commençons, je vous prie, par le grand escalier , aussi bien est-ce par là qu’on fait entrer les Étrangers un peu considérables qui viennent la première fois à Versailles 242 Il s’agit du « grand degré du roi » . Initiée dès 1671, sa construction ne commença véritablement qu’à partir de 1674 et s’acheva en 1680. Principalement composé de marbres, il prenait place immédiatement après l’entrée des trois arcades grillées au nord de la cour royale et se déployait entre le rez-de-chaussée et le premier étage entre une première volée de marches, un palier, agrémenté d’une fontaine, puis deux volées latérales dont l’une conduisait au salon de Vénus et l’autre au salon de Diane . Son entretien étant devenu trop coûteux (notamment en raison des infiltrations d’eau provenant de la verrière zénithale) et Louis XV ayant besoin de place pour loger ses filles, il fut détruit par décision royale en 1752. C’était cet escalier qu’empruntaient les ambassadeurs et autres envoyés diplomatiques lors de leurs audiences auprès du souverain, d’où l’appellation plus communément admise d’ « escalier des Ambassadeurs » . Voir les vues nord et sud de l’escalier en 1721 . [MdV] . Cet escalier est singulier en son espèce.
le Président
Vous avez raison, ceci est très magnifique.
l’Abbé
La richesse des marbres et l’éclat de cette balustrade de bronze doré qui vous surprend 243 L’effet de surprise est un topos de la littérature « officielle » sur le grand escalier de Versailles. Voir le Mercure galant d’août 1679, relatant la visite de Louis XIV sur le chantier en compagnie de l’ambassadeur d’Espagne : « Je ne puis vous exprimer la surprise que causèrent toutes les beautez qu’on y découvre. Sa Majesté mesme, qui n’avoit pas veu le tout ensemble si achevé, l’admira », ou celui d’août 1682, à propos de la visite de l’ambassadeur d’Alger : « Il descendit par le grand escalier dont la beauté le surprit si fort qu’il ne pust s’empescher d’en témoigner de l’étonnement. » [MCLB] , ne sont rien en comparaison de la Peinture du plafond 244 Plafond peint à fresque par Charles Le Brun entre 1674 et 1679. Voir Charles Le Brun 1619-1690. Le décor de l'escalier des ambassadeurs à Versailles, Paris, Réunion des musées nationaux,1990. Ce décor perdu est connu par les estampes d’Étienne Baudet et de Charles-Louis Simonneau l’Aîné (BnF, est., AA5) et de Louis de Surugue de Surgis . [MCLB] .
le Président
Ce plafond frappe agréablement la vue, et me fait souvenir de ces beaux morceaux de Fresque que j’ai vus en Italie 245 La technique de la fresque(a fresco, « à frais ») était peu pratiquée en France, notamment pour des raisons de climat. Sa pratique était fortement associée à la péninsule italienne et à l’idée d’une absolue sûreté du geste artistique. Molière a insisté sur son heureuse mise en œuvre par Mignard à la coupole du Val-de-Grâce (La Gloire du Val de Grâce, 1669), pour mieux faire valoir celui-ci face au Premier peintre du roi, Le Brun, qui préféra pour sa part la technique de la peinture à l'huile sur toile marouflée, notamment retenue à la Grande Galerie de Versailles . Il n’est donc pas anodin que Perrault souligne ici que le plafond de Le Brun était à fresque. [MCLB] .
l’Abbé
Je suis sûr que vous n’avez rien 113 vu de plus beau en ce genre-là. Vous voyez bien que ce sont les neuf Muses diversement occupées à consacrer à l’immortalité le nom du Monarque qu’elles aiment et qui fait désormais l’unique objet de leur admiration 246 Sur le programme iconographique du plafond de l’escalier associant des représentations des Muses, des continents et de faits des premières années du règne personnel jusqu’à la guerre de Hollande, voir Gérard Sabatier, Versailles ou la figure du roi, Paris, Albin Michel, 1999, p. 146-192. [MCLB] .
le Chevalier
J’aime à voir dans ces Galeries 247 « Galerie » : au sens d’une pièce ou circulation ouvrant sur un espace extérieur ou intérieur au moyen d’un portique ou d’une colonnade (comme on parle de la galerie d’un théâtre). Les murs de l’escalier des Ambassadeurs accueillaient la représentation illusionniste de galeries, depuis lesquelles des spectateurs, représentant les nations étrangères, observaient la cage d'escalier ; Gérard Sabatier, Versailles ou la figure du roi, o p. cit., p. 146-191. [MCLB] , où l’œil est trompé, tant la Perspective y est bien observée, les diverses Nations des quatre parties du monde qui viennent contempler les merveilles de ce Palais et surtout y admirer la puissance et la grandeur du Maître. La fierté de cet Espagnol un peu mortifiée de ce qu’il voit, me fait plaisir, je n’aime pas moins la surprise du Hollandais, mais les lunettes de ce Monsignor étonné de voir quelles gens nous sommes présentement dans tous les Arts, me réjouissent extrêmement 248 Expression sans pudeur de la compétition somptuaire entre les nations européennes qui prévaut alors. l’escalier des Ambassadeurs incarnerait un rattrapage et un dépassement propres au règne de Louis XIV. Il est certain que les maisons royales françaises, en particulier le Louvre, accusaient encore au milieu du siècle un retard patent sur d’autres palais d’Europe, en termes d’apparat et de confort. Perrault joue ici des deux interprétations des représentations allégoriques des Parties du monde, surprises à la fois de l’étendue de la gloire du roi et de la perfection nouvelle des arts français [MCLB]. Voir Les différentes nations de l’Europe, Les différentes nations de l’Amérique, Les différentes nations de l’Asie et Les différentes nations de l’Afrique . .
114l’Abbé
Entrons dans la première pièce du grand appartement 249 Il s’agit du salon de Vénus [MdV]. Consulter les plans du premier étage du château de Versailles . , et avant que de l’examiner, avançons un peu pour voir l’enfilade 250 Mention de nouveau importante dans le contexte de rivalités nationales et dans l’optique d’une valorisation de l’action des Bâtiments du roi sous Colbert. Une enfilade est un appartement dont les portes sont disposées en droite ligne, le plus généralement le long de la façade sur jardin. Cette disposition est caractéristique des logements d’apparat en Italie depuis la Renaissance et se développe dans les maisons royales françaises sous Louis XIV. Versailles n’en est toutefois pas le premier exemple puisqu’on la trouve déjà aux Tuileries (1664-1665). [MCLB] .
le Président
Ceci est grand, et surpasse ce que je m’en étais imaginé. Quelle profusion de marbres, que ces planchers, ces lambris et ces revêtements de croisées sont magnifiques.
l’Abbé
Il faut remarquer que les marbres de toutes les pièces de cet appartement sont différents les uns des autres, et vont toujours en augmentant de prix et de beauté 251 La magnificence de Versailles repose sur un emploi de marbres, inédit dans son caractère massif qui fut permis par l’ouverture de nouvelles carrières dans le royaume, ainsi que par une chaîne de production et d’administration, de l’extraction au transport (Pascal Julien, Marbres, de carrières en palais, Manosque, Le Bec en l’Air, 2006 et idem (dir.), Marbres de roi, Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence, 2013). Dès 1674, André Félibien donne dans sa Description sommaire du château de Versailles (Paris, Guillaume Desprez) le détail des marbres du grand appartement du Roi , en mentionnant les diverses couleurs et provenances (p. 26-31 ). Ce discours de l’Abbé sur les marbres peut procéder du désir de Perrault de rappeler le recours massif à ceux-ci dès le premier Versailles, celui de Colbert et Le Vau, et non pas seulement au temps de Louvois et du triomphe de Jules Hardouin-Mansart, réputés avoir particulièrement satisfait Louis XIV dans son goût marqué pour ce matériau, ses qualités décoratives et ses connotations somptuaires. Rappelons que la publication du premier tome du Parallèle suit de quelques mois à peine l’achèvement du Grand Trianon ou Trianon « de marbre » (1687), en remplacement du Trianon de porcelaine bâti en 1670 par Le Vau. L’usage des marbres dans le premier Versailles peut davantage renvoyer à l’imaginaire augustéen, suivant la phrase fameuse de la « Vie d’Auguste » par Suétone (« Vie d’Auguste », Vie des douze Césars, XXVIII, 5) : « il se vanta avec raison d'avoir trouvé une ville de briques et d'en avoir laissé une de marbre ». Voir Alexandre Cojannot, « À l’origine de l’architecture de marbre sous Louis XIV », Revue de l’art, 2010-3, p. 11-23. L’affirmation de Perrault selon laquelle les marbres augmentent de prix et de qualité à mesure que l’on progresse dans l’appartement et que l’on s’approche de la personne du roi n’est pas strictement vérifiable, mais rejoint son insistance sur un parti décoratif parfaitement cohérent dans toutes ses parties, obéissant à un véritable dessein ou conception intellectuelle. [MCLB] . Ceux de la pièce où nous sommes et des deux qui suivent, sont marbres tirés du Bourbonnais et du Brabant 252 A. Félibien, Description sommaire du château de Versailles, (op. cit., 1674), évoque pour le premier salon divers marbres mais n’indique la provenance que de l’un d’entre eux : « un verdâtre qu’on nomme de Compan (Campan) et qui vient des Pyrénées » (p. 29 ). Pour le second salon (la salle des gardes ), sont mentionnées les « bandeaux de ses portes et de ses fenêtres d’un marbre qui vient du Bourbonnois, qui est meslé de rouge, de blanc, de noir et de jaune. » Félibien, en raison probablement de sa qualité d’historiographe des Bâtiments du roi, souligne en fait systématiquement les provenances françaises des marbres du grand appartement du Roi (Bourbonnais, Pyrénées - Comminges, Sarrancolin etc. - et Languedoc) et passe sous silence les autres approvisionnements ; il précise par exemple « les ouvriers l’appellent vert d’Égypte quoiqu’il soit aussi tiré des Pyrénées » (p. 28). Perrault corrige ici Félibien en évoquant, aux côtés du Bourbonnais (Allier), le Brabant, autrement dit les marbres de Wallonie, de fait largement employés dans le premier Versailles (voir S. Mouquin, Versailles en ses marbres, Paris, Arthena, 2018). [MCLB] ; ensuite sont les marbres du Languedoc et des Pyrénées, puis ceux d’Italie, et enfin ceux d’Égypte qui 115 devraient moins être appelés des marbres que des agates 253 La description de Félibien évoque en effet des marbres des Pyrénées pour les 4e et 5e pièces de l’appartement (Chambre et Grand Cabinet) et du Languedoc pour les 6e et 7e (Petite Chambre à coucher et Petit Cabinet). Le « puis » de Perrault n’est pas aisé à comprendre, d’autant que Félibien ne mentionne aucun marbre étranger, en dépit de leur réputation (marbre de Carrare, de Prato, de Gênes etc.). Perrault ne se souvient visiblement pas de l’appellation « vert d’Égypte », aussi dit « vert antique », qui désigne en réalité des marbres pouvant provenir des Pyrénées. [MCLB] . Vous regardez cette figure avec grande attention, il est vrai qu’elle est antique et fort belle, c’est Cincinnatus qu’on va prendre à la charrue, pour commander l’armée Romaine 254 Cincinnatus , marbre (Paris, musée du Louvre), IIe siècle ap. J.-C. ?, d’après un original de Lysippe. La statue, acquise en 1685 auprès du prince Savelli, est un fleuron de l’enrichissement des collections royales. Lors de sa restauration au XVIe siècle, l’adjonction d’un soc de charrue en fit un Cincinnatus, selon le récit de Tite-Live, que Perrault rappelle. L’invitation de l’Abbé à ne pas négliger pour autant les beautés modernes se comprend par rapport au retrait récent, en 1687, du salon de Vénus d’une statue en marbre de Louis XIV vêtu à l’antique , exécutée par Jean Varin en 1671-1672 , dont on suppose qu’elle dut laisser place au Cincinnatus . Or Perrault a participé, par son implication dans la surintendance des Bâtiments du roi, à la promotion du buste de Louis XIV par Varin contre celui exécuté par Bernin en 1665 (Versailles, collections du château). [MCLB] . Je consens que vous l’admiriez, mais je vous demande en grâce que le plaisir de la voir ne vous dégoûte pas entièrement du Moderne, et que vous daigniez jeter les yeux sur les peintures de ce plafond.
le Président
Ces peintures sont jolies 255 Joli : adjectif qualificatif peu flatteur, ce qui paraît logique dans la bouche du Président. [MCLB] . Cette Vénus au milieu des trois Grâces n’est pas mal dessinée 256 Vénus assujettissant à son empire les divinités et les puissances , peinture centrale du plafond du salon de Vénus , huile sur toile de René-Antoine Houasse. L’expression « Pas mal dessinée » renvoie probablement au fait que le dessin de la compositionn fut donné par Le Brun, comme l’atteste un feuille conservée (Louvre, département des Arts graphiques, inv. RF2367). « Dessiné » doit être compris dans le double sens de la délinéation graphique et de la conception mentale, selon l’ambivalence du mot « dessein ». [MCLB] . Les Héros et les Héroïnes de ces quatre coins, qui liés de chaînes de fleurs, regardent la Déesse avec respect et en posture suppliante, font assez bien leur effet, et il y a quelque entente 257 « signifie aussi un certain ordre et disposition qui donne de l’agrément aux choses » (Furetière). [CNe] dans la composition de ce plafond 258 À savoir Jason et Médée, Antoine et Cléopâtre, Thésée et Ariane, Titus et Bérénice, qui ont été soumis au pouvoir de Vénus. Le Président souligne l’habilité du choix de ces couples qui réinventent l’iconographie des Captifs (« posture suppliante »), avec le motif des guirlandes de fleurs transformées en « chaînes ». Sans doute Perrault explicite-t-il ici les intentions de la Petite Académie aux débats de laquelle il participa activement. [MCLB] .
116l’Abbé
Encore est-ce beaucoup que vous ne le trouviez pas détestable. L’appartement où nous sommes et celui qu’occupe Madame la Dauphine 259 Sur Marie-Anne de Bavière (1660-1690), la bru de Louis XIV, voir infra, note 55. [BR] , étaient originairement de sept pièces chacun, mais l’admirable galerie que nous allons voir en a emporté quelques-unes 260 Après la construction de la Grande Galerie en 1678-1686, plusieurs pièces (dont celles de Saturne , Mercure et Vénus qui prenait place près de la terrasse) ont été supprimées et/ou déplacées. Ces transformations ont fait perdre leur sens logique de l’appartement. Sur ces changements, voir J.-C. Le Guillou, « Le Grand et le Petit Appartement de Louis XIV au château de Versailles, 1668-1684. Escalier, étage, attique et mansardes. Évolution chronologique », Gazette des Beaux-Arts, juillet-août, 1986, p. 7-22 et A. Maral, « Grande Galerie et appartement du roi à Versailles : sens et usages sous Louis XIV », Versalia, n°12, 2009, p. 121-133. [MdV] . Le nombre de sept donna la pensée de consacrer chacune de ces pièces à une des sept Planètes 261 Il s’agit ainsi de Vénus, Diane, Mars, Mercure, Apollon, Jupiter et Saturne. [MdV] Voir le modèle que constituent les salons des Planètes du Palais Pitti de Florence, dont les plafonds ont été décorés par Pierre de Cortone dans les années 1640, ainsi que André Félibien, Description sommaire de Versailles, op. cit.,1674 : « Comme le soleil est la devise du Roy, l’on a pris les sept planètes pour servir de sujets aux tableaux des sept pièces de cet appartement ; de sorte que dans chacune on y doit représenter les actions des héros de l’antiquité qui auront rapport à chacune des planètes et aux actions de Sa Majesté » . L’expression « Donna la pensée » rappelle bien, de nouveau, le rôle de la Petite Académie dans la conception des décors de Versailles. [MCLB] . La Salle des Gardes est destinée à Mars 262 Vue du salon de Mars . [MdV] La phrase souligne la mise en œuvre du principe de convenance. Les dieux et déesses associés aux planètes qui donnent leur nom aux salons et sont représentés dans la peinture centrale du plafond évoquent la fonction des pièces dans l’économie interne de l’appartement du roi et du rituel de cour (Mars, dieu de la guerre pour la salle des gardes ; Mercure, dieu de la conversation pour l’antichambre etc.). [MCLB] , l’ Antichambre à Mercure 263 Après la construction de la Grande Galerie , il y eut une inversion entre l’antichambre et la chambre et c’est le salon de Mercure qui devait désormais accueillir la chambre de parade. Sur l’implantation de toutes ces pièces, voir le plan dans J.-C. Le Guillou, « Le Grand et le Petit Appartement de Louis XIV au château de Versailles, 1668-1684. Escalier, étage, attique et mansardes. Évolution chronologique », Gazette des Beaux-Arts, juillet-août, 1986, p. 10. [MdV] , la Chambre au Soleil 264 Il s’agit de l’actuel salon d’Apollon . [MdV] , le Cabinet à Saturne 265 Cette pièce n’existe plus et a été détruite lors de la construction de la Grande Galerie . [MdV] , et ainsi des autres. Le Dieu de la Planète est représenté au milieu du plafond dans un char tiré par les animaux qui lui conviennent, et est environné des attributs, des influences et des génies qui lui sont propres 266 Pour une description précise de ces salons, voir, au moment de l’institutionnalisation des soirées d’appartement, le Mercure galant de décembre 1682, p. 6-38. On peut aussi se reporter à J.-A. Piganiol de La Force, Nouvelle description des chasteaux et parcs de Versailles […], Paris, F. et p. Delure, 1701, p. 36-62. Dans la bibliographie plus récente, il convient de se reporter à G. Sabatier, Versailles ou la disgrâce d’Apollon, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2016, p. 43-53. [MdV] . Dans les tableaux des quatre faces des côtés sont représentées les actions des plus grands hommes de l’Antiquité qui ont du rapport à la 117 Planète qu’ils accompagnent, et qui sont aussi tellement semblables à celles de sa Majesté, que l’on y voit en quelque sorte toute l’histoire de son règne, sans que sa Personne y soit représentée 267 Chacun des grands tableaux tirés de l’histoire ancienne figurant dans chacune des pièces, est très bien expliqué dans J.-F. Félibien des Avaux, Description sommaire de Versailles ancienne et nouvelles, Paris, A. Chrétien, 1703, p. 120-148. Cela est repris dans G. Sabatier, Versailles ou la disgrâce d’Apollon, op. cit., p. 43-53. Ainsi s’agit-il, pour le salon de Vénus , d’Auguste présidant aux jeux du cirque à Rome (à l’est), Nabuchodonosor et Amytis devant les jardins de Babylone (sud), Alexandre épousant Roxane (ouest) et Cyrus s’armant pour secourir une princesse (nord). Pour une synthèse des tableaux, voir G. Sabatier, Versailles ou la disgrâce d’Apollon, op. cit., p. 62-64. [MdV] Importance décisive de cette dernière phrase dans la bouche de l’Abbé. Évoquer le roi et son règne sous les traits des dieux ou héros, sans le représenter directement, est le parti apologétique prévalant dans les années 1660 et 1670, qui fut subitement remis en cause lors des débats sur le programme iconographique de la Grande Galerie de Versailles, marqués par l’abandon du sujet d’Hercule au profit d’une iconographie historique et politique, relatant dans les grandes peintures les succès de la guerre de Hollande (1672-1679). Ce revirement fut décidé par le Conseil secret du roi, et non l’administration des Bâtiments, dont c’était normalement la compétence. Il peut être interprété comme le triomphe de Louvois, siégeant au Conseil, sur le projet de Colbert (G. Sabatier, Versailles ou la figure du roi, Paris, A. Michel, 1999, p. 228-230). Cet arrière-plan éclaire sans doute la manière dont Perrault s’attarde, au début de ce dialogue, sur le salon de Vénus et développe les détails de son iconographie, nouvelle manière de défendre son œuvre personnelle et sa conception du premier Versailles, à une date où l’on ne peut ignorer l’impact de la Grande Galerie , achevée en 1684. [MCLB] .
le Président
Je vois ce que vous dites. Voilà Auguste qui reçoit cette célèbre Ambassade des Indiens, où on lui présenta des animaux qu’on n’avait point encore vus à Rome 268 Auguste recevant une ambassade d'Indiens , huile sur toile de Jean-Baptiste de Champaigne, salon de Mercure (voussure, inv. 1850-2230). L’ambassade des Indiens auprès d’Auguste est rapportée par Dion Cassius, qui mentionne les « tigres, bêtes que Romains n’avaient point encore vues » (éd. 1610, p. 85, cité par N. Milovanovic, Les Grands Appartements de Versailles sous Louis XIV, Paris, Réunion des musées nationaux ; Versailles, Château de Versailles, 2005, p. 130). La Petite Académie eut la charge d’arrêter les différents sujets du Grand Appartement , afin de veiller à la qualité et à la cohérence du discours apologétique : « Tous les desseins des peintres qui ornent les appartements de Versailles ont été faits par cette compagnie », Registre du 3 avril 1694, éd. Joseph Jacquiot, Médailles et jetons de Louis XIV d’après le manuscrit de Londres, Paris, 1968, 1, p. XCI). La précédente remarque sur les couples de héros et héroïnes visait précisément à souligner la cohérence entre la peinture centrale du plafond et la voussure. [MCLB] . Je vois là-dessous les célèbres Ambassades que le Roi a reçues des régions les plus éloignées 269 Alexandre recevant une ambassade d’Ethiopiens , huile sur toile de Jean-Baptiste de Champaigne, salon de Mercure (voussure, inv. 1850-2228). Parmi ces ambassades, on peut citer celle de Soliman Aga, émissaire du sultan ottoman , qui se rendit au château de Saint-Germain-en-Laye en 1669, soit deux ans avant la conception du programme iconographique de l’appartement du Roi. La date de publication du Parallèle permet aussi de penser à la fastueuse réception de l’ambassade de Siam le 1er septembre 1686 à Versailles. [MCLB] . Ptolémée que voilà au milieu des Savant 270 Ptolémée Philiadelphe dans la bibliothèque d’Alexandrie , huile sur toile Jean-Baptiste de Champaigne, salon de Mercure (voussure, inv. 1850-2229). [MCLB] , et Alexandre qui ordonne ici à Aristote d’écrire l’histoire naturelle 271 Huile sur toile de Jean-Baptiste de Champaigne, salon de Mercure (voussure, inv. 1850-2227) . La peinture d’ Alexandre faisant apporter des animaux à Aristote pour qu’il écrive son histoire naturelle renvoie clairement aux Mémoires pour servir à l’histoire naturelle des animaux, entreprise majeure de l’Académie des sciences, où Claude Perrault eut un rôle majeur. L’insistance du texte sur la voussure du salon de Mercure permet de prolonger le discours sur les riches significations voilées derrière les sujets tirés de l’histoire ancienne, à des fins apologétiques. Cette toile, ainsi que la précédente, ont en outre été présentées à l’ « exposition » de 1673 (ancêtre du Salon), qui pour la première fois, fit l’objet d’un bref livret : Liste des tableaux et pièces de sculpture exposez dans la court du Palais-Royal par Messieurs les Peintres et Sculpteurs de l’Académie Royale , Paris, Pierre Le Petit, 1673, 4 p. [MCLB] , font penser aux grâces que sa Majesté répand sur les gens de lettres, et à tout ce qu’Elle a fait pour l’avancement des Sciences 272 On voit ici combien les sciences (anciennes), ici l’astronomie et l’histoire naturelle, occupent également une grande place dans l’architecture versaillaise. [PD] .
l’Abbé
Vous avez pu voir dans la Salle 118 des Gardes, où nous venons de passer, des Héros qui défont leurs ennemis, d’autres qui prennent des Villes, et d’autres qui reviennent triomphants 273 Référence aux huiles sur toile en camaïeu d’or de la voussure du salon de Mars , exécutées par Claude II Audran, René-Antoine Houasse et Jean Jouvenet, représentant des actions de Jules César , Marc-Antoine , Constantin , Cyrus etc. L’explication est « plus aisée » au sens où les sujets représentés, dans leur qualité générique (image de triomphe, de siège etc.), renvoient de manière générale à la valeur de Louis XIV au combat. [MCLB] . Il est encore plus aisé d’en faire l’explication.
le Chevalier
Voici des vases d’orfèvrerie qui méritent assurément d’être regardés, et qui le méritent encore plus par la beauté de l’ouvrage que par la richesse de la matière 274 Ce passage autour de l’orfèvre Claude Ballin illustre la manière dont le texte de Perrault, par ses désignations volontairement elliptiques, peut susciter des réseaux d’associations et servir un argumentaire « moderne » en douceur. Au nom de Ballin est associé le somptueux mobilier d’argent, installé dans le grand appartement du Roi en 1682, où se situe le dialogue à cet instant (mobilier fondu en décembre 1689 pour financer la guerre contre la ligue d’Augsbourg). Mais Perrault convoque en même temps clairement le souvenir des extérieurs de Versailles avec les vases en bronze de Ballin pour les jardins, dont le Vase aux chimères (1665, Versailles, parterre du Midi). Le commentaire sur le matériau des vases ancre la discussion sur ces derniers, puisqu’il se comprend dans une rivalité de la production française moderne, en bronze, avec ses prestigieux modèles antiques, les monumentaux Vase Médicis (Florence, Offices, hauteur 1,73 m) et Vase Borghèse (Paris, musée du Louvre), en marbre, tous deux particulièrement admirés et copiés à l’époque moderne. En 1683, Jean Cornu fut chargé de sculpter en marbre trois copies de ces deux vases pour orner le bassin de Latone dans les jardins de Versailles. Perrault consacrera à Ballin un portrait dans ses Hommes illustres [...], tome 1, p. 99 . [MCLB] .
le Président
Cœlatum divini opus Alcimedontis [ p ] 275 Virgile, Bucoliques , III, 37. Perrault s’amuse à faire confondre, par le Président, les vases de Ballin avec un modèle légendaire antique. [MCLB] Cette églogue voit Ménalque et Damète s’opposer dans un combat poétique. Le premier vante sa génisse, l’autre l’élégance de ses deux coupes ciselées. Selon Goelzer, Alcimédon est sans doute le nom d’un artiste de village. (p. Virgili Maronis opera, éd. Henri Goelzer, Paris, Librairie Garnier Frères, 1895, p. 15). [BR] .
le Chevalier
Point du tout, ces vases sont d’un maître Orfèvre à Paris, et à Dieu ne plaise qu’on aille comparer les ouvrages du sieur Ballin avec ceux du divin Alcimédon 276 Suite de la référence à la IIIe Bucolique de Virgile (34-37), où les coupes « ciselées par le divin Alcimédon » constituent le prix du concours de chant entre Ménalque et Damète. [MCLB] .
119le Président
Je n’ai pas cru leur faire tort. Mais voilà un beau Paul Véronèse, ce sont Les Pèlerins d’Emmaüs 277 Véronèse, Les Pèlerins d’Emmaüs (Paris, musée du Louvre). La toile fut l’une des premières des collections royales à être commentée au sein de l’Académie royale de peinture et de sculpture, le 1er octobre 1667. [MCLB] .
l’Abbé
Ce tableau est très beau et d’une grande réputation ; mais je vous prie de ne regarder pas moins celui qui lui est opposé en symétrie ; c’est La Famille de Darius de Monsieur Le Brun 278 Le tableau de Véronèse, offert par Richelieu à Louis XIII en 1639, fut installé au Palais-Royal puis dans la grande antichambre de Fontainebleau, où l’on accrocha en pendant en 1660 Les Reines de Perse aux pieds d’Alexandre de Le Brun. Cet accrochage des deux toiles en pendant fut transféré aux Tuileries dans les années 1660 et pour finir, dans le salon de Mars à Versailles vers 1682. On peut relever ici l’appellation Tente de Darius qui ne s’imposait pas à l’époque de Perrault comme ce devint le cas au XVIIIe siècle. André Félibien en avait publié la description en 1663 sous le titre Les Reines de Perse aux pieds d’Alexandre, peinture du Cabinet du Roy (Paris, Pierre Le Petit). [MCLB] , car nous aurons à parler de ces deux Tableaux.
le Président
Je les connais tous deux, nous n’avons qu’à poursuivre. Voilà le Saint Michel et La Sainte Famille 279 Le Saint Michel et la Grande Sainte Famille de Raphaël (Paris, musée du Louvre), deux pièces majeures des collections royales depuis François Ier , auxquels furent consacrées les première et quatrième conférences de l'Académie royale de peinture et de sculpture, les 7 mai et 3 septembre 1667, respectivement par Charles Le Brun et Nicolas Mignard. [MCLB] , qu’en dites-vous ?
l’Abbé
Ce sont deux pièces incomparables, et toute l’Italie n’a presque rien qu’elle leur puisse opposer.
120le Président
Voici un beau Salon et un beau point de vue ! D’un côté le superbe appartement que nous venons de traverser, de l’autre une galerie qui me semble enchantée, et des deux autres côtés une vue admirable, qui donne sur les plus beaux jardins du monde 280 Le salon de la Guerre se trouve à l’angle nord-ouest du château. À l’ouest, il donne sur le parterre d’Eau (deux grands bassins rectangulaires d’eau qui devaient accueillir entre 1688 et 1691 vingt-quatre groupes sculptés commandés en 1685, dont les allégories des quatre grands fleuves français et leurs affluents qui devaient prendre place à chacun des angles) et le Grand Canal et au nord sur le parterre du Nord . [MdV] .
l’Abbé
Ce Salon-ci est le Salon de la Guerre 281 Il remplaçait, après la construction de la Grande Galerie , le salon de Jupiter . [MdV] , celui que nous trouverons à l’autre bout de la galerie est le Salon de la Paix . Considérez bien, je vous prie, le mouvement, le trouble et l’agitation qui se trouvent dans toutes les figures de ce Tableau, afin que vous ayez plus de plaisir à contempler le repos, la douceur, et la tranquillité des personnages de celui de la Paix. Entrons dans la Galerie et appliquons-nous à y découvrir les principales actions de Louis Le Grand à demi cachées 121 sous le voile agréable d’une ingénieuse allégorie 282 Au contraire du grand appartement où Louis XIV n’est jamais représenté de manière directe, la Grande Galerie représente les hauts faits du roi depuis la mort de Mazarin en mars 1661 jusqu’à la paix de Nimègue en 1678. S’il est totalement reconnaissable, il apparaît toutefois vêtu à la romaine. [MdV] Évoquer, comme le propose Perrault, la Galerie comme offrant le portrait des « principales actions de Louis le Grand à demi cachées sous le voile agréable d’une ingénieuse allégorie » est assez tendancieux, la galerie se distinguant surtout par l’abandon des voiles et la rupture que constitue, par rapport aux partis apologétiques antérieurs, la représentation du roi sous ses propres traits (perruque comprise), ainsi que celle de l’histoire la plus récente. Au demeurant, si les visiteurs du Parallèle passent « près d’une heure entière » dans la galerie, Perrault n’en explicite nullement « le voile », comme il le fait pour les peintures du grand appartement du Roi . [MCLB] .
le Chevalier
Il y a près d’une heure entière que nous sommes à regarder les différentes beautés de cette galerie , et je suis sûr qu’il nous en est échappé plus de la moitié, ces beautés sont inépuisables et on ne peut les voir toutes dès la première fois. Passons dans le grand appartement de Madame la Dauphine 283 Il s’agit en fait de l’appartement de la Reine , occupé après la mort de la reine Marie-Thérèse d’Espagne le 30 juillet 1683 par Marie-Anne de Bavière, dauphine de France par son mariage avec le fils de Louis XIV le 7 mars 1680. L’appartement est symétrique à celui du roi et a exactement la même distribution. [MdV] .
l’Abbé
Cet appartement est composé des mêmes pièces que celui du Roi, toute la différence qu’on y peut remarquer, c’est que dans l’un on a représenté les hauts faits des Héros, et dans l’autre, les belles actions des Héroïnes 284 On reconnaît ainsi de grandes héroïnes et allégories féminines dans les différents salons. On peut notamment citer Didon faisant construire Carthage (mur est) ou encore Cléopâtre faisant dissoudre une perle devant Antoine (mur nord) dans la salle d’Apollon [chambre de la reine] ; Aspasie au milieu des philosophes de la Grèce (mur est), Pénélope faisant de la tapisserie (mur nord) dans la salle de Mercure [2e antichambre, actuel salon des Nobles] ; tandis que la salle de Mars [1ère antichambre, actuelle antichambre du Grand Couvert de la reine] présente assez logiquement plusieurs héroïnes et allégories guerrières : Bellone brûlant avec son flambeau le visage de Cybèle (mur sud entre les fenêtre), La Fureur et la Guerre (mur nord au centre), Hypsicratée suit son époux Mithridate à la guerre (mur est), Clélie à cheval avec ses compagnes (mur sud-est), Harpalyce délivrant son père (mur sud-ouest), Rhodogune jurant de venger son époux (mur ouest), Artémise combattant les Grecs à la bataille de Salamine (mur nord-ouest) et Zénobie combattant l’empereur Aurélien (mur nord-est). Voir G. Sabatier, Versailles ou la disgrâce d’Apollon, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016, p. 62 et 64. [MdV] .
le Président
Je vois que ces Héroïnes sont aussi rangées sous les Planètes qui prési122 dent aux qualités et aux actions qui les ont rendues célèbres dans le monde. Nous en venons de voir de sages, de magnifiques et de savantes ; en voici qui se sont fait admirer par la valeur 285 Dans les décors intérieurs peints (le cabinet de l’Arsenal de Paris) comme dans les livres (La Galerie des femmes fortes du Père Lemoyne, Paris, A. de Sommaville, 1647), il était d’usage de classer les femmes fortes en catégories : juives, barbares, Romains et chrétiennes. Perrault souligne ici la stricte identité du parti apologétique adopté pour la reine et pour le roi, fort sans doute des acquis visuels d’un royaume de France qui avait eu à célébrer successivement deux régentes, ainsi que l’identité des vertus des rois et reines, celles-ci étant évoquées, dans l’appartement de la Reine , sous quatre qualités : la Valeur héroïque au combat, la Magnificence consubstantielle au rang princier (« magnifiques ») , les vertus morales et l’éducation. Le souci, assez original, de célébrer sous les mêmes qualités roi et reine, rappelé par Perrault, éclaire le caractère inédit de certains sujets imaginés par la Petite Académie (par exemple Aspasie et les philosophes, en pendant du couple Alexandre et Aristote du grand appartement du Roi ) : Didon, dont l’iconographie traditionnelle souligne plutôt la passion excessive et la mort, est ici retenue pour ses qualités de fondatrice de Carthage. [MCLB] . Ce dessein ne me déplaît pas.
l’Abbé
Tournons à droite 286 Arrivés au bout de l’appartement de la Reine , après la grande salle des Gardes commune au souverain et à la souveraine [actuelle salle du Sacre], les visiteurs traversaient un salon [actuelle salle du Pape] puis, en tournant à droite comme l’indique l’Abbé, la salle des Marchands [actuelle salle de 1792] qui menait à l’aile du Midi , dite à ce moment-là aile des Princes. Elle a été construite entre 1679 et 1682. [MdV] .
le Président
Quelle prodigieuse suite d’appartements !
l’Abbé
Je doute qu’on en ait jamais vu de pareille. C’est une des ailes du grand corps de logis que nous venons de voir, on achève de bâtir l’autre qui lui fait symétrie 287 Il s’agit de l’aile du Nord , construite entre 1685 et 1689. Ces deux ailes étaient destinées à accueillir les membres de la cour. Au sud, les plus beaux appartements (donnant sur les jardins aux rez-de-chaussée et au premier étage) étaient destinés à accueillir les membres de la famille royale qui n’avaient pu trouver place dans le corps central . On y trouvait ainsi les Condé au rez-de-chaussée ou encore les Orléans au premier étage. Sur l’emplacement des logements à Versailles, voir W. R. Newton, L’Espace du roi. La Cour de France au château de Versailles 1682-1789, Paris, Fayard, 2000. [MdV] .
le Chevalier
Nous pourrions retourner sur nos pas avec plaisir dans toutes les pièces de ces appartements, mais il vaut 123 mieux, pour voir toujours choses nouvelles, passer par le grand corridor pavé de marbre qui leur sert de dégagement 288 L’explication est assez ambiguë et le parcours difficilement compréhensible. Peut-être les visiteurs sont-ils descendus par l’escalier de la Reine, dit aussi escalier de Marbre, lequel se trouve au revers de la salle des Gardes de la Reine et ont-ils ensuite traversé la cour de Marbre avant de gagner l’appartement intérieur du roi au premier étage de l’aile nord du corps central. Étant dans la partie sud à l’extrémité de l’appartement de la Reine , l’identification du « corridor » en question est difficile. [MdV] .
l’Abbé
Ce corridor nous mènera au petit appartement du Roi 289 Petit appartement du Roi , aussi dit appartement intérieur, au premier étage du château, qui entoure la cour de Marbre . Aménagé vers la fin de 1684 et le début de 1685, dévolu à l’exposition des collections royales, il était composé initialement de neuf pièces, dont la Salle de billard, le Cabinet de tableaux, celui des coquilles, la Petite Galerie et le Cabinet des médailles. Les œuvres exposées dans le Cabinet de tableaux et dans la Petite Galerie , particulièrement de maîtres italiens (dont le Saint Michel et la Grande Sainte Famille de Raphaël, accrochés dans la Chambre du roi), servaient aux conférences de l’Académie royale de peinture et sculpture. Voir le Mémoire des Tableaux qui sont posés dans les Appartements du chasteau de Versailles du premier novembre 1695, Arch. nat., O1 19647 (18) et Antoine Schnapper, Curieux du Grand Siècle, Paris, Flammarion, 1994, p. 329-332. [MCLB] . C’est là que vous aurez contentement, vous qui aimez les beaux Tableaux, vous n’en avez peut-être jamais tant vu, ni de si beaux dans tous vos voyages.
le Président
Vous me tenez parole, voici assurément un grand nombre d’originaux 290 Le discernement des originaux et des simples copies est essentiel pour qualifier la valeur d’une collection. Sur ce point, voir dès 1649 Abraham Bosse, Sentiments sur la distinction des manières de peinture, dessin et gravure, et des originaux d'avec leurs copies , Paris, chez l'auteur. [MCLB] excellents, et qui méritent tous d’être regardés avec grande attention.
l’Abbé
Si vous voulez bien jeter les yeux sur le plafond de cette galerie peut-être en serez-vous content.
124le Président
Cette Peinture 291 Il s’agit du plafond de la Petite Galerie , peint par Mignard, grand rival de Le Brun et protégé de Louvois. Le plafond à sujets mythologiques, achevé en 1685 et figurant dans sa partie centrale un Apollon et Minerve, a été gravé par Simon Thomassin. Plus de soixante-dix tableaux étaient exposés dans la Petite Galerie selon l’inventaire de 1695 (voir ci-dessus, note 61), de Léonard de Vinci, Raphaël, Corrège, Titien, Carrache, Guido Reni etc. On relève la brièveté du jugement du Président en comparaison des lignes consacrées au grand appartement du Roi , l’absence de tout commentaire sur les sujets représentés et les intentions qui y président, ainsi que l’ambivalence du jugement (« gracieux » pour Mignard / « admirables » pour les maîtres italiens). [MCLB] est gracieuse et se défend contre la foule de ces Tableaux admirables, qui semblent avoir entrepris de l’effacer.
l’Abbé
Descendons dans les appartements bas.
le Président
Voici encore une étrange profusion de marbres, il ne se peut rien de mieux entendu pour un appartement destiné à des bains. Cette cuve de jaspe a pour le moins douze pieds de diamètre, et vingt personnes s’y pourraient baigner à la fois 292 Appartement des Bains (1671-1680), qui consistait en une enfilade somptueuse de pièces au rez-de-chaussée du château (aile nord du corps central), sous le grand appartement du Roi , nouveau témoignage de l’importance des marbres dès le premier Versailles. L’appartement revint à la marquise de Montespan à partir de l’automne 1684, lorsque sa position de défaveur impliquait un nouveau logement, sans lui retirer la qualité de mère de plusieurs enfants légitimés. Au sein du décor de marbre se distinguait le Cabinet des Bains , avec sa vasque octogone taillée dans un bloc monolithique de marbre de Rance (ou Rouge de Flandres) d’un diamètre supérieur à 3 mètres, que l’on repère dans les comptes des Bâtiments du roi en 1673-1674. La cuve, conservée (Versailles, Orangerie), a un emmarchement et une banquette à mi-hauteur, permettant de s’y assoir. Si l’on relève le conditionnel « pourraient » (permettant de s’interroger sur l’usage), le nombre de personnes insiste sur la taille spectaculaire de la vasque. [MCLB] .
l’Abbé
Sortons, je vous prie, un moment sur le parterre pour vous faire voir la face des bâtiments de ce côté-là 293 Les abords des façades de Versailles côté jardin sont constitués à cette date de trois grands parterres : parterre du Nord , parterre du Midi et parterre d’Eau pour la partie centrale du château, qui trouve sa forme finale en 1685 (voir aussi ci-dessus). [MCLB] .
125le Président
Voilà une grande étendue de bâtiments !
l’Abbé
Elle est de deux cents toises et davantage 294 La toise équivaut à six pieds du roi (soit un peu moins de deux mètres) ; Perrault évoque donc à juste titre des façades s’étirant sur de plus de 400 mètres de longueur. Pareille amplitude renvoie en 1688 à l’achèvement imminent de l’accroissement du château par Jules Hardouin-Mansart, par l’aile Nord (bâtie entre 1685-1689) en pendant de l’aile du Midi (1679-1681). [MCLB] .
le Président
La Sculpture qui orne ces bâtiments 295 Le décor sculpté des façades a été exécuté par Gaspard et Balthazar Marsy et Benoît Massou, et mis en place en 1670-1671. [MCLB] me plaît aussi beaucoup.
l’Abbé
Vous remarquez bien, sans doute, qu’on a eu soin que toutes les figures, tous les bas-reliefs, et tous les autres ornements, eussent rapport au Soleil qui fait le corps de la devise de sa Majesté 296 Les figures évoquaient la course du soleil par la représentation des douze mois de l’année, tandis que les reliefs figuraient les saisons et les mois sous des figures d’enfants. Voir André Félibien, Description sommaire du chasteau de Versailles, Paris, Guillaume Desprez, 1674, p. 38-39 , « Dessein des figures et bas-reliefs qui ornent les trois Façades du Chasteau de Versailles du costé des Jardins » : « La façade principale qui regarde le parterre d'Eau est ornée de trois avant-corps ou balcons, ayant quatre colonnes chacun, ce qui a donné lieu d'y mettre douze figures ; et ce nombre de douze a déterminé à y représenter les douze mois de l'année , d'autant plus qu'il convient particulièrement au Soleil qui fait le corps de la devise du Roi. Les mois de mars, avril, mai et juin sont sur le balcon du pavillon à droite. Les mois de juillet, août, septembre et octobre sont sur les balcons du milieu de la terrasse, et les mois de novembre, décembre, janvier et février sont sur le balcon du pavillon à gauche. Dans les bas-reliefs ornant les dessus des croisées de cette façade, sont représentés de petits enfants qui s'occupent à des exercices convenables à chaque mois et à chaque saison. » Perrault, après un quasi-silence sur la Petite Galerie , prend de nouveau le temps de développer le « dessein » et la cohérence qui présidèrent à l’iconographie des décors du Versailles de Colbert, dont il fut un acteur-clé, et qu’avait relayés Félibien en tant qu’historiographe des Bâtiments du roi. [MCLB] ; jusque-là que comme le cours du Soleil qui fait l’année, est une image de la vie de l’homme, on a observé que les masques qui font dans les clefs des arcades, en représentassent tous les âges 297 Félibien, Description sommaire du chasteau de Versailles, Paris, Guillaume Desprez, 1674, p. 40 : « Dans les clefs de l'appartement bas, l'on doit représenter des testes ou masques d'hommes et de femmes depuis l'enfance jusques à la dernière vieillesse ; c'est-à-dire depuis douze ans jusques à cent ans ou environ parce que l'année est l'image parfaite de la vie de l'homme ». Perrault est ici plus précis que Félibien sur la structuration interne du programme (d’où le léger désaccord sur l’âge du premier enfant), apportant ou voulant mettre en évidence son souvenir personnel, voire son rôle. Il insiste ainsi sur la stricte alternance voulue de figures féminines et masculines. [MCLB] . Le premier masque est d’un enfant de cinq ans ou environ, 126 le second d’une fille de dix ans ; le troisième d’un garçon de quinze, et ainsi des autres en avançant toujours de cinq ans en cinq ans, homme et femme alternativement jusqu’au dernier, qui est un vieillard de cent ans accomplis.
le Chevalier
Je remarque fort bien tout cela mais je remarque encore mieux que le Soleil est fort ardent, et que nous ferions bien de rentrer dans ce beau cabinet des bains , pour y attendre commodément l’heure de la promenade.
l’Abbé
Entrons, nous ne saurions trouver un réduit plus agréable. Eh bien que vous semble de tout ceci ?
le Président
J’avoue, que les beaux morceaux d’Architecture, que nous venons de voir, font beaucoup d’honneur 127 à notre siècle mais je soutiens qu’ils en font encore davantage aux siècles anciens ; parce que s’ils ont quelque chose de recommandable, ce n’est que pour avoir été bien copiés sur les bâtiments qui nous restent de l’Antiquité, et que quelque beaux qu’ils soient, ils le sont encore moins que ces mêmes bâtiments qui leur ont servi de modèle 298 On ne peut à l’évidence affirmer que l’architecture de Versailles imite des bâtiments antiques. Cette parole du Président sert simplement d’ouverture à un argumentaire visant à réduire l’autorité du modèle antique (voir ci-dessous, note 71). [MCLB] .
l’Abbé
C’est de quoi je ne demeure nullement d’accord, je soutiens que le véritable mérite de nos ouvrages d’Architecture ne leur vient point d’être bien imités sur l’Antique, et je soutiens encore que bien loin d’être inférieurs aux bâtiments anciens, ils ont sur eux toutes sortes d’avantages.
le Président
Cela se peut-il dire, sans une effroyable ingratitude envers les Inventeurs de l’Architecture, si un 128 bâtiment n’avait ni colonnes, ni pilastres, ni architraves, ni frises, ni corniches, et qu’il fût tout uni, pourrait-on dire que ce fût un beau morceau d’Architecture 299 Perrault resserre habilement la question du modèle antique sur celle des ordres dans la bouche du Président. Ce n’est pas en contradiction avec la théorie architecturale moderne (Serlio, Vignole etc.), fortement centrée sur les ordres, mais la perspective est très réductrice, les Dix Livres de Vitruve attestant, à l’inverse l’ampleur des pratiques antiques et de la définition de l’architecture, des machines de chantiers aux questions de bienséance. Cette restriction est préparatoire au rappel des passages de Vitruve sur l’origine naturelle de la morphologie des ordres classiques, visant à réduire l’invention antique à une question de simple antériorité chronologique. Elle correspond en outre à l’un des points d’opposition majeur entre Claude Perrault (auteur de L’Ordonnance des cinq espèces de colonnes selon la méthode des Anciens , Paris, J.-B. Coignard, 1683 ) et François Blondel, mathématicien, architecte et directeur de l’Académie royale d’architecture, qui répond de manière très développée dans son Cours d’architecture enseigné dans l’Académie royale d’architecture, 5 parties en 1 vol. in-fol., Paris, p. Auboin et F. Clouzier, 1675-1683 et réédité en 1688 . Ces débats nourris, qui avaient débuté dès 1672 au sein de l’Académie royale d’architecture à propos de l’origine du bon goût en architecture, se lisent en filigrane des abondantes pages consacrées à l’architecture dans ce second dialogue. [MCLB] ?
l’Abbé
Non assurément.
le Président
C’est donc à ceux qui ont inventé ces ornements, qu’on est redevable de la beauté des édifices.
l’Abbé
Cela ne conclut pas. Si dans un discours il n’y avait ni métaphores, ni apostrophes, ni hyperboles, ni aucune autre figure de Rhétorique, ce discours ne pourrait pas être regardé comme un ouvrage d’Éloquence, s’ensuit-il que ceux qui ont donné des règles pour faire ces figures de Rhétorique, soient préférables aux grands Orateurs, qui s’en font servis dans leurs Ouvrages ? Car 129 de même que les figures de Rhétorique se présentent à tout le monde, et que c’est un avantage égal à tous ceux qui veulent parler ; il en est de même des cinq Ordres d’Architecture qui sont également dans les mains de tous les Architectes. Et comme le mérite des Orateurs n’est pas de se servir de figures, mais de s’en bien servir : La louange d’un Architecte n’est pas aussi d’employer des colonnes, des pilastres et des corniches, mais de les placer avec jugement, et d’en composer de beaux Édifices 300 Analogie banale entre les figures de la rhétorique dans un discours et l’usage des ordres dans une architecture, afin ne pas réduire les ordres à des ornements. Cette idée, donnée à l’Abbé, sitôt contestée par le Président pour être mieux réaffirmée, sert l’avancée de l’argumentation : après avoir réduit le modèle antique aux ordres, il s’agit de circonscrire encore la nature de son emploi, qui engage fondamentalement le « jugement » de l’architecte. [MCLB] .
le Président
Il n’en est pas des ornements de l’Architecture comme des ornements du discours. Il est naturel à l’homme de faire des figures de Rhétorique, les Iroquois en font, plus abondamment que les meilleurs Orateurs de l’Europe 301 Il faut se souvenir du contexte de la Nouvelle-France qui, après avoir connu la paix en 1667 au temps de Colbert, est alors marqué par la reprise de la guerre contre les Iroquois le 13 juin 1687. Le mention des Iroquois comme des maîtres de l’éloquence peut surprendre mais elle rejoint le témoignage de Louis de Buade, comte de Frontenac, gouverneur de la Nouvelle-France entre 1672 et 1682, puis de nouveau à partir de 1689, à propos de sa conférence avec les Iroquois à Cataracoui en 1673 (source originelle non identifiée, mais le texte est cité dans les copies de documents de fonds français exécutées par les archivistes canadiens au XIXe et au début du XXe siècles, Rapport de l'Archiviste de la province de Québec pour 1926-1927, p. 39 ) : : « Vous auriez assurément été surpris, Monseigneur, de voir l'éloquence, la finesse avec laquelle tous leurs députés me parlèrent, et, si je n'avais peur de passer pour ridicule auprès de vous, je vous dirais qu'ils me firent en quelque sorte souvenir des manières du Sénat de Venise, quoique leurs peaux et leurs couvertures soient bien différentes des robes des procurateurs de Saint-Marc. » Voir aussi la Grammaire algonquine ou des Sauvages de l’Amérique septentrionnale avec la description du pays (Manuscrit, Paris, BnF) du père Louis Nicolas, jésuite. [MCLB] Perrault fait déjà référence aux Iroquois dans la préface du tome I, p. XXXV alors qu'il critique la grossièreté des mœurs antiques : « je soutiens que ce n’a jamais été les mœurs d’aucune Nation, non pas même des Iroquois, de donner des soufflets à une Maîtresse qu’on régale chez soi ». . Mais ces mêmes Iroquois n’emploient pas des colonnes, des architraves 130 et des corniches dans leurs bâtiments.
l’Abbé
Il est vrai qu’ils n’emploient pas des colonnes et des corniches d’ordre Ionique ou Corinthien, dans leurs habitations, mais ils y emploient des troncs d’arbres qui sont les premières colonnes dont les hommes se sont servis, et ils donnent à leurs toits une saillie au-delà du mur qui forme une espèce de corniche semblable à celle qui dans les premiers temps a servi de modèle à toutes les autres qu’on a depuis enjolivées 302 Sur les cabanes des Iroquois, voir notamment Pierre Boucher, Histoire véritable et naturelle des mœurs et productions du pays de la Nouvelle-France vulgairement dite le Canada, Paris, Florentin Lambert, 1664, p. 99-100 : « Ils sont sédentaires comme j’ay déjà dit et bastissent des bourgades. Ce sont les hommes qui font les palissades et les cabanes, qu’ils font en forme de berceau, fort haut et large, couvert depuis le haut jusques au bas de grosse écorce de Fresne ou d’Orme. » Le détour par l’habitat des populations « sauvages » est à mettre en regard du rappel des réflexions de Vitruve sur l’origine naturelle de l’architecture (Claude Perrault, Les Dix Livres d’architecture de Vitruve corrigez et traduits nouvellement en François avec des notes et des figures, seconde édition revue, corrigée et augmentée, Paris, Jean-Baptiste Coignard, 1684, liv. IV, chap. II, p. 111 ), ici sous-jacentes au dialogue entre l’Abbé et le Président. [MCLB] .
le Président
Ce que vous dites est vrai, tous les membres d’Architecture ont été formés sur la ressemblance des pièces de Charpenterie, dont les premières maisons ont été construites 303 Renvoi explicite à Vitruve : « C’est ainsi que chaque chose dans les Edifices doit estre mise par ordre en sa place selon son espèce et c’est ainsi à l’imitation de cet assemblage de plusieurs pièces de bois dont les charpentiers font les maisons ordinaires que les Architectes ont inventé la disposition de toutes les parties qui composent les bastimens de Pierre et de Marbre », Claude Perrault, Les Dix Livres d’architecture de Vitruve corrigez et traduits nouvellement en François avec des notes et des figures, seconde édition revue, corrigée et augmentée, Paris, Jean-Baptiste Coignard, 1684, liv. IV, chap. II, p. 111 . [MCLB] . Les colonnes ont été faites sur les troncs d’arbres qui soutenaient les 131 toits, leur piédestal sur le billot qu’on mettait dessous, et leur chapiteau sur les feuillages dont ils ornaient le haut de ces troncs d’arbres. L’Architrave représente cette première poutre, qui posait sur les colonnes rustiques dont je viens de parler. La Frise représente l’épaisseur des poutres, comme on le voit distinctement dans l’ordre Dorique, où les triglyphes 304 Claude Perrault, Les Dix Livres d’architecture de Vitruve corrigez et traduits nouvellement en François avec des notes et des figures, seconde édition revue, corrigée et augmentée, Paris, Jean-Baptiste Coignard, 1684, liv. IV, chap. II, p. 111 : « La manière que les ouvriers ont suivie de tout temps est qu’ayant posé sur les murs leurs poutres de telle sorte que du dedans du mur, elles passoient jusqu’au dehors, ils remplissoient de maçonnerie les espaces qui sont entre chaque poutre pour soustenir la corniche et le toict qu’ils embellissoient de ce qu’il y a de plus délicat dans leur Art. Après cela, le bout des poutres qui sortoit hors le mur estoit coupé à plomb et parce que cela leur sembloit avoir mauvaise grâce, ils clouoient sur ces bouts de poutres coupez de petits ais taillez en la manière que nous voyons les triglyphes qu’il couvroient de cire bleue, pour cacher ces coupures qui offensoient la vue et c’est de cette couverture des bouts de poutre qu’est venue la disposition des Triglyphes, des Opes [sic, comprendre « trous »] et des intervalles qui sont entre les poutres des ouvrages doriques. Quelques-uns ensuite en d’autres Édifices ont laissé sortir au-dessus des triglyphes les bouts de force et les ont repliez, de sorte que comme la disposition des poutres a donné l’invention de celle des triglyphes, les saillies des forces ont aussi donné lieu à la disposition des mutules ». [MCLB] marquent l’extrémité des poutres, et les métopes la distance qu’il y a d’une poutre à l’autre. La Corniche représente l’épaisseur du plancher, la saillie du toit et toutes les pièces qui la composent ; car il est aisé de voir que les modillons ne sont autre chose que les bouts des chevrons de la couverture. Mais il y a la forme agréable et les justes proportions qui ont été données à tous ces ornements d’Architecture, dont on ne peut trop admirer la beauté, et pour lesquelles on ne peut aussi trop louer les grands hommes qui les ont inventées.
132l’Abbé
Ce n’a été qu’avec bien du temps et peu à peu, que ces Ornements ont pris la forme que nous leur voyons. Ainsi on ne peut pas dire que certains hommes en particulier en soient véritablement les premiers inventeurs. D’ailleurs si la forme de ces ornements nous semble belle, ce n’est que parce qu’il y a longtemps qu’elle est reçue, et il est certain qu’elle pourrait être toute différente de ce qu’elle est, et ne nous plaire pas moins, si nos yeux y étaient également accoutumés 305 En quelques lignes et sans y insister, Perrault met dans la bouche de l’Abbé deux arguments décisifs contre la valorisation excessive du modèle antique : l’impossibilité d’assigner l’invention à un moment fondateur, les ordres et ornements ayant été établis par un processus long ; l’appréhension culturelle (habitude visuelle), et non objective, de la beauté en architecture, qui relativise le modèle antique et affranchit du même coup de la nécessité d’une soumission servile à son égard. Voir G. Germann, Vitruve et le vitruvianisme, Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes, 1991. Le débat porte en particulier l’usage des doubles colonnes déployé pour la Colonnade du Louvre, qui ne correspond à aucune tradition architecturale antique . [MCLB] .
le Président
Si la figure de ces ornements était purement arbitraire, ce que vous dites pourrait être écouté, mais toutes les proportions des bâtiments ayant été prises, comme le dit Vitruve, sur la proportion du corps humain 306 Claude Perrault, Les Dix Livres d’architecture de Vitruve corrigez et traduits nouvellement en François avec des notes et des figures , seconde édition revue, corrigée et augmentée, Paris, Jean-Baptiste Coignard, 1684, liv. III, planche VII . [MCLB] , on ne peut pas dire que si elles étaient autres qu’elles ne 133 sont, elles plairaient également.
l’Abbé
Il est vrai que Vitruve dit quelque part, que comme la Nature a eu un grand soin de garder de justes proportions pour la formation du corps de l’homme, il faut de même que l’Architecte s’étudie beaucoup à bien proportionner toutes les parties de son bâtiment 307 Vitruve, l. III, ch. I. Voir Vitruve dans son édition par Claude Perrault, Paris, 1684, Livre III, ch. 1, De l’ordonnance des bastiments des Temples et de leurs proportions avec la mesure du corps humain, notamment p. 57 : « Si donc la nature a tellement composé le corps de l’homme que chaque membre a une proportion avec le tout, ce n’est pas sans raison que les Anciens ont voulu que dans leurs ouvrages, ce mesme rapport des parties avec le tout se rencontrast exactement observé » ou p. 62 : « De sorte que puisqu’il est constant que le nombre de doigts de l’homme est à l’origine de tous les autres nombres et qu’il y a du rapport de mesure entre les parties de son corps et le tout, nous devons avoir de l’estime pour ceux qui disposent si bien les dessein des Temples des Dieux que l’ordonnance de tous les membres de l’ouvrage soit telle que la symmétrie et la proportion se rencontrent tant dans les parties séparées que dans le tout selon une distribution convenable ». Les difficultés liées à la traduction et au sens à donner aux termes proportio, symmetria et commodulatio du texte vitruvien ont particulièrement retenu l’attention de Claude Perrault, voir notamment ibid., p. 56, notes 2 à 4. [MCLB] , mais il ne dit point là qu’il en doive régler les proportions sur celles du corps de l’homme [ q ] . C’est presque sur cette seule proportion mal entendue que sont fondés tous les mystères des proportions des membres d’Architecture. Quoi qu’il en soit, je ne vois que la colonne qui puisse avoir quelque rapport au corps humain ; mais encore quel rapport 308 L’Abbé corrige la mauvaise interprétation de Vitruve relayée par le Président, qui infère du modèle naturel de l’architecture l’idée selon laquelle les proportions de l’architecture devraient être calquées sur les proportions humaines. Claude Perrault l’avait fait dans la planche VII du Livre III de son édition de Vitruve (éd. 1684, p. 59), qui entend mettre en évidence l’absence de rapport entre les proportions du corps humain (à gauche), dont chaque partie est la 4e, 5e, 6e, 7e, 8e ou 10e portion de la hauteur totale d’une part, et, d’autre part, celles des pieds mesurant l’architecture (représentés à droite), les pieds grec, romain et le pied du roi étant divisibles respectivement en 1358, 1306 et 1440 parties. La mise en évidence de la diversité des systèmes de rapport des parties au tout établit la relativité des proportions. [MCLB] ? La plus courte des colonnes, qui est la Toscane, a sept fois sa grosseur et davantage 309 Les proportions ordinairement données à la colonne toscane (« La grosseur des colonnes par empas doit estre la septième partie de leur hauteur »), sont débattues, comme le rappelle Claude Perrault en annotant le texte de Vitruve : « C’est avec raison que Philander [Guillaume Philandrier] s’étonne de cette proportion de la colonne toscane, sçavoir qu’estant plus grossière dans ses ornemens que toutes les autres, elle ne soit pas plus courte que la dorique, qui n’a aussi de hauteur que sept diamètres. Mais la colonne Trajane qui est de l’ordre toscan est encore plus disproportionnée, car elle a plus de huit de ses diamètres de hauteur. » (éd. 1684, Livre IV., chap. VII, Des temples à la manière toscane, p. 136). [MCLB] , et l’homme le plus grand et le plus menu qu’il y ait, ne l’a pas quatre fois.
134le Président
Cela est vrai, mais comme le diamètre ou la grosseur de la colonne se prend au pied de la colonne, la grosseur ou le diamètre de l’homme se prend aussi en Architecture sur la mesure de son pied 310 Le Président généralise l’anecdote rapportée par Vitruve à propos de la seule colonne dorique. Voir Claude Perrault, éd. 1684, Livre IV, chapitre I, p. 105 : « Comme ils ne sçavoient pas bien quelle proportion il falloit donner aux colonnes qu’ils vouloient mettre à ce temple, ils cherchèrent le moyen de les faire assez fortes pour soustenir le faix de l’édifice et de les rendre agréables à la veue. Pour cela ils prirent la mesure du pié d’un homme qui est la sixième partie de sa hauteur, sur laquelle mesure ils formèrent leur colonne, en sorte qu’à proportion de cette mesure qu’ils donnèrent à la grosseur de la tige de la colonne, ils la firent six fois plus haute en comprenant le chapiteau. Et ainsi la colonne dorique fut premièrement mise dans les édifices ayant la proportion, la force et la beauté du corps de l’homme. » [MCLB] .
l’Abbé
Cela n’a aucune raison, car bien loin que la longueur du pied d’un homme soit la mesure de sa grosseur, elle n’en est au plus que la moitié.
le Président
Cependant, les colonnes Doriques ont été proportionnées sur la taille de l’homme, les Ioniques sur la taille des femmes, et les Corinthiennes sur celle des jeunes filles 311 Claude Perrault, Les dix livres d’architecture de Vitruve..., Paris, 1684, Livre IV, chapitre I : Des trois ordres de colonnes, de leurs origines et de leur invention. Voir notamment sur l’invention de l’ordre ionique, ibid., p. 106 : « Quelques temps après, ils bastirent un temple à Diane et cherchèrent quelque nouvelle manière qui fût belle, par la mesme méthode ils luy donnèrent la délicatesse du corps d’une femme. » [MCLB] . De là vient même que les Temples des Dieux étaient ordinairement d’Ordre Dorique, ceux des Déesses comme Junon et Vesta, d’ordre 135 Ionique, et ceux des Déesses vierges, comme Minerve et Diane, d’ordre Corinthien 312 Voir les temples mentionnés dans Vitruve, Livre III, chapitre 1, éd. Claude Perrault, 1684, p. 62-74. [MCLB] .
l’Abbé
Cela est très bien pensé, et a été dit en beau Grec et en beau Latin, mais ce ne sont que des réflexions de gens qui ont raisonné sur les ornements de l’Architecture après qu’ils ont été faits, mais ce n’est point ce qui en a déterminé les mesures 313 Boutade à divers titres. Si le texte latin de Vitruve est incontournable pour la théorie de l’architecture à l’époque moderne, on ne dispose évidemment pas de sources textuelles de même teneur en langue grecque. La mention du grec vise sans doute à faire savant mais elle témoigne aussi de la connaissance intime que Charles Perrault pouvait avoir de Vitruve, par l’intermédiaire de l’édition de son frère. Vitruve énumère en effet, dans la préface de son livre VII, les auteurs où il a puisé, dans le souci de ne pas être tenu pour un plagiaire : il cite en particulier tous les auteurs grecs qui auraient écrit sur tel ou tel ordre architectural spécifiquement, par exemple Théodore, Crésiphon, Métagène pour les proportions de l’ordre dorique (éd. 1684, p. 232). En outre, l’idée d’un Vitruve « en bon latin » peut prêter à sourire puisque Claude Perrault souligne, dans son édition, les extrêmes difficultés que soulèvent la traduction et l’interprétation du texte. Ainsi il affirme dans la préface : « par malheur ce trésor a toujours esté caché sous une si grande obscurité et la difficulté des matières que ce livre traite l’a rendu si impénétrable que plusieurs l’ont jugé tout à fait inutile aux architectes. » [MCLB] . Ce n’a été d’abord que le simple sens commun qui en faisant des colonnes a rejeté celles qui étaient excessivement longues ou excessivement courtes ; les unes parce qu’elles n’avaient pas une force suffisante pour le fardeau qu’on leur destinait, les autres parce qu’elles avaient une abondance de matière et un excès de force inutiles, et qu’elles occupaient trop de place 314 La faiblesse d’une théorisation a posteriori, qui ne correspond pas à la diversité des pratiques antiques attestées par les restes archéologiques, apparaît régulièrement dans l’annotation de Vitruve par Claude Perrault, par exemple, éd. 1684, p. 104, note 2 : « Serlio dit que dans tous les chapiteaux corinthiens qu’il a mesurez, il n’en a point trouvé où le tambour sans le tailloir ne fust plus haut que le diamètre du bas de la colonne et que cela luy faire croire que le texte de Vitruve est corrompu ». Voir aussi ibid., p. 114, note 7 sur la diversité des chapiteaux doriques conservés ( théâtre de Marcellus , Colisée etc.), de proportions différentes entre elles et différentes de celles données par Vitruve. Claude Perrault aime à souligner la mise en place empirique des proportions et ornements dans l’Antiquité, voir notamment ibid., IV, chap. 1, p. 106, note 12 : « Il paroist encore par là que la proportion des membres d’Architecture n’ont point une beauté qui ait un fondement tellement positif qu’il soit de la condition des choses naturelles (...) car la proportion qui fut premièrement donnée à la colonne Dorique et à l’Ionique a esté changé ensuite et pourroist encore l’estre sans choquer ny le bon sens ny la raison ». Cette idée d’une théorisation des pratiques architecturales a posteriori s’oppose à François Blondel qui affirme notamment qu’à la vue du Panthéon de Rome, « il est malaisé de croire que ces grands hommes qui en ont donné les desseins soient arrivés à une si grande justesse de symétrie et qu’il se trouve un concert si parfait dans leurs ouvrages, sans qu’ils en aient eu auparavant la connoissance et l’idée dans leur esprit. » (Cours d’architecture enseigné dans l’Académie royale d’architecture, Paris, P. Auboin et F. Clouzier, 1675-1683, Livre V, chap. X, p. 754). [MCLB] . Mais comme entre ces deux extrémités, il y a un grand nombre de proportions dont le bon sens s’accommode 315 À la vision antique – puis quadriviale – d’un ordre mathématique du monde, dont l’esthétique est fondée sur l’universalité des proportions harmoniques, qui valent pour la musique comme pour les parties d’un édifice, d’une colonne, du corps humain, etc., les Modernes opposent l’argument de l’expérience sensible, la subjectivité de la perception et a fortiori celle, très importante dans le propos de l’Abbé, de l’accoutumance des sens, capables de corriger même les petites erreurs dans les proportions d’un édifice. In fine, le seul objet sujet aux règles des proportions harmoniques où le sens ne peut pas s’accoutumer et corriger le moindre écart, c’est précisément celui des intervalles de musique. C’est ce que Claude Perrault explique notamment dans la préface de son Ordonnance des cinq espèces de colonnes selon la méthode des anciens (Paris, Jean-Baptiste Coignard, 1683). Les propos de l’Abbé reprennent cette position. [TP] éga136 lement, et dont pas une ne blesse les yeux, ce n’a été autre chose que le choix fortuit des premiers bâtisseurs qui a achevé de les déterminer ; l’accoutumance de les voir en de beaux Édifices, leur a donné ensuite cette grande beauté qu’on admire 316 La notion d’accoutumance est au cœur de la pensée de Claude Perrault et de sa relativisation de la valeur du modèle antique. Voir son commentaire de Vitruve, ibid., IV, 1, p. 106, note 12 : « ceux qui sont accoutumez aux anciennes proportions se sont formé une idée du beau dans ce genre de choses qui tient lieu d’une règle positive et d’une loy que l’usage et la coustume sont capables d’établir avec un pouvoir égal à celuy qu’ils ont d’attribuer à quelques unes des loix politiques une autorité aussi inviolable que peut estre celle que le droit et l’équité donnent à toutes les autres, quoyque celles-cy soient fondées sur l’équité et sur la raison, et les autres seulement sur la volonté de ceux qui les imposent et sur le consentement de ceux qui les reçoivent et qui s’y soumettent. » La question de l’origine de la beauté en architecture (beauté positive ou beauté relative, dont la valeur a été construite par l’accoutumance) est l’un des points de cristallisation de la querelle entre Claude Perrault et François Blondel. Voir François Blondel, Cours d’architecture enseigné dans l’Académie royale d’architecture , (1675-1683), en particulier les chapitres XIV (Examen des raisons que l’on apporte contre la nécessité des proportions en architecture qui ne sont, comme on dit, approuvées que par accoutumance) et XV (Réfutation de ces raisons). Ainsi Blondel déclare-t-il (ch. XIV, p. 761) : « Nous aurons bientôt un ouvrage de M. Perrault sur le même sujet des proportions de l’architecture qui ne peut être qu’excellent venant de lui, quoique dans les notes qu’il a faites sur Vitruve, il paraisse d’un sentiment extrêmement éloigné de celui de cet auteur, lorsqu’il dit que les proportions des membres de l’architecture qui, selon le sentiment de la plupart des architectes sont quelque chose de naturel, n’ont été établies que par un consentement des architectes qui ont imité les ouvrages les uns des autres et qui ont suivi les proportions que les premiers avaient choisies, non point comme ayant une beauté réelle convaincante et nécessaire (...) mais seulement parce que ces proportions se trouvaient en des ouvrages qui ayant d’ailleurs d’autres beautés réelles et convaincantes telles que sont celles de ma matière et de la justesse d’exécution, ont fait approuver la beauté de ces proportions, bien qu’elle n’eut rien de réel dans la nature ». L’ouvrage annoncé de Claude Perrault est l’ Ordonnance des cinq espèces de colonnes selon la méthode des Anciens , paru à Paris en 1683. [MCLB] .
le Président
Nullement. Ce qui leur donne cette beauté parfaite, dont les yeux un peu instruits dans l’Architecture sont charmés, c’est d’avoir attrapé un certain point que la Nature leur prescrit 317 Le Président défend la position antique, puis médiévale, de l’universalité des proportions, qui est l’objet de Musica en tant qu’art libéral au sein du Quadrivium : la beauté vient de l’ordre harmonieux entre les parties, dans les rapports les plus simples (1:2 , 2:3, 3:4), qui sont ceux qui définissent de façon objective les consonances en musique et qui, par une analogie à portée universelle et à portée véritablement cosmologique, garantissent le bon, le bien et le vrai : en musique et bien au-delà, microcosme et macrocosme. La « beauté parfaite » d’un édifice tient donc à ce que celui-ci se fonde sur ces rapports simples « prescrits par la Nature ». [TP] Voir dans le même esprit François Blondel, Cours d’architecture enseigné dans l’Académie royale d’architecture (1675-1683), V, XIV, p. 761 : « C’est ainsi que je dis que la beauté d’une colonne bien droite, bien ronde et diminuée selon la règle nous donne un plaisir naturel parce qu’elle est faite sur le modèle des arbres qui ne sont jamais plus beaux dans la nature que lorsqu’ils sont droits, ronds et qu’ils diminuent insensiblement depuis le pied jusqu’au sommet. » À l’inverse, Claude Perrault affirme : « L’imitation de la nature, ni la raison, ni le bon sens, ne sont donc point le fondement de ces beautés qu’on croit voir dans la proportion, dans la disposition et dans l’arrangement des parties d’une colonne. » ( Ordonnance des cinq espèces de colonnes selon la méthode des Anciens , Paris, 1683, Préface). [MCLB] , de même que nous voyons dans la Musique qu’une octave ou une quinte frappe agréablement l’oreille, quand l’un ou l’autre de ces accords a rencontré la juste distance des tons qui le composent 318 Les rapports simples entre les sons (par analogie les rapports de la longueur de la corde qui les produits), c’est-à-dire les rapports 1:2 , 2:3 et 3:4, définissent trois intervalles, respectivement l’octave, la quinte et la quarte, qu’on considère comme consonances (opposées aux dissonances, soit tous les autres intervalles). Puisque ces intervalles répondent au canon arithmétique de l’ordre objectif , ils sont agréables à l’oreille. De même, ce qui est très important pour le propos de Perrault qui va suivre, si le rapport des cordes qui définissent par exemple une octave n’est pas exactement 1:2, l’intervalle produit ne sera pas une octave ce qui, pour des raisons physiques, devient immédiatement perceptible par l’oreille, même avec la moindre déviation. [TP] .
l’Abbé
La comparaison des ornements de l’Architecture, avec les accords de la Musique n’est nullement receva137 ble 319 La pertinence ou la non pertinence de cette comparaison entre les proportions en musique et celle en architecture avait opposé, dans une querelle au sein de l’Académie royale d’architecture, Claude Perrault et François Blondel. Ce dernier, citant notamment l’ouvrage du maître de musique René Ouvrard, Architecture harmonique ou application de la doctrine des proportions de la musique à l’architecture (Paris, Robert Jean Baptiste de La Caille, 1679), défend l’analogie et donc l’application des proportions musicales stricto sensu sur un édifice architectural (dans le 5e livre du tome III de ses Cours d’architecture, intitulée « De la proportion des parties de l’architecture », Paris, l’auteur et Nicolas Langlois, 1683, p. 727-787). Claude Perrault, déjà en 1673, dans ses notes critiques de sa traduction de Vitruve, avait objecté l’application stricto sensu de l’analogie ; pour lui, la proportion en architecture telle qu’enseignée par Vitruve, ne saurait concerner une analogie ni avec les proportions musicales, ni avec des rapports absolus, dans la mesure où les proportions du « corps d’un homme bien formé » comme d’un édifice supportent les légères variations que les architectes se permettent – à cause principalement de la morphologie du terrain –, sans que cela ne heurte la vue (Les Dix Livres d’architecture de Vitruve, corrigés et traduits nouvellement en français, avec des notes et des figures, Paris, Jean-Baptiste Coignard, 1673, p. 53-54 ) ; il discute et développe ce point à nouveau dans la préface de son Ordonnance des cinq espèces de colonnes selon la méthode des anciens (Paris, Jean-Baptiste Coignard, 1683). [TP] , c’est indépendamment de la convention des hommes et de l’accoutumance de l’oreille, qu’une octave ou une quinte doivent être précisément composées d’une certaine distance de tons, en sorte que pour peu que cette distance soit trop grande ou trop petite, l’oreille en est choquée en quelque pays du monde que ce soit, et dans quelque ignorance qu’on puisse être de la Musique 320 Les intervalles des rapports simples, comme l’octave et la quinte pures, qui correspondent aux rapports 1:2 et 2:3, présentent un phénomène physique que Perrault constate, bien qu’il ne puisse l’expliquer ici : du fait de l’alignement des spectres des deux sons qui forment l’intervalle, le grave et l’aigu, ces intervalles (qu’on appelle pour cela « purs ») sonnent avec une clarté spécifique. Dès que les deux sons s’écartent de cette proportion très précise, se produit le phénomène des battements (entre les sons « harmoniques » de leurs spectres respectifs) et donc une sensation de vibration immédiatement perceptible. Il est ainsi possible pour un musicien d’accorder très exactement cette « juste proportion » à l’oreille, sans se servir aucunement par exemple d’un compas pour mesurer la longueur de cordes. Ce phénomène permet à Perrault de considérer qu’une juste proportion en musique (d’octave ou de quinte, etc.), est une donnée strictement objective et aucunement culturelle, ou réservée aux musiciens avertis. [TP] . Il n’en est pas ainsi des ornements d’Architecture, qui peuvent être un peu plus grands ou un peu plus petits, les uns à l’égard des autres, et plaire également, comme on le peut voir dans les ouvrages merveilleux des grands Architectes de l’Antiquité qui plaisent tous, quoique leurs proportions soient très différentes les unes des autres 321 Voir par exemple Cl. Perrault, Vitruve, éd. 1684, sur les proportions de l’architrave, respectivement dans les ordres dorique (p. 116) et toscan (p 138). La diversité de proportions entre les cinq grands ordres est ordinairement mise en évidence, dans les traités d’architecture de la Renaissance tout comme dans le Cours... de François Blondel, par une estampe représentant les colonnes et entablements des cinq ordres les uns à côté des autres. [MCLB] . On peut encore remarquer qu’en quelque mode qu’une pièce de Musique soit composée, Lydien, Phrygien ou Dorien, l’octave, la quinte et les autres accords sont toujours 138 de la même étendue 322 Perrault emprunte une terminologie archaïque (Dorien, Lydien, etc.) pour désigner des modes diatoniques : chacun de ces modes est défini et se distingue par l’ordre dans lequel se succèdent tons et demi-tons. Quel que soit cet ordre, les octaves, les quintes et les autres intervalles seront les mêmes (contrairement donc à ce qu’il constate en architecture). [TP] . Il n’en est pas ainsi des colonnes, ni de tous les autres ornements de l’Architecture, qui changent de proportion selon l’ordre où ils sont employés, car ils sont plus délicats et plus sveltes dans l’ordre Ionique que dans le Dorique, et plus encore dans le Corinthien que dans l’Ionique 323 Claude Perrault est allé au-delà du constat de la diversité de proportions entre les colonnes des cinq grands ordres, en apportant une démonstration visuelle originale du caractère variable, et non proportionnel, des ordres dans leurs colonnes et ornements. L’estampe de son édition compare plusieurs rapports de proportions donnés dans le texte de Vitruve pour le seul ordre ionique, éd. Vitruve, 1684, livre III, pl. XXII (p. 99), avec ce commentaire : « Cette figure fait voir quelles sont les proportions que Vitruve donne aux architraves suivant les différentes grandeurs de colonnes, car les architraves des colonnes de douze à quinze piez ont de hauteur la moitié du diamètre du bas de la colonne ; en celles de quinze à vingt piez, ils sont hauts de la treizième partie de la colonne (...). On a fait dans la figure toutes les colonnes d’une mesme hauteur à l’égard les unes des autres et on a seulement observé les différentes proportions qui sont entre la colonne et l’architrave, ainsi qu’elle est dans le texte, parce que l’on a estimé que par cette manière, on feroit mieux juger à l’œil les différentes proportions, par la comparaison qu’il seroit plus aisé de faire d’un architrave à l’autre, que d’un architrave à sa colonne. » [MCLB] . Cette diversité de proportions assignée à chaque ordre marque bien qu’elles sont arbitraires, et que leur beauté n’est fondée que sur la convention des hommes et sur l’accoutumance 324 Annotation en cours. . Pour mieux expliquer ma pensée je dis qu’il y a de deux sortes de beautés dans les Édifices ; des beautés naturelles et positives qui plaisent toujours, et indépendamment de l'usage et de la mode ; de cette sorte sont d’être fort élevés et d’une vaste étendue, d’être bâtis de grandes pierres bien lisses et bien unies, dont les joints soient presque imperceptibles, que ce qui doit être perpendiculaire le soit parfaitement, 139 que ce qui doit être horizontal le soit de même, que le fort porte le faible, que les figures carrées soient bien carrées, les rondes bien rondes, et que le tout soit taillé proprement, avec des arêtes bien vives et bien nettes 325 L’Abbé classe, au rang de beautés « positives » sur lesquelles on s’accorde universellement, la qualité des matériaux (pierres de taille) et la stéréotomie (art de la coupe et de l’assemblage des pierres de taille, notamment au service de la construction des voûtes). Prioritairement soucieux de mettre en place l’opposition entre ces beautés positives et les beautés « arbitraires » que sont à ses yeux les ordres et leurs ornements, il n’évoque pas pour l’heure la maîtrise particulière de la France de son siècle dans le domaine stéréotomique, mais y revient infra. [MCLB] . Ces sortes de beautés sont de tous les goûts, de tous les pays et de tous les temps. Il y a d’autres beautés qui ne sont qu’arbitraires, qui plaisent parce que les yeux s’y sont accoutumés, et qui n’ont d’autre avantage que d’avoir été préférées à d’autres qui les valaient bien, et qui auraient plu également, si on les eût choisies. De cette espèce sont les figures et les proportions qu’on a données aux colonnes, aux architraves, frises, corniches et autres membres de l’Architecture. Les premières de ces beautés sont aimables par elles-mêmes, les secondes ne le sont que par le choix qu’on en a fait, et pour avoir été jointes à ces premières, dont elles ont reçu, comme par une 140 heureuse contagion un tel don de plaire, que non seulement elles plaisent en leur compagnie, mais lors même qu’elles en sont séparées.
le Chevalier
Il en est donc de ces ornements d’Architecture, comme de nos habits, dont toutes les formes et les figures sont presque également belles en elles-mêmes ; mais qui ont un agrément extraordinaire, lorsqu’elles sont à la mode, c’est-à-dire, lorsque les personnes de la Cour viennent à s’en servir 326 Le Chevalier fait ici irruption dans le long affrontement verbal entre le Président et l’Abbé pour proposer une nouvelle analogie, mondaine, entre les ornements d’architecture et les habits de Cour. Cette intervention incarne, à l’échelle de ce long passage du second dialogue, une ambition probable liée à la publication du Parallèle : amener l’opposition entre Claude Perrault et François Blondel devant un nouveau public, alors que François Blondel est décédé en 1686, soit deux ans avant la publication du premier tome du Parallèle (Claude Perrault meurt pour sa part en 1688). [MCLB] ; car alors la bonne mine, l’agrément et la beauté de ces personnes semblent passer dans leurs habits et de leurs habits dans tous ceux qui en portent de semblables.
l’Abbé
Justement, rien ne peut mieux expliquer ma pensée.
141le Président
Si cela était ainsi, comme les modes des habits changent de temps en temps, les ornements d’Architecture devraient changer de même ; cependant depuis qu’ils ont été inventés par les Grecs, on ne voit pas qu’ils aient changé de forme. Ils sont toujours en possession de plaire, et bien loin que le temps ait diminué quelque chose de leur beauté et de leur agrément, comme il arrive dans tout ce qui n’est beau que par la mode, on peut dire qu’il en a redoublé la grâce et la beauté.
l’Abbé
Cette différence vient de ce que les habits ne durent pas autant que les Édifices, et particulièrement ceux où l’Architecture emploie ses ornements les plus considérables. Si les chapeaux, par exemple, duraient sept ou huit cents ans, ils ne changeraient pas plus souvent de figure 142 que les chapiteaux des colonnes. Ce qui fait que nous les voyons tantôt plats et tantôt pointus, c’est qu’on en change trois ou quatre fois par an, et que pour faire voir qu’on ne porte pas toujours le même, on lui donne une forme nouvelle ; car de là vient la subite révolution des modes ; mais les bâtiments tiennent ferme, et lorsqu’on en construit de nouveaux, on les rend les plus semblables que l’on peut à ceux qu’on trouve faits et qui plaisent, afin qu’ils aient le même don de plaire, et voilà ce qui perpétue la mode des ornements dont ils sont parés. Avec tout cela cette mode ne laisse pas de changer avec le temps. Le chapiteau Corinthien n’était dans son origine que d’un module, c’est-à-dire, qu’il n’était guère VII Variante 1692 : qu’il n’était pas [DR] plus haut que large. On y a ajouté insensiblement jusqu’à un sixième module, et cette forme plus égayée a tellement contenté les yeux, suivant le privilège ordi143 naire des modes, qu’on ne peut plus souffrir la forme plate et écrasée du vieux chapiteau Corinthien 327 Cette remarque de l’Abbé s’appuie directement sur l’édition de Vitruve par Claude Perrault (éd. 1684, Livre IV, chapitre I, p. 108-109 et p. 104, note 2, sur les proportions du chapiteau corinthien). Voir en particulier la planche XXIII qui oppose deux chapiteaux corinthiens, le premier (à gauche) « suivant le texte de Vitruve », le second (à droite), moins trapu, « en la manière qui a esté introduite depuis Vitruve, telle qu’est celle du portique du Panthéon . » [MCLB] . Il en est arrivé de même au chapiteau Ionique qui a plu très longtemps avec ses deux rouleaux en forme de balustres, mais qui n’oserait plus paraître avec cette coiffure antique, et qui est obligé d’avoir présentement ses quatre côtés semblables en quelque composition d’Architecture, qu’il ait à se trouver 328 Sur l’idée traditionnelle selon laquelle la volute ionique imiterait une chevelure féminine bouclée, voir Vitruve, éd. Perrault, 1684, p. 106. Évoquer le passage du chapiteau ionique de deux à quatre volutes consiste en une simplification du texte de Vitruve, difficile à interpréter. Voir en particulier ibid., p. 93, n. 36, où Claude Perrault relève : « Dans les quatre endroits où l’on doit tracer les volutes. Pour expliquer ce texte à la lettre, il faudroit dire dans les quatre parties des volutes, mais il y a grande apparence qu’après avoir parlé des deux faces du chapiteau dans chacune desquelles on doit tracer deux volutes, il faut que ces quatre parties des volutes signifient les quatre endroits où doivent estre les quatre volutes du chapiteau »). Les vestiges conservés, particulièrement l’étage supérieur du théâtre de Marcellus ou le second niveau du Colisée pour l’ionique romain, ne sont pas concordants. [MCLB] . Je pourrais vous faire voir que presque tous les autres ornements des Édifices ont eu le même sort, ce qui montre bien que leur beauté principale n’est fondée que sur l'usage et sur l’accoutumance.
le Président
Il est pourtant si vrai qu’il y a une certaine proportion déterminée dans tous ces ornements qui en fait la souveraine beauté, que les Architectes ne s’occupent nuit et jour qu’à la recherche de ces justes et 144 précises proportions ; et que quand ils sont assez heureux pour les rencontrer, leurs ouvrages donnent aux vrais connaisseurs un plaisir et une satisfaction inconcevables.
l’Abbé
On prétend qu’entre les colonnes qui sont au Palais des Tuileries, il y en a une qui a cette proportion tant désirée, et qu’on va voir par admiration, comme la seule où l’Architecte a rencontré le point imperceptible de la perfection 329 Sur cette colonne ionique des Tuileries, voir François Blondel, Cours d’architecture , V, chap. XVIIII : « Entre les colonnes ioniques cannelées qui sont l’ornement de la façade du Palais des Tuileries, il y en a une du travail de Jean Goujon que l’on ne pouvait, ci-devant, se lasser de regarder et que l’on ne pouvait considérer sans admiration. » Les colonnes ioniques cannelées et baguées sont exemplaires de l’invention des Modernes en matière d’ordres d’architecture, mais ce n’est pas sous cet angle qu’elles sont évoquées dans le Parallèle . [MCLB] . On dit de même qu’il n’y a pas longtemps qu’un vieil Architecte s’y faisait conduire tous les jours, et passait là deux heures entières assis dans une chaise à contempler ce chef-d’œuvre 330 La mention du « vieil architecte », « il n’y a pas longtemps », sitôt relayée de manière désobligeante par le Chevalier, vise sans nul doute François Blondel, décédé en 1686. En avril 1671, l’Académie d’architecture avait débattu sur Philibert Delorme et les « particularitez louables de ses ordres », Procès Verbaux, t. I, p 11. La réputation de la colonne des Tuileries est également évoquée dès 1672 par André Félibien, historiographe des Bâtiments du roi et secrétaire de l’Académie d’architecture depuis 1671, pour être déconstruite : Félibien l’associe déjà à la question des corrections d’optique, point majeur de la querelle qui opposa Claude Perrault et François Blondel. Il introduit en outre une distance critique en proposant une attribution à l’intervention empirique d’un ouvrier anonyme, et non à Jean Goujon, comme dans le Cours d’architecture de Blondel : « D’où vient, interrompit Pymandre, que cette Colonne est singulière en beauté, puisqu’elle est parmi celles qui composent ce Bâtiment, qui vraisemblablement sont toutes d’une même mesure ? – [...] Il se rencontra un ouvrier qui, ayant considéré l’endroit où l’on devoit placer la Colonne qu’il tailloit, connut l’effet qu’elle y devoit faire. Pour cela, il lui donna un peu plus ou moins de grosseur dans les parties où il le jugea nécessaire et c’est ce qui l’a rendue plus gracieuse que les autres. [...] Quelques uns croyent pourtant qu’elle est de la main de Jean Gougeon. » (Entretiens sur la vie et les ouvrages des plus excellens peintres..., IIIe entretien, Paris, S. Mabre-Cramoisy, 1672, p. 60). Dans le long passage qu’il consacre aux Tuileries (ibid., p. 49-57), Félibien développe divers arguments mis par écrit par Claude et Charles Perrault, plus tard et en d’autres lieux (le droit à l’innovation en matière d’ordre, l’évolution historique des ordres, etc.), dont il a pu avoir connaissance, dès la fin des années 1660, par leurs activités au sein de la surintendance des Bâtiments du roi. [MCLB] .
le Chevalier
Je ne m’en étonne pas, il se reposait d’autant, et dans un lieu très agréable. Il s’acquerrait d’ailleurs une grande réputation à peu de frais, car moins on voyait ce qui pouvait 145 le charmer dans cette colonne, et plus on supposait en lui une profonde connaissance des mystères de l’Architecture.
l’Abbé
Si ces sortes de proportions dans l’Architecture avaient des beautés naturelles, on les connaîtrait naturellement, et il ne faudrait point d’étude pour en juger. D’ailleurs, elles ne seraient pas différentes jusqu’à l’infini, comme elles le sont dans les plus beaux Ouvrages qui nous restent de l’Antiquité et dans les Livres des plus excellents Architectes.
le Président
Il est vrai que les proportions sont différentes et dans les Bâtiments anciens et dans les Livres d’Architecture, mais c’est en cela que paraît la grande suffisance 331 Furetière : « se dit aussi en choses morales, de la capacité, du mérite d’une personne. Ce Docteur est d’une grande suffisance, il est consommé dans les Lettres. Le Roy a des Ministres qui sont d’une grande suffisance, d’une grande capacité, d’une grande pénétration. » [BR] des Architectes. Ce n’a pas été à l’aventure qu’ils les ont variées, mais par des raisons et 146 des règles d’optique qui les ont obligés d’en user ainsi 332 Annotation en cours. . Quand un Bâtiment se construisait au devant d’une grande place, et qu’il pouvait par conséquent être vu de fort loin, ils donnaient beaucoup de saillie à leurs Corniches, parce que l’éloignement les rapetissait à la vue, et lorsqu’un Édifice ne pouvait être regardé que de près, ils donnaient peu de saillie à ces mêmes Corniches, parce qu’étant vues en dessous, elles ne paraissaient que trop saillantes pour peu qu’elles le fussent. Ainsi bien loin que les Architectes lorsqu’ils en ont usé de la sorte, se soient départis des véritables proportions, ils n’ont au contraire fait autre chose que de s’y conformer, en réparant par leur industrie ce qui se perdait par la différente situation des lieux, en quoi on ne peut trop admirer, et le soin qu’ils ont eu de conserver à l’œil les véritables proportions, et l’adresse singulière dont ils se sont servis pour y parvenir.
147l’Abbé
Que direz-vous si je vous prouve démonstrativement que les Anciens Architectes n’ont jamais eu la moindre de ces belles pensées que vous leur attribuez. Ils devraient suivant ces principes avoir donné plus de diminution aux petites colonnes qu’aux grandes 333 Pour évoquer l’infléchissement des proportions par les nécessités de l’optique dans l’Antiquité, le Président a pris l’exemple des corniches saillantes, ce qui éloigne de la colonne des Tuileries . L’Abbé lui répond en revenant aux colonnes. Sur la diminution que l’on doit donner au haut des colonnes selon les règles de l’optique, voir Claude Perrault, éd. Vitruve, 1684, livre IV, planches XVI et XVII (p. 77, à droite et 83, droite). Le point d’observation et les rayons de la vue sont représentés planche XVI, tandis que la planche XVII inclut la représentation d’un instrument inventé par Nicomède « pour tracer la ligne que l’on appelle la première conchoïde et dont on se peut servir pour tracer la ligne de toutes les sortes de diminution des colonnes. » Perrault insiste sur l’apport de son illustration : « on l’a mise pour suppléer au défaut de celle que Vitruve promet et qui a esté perdue, de mesme que toutes ses autres figures. » [MCLB] , parce que ces dernières se diminuent davantage à l’œil par leur hauteur, cependant les colonnes du Temple de Faustine , celles des Thermes de Dioclétien, celles du Temple de la Concorde qui ont trente et quarante pieds de hauteur, sont plus diminuées à proportion que celles des Arcs de Titus, de Septimius et de Constantin 334 Claude Perrault, Ordonnance des Cinq espèces de colonnes selon la méthode des Anciens , Paris, J.-B. Coignard, 1683, 181 p. (exemplaire BnF, Fol. ScA 1568 Réserve, numérisé sur Gallica, avec les « originaux des planches dessinés de la main de l’auteur mesme » selon l’annotation manuscrite de la page titre), en particulier p. 23, Table de la diminution des colonnes. Figurent dans cette table de mesures le temple de Faustine pour l’ordre corinthien, les thermes de Dioclétien (composite), le temple de la Concorde (ionique), les arcs de Titus et de Septime Sevère (composite), ainsi que celui de Constantin (corinthien). Le texte de Perrault, dédié à Colbert, complète sur le plan théorique son édition annotée de Vitruve en 1673 et est conçu comme un « supplément à ce qui n’a pas esté assez particulierement traité par Vitruve » (Épître). Perrault s’inscrit à la suite de la démarche de Roland Fréart de Chambray, Parallèle de l’architecture antique et de la moderne, avec un recueil des deux principaux antheurs qui ont écrit des cinq ordres... , Paris, 1650, et s’appuie surtout sur la publication récente, en 1682, des Edifices antiques de Rome dessinés et mesurés très exactement d’Antoine Desgodets (1653-1728), discutée au sein de l’Académie d’architecture dès 1677 à partir des dessins remis par Desgodets (fac-similé de l'édition de Jean Baptiste Coignard, Paris, 1682, préface de Pierre Gros, introduction et notices d'Hélène Rousteau-Chambon, Paris, Institut national d'histoire de l'art / Picard, 2008). [MCLB] , qui n’ont que quinze ou vingt pieds tout au plus. Suivant ces mêmes règles d’optique, les soffites 335 « Soffites », de l’italien soffito (plafond). Emploi d’un terme technique d’architecture, désignant la partie inférieure et horizontale d’un élément suspendu en saillie (souvent le dessous d’une corniche), probablement pour donner du crédit à la parole de l’Abbé. [MCLB] , ou pour parler plus intelligiblement, les dessous des Corniches devraient être relevés lorsque l’Édifice se peut voir de loin, et ne l’ê148 tre pas lorsqu’il ne se peut voir que de fort près ; néanmoins au Portique du Panthéon 336 Annotation en cours. dont l’aspect peut être assez éloigné, le dessous des Corniches n’est point relevé, et il l’est dans le dedans du Temple, où l’aspect est nécessairement fort proche. Les Anciens étaient trop sages et trop habiles pour donner là-dedans 337 L’Abbé est encore le porte-parole de Claude Perrault, dans son utilisation du portique du Panthéon pour dénoncer les idées prêtées à tort aux Anciens par certains de ses contemporains en matière de corrections d’optique. Voir Claude Perrault, Ordonnance... , 1683, p. 19, qui souligne l’incohérence des pratiques antiques, dont la variabilité ne saurait être imputée à une modification concertée des règles de proportions par la connaissance de l’optique : « La plupart des architectes croyent que la fin de l’architecture consiste à sçavoir changer les proportions avec prudence, ainsi qu’ils disent, ayant égard aux différentes circonstances de la diversité des aspects et des grandeurs des édifices, car ils prétendent que les uns demandent de plus grandes saillies que les autres dans les corniches, par la raison que la proximité ou l’éloignement qui fait la différence de l’aspect [...]. Et ils veulent faire croire que la diversité qui se trouve dans celle des ouvrages antiques doit estre attribuée à cette raison. Mais il est évident que les Anciens n’ont point eu cette intention, puisqu’aux édifices où les saillies devroient estre plus grandes par la raison de l’Aspect, dont la grandeur, selon le raisonnement des Modernes, demande une grande saillie, il se trouve qu’au contraire, les Anciens l’ont faite plus petite, ainsi qu’il se voit au Panthéon , où la saillie est plus petite à la corniche du portique qu’à celle du dedans du Temple, où l’aspect est sans comparaison beaucoup moins grand. » Sur la question des corrections d’optique dans l’architecture antique, voir le long commentaire critique du texte de Vitruve par Claude Perrault, 1684, p. 204-206, n. 3, note longue de plus deux pages. Le portique du Panthéon a fait l’objet d’un débat à l’Académie d’architecture dès le 23 avril 1674, à partir de ce qu’en écrit Palladio (Procès Verbaux, I, p. 29-30). [MCLB] ; car si la saillie excessive d’une Corniche fait un bon effet quand le Bâtiment est vu de loin, elle doit faire un effet désagréable quand il est vu de près. Quel avantage y a-t-il à faire qu’un Édifice paraisse beau quand on en est éloigné, s’il paraît laid quand on en approche ? Il ne faut jamais se mêler d’aider l’œil en pareilles rencontres, il est si juste et si fin dans ses jugements, il sait si précisément par une longue habitude ce qu’il doit ajouter ou déduire à la grandeur d’un objet suivant le lieu et la distance dont il le voit, que c’est lui nuire au lieu de lui aider que de changer 149 la moindre chose aux proportions, soit dans les Ouvrages d’Architecture, soit dans ceux de Sculpture.
le Chevalier
Je ne comprends pas ce que vous dites. Quoi, vous voudriez par exemple que le Cheval qu’on a mis sur le haut de l’ Arc de Triomphe 338 Référence à la statue équestre projetée par Perrault au sommet de l’ arc de triomphe de la place du Trône , qui a fait l’objet de critiques. [MCLB] , ne fût pas plus grand qu’un Cheval naturel et à l’ordinaire.
l’Abbé
Je n’ai garde de dire rien de semblable, ce serait manquer contre les règles de la proportion, de ne pas mettre un fort grand Cheval sur un aussi grand piédestal que l’est l’ Arc de Triomphe , quand je dis qu’il ne faut pas changer les proportions, je n’entends pas parler de la proportion qu’un tout doit avoir avec un autre tout, un Cheval avec son piédestal, une figure avec sa niche, une colonne avec les membres d’architecture dont elle 150 est couronnée, mais de la proportion des parties d’un tout entre elles-mêmes, d’un bras avec un bras, ou d’une jambe avec une jambe dans la même figure 339 Claude Perrault, dans son édition de Vitruve, s’est déjà justifié de la taille colossale choisie pour la statue équestre (30 pieds, soit environ 9,74 mètres), 1684, p. 205, n. 3, et a distingué la question de la taille des sculptures en amortissement en architecture (éléments décoratifs placés dans la partie sommitale d’une élévation) de celle, erronée, de la modification des rapports de proportion entre les parties de ces éléments : « ce problème me paroissant assez important pour mériter d’estre examiné un peu plus sérieusement qu’on n’a fait depuis peu dans un ouvrage d’architecture où traitant ce sujet et l’auteur rapportant ce qui est contenu dans cette notte, il fait semblant de négliger mes raisons pour s’attacher à ma personne qu’il attaque par des railleries, mais d’une manière assez chagrine pour faire croire qu’il a du dépit de se sentir convaincu et réduit à ne répondre que par des injures. Car au lieu de faire voir que ce que j’ay avancé n’est pas vrai, sçavoir que les Anciens n’ont point pratiqué ce changement des proportions, on répond seulement que j’ay reconnu moy mesme la nécessité qu’il y a de le faire, lorsque j’ay mis au haut de l’ Arc de Triomphe que le Roy fait bastir au bout de l’avenue de Vincennes, une statue de trente piez de haut, afin, dit-on, qu’estant fort élevée, elle paroisse avoir sa grandeur naturelle. Et sur ce que j’ay déclaré que ce n’est pas là mon intention et que je fais cette statue colossale afin qu’elle paroisse colossale, on me répond que j’ay donc tort de trouver trop grand l’entablement des trois colonnes du Campo Vaccino qu’on avoue estre d’une exorbitante et monstrueuse grandeur, puisqu’on peut croire que l’Architecte a eu dessein de faire paroistre ces édifices colossaux... de mesme que j’ay eu dessein de faire paroistre la statue equestre de l’ Arc de Triomphe plus grande qu’un homme et un cheval ne doivent estre. » [MCLB] . Je dis, par exemple, qu’il ne faut pas faire un des bras plus long que l’autre, parce que ce bras est tellement disposé que l’on le voit en raccourci, ou pour quelqu’autre raison que ce puisse être. Il y a des Curieux si entêtés de ces beaux secrets d’optique, et si aises de les débiter, que je leur ai ouï soutenir qu’une des jambes de la Vénus 340 Il s’agit probablement de la Vénus Médicis (Florence, musée des Offices). Cinq copies en furent exécutées sous le règne de Louis XIV et le sculpteur Thomas Regnaudin lui consacra une conférence à l’Académie royale de peinture et de sculpture le 4 janvier 1676 qui porta toutefois sur l’anatomie propre au corps féminin, et non sur une éventuelle longueur inégale des jambes. La mesure des plus fameuses antiques, parmi lesquelles la Vénus Médicis , a suscité une certaine attention en France depuis les années 1640. La planche 13 de l’ouvrage d’Abraham Bosse (Représentation des différentes figures humaines avec les mesures prises sur les Antiques qui sont de présent à Rome recueillies et mises en lumière par Abraham Bosse, Paris, 1656) a pu nourrir l’idée selon laquelle la jambe très légèrement fléchie serait plus longue que l’autre, puisque selon les proportions gravées par Bosse, chaque trentième partie de la hauteur totale de la statue étant subdivisée en 20, la jambe droite aurait 15 parties et 1 sous-partie, et la gauche 14 parties et 6 sous-parties. [MCLB] , celle qui est un peu pliée était plus longue que celle qui est droite et sur laquelle la figure se soutient, parce, disent-ils, qu’elle fuit à l’œil, et que le Sculpteur judicieux lui a rendu ce qu’elle perd pour être vue de cette sorte. Je les ai mesurées toutes deux fort exactement, et les ai trouvées telles qu’elles m’ont toujours paru, je veux dire parfaitement égales et en longueur et en grosseur. Je 151 vois encore tous les jours d’autres Curieux qui assurent que les bas-reliefs du haut de la colonne Trajane 341 La question de la présence ou non de corrections d’optique sur les reliefs et la statue sommitale de la Colonne Trajane est polémique en France depuis les années 1640, où furent exécutés des moulages des reliefs à la demande du surintendant des Bâtiments du roi François Sublet de Noyers. La colonne est analysée par le neveu de ce-dernier, Roland Fréart de Chambray, Parallèle de l’architecture antique et de la moderne, architecture antique et moderne avec un recueil des deux principaux autheurs qui ont écrit des cinq ordres... , Paris, E. Martin, 1650, p. 89-91, qui écrit à propos de la figure en amortissement de la colonne : « il me semble aussi que la figure doit estre réglée par la raison de l’optique en sorte qu’elle paroisse d’une grandeur excédant un peu le naturel et d’une élégante proportion, afin que l’on la remarque principalement sur tout le reste, avec cette discrétion portant que comme il faut qu’elle soit en pied, elle paroisse bien ferme en sa position etc. » (p. 89). Sur les débats en France autour de la Colonne Trajane et de l’optique, voir aussi Roger de Piles (trad.), L’art de peinture de Charles-Antoine Dufresnoy , Paris, 1668 : « Dans la colonne Trajane , nous voyons que les figures les plus élevées sont plus grandes que celles d’en bas et font un effet tout contraire à la perspective, puisqu’elles augmentent à mesure qu’elles s’éloignent. Je scay qu’il y a une règle qui donne le moyen de les faire de la sorte et quoiqu’elle soit dans quelques livres de perspective, elle n’est pas pour cela règle de perspective [...]. On peut dire avec plus de raison que c’est une règle de bienséance dans la perspective, pour soulager la vue et pour luy rendre les objets plus agréables. » (p. 95). Voir encore la réponse d’Abraham Bosse sur l’argumentation de Roger de Piles dans Lettres écrites au sieur Bosse , Paris, 1668, p. 14. De manière plus générale, l’enjeu de la diminution ou non des figures en amortissement sur les façades a fait l’objet d’une réflexion à l’Académie royale de Peinture et de Sculpture, par le sculpteur Michel Anguier dans ses conférences des 4 juillet et 1er août 1671, en particulier le passage Savoir si on doit faire les figures et ornements de l’architecture plus grands et plus forts dans les parties supérieures que dans les inférieures (Conférences de l’Académie royale de peinture et de sculpture, éd. dir. Christian Michel et J. Lichtenstein, Paris, École nationale supérieure des beaux-arts, 2006, I, 2, p. 414-415). [MCLB] sont plus grands que ceux du bas de la même colonne, parce que cela devrait être ainsi, suivant les beaux préceptes qu’ils débitent ; cependant on peut voir au Palais-Royal où sont tous ces bas-reliefs, qu’il n’y a aucune différence des uns aux autres pour la hauteur. L’œil n’a pas besoin d’être secouru en pareilles rencontres ; de quelque loin qu’on voie un homme on juge de sa taille. Un Charpentier qui voit d’en bas une poutre au faîte d’un bâtiment, dit sans se tromper combien elle a de pouces en carré, et un enfant même ne se trompe point à la grosseur d’une pomme ou d’une poire qu’il voit au haut d’un arbre.
le Chevalier
Je comprends présentement ce que vous dites, je trouve comme vous 152 que le secours qu’on veut donner à l’œil quand il n’en a que faire, est ce qui le fait tomber en erreur au lieu de l’en tirer.
l’Abbé
Je pourrais confirmer cette vérité par une infinité d’autres exemples, mais j’aime mieux vous renvoyer à la Préface et au dernier Chapitre de l’ Ordonnance des cinq espèces de colonnes [ r ] 342 Claude Perrault, Ordonnance... , seconde partie, chapitre VIII : De quelques autres abus introduits dans l’architecture moderne, p. 112-124. L’Abbé dévoile la source, largement en filigrane de toutes ses prises de positions antérieures (à laquelle il faut ajouter d’autres textes de Claude Perrault). [MCLB] , qui traite amplement de l’abus du Changement des proportions, et qui répond parfaitement à l’Histoire des deux Minerves 343 L’anecdote des deux Minerve a pour particularité de n’être pas connue par des sources antiques, en particulier de n’être pas mentionnée par Pline. Elle est rapportée par le polygraphe et compilateur byzantin du XIIe siècle Tsétzès ( Histoires ou Chiliades , VIII, 193). Selon l’anecdote, Alcamène et Phidias furent en compétition pour la réalisation d'une statue d'Athéna/Minerve qui devait être placée au sommet d'une colonne. Celle d’Alcamène, superbe, parut écraser celle de Phidias, qui manquant d’être lapidé, demanda à ce que l’on place sa statue au somment de la colonne. Démontrant ainsi sa fine connaissance des lois de l’optique, il fut alors encensé et son rival ridiculisé. Pour une traduction intégrale de cette anecdote, voir Stanislas Kuttner-Worms, « Rhétorique des arts et art de la rhétorique. Les anecdotes de peintres et sculpteurs dans les "Histoires" de Jean Tzetzès », dans Emmanuelle Hénin et Valérie Naas, Le Mythe de l’art antique, Paris, CNRS éditions, 2018, p. 86-87. [MCLB] qu’on allègue ordinairement sur ce sujet, et que je vois que vous vous préparez de me dire.
le Chevalier
Quelle est l’Histoire des deux Minerves ?
le Président
Je vais vous la conter. Il y avait 153 à Athènes un Sculpteur nommé Alcamène si estimé pour ses Ouvrages 344 Voir la note 119. , que Phidias qui vivait dans le même temps, pensa en mourir de jalousie 345 Voir la note 119. : Mais ce Sculpteur tout habile qu’il était, ne savait ni Géométrie ni Perspective, sciences que Phidias possédait très parfaitement. Il arriva que les Athéniens eurent besoin de deux figures de Minerve qu’ils voulaient poser sur deux colonnes extrêmement hautes ; ils en chargèrent Phidias et Alcamène comme les deux plus habiles Sculpteurs de leur siècle. Alcamène fit une Minerve délicate et svelte, avec un visage doux et agréable, tel qu’une belle femme le doit avoir, et n’oublia rien pour bien terminer et bien polir son Ouvrage. Phidias qui savait que les objets élevés rapetissent beaucoup à la vue, fit une grande bouche et fort ouverte à sa figure et un nez fort gros et fort large, donnant à toutes les autres parties des propor154 tions convenables par rapport à la hauteur de la colonne. Quand les deux figures furent apportées dans la place, Alcamène eut mille louanges et Phidias pensa être lapidé par les Athéniens pour avoir fait leur Déesse si laide et si épouvantable mais quand les figures furent élevées toutes deux sur leurs colonnes on ne connut plus rien à la figure d’Alcamène, et celle de Phidias parut d’une beauté incomparable, ainsi le Peuple changea bien de langage, il ne pouvait trop louer Phidias, qui acquit dès ce jour-là une réputation immortelle, et il n’y eut point de railleries qu’on ne fit d’Alcamène, qui fut regardé comme un homme qui se mêlait d’un métier qu’il ne savait pas.
l’Abbé
Il peut y avoir quelque chose de vrai dans cette histoire, mais il est impossible que toutes les circonstances en soient véritables. Tzetzès [ s ] 346 Voir la note 119. 155 qui la rapporte en la manière que vous venez de la conter 347 La mention explicite du polygraphe du XIIe siècle est intéressante puisqu’il est de fait la seule source connue sur cette anecdote. La lecture directe de Tzétzès n’était sans doute pas grande en France, qui convoque pourtant régulièrement cette histoire au sein du débat sur les corrections d’optique. Abraham Bosse, partisan des corrections d’optique en architecture, à la différence de Perrault, l’utilise en 1659 dans ses Représentations géometrales de plusieurs parties de bastiments faites par les reigles de l’architecture antique et de qui les mesures sont réduittes en pieds poulces et lignes, afin de s’acommoder à la manière de mesurer la plus en usage parmy le commun des ouvriers, pl. I. La circulation relativement importante de l’anecdote éclaire la pique de l’Abbé : l’histoire « qu’on allègue ordinairement sur ce sujet et que je vois que vous vous préparez de me dire. » Claude Perrault la rapporte également dans son commentaire de Vitruve, éd. 1684, p. 205, n. 3 mais pour mettre en doute sa véracité : « il paroist que celuy qui l’a escrite n’entendoit pas la chose dont il parloit (...) Et je croy que cette particularité jointe aux raisons cy-devant alléguées peuvent rendre la vérité de cette histoire un peu suspecte ». Elle se retrouve donc logiquement rapportée par le Président. Plusieurs médiations de l’anecdote sont envisageables, par les milieux érudits de la péninsule italienne (particulièrement par Venise, où la culture des Commènes et Paléologues est bien présente à la Renaissance) ou ceux des Provinces-Unies (Caramuel cite Tzétsès). [MCLB] , montre bien qu’il était un ignorant en perspective avec ce nez large qu’il fait donner à Minerve 348 Sur l’élargissement du nez, voir en effet Tzétzès, Histoires , VIII, 193 : Phidias « ayant compris que les choses paraissent très petites une fois en hauteur fit une statue aux lèvres entr’ouvertes, les narines tournées au vent. » (trad. Stanislas Kuttner-Worms). Voir aussi le commentaire de Claude Perrault, qui revient, dans son édition de Vitruve (éd. 1684, p. 205, n. 3) sur les supposées narines élargies : « il dit que Phidias pour faire que le visage de la déesse parust beau luy avoit fort élargi les narines afin que la grande distance les fist paroistre autrement et avec la proportion qu’elles doivent avoir. Et il est certain qu’un nez pour peu qu’il soit élargi le doit paroistre encore davantage par le raccourcissement que l’aspect éloigné et élevé peut luy donner ». [MCLB] car un nez peut bien paraître plus court étant vu de bas en haut et dans un lieu fort élevé, mais non pas en paraître moins large.
le Président
Pourquoi ne voulez-vous pas qu’il diminue aussi bien en largeur qu’en longueur ?
l’Abbé
Je ne le veux pas, par des raisons qui seraient trop longues à dire, et dont ceux qui comme vous savent la perspective, n’ont pas besoin. Je crois donc bien que Phidias qui était fort habile ne se donna pas la peine d’achever et de polir sa figure, parce que la grande distance n’adoucit que trop les objets, mais il n’en changea point les proportions, il 156 ne fit point la bouche de sa Minerve plus grande ni plus ouverte que si elle eût dû être vue de dix pas, et il ne lui fit point le nez plus large qu’une belle Déesse le doit avoir, car malgré l’éloignement et la bouche et le nez auraient paru avoir la proportion qu’il leur aurait donnée. Ceux qui ont écrit cette histoire ont cru faire merveilles d’exagérer la laideur de la Minerve vue de près, et la beauté de cette Minerve vue de loin, pour faire valoir la grande habilité de Phidias.
le Chevalier
J’ai ouï conter de semblables histoires à des gens fort habiles en Architecture et en Sculpture, mais je m’en suis toujours défié, j’ai toujours cru qu’ils ne rapportaient toutes ces merveilles que pour montrer qu’ils avaient lu les bons Livres, et pour faire honneur à leur Art, en étalant les profonds my157 stères dont ils prétendent qu’il est capable, mais je n’ai jamais pensé qu’ils voulussent imiter ces exemples.
l’Abbé
Cela est ainsi n’en doutez point, Girardon a fait la Minerve qui est sur le fronton du Château de Sceaux 349 « Sur le fronton », comprendre : qui est au-dessus du fronton. Girardon est sans surprise loué par Perrault. Sa Minerve , statue en ronde bosse exécutée vers 1673, est perdue (elle fut sans doute détruite en même temps que le château de Sceaux, au tout début du XIXe siècle) mais on en conserve la trace par plusieurs estampes. Voir Alexandre Maral, François Girardon (1628-1715). Le sculpteur de Louis XIV, Paris, Arthéna, 2016, p. 42. Le château de Sceaux, construit en 1661, fut racheté par Colbert en 1670. [MCLB] , Je l’ai vue dans son atelier, et je l’ai vue en place, elle ne m’a point paru avoir la bouche plus ouverte ni le nez plus large dans l’atelier que sur le fronton. Comme cette figure est assise, il devait suivant les principes qu’on attribue faussement aux Anciens, allonger le corps de sa figure de la ceinture en haut, parce que les genoux en cachent une partie plus ou moins selon qu’on s’approche ou qu’on se recule ; mais il s’est bien donné de garde de rien changer aux proportions. Il a pris un expédient très ingénieux et très sage. Au lieu de faire sa Minerve assise à l’ordinaire, il l’a te158 nue assise fort haute et à demi-debout, de sorte que de quelque endroit qu’on la regarde on la voit toujours presque toute entière. Un Sculpteur peut faire sa figure assise en la manière qu’il lui plaît mais non pas la rendre monstrueuse et difforme par des règles d’optique mal entendues. Quoi qu’il en soit, je suis persuadé que les Anciens n’ont jamais pensé à la moitié des finesses qu’on leur attribue, et que le hasard a fait plus des trois quarts des beautés qu’on s’imagine voir dans leurs Ouvrages, ce n’a été pour l’ordinaire que la fantaisie ou la négligence de l’Architecte qui ont causé du changement dans les proportions. Cependant ceux qui sont venus longtemps depuis, ont trouvé du mystère à ces changements, ils en ont marqué soigneusement toutes les différences, et les ont fait apprendre par cœur à leurs disciples. Il ne faut donc point que l’invention des ornements d’Architectu159 re tourne à si grand honneur aux Anciens, puisque ces ornements se sont comme introduits d’eux-mêmes et insensiblement ; que s’ils sont beaux, d’autres l’auraient été également, s’ils avaient eu le bonheur d’être choisis et employés dans des Ouvrages magnifiques, et si le Temps les avait consacrés. Il ne faut pas non plus tenir beaucoup de compte à un Architecte de ce qu’il observe bien les proportions que les Anciens nous ont laissées, puisqu’il n’y a point de proportions si bizarres, qu’on n’en trouve des exemples dans d’excellents Auteurs : D’ailleurs, les cinq ordres d’Architecture bien mesurés et bien dessinés sont dans les mains de tout le monde, et il est moins difficile de les prendre dans les Livres où ils sont gravés, que les mots d’une langue dans un Dictionnaire 350 Les cinq ordres de colonnes, autrement dit les trois ordres grecs (dorique, ionique et corinthien) ainsi que les deux ordres romains : le toscan (affilié au dorique) et composite (combinaison d’un fût dorique et d’un chapiteau corinthien). Depuis la Renaissance, les estampes représentant ou comparant les cinq ordres antiques ainsi que leurs ornements sont de fait nombreuses (Serlio, Vignole, Scamozzi, Palladio). Au XVIIe siècle en France, on les trouve chez R. Fréart de Chambray (1650), Abraham Bosse (1664), François Blondel et Claude Perrault (1683). [MCLB] . Mais le véritable mérite d’un Architecte est de savoir faire en observant les ordres d’Architecture, des bâtiments qui soient tout ensemble, solides, 160 commodes et magnifiques 351 Reformulation des trois notions vitruviennes de firmitas , utilitas et venustas. [MCLB] . C’est de savoir donner à la magnificence ce qu’elle demande, sans que la solidité d’une part et la commodité de l’autre en souffrent le moins du monde ; car ces trois choses se combattent presque toujours. C’est de savoir rendre les dehors aussi réguliers et aussi agréables que si l’on n’avait eu aucun égard à la distribution et à la commodité des dedans, et que les dedans soient aussi commodes et aussi bien distribués que si l’on n’avait pas songé à la régularité des faces extérieures 352 Le glissement de l’Abbé du sujet des ordres vers celui de la distribution est stratégique, puisque celle-ci a été particulièrement développée dans la théorie de l’architecture moderne. Pour paraître générales, les premières remarques à ce propos ne renvoient pas moins à la question précise de l’achèvement de la Cour carrée du Louvre , chantier majeur de la surintendance des Bâtiments du roi au temps de Colbert et œuvre dans laquelle Claude Perrault fut profondément impliqué, par son appartenance à partir de 1667 au Petit Conseil, aux côtés de l’architecte Louis Le Vau (1612-1670) et du peintre Charles Le Brun (1619-1690). Les projets de Bernin pour l’ aile orientale du Louvre en 1665 ont en effet pu être jugés comme privilégiant la magnificence au détriment de la commodité (Paul Fréart de Chantelou, Journal..., 18 juillet 1667, p. 293-294 : Colbert « m’a dit [...] que le dessin du cavalier Bernin, quoique beau et noble, était néanmoins si mal conçu pour la commodité du roi et de son appartement au Louvre qu’avec une dépense de dix millions, il le laissait aussi serré dans l’endroit qu’il devait occuper au Louvre [...] qu’on ne pouvait nier que son dessein en fût beau et magnifique, mais qu’il [...] laissait le Roi avec peu de commodité [...] qu’il avait cherché à faire de grandes salles et de grands lieux pour tout le reste et ne faisait rien pour le roi [...] qu’il avait su l’emportement que le Cavalier avait eu avec M. Perrault et s’en était étonné, étant une personne qui lui portait ses ordres ». En face, les Perrault ont eu à justifier le parti de la Colonnade sur des besoins de solidité. La nécessité de porter a en effet présidé à l’invention d’un double entrecolonnement, que Claude Perrault légitime longuement dans son édition de Vitruve, en contredisant Blondel (1684, Livre III, chapitre II, D et E, p. 79-80). La question de l’accouplement des colonnes afin de garantir la solidité a été débattue au sein de l’Académie d’architecture le 30 avril 1674 (Procès-verbaux de l’Académie d’architecture, t. I, p. 70) et critiquée par François Blondel dans son Cours d’architecture (IIIe partie, livre I, chapitre x). [MCLB] .
le Chevalier
C’est donc comme dans la Poésie où les rimes et la mesure des Vers doivent être gardées, comme si le sens et la raison ne contraignaient en rien, et où il faut que les choses qu’on dit soient aussi sensées et aussi naturelles que s’il n’y avait ni rime ni mesure à observer 353 Annotation en cours. .
161l’Abbé
C’est la même chose ; mais parce qu’il ne nous reste aucun bâtiment antique qui ait servi d’habitation à quelque Prince, ou du moins qui soit assez entier pour juger de l’habileté des Architectes dans la distribution des appartements, nous ne pouvons pas en faire la comparaison avec nos bâtiments modernes. Cependant à voir le raffinement où on a porté cette partie de l’Architecture depuis le commencement de ce siècle, et particulièrement depuis vingt ou trente ans, on peut juger combien nous l’emportons de ce côté-là sur les Anciens 354 La distribution est un point d’excellence des Modernes, tout particulièrement de Palladio. Vitruve évoque fort peu la distribution (éd. Cl. Perrault, 1684, livre I, chap. 2, p. 14) et d’une manière que Claude Perrault ne manque pas de commenter pour son extrême confusion, p. 14, n. 19 : « Vitruve qui donne au commencement de ce chapitre la distribution et l’œconomie pour une même chose semble après néanmoins en faire deux. Car il entend icy par distribution l’égard que l’architecte a aux matériaux qu’il peut aisément recouvrer et à l’argent que celuy qui fait bastir veut employer, qui sont des choses qui appartiennent à l’œconomie. Il rapporte aussi à la distribution l’égard qu’il faut avoir à l’usage et à la condition de ceux qui doivent y loger, ce qui semble n’avoir aucun rapport à l’œconomie mais plutôt à la bienséance. » L’art de la distribution a été développé dans la théorie architecturale française entre le début du XVIIe siècle et les années 1680, selon la chronologie dont fait état l’Abbé. Voir en particulier les ouvrages de Pierre Le Muet, Manière de bastir pour toutes sortes de personnes... , Paris, Melchior Tavernier, 1623 et de Louis Savot, L’architecture françoise des bastimens particuliers , Paris, Sébastien Cramoisy, 1624, rééditée par François Blondel en 1673 et en 1685, sous le titre L’architecture françoise des bastimens particuliers […] . [MCLB] . Il y en a qui prétendent qu’Auguste même n’avait pas de vitres aux fenêtres de son Palais.
le Président
Voilà une belle chose à remarquer ; c’est comme qui dirait qu’Auguste n’avait pas de chemise. Ce sont de petites commodités dont ils manquaient à la vérité, mais qui ne font 162 rien ni à la magnificence ni à la beauté d’un siècle.
le Chevalier
C’étaient là de plaisants Héros
De n’avoir pas, même au mois de Décembre,
De vitres dans leur chambre
Ni de chemise sur leur dos
355
Le quatrain n’a pas de source connue même s’il semble inspiré par les descriptions des chambres misérables des poètes crottés ; sa forme atypique est rare et semble imiter des vers improvisés, dits de mirliton, faits pour divertir comme le souligne le Président. Merci à Guillaume Peureux pour son aide précieuse sur ce passage.[DR]
.
le Président
Vous vous réjouissez, mais cela ne fait rien à notre question.
l’Abbé
Le manque de ces petites commodités donne à juger qu’il leur en manquait beaucoup d’autres ; mais revenons à la partie principale de l’Architecture qui est la décoration des faces extérieures 356 Par « décoration des faces extérieures », entendre, comme l’atteste la suite du texte, les façades ordonnancées, autrement dit, non pas l’ordre d’architecture en lui-même (dans ses proportions de la base au chapiteau, comme déjà exposé dans le dialogue) mais l’ordre employé dans les élévations (les ordonnances de colonnes). En situant cet objet comme « la principale partie de l’architecture », l’Abbé oriente progressivement le débat vers les enjeux soulevés par la Colonnade du Louvre. [MCLB] , je prétends que nous l’emportons sur eux de ce côté-là. Il ne faut qu’examiner le Panthéon , le plus magnifique et le plus régulier des anciens bâtiments, et regardé comme tel par tous les Architectes, il n’y a peut-163 être pas dans le portique de ce Temple deux colonnes d’une même grosseur 357 Voir notamment Roger de Piles (trad.), L’art de peinture de Charles-Antoine Dufresnoy , Paris, N. L’Anglois, 1668, p. 94 : « celuy qui voudroit imiter le frontispice de la Rotonde se tromperoit lourdement, puisque les colonnes qui sont aux extrémitez ont plus de diamètre que celles du milieu. » [MCLB] .
le Président
Il est vrai que celles des encoignures sont plus grosses que les autres, mais cela est conforme aux bonnes règles de l’Architecture.
l’Abbé
Celle qui est à droite en entrant, est comme vous le dites plus grosse que les autres mais celle qui est à gauche et qui lui fait symétrie non seulement ne lui est point pareille, mais est plus petite que celle qui est ensuite du même côté.
le Président
Ignorez-vous que ces deux colonnes ont été changées de place ?
l’Abbé
Je l’ai lu dans la nouvelle description qu’on nous a donnée des an164 ciens bâtiments de Rome [ t ] 358 Antoine Desgodets, Les Édifices antiques de Rome dessinés et mesurés très exactement , Paris, Jean Baptiste Coignard, Paris, 1682, dédié à Colbert. Le premier chapitre, illustré de nombreuses estampes, est entièrement consacré au Panthéon (p. 1-62). L’Académie d’architecture s’est attachée dès le 13 avril 1677 à « examiner le livre des desseins que M. Desgodets a faits d’après les ouvrages antiques d’Italie » (Procès-Verbaux, I, p. 155). [MCLB] , mais je ne l’ai jamais compris. On y lit que ces deux colonnes ayant été transportées dans un autre endroit, le Pape Urbain VIII ordonna qu’on les remît, et leur fit faire à chacune un chapiteau neuf ; que l’Architecte les changea de place, ou par inadvertance ou par ignorance, et mit la moins grosse dans l’encoignure, et la plus grosse ensuite, tout à rebours de ce qu’il fallait faire 359 L’Abbé cite scrupuleusement Desgodets (« Deux colonnes du portique ayant esté transportées en un autre lieu, le Pape Urbain VIII en 1627 les fit replacer et refaire les deux chapiteaux qui manquoient », ibid., p. 1), pour mieux dénoncer ensuite l’absurdité de l’histoire. [MCLB] . Il est vrai que le Pape Urbain a donné des Chapiteaux neufs à ces deux colonnes en la place de ceux que le temps avait ruinés, mais je ne crois rien de tout le reste : quelle apparence qu’on ait ôté deux colonnes d’un Portique et particulièrement dans une encoignure, et qu’on ait pu en venir à bout sans que la partie de l’Édifice portée par ces colonnes ne soit tombée. Palladio et Serlio qui nous ont donné la description de ce Temple plus de quatre-vingts 165 ans avant le Pontificat du Pape Urbain ne marquent point qu’il manquait deux colonnes à ce Portique 360 L’analyse du portique du Panthéon par Andrea Palladio (1508-1580) a fait l’objet d’une séance de l’Académie d’architecture le 23 avril 1674 (Procès-verbaux, I, p. 29-30), tout comme celles de Philibert Delorme (26 avril 1677, ibid., I, p. 139). Les mesures et remarques de Sebastiano Serlio (1475-1544) et Palladio sont corrigées par Degodets (ibid., p. 10-14). [MCLB] , et c’est une circonstance trop mémorable pour avoir été oubliée par de tels Architectes. L’histoire du transport de ces deux colonnes qu’on a imaginée à l’occasion des deux chapiteaux neufs, n’a été inventée que pour ne pas tomber dans l’inconvénient d’avouer que les Anciens ont fait des fautes. Quoi qu’il en soit, je vous accorde le miracle d’un gros entablement d’encoignure qui se soutint en l’air pendant plusieurs années, car il faut sauver l’honneur des Anciens à quelque prix que ce soit ; mais vous trouverez que les autres colonnes de ce portique sont presque toutes d’une grosseur inégale. Les bandeaux de la voûte du Temple ne tombent point à plomb sur les colonnes du grand ordre ni sur les pilastres de l’attique, et posent la plupart sur le vide des espèces de fe166 nêtres qui sont au-dessous, ou moitié sur le vide et moitié sur le plein. Cet ordre attique a un soubassement et un couronnement d’une grandeur exorbitante, et est coupé mal à propos par deux grandes arcades dont les bandeaux soutiennent le mieux qu’ils peuvent les restes inégaux de ces pilastres cruellement estropiés. Les naissances de l’une de ces deux Arcades au lieu de tomber à plomb sur la grande corniche qui leur sert d’imposte, sont courbées, suivant le trait du compas qui a formé l’Arcade, et viennent poser à faux sur la saillie de la grande corniche 361 Les dessins et estampes de Desgodets ont pu servir de support à ces critiques, parfaitement fondées, prêtées à l’Abbé. Perrault ne pouvait que s’emparer de cette discordance patente entre un monument antique majeur et les règles de l’architecture antique : la grosseur inégale des colonnes, l’absence d’aplomb entre les bandeaux de la voûte et les colonnes ou pilastres de l’attique sont parfaitement visibles dans Desgodets . En revanche, l’Abbé omet de préciser que le caractère hétérodoxe de cet attique a pu conduire à émettre des doutes sur son authenticité. Du moins en est-il au sein de l’Académie d’architecture en 1677, sans doute à l’instigation de Blondel, voir Procès-Verbaux, I, p. 139, 26 avril 1677 : « L’on a fait une remarque sur ce qu’il dit des ornemens qui sont au dessus de l’entablement du grand ordre, que l’on croit estre un ouvrage moderne, car il semble, de la manière que cet autheur en parle, que ce soit autre chose que les pilastres que l’on y voit à présent. » Le sujet est amplement débattu de nouveau les 3, 10 et 17 mai 1683 : « La compagnie, après avoir releu les conférences tenues jusques au 24 may 1677, n’a rien trouvé à y remarquer, sinon dans celle du 26 avril 1677, où il est parlé de ce que Philibert de L’orme a escrit au sujet des ornemens du Panthéon qui sont au dessus de l’entablement du grand ordre, qu’on estime estre un ouvrage moderne, et au sujet de quoy il a esté dit qu’on apportera au premier jour ce que Pline en a escrit et que M. Blondel s’est chargé d’extraire. » (II, p. 28) Précisons que l’état actuel de l’attique ne correspond plus du tout à celui relevé au XVIIe siècle. [MCLB] . Les modillons de cette corniche ne sont point à plomb sur le milieu des chapiteaux des colonnes ; et dans le fronton du Portique il y a un modillon de plus à un côté qu’à l’autre ; car on en compte vingt-trois au côté droit, et vingt-quatre au côté gauche ; je ne crois pas qu’il y ait exemple d’une pareille négligence.
167le Président
Ce sont bagatelles que vous remarquez là. Il faudrait mieux observer que l’Architecte judicieux et savant dans les Mathématiques 362 L’éloge de l’architecte « savant dans les Mathématiques », logiquement prononcé par le Président, peut convenir à François Blondel (1618-1686). Professeur de mathématiques du Grand Dauphin et grand adversaire de Claude Perrault, François Blondel publia en 1683 son Cours de Mathématiques . Sur la querelle entre Blondel et Perrault, voir particulièrement Anthony Gerbino, François Blondel. Architecture, Erudition, and the Scientific Revolution, Andover, Routledge, 2010, surtout le chapitre 5, p. 148-165 : « Architecture versus erudition. The Perrault-Blondel debate revisited ». [MCLB] , a eu soin de donner à l’épaisseur des murs de ce Temple la septième partie de son diamètre.
l’Abbé
Vous vous moquez, cela fait-il quelque chose à la beauté de ce Temple ? cette proportion ne peut regarder que la solidité qui aurait été encore plus grande si l’Architecte lui eût donné quelque chose de plus que la septième partie, et qui aurait suffi s’il leur eût donné quelque chose de moins. Mais à propos d’épaisseur, avez-vous remarqué l’épaisseur horrible que les Anciens donnaient à leurs planchers qui était le double de celle des murs, au lieu que nos planchers n’en ont ordinairement que la moitié ; ainsi 168 leurs planchers étaient quatre fois plus épais que les nôtres ; c’était un fardeau épouvantable dont on ne voit point la nécessité 363 Plancher : « Ce mot selon l’usage de notre langue a deux significations et veut dire le plancher sur lequel on marche, que les Latins appellent tabulatum ou pavimentum, et aussi le plancher d’en haut nommé lacunar .» (André Félibien, Principes de l’architecture, de la sculpture, de la peinture et des autres arts qui en dépendent , Paris, 1676, p. 697-698). C’est ainsi que Claude Perrault peut évoquer dans son édition de Vitruve « les planchers en voûte » (éd. 1684, p. 236) ou le « plafond du plancher » (p. 237). Le texte de Vitruve sur la « rudération » et les « planchers des étages » en particulier n’évoque pas une épaisseur importante mais les techniques qu’il décrit peuvent éventuellement la laisser entendre (éd. Cl. Perrault, 1684, p. 234-235). [MCLB] . Ils avaient encore une très mauvaise manière de construction qui était de poser les pierres en forme de losange ou de réseau car chaque pierre ainsi placée était comme un coin qui tendait à écarter les deux pierres sur lesquelles elle était posée [ u ] 364 L’opus reticulatum (parement en mailles de filet ou maçonnerie maillée), appareil fameux de l’architecture romaine antique, est de fait constitué « de pierres dont les paremens sont parfaitement quarrez et qui sont posées en sorte que les joints vont obliquement en diagonale » (éd. Cl. Perrault Vitruve, 1684, p. 42). La fragilité structurelle est explicitée par le texte de Vitruve : « La maillée est plus agréable à la vue mais l’ouvrage est sujet à se fendre parce que les lits et les joints se rompent et s’écartent aisément de tous costés ». L’Abbé, en revanche, se garde de mentionner la seconde grande sorte de maçonnerie romaine, qui ne présente pas le défaut de l’opus reticulatum. Dans l’opus infertum « les joints sont droits et horizontaux et les pierres sont mutuellement engagées les unes entre les autres » (ibid.). Vitruve juge cette structure « meilleure quoyqu’elle ne fasse pas un beau parement. » (ibid., p. 44). [MCLB] . Je ne dois pas omettre ici qu’ils ignoraient ce qu’il y a de plus fin et de plus artiste 365 L’adjectif qualificatif « artiste » est attesté dans la langue artistique dès 1649 (A. Bosse, Sentiments sur les diverses manières de peindre ...). André Félibien mentionne l’adverbe « artistement » dans ses Principes de l’architecture, de la sculpture, de la peinture et des autres arts qui en dépendent , Paris, 1676, pour désigner ce qui est fait « avec science, esprit et grande pratique » (p. 479). [MCLB] Cet emploi d’artiste comme adjectif est signalé par Furetière. [CNe] dans l’Architecture, je veux dire le Trait ou la Coupe des pierres 366 S’il est vrai que l’architecture romaine a eu amplement recours aux mortiers et aux briques plutôt qu’à la pierre de taille appareillée, affirmer que l’Antiquité ignorait la stéréotomie n’en est pas moins contestable. Dans son édition commentée de Vitruve, Claude Perrault note d’ailleurs à propos des maçonneries, p. 44, n. 4 : « l’ arc de triomphe qui se bâtit hors la porte Saint Antoine , on pratique cette manière de structure dont j’ay dit que les Anciens se servoient qui est de poser les pierres à sec et sans mortier. » [MCLB] ; de là vient que presque toutes leurs voûtes étaient de brique recouverte de stuc, et que leurs architraves n’étaient ordinairement que de bois ou d’une seule pierre 367 Sur les planchers en voûte recouverts de plâtre, puis de mortier de chaux et de sable, ainsi que sur la préparation du stuc, voir éd. Vitruve par Claude Perrault, 1684, p. 236-238. Dès lors qu’il est question d’architraves de l’architecture antique, il est impossible de ne pas voir une évocation indirecte de la Colonnade du Louvre, dont le caractère novateur a été critiqué. Claude Perrault commente abondamment, dans son édition de Vitruve, la réussite que constitue la façade orientale du Louvre par rapport aux contraintes des colonnements antiques, dont l’étroitesse procéderait de l’absence de maîtrise de la stéréotomie pour la construction des architraves. Il répond ainsi aux attaques de François Blondel : « Plusieurs désapprouvent cette manière comme n’estant point autorisée par les Anciens. Mais s’il est permis d’ajouter quelque chose aux inventions des Anciens à l’exemple des Anciens mesmes (...), on peut dire que cette nouvelle manière n’est point à rejetter puisqu’elle a seule tous les avantages que les autres n’ont que séparément, car outre la beauté de l’aspreté et du serrement de colonnes que les Anciens aimoient tant, elle a le dégagement que les Modernes recherchent, sans que la solidité y manque. Car les architraves que les Anciens ne faisoient que d’une pierre qui portoit d’une colonne à l’autre n’étoient pas si bien affermis, ne posant que sur la moitié de la colonne, que lorsqu’ils portent sur toute la colonne ; et les poutres estant doublées de mesme que les colonnes, elles ont beaucoup de force pour soutenir les planchers. Cette manière a été pratiquée avec beaucoup de magnificence aux deux grands portiques qui sont à la face du Louvre où les colonnes qui ont plus de trois piez et demy de diamètre sont jointes deux à deux. (...) ces grandes distances dans les portiques n’auroient pas esté supportables si les colonnes n’avoient esté doublées. (...) Monsieur Blondel (...) employe trois chapitres entiers (...) pour faire voir que l’usage universel reçu aujourd’hui de doubler les colonnes est une licence qui ne doit point être soufferte. » (éd. 1684, p. 79, note 16). L’Académie d’architecture a eu l’occasion de se prononcer sur l’accouplement des colonnes nécessité par la solidité en faisant valoir un modèle antique (séance du 30 avril 1674, Procès-verbaux, I, p. 70) et François Blondel a détaillé son opposition à Claude Perrault dans son Cours d’architecture (3e partie, livre I, chap. X). Le dessin de la Colonnade du Louvre n’a pas moins présenté un défi structurel qui ne fut résolu que par une armature en fer. Voir note infra. [MCLB] .
le Président
Ces architraves n’en étaient que plus belles d’être d’une seule pierre.
169l’Abbé
Cela est vrai, mais comme une pierre un peu trop longue et qui a trop de portée, se casserait infailliblement, ils étaient obligés de mettre les colonnes si proches les unes des autres, que les Dames étaient contraintes de se quitter la main, comme le remarque Vitruve, lorsqu’elles voulaient entrer sous les portiques qui entouraient les Temples 368 Claude Perrault insiste sur les différences de goûts ou d’usage entre les Anciens qui préféraient les entrecolonnements étroits et les Modernes qui privilégient les dégagements (éd. Vitruve, 1684, p. 79, n. 16). [MCLB] .
le Président
L’architrave qui portait sur les colonnes de la porte du Temple d’Éphèse , avait pourtant plus de quinze pieds 369 Le Temple d’Artémis à Éphèse fait partie des Sept Merveilles du monde antique. Claude Perrault lui consacre une grande estampe dans son édition de Vitruve (pl. XIII, éd. 1684, p. 70-71). [MCLB] . Il est vrai que l’Architecte effrayé par la grandeur et par la pesanteur de cette pierre, désespérait de pouvoir l’élever, et Pline ajoute que s’étant endormi après avoir fait sa prière à Diane, il trouva à son réveil l’architrave posée en place 370 Pline l’Ancien, Histoire naturelle, XXXVI, 97. [BR] Quinze pieds du roi, soit environ 4,90 m de longueur. Voir le commentaire de Claude Perrault (éd. Vitruve, 1684, p. 71) : « Pline dit que la longueur de l’architrave du milieu estoit si extraordinaire que l’on feignit que la déesse l’avoit posé elle mesme, l’architecte désespérant de pouvoir manier une si grande pierre. » L’argumentation du Président sur la taille exceptionnelle de cette pierre aboutit à tirer contre son camp, l’architecte antique étant au mieux crédité d’une adresse ponctuelle, en aucun cas d’une connaissance de la stéréotomie. Vitruve rapporte pour sa part l’anecdote de la découverte miraculeuse de la carrière des pierres ayant permis l’édification de l’ Artemision d’Éphèse, éd. Claude Perrault, 1684, p. 309. [MCLB] ; Ce qui fait voir 170 qu’on regardait comme une chose miraculeuse l’adresse qu’il avait eue de l’élever et de la poser.
l’Abbé
Si cet Architecte avait su la coupe des pierres, il n’aurait pas été embarrassé, il aurait fait son architrave de plusieurs pièces taillées selon le trait qu’il leur faut donner, et elle aurait été beaucoup plus solide. Mais qu’aurait fait cet Architecte de Diane s’il avait eu à élever deux pierres comme celles du fronton du Louvre de cinquante-quatre pieds de long chacune, sur huit pieds de largueur, et de quinze pouces d’épaisseur seulement, ce qui les rendait très aisées à se casser, ni lui ni sa Déesse n’en seraient jamais venus à bout 371 Rebondissant sur l’anecdote de Pline sur l’élévation « miraculeuse » de la pierre du Temple d’Artémis à Éphèse, l’Abbé évoque l’exploit technique de l’érection des deux pierres monolithes de 54 pieds de longueur chacune (17,5 m environ), au fronton du Louvre . Les machines d’élévation qu’il supposait ont été promues par l’estampe de Sébastien Le Clerc en 1677 . Cette gravure, recherchée des collectionneurs au XVIIIe siècle, a reçu le surnom de « Pierre du Louvre ». Les machines pour la Colonnade figurent également à l’arrière-plan de l’allégorie de la Mécanique dans le Cabinet des Beaux-arts de Charles Perrault, Paris, 1693. [MCLB] . L’impossibilité de faire de larges entrecolonnements, parce qu’ils ne faisaient l’architrave que d’une seule pièce, les a aussi empêchés d’accoupler les colonnes et d’élargir par ce moyen 171 les intervalles, manière d’arranger des colonnes qui donne beaucoup de grâce et beaucoup de force à un édifice. Il n’y a peut-être rien de plus ingénieux dans tous les Arts, ni où les Mathématiques aient plus travaillé que le trait et la coupe des pierres. De là sont venues ces trompes 372 Trompe : « espèce de voûte qui va en s’élargissant vers le haut, dont les principales sont mises dans les angles saillans ou rentrants, pour soutenir des bastimens en saillie, comme celle que Philibert de Lorme a faite au chasteau d’Anet. », André Félibien, Principes... , 1676, p. 763 . [MCLB] Furetière reprend : « en termes d’architecture, est une espèce de voûte très artistement taillée, dont la clef est en l’air, et qui semble n’être soutenue de rien, sur laquelle pourtant on élève des murailles de pierre ». [CNe] étonnantes où on voit un édifice se porter de lui-même par la force de sa figure et par la taille des pierres dont il est construit ; cesvoûtes surbaissées et presque toutes plates, ces rampes d’escalier, qui sans aucuns piliers qui les soutiennent, tournent en l’air le long des murs qui les enferment, et vont se rendre à des paliers également suspendus, sans autre appui que celui des murs et de la coupe ingénieuse de leurs pierres 373 Voûte surbaissée : « Lorsqu’une voûte forme un demy cercle entier, on l’appelle hémicycle, voûte en berceau, ou simplement berceau. Si elle est plus basse, c’est un arc surbaissé en ance de panier, que l’on nomme aussi berceau surbaissé. », André Félibien, Principes... , 1676, p. 775. L’art des trompes, voûtes complexes ou volées d’escalier n’est de fait pas expliqué par Vitruve, alors que la France du siècle se distingue par plusieurs traités sur le sujet (Mathurin Jousse, Le secret d’architecture... , La Flèche, 1642 ; Père François Derand, L'Architecture des voûtes ou l'Art des traits et coupe des voûtes , 1643 ; Girard Desargues, La Pratique du trait à preuves, de M. Desargues, Lyonnois, pour la coupe des pierres en l'architecture par Abraham Bosse , Paris, 1643), sans oublier des réalisations fameuses, parmi lesquelles l’Observatoire de Paris, construit de 1667 à 1672 sur les plans de Claude Perrault (plafond du vestibule, escalier central etc.). L’architecte Jules Hardouin Mansart (1646-1708), Premier Architecte du roi en 1681, s’est également distingué dans l’art de la coupe des pierres, notamment à la voûte du rez-de-chaussée de l’ hôtel de ville d’Arles en 1673 , et, plus encore, à l’ Orangerie de Versailles , rebâtie entre 1684 et 1686. L’Abbé revient infra sur la stéréotomie pour opposer l’architecture antique et la moderne. [MCLB] . Voilà où paraît l’industrie d’un Architecte, qui sait se servir de la pesanteur de la pierre contre elle-même et la faire soutenir en l’air par le même poids qui la fait tomber 374 L’Abbé épouse ici l’esprit de la devise Mens agitat molem, promue par la surintendance des Bâtiments du roi au temps de Colbert pour décrire son action. Soulignant l’intelligence (mens / ingenium) qui caractérise les chantiers du règne de Louis XIV, la devise est aussi probablement sous-jacente dans l’appréciation portée quelques lignes plus bas sur le procédé des Anciens pour mouvoir la matière, « bien naturel mais peu ingénieux ». Voir Marianne Cojannot-Le Blanc, « Mens agitat molem. André Félibien et les enjeux de la surintendance des Bâtiments du roi en 1666 », dans Kirsten Dickhaut, Jörn Steigerwald (dir.), « Entre Soleil et Lumières : les stratégies de la représentation et les arts du pouvoir », Papers on French Seventeenth Century Literature, vol. XLI, 2014, no 80, p. 191-210. [MCLB] . Voilà ce que n’ont 172 jamais connu les Anciens, qui bien loin de savoir faire tenir les pierres ainsi suspendues, n’ont su inventer aucune bonne machine pour les élever 375 Ce jugement de valeur sur les faiblesses supposées des architectes de l’Antiquité en matière de machines d’élévation s’explique par l’intérêt que Claude Perrault porta aux machines et surtout par l’enjeu que fut l’érection des deux pierres monumentales et monolithes du fronton de la Colonnade du Louvre , grâce aux machines du charpentier Ponce Cliquin (voir l’estampe de Sébastien Le Clerc en 1677 ). Ces machines sont publiées par Claude dans sa seconde édition de Vitruve, dans un esprit de rivalité ouverte avec l’Antiquité. [MCLB] . Si les pierres étaient petites ils les portaient sur leurs épaules au haut de l’édifice, si elles étaient d’une grosseur considérable, ils les roulaient sur la pente des terres qu’ils apportaient contre leur bâtiment à mesure qu’il s’élevait, et qu’ils remportaient ensuite à mesure qu’ils en faisaient le ravalement 376 Cette phrase de l’Abbé qui renvoie au chapitre VI du livre X de Vitruve sur les déplacements au sol de lourdes charges (« De la manière ingénieuse que Ctesiphon inventa pour remuer de pesants fardeaux ») passe soigneusement sous silence le livre X de Vitruve entièrement consacré aux machines, en particulier les chapitres II, III, IV, V et VIII (éd. 1684, p. 297-312), qui portent bien sur l’érection de fardeaux. [MCLB] . Cela était à la vérité bien naturel mais peu ingénieux, et n’approchait guère des machines qu’on a inventées dans ces derniers temps ; qui n’élèvent pas seulement les pierres à la hauteur que l’on désire ; mais qui les vont poser précisément à l’endroit qui leur est destiné. Il est vrai qu’ils avaient quelques machines pour élever des pierres, qui sont décrites dans Vitruve 377 Concession tardive, qui témoigne des partis-pris de l’Abbé. Claude Perrault propose, dans son édition de Vitruve, deux planches reconstituant des machines à lever (éd. 1684, p. 201 et 303), ainsi que des dessins de diverses pièces de celles-ci. [MCLB] : mais ceux qui se connaissent en machines, conviennent qu’elles ne sau173 raient être d’aucun usage, ou que d’un usage très peu commode.
le Président
Tout cela est le plus beau du monde, mais où nous montrerez-vous des bâtiments modernes qui puissent être comparés au Panthéon dont vous parlez si mal, au Colisée , au Théâtre de Marcellus , à l’ Arc de Constantin , et à une infinité d’autres semblables édifices 378 Ces monuments antiques imposants sont parmi les plus fréquemment commentés dans les traités d’architecture moderne (Philibert Delorme, Palladio etc.), au demeurant lus et commentés à l’Académie d’architecture entre 1672 et 1675. [MCLB] .
l’Abbé
Il y a deux choses à considérer dans un bâtiment, la grandeur de sa masse, et la beauté de sa structure ; la grandeur de la masse peut faire honneur aux Princes ou aux Peuples qui en ont fait la dépense. Mais il n’y a que la beauté du dessin et la propreté de l’exécution dont il faille véritablement tenir compte à l’Architecte, autrement il faudrait estimer davantage celui qui a donné le dessin de la moindre des Pyramides d’Égypte, 174 qui ne consiste qu’en un simple triangle que tous les Architectes Grecs et Romains, puisque cette Pyramide a plus consommé de pierres et plus occupé d’ouvriers que le Panthéon ni le Colisée 379 Cette argumentation ne répond pas directement à la question du Président mais défend l’idée selon laquelle la perfection d’un bâtiment n’a rien à voir avec son étendue ou sa magnificence, mais est attribuable à l’architecte concepteur du dessin. Elle paraît de nouveau orientée par le chantier atypique de la Colonnade du Louvre , comme le montre la suite du texte. [MCLB] . Pour mieux concevoir ce que je dis, supposons qu’un Prince veuille faire bâtir une Galerie de cinq ou six cents toises 380 Une toise équivaut à 6 pieds, soit 1,95m environ. 500 ou 600 toises, c’est-à-dire 975 à 1170 mètres environ, soit une longueur évidemment extravagante. L’Abbé revient ensuite à la longueur exceptionnelle de 200 toises (quelque 390 mètres), pour célébrer l’architecture au service de Louis XIV, en l’occurrence la façade sur jardin du château de Versailles, longue de 415 mètres (ailes nord et du Midi de Jules Hardouin-Mansart comprises, mais sans inclure les retours du corps central). À titre de comparaison, la longueur de la Grande Galerie du Louvre , qui joignait la Petite Galerie et le palais des Tuileries est d’environ 450 mètres. [MCLB] de longueur, n’est-il pas vrai que lorsque l’Architecte, après en avoir bien imaginé et bien digéré le dessin, en aura élevé et achevé quinze ou vingt toises, il sera aussi louable en tant qu’Architecte que s’il l’avait construite tout entière ? Il ne faut donc point appuyer sur la grandeur ni sur l’étendue des bâtiments, quoique peut-être y trouverions-nous notre compte ; car où voit-on chez les Anciens un Palais de deux cents toises de face comme celui où nous sommes ! Mais encore une fois la masse et l’étendue des édifices ne roulent point sur l’Architecte. Cela ne pouvant recevoir de difficulté, 175 je soutiens que dans la seule face du devant du Louvre 381 L’argumentation antérieure, qui visait à fonder la beauté en architecture, non sur la taille d’un bâtiment, mais sur les qualités de son dessein, aboutit sans surprise à la façade orientale du Louvre, de moindre envergure (522 pieds, soit quelque 170 mètres). Il put notamment être reproché à Bernin en 1665 un parti-pris prioritairement colossal ; le rôle actif de Charles Perrault, premier commis de Colbert, contre Bernin est attesté, sous un jour certes différent, aussi bien dans le Journal... tenu par Paul Fréart de Chantelou, qui suggère une forme d’hostilité, que dans les Mémoires de Perrault, qui font valoir le souci du bon service du roi. [MCLB] , il y a plus de beauté d’architecture qu’en pas un des édifices des Anciens. Quand on présenta le dessin de cette façade 382 L’Abbé se garde d’attribuer le dessin de la façade orientale du Louvre (« on présenta »). Cela étant, cette question fort polémique et qui engage directement les Perrault, ne peut être ignorée du public du Parallèle . Rappelons-en l’extrême complexité, que l’historiographie peine à démêler. Sur l’histoire de la Colonnade, voir en dernier lieu Geneviève Bresc-Bautier et Guillaume Fonkenell (dir.), Histoire du Louvre, Paris, Fayard/Louvre éditions, 2016, 3 vol., I, p. 401-417 et se reporter à la bibliographie générale pour Berger 1993, Braham et Whiteley 1964, Cojannot 2003, Fonkenell 2014, Gargiani 1998, Petzet 2000, Picon 1988. Après l’échec des consultations des plus fameux architectes, dont Bernin ou Mansart, Colbert prit la décision en 1667 de constituer un « Petit Conseil » en vue de l’achèvement du Louvre, composé de trois membres, le Premier Architecte Louis Le Vau, le Premier Peintre du roi Charles Le Brun et Claude Perrault, la participation de ce dernier ayant laissé quelques traces (voir récemment, Dessiner pour bâtir. Le métier d’architecte au XVIIe siècle, cat. exposition, Alexandre Cojannot et Alexandre Gady (dir.), Archives Nationales, Paris, 2017, p. 208-210). Le Vau, Perrault et Le Brun furent sommés de travailler ensemble à la conception collégiale d’un projet, avec interdiction à chacun de signer les dessins ou de chercher à s’approprier l’invention. Le 14 mai 1667, le roi valida un dessin, du moins les principes généraux de l’élévation de la façade orientale. En 1670, à la mort de Louis Le Vau, le gros œuvre n’était pas achevé et les pierres du fronton furent extraites en 1672. Dès les années 1670, un parti paraît avoir défendu l’attribution de la Colonnade au seul Claude Perrault. André Félibien dans Des Principes de l’architecture... lui en donne le dessin (1676, préface non paginée : « M. Perrault qui a traduit Vitruve et donné les desseins du Louvre, de l’ Arc de Triomphe et de l’Observatoire par lesquels on peut assez juger quelle est sa connoissance dans l’Architecture et dans les autres Arts »). En 1674, Boileau vise Claude Perrault en narrant l’histoire d’un médecin florentin ( Art Poétique , chant IV : « Laissant de Galien, la science suspecte / De méchant médecin devient bon architecte »). Décédé en 1676, Henri Sauval (dont l’ Histoire et recherches des antiquités de la ville de Paris ne fut publiée à titre posthume qu’en 1724) défend à l’inverse l’attribution à Le Vau et François d’Orbay « deux excellents architectes à qui l’on doit attribuer la gloire du dessein et de l’exécution de ce superbe édifice, malgré tout ce qu’on a publié de contraire » (1724, II, p. 61). Sur les querelles de paternité, voir Tony Sauvel, « Les auteurs de la colonnade du Louvre », Bulletin monumental, t. 122, no 4, 1964, p. 323-347. La querelle met aussi en jeu ce que l’on désigne par « dessein » (dessin?) de la Colonnade. Si l’Abbé demeure ici discret, Charles Perrault défend sans vergogne l’attribution à son frère dans ses Hommes illustres... (Paris, Dezallier, 1696-1700, I, p. 67 : « Monsieur Colbert ayant demandé des desseins pour la façade du devant du Louvre à tous les plus célèbres architectes de France et d’Italie [...], celuy de Monsieur Perrault fut préféré à tous les autres et exécuté en la manière que nous le voyons », avant de préciser, dans ses mémoires , avoir eu lui-même « la pensée du péristyle » qu’il aurait communiquée à son frère qui en aurait donné un dessin. Rappelons que les recueils de dessins originaux constitués par Charles Perrault à la mort de son frère Claude en 1688 ont été détruits dans l’incendie de la Bibliothèque du Louvre en mai 1871. [MCLB] , il plut extrêmement 383 Tout le passage est repris presque tel quel dans la vie de Claude Perrault au sein des Hommes illustres... (tome 1, Paris, Dezallier, 1696, p. 67), avec les mêmes phrases décisives : « dans la seule façade du devant du Louvre, il y a autant de beauté d’architecture que dans aucun des édifices des Anciens », « Quand on présenta le dessein de cette façade, il plut extrêmement » ou « on crut que l’exécution en était impossible, et que ce Dessin était plus propre pour être peint dans un tableau, parce que c’était encore seulement en peinture qu’on en avait vu de semblables ». L’insistance sur la bonne conduite de l’exécution vise à célébrer implicitement Claude Perrault, au statut très singulier, puisqu’il participa à la conception et conduite de plusieurs édifices majeurs, sans toutefois en avoir été strictement le maître d’œuvre. Voir notamment Antoine Picon, Claude Perrault ou la curiosité d’un classique, Paris, Picard, 1988 et Michael Petzet, Claude Perrault und die Architektur des Sonnenkönigs. Der Louvre König Ludwigs XIV und das Werk Claude Perraults, Munich-Berlin, Deutscher Kunstverlag, 2000. On dispose de témoignages réservés sur des dessins non exécutables dont, par exemple, celui de Huygens sur la reconstitution de la baliste par Claude Perrault : « il nous a forgé une machine de sa tête, qui n'est point praticable », Huygens à Leibniz, lettre du 24 août 1690, Œuvres complètes, La Haye, M. Nijhoff, 1888-1910, t. 9, p. 471. [MCLB] . Ces Portiques majestueux dont les colonnes portent des architraves de douze pieds de long, et des plafonds carrés d’une pareille largeur 384 L’Abbé, dans sa louange, maintient un silence pudique sur la conduite du chantier de la Colonnade, qui imposa la mise en place d’une armature en fer pour compenser les efforts latéraux auxquels étaient soumis les grands linteaux réalisés par claveaux et pour garantir la solidité : claveaux reliés entre eux par des agrafes, colonnes traversées par un mandrin vertical, tirants horizontaux reliant les colonnes au mur. Pierre Patte publia en 1760 des relevés du péristyle du Louvre et de ses agrafes et tirants dans ses Mémoires sur les objets les plus importants de l’architecture. Le caractère opportun de l’emploi du fer fut débattu, particulièrement en 1669-1670, dans le milieu des architectes et des maçons. Sur la construction de la Colonnade, se reporter à Robert W. Berger, The Palace of the Sun. The Louvre of Louis XIV, University Park, Pennsylvania, Pennsylvania University Press, 1993, p. 66-74 (« Materials and Structure ») ; Antoine Picon, Claude Perrault ou la curiosité d’un classique, Paris, Picard, 1988, p. 184 (« Un chantier expérimental ») et Michael Petzet, Claude Perrault und die Architektur des Sonnenkönigs, Munich-Berlin, Deutscher Kunstverlag, 2000, p. 287-331 (Die Bauarbeiten am Louvre 1667-1678). [MCLB] , surprirent les yeux les plus accoutumés aux belles choses, mais on crut que l’exécution en était impossible, et que ce Dessin était plus propre pour être peint dans un tableau, parce que c’était encore seulement en peinture qu’on en avait vu de semblables, que pour servir de modèle au frontispice d’un palais véritable. Cependant il a été exécuté entièrement, et il se maintient sans qu’une seule pierre de ce large plafond tout plat et suspendu en l’air se soit démentie le moins du monde. Toute cette façade a été d’ailleurs construite avec une pro176 preté et une magnificence sans égales. Ce sont toutes pierres d’une grandeur démesurée, dont les joints sont presque imperceptibles, et tout le derrière des portiques a été appareillé avec un tel soin, qu’on ne voit aucun joint montant dans toute l’étendue de cette façade ; On a eu la précaution de les faire rencontrer contre les côtés des pilastres et contre les bandeaux des niches qui les cachent par leur saillie, en sorte que chaque assise semble être toute d’une pièce d’un bout à l’autre de chaque Portique ; beauté de construction qui ne se trouvera point dans aucun bâtiment ni des Anciens ni des Modernes.
le Président
Ainsi nous voilà, selon vous, au-dessus des Anciens du côté de l’Architecture, je ne l’aurais jamais cru et ne le crois pas encore ; mais voyons je vous supplie comment il 177 se peut faire que nous les surpassions du côté de la Sculpture ? Cet article ne sera pas moins curieux à entendre, et sera peut-être plus difficile à prouver.
l’Abbé
Nous avons, je l’avoue, des figures antiques d’une beauté incomparable et qui font grand honneur aux Anciens.
le Chevalier
Je vous conseille, vous le défenseur de l’Antique, de vous retrancher derrière ces figures. Mettez autour de vous l’Hercule 385 Hercule Farnèse (Naples, musée national d’archéologie). Gravé par François Perrier, Illustrissimo D.D. Rogerio Du Plesseis Domino de Liancourt Marchioni de Montfort [...] Segmenta nobilium signorum e statuarum quae temporis dentem inuidium euasere vrbis aeternae ruinis erepta typis aeneis, Paris, 1638, planches 2 à 4. Le modèle en plâtre conservé à l’Académie royale de peinture et de sculpture depuis 1668 est commenté par Michel Anguier le 9 novembre 1669. [MCLB] , l’Apollon 386 Apollon du Belvédère (Rome, musées du Vatican). Gravé par Perrier, ibid., pl. 30 et 31. Copié en marbre par Pierre Mazeline en 1684 et placé sur la rampe sud du Parterre de Latone à Versailles . Comme l’ Hercule Farnèse , l’ Apollon du Belvédère est au rang des antiques incontournables dans les débats et traités sur les proportions des figures humaines. Il fait ainsi partie, tout comme l’ Hercule Farnèse mais aussi la Vénus Médicis et le Méléagre , des statues mesurées par Abraham Bosse en 1656, Représentation des différentes figures humaines avec les mesures prises sur les Antiques qui sont de présent à Rome . [MCLB] , la Diane 387 Diane chasseresse , aussi dite Diane de Versailles (Paris, musée du Louvre), fleuron des collections royales françaises depuis Henri II. Au début du règne de Louis XIV, elle décorait l’ appartement bas du roi au palais des Tuileries et fut gravée par Claude Mellan en 1669. Elle est reproduite par l’estampe dans les Tableaux du Cabinet du roy, Statues et bustes antiques des maisons royales (1677) et fut installée dans une niche de la grande galerie de Versailles , à une date inconnue mais avant 1696. La mention de cette Diane se substitue ici à celle de la Vénus Médicis , citée en 1687 dans le Siècle de Louis le Grand parmi les antiques incontournables. Voir note 116 page 151, note 183 page 181. [MCLB] , le Gladiateur 388 Le Gladiateur Borghèse (Paris, musée du Louvre, acquis en 1808), découvert dans le Latium au début du XVIIe siècle et installée au Casino Borghese. Non mentionnée en 1687 dans le Siècle de Louis le Grand, la statue, abondamment moulée et copiée, est au rang des antiques les plus connues dans l’Europe entière, des artistes comme des amateurs. Elle est jugée constituer le canon achevé d’un homme jeune. Moulée pour l’Académie de France à Rome et pour l’Académie royale de peinture et de sculpture, elle ne paraît pas avoir été copiée pour Louis XIV. Il en existait en revanche plusieurs bronzes à Fontainebleau et à Paris, exécutés par Hubert Le Sueur (Geneviève Bresc-Bautier, « L’activité parisienne d’Hubert Le Sueur, sculpteur du roi », BSHAF , 1983, p. 35-54). Elle a aussi été gravée par Perrier, ibid. (pl. 26 à 29) et fut commentée plusieurs fois à l’Académie royale de peinture et de sculpture (par Philippe Buyster le 3 mai 1670 et Thomas Regnaudin le 6 février 1677). [MCLB] , les Lutteurs 389 Les Lutteurs Médicis (Florence, musée des Offices), gravés par François Perrier (ibid., pl. 35 et 36), copiés par Jean Cornu entre 1675 et 1679 (une copie est placée dans les jardins de Versailles) puis par Philippe Magnier (Paris, musée du Louvre) en 1694. Comme les précédentes, il s’agit d’une sculpture majeure, unanimement retenue pour l’enseignement du dessin de la figure humaine. Dans sa conférence à l’Académie de peinture et de sculpture le 5 novembre 1667, Le Brun en identifie par exemple la citation, aux côtés de nombreuses autres antiques ( les Niobides , le « Sénèque mourant » , le Lantin , la Diane chasseresse , le Laocoon et l’ Apollon du Belvédère ) dans La Manne de Poussin (Paris, musée du Louvre). Les Lutteurs ne sont pas mentionnées par Perrault en 1687 dans le Siècle de Louis le Grand . [MCLB] , le Bacchus 390 Il est difficile d’identifier avec certitude le Bacchus dont il s’agit. Ce peut être le « Bacchus antique » - en réalité plutôt un Apollon - des collections de Louis XIV (Versailles, musée national du château), restauré par Girardon, installé dans la grande galerie de Versailles en 1685 (voir A. Schnapper, Curieux du Grand Siècle, Paris, Flammarion, 2005, p. 342), gravé par Claude Mellan pour le Cabinet du roi et commenté à l’Académie royale de peinture et de sculpture par Thomas Regnaudin le 5 janvier 1674. Mais on peut aussi songer au Bacchus Ludovisi (Rome, Palazzo Altemps), fameux dans l’Europe entière, d’autant que la liste d’antiques du Chevalier est à l’évidence le produit d’une culture très générale en matière de statuaire antique. On citera aussi la présence à Versailles, au pied de la façade du corps central sur les jardins, du Bacchus Richelieu (autrefois au château de Richelieu, aujourd’hui au Louvre), par le bronze qu’en tirèrent les Keller, ainsi que du Bacchus Médicis , copié en marbre par Pierre Granier et installé en 1684-88 sur la rampe nord du parterre de Latone . [MCLB] , le Laocoon 391 Le Laocoon (Rome, musées du Vatican), groupe statuaire qui s’impose par son excellence depuis sa découverte en 1506 et que l’on peut en outre directement relier à un commentaire de Pline. L’Académie royale de peinture et de sculpture ne possédait que le plâtre de la figure du Laocoon , auquel est consacré une conférence par Gérard Van Opstal le 2 juillet 1667 ; il s’agit de la première conférence portant sur une sculpture à l’Académie. Le groupe dans son ensemble est gravé par Perrier en tête de son recueil (ibid. pl. 1) et fait l’objet de deux autres conférences académiques, par Michel Anguier le 2 août 1670 et Pierre Monier le 2 mai 1676. On peut relever au terme de cette énumération que Perrault s’en tient à quelques statues antiques extrêmement fameuses, prioritairement connues en France par les traités (en dernier lieu, Gérard Audran, Les Proportions du corps humain mesurées sur les plus belles figures de l'Antiquité , Paris, 1683 et Roger de Piles, Les Premiers Élemens de la Peinture pratique, enrichis de figures de proportions mesurées sur l'antique, dessinées et gravées par J.-B. Corneille, peintre de l'Académie Royale , Paris, 1684), plutôt que de privilégier les fleurons antiques des collections royales. Il ne fait pas état significativement des gloires de Versailles, dont la Vénus d’Arles (Louvre), antiquité nationale rapportée à Versailles en 1683, ou de deux importantes antiques achetées en 1685 par Louvois : le Germanicus Savelli (Paris, musée du Louvre) et le Cincinnatus Savelli (Paris, musée du Louvre). Le second est seulement implicitement évoqué au début du Second Dialogue, lorsque les visiteurs pénètrent dans le Salon de Vénus . [MCLB] et deux ou trois encore de la même force, après cela laissez-le faire.
l’Abbé
L’avis est bon, mais il ne faut pas y en appeler d’autres ; car par exemple, si vous y mettiez la Flore 392 La Flore Farnèse (Naples, Musée archéologique national, ), gravée par Perrier (ibid., planche 62). Une copie en marbre de cette statue colossale, exécutée par Jean Raon en 1684-86 d'après le plâtre des collections royales, est installée en 1688 dans les jardins de Versailles au pourtour de la pièce d'eau de l' Île Royale . La Flore , en tant que statue vêtue, est moins sollicitée que les statues précédentes pour la formation des artistes au dessin de la figure humaine (anatomie et proportions). [MCLB] dont 178 la plupart des Curieux font tant de cas, il serait aisé de vous forcer 393 « emporter quelque chose par effort ou violence » (Furetière : vocabulaire militaire, vocabulaire de la chasse). [CNe] de ce côté-là.
le Président
Pourquoi ? la Flore est un des plus beaux ouvrages de Sculpture que nous ayons.
l’Abbé
C’est une figure vêtue, ainsi il en faut regarder la Draperie comme une partie principale. Cependant cette Draperie n’est pas agréable et il semble que la Déesse soit vêtue d’un drap mouillé.
le Président
Aussi est-elle, et le Sculpteur l’a voulu ainsi, pour faire mieux paraître le nu de sa figure 394 Le Président relaie un argument souvent en usage, selon lequel les Anciens auraient commis, non des fautes, mais des licences de manière concertée. Voir par exemple Girard Audran : « il est bon de vous faire observer que dans les plus belles, on remarque des choses qu’on prendrait assurément pour des fautes, si on les voyait dans les ouvrages d’un Moderne. Le Laocoon a la jambe gauche plus longue que l’autre de quatre minutes. L’ Apollon a la jambe gauche plus longue que la droite d’environ neuf minutes. La Vénus a la jambe qui ploye plus longue presque d’une partie trois minutes de celle qui porte [...]. Je ne puis cependant m’empescher d’avoir de la vénération mesme pour ces fautes apparentes. Je croy que les sculpteurs ont eu leurs raisons et qu’il y aurait de la témérité à les condamner. [...] Entre plusieurs considérations qu’ils ont pu avoir et que nous n’imaginons pas, il se peut faire qu’ils en ayent usé de la sorte à cause du raccourcy. » (Les Proportions du corps humain mesurées sur les plus belles figures de l'Antiquité, Paris, G. Audran, 1683, préface non paginée). On retouve les corrections d’optique généreusement attribuées aux artistes de l’Antiquité pour justifier certaines anomalies, auxquelles Perrault a fait un sort supra dans le passage sur l’architecture. [MCLB] .
l’Abbé
Si c’était une Nymphe des eaux à la bonne heure, encore cela serait-il bizarre, car il faut supposer 179 que les vêtements de ces sortes de Divinités sont de la même nature que le plumage des oiseaux aquatiques, qui demeurent dans l’eau sans se mouiller. Le Sculpteur n’y a pas fait assurément de réflexion, il a mouillé la draperie de son modèle pour lui faire garder les plis qu’il avait arrangés avec soin, et ensuite il les a dessinés fidèlement. Rien n’étonne davantage que de voir un morceau d’étoffe, qui au lieu de pendre à plomb selon l’inclination naturelle de tous les corps pesants, se tient collé le long d’une jambe pliée et retirée en dessous. La même chose se voit encore à l’endroit du sein où la draperie suit exactement la rondeur des mamelles. Il y a d’autres manières plus ingénieuses que celles-là pour marquer le nu des figures, et faire voir leurs justes proportions.
le Président
Il se peut faire que les Anciens 180 n’ont pas été quelquefois fort exacts dans leurs draperies. C’est une chose qu’ils ont négligée et qu’ils ont même affecté de négliger pour donner par là plus de beauté au nu de leurs figures.
l’Abbé
Je suis persuadé que les Anciens aussi bien que nous faisaient de leur mieux en tout ce qu’ils entreprenaient, et où est la finesse de faire mal une chose capitale comme l’est la Draperie dans une figure qui est vêtue ? Il ne faut pas d’ailleurs s’imaginer que de bien draper soit un talent peu considérable dans un Sculpteur, le beau choix des plis, la grande et noble manière de les jeter sont des secrets qui ont leur mérite, et peut-être n’est-il rien de plus difficile que de donner de la légèreté à des vêtements. Car si les plis ne sont bien naturels et ne marquent adroitement le peu d’épaisseur de l’étoffe, la figure semble 181 étouffée et comme captive sous la masse et l’immobilité de la matière. La plupart des Anciens n’y trouvaient point d’autre finesse que de serrer les draperies contre le nu, et de faire un grand nombre de petits plis les uns auprès des autres. Aujourd’hui sans cet expédient on fait paraître la draperie aussi mince que l’on veut, en donnant peu d’épaisseur aux naissances des plis et aux endroits où ces mêmes plis sont interrompus 395 Cette critique de l’artificialité de certains drapés mouillés antiques qui portent atteinte à la convenance et à la règle de gravité, paraît originale. Le point n’est pas débattu, par exemple, par François Lemée dans son Traité des statues (Paris, 1688), où il consacre un chapitre entier aux ornements, parmi lesquels les vêtements. Dans les conférences de l’Académie royale de peinture et de sculpture, la question des draperies est davantage abordée pour la peinture que pour la sculpture (voir ponctuellement Michel Anguier, conférence du 9 septembre 1673 sur les reliefs antiques, ibid., I, 2, p. 529, sans mention toutefois des drapés mouillés). La critique des drapés mouillés éclaire sans doute l’introduction de la Flore Farnèse dans le Parallèle pour représenter le canon féminin, en lieu et place de la plus fameuse Vénus Médicis (nue), convoquée par Perrault lui-même en 1687 ( Le Siècle de Louis le Grand ). [MCLB] .
le Chevalier
À voir les petits plis de certaines draperies antiques, espacés également, et tirés en lignes parallèles, il semble qu’on les ait faits avec un peigne ou avec un râteau.
le Président
Si ces sortes de plis se trouvent dans quelques figures de Dames Romaines ou de Vestales 396 Voir par exemple plusieurs statues qui ornaient le bosquet de la Salle des Antiques : Melpomène ? (Versailles, MR 391 ou la « dame romaine » (statue d’après l’antique, Versailles, MR 1924 : ). La Salle des Antiques , réaménagement à partir de 1680 de la Galerie d’eau créée en 1675, abritait une vingtaine de statues antiques acquises à Rome entre 1679 et 1683. Voir Alexandre Maral, « Bosquet de la Salle des Antiques » sur le catalogue en ligne Catalogue des sculptures des jardins de Versailles et de Trianon . [MCLB] , dont les Robes étaient ainsi plissées, avec des 182 eaux gommées 397 « gomme : suc visqueux qui sort des arbres », soluble dans l’eau (Furetière) et qui sert à empeser les tissus. [CNe] , de sorte que les Sculpteurs ne pouvaient pas les représenter d’une autre manière que celle que vous leur reprochez.
l’Abbé
À la bonne heure, si cela est ainsi, mais je crains bien que ce ne soit là une érudition supposée pour leur servir d’excuse. Quoi qu’il en soit, les Anciens n’ont pas excellé de ce côté-là et il en faut demeurer d’accord comme il faut convenir qu’ils étaient admirables pour le nu des figures. Car j’avoue que dans l’Apollon, la Diane, la Vénus, l’Hercule, le Laocoon et quelques autres encore, il me semble voir quelque chose d’auguste et de divin, que je ne trouve pas dans nos figures modernes, mais je dirai en même temps que j’ai de la peine à démêler si les mouvements d’admiration et de respect qui me saisissent en les voyant, naissent uniquement de l’excès de leur beauté et de leur 183 perfection, ou s’ils ne viennent point en partie de cette inclination naturelle que nous avons tous à estimer démesurément les choses qu’une longue suite de temps a comme consacrées et mises au-dessus du jugement des hommes. Car quoique je sois toujours en garde contre ces sortes de préventions, elles sont si fortes et elles agissent sur notre esprit d’une manière si cachée, que je ne sais si je m’en défends bien. Mais je suis très bien persuadé que si jamais deux mille ans passent sur le groupe d’Apollon , qui a été fait pour la grotte du Palais où nous sommes 398 Il s’agit du groupe d’ Apollon servi par les nymphes de Girardon et Regnaudin, réalisé entre 1667 et 1675. Il fut préalablement installé dans la grotte de Thétys avant de rejoindre en 1684, en prévision de la construction de l’aile du Nord , le bosquet de la Renommée pour enfin rejoindre le bosquet des Bains d’Apollon en 1704, remanié en 1778 par Hubert Robert. Cette phrase est étonnante car en 1688 il y a quatre ans déjà que le groupe a quitté la grotte de Thétys . [MdV] Charles Perrault insiste dans ses Mémoires (éd. Antoine Picon, Paris, 1993, p. 208-209) sur la part que son frère Claude a tenue dans l’invention des groupes sculptés de la grotte de Thétys . Rappeler la destination originelle du groupe renvoie au contexte de son invention. [MCLB] , et sur quelques autres ouvrages à peu près de la même force, ils seront regardés avec la même vénération, et peut-être plus grande encore.
le Chevalier
Sans attendre deux mille ans, il serait aisé de s’en éclaircir dans peu de jours, on sait faire de certaines 184 eaux rousses qui donnent si bien au marbre la couleur des antiques, qu’il n’y a personne qui n’y soit trompé 399 Pour l’association des statues antiques à une teinte rougie, voir Pline (Histoire naturelle, livre XXXIV, 20, 3 : « Avec le cuivre de Chypre mélangé de plomb, on fait la couleur de pourpre dans les prétextes des statues » ; les traductions de Pline sont prises de l’édition d’Émile Littré (1850, wikisource) et François Lemée, Traité des statues , Paris, A. Seneuze, 1688, p. 99, qui mentionne le vermillon « fort en usage à Rome (...) où il n’était pas épargné sur les divinitez. Pline qui nous assure de cela nous apprend encore que les Anciens peignoient de bitume leurs statues » (le bitume - Pline, ibid., IX, 1 - approchant le soufre). La statuaire antique est centrale dans l’argumentation de Perrault et pas seulement en raison de l’aura qui l’entoure : la fragile distinction entre original et copie sur le marché de l’art, tout comme celle entre antique et moderne, sert son propos. Non seulement la connaissance de l’antique ne suffit pas toujours à déjouer les faussaires - ce qui relativise la supposée supériorité patente des sculpteurs antiques -, mais la pratique de restaurations massives (compléter les membres et têtes manquants etc.) est ordinaire, certaines « antiques » du siècle étant en fait largement modernes. [MCLB] ; ce serait un plaisir d’entendre les exclamations VIII Variante 1692 : acclamations [DR] des Curieux qui ne sauraient pas la tromperie, et de voir de combien de piques 400 « se dit aussi pour figurer quelque hauteur. [...] On dit aussi, Il est de cent piques plus savant que vous » (Furetière). [CNe] ils les mettraient au-dessus de tous les Ouvrages de notre siècle.
l’Abbé
Nous savons le Commerce qui s’est fait de ces sortes d’Antiques, et qu’un galant homme que nous connaissons tous, en a peuplé tous les cabinets des Curieux novices 401 Adaptation au contexte parisien des anecdotes autour des faux antiques produits par Michel-Ange (voir les vies du sculpteur par Vasari et Condivi), reprises par exemple par B. Moreau (Considérations morales tirées des ouvrages de la nature et de l’art, Guillaume Henry Streel, Liège, 1683, p. 333) : « Michel-Ange fit une statue à laquelle il employa tout ce qu’il avoit d’art et l’ayant mise dans l’estat où il la désiroit, il en rompit les bras et les jambes qu’il mit de costé, et enterra le buste dans un lieu humide pour luy faire prendre la couleur des antiques. Après l’y avoir laissé quelques temps, il l’en tira et le fit mettre dans un lieu où un cardinal amy de Raphaël devoit bientost faire les fondemens de quelque grand édifice, afin que le trouvant en terre, on le prit pour un antique. Cela arriva comme il l’avoit pensé. » [MCLB] . Un jour que je mepromenais dans son jardin, on m’assura que je marchais sur une infinité de Bustes enfouis dans la terre qui achevaient là de se faire Antiques en buvant du jus de fumier. J’ai vu plusieurs de ces Bustes, je vous jure qu’il est difficile de n’y être pas trompé.
185le Chevalier
Pour moi je n’y vois pas de différence, si ce n’est que les faux Antiques me plaisent davantage que les véritables qui la plupart ont l’air mélancolique, et font de certaines grimaces où j’ai de la peine à m’accoutumer 402 Le Chevalier confesse une préférence pour les copies de statues antiques plutôt que pour les antiques authentiques qui n’est pas rare à l’époque. Voir le commentaire de Louvois, lorsqu’il s’agit d’orienter les achats à Rome : « Comme je ne suis poinct curieux, c’est-à-dire que je ne me connois point en peinture ny en statues, je ne vous demande point des statues chères par leur antiquité et j’aime mieux une belle copie d’un marbre bien poly qu’une antique qui ayt le nez ou le bras cassé » (lettre de Louvois à La Teulière, 30 mars 1682, Vincennes, archives du SHAT, A 675, fol. 673). Quant aux grimaces de certaines statues antiques, le Chevalier songe peut-être aux Faunes, en particulier au Faune grec et au Faune romain issus des collections Mazarin, achetés par Louis XIV en 1665, gravés par Mellan en 1671 et installés dans les jardins de Versailles dans les années 1680 ( ET ). Soulignons que la petite statuaire hellénistique, particulièrement disponible sur le marché, est fameuse pour certains de ses traits satiriques (vieilles femmes, vieux pêcheurs etc.). [MCLB] .
l’Abbé
Si le titre d’Ancien est d’un grand poids et d’un grand mérite pour un ouvrage de Sculpture, la circonstance d’être dans un Pays éloigné, et qu’il en coûte pour le voir un voyage de trois ou quatre cents lieues, ne contribue pas moins à lui donner du prix et de la réputation. Quand il fallait aller à Rome pour voir le Marc Aurèle 403 Statue équestre de Marc Aurèle , bronze (Rome, Musei Capitolini, vers 176 ap. J.-C.), gravée par Perrier, ibid., pl. 11 et 12 : . [MCLB] , rien n’était égal à cette fameuse figure équestre, et on ne pouvait trop envier le bonheur de ceux qui l’avaient vue. Aujourd’hui que nous l’avons à Paris 404 Le 13 juin 1685 sont envoyées de Rome en France dix-huit caisses contenant les moules du Marc-Aurèle (voir Anatole de Montaiglon (éd.), Correspondance des directeurs de l’Académie de France à Rome, Paris, Charavay, 1887, vol. 1, p. 145). L’envoi est tardif mais le projet remonte à la surintendance des Bâtiments de Colbert : voir lettre de M. de Bourlemont à Colbert, 8 janvier 1669, ibid., p. 17 : « j’ay vu M. Errard pour sçavoir quand il trouveroit à propos que je demandasse les permissions pour mouler les statues de Montécaval et celles de Marc-Aurèle du Campidole » . Il s’inscrit dans une politique générale d’exécution et d’envoi de moulages en France, notamment explicitée dans la fameuse lettre de Colbert à Charle Errard, directeur de l’Académie de France à Rome, le 14 décembre 1679, où il demande « un mémoire de tout ce qu’il y a de beau à Rome en statues, bustes, vases antiques et tableaux, en marquant en marge ceux que vous avez déjà fait copier et ceux qui restent encore à faire copier, ou en peinture ou en sculpture ». [MCLB] , il n’est pas croyable 186 combien on la néglige 405 La dénonciation de la négligence à l’égard du moulage commandé par Colbert est peut-être un coup de patte à la surintendance des Bâtiments de Louvois. [MCLB] , quoi qu’elle soit moulée très exactement, et que dans une des Cours du Palais-Royal 406 Au Palais Brion , partie du Palais Royal, où est logée l’Académie royale de peinture et de sculpture. Y étaient entreposés les modèles en plâtre de fameuses antiques (Germain Brice, Description nouvelle de ce qu'il y a de plus remarquable dans la ville de Paris, 2 tomes en 1 volume, Paris, N. Legras, 1684, p. 58-59). [MCLB] Description nouvelle de ce qu'il y a de plus remarquable dans la ville de Paris 406 , 2 tomes en 1 volume, Paris, N. Legras, 1684, p. 58-59). [MCLB] où on l’a placée elle ait la même beauté et la même grâce que l’Original. Cette figure est assurément belle, il y a de l’action, il y a de la vie, mais toutes choses y sont outrées. Le Cheval lève la jambe de devant beaucoup plus haut qu’il ne le peut, il se ramène 407 « ramener, en termes de Manège, c’est faire baisser le nez à un cheval qui porte au vent » (Furetière). [CNe] de telle sorte qu’il semble avoir l’encolure démise et la corne de ses pieds excède en longueur celle de tous les Mulets d’Auvergne.
le Chevalier
La première fois que je vis cette figure, je crus que l’Empereur Marc Aurèle montait une Jument poulinière 408 Après le « mulet d’Auvergne », nouveau qualificatif comique et trivial pour une statue dont on a concédé l’excellence. Comme le rappelle Furetière dans son Dictionnaire (article Jument) : « Molière décrit le chasseur des Fascheux monté sur sa jument poulinière ». L’Abbé et le Chevalier se rejoignent dans le goût des bons mots. [MCLB] , tant son Cheval a les flancs larges et enflés, ce qui oblige ce bon Empereur à avoir les jambes horriblement écarquillées 409 « écarquillées » emploi burlesque (« ouvrir d’une manière ridicule », selon Littré, qui cite Scarron, Le Virgile travesti, II, 95 : « ses deux jambes écarquillant »). [BR] .
187le Président
Plusieurs croient que l’original s’est ainsi élargi par le ventre pour avoir été accablé sous la ruine d’un bâtiment.
l’Abbé
Comment cela peut-il avoir été pensé ? Et qui ne sait que le bronze fondu se casserait cent fois plutôt que de plier.
le Président
Vous ne songez pas qu’on tient que cette figure équestre est de cuivre corinthien, que l’or et l’argent qui y sont mêlés comme vous savez, rendent doux et pliable 410 Les propos prêtés au Président ne témoignent pas d’une connaissance de la statuaire mais bien de sources littéraires. Ils ne sont pas dénués de pédanterie, créant un effet de contraste avec la trivialité de la jument poulinière. Chez Pline, le « cuivre corinthien » renvoie à la matière dont on faisait les statues (Histoire naturelle, livre XXXIV, 9 à 13). Le passage a été glosé par Louis Savot sur le plan technique, pour lequel le « cuivre corinthien » peut désigner tout cuivre propre à dorer ou un alliage variable de cuivre, d’or et d’argent (Louis Savot, Discours sur les médailles antiques, Paris, S. Cramoisy, 1627, p. 120-127). François Lemée, de manière plus floue, le dit être « composé de toutes sortes de métaux » (Traité des statues, Paris, A. Seneuze, 1688, p. 53). À ce cuivre est en tout état de cause associée une haute valeur symbolique (Pline, ibid., livre XXIV, 3-1 ou 18-8 : « La plupart sont tellement épris des bronzes dits de Corinthe, qu'ils les emportent en voyage »), au point de ne juger une sculpture que sur le coût de son matériau, comme en témoigne un épigramme de Martial, auteur apprécié de Perrault : « Mon cher Polyclète, il a condamné vos statues car elles n’ont point à son nez l’odeur du cuivre de Corinthe. » (Livre 9, LX, v. 11-12). [MCLB] .
l’Abbé
Bien loin que ce mélange prétendu d’or et d’argent pût rendre du cuivre plus pliable, il ne servirait qu’à le rendre encore plus fier et plus inflexible ; c’est l’effet nécessaire du 188 mélange dans tous les métaux 411 Sur les alliages et leur ductilité, voir Pline, XXXIV, 20-3. Sur le mélange d’or et d’argent, voir aussi André Félibien, Des principes de l’architecture, de la sculpture et de la peinture... , Paris, J.-B. Coignard, 1676, p. 333 et François Lemée, op. cit., 1688, p. 53-54. La mention de l’usage de différents types d’alliages n’est toutefois pas assortie chez ces deux auteurs de commentaires sur leur plus ou moins grande ductilité. [MCLB] , mais il n’y a rien qu’on ne cherche pour excuser les Anciens, ni rien de si incroyable qu’on n’aime mieux croire que de s’imaginer qu’ils aient fait la moindre faute.
le Président
Ce n’est pas sans raison qu’on a pour eux une vénération extraordinaire. Vous avouez vous-même qu’il est sorti de leurs mains un certain nombre de figures qui sont incomparables.
l’Abbé
J’en demeure d’accord, et cela ne m’étonne point. La Sculpture est à la vérité un des plus beaux Arts qui occupent l’esprit et l’industrie des hommes ; mais on peut dire aussi que c’est le plus simple et le plus borné de tous, particulièrement lorsqu’il ne s’agit que de figures de ronde-bosse 412 Il est traditionnel de distinguer, au sein de la sculpture, la ronde-bosse et le relief, mais pas de les hiérarchiser comme le propose l’Abbé. Dans la réflexion théorique moderne depuis le De statua d’Alberti, l’usage est plutôt de distinguer le modelage et la statue en taille directe (dans le marbre, le bois etc.), autrement dit l’ajout ou le retrait de matière. Ce placement original de la ronde-bosse en position inférieure, comme une pratique élémentaire, est le premier élément d’une argumentation visant à relativiser l’excellence de la statuaire antique en ronde-bosse, en dépit de l’excellence de certains génies individuels. L’argumentaire va jusqu’à dénoncer un biais induit par le soutien à la production, notamment dans le cadre des jeux panhelléniques. [MCLB] . Il n’y a qu’à choisir un beau modèle, le poser 189 dans une attitude agréable, et le copier ensuite fidèlement. Il n’est point nécessaire que le Temps ait donné lieu à plusieurs et diverses réflexions, et qu’il se soit fait un amas de préceptes pour se conduire. Il a suffi que des hommes soient nés avec du génie, et qu’ils aient travaillé avec application. Il est encore à remarquer qu’il y avait des récompenses extraordinaires attachées à la réussite de ces sortes d’ouvrages, qu’il y allait de donner des Dieux à des Nations entières et aux Princes mêmes de ces Nations ; et enfin que quand le Sculpteur avait réussi, il n’était guère moins honoré que le Dieu qui sortait de [ses mains. Les Anciens ont donc pu exceller dans les figures de ronde-bosse, et n’avoir pas eu le même avantage dans les ouvrages des autres Arts beaucoup plus composés et qui demandent un plus grand nombre de réflexions et de préceptes 413 Passage effacé restitué avec la seconde édition (1692). [DR] .] Cela est si vrai, que 190 dans les parties de la Sculpture même où il entre plus de raisonnement et de réflexion, comme dans les bas-reliefs ils y ont été beaucoup plus faibles. Ils ignoraient une infinité de secrets de cette partie de la Sculpture dans le temps même qu’ils ont fait la colonne Trajane où il n’y a aucune perspective ni aucune dégradation 414 L’Abbé exploite habilement le fait que l’art de sculpture a donné lieu à une production théorique bien inférieure à la peinture ou l’architecture. Il distingue les réflexions et les préceptes, les réflexions touchant aux principes des arts et les préceptes aux règles pour atteindre ces principes. Cette distinction est présente dans la pensée académique. [MCLB] . Dans cette colonne les figures sont presque toutes sur la même ligne ; s’il y en a quelques-unes sur le derrière, elles sont aussi grandes et aussi marquées que celles qui sont sur le devant en sorte qu’elles semblent [être montées sur des Gradins pour se faire voir les unes au-dessus des autres 415 Passage effacé restitué avec la seconde édition (1692) DR. .]
le Président
[Si la colonne Trajane n’était pas un morceau d’une beauté singulière, Monsieur Colbert dont je vous ai ouï louer plus d’une fois le 416 Passage effacé restitué avec la seconde édition (1692). [DR] ] goût exquis pour tous les beaux 191 Arts 417 La prétendue faiblesse des Anciens dans l’art du relief procède peut-être d’une connaissance de la statuaire antique prioritairement acquise par la lecture du livre XXXIV de Pline, qui n’évoque guère que les statues et peut faire croire à une production négligeable de reliefs de qualité, même s’il est bien connu que de nombreux édifices antiques (théâtres, arcs de triomphes, temples etc.) en étaient ornés (voir André Félibien, Des principes... , Paris, J.-B. Coignard, 1676, p. 298). Ceux de la colonne Trajane , dont des moulages furent exécutés et rapportés en France dès les années 1640, sous la surintendance de François Sublet de Noyers (voir Roland Fréart de Chambray, Parallèle de l’architecture antique et de la moderne , Paris, 1650, épître, évoquant 70 bas-reliefs de la colonne sélectionnés au titre des « plus excellens antiques »), sont évoqués de manière analogue par François Blondel (Cours d’architecture..., 1683, livre IV, p. 724) et Claude Perrault ( Ordonnance des cinq espèces de colonnes... , 1683, p. 100), comme témoignant de l’absence de correction d’optique, les figures y étant de taille égale, du bas au haut de la colonne . L’Abbé amène ici le débat sur un autre terrain, celui de la perspective, en regrettant l’absence de perspective au sein des reliefs antiques, autrement dit l’absence de composition en différents plans de profondeur. Ce point fait alors consensus : la supériorité des bas-reliefs modernes sur les reliefs antiques a été abordée les 9 juillet, 5 août et 9 septembre 1673 à l’Académie royale de peinture et de sculpture dans les conférences des sculpteurs Michel Anguier et Thomas Regnaudin (Christian Michel et Jacqueline Lichtenstein, Conférences de l’Académie royale de peinture et de sculpture, Paris, Beaux-Arts de Paris éditions, tome I, vol. 2, p. 519-531). [MCLB] , n’aurait pas envoyé à Rome mouler cette colonne et n’en aurait pas fait apporter en France tous les moules et tous les bas-reliefs moulés chacun deux fois, ce qui n’a pu se faire sans une dépense considérable 418 Le Président est utilisé pour inviter l’Abbé à clarifier ce qui apparaît comme une incohérence de Colbert : avoir commandé et rapatrié un moulage complet de la Colonne Trajane (de 1667 à 1669, un retirage des moules transportés à Paris étant effectué à l’été 1671), alors même que les bas-reliefs ne correspondent plus tout à fait aux attentes contemporaines. Outre la dimension politique évoquée dans la suite du texte et qui put présider au remploi ou projets de remploi de ces moulages dans le décor du palais du Louvre (voir Alexandre Cojannot, « Le bas-relief à l’antique dans l’architecture parisienne du XVIIe siècle : du Louvre de François Sublet de Noyers àcelui de Jean-Baptiste Colbert », Studiolo, 2002, 1, p. 20-40), on soulignera la continuité d’action (et parfois de personnel) au sein de la surintendance des Bâtiments du roi. La première commande de moulages de la Colonne Trajane est lancée dans les années 1640 par le surintendant François Sublet de Noyers, conseillé par ses neveux, les frères Fréart, proches du peintre Charles Errard. En 1665, Paul Fréart de Chantelou devient le cirerone de Bernin lors de sa venue à Paris et l’accompagne constamment dans ses relations avec la surintendance (les moulages des reliefs de la Colonne sont évoqués le 6 septembre et le 19 octobre 1665 dans le Journal... de Chantelou). Charles Errard, nommé directeur de l’Académie de France à Rome en 1666 par l’administration de Colbert, reprit l’exécution de dessins et moulages sur la colonne , ainsi que d’autres antiques de Rome (voir Guillet de Saint-George, Mémoires inédits sur la vie et les ouvrages des membres de l’Académie de Peinture et de Sculpture, Vie de Charles Errard, I, Paris, J.-B. Dumoulin, 1854, p. 82-83.) S’y ajoute probablement une hésitation de la surintendance entre la forme la plus adaptée à la gloire du roi (colonne ou obélisque ?), dont témoignent les hésitations de Claude Perrault sur son projet d’obélisque en 1666. L’idée d’une colonne fut abandonnée notamment en raison de sa sujétion stricte à un piédestal, alors qu’un obélisque peut surmonter différents types d’édifices (voir Michael Petzet, Claude Perrault und die Architektur des Sonnenkönigs, Munich-Berlin, Deutscher Kunstverlag, 2000, p. 335-353). [MCLB] .
l’Abbé
Il paraît à la vérité que Monsieur Colbert a donné en cela une grande marque de son estime pour la Sculpture des Anciens ; mais qui peut assurer que la politique n’y eût pas quelque part 419 L’accumulation d’œuvres antiques permettait d’afficher une richesse ostentatoire que peu de résidences royales pouvaient se permettre. « C’est dans cette logique de thésaurisation artistique que s’inscrivent les grandes acquisitions effectuées en France dans les années 1680, autant que dans une “politique culturelle” qu’auraient obsédée les modèles de l’Antiquité et de la Renaissance. » (voir T. Sarmant, Les Demeures du Soleil. Louis XIV, Louvois et la surintendance des Bâtiments du roi, Seyssel, Champ Vallon, 2003, p. 237-238). [MdV] . Pensez-vous que de voir dans une place où se promènent sans cesse des étrangers de toutes les Nations du monde, une construction immense d’échafauds les uns sur les autres autour d’une colonne de six vingts pieds de haut 420 Cent vingt pieds, soit environ 38 m. [CNe] , et d’y voir fourmiller un nombre infini d’ouvriers, pendant que le Prince qui les fait travailler est à la tête de cent mille hommes, et soumet à ses lois toutes les Places 192 qu’il attaque ou qu’il menace seulement ? Pensez-vous, dis-je, que ce spectacle tout agréable qu’il était, ne fût pas en même temps terrible pour la plupart de ces étrangers, et ne leur fît pas faire des réflexions plus honorables cent fois à la France, que la réputation de se bien connaître aux beaux ouvrages de Sculpture 421 Louis XIV avait bien conscience que sa gloire passait par la guerre mais aussi par les bâtiments. En agrandissant Versailles démesurément et en le laissant ouvert au public, il laissait voir par la même occasion toute sa puissance. En effet, plusieurs milliers d’ouvriers travaillaient quotidiennement sur les chantiers et le marquis de Dangeau rappelle dans son Journal qu’au plus fort des travaux, le 31 mai 1685, 36 000 personnes travaillaient « ici [au château de Versailles] ou aux environ de Versailles ». Le château devait s’offrir comme une vitrine des savoir-faire français, ou le plus souvent des savoir-faire étrangers mais désormais maîtrisés par la France. [MdV] S’agissant de l’impact des échafaudages français sur la Colonne Trajane , rappelons que Pietro Santi Bartoli monte sur ceux-ci afin de corriger des estampes des reliefs tirées au XVIe siècle et les réunit en 1672 dans un volume dédié à Louis XIV, « Trajan de la France » , avec un commentaire de Bellori. [MCLB] ?
le Chevalier
Il arriva dans le même temps, une chose à peu près de la même nature qui me fit bien du plaisir. Le Courrier qui portait le paquet de Monsieur Colbert pour lors en Flandres auprès du Roi, fut arrêté par les Ennemis ; entre plusieurs Ordonnances pour les bâtiments du Roi, qui montaient à de grandes sommes, il s’en trouva une pour le paiement du second quartier des gages des Comédiens Espagnols. Quelle mine faisait, je vous prie, le Général de l’Armée ennemie, en 193 voyant ses Soldats presque tout nus, pendant que le Prince qu’il avait à combattre faisait payer des Comédiens Espagnols qu’il n’avait retenus que pour la satisfaction de la Reine, et à condition de ne leur voir jamais jouer la Comédie 422 Nouvel échange comique entre l’Abbé et le Chevalier, avec l’image du roi qui paie un spectacle étranger à la condition de ne pas le subir. En 1660, dans un contexte de paix, des comédiens espagnols furent conviés à donner trois représentations au théâtre du Petit-Bourbon à l’occasion des noces de Louis XIV et de Marie-Thérèse. L’anecdote ici proposée met en valeur les logiques de magnificence et de libéralités, auxquelles Mazarin a sensibilisé le jeune roi. [MCLB] .
l’Abbé
Je veux bien que le seul amour des Beaux-Arts ait fait mouler et venir ici la colonne Trajane , voyons-en le succès. Lorsque les bas-reliefs furent déballés et arrangés dans le Magasin du Palais-Royal, on courut les voir avec impatience ; mais comme si ces bas-reliefs eussent perdu la moitié de leur beauté, par les chemins, on s’entreregardait les uns les autres, surpris qu’ils répondissent si peu à la haute opinion qu’on en avait conçue 423 La déception du public est possible, même s’il est difficile d’en trouver des témoignages. Il est en revanche certain qu’elle vient contredire l’enthousiasme de Paul Fréart de Chantelou, partagé avec Bernin en 1665 (« J’ay parlé de sa beauté, ce qui m’avait obligé d’en tirer quantité de pièces que j’avais apportées en France, que cette colonne avait été l’étude de Raphaël et de Jules Romain et de tous les grands maîtres, ce que le Cavalier a confirmé. », 19 octobre 1665, Journal du voyage en France du cavalier Bernin de Chantelou) et qu’il existe une hostilité forte entre Chantelou et Perrault, qui transparaît aussi bien dans le Journal... de Chantelou que dans les Mémoires de Perrault. [MCLB] . On y remarqua à la vérité de très beaux airs de tête et quelques attitudes assez heureuses, mais presque point d’Art dans la composition, nulle dégradation 194 dans les reliefs, et une profonde ignorance de la perspective 424 L’Abbé attaque la composition des bas-reliefs de la colonne sous trois angles : la composition en surface, la technique du relief proprement dite (du haut-relief au relief méplat), enfin la perspective ou structuration en différents plan de profondeur. Il rejoint ainsi les réflexions de l’Académie royale de peinture et sculpture (conférences des 9 juillet, 5 août et 9 septembre 1673). Roger de Piles formule un peu différemment sa critique des bas-reliefs antiques : « Mon Dieu, interrompit Léonidas, vous n'avez que vostre Antique dans la teste (...) Les Statues et les Bas-reliefs ont esté faits pour immortaliser les Héros et pour conserver la mémoire de leurs belles actions, plustost que pour tromper les yeux et représenter les choses de la manière qu'elles se sont effectivement passées. (...) Les Bas-reliefs seroient-ils supportables dans les actions qu'ils représentent, si on y cherchoit la vraysemblance et les naïvetez de la nature ? En un mot, ce sont des espèces de Hiérogliphes ausquels il faut estre accoustumé pour les entendre. Une action y suffit pour en représenter plusieurs, l'unité y est prise souvent pour un grand nombre, et peu de chose en suppose beaucoup.[…] La pluspart des autres choses y sont exprimées froidement, sans conter les actions qui y sont fausses et contre les effets ordinaires de la nature. » (Conversations sur la connoissance de la peinture et sur le jugement qu'on doit faire des tableaux. Où par occasion il est parlé de la vie de Rubens, et de quelques-uns de ses plus beaux ouvrages, Paris, Nicolas Langlois, 1677, seconde conversation, p. 238-240). [MCLB] . Deux ou trois Curieux pleins encore de ce qu’ils en avaient ouï dire à Rome, s’épanchaient en louanges immodérées sur l’excellence de ces Ouvrages, le reste de la Compagnie s’efforçait d’être de leur avis ; car il y a de l’honneur à être charmé de ce qui est antique, mais ce fut inutilement et chacun s’en retourna peu satisfait. Les bas-reliefs sont demeurés là où ils occupent beaucoup de place, où personne ne les va copier, et où peu de gens s’avisent de les aller voir.
le Chevalier
Je me souviens qu’un de ces Curieux zélés pour l’Antique, voulant faire valoir quelques-uns de ces bas-reliefs, passait et tournait la main dessus en écartant les doigts, et disait voilà qui a du grand, voilà qui a du beau ; on le pria d’arrêter sa main sur quelque endroit qui mé195 ritât particulièrement d’être admiré, il ne rencontra jamais heureusement. D’abord ce fut sur une tête qui était beaucoup trop grosse, et il en demeura d’accord ; ensuite sur un Cheval qui était beaucoup trop petit : Cependant il persista toujours à soutenir que le tout ensemble en était admirable 425 Le lexique prêté à l’Abbé et au chevalier est technique (« air de tête » ; « tout ensemble », notion chère à Roger de Piles, mais pour qualifier une peinture). [MCLB] .
l’Abbé
Si l’on examine bien la plupart des bas-reliefs antiques, on trouvera que ce ne sont point de vrais bas-reliefs, mais des reliefs de ronde-bosse, sciés en deux de haut en bas, dont la principale moitié a été appliquée et collée sur un fond tout uni. Il ne faut que voir le bas-relief des danseuses 426 Mention pertinente des célèbres Danseuses Borghèse (marbre, IIe siècle ap. J.-C. ?, Paris, musée du Louvre, marbre, 74 x 188 cm, achat 1807) : que l'on connaissait en moulage (voir Roger de Piles, on le voyait « moulé en plastre dans plusieurs maisons de Paris », Conversations sur la connoissance de la peinture..., 1677, p. 97). [MCLB] , les figures en sont assurément d’une beauté extraordinaire, et rien n’est plus noble, plus svelte et plus galant que l’air, la taille et la démarche de ces jeunes filles qui dansent ; mais ce sont des figures de ronde-bosse, 196 sciées en deux, comme je viens de dire, ou enfoncées de la moitié de leur corps dans le champ qui les soutient. Par là on connaît clairement que le Sculpteur qui les a faites manquait encore, quelque excellent qu’il fût, de cette adresse que le temps et la méditation ont enseignée depuis, et qui est arrivée de nos jours à sa dernière perfection ; je veux dire cette adresse par laquelle un Sculpteur avec deux ou trois pouces de relief, fait des figures, qui non seulement paraissent de ronde-bosse et détachées de leur fond, mais qui semblent s’enfoncer les unes plus, les autres moins dans le lointain du bas-relief 427 Sur les différents types de relief, du haut-relief au relief méplat, voir André Félibien, Des principes de l’architecture, de la sculpture et de la peinture... , 1676, p. 298-299 : « Il y a trois sortes de bas-reliefs. Dans les uns, les figures qui sont sur le devant paroissent presque de relief. Dans les autres, elles ne sont qu’en demy-bosse et d’un relief beaucoup moindre. Et enfin, dans la dernière espèce, elles sont encore beaucoup moins eslevées et ont peu de relief, à la manière des vases, des camaïus, des médailles et des pièces de monnoye. » Le développement du relief méplat et la transformation des reliefs par la maîtrise de la perspective sont un élément important de la première Renaissance (voir l’œuvre de Donatello). « Qui est arrivée de nos jours à sa dernière perfection » : le Bain des Nymphes de Girardon (jardins de Versailles, ) n’est pas mentionné mais il correspond pleinement à l’ambition moderne de produire des reliefs en perspective, à faible saillant du relief, sans en amoindrir l’effet, par le contraste aménagé entre ses parties latérales, en bosse plus marquée, et la partie centrale traitée en méplat. [MCLB] . Je remarquerai en passant que ce qu’il y a de plus beau au bas-relief des danseuses , a été fait par un Sculpteur de notre temps car lorsque le Poussin l’apporta de Rome en France, ce n’était presque qu’une ébauche assez informe et ç’a été l’aîné des Anguiers 428 François Anguier (1604-1686), qui séjourna à Rome dans les années 1640 et fut proche des sculpteurs l’Algarde et François Duquesnoy, ainsi que de Nicolas Poussin. Sa copie des Danseuses Borghèse , exécutée en 1642 avec le fondeur Henri Perlan d’après un moulage fait à Rome en 1641, est conservée à Londres (Wallace Collection, n° d’inv. S155, ). François Anguier est encore l’auteur, toujours avec Henri Perlan, du bas-relief des Sacrifiantes (Musée du Louvre, 1642), d’après un moulage de relief antique exécuté à Rome en 1640 . Les frères Anguier sont au cœur de la réflexion académique sur l’art du bas-relief. [MCLB] qui 197 lui a donné cette élégance merveilleuse que nous y admirons.
le Président
Si la Sculpture moderne l’emporte si fort sur la Sculpture antique par cet endroit que vous marquez, il faut que la Peinture d’aujourd’hui soit bien supérieure à celle des Anciens, puisqu’enfin c’est d’elle que la Sculpture a appris tous ces secrets de dégradation et de perspective 429 Notons que Perrault place habilement dans la bouche du Président ce raisonnement logique, pivot de sa démonstration, selon lequel les Anciens, ignorant la perspective - ce qu’attestent leurs bas-reliefs - ne peuvent donc avoir excellé en peinture, dont la perspective est une partie essentielle. [MCLB] .
l’Abbé
J’en demeure d’accord, et la conséquence en est très juste ; mais puisqu’il s’agit présentement de la Peinture, il faut commencer par la distinguer suivant les divers temps où elle a fleuri, et en faire trois classes : Celle du temps d’Apelle, de Zeuxis, de Timante, et de tous ces grands Peintres dont les Livres rapportent tant des merveilles 430 Zeuxis (Ve siècle avant JC), Timanthe (fin Ve-IVe siècle avant JC), Apelle (IVe siècle avant JC), connus par l’ Histoire naturelle de Pline l’Ancien, qui fait l’objet de réécritures incessantes dans les écrits sur l’art de la période moderne. [MCLB] ; Celle du temps de Raphaël, du Titien, de Paul Véronèse, et de plusieurs autres ex198 cellents Maîtres d’Italie 431 Raphaël (1483-1520), Titien (1488-1576), Véronèse (1528-1588) renvoient à l’apogée de la Renaissance dans la péninsule italienne et à l’école vénitienne de peinture, particulièrement valorisée et recherchée par les collectionneurs. Voir lettre de Bourlemont à Colbert, 8 janvier 1669, qui explique avoir demandé à Charles Errard « une notte des Peintres de Lombardie les plus fameux qui ont travaillé autrefois dans l’État des Vénitiens, comme sont Paul Véronèse, le Corrège, Palma, le Tintoret, Titien et d’autres qu’il sçait, et que j’envoirrois cette notte à M. de Saint André, Ambassadeur du roy à Venise, sur l’occasion des couvents supprimés qui sont en quantité dans l’Estat des Vénitiens et qui ont, peut-estre, des peintures en leurs églises de ces fameux peintres qui sont à présent à vendre et, faisant recognoistre lesdists tableaux pour vray originaux, l’on pourroit les avoir à prix raisonnable pour la Gallerie du roy, n’y ayant point de tableaux plus asseurés d’estre originaux que ceux qui ont tousjours esté vus et conneus pour tels aux églises. », A. de Montaiglon, Correspondance des directeurs de l’Académie de France à Rome, I, Paris, Charavay, 1887, p. 17. [MCLB] , et Celle du siècle où nous vivons. Si nous voulons suivre l’opinion commune qui règle presque toujours le mérite selon l’ancienneté, nous mettrons le siècle d’Apelle beaucoup au-dessus de celui de Raphaël et celui de Raphaël beaucoup au-dessus du nôtre 432 L’Abbé n’associe pas ici le terme de « siècle » à un règne ou une grande figure politique, mais à des noms d’artistes (siècle d’Apelle, siècle de Raphaël), à la différence du Siècle de Louis le Grand en 1687 ou de considérations fréquentes dans la littérature artistique (voir par exemple Gérard Audran : « il est certain qu’il y a des siècles heureux, tels qu’ont été le siècle d’Alexandre et celuy d’Auguste. Nous vivons aujourd’huy sous un pareil règne : on y voit tellement refleurir les beaux Arts, qu’il y a lieu d’espérer qu’on pourra parvenir enfin à la perfection des Grecs et des Romains dans leurs Ouvrages les plus achevez. », Les Proportions du corps humain mesurées sur les plus belles figures de l'Antiquité , Paris, 1683, préface non paginée). L’opinion commune contre laquelle il entend s’inscrire est celle issue de l’idée des Quatre âges du monde chez Ovide (siècle d’or, d’argent, d’airain/bronze et de fer), qui renvoie au déroulement du temps comme une dégénérescence. Il s’agit en premier lieu de réévaluer la valeur respective des deux antécédents glorieux en matière artistique : le Ve siècle av. J.-C. et la Renaissance italienne (Haute Renaissance et XVIe siècle). [MCLB] mais je ne suis nullement d’accord de cet arrangement, particulièrement à l’égard de la préférence qu’on donne au siècle d’Apelle sur celui de Raphaël.
le Président
Comment pouvez-vous ne pas convenir d’un jugement si universel et si raisonnable, surtout après être demeuré d’accord de l’excellence de la sculpture de Phidias et de Praxitèle 433 La soudaine mention de noms de sculpteurs antiques frappe d’autant plus qu’aucun d’entre eux ne l’a été dans les échanges consacrés à la sculpture, l’excellence de la statuaire antique ayant été reconnue indépendamment de toute attribution. Ceci se comprend en partie par la grande difficulté à mettre en relation le texte de Pline avec la statuaire conservée. Au-delà, le livre XXXV de Pline, sur les peintres, a été beaucoup plus glosé et repris à l’époque moderne que le livre XXXIV sur les sculpteurs, de sorte que les lecteurs du Parallèle n’ont pas la même connaissance des sources anciennes sur les deux arts. Ce point éclaire sans doute la vivacité des critiques, à venir, portées sur la peinture ancienne, dont la déconstruction est d’autant plus importante qu’elle fait l’objet d’une construction mythique bien supérieure à l’architecture et la sculpture. [MCLB] ; car si la sculpture de ces temps-là l’emporte sur celle de tous les siècles qui ont suivi, à plus forte raison la Peinture, si nous considérons qu’elle est susceptible de mille beautés et de mille agréments dont 199 la sculpture n’est point capable.
l’Abbé
C’est par cette raison-là même que la conséquence que vous tirez n’est pas recevable. Si la Peinture était un Art aussi simple et aussi borné que l’est la Sculpture en fait d’ouvrages de ronde-bosse, car c’est en cela seul qu’elle a excellé parmi les Anciens, je me rendrais à votre avis, mais la Peinture est un Art si vaste et d’une si grande étendue, qu’il n’a pas moins fallu que la durée de tous les siècles pour en découvrir tous les secrets et tous les mystères. Pour vous convaincre du peu de beauté des peintures antiques, et de combien elles doivent être mises au-dessous de celles de Raphaël, du Titien et de Paul Véronèse, et de celles qui se font aujourd’hui, je ne veux me servir que des louanges mêmes qu’on leur a données. On dit que Zeuxis représentait si naïvement des raisins que 200 des Oiseaux les vinrent becqueter 434 L'anecdote des raisins de Zeuxis est rapportée par Pline l'Ancien, Histoire naturelle , XXXV, 36, 5 et Sénèque le Rhéteur, Controv., 10, 5, 27. L’Abbé ne connaît que le premier et ne retient que l'enjeu mimétique de l'anecdote antique. [MCLB] Zeuxis avait peint un enfant portant une grappe de raisins, mais quand il vit un oiseau becqueter les raisins, il s’exclama : « J’ai mieux peint les raisins que l’enfant ; car si j’avais aussi bien réussi pour celui-ci, l’oiseau aurait dû avoir peur. » [BR] : Quelle grande merveille y a-t-il à cela ? Une infinité d’oiseaux se sont tués contre le Ciel de la perspective de Rueil 435 Richelieu acheta le château du Val (Val de Ruel) en 1633 et y créa des jardins à l’italienne avec bassins et jets d’eau, ainsi qu’un arc de triomphe adossé sur lequel était peint un paysage en trompe l’œil. Voir la perspective de Rueil gravée par Pérelle d’après un dessin d’Israël Silvestre : . [MCLB] , en voulant passer outre sans qu’on en ait été surpris, et cela même n’est pas beaucoup entré dans la louange de cette perspective.
le Chevalier
II y a quelque temps que passant sur le fossé des Religieuses Anglaises, je vis une chose aussi honorable à la Peinture que l’Histoire des raisins de Zeuxis, et beaucoup plus divertissante. On avait mis sécher dans la cour de M. Le Brun, dont la porte était ouverte, un tableau nouvellement peint, où il y avait sur le devant un grand chardon parfaitement bien représenté 436 Réécriture libre de Pline, XXXV, 32, sur un tableau d’Apelle représentant un cheval : « Pour ce tableau, Apelle en appela du jugement des hommes à celui des bêtes car, s'apercevant que ses rivaux l'emportaient par leurs brigues, il montra à des chevaux amenés le tableau de chacun : les chevaux ne hennirent qu'à la vue de celui d'Apelle ; et depuis on ne cesse de citer cette épreuve triomphante de la peinture. » La réécriture est fondée sur le parallèle construit depuis le début du règne personnel de Louis XIV entre Le Brun et Apelle. [MCLB] . Une bonne femme vint à passer avec son âne qui ayant vu le chardon entre brusquement dans la cour, renverse la femme qui tâchait de le 201 retenir par son licou, et sans deux forts garçons qui lui donnèrent chacun quinze ou vingt coups de bâton pour le faire retirer, il aurait mangé le chardon, je dis mangé, parce qu’étant nouvellement fait il aurait emporté toute la peinture avec sa langue.
l’Abbé
Ce chardon vaut bien les raisins de Zeuxis dont Pline fait tant de cas. Le même Pline raconte encore que Parrhasius avait contrefait si naïvement un rideau, que Zeuxis même y fut trompé 437 Annotation en cours. . De semblables tromperies se font tous les jours par des Ouvrages dont on ne fait aucune estime. Cent fois des Cuisiniers ont mis la main sur des Perdrix et sur des Chapons naïvement représentés pour les mettre à la broche ; qu’en est-il arrivé ? on en a ri, et le tableau est demeuré à la cuisine. Le même Auteur rapporte comme une merveille de ce 202 qu’un Peintre de ces temps-là en peignant un pigeon, en avait représenté l’ombre sur le bord de l’auge où il buvait 438 Pline, XXXV, 60, sur les colombes des pavements de Sôsos. « Il y avait là une colombe qui buvait : l’ombre de sa tête obscurcissait la surface de l'eau ». De nouveau, l’Abbé ne retient que la question mimétique. Rappelons que la mosaïque présentant une coupe aux colombes (Rome, Musées du Capitole), d’après un original attribué à Sôsos (IIe s. av. J.-C.) n'était pas connue au temps de Perrault (découverte en 1737 à la villa d’Hadrien à Tivoli). L’Abbé, pour susciter l’adhésion par le rire (et le comique de répétition), renouvelle son glissement vers la trivialité : de la colombe au pigeon comme, plus haut, du cheval à la jument poulinière. [MCLB] En voulant accumuler les exemples censés mettre en évidence la médiocrité de la peinture des Anciens, Perrault fait une confusion : Pline ne parle pas ici d’un ouvrage de peinture, mais d’une mosaïque réalisée à Pergame par l’artiste Sosus (Pline l’Ancien, Histoire naturelle, XXXVI, 184). Cette confusion inspire au comte de Caylus ce commentaire : « on voit donc que le critique, par un de ses tours ordinaires, a substitué la peinture à la mosaïque, & même le bord d’une auge à la limpidité des eaux, pour pouvoir rendre Pline & les Anciens méconnaissables aux yeux des ignorans. » Anne Claude Philippe de Caylus « Réflexions sur quelques chapitres du XXXVe livre de Pline », lu le 17 nov. 1752, dans Histoire de l’Académie royale des inscriptions et belles lettres, vol. 25, Paris, Imprimerie royale, 1759, section « Mémoires de littérature », p. 239. [BR] . Cela montre seulement qu’on n’avait point encore représenté l’ombre qu’un corps fait sur un autre quand il le cache à la lumière. Il loue un autre Peintre d’avoir fait une Minerve dont les yeux étaient tournés vers tous ceux qui la regardaient 439 Il s’agit du peintre Famulus, qu’à vrai dire Pline ne loue que fort modérément : « Fuit et nuper gravis ac severus idemque floridis tumidus pictor Famulus. Huius erat Minerva spectantem spectans, quacumque aspiceretur : Famulus vivait dernièrement ; c’était un personnage sévère, et en même temps un peintre fleuri et boursouflé. De lui était une Minerve qui, de quelque côté qu’on la regardât, regardait le spectateur. » (Pline l’Ancien, Histoire naturelle , XXXV, 120, trad. Littré). [BR] L’Abbé tord littéralement le texte de Pline (XXXV, 37, 7) sur Fabullus (qu’il ne nomme d’ailleurs pas, pas plus qu'il ne cite la Maison Dorée à laquelle Fabullus est associé), en ne retenant que le détail de sa Minerve (« Il avait fait une Minerve qui regardait son spectateur sous quelque angle qu'on la regardât. »), dans le prolongement de son intérêt pour identifier la présence ou non de corrections d’optique chez les artistes de l’Antiquité. Chez Pline toutefois, la Minerve est anecdotique, le propos essentiel étant de souligner le caractère grave et austère du peintre. [MCLB] . Qui ne sait que quand un Peintre se fait regarder de la personne qu’il peint, le Portrait tourne aussi les yeux sur tous ceux qui le regardent en quelque endroit qu’ils soient placés. Il dit qu’Apelle fit un Hercule qui étant vu par le dos ne laissait pas de montrer le visage 440 L'évocation de cet Hercule attribué à Apelle est remarquable car il ne s'agit pas d'une œuvre particulièrement fameuse et copiée. L’Abbé se contente d'une interprétation littérale de Pline (XXXV, 36), motivée par l’argumentation générale qui vise à déshabiller toute louange : ici celle de la représentation d’un corps en torsion dévoilant la faible accoutumance à la représentation du mouvement. [MCLB] ; l’étonnement avec lequel il dit qu’on regarda cet Hercule est une preuve que jusque-là les Peintres avaient fait leurs figures tout d’une pièce et sans leur donner aucune attitude qui marquât du mouvement et de la vie. Qui ne voit combien de telles louan203 ges supposent d’ignorance en fait de peinture et en celui qui les donne et en ceux à qui elles sont données ? Mais que dirons-nous de ce coup de Maître du même Apelle qui lui acquit le renom du plus grand Peintre de son siècle, de cette adresse admirable avec laquelle il fendit un trait fort délié par un trait plus délié encore ?
le Président
Je vois que vous n’entendez pas quel fut le combat d’Apelle et de Prôtogenês 441 L’anecdote concernant la rivalité de ces deux célèbres peintres grecs du IVe siècle avant J.-C. est restituée de manière assez confuse par le Président (ce que l’Abbé ne manque pas de souligner plus loin). Elle est tirée d’un passage de Pline l’Ancien ( Histoire naturelle , XXXV, 81-83) qui a donné matière à un commentaire de Louis de Montjosieu dont le Président reprend l’argument. Voir les notes suivantes. [BR] La graphie de Prôtogenês, attribuée en premier lieu au Président et reprise dans la réponse de l’Abbé, est exacte (Πρωτογενής) en marquant, par l’accent circonflexe, la distinction entre l’oméga et l’omicron, ainsi qu’entre l’eta et l’epsilon. Elle vise sans doute à montrer que la personne qui en use sait véritablement le grec. Dans le contexte de la France du XVIIe siècle et pour un nom grec déjà amplement francisé sous la forme de Protogène (ou peut-ếtre Protogénès avec une accentuation aléatoire), cette graphie vise aussi sans doute à moquer la cuistrerie du Président, qui développe en même temps un argumentaire aberrant. On relèvera qu’au sein du second dialogue, les évocations des trois grands arts sont très différentes, dans leur univers référentiel et leur tonalité. S’agissant de la peinture, la mauvaise foi dans l’utilisation de Pline et l’ambition de susciter le rire, par des contrastes entre des assertions pédantes et triviales, sont évidentes. [MCLB] . Vous êtes dans l’erreur du commun du monde, qui croit qu’Apelle ayant fait un trait fort délié sur une toile, pour faire connaître à Prôtogenês que ce ne pouvait pas être un autre Peintre qu’Apelle qui l’était venu demander, Prôtogenês avait fait un trait d’une autre couleur qui fendait en deux celui d’Apelle, et qu’Apelle étant revenu il avait refendu celui de Prôtogenês d’un trait enco204 re beaucoup plus mince. Mais ce n’est point là la vérité de l’Histoire, le comble fut sur la nuance des couleurs, digne sujet de dispute et d’émulation entre des peintres, et non pas sur l’adresse de tirer des lignes. Apelle prit un pinceau et fit une nuance si délicate, si douce et si parfaite, qu’à peine pouvait-on voir le passage d’une couleur à l’autre. Prôtogenês fit sur cette nuance, une autre nuance encore plus fine et plus adoucie. Apelle vint qui enchérit tellement sur Prôtogenês par une troisième nuance qu’il fit sur les deux autres, que Prôtogenês confessa qu’il ne s’y pouvait rien ajouter 442 Par la voix du Président, Perrault intègre dans la discussion mais sur le mode mineur, la difficulté, réelle, à interpréter les anecdotes pliniennes. De manière globale, cet enjeu est évacué par Perrault dans son usage des sources anciennes sur la peinture antique, volontiers prises littéralement, alors même que Charles a vu son frère se confronter de manière parfois épineuse au vocabulaire de Vitruve et que l’interprétation complexe de Pline, et spécifiquement de ce passage sur Apelle et Protogène, a fait l’objet de nombreux commentaires depuis la Renaissance. Pour un recueil de textes voir . Cela étant, il n’est pas sans piquant que le Président propose ici d’interpréter une fameuse anecdote engageant la délinéation comme une affaire de coloris, ce qui contribue sans difficulté à ridiculiser ses positions. Le texte de Pline évoque une question de finesse du trait qui certes, d'un point de vue pratique, conduit les deux peintres à employer nécessairement des couleurs parce qu'il s'agit de « fendre » de manière visible la ligne du collègue par une ligne plus fine différente, mais ne propose pas de réflexion sur le coloris. [MCLB] .
l’Abbé
Vous me permettrez de vous dire que vous avez pris ce galimatias dans le Livre de Louis de Montjosieu
443
Louis de Montjosieu, Gallus Romae hospes. Ubi multa antiquorum monimenta explicantur, pars pristinae formae restituuntur. Opus in quinque partes tributum, Rome, 1585. Il est associé, en 1649, à la grande édition latine des
Dix livres d’architecture
de Vitruve chez Elzévir à Amsterdam, qui fait la synthèse de commentaires antérieurs, ainsi que d’autres textes majeurs sur la peinture et la sculpture anciennes :
M. Vitruvii Pollionis de Architectura libri decem, cum notis, castigationibus et observationibus Guilielmi Philandri integris, Danielis Barbari excerptis et Claudii Salmasii passim insertis. Praemittuntur Elementa architecturae collecta ab... Henrico Wottono,... Accedunt Lexicon Vitruvianum Bernardini Baldi,... et ejusdem Scamilli impares Vitruviani ; de Pictura libri tres absolutissimi Leonis Baptistae de Albertis ; de Sculptura excerpta maxime animadvertenda ex Dialogo Pomponii Gaurici,... Ludovici Demontiosii commentarius de sculptura et pictura, cum variis indicibus copiosissimis. Omnia in unum collecta... a Joanne de Laet
. Le soutien indéfectible de Charles Perrault à son frère Claude, dont le grand œuvre est la traduction de Vitruve en français et son commentaire, explique sans doute la mention hostile de cet auteur peu connu. Voir Colette Nativel, « Une lecture du livre XXXV de Pline : le Gallus Romae Hospes de Ludovicus Demontiosius (Louis de Montjosieu), Rome, 1585 », dans Pline l'Ancien à la Renaissance, Archives Internationales d’Histoire des Sciences, 61/1+2, 166-167, 2011, p. 405-422. [MCLB] Voir encore Colette Nativel, « La tradition latine dans la pensée de l’art moderne, le Gallus Romae Hospes de Ludovicus Demontiosus (Louis de Montjosieu) », Studi Umanistici Piceni, 2000, vol. 20, p. 268-284. [BR]
. Comment pouvez-vous concevoir qu’on peigne des nuances de couleurs, les unes sur les autres, et 205
qu’on ne laisse pas de voir que la dernière des trois est la plus délicate ? Je ne m’étonne pas que cet Auteur ne sache ce qu’il dit, rien n’est plus ordinaire à la plupart des Savants quand ils parlent des Arts ; mais ce qui m’étonne, c’est la manière dont il traite Pline sur la description qu’il nous a laissée de ce Tableau
444
Louis de Montjosieu (Ludovicus Demontosius), Gallus Romae Hospes, Rome, Osmarino, 1585, « De pictura », p. 6 et 7. [BR]
. Pline assure qu’il l’a vu et même qu’il le regarda avec avidité peu de temps avant qu’il pérît dans l’embrasement du Palais de l’Empereur. Il ajoute que ce tableau ne contenait autre chose dans toute son étendue qui était fort grande, que des lignes presque imperceptibles ; ce qui semblait le devoir rendre peu considérable parmi les beaux tableaux dont il était environné, mais que cependant il attirait davantage la curiosité que tous les autres Ouvrages des plus grands Peintres
445
L’Abbé extrapole un peu à partir de Pline (XXXV, 36) qui ne mentionne pas un regard « avide » : « J’entends dire qu’elle a péri dans le dernier incendie qui consomma le
palais de César
sur le mont Palatin ; je me suis arrêté jadis devant ce tableau ». La phrase suivante est plus fidèle au texte de Pline. [MCLB]
. Montjosieu ose soutenir que Pline n’a jamais vu aucune ligne sur ce tableau et qu’il 206
n’y en avait point, que le bon homme s’est imaginé les voir, parce qu’il avait ouï dire qu’il y en avait, ou qu’il l’avait bien voulu dire, pour ne pas s’attirer le reproche de ne voir goutte
446
Pour le texte de Louis de Montjosieu dans
Gallus Romae hospes
(1585) : voir . [MCLB]
. N’est-ce pas là une témérité insupportable ? Mais afin que vous ne m’accusiez pas de maltraiter un homme qui peut-être a fait de gros livres, je ne parle qu’après Monsieur de Saumaise qui en dit beaucoup davantage, et qui paraît avoir été plus blessé que moi de cette insolence
447
Saumaise, Claude de, Cl. Salmasii Plinianae exercitationes in Caii Julii Solini Polyhistoria. Item Caii Julii Solini Polyhistor ex veteribus libris emendatus, 1629, t. I, p. 5-6. Voir . [MCLB]
. Il est donc vrai qu’il s’agissait entre Prôtogenês et Apelle d’une adresse de main, et de voir à qui ferait un trait plus délié. Cette sorte d’adresse a longtemps tenu lieu d’un grand mérite parmi les Peintres. L’O de Giotto en est une preuve
448
Anecdote rapportée par Giorgio Vasari dans sa vie de Giotto (Le vite de’ piu eccellenti architetti, pittori e scultori italiani..., éd. 1550, partie 1, p. 142). L’association du O de Giotto avec les lignes d’Apelle et Protogène est développée par André Félibien à partir de l’anecdote vasarienne qu’il commence par paraphraser,
Entretiens sur la vie et les ouvrages des plus excellens peintres anciens et modernes
, vol. 1 (1666), IIe Entretien, p. 162-163 : « Je vous prie, me dit alors Pymandre, de m’apprendre l’histoire de cet O, dont je n’ai pû encore sçavoir l’origine.
-Je vous la dirai, si vous le voulez, repartis-je : mais je doute que vous en soyiez bien satisfait, car c’est une de ces sortes d’histoires qui ne signifient pas grand’chose et dont cependant les auteurs font quelquefois grand bruit. Vous sçaurez donc que l’envoyé du pape ayant vu à Sienne et à Florence tous les peintres les plus fameux, s’adressa enfin à Giotto, auquel après avoir témoigné l’intention du S. Siège, il lui demanda quelque dessein pour le montrer au pape, avec ceux qu’il avoit déjà des autres peintres. Giotto qui étoit extrêmement adroit à dessiner, se fit donner aussitôt du papier et, avec un pinceau, sans le secours d’aucun autre instrument, il traça un cercle et en souriant le mit entre les mains de ce gentilhomme. Cet envoyé croyant qu’il se moquoit, lui repartit que ce n’étoit pas ce qu’il demandoit et qu’il souhaitoit un autre dessin. Mais Giotto lui répliqua que celui-là suffisoit, qu’il l’envoyât hardiment avec ceux des autres peintres et qu’on en connaîtroit bien la différence. Ce que le gentilhomme fit, voyant qu’il ne pouvait obtenir davantage. Or on dit que ce cercle étoit si également tracé et si parfait dans sa figure qu’il parut une chose admirable, quand on sçut de quelle sorte il avoit été fait. Et ce fut par là que le pape et ceux de sa cour comprirent assez combien Giotto était plus habile que tous les peintres dont on lui envoyoit les desseins. Voilà l’histoire de l’O de Giotto, qui donna lieu aussitôt à ce proverbe italien : Tu se’ più tondo che l’O di Giotto, pour signifier un homme grossier et un esprit qui n’est pas fort subtil.
-Il semble par là, dit Pymandre, que le principal sçavoir de tous ces anciens peintres consistât dans la subtilité et la délicatesse de leurs traits. Car ce fut encore par des lignes très-subtiles et très-déliées qu’Appelle et Protogene disputèrent à qui l’emporteroit l’un sur l’autre ; et Protogène ne céda à Appelle que quand celui-cy eut coûpé avec une troisième ligne plus délicate les deux qu’ils avoient déjà tracées l’une auprès de l’autre.
-A vous dire le vrai, repartis-je, ni l’O de Giotto ni ces lignes d’Appelle et de Protogene, ne sont point capables de nous donner une haute idée de leur grand sçavoir. Il est vrai que nous voyons dans les plus anciens tableaux que les ouvriers avaient un soin tout particulier de finir et de marquer les choses fort délicatement, tâchant de représenter jusqu’aux cheveux et aux poils par des traits les plus subtils qu’il leur était possible. Et il n’y eut, comme je crois, que cette délicatesse de trait et cette parfaite rondeur que Giotto décrivit sans l’aide d’aucun instrument, qui fut cause qu’on admira cet O. » Félibien précède ici Perrault dans son interprétation de l’anecdote comme témoignant de l’étendue limitée du savoir des peintres antiques : Charles Perrault, « Et fut-ce un coup de l’art si digne qu’on l’honore / De fendre un mince trait, d’un trait plus mince encore ? »,
Le Siècle de Louis le Grand
, 1687, p. 12. [MCLB]
, le Pape Benoît IX faisait chercher partout d’excellents Peintres, et se faisait apporter de leurs Ouvrages pour connaître leur suffisance
449
Annotation en cours.
. Giotto ne voulut point donner de tableau, mais pre207
nant une feuille de papier en présence de l’Envoyé du Pape, il fit d’un seul trait de crayon ou de plume, un O aussi rond que s’il l’eût fait avec le compas. Cet O le fit préférer par le Pape à tous les autres Peintres, et donna lieu à un Proverbe qui se dit encore dans toute l’Italie, où quand on veut faire entendre qu’un homme est fort stupide, on dit qu’il est aussi rond que l’O de Giotto. Mais il y a déjà longtemps que ces sortes d’adresse ne sont plus d’aucun mérite parmi les Peintres. Monsieur Ménage m’a dit avoir connu un Religieux qui non seulement faisait d’un seul trait de plume un O parfaitement rond, mais qui en même temps y mettait un point justement dans le centre
450
Gilles Ménage (1613-1692) dont Charles Perrault fréquenta le cercle. [MCLB] D’après les recherches de Francine Wild, l’anecdote est absente des sources possibles : les lettres de Boursault à l’évêque de Langres, les
Historiettes
de Tallemant ; le
Chevræana
, le
Furetiriana
, le
Saint-Evremoniana
, les
Mélanges d’Histoire et de littérature
de Vigneul-Marville, l’
Élite des bons mots et des pensées choisies
, les trois éditions du
Menagiana
, celle de 1693, celle de 1694, celle de 1715. Il est donc probable que Perrault a fabriqué cette anecdote, peut-être à partir de souvenirs de conversations mêlés. [DR]
. Ce Religieux ne s’est jamais avisé de vouloir passer pour Peintre, et s’est contenté d’être loué de son petit talent. Le Poussin lorsque la main lui tremblait
451
Annotation en cours.
, et qu’à peine il pouvait placer son 208
pinceau et sa couleur où il voulait, a fait des tableaux d’une beauté inestimable, pendant que mille Peintres qui auraient fendu en dix le trait le plus délicat du Poussin, n’ont fait que des tableaux très médiocres. Ces sortes de prouesses sont des signes évidents de l’enfance de la peinture. Quelques années avant Raphaël et le Titien, il s’est fait des tableaux, et nous les avons encore, dont la beauté principale consiste dans cette finesse de linéaments, on y compte tous les poils de la barbe et tous les cheveux de la tête de chaque figure
452
Perrault continue d’épouser le développement d’André Félibien (voir note 232 supra), qui achevait l’association entre le concours de lignes d’Apelle et Protogène et le O de Giotto par la mention du rendu linéaire des détails des maîtres anciens (pré-Renaissance, Primitifs etc.) : « Il est vrai que nous voyons dans les plus anciens tableaux que les ouvriers avaient un soin tout particulier de finir et de marquer les choses fort délicatement, tâchant de représenter jusqu’aux cheveux et aux poils par des traits les plus subtils qu’il leur était possible. » (
Entretiens sur la vie et les ouvrages des plus excellens peintres anciens et modernes
, vol. 1, 1666, IIe Entretien, p. 163). Voir encore Félibien critiquant Dürer qui « n’a pas pensé en étudiant chaque chose en particulier qu’elles font un autre effet toutes ensemble » (Ibid., vol. 2, 1672, 4e entretien, p. 325.) Le culte du trait en peinture est, pour l’Abbé, signe de « l’enfance de l’art », autrement dit d’un art de peinture qui n’est pas arrivé à maturité. [MCLB]
. Les Chinois quoique très anciens dans les Arts en sont encore là. Ils parviendront peut-être bientôt à dessiner correctement, à donner de belles attitudes à leurs figures, et même des expressions naïves de toutes les passions
453
L’intérêt pour la Chine a été renouvelé à partir de 1685, avec l’envoi par Louis XIV de l’ambassade du chevalier de Chaumont, de l'abbé de Choisy, du Père Bouvet et de cinq autres pères jésuites, chargés de gagner la Chine et de se mettre au service de l’empereur Kangxi. L’arrivée de collections de livres chinois destinés à la bibliothèque du roi, en 1697, est postérieure à ce tome du
Parallèle
et il est difficile d’identifier la connaissance que l’on pouvait alors avoir de la peinture chinoise. L’exemple de la Chine sert avant tout à suggérer que dans différents lieux et selon des chronologies différenciées, un art suit une même logique de progrès, dans la perfection progressive de ses outils et effets. [MCLB]
, mais ce ne sera de longtemps qu’ils arriveront à l’intelligence parfaite du clair-obscur
454
L’usage du mot « clair-obscur » dans son acception contemporaine (art de la répartition des jours, des ombres et des reflets) est alors tout récent dans la langue artistique française et procède de la théorie de Roger de Piles, dès sa traduction commentée, en 1673, du
De arte graphica liber
de Charles-Alphonse Dufresnoy (1611-1668). André Félibien dans ses
Principes de l’architecture, de la sculpture et de la peinture...
de 1676 (p. 529) témoigne de l’évolution du mot en rappelant en premier lieu son acception ancienne (clair-obscur signifiait peinture ou gravure en camaïeu) et en second lieu, une nouvelle acception : « Quelquefois, on dit le clair-obscur d’un Tableau pour signifier seulement la manière dont on a traité les jours, les demy-teintes et les ombres, et avec laquelle on a sceu répandre la lumière sur tous les corps. Ce sont deux mots dont l’on n’en fait qu’un à l’imitation des Italiens qui disent
chiaro-scuro
. » Dans le
Dictionnaire
de Furetière (1690), les deux acceptions sont inversées, le sens de répartition savante des jours et des ombres l’emportant désormais sur celui d’ « un dessein qui n’est fait que de deux couleurs ». [MCLB]
, de la dégradation des lumières, des 209
secrets de la perspective et de la judicieuse ordonnance d’une grande composition
455
La dégradation des lumières, dûment distinguée du clair-obscur, renvoie à la perspective atmosphérique ou aérienne, c’est-à-dire à l’affaiblissement du coloris selon l’éloignement de la base du tableau. Les quatre qualités ultimes d’une peinture énumérées par l’Abbé (clair-obscur, perspective aérienne, perspective linéaire et ordonnance), reprennent les parties essentielles de la peinture développées dans les écrits théoriques. L’ordre dans lequel il les énonce (coloris, dessin, composition) est en revanche peu ordinaire. Le fait qu’il commence par le coloris et finisse par la composition (ordonnance), répond aux nécessités de l’argumentation, où il vient de reprocher aux peintres anciens leur attachement étroit aux lignes et au graphisme. Ce parti se nourrit également de l’apport récent et majeur de Roger de Piles sur le plan de la théorisation du coloris. [MCLB]
. Pour bien me faire entendre, il faut que je distingue trois choses dans la peinture. La représentation des figures, l’expression des passions, et la composition du tout ensemble
456
Le « tout ensemble », tout comme le clair-obscur, est une notion centrale chez Roger de Piles, dès son commentaire de Dufresnoy (1673) ou ses
Conversations sur la connoissance de la peinture, et sur le jugement qu'on doit faire des tableaux...
(Paris, N. Langlois, 1677) : « Quoy que ce terme selon la force veuille dire l’effet bon ou mauvais que produisent dans un tableau les parties de la peinture toutes ensemble, néanmoins, il se prend ordinairement en bonne part et signifie une harmonie qui résulte de la distribution des objets qui composent un ouvrage. Ainsi l’on peut dire d’un tableau, par exemple, qu’il est beau de partie à partie, mais que le tout ensemble y est mal entendu. » (« Termes de peinture », pages non paginées placées en tête des
Conversations...
). Voir aussi ibid., p. 67 sur l’« œconomie du tout ensemble », qui consiste en un bon choix et une habile disposition. Après avoir évoqué quatre qualités, l’Abbé distingue « trois choses », dit-il « pour se faire bien entendre ». Cette complexité témoigne de celle propre aux débats sur les parties de la peinture depuis les années 1650 au sein de l’Académie royale et procède des apports propres à la réflexion théorique française du XVIIe siècle, en particulier Roger de Piles pour tout ce qui concerne le coloris et Charles Le Brun pour l’expression des passions. [MCLB]
. Dans la représentation des figures je comprends non seulement la juste délinéation de leurs contours, mais aussi l’application des vraies couleurs qui leur conviennent
457
L’irruption de l’expression de « vraie couleur » est perturbante, dans la mesure où le mot de coloris, qui tend alors à prévaloir, se construit contre celui de couleur. L’expression trahit une incompréhension ou un survol du lexique du coloris, précisé en France depuis les années 1670 (voir notamment les pages sur les « Termes de peinture », non paginées, placées en tête des
Conversations sur la connoissance de la peinture
de 1677). Le propos essentiel de Roger de Piles est bien de montrer que toute peinture est affaire de
coloris
(système de mise en relations de diverses couleurs composées entre elles, affectées de jours et d’ombres, ainsi que de reflets les unes sur les autres) et non de
couleurs
(simple affaire de pigments déposés sur une palette). Il oppose ainsi « couleur naturelle » et « couleur artificielle » : « ce n’est que par l’artifice de leur mélange que l’on peut imiter la couleur des objets naturels. Le Peintre doit avoir une parfaite connoissance de ces deux sortes de couleurs : de la naturelle afin qu’il sçache ce qu’il doit imiter, et de l’artificielle pour en faire une composition et une teinte capable de représenter parfaitement la couleur naturelle. Il faut encore qu’il sçache que dans la couleur naturelle, il y a la couleur véritable de l’objet, la couleur réfléchie et la couleur de la lumière ; et parmy les couleurs artificielles, il doit connoître celles qui ont amitié ensemble (pour ainsi dire) et celles qui ont antipathie, il doit en savoir les valeurs séparément et par comparaison des unes aux autres. », Dialogue sur le coloris , p. 6-7, publié à la fin de
L’Art de peinture de C.-A. Dufresnoy traduit en françois...
, Paris, N. Langlois, 1673). La couleur véritable de Roger de Piles renvoie bien à la couleur propre d’un objet, non affectée par la lumière et les reflets ; elle ne peut donc être expérimentée et ne saurait être l’objectif du peintre, son objectif étant à l’inverse la recherche des bonnes « teintes ». [MCLB]
. Par l’expression des passions, j’entends les différents caractères des visages et les diverses attitudes des figures qui marquent ce qu’elles veulent faire, ce qu’elles pensent, en un mot ce qui se passe dans le fond de leur âme
458
Charles Le Brun prononça les 7 avril et 5 mai 1668 une très ambitieuse conférence à l’Académie royale de peinture et de sculpture consacrée à l’expression des passions (à l’articulation entre les mouvements de l’âme et les mouvements du visages, ces derniers faisant l’objet d’une entreprise de codification). La conférence fut relue en présence de Colbert le 29 janvier 1678. Celle-ci donna lieu au dessin de têtes d’expression dont l’utilité est mentionnée par André Félibien (Entretiens...., VIe Entretien, p. 55 au sein d’une importante section p. 16-55 consacrée à l’expression des passions). Le texte de la conférence, inédite en 1688, fut plusieurs fois édité avec des estampes de têtes d’expression, de B. Picart (édition Amsterdam, 1713) ou de J. Audran (Expressions des passions de l’âme. Représentées en plusieurs testes gravées d’après les desseins de feu Monsieur Le Brun, premier peintre du Roy. A Paris, par Jean Audran, graveur du Roy en son Académie à l’hôtel Royal des Gobelins, 1727). Voir notamment Jennifer Montagu, The Expression of the Passions : The Origin and Influence of Charles Le Brun's Conference Sur L'Expression générale et particulière, Yale University Press, 1994. [MCLB]
. Par la composition du tout ensemble, j’entends l’assemblage judicieux de toutes ces figures, placées avec entente, et dégradées de couleur selon l’endroit du plan où elles sont posées. Ce que je dis ici d’un tableau où il y a plusieurs figures, se 210
doit entendre aussi d’un tableau où il n’y en a qu’une, parce que les différentes parties de cette figure sont entre elles ce que plusieurs figures sont les unes à l’égard des autres. Comme ceux qui apprennent à peindre commencent par apprendre à dessiner le contour des figures, et à le remplir de leurs couleurs naturelles ; qu’ensuite ils s’étudient à donner de belles attitudes à leurs figures et à bien exprimer les passions dont ils veulent qu’elles paraissent animées, mais que ce n’est qu’après un long temps qu’ils savent ce qu’on doit observer pour bien disposer la composition d’un tableau, pour bien distribuer le clair-obscur, et pour bien mettre toutes choses dans les règles de la perspective ; tant pour le trait que pour l’affaiblissement des ombres et des lumières. De même ceux qui les premiers dans le monde ont commencé à peindre, ne se sont appliqués, d’abord qu’à représenter naï211
vement le trait et la couleur des objets sans désirer autre chose, sinon que ceux qui verraient leurs Ouvrages peuvent dire, voilà un Homme, voilà un Cheval, voilà un Arbre, encore bien souvent mettaient-ils un écriteau pour épargner la peine qu’on aurait eue à le deviner
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Variante de l’anecdote d’Elien selon laquelle les premiers peintres étaient contraints d'écrire à côté de leurs figures « ceci est un boeuf, ceci est un cheval », tant ce qu’ils représentaient n’était pas reconnaissable. Sur ces enjeux, voir Emmanuelle Hénin, Ceci est un bœuf. La querelle des inscriptions dans la peinture, Turnhout, Brepols, 2013. [MCLB]
. Ensuite ils ont passé à donner de belles attitudes à leurs figures, et à les animer vivement de toutes les passions imaginables : Et voilà les deux seules parties de la peinture, où nous sommes obligés de croire que soient parvenus les Apelles et les Zeuxis, si nous en jugeons par la vraisemblance du progrès que leur Art a pu faire, et par ce que les Auteurs nous rapportent de leurs Ouvrages ; sans qu’ils aient jamais connu, si ce n’est très imparfaitement, cette troisième partie de la peinture qui regarde la composition d’un tableau, suivant les règles et les égards que je viens d’expliquer.
le Président
Comment cela peut-il s’accorder avec les merveilles qu’on nous raconte des ouvrages de ces grands hommes, pour lesquels on donnait des boisseaux pleins d’or, et qu’on ne croyait pas encore payer suffisamment, ces tableaux qui suspendaient la fureur des Ennemis, et modéraient l’avidité des Conquérants moins touchés du désir de prendre les plus célèbres Villes que de la crainte d’exposer au feu de si beaux Ouvrages 460 Voir l’anecdote de Protogène et Démétrios, tirée de Pline (sur sa fortune et en particulier ses reprises par André Félibien, Roger de Piles, on se reportera au site Pictor in fabula : ). [MCLB] .
l’Abbé
Tous ces effets merveilleux de la peinture antique, n’empêchent pas que je ne persiste dans ma proposition car ce n’est point la belle ordonnance d’un tableau, la juste dispensation des lumières, la judicieuse dégradation des objets, ni tout ce qui compose cette troisième partie de la peinture 213 dont j’ai parlé, qui touche, qui charme et qui enlève. Ce n’est que la juste délinéation des objets revêtus de leurs vraies couleurs, et surtout l’expression vive et naturelle des mouvements de l’âme, qui font de fortes impressions sur ceux qui les regardent 461 L’Abbé ne craint pas la répétition, accordant aux peintres antiques la maîtrise de deux parties qu’il ne peut leur refuser après avoir lu Pline (la représentation mimétique et l’expression des passions), sa « troisième partie » de la peinture étant l’assemblage de tout ce que les peintres antiques auraient ignoré : la composition générale, la perspective linéaire et aérienne, le coloris. [MCLB] . Car il faut remarquer que comme la peinture a trois parties qui la composent, il y a aussi trois parties dans l’homme par où il en est touché, les sens, le cœur et la raison 462 Glissement essentiel des parties de la peinture aux parties de l’homme qu’elles sollicitent. La peinture antique peut émouvoir ou amuser mais elle ne peut satisfaire la raison. L’argumentation de l’Abbé le conduit à placer la satisfaction de la raison en position suprême de la valeur d’une œuvre, selon une hiérarchie sens/cœur/raison. Celle-ci renvoie au domaine de la morale et s’écarte de celui des écrits sur l’art, où la satisfaction des sens, le plaisir sensible, sont de plus en plus promus comme la finalité de la peinture, particulièrement chez Roger de Piles auquel Perrault emprunte par ailleurs pour attaquer la peinture antique (voir supra). Son propos, qui se veut logique, n’est ainsi pas exempt de positions contradictoires ou d’emploi de mots dans des acceptions différentes d’une intervention à l’autre. Subitement, il paraît ainsi réduire le coloris à la perspective aérienne. [MCLB] . La juste délinéation des objets, accompagnée de leur couleur, frappe agréablement les yeux ; la naïve expression des mouvements de l’âme va droit au cœur, et imprimant sur lui les mêmes passions qu’il voit représentées, lui donne un plaisir très sensible. Et enfin l’entente qui paraît dans la juste distribution des ombres et des lumières dans la dégradation des figures selon leur plan et dans le bel ordre d’une composition judicieusement ordonnée, plaît à la raison, 214 et lui fait ressentir une joie moins vive à la vérité, mais plus spirituelle et plus digne d’un homme 463 « joie spirituelle » : notion théologique qui confirme le glissement habile de la théorie de l’art vers la morale, sans doute dans le souci de convaincre différentes catégories de publics. De la sorte, les réserves de l’Abbé à l’égard de la peinture ancienne ne relèvent plus seulement d’une appréciation esthétique, mais bien d’un jugement sur ce qui est le plus digne de l’homme. La peinture antique est reléguée à la sphère du plaisir et de la satisfaction la plus immédiate. [MCLB] . Il en est de même des Ouvrages de tous les autres Arts : Dans la Musique le beau son et la justesse de la voix charment l’oreille, les mouvements gais ou languissants de cette même voix selon les différentes passions qu’ils expriment, touchent le cœur, et l’harmonie de diverses parties qui se mêlent avec un ordre et une économie admirables, font le plaisir de la raison 464 Dans Le Cabinet des Beaux Arts, Perrault faisait de cette complétude ternaire de la perception de la beauté, entre oreille, sens et raison (dans une gradation à l’écho qualitatif), le privilège de la musique, présentée après l’éloquence (la raison) et la poésie (le cœur) : « La Musique. Ce m’est peu de flatter les sens, / Je ravis l’âme toute entière, / Qu’elle soit tendre ou pleine de lumière, / Pour elle j’ai toujours mille charmes puissants. / Quiconque est insensible à mes douces merveilles, / Doit être sans raison, sans cœur et sans oreilles » (Charles Perrault, Le Cabinet des Beaux Arts, Paris, Edelinck, 1690, p. 19 ). [TP] . Dans l’éloquence la prononciation et le geste frappent les sens, les figures pathétiques gagnent le cœur, et la belle économie du discours s’élève jusqu’à la partie supérieure de l’âme pour lui donner une certaine joie toute spirituelle, qu’elle seule est capable de ressentir. Je dis donc qu’il a suffi aux Apelles et aux Zeuxis pour se faire admirer de toute la Terre d’avoi