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PARALLÈLE DES ANCIENS ET DES MODERNES EN CE QUI REGARDE LES ARTS ET LES SCIENCES.
DIALOGUES.
DE LA PRÉVENTION en faveur des Anciens.
PREMIER DIALOGUE.
Pendant les beaux jours de ce dernier Printemps 1 Le privilège est daté du 23 septembre 1688. Il est donc question du printemps 1688. [DR] le Président… l'Abbé… et le Chevalier… 2 Ces trois types de personnages ne sont sans doute pas choisis au hasard par Perrault. Le Président est potentiellement un président d’une des chambres du Parlement (voir tome III, p. 87) et pourrait représenter la haute bourgeoise (le Tiers-État), cherchant à imiter la haute aristocratie dans ses manières et son éducation. L’Abbé, quant à lui, représenterait le Clergé (le premier ordre du royaume) tandis que le Chevalier représenterait le deuxième ordre, c’est-à-dire la noblesse. [MdV] résolurent de se donner le plaisir de voir exactement toutes les beautés de Versailles 3 En 1687-1688, les principaux travaux de Versailles étaient en train de s’achever. Avec la construction depuis 1685 de l’aile du Nord – dite alors « l’aile neuve » -, Jules Hardouin-Mansart, premier architecte de Louis XIV donnait au palais l’allure que nous lui connaissons aujourd’hui. Achevée en 1689, cette construction terminait en effet l’ensemble du château, repris par le roi en 1662 avec l’aménagement de l’avant-cour , l’enveloppe dite de Le Vau en 1668-1669, la construction des quatre pavillons des Secrétaires d’État en 1670-1671 (lesquels furent reliés en 1678, l’aile des Princes (ou du Midi) en 1679-1682, la grande et la petite écurie en 1679-1682, le Grand Commun en 1682-1684 et l’aile du Nord en 1685-1689. La dernière chapelle , initiée dès 1687, ne vit ses travaux reprendre qu’à partir de 1699 (après la guerre de la Ligue d’Augsbourg) et fut inaugurée en 1710 [MdV]. Consulter une vue perspective du château de Versailles . , et d’y mettre le temps que demande une aussi grande et aussi vaste entreprise. L’absence du Roi qui était allé visiter Luxembourg et ses autres dernières conquêtes 4 La forteresse de Luxembourg fut prise par les troupes françaises, commandées par le maréchal de Créqui, après un siège qui dura du 28 avril au 4 juin 1684. Au printemps 1687, Louis XIV accompagné par une cour nombreuse y séjourna pendant cinq jours. Le Mercure galant donne de ce voyage une relation détaillée (« Journal du voyage de Sa Majesté à Luxembourg » , Mercure galant, juin 1687 (seconde partie) [tome 9]). À l’issue de la Guerre des Réunions (1683-1684), la France obtient le droit d’occuper Luxembourg, Strasbourg, le nord de l'Alsace et la Sarre jusqu’en 1704. [BR] , leur sembla favorable pour leur dessein, et quoiqu’ils n’ignorassent pas qu’elle 2 ôterait à ce Palais la plus grande partie de son éclat ; elle les détermina néanmoins à ne pas différer, parce qu’elle leur donnerait les moyens de tout voir avec plus de facilité et moins d’interruption 5 Louis XIV avait quitté Versailles le 10 mai 1687 et arriva à Luxembourg le 21 mai suivant, qu’il quitta le 26 mai avant de revenir à Versailles le 7 juin 1687. Cette indication du « dernier Printemps » laisserait supposer que les faits relatés se situent entre le printemps 1687 et le début de l’année 1688. Depuis l’installation de la cour et du gouvernement à Versailles en mai 1682, le château était ouvert au public, à condition d’être bien habillé. Cette pratique étonnante répondait à la tradition de la monarchie française qui se voulait accessible. On pouvait ainsi circuler dans une grande partie du château, y compris la chambre du roi. La présence du roi dans une pièce limitait toutefois, pour des questions de sécurité, la circulation. [MdV] . Ce sont trois hommes d’un mérite singulier chacun en leur espèce, mais d’un caractère d’esprit fort différent. Le Président est un de ces savants hommes qui semblent avoir vécu dans tous les siècles, tant il est bien instruit de tout ce qui s’y est fait, et de tout ce qui s’y est dit. L’amour extrême qu’il a eu dès sa jeunesse pour toutes les belles connaissances lui a fait concevoir une telle estime pour les Ouvrages des Anciens où il les a puisées, qu’il ne croit pas que les Modernes aient jamais rien fait, ni puissent jamais rien faire qui en approche. La science n’est pas la seule chose qui le rende recommandable, il a aussi beaucoup de génie contre l’ordinaire des grands amateurs de l’Antiquité qui, faute 3 de savoir inventer, travaillent continuellement à remplir par la lecture le vide de leur imagination stérile, qui n’ayant point reçu de la nature l’idée du beau qu’elle imprime au fond de l’âme de ceux qu’elle aime 6 Cette concession apparente au personnage du Président donne l’occasion à Perrault d’attaquer les Anciens et de soutenir une position représentative de l’universalisme des Modernes. [DR] , s’en sont fait une sur les premières choses qu’on leur a assuré être belles, et qui, de peur de se tromper, sont résolus de ne rien trouver digne de leur estime que ce qui sera conforme aux modèles qu’on leur a proposés 7 Corollaire de la position précédente, la critique de la soumission aux modèles est également récurrente chez les Modernes. [DR] . L’Abbé peut aussi être regardé comme un homme savant, mais plus riche de ses propres pensées que de celles des autres. Sa science est une science réfléchie et digérée par la méditation, les choses qu’il dit viennent quelquefois de ses lectures ; mais il se les est tellement appropriées qu’elles semblent originales, et ont toute la grâce de la nouveauté. Il a pris soin de cultiver son propre fonds, et comme ce fonds est fertile, il en tire par de fréquentes réflexions mille pen4 sées nouvelles, qui quelquefois semblent d’abord un peu paradoxes 8 Furetière : « Paradoxe : adj. et s.m. Proposition surprenante et difficile à croire, à cause qu’elle choque les opinions communes et reçues, quoiqu’elle ne laisse pas quelquefois d’être véritable. » [DR] , mais qui étant examinées se trouvent pleines de sens et de vérité. Il juge du mérite de chaque chose en elle-même sans avoir égard ni aux temps, ni aux lieux, ni aux personnes, et s’il estime beaucoup les Ouvrages excellents qui nous restent de l’antiquité, il rend la même justice à ceux de notre siècle , persuadé que les Modernes vont aussi loin que les Anciens, et quelquefois au-delà, soit par les mêmes routes, soit par des chemins nouveaux et différents. Le Chevalier tient comme le milieu entre le Président et l’Abbé. Il a de la science et du génie, non à la vérité dans le même degré, mais il y joint beaucoup de vivacité d’esprit et d’enjouement. Le différent caractère d’esprit de ces trois hommes les rend de différent avis presque sur toutes choses ce qui forme entre eux une infinité de contestations fort agréa5 bles 9 Furetière : « Contestation : Dispute, querelle, procès ». La nature polémique du dialogue est immédiatement affichée et proposée au lecteur comme un agrément pour la lecture. [DR] . Ils avaient déjà disputé plusieurs fois à l’occasion du Poème du siècle de LOUIS LE GRAND , sur le mérite des Anciens. Le Président avait toujours soutenu qu’en quelque Art et en quelque Science que ce soit ils l’emportaient infiniment sur les Modernes. L’Abbé avait soutenu le contraire fort vigoureusement, et le Chevalier se souciant peu de ce qui en peut être, n’avait songé qu’à dire là-dessus des plaisanteries qui le divertissent. Mais dans le voyage qu’ils firent à Versailles, ils épuisèrent en quelque sorte la matière, excités qu’ils étaient par les beaux ouvrages tant anciens que modernes dont ce Palais est orné 10 Le premier château royal de Versailles a été construit en 1623-1624 pour Louis XIII, lequel le fit rebâtir en 1631-1634. C’est de ce dernier relais de chasse que partit Louis XIV pour faire édifier sa grande résidence. Si la construction est indéniablement « moderne », l’ornementation, par bien des décors, fait référence à l’Antiquité. On pense en particulier au programme apollinien développé par André Le Nôtre au cours des années 1660-1670 ou encore au programme iconographique imaginé par Charles Le Brun dans les Grands Appartements royaux , lesquels font référence aux planètes, à l’instar de ce qui existait au Palazzo Pitti de Florence, ou à l’Antiquité romaine avec des allégories systématiques à l’Empire, que cela soit dans les peintures ou les sculptures, antiques ou non. Sur ce sujet voir Alexandre Maral et Nicolas Milovanovic (dir.), Versailles et l’antique, Paris, Artlys, 2012. [MdV] . À peine furent-ils hors de la ville que la conversation commença à peu près en cette manière.
l’Abbé
Je vous avoue, M. le Président que je ne puis m’empêcher de vous envier le plaisir que vous allez avoir 6 dans la vue d’un palais où il y a pour vous tant de beautés toutes nouvelles.
le Président
Vous me direz tout ce qu’il vous plaira, mais je doute que Versailles vaille jamais Tivoli ni Frascati 11 Tivoli et Frascati sont deux villes italiennes où se trouvent des villas de la Renaissance, aux splendides jardins. [CNe] En évoquant ces deux villes, l’argumentation situe Versailles par rapport à deux lieux éminents de villas suburbaines et de résidences d’été, aussi bien antiques que de la Renaissance, les secondes ayant parfois été bâties en émulation directe avec les premières. La villa Hadriana de Tivoli était bien connue des architectes et artistes du XVIIe siècle, tandis que la villa d’Este était réputée pour la magnificence de son jardin en terrasse et de ses fontaines, également particulièrement recherchée à Versailles. [MCLB] .
l’Abbé
J’admire votre prévention. Il y a plus de vingt ans que vous n’avez été à Versailles 12 En 1688, comme nous l’avons noté plus haut, Versailles a bien changé depuis 1668. À cette dernière date, le petit relais de chasse de Louis XIII n’avait connu que de légères modifications architecturales extérieures, notamment avec la reprise de l’avant-cour et la construction de deux ailes, dans le prolongement du corps central : l’une au sud pour accueillir les écuries [actuelle « Vieille Aile » ou aile Dufour] et l’autre au nord pour accueillir l’intendant et les communs du château. Les transformations significatives avaient eu lieu dans les appartements. Pour se rendre compte de ce qu’était Versailles à ce moment, notamment lors du Grand divertissement royal du 18 juillet 1668, il faut se reporter au tableau de Pierre Patel, Vue du château et des jardins de Versailles, prise de l'avenue de Paris (Musée national des châteaux de Versailles et de Trianon, MV765) le représentant à cette même date ou encore à la description qu’en donne André Félibien dans sa Relation de la fête de Versailles du 18 juillet 1668 (Paris, p. Le Petit, 1668) ou encore celle de Madeleine de Scudéry, La Promenade de Versailles (Paris, C. Barbin, 1669). [MdV] , et vous prononcez hardiment en faveur des belles maisons d’Italie, attendez que vous l’ayez vu. Mais j’ai tort. Quoique Versailles renferme seul plus de beautés que cinquante Tivoli et autant de Frascati mis ensemble, il perdra toujours sa cause dans votre esprit.
le Président
Pourquoi m’estimez-vous si injuste ?
7l’Abbé
C’est que je connais votre passion démesurée pour tout ce qui est étranger et éloigné, car vous êtes parfaitement Français de ce côté-là 13 Annotation en cours. .
le Président
Il est vrai que notre Nation a toujours été accusée d’aimer les Étrangers jusqu’à la manie.
l’Abbé
Ce n’est pas encore tant l’amour des Étrangers qui vous rend injuste, que l’amour des Anciens.
le Président
Comment, l’amour des Anciens ?
l’Abbé
Oui, l’amour des Anciens. Quand vous avez vu Tivoli, ce n’a point été la beauté de ses fontaines, de ses cascades, de ses statues et de ses peintures qui vous ont charmé, 8 ç’a été la seule pensée que Mécène s’y était promené plusieurs fois avec Auguste 14 S’il est logique d’évoquer ensemble Auguste, Mécène et Horace, parfaits contemporains du Ier siècle avant J.-C., leur association à Tivoli surprend, les vestiges antiques de Tivoli probablement fouillés par Ligorio (voir Filippo Coarelli, Guide archéologique de Rome, Paris, 1994) et donc connus au XVIIe siècle ne pouvant guère être que ceux de la villa Hadriana, bâtie par l’empereur Hadrien au IIe siècle après J.-C., soit un bon siècle après la mort d'Auguste. Par la mention de Frascati et non de Tusculum (voir ci-dessous, note 16), Perrault songe sans doute aux villas modernes, en particulier à la villa Aldobrandini construite en 1600-1602, fameuse pour ses jeux hydrauliques, tandis que celles de Lucullus, Galba et Domitien étaient plutôt associées au toponyme de Tusculum. Les sources antiques attestent l’attrait de Lucullus pour les jeux d’eaux, qui concernent toutefois sa villa de Naples (Pline l’Ancien, IX, 171 et Plutarque, Vie de Lucullus, 39). Perrault réunit ainsi de manière inexacte des personnages historiques et des lieux, afin d’illustrer d’une part la nature de l’attachement à l’antique, relevant de l’imaginaire et non de connaissances établies, d’autre part, le processus d’appropriation par un promeneur, enclin à laisser son imagination nourrie de sources littéraires s’approprier des lieux, de manière tantôt pertinente, tantôt fantaisiste, l’enjeu n’étant assurément pas celui de la vérité. [MCLB] ; vous vous êtes imaginé les voir ensemble dans les mêmes endroits où vous vous reposiez, vous y avez joint Horace qui leur récitait quelqu’une de ses Odes 15 Horace a dédié ses Odes (Carmina) à son protecteur Mécène, qui l’a encouragé à célébrer le règne d’Auguste. Pour l’Abbé, les Anciens ne peuvent apprécier la beauté d’un lieu pour lui-même, elle est liée au souvenir des textes antiques. Il décrit toutefois, assez subtilement, la singularité d’une expérience esthétique qui se nourrit et s’enrichit de la mémoire sensible, affective, des textes et des auteurs. [CBP] , et peut-être avez-vous récité cette Ode pour vous représenter mieux ce que vous étiez bien aise de vous imaginer ; toutes ces idées agréables se sont jointes à celles des jardins et des fontaines, et comme elles se sont formées en même temps dans votre esprit, elles n’y reviennent jamais l’une sans l’autre, de sorte que c’est bien moins Tivoli que vous aimez, que le souvenir de Mécène, d’Auguste et d’Horace. La même chose est arrivée à Frascati ; vous y avez vu Cicéron au milieu de ses amis 16 Frascati : nom moderne de l’ancienne ville de Tusculum, où Cicéron avait une villa, laquelle sert de cadre au dialogue des Tusculanes. [CNo] , agitant ces questions savantes dont la lecture fait encore aujourd’hui nos délices, et je suis sûr qu’à votre égard l’éloquence de Cicéron entre pour une plus grande 9 part dans la beauté de Frascati que tous ses jets d’eau et toutes ses cascades.
le Chevalier
Le souvenir d’avoir passé le temps agréablement avec mes amis dans une maison de campagne pourrait me la faire aimer plus qu’une autre ; mais je ne m’aviserais jamais de la trouver plus belle que Versailles, parce que Mécène ou Cicéron s’y seraient promenés.
l’Abbé
C’est que la tendresse que vous avez pour vos amis n’approche point de celle que M. le Président a pour les Anciens.
le Chevalier
Je vois bien que le voyage ne se fera pas sans en venir aux mains plus d’une fois sur notre grande question de la préférence des Anciens sur les Modernes, ou des Modernes sur les Anciens.
10l’Abbé
Le lieu où nous allons ne me sera pas désavantageux, il me fournira tant de preuves 17 Il s’agit là de preuves constituées non par des arguments (preuves « techniques » selon la terminologie d’Aristote), mais de preuves apportées, extérieures à la technique (preuves a-techniques), et plus précisément de preuves par appel des « témoignages », à savoir les œuvres d’art. [CNo] par les beaux ouvrages dont il est rempli, de la suffisance 18 Furetière : « se dit aussi en choses morales, de la capacité, du mérite d'une personne. Ce Docteur est d’une grande suffisance, il est consommé dans les Lettres. Le Roy a des Ministres qui sont d’une grande suffisance, d’une grande capacité, d’une grande pénétration. » [BR] des hommes de notre siècle, que je n’aurai pas de peine à en placer quelques-uns au-dessus ou du moins à côté des plus grands hommes d’entre les Anciens.
le Président
Et moi je le prends aussi volontiers pour le champ de bataille qui ne peut que m’être favorable et à l’honneur de l’Antiquité que je défends, puisque ses plus grandes beautés consistent dans l’amas précieux des figures antiques et des tableaux anciens qu’on y a portés, et que le surplus de ce Palais ne peut être considérable qu’autant que les ouvriers qui y ont travaillé ont eu l’adresse de bien imiter 19 Toutefois, sans que les ouvriers aient spécialement cherché à imiter les Anciens, il semblerait que la « propagande » royale mise en place vise à louer le travail des ouvriers, lesquels auraient surpassé le travail des anciens. C’est une idée que l’on retrouve dans plusieurs guides et description de Versailles, notamment dans L. Morellet, dit le sieur Combes, Explication historique de ce qu’il y a de plus remarquable dans la maison royale de Versailles […], 1681, p. 3 : « C’est dans cette Maison Royale & charmante, que [ p. 4] vous estes invitez de venir, Peuples de la Terre, curieux & Sçavans : Vous y verrez l’Ancienne & la Nouvelle Rome : Vous y verrez tout ce que le Monde a jamais eu de beau & de surprenant : Admirez-y l’habileté, le sçavoir, la conduite & la delicatesse des Ouvriers : Admirez-y la grandeur, la somptuosité, la magnificence & la liberalité du Prince ; & avoüez que Versailles efface tous les Palais enchantez de l’Histoire de la Fable. » [MdV] et [MCLB] dans leurs ouvrages la grande et noble manière des Anciens.
11l’Abbé
Nous verrons tout cela sur les lieux, mais je soutiens par avance qu’on fait tous les jours des choses très excellentes sans le secours de l’imitation, et que comme il y a encore quelque distance entre l’idée de la perfection 20 Souvenir probable de la théorie des idées de Platon ; l’attitude de Perrault envers lui est ambiguë, entre critiques sévères (p. 31 et suiv.) et imprégnation. [CPB] et les plus beaux ouvrages des Anciens, il n’est pas impossible que quelques ouvrages des Modernes ne se mettent entre deux, et n’approchent plus près de cette idée.
le Chevalier
Voulez-vous bien que je vous dise la vérité ; il y a de la prévention de part et d’autre.
l’Abbé
Il peut y en avoir un peu de mon côté. Je connais tant d’excellents hommes en toute sorte d’Arts et de Sciences, et j’ai contracté une amitié si étroite avec eux, qu’il se peut 12 faire que je ne suis pas tout à fait équitable, et que pour les voir d’un peu trop près, les Anciens d’un peu trop loin, je ne juge pas sainement de la véritable grandeur de leur mérite mais quelle comparaison peut-il y avoir de la prévention où je puis être avec celle où l’on est pour les Anciens ? Car enfin quelque estime que je fasse des ouvrages de notre siècle, j’y trouve des défauts et même dans quelques-uns des défauts très considérables, mais les vrais amateurs des Anciens assurent qu’ils ont atteint à la dernière perfection, que c’est une témérité d’y vouloir rien trouver qui se ressente de la faiblesse humaine, que tout y est divin 21 L’usage du qualificatif « divin » n’est pas l’apanage des partisans des Anciens. Pour le Moderne Harvey, Galien est un « grand et divin génie », un « homme divin », « le père divin de la médecine ». Vésale aussi est divin pour lui. De la même façon Sorbière révère « le divin Hippocrate ». Comme le montre le Parallèle, Perrault l’utilise volontiers, parfois de manière ironique, même si dans les lignes qui suivent il s’attarde plutôt sur « adorable » que sur « divin » (voir aussi tome II, note 481). [PD] , que tout y est adorable.
le Président
Quand on dit adorable, on veut dire très beau, très bon, très excellent.
l’Abbé
Quand on dit adorable, on veut 13 dire adorable ; car enfin en quoi consiste l’adoration sinon à reconnaître une perfection infinie dans ce qu’on adore, et à s’y soumettre tellement que, contre le témoignage de ses sens et de sa raison, on y trouve tout admirable, et même d’autant plus admirable que l’on ne le comprend pas. N’est-ce pas là cette disposition respectueuse où sont presque tous les Savants et tous les Partisans zélés de l’Antiquité ? Pour en être convaincu, il ne faut que voir ce nombre infini d’Interprètes qui tous l’encensoir à la main s’épanchent en louanges immodérées sur le mérite de leurs Auteurs, et regardent comme des oracles les endroits obscurs qu’ils n’entendent pas. Il n’est point de torture qu’ils ne donnent à leur esprit pour en trouver l’explication, point de suppositions qu’ils ne fassent pour y faire entrer quelque sens raisonnable, et tout cela pour ne pas avouer que quelquefois leur 14 Auteur ne s’est pas expliqué heureusement ; car c’est un blasphème qu’ils n’osent proférer 22 C’est le cas par exemple d’Hippocrate dont les défenseurs des Anciens, notamment André Dacier, assurent qu’il connaissait la circulation du sang alors que les Modernes en attribuent la découverte à Harvey, en 1628. Voir Pascal Duris, Quelle révolution scientifique ? Les sciences de la vie dans la querelle des Anciens et des Modernes (XVIe -XVIIe siècles), Paris, Hermann, 2016, et Id., « André Dacier traducteur d’Hippocrate », XVIIe siècle, 71 (1), 2019, p. 163-181. [PD] .
le Chevalier
Ce n’en est pas sans en avoir quelquefois bonne envie. Torrentius expliquant cet endroit d’Horace 23 Odes , III, 26. Le commentaire de Torrentius a été repris par André Dacier dans ses notes à sa traduction des Œuvres d’Horace. Le texte est présenté au tome III, p. 422 ; la traduction suit . [DR] , où il dit que Memphis est exempte des neiges de la Scythie, et trouvant que ce n’est pas une chose fort remarquable que les neiges de Scythie ne tombent pas à Memphis 24 Le commentaire de André Dacier suit à son tour p. 428 avec la référence à Torrentius.[DR] ; je reprendrais ceci volontiers, dit-il, si un autre que notre Horace s’était avisé de le dire.
l’Abbé
Torrentius n’a pas raison dans le fond, car on pourrait fort bien dire que nous n’avons point en France ni les grandes chaleurs de l’Afrique ni les grands froids de la Norvège. Mais on n’en découvre pas moins cette vénération démesurée qu’il a pour les Anciens, et qui lui est com15 mune avec tous les autres Interprètes 25 Voir note 35 de la préface. [CNo] . C’est un plaisir de voir à quelles allégories ces Interprètes ont recours quand ils perdent la tramontane 26 Furetière : « Tramontane : Vent du Nord, ou du Septentrion. C’est ainsi qu’on le nomme sur la mer Méditerranée et en Italie : et ce mot vient de ce qu’il souffle du côté qui est au-delà des Monts, à l’égard de Rome et Florence » ; « signifie aussi l’étoile du Nord qui sert à conduire les vaisseaux sur la mer : ce qui fait qu’on dit figurément, qu’un homme a perdu la tramontane, pour dire, qu’il a perdu son guide, qu’il ne sait où il est, ni ce qu’il fait, qu’il a perdu le jugement. » [DR] , cela va quelquefois jusqu’à dire que le secret de la pierre philosophale est caché sous les ténèbres savantes et mystérieuses de leurs allégories.
le Président
Cependant les Commentateurs dont vous parlez suivent le conseil de Quintilien, homme d’un si grand sens dans ces matières, qu’il n’est pas possible de se tromper en le suivant. « Il vaut mieux, dit-il, trouver tout bon dans les Écrits des Anciens, que d’y reprendre beaucoup de choses [ a ] 27 Quintilien, Institution oratoire , X, 1.26 : « omnia eorum legentibus placere quam multa displicere maluerim », litt. « j’aimerais encore mieux un lecteur à qui tout plaît en eux, qu'un autre à qui beaucoup de choses déplaisent » (trad. L. Baudet, Paris, Dubochet, 1842). [CNo] . »
l’Abbé
N’en déplaise à Quintilien, on ne doit point trouver tout bon dans un Auteur quand tout n’y est pas bon, j’aime mieux en croire 16 Cicéron, et me régler sur ses avis touchant l’estime que je dois faire des Anciens. « Mon sentiment a toujours été, dit ce grand Orateur, que nous sommes plus sages dans les choses que nous inventons de nous-mêmes que n’ont été les Grecs, et qu’à l’égard de celles que nous avons prises d’eux, nous les avons rendues meilleures qu’elles n’étaient, lorsque nous les avons jugées dignes d’être l’objet de notre travail [ b ] 28 Cicéron, De l’Orateur , I, 34.155 : « Postea mihi placuit, eoque sum usus adulescens, ut summorum oratorum Graecas orationes explicarem, quibus lectis hoc adsequebar, ut, cum ea, quae legeram Graece, Latine redderem, non solum optimis uerbis uterer et tamen usitatis, sed etiam exprimerem quaedam uerba imitando, quae noua nostris essent, dum modo essent idonea. » « Je m’avisay ensuite estant un peu plus avancé en âge de traduire quelque chose des plus grands orateurs de la Grèce et j’y avais cet avantage, que non seulement je trouvais les termes les plus nobles et [cependant] usités, mais que l’imitation du Grec m’en faisait venir d’autres, qui pour être nouveaux en notre langue ne laissaient pas d’y paraître heureux » (d’après la trad. de J. Cassagne, Paris, D. Thierry, 1673). [CNo] . » Ce sentiment de Cicéron est un peu contraire à celui de Quintilien ; et l’Orateur n’a pas pour les Anciens la même vénération que le Rhéteur, mais il est aisé de voir que cette diversité d’avis dans ces deux grands hommes vient de la diversité de leurs conditions et de leurs emplois. Cicéron était un Consul qui n’ayant aucun intérêt à louer les anciens Auteurs, en parlait en galant homme, et comme il le pensait. Quintilien était un Rhéteur et un Péda17 gogue obligé par sa profession de faire valoir les Anciens, et d’imprimer dans l’esprit de ses Écoliers un profond respect pour les Auteurs qu’il leur proposait comme des modèles 29 Sur la lecture des historiens et des orateurs comme fondements de la formation initiale à la rhétorique, voir Quintilien, Institution oratoire , I, 5. [CNo] . Mais pour vous montrer que le reproche d’adorer les Anciens n’est pas une chose nouvelle, Horace votre cher Horace s’en est plaint fortement dans l’épître qu’il adresse à Auguste. Les Romains, dit-il, ont très grande raison de préférer leur Empereur à tous les Héros de Grèce et d’Italie, mais ils ont tort de n’estimer les autres hommes qu’autant qu’ils sont éloignés ou de leur pays ou de leur siècle, et de regarder les Ouvrages des Poètes anciens avec la même vénération qu’ils regardent les Lois des douze tables et les Livres des grands Pontifes 30 Dans la traduction d’André Dacier, le texte de l’Épître II, 1 , apparaît au tome IX, p. 267 sq . [DR] .
le Président
Horace se moquait, et tout cela ne doit être regardé que comme une raillerie ingénieuse et agréable 31 P. 309 , André Dacier écrit que la lettre consiste en « une raillerie continuelle contre les Romains, sur leur manière de juger des Poètes. » ; voir le commentaire développé sur la réfutation d’une assimilation automatique et préjugée de l’ancienneté à la valeur, p. 324-330. Sur cette perception de l’usage de la raillerie par Horace, voir Pascal Debailly, « Juvénal en France au XVIe et au XVIIe siècle », Littératures classiques, « La Satire en vers au XVIIe siècle », dir. L. Godard de Donville, n° 24, printemps 1995, p. 29-47. [DR] .
18l’Abbé
Il se moquait assurément. Écoutons-le parler. « Un Auteur, dit-il, qui est mort il y a cent ans, doit-il être mis entre les Auteurs anciens et parfaits, ou entre les Auteurs modernes et méprisables ? Un Auteur est ancien et excellent quand il a cent ans. Mais s’il s’en manque un mois ou deux, faut-il le mettre au nombre des Anciens vénérables, ou parmi les nouveaux dont on se moque présentement, et dont toute la postérité se moquera ? Un mois ou deux et même toute une année ne doivent pas empêcher qu’on ne le place honorablement parmi les Anciens. Cela m’étant accordé j’ôterai une année et puis une autre année, comme qui arracherait poil à poil la queue d’un cheval, et confondrai en diminuant toujours ce grand amas de temps, celui qui n’estime les Auteurs que quand ils sont morts, et n’en mesure le mérite que par le 19 nombre des années qu’il y a qu’ils ne sont plus au monde [ c ] 32 Dans la traduction de André Dacier, ce passage apparaît t. IX, p. 271 sq . Le texte de Perrault n’est pas celui d'André Dacier ni celui de Marolles (Paris, T. Quinet, 1652). [DR] . » Voilà ce que pensait Horace sur ce sujet, et de quelle sorte son indignation s’est expliquée.
le Chevalier
Cette indignation lui est commune avec bien des gens qui n’étaient point dupes non plus que lui. Martial entre autres l’a exprimée agréablement en plusieurs de ses Épigrammes [ d ] . J’en ai traduit une qu’il faut que je vous dise 33 La traduction n’est pas celle de Marolles (Paris, T. Quinet, 1652). La même traduction est citée par Amelot de la Houssaye dans ses remarques sur le Dialogue des orateurs de Tacite, Tacite avec des notes politiques et historiques, La Haye, Henri Scheurleer, [1690-]1735, Xe partie, vol. I, p. 308, 1724. Il commente un passage ainsi : « Ce n’est pas sans sujet que Messala attribue tous les reproches que Calvus, Brutus et Cicéron se sont fait dans leurs Lettres, à leur mutuelle jalousie, qu’il regarde comme un mal qui a son principe dans le cœur humain. Tout homme qui s’élève au-dessus des autres par la supériorité de ses talents irrite ceux qu’il efface par son éclat, et ne doit s’attendre à jouir pleinement du droit qu’il s’est acquis sur leur estime, que lorsqu’il cessera d’être leur contemporain. La raison en est toute prête, / En mérite, en esprit, en bonnes qualités, / On souffre mieux cent morts au-dessus de sa tête, / Qu’un seul vivant à ses côtés./ Martial ne s’est pas exprimé moins ingénieusement là-dessus dans la dixième Épigramme du Cinquième Livre. La voici de la traduction du même Poète qui a fait les quatre vers précédents.[…]». Il cite ensuite Pline le Jeune qui partage le même avis à propos de Pompée Saturnin (Épître à Euricius). [DR]. Le poète en question est donc Perrault qui met les quatre vers cités dans la bouche du Chevalier . [CBP] .
Pourquoi si peu souvent l’homme tant qu’il respire
Trouve-t-il qui le loue ou qui daigne le lire ?
C’est l’humeur de l’Envie, ô mon cher Regulus,
D’aimer moins les vivants que ceux qui ne sont plus.
Ainsi du grand Pompée on vante le
Portique
Et des vieux bâtiments la structure rustique,
En face de Virgile Ennius fut loué
34
Dans la Réflexion VII sur Longin, Boileau évoque, pour commenter la formule « Il faut songer au jugement que toute la postérité fera de nos écrits » (Traité du sublime, chap. XII), le sort de poètes durant leur vie puis oubliés, et commente : « La même chose est arrivée chez les Romains à Nævius, à Livius, et à Ennius, qui du temps d’Horace, comme nous l’apprenons de ce Poète, trouvaient encore beaucoup de gens qui les admiraient, mais qui à la fin furent entièrement décriés. » Horace évoque Ennius dans son
Art poétique
, v. 259-265, où il déplore l’indulgence déplacée qui lui a été accordée comme à d’autres poètes romains. [DR]
Des Rieurs de son temps Homère fut joué
20
Rarement le Théâtre applaudit à Ménandre
À sa Corinne seule Ovide parut tendre.
Qu’avez-vous donc mon Livre à vous hâter si fort ?
Si la gloire aux Auteurs ne vient qu’après leur mort
35
Perrault donne le texte original latin en fin de dialogue. [DR]
.
l’Abbé
Les Poètes ne sont pas les seuls qui ont eu du chagrin de cette injustice, et qui l’ont témoignée. Les Orateurs, les Peintres, les Musiciens et les Philosophes mêmes en ont donné des marques en mille rencontres. Mais rien n’est plus plaisant sur ce sujet que le tour que joua Michel-Ange 36 Anecdote inspirée de la Vie de Michel-Ange par Ascanio Condivi (1525-1574), éd. 1998, p. 17. [MCLB] aux Curieux de son temps, amateurs trop zélés de l’antique.
le Chevalier
Quel tour ?
l’Abbé
Vous m’étonnez, c’est une hi21 stoire qui est sue de tout le monde, mais puisque vous l’ignorez, il faut vous la conter. Michel-Ange Architecte, Peintre et Sculpteur, mais surtout Sculpteur excellent, ne pouvant digérer la préférence continuelle que les prétendus connaisseurs de son temps donnaient aux Ouvrages des anciens Sculpteurs sur tous ceux des Modernes, et d’ailleurs indigné de ce que quelques-uns d’entre eux avaient osé lui dire en face que la moindre des figures antiques était cent fois plus belle que tout ce qu’il avait fait et ferait jamais en sa vie, imagina un moyen sûr de les confondre. Il fit secrètement une figure de marbre où il épuisa tout son Art et tout son génie. Après l’avoir conduite à sa dernière perfection, il lui cassa un bras qu’il cacha, et donnant au reste de la figure par le moyen de certaines teintures rousses qu’il savait faire, la couleur vénérable des statues an22 tiques, il alla lui-même la nuit l’enfouir dans un endroit où l’on devait bientôt jeter les fondements d’un édifice. Le temps venu, et les ouvriers ayant trouvé cette figure en fouillant la terre, il se fit un concours de Curieux pour admirer cette merveille incomparable. Voilà la plus belle chose qui se soit jamais vue, s’écriait-on de tous côtés. Elle est de Phidias disaient les uns ; elle est de Polyclète disaient les autres ; qu’on est éloigné, disaient-ils tous de rien faire qui en approche ; mais quel dommage qu’il lui manque un bras, car enfin nous n’avons personne qui puisse restaurer dignement cette figure. Michel-Ange qui était accouru comme les autres, eut le plaisir d’entendre les folles exagérations des Curieux, et plus content mille fois de leurs insultes qu’il ne l’aurait été de leurs louanges, dit qu’il avait chez lui un bras de marbre qui peut-être pourrait servir en la place de celui 23 qui manquait. On se mit à rire de cette proposition, mais on fut bien surpris lorsque Michel-Ange ayant apporté ce bras, et l’ayant présenté à l’épaule de la figure il s’y joignit parfaitement, et fit voir que le Sculpteur qu’ils estimaient si inférieur aux Anciens était le Phidias et le Polyclète de ce chef-d’œuvre 37 Être reconnu aussi bien comme un Phidias et un Polyclète illustre l’ampleur du génie moderne de Michel-Ange. Avec Lysippe et Praxitèle que Perrault ne cite pas, Phidias et Polyclète sont, grâce à Pline, des sculpteurs bien connus à l’époque classique. Ils sont réputés avoir acquis une gloire particulière, Phidias par exemple par l’exécution de la statue de Jupiter Olympien : « quelle plus immortelle gloire peut-on désirer que celle de Phidias par la bouche de Jupiter qui, dans sa statue, se vantait d’avoir eu ce grand homme pour sculpteur ?» (Lecture d’un discours de Bellori au sein de l’Académie royale de peinture et de sculpture, 26 mars 1678, Conférences de l’Académie royale de peinture et de sculpture, éd. Christian Michel et Jacqueline Lichtenstein, t. I, vol. 2, Paris, Beaux-Arts de Paris Éditions, p. 647). Phidias et Polyclète sont également mentionnés dans le plaidoyer de Lamoignon de Basville prononcé au Parlement à la fin de l’année 1667 en faveur des intérêts du sculpteur Gérard Van Opstal. Lors de la séance du 4 février 1668, ce plaidoyer pour la noblesse de l’art de sculpture est remis à l’Académie, tandis que Perrault fait présent, en pendant, « d’un poème héroïque qu’il a composé à l’honneur de la Peinture » : La Peinture, poème (Procès verbaux de l’Académie royale de peinture et de sculpture, I, p. 328). [MCLB] .
le Chevalier
L’histoire semble faite exprès, mais on ne guérira jamais l’entêtement où l’on est pour l’antique.
l’Abbé
De toutes les préventions, il n’y en a point qui fasse plus de plaisir et dont on s’applaudisse davantage, dans la pensée qu’on voit, ou du moins qu’on est estimé voir ce que le commun du monde ne voit pas ; aussi n’oublie-t-on rien de tout ce qui peut augmenter la vénération pour l’Antiquité, ou empêcher qu’elle ne diminue. Vous n’avez peut-être pas 24 remarqué une ruse dont les Grammairiens se sont avisés pour couvrir les défauts des anciens Auteurs qui est d’avoir donné le nom honorable de figure à toutes les incongruités et à toutes les extravagances du discours 38 Depuis la Renaissance, la formule renvoie principalement à la tradition issue des grammairiens latins du IVe siècle, Aelius Donat (Ars major dans Grammatici latini, éd. H. Keil, Leipzig, Teubner, t. IV, 1864) et Diomède (Diomedis artis grammaticae libri III, dans Grammatici latini, éd. H. Keil, Lepzig, Teubner, t. I, 1857). À la suite de Quintilien, Donat et Diomède établissent plusieurs listes, la liste des figures de mots proprement dites, la liste des métaplasmes (figures de transformation des termes), la liste des « vertus » du discours (les tropes) et la liste des « vices » du discours, lesquels sont également des figures, jugées défectueuses. L’ambiguïté d’usage concerne les métaplasmes et les vices du discours, qui tous deux recensent et exemplifient des figures possibles pour les poètes mais à éviter pour les orateurs. Sur cette tension entre licence poétique et défaut oratoire, voir Quintilien (o p. cit., I, 5.11) : « haec apud scriptores carminum aut venia digna aut etiam laude duci », « ces fautes sont excusables chez les écrivains en vers, et doivent même quelquefois être regardées comme des beautés » ; Diomède (o p. cit., p. 455-456, notre traduction) : « sed hoc vitium in soluta oratione nomen suum retinet, ceterum apud poetas metaplasmus vocatur », « mais ce défaut conserve son nom dans l’énoncé en prose, autrement il est appelé métaplasme chez les poètes » ; et Donat (o p. cit., p. 392, notre traduction) : « in poemate metaplasmus, itemque in nostra loquella barbarismus », « c’est dans un poème un métaplasme et dans notre langue un barbarisme ». Cette tradition est synthétisée dans un manuel de grammaire jésuite, maintes fois réédité, le « Despautère », que nous citerons dans une des multiples versions latin-français du XVIIe siècle : « REGULA. Dictio transformata poetae sit metaplasmus », « Règle. Que le métaplasme soit le terme transformé par le poète » (Grammatica Joannis Despauterii Ninivitae, in commodiorem docendi et discendi usum redacta […] Adjecta est […]. Despauterrri interpratatio, per Gabrielem Prateolum…. Mutua etima Latina cum Graeca collatio, necnon quantitatis fusior cum exemplis explicatio. Per Joannem Behourt, Lyon, Claude La Rivière, 1658, De Figuris, p. 803, nous traduisons). [CNo] . Quand un Auteur dit le contraire de ce qu’il fallait dire, on nomme cela une antiphrase 39 Grammatica Joannis Despauterii Ninivitae, o p. cit., De Figuris, p. 812 (nous traduisons) : « REGULA. Antiphrasis verbum sit per contraria dictum » « Règle. Que l’antiphrase soit un mot dit par des contraires ». L’antiphrase est avec la paradiastole une des deux espèces de la catachrèse, laquelle relève des tropes en un mot (« tropi dictionis », ibid., p. 810). [CNo] ; quand il se donne la licence de mettre un cas pour un autre, c’est une antiptose 40 L’antiptose est une des espèces de l’enallage, lequel relève de la partie « Syntaxe », sous l’entrée « Figurata syntaxis », « syntaxe figurée » ; voir Grammatica Joannis Despauterii Ninivitae, o p. cit., De Syntaxi, p. 303 : « ENALLAGE FIGURA VI. Antiptosis erit pro casu ponito casum », « Figure VI, l’énallage. L’antiptose sera un cas mis à la place d’un autre. » Claude Lancelot revient longuement sur l’antiptose dans sa Nouvelle méthode pour apprendre facilement la langue latine (Paris, A. Vitré, 1644), part. « Remarques sur les figures de construction », chap. VIII « De l’antiptose et de l’énallage ». [CNo] , et on appelle hyperbate 41 Dans le Despautère, retour du côté de la section De Figuris pour l’hyperbate, figure qui relève des tropes en plusieurs mots (« tropi orationis », Grammatica Joannis Despauterii Ninivitae, o p. cit., De Figuris, p. 817). Définition (ibid., p. 820) : « Valde turbatus vocum sit hyperbaton ordo », « Que l’hyperbate soit un ordre des mots fort troublé » (trad. 1657). L’hyperbate comporte quatre espèce, l’hysteron proteron, l’anatrope, la synchise et, nous y voilà, la parenthèse (ibid. p. 821) : « Interjecta parenthesis est sententia quaevis », « la parenthèse est une sentence entremêlée en l’oraison » (trad. 1657). [CNo] une parenthèse insupportable de dix ou douze lignes ; de sorte que quand de jeunes Écoliers s’étonnent de voir un Ancien qui extravague ou qui fait quelque incongruité, on leur dit qu’ils se donnent bien de garde de le blâmer, et que ce qui les choque n’est pas une faute, mais une figure des plus nobles et des plus hardies. Ce qui est de plaisant, c’est qu’en même temps on les avertit de ne s’en pas servir, que c’est un privilège réservé pour les grands hommes, et qu’autant que ces no25 bles hardiesses sont admirées dans leurs Ouvrages, autant seraient-elles blâmées I Variante 1692 : et que si ces nobles hardiesses sont fort admirées dans leurs Ouvrages, elles seraient fort blâmables dans les livres des Écrivains ordinaires. [DR] dans les livres des écrivains ordinaires 42 Un tel avis est habituel dans les manuels de figures du siècle précédent. Voir par exemple le manuel le plus réédité à la Renaissance, celui de Mosellanus [Peter Schade], Tabulae de schematibus (1e éd. Augsburg, Philipp Ulhart, 1516), éd. et trad. Ch. Noille, Exercices de rhétorique, 15, 2020 : « Un défaut est dans l’énoncé comme une erreur qui, si elle est pardonnée chez les poètes, est cependant intolérable dans la prose » ; « chez les poètes, ce sont assurément des qualités, mais chez les orateurs, ce sont des défauts » ; ou encore : « Et pour ne rien vous cacher, en ce qui concerne ces défauts je ne saurais vous en accorder aucun, non, pas le moindre. Car quoique Virgile fut plus d’une fois audacieux dans ces mêmes défauts, il ne serait cependant pas avisé que vous l’imitiez sur ce point. » [CNo] .
le Président
Il est vrai que les figures dont vous parlez étant mal employées, sont des fautes considérables mais combien de fois Démosthène, Cicéron et les autres grands Orateurs se sont-ils servis heureusement de quelques-unes de ces figures 43 Pour les trois figures mentionnées ci-dessus, l’édition 1657 du Despautère prend des exemples tantôt chez les poètes et tantôt chez les orateurs : pour l’antiphrase, Énéide , 12.656 ; pour l’antiptose, trois réf. à Cicéron (1 au Pro Milone et 2 aux Lettres familières ), et des réf. à Tacite, Virgile, Ovide, Horace ; et pour l’hyperbate parenthétique, Énéide , 1.643 et Cicéron, Pro Archia , 18. [CNo] .
l’Abbé
J’en conviens, mais ce qui me fâche c’est que quand on rencontre de pareilles choses dans des Auteurs modernes, on ne dit point que ce sont des figures, on dit nettement que ce sont des sottises, des incongruités, et on leur donne le nom qui leur convient naturellement ; peut-on s’imaginer une plus grande marque de prévention ? Quand on trouve dans les Anciens des en26 droits plats et communs, voilà, dit-on, la pure nature, voilà ce facile si difficile et cette précieuse médiocrité qui ne peut être trouvée ni admirée suffisamment que par les esprits du premier ordre ; que si on tombe sur des endroits obscurs et inintelligibles, on les regarde comme les derniers efforts de l’esprit humain et comme des choses divines que la profondeur des mystères qu’elles renferment, et notre faiblesse nous rendent impénétrables. Sur le fait des Modernes on prend le contre-pied, ce qui s’y trouve de naturel et de facile passe pour bas, faible et rampant, et ce qu’on y rencontre de noble et de sublime est traité de Phébus 44 Furetière : article « Parler » : « On dit aussi, qu’un homme parle phebus, quand pour vouloir parler un style trop haut, il tombe dans le galimatias. » Le Dictionnaire de l’Académie française (9e édition) précise : « Emprunté, par l’intermédiaire du latin Phoebus, du grec Phoibos, proprement « brillant », et surnom parfois donné à Apollon. » [DR] et de galimatias insupportable. Il n’est pas jusqu’à la prononciation où cette prédilection outrée pour les Anciens ne paraisse visiblement. C’est d’une voix sonnante et élevée qu’on prononce tout ce que l’on cite des Anciens, comme si c’était des 27 choses d’une espèce toute différente de celles que l’on écrit aujourd’hui, et c’est d’un ton faible et ordinaire qu’on récite ce qui vient des Modernes.
le Chevalier
Le Président Morinet 45 Annotation en cours. discourant il y a quelques jours de Pindare avec un de ses amis, et ne pouvant s’épuiser sur les louanges de ce Poète inimitable 46 L’adjectif ici est à comprendre de façon ironique : « inimitable » signifie « impossible à imiter » à moins de sombrer dans l’illisibilité. Les Modernes prennent souvent argument du renoncement d’Horace à imiter Pindare ( Odes , IV, 2) pour justifier leurs propres réticences à l’égard de cet auteur. Boileau ne s’est pas trompé à l’ironie de Perrault et a répondu par une épigramme intitulée Parodie burlesque de la première Ode de Pindare [1694] où il retourne l’adjectif contre Perrault : « Malgré son fatras obscur, / Souvent Brébeuf étincelle. / Un Vers noble, quoique dur, / Peut s’offrir dans la Pucelle. / Mais, ô ma Lyre fidèle, / Si du parfait ennuyeux / Tu veux trouver le modèle, / Ne cherche point dans les Cieux / D’astre au Soleil préférable ; / Ni dans la foule innombrable / De tant d’Écrivains divers, / Chez Coignard rongés des vers, / Un Poète comparable / À l’auteur inimitable / De Peau d’Âne mise en Vers. » (OC, p. 264). Huet répond aussi à Perrault sur ce point dans la Lettre sur le Parallèle, éd. A.-M. Lecoq, o p. cit., p. 403. [DR] , se mit à prononcer les cinq ou six premiers vers de la première de ses Odes avec tant de force et tant d’emphase que sa femme qui était présente et qui est femme d’esprit, ne put s’empêcher de lui demander l’explication de ce qu’il témoignait prendre tant de plaisir à prononcer. Madame, lui dit-il, cela perd toute sa grâce en passant du Grec dans le Français. N’importe, lui dit-elle, j’en verrai du moins le sens, qui doit être admirable. C’est le commencement, lui dit-il, de la première Ode du plus sublime de tous 28 les Poètes 47 Tout ce passage est ironique et provoque les arguments des Anciens et en particulier de Boileau sur le caractère intraduisible des chefs-d’œuvre antiques. Dans le Discours sur l’ode Boileau évoque le Parallèle et écrit : « Pindare est des plus maltraités. Comme les beautés de ce Poète sont extrêmement renfermées dans sa langue, l’Auteur de ces Dialogues, qui vraisemblablement ne sait point de Grec, et qui n’a lu Pindare que dans des traductions Latines assez défectueuses, a pris pour galimatias tout ce que la faiblesse de ses lumières ne lui permettait pas de comprendre. » Boileau présente en particulier Perrault incapable de percevoir le sublime de Pindare (OC, p. 227-228). [DR] . Voici comme il parle. « L’eau est très bonne à la vérité et l’or qui brille comme le feu durant la nuit éclate merveilleusement parmi les richesses qui rendent l’homme superbe. Mais mon esprit, si tu désires chanter les combats ne contemple point d’autre astre plus lumineux que le Soleil pendant le jour dans le vague de l’air, car nous ne saurions chanter de combats plus illustres que les combats Olympiques [ e ] 48 Pindare a été traduit en français en 1617 par F. Marin (Paris, S. Thiboust) et en 1626 par La Gausie (Paris, J. Lacquehay). Boileau ridiculise la traduction de Perrault dans la Réflexion VIII sur Longin qui répond explicitement aux tomes I et III du Parallèle (OC, p. 527-532). Tout le passage tend à démontrer que « cette bassesse et ce galimatias appartiennent entièrement à Monsieur P. qui en traduisant Pindare, n’a entendu ni le Grec, ni le Latin, ni le Français. » (ibid., p. 528). La discussion sur la première Ode de Pindare se poursuit dans la Lettre à Mr. D*** touchant la Préface de son Ode sur la prise de Namur, s.n., 1693. [DR] . » Vous vous moquez de moi, lui dit la Présidente. Voilà un galimatias que vous venez de faire pour vous divertir ; je ne donne pas si aisément dans le panneau. Je ne me moque point, lui dit le Président et c’est votre faute si vous n’êtes pas charmée de tant de belles choses. Il est vrai, reprit la Présidente, que de l’eau bien claire, de l’or bien luisant et le Soleil en plein midi, sont de fort belles choses ; mais parce que l’eau est très bonne 29 et que l’or brille comme le feu pendant la nuit, est-ce une raison de contempler ou de ne contempler pas un autre astre que le Soleil pendant le jour ? De chanter ou de ne chanter pas les combats des jeux Olympiques ? Je vous avoue que je n’y comprends rien. Je ne m’en étonne pas, Madame, dit le Président, « une infinité de très savants hommes n’y ont rien compris non plus que vous [ f ] 49 Jean Benoît, professeur de grec à l’Académie royale de Saumur et à l’université de Saumur, édita en 1620 les Œuvres complètes de Pindare en les ouvrant sur une longue dédicace à Jean Héroard . Racine possédait un exemplaire de l’ouvrage. [DR] et [EP] . » Faut-il trouver cela étrange ? C’est un Poète emporté par son enthousiasme qui soutenu par la grandeur de ses pensées et de ses expressions s’élève au-dessus de la raison ordinaire des hommes, et qui en cet état profère avec transport tout ce que sa fureur lui inspire. Cet endroit est divin et l’on est bien éloigné de rien faire aujourd’hui de semblable. Assurément, dit la Présidente, et l’on s’en donne bien de garde. Mais je vois bien que vous ne voulez pas m’expliquer cet endroit de Pindare, 30 cependant, s’il n’y a rien qui ne se puisse dire devant des femmes, je ne vois pas où est la plaisanterie de m’en faire un mystère. Il n’y a point de plaisanterie ni de mystère, lui dit le Président. Pardonnez-moi, lui dit-elle, si je vous dis que je n’en crois rien, les Anciens étaient gens sages qui ne disaient pas des choses où il n’y a ni sens ni raison. Quoi que pût dire le Président elle persista dans sa pensée, et elle a toujours cru qu’il avait pris plaisir à se moquer d’elle II Variante 1692 : Quoi que pût dire le Président elle persista dans sa pensée, elle a toujours cru qu’il avait pris plaisir à se moquer d’elle. [DR] .
le Président
Je ne pense pas que ce soit un grand reproche à un Poète comme Pindare de n’être pas entendu par Madame la Présidente Morinet, ni qu’en général le goût des Dames doive décider notre contestation 50 Perrault caricature la position des Anciens qui dénient la nouvelle légitimité accordée par les Modernes au public féminin. Voir par exemple sur ce point Gabriel Guéret, Le Parnasse réformé (1668 et réédité à plusieurs reprises au plus fort de la Querelle), qui fait parler ainsi Malherbe s’adressant à Ronsard : « vous ne deviez pas tant vous infatuer d’Homère ni de Pindare, il valait mieux songer à plaire à la Cour, et considérer que les dames, qui font la plus belle moitié du monde, et le sujet le plus ordinaire de la poésie, ne savent ni latin ni grec. » ( ). Le débat, en progressant et se radicalisant, est conduit à se cristalliser dans la querelle particulière autour de la Satire X, dite « des femmes », de Boileau à partir de 1694. [DR] .
l’Abbé
S’il ne la décide pas entièrement il est du moins d’un grand préjugé 31 pour notre cause. On sait la justesse de leur discernement pour les choses fines et délicates. La sensibilité qu’elles ont pour ce qui est clair, vif, naturel et de bon sens, et le dégoût subit qu’elles témoignent à l’abord de tout ce qui est obscur, languissant, contraint et embarrassé. Quoi qu’il en soit, le jugement des Dames a paru d’une si grande conséquence à ceux de votre parti, qu’ils n’ont rien omis pour le mettre de leur côté, témoin cette traduction fine et délicate des trois plus agréables Dialogues de Platon qui n’ont été mis en notre langue que pour leur faire aimer les Anciens, en leur faisant voir ce qu’il y a de plus beau dans leurs Ouvrages 51 Il s’agit de la traduction que donne Maucroix en 1685 ( Traduction des Philippiques de Démosthène, d'une des Verrines de Cicéron, avec l'Eutiphron, l'Hyppias, du Beau et l'Euthidemus de Platon, par M. de Maucroy , t. II des Ouvrages de prose et de poésie des sieurs de Maucroy et de La Fontaine, Paris, C. Barbin, 1685. [CNo] . Malheureusement cela n’a pas réussi et de cent femmes qui ont commencé à lire ces Dialogues , il n’y en a peut-être pas quatre qui aient eu la force de les achever.
32le Président
Tant pis pour elles et tant pis pour le Traducteur.
l’Abbé
À l’égard du Traducteur, il n’y a point de sa faute, jamais personne n’a mieux pris ni mieux rendu le sens d’un Auteur, il lui conserve toutes ses grâces, et il fait parler Platon comme il eût fait s’il eût écrit en notre langue 52 Éloge de Maucroix par Perrault, qui n’a pas d’équivalent dans Les Hommes illustres. [CNo] . Mais supposons que par une nécessité inévitable il y ait toujours du déchet à une traduction, cela peut-il aller à rendre ce qui est agréable et divertissant dans une langue, désagréable et ennuyeux, dans l’autre ? Quand les Dialogues de Lucien ont été traduits et donnés au public, même dans les premières traductions qui étaient peu correctes 53 La grande traduction de référence est celle de Nicolas Perrot d’Ablancourt en 1654 ( Lucien, de la traduction de N. Perrot, Sr d'Ablancourt , 2 t., Paris, A. Courbé) ; pour les éditions et traductions latines et françaises de la Renaissance, voir Christiane Lauvergnat-Gagniere, Lucien de Samosate et le lucianisme en France au XVIe siècle. Athéisme et polémique, Genève, Librairie Droz, « Travaux d'Humanisme et Renaissance », CCXXVII, 1988. [CNo] , les Dames y ont pris du plaisir. Quand on leur a donné ceux de Platon, très bien traduits elles s’y sont ennuyées, quelle raison en 33 peut-on rendre, sinon que les Dialogues de Platon sont ennuyeux et que ceux de Lucien sont divertissants et agréables.
le Président
La raison qu’on en peut rendre c’est que Platon traite des questions de Philosophie fort abstruses et fort épineuses, matière qui n’est pas à l'usage de tout le monde, et moins encore des Dames que des hommes, et que Lucien fait des contes pour rire dont tout le monde est très capable 54 La différence entre les deux auteurs n’est évidemment pas aussi nette que ne le laisse entendre le Président. Ainsi lorsque La Mothe Le Vayer explicite en 1632 son choix d’écrire des dialogues à l’imitation des Anciens, il rapproche Platon et Lucien, qui ont tous deux, selon leurs propres perspectives, su lester le genre d’un fonds philosophique. La Mothe Le Vayer, Dialogues faits à l’imitation des Anciens [1632], Paris, Champion, 2015, p. 42 : « Aussi ne me suis-je proposé autre but que ma propre satisfaction lorsque j’ai fait élection de ce genre d’écrire par dialogues, si méprisé, voire si délaissé aujourd’hui, m’étant plu d’ailleurs tant au sens qu’en la diction, et en la conception qu’en la narration, à m’éloigner et départir des Modernes pour suivre et imiter les anciens, entre lesquels Zénon d’Élée, ou un Alexamène, ont bien eu la gloire de l’invention du dialogue, mais Platon et, si je ne me trompe, Cicéron et Lucien, celle de l’avoir porté à sa perfection, ce dernier l’appelant fils de la philosophie , comme celui qui avait tout crédit dans le Lycée et toute autorité dans l’Académie. » [BR] .
le Chevalier
Vous ne savez donc pas que les trois Dialogues qui ont été traduits sont l’ Euthyphron , le grand Hyppias , et l’ Euthydème , et qu’ils ont été choisis comme les plus propres pour plaire aux Dames et à toute la Cour. Les Savants qui en firent le choix crurent que si les Lettres Provinciales , qu’ils prétendent n’être que 34 ces III Variante 1692 : des [DR] copies très imparfaites de ces divins Originaux 55 L’affirmation de Perrault est ici surprenante : ni dans l’Épitre ou l’Avertissement de La Fontaine dans le tome I ni dans la Préface de Maucroix dans le tome II, il n’est fait un parallèle entre la traduction présente de Platon et l’édition dite de Port-Royal des Pensées de Pascal. [CNo] , ont eu tant de succès dans le monde, rien ne serait mieux reçu que ces trois Dialogues . Je ne sais pas ce qu’en a pensé Madame… pour qui cette traduction a été particulièrement faite 56 Affirmation là encore étonnante de Perrault, s’il parle bien des trois dialogues traduits par Maucroix en 1685 : les deux tomes sont dédiés à Achille de Harlay, procureur général du Parlement . Peut-être y a-t-il dans la mémoire de Perrault contamination avec la traduction du Premier Alcibiade par Tanneguy Le Fèvre en 1666 (Le Premier Alcibiade de Platon, mis en français par M. Le Fèvre, Saumur, J. Lesnier, 1666), qui est dédiée à Madame de G. [Mme de Gondran] ? [CNo] ; mais je sais qu’ils ont fort ennuyé la plus grande part des autres Dames 57 Le souci de gagner un public féminin est aussi marqué pour les partisans des anciens (certains au moins, cf. les « nouveaux doctes » selon A. Viala, Naissance de l'écrivain : sociologie de la littérature à l'âge classique, Paris, Éd. de Minuit, « le sens commun », 1985), qui espèrent, par les traductions, se gagner un nouveau public, plus large et plus valorisant que celui des « doctes » (Marolles par ex., voir les travaux de Marie-Claire Chatelain, Ovide savant, Ovide galant. Ovide en France dans la seconde moitié du XVIIe siècle, Paris, H. Champion, 2008), que pour les modernes, qui espèrent gagner pour eux ces suffrages devenus essentiels. D’où l’idée (répétée par Perrault) que les traductions révèlent, et notamment aux dames, les faiblesses des anciens (ainsi pour Horace). On voit que La Fontaine et André Dacier insistent au contraire sur toutes les caractéristiques galantes (donc propres à plaire aux dames) des dialogues de Platon. Voir Claudine Nédelec et Nathalie Grande (dir;), « La Galanterie des anciens », Littératures classiques, n°77, 2012 (1). [CNe] . Ce n’est point la matière qui a rebuté pour être trop relevée, ou trop abstruse, il n’y a rien de plus familier que ces trois Dialogues . Platon fait voir dans le grand Hyppias que la beauté ne consiste pas dans une belle fille, dans une belle cavale, dans une belle lyre, dans une belle marmite, dans une belle cuillère à pot, quoiqu’elle soit de figuier, ni dans aucune autre belle chose en particulier, après quoi il finit tout court, sans dire en quoi le beau consiste ; ce qu’on croit néanmoins aller apprendre 58 Voir Maucroix, Le Grand Hyppias de Platon, dans le t. II des Ouvrages de prose et de poésie (op. cit.) : « belle fille » p. 275 ; « belle cavale » p. 276 ; « belle lyre », p. 276 ; « belle marmite », p. 277, discussion sur la « belle cuillère », p. 283-296. [CNo] . Dans les deux autres Dialogues , il fait voir les mauvais raison35 nements des Sophistes, dont l’absurdité n’est que trop claire et trop évidente, et il en rapporte un si grand nombre qu’on s’ennuie à mourir, pendant une heure et davantage que durent les impertinences de ces Sophistes, toutes de la même espèce et sur le même ton 59 C’est cette même comédie des sophistes que vantait La Fontaine dans son Avertissement en tête du tome I des Traductions (o p. cit., n. p.) : « Transportons-nous en ce siècle-là, ce sera d’excellentes comédies que ce philosophe nous aura données, tantôt aux dépens d’un faux dévot, d’un ignorant plein de vanité, d’un pédant ; voilà proprement les caractères d’Eutyphron, d’Hippias et des deux sophistes. Il ne faut point croire que Platon ait outré ces deux derniers, ils portaient le sophisme eux-mêmes au-delà de toute croyance […]. Il faut […] considérer Euthedemus et Dionysodore come le docteur de la comédie, qui de la dernière parole que l’on profère, prend occasion de dire une nouvelle sottise. Platon les combat eux et leurs pareils de leurs propres armes, sous prétexte d’apprendre d’eux : c’est le père de l’ironie. » [CNo] .
le Président
Je vous le répète encore une fois, malheur aux Dames qui s’ennuient dans la lecture des plus beaux Ouvrages qu’il y ait au monde.
le Chevalier
Vous pouvez dire aussi malheur aux hommes, car je ne m’y suis pas moins ennuyé qu’une Dame. Mais pour vous montrer que quand la prévention ne s’en mêle point et que le bon sens agit tout seul, on peut n’admirer pas plusieurs Ouvrages des Anciens. Dites-moi, [s’il] vous plaît, Monsieur de Racan [n’é] 36 tait-il 60 Mots effacés restitués avec la seconde édition. [DR] pas homme de bon sens et de bon goût, il a fait des Ouvrages qui ont été trop estimés, même des plus savants, pour en disconvenir 61 Racan était lié d’amitié et d’estime avec Malherbe. Son nom apparaît de façon élogieuse sous la plume de Rapin, dans les Réflexions sur la poétique de ce temps et sur les ouvrages des poètes anciens et modernes, [Paris, F. Muguet, 1674] éd. E.T. Dubois, Genève, Droz, 1970, chap. VI, p. 18 : « Celui qui a du génie paraît poète jusques dans les plus petites choses, par le tour qu’il leur donne, et par l’air qu’il a de les dire. Tel fut Racan parmi nous, il n’y a pas longtemps. Ce rayon était tombé dans son esprit : ne savait rien : mais il était poète : il eut bien des concurrents, et peu de semblables » ; et chap. XXX, p. 130-131 : « Malherbe et Racan ont un génie merveilleux pour l’ode : Malherbe a plus de pureté dans son air : Racan plus d’élévation, les ouvrages de l’un et de l’autre sont encore aujourd’hui des modèles. » Perrault semble s’inspirer de ces passages. Boileau, La Fontaine, Bouhours et La Bruyère ont également admiré ou loué Racan dont les textes occupent une bonne place dans le Recueil des plus belles pièces de poésie depuis Villon jusqu’à M. de Benserade de Fontenelle. [DR] . Un de ses amis 62 Cet ami pourrait être Malherbe dont Racan écrit, dans la Vie de Malherbe : « Il estimait fort peu les Italiens et disait que tous les Sonnets de Pétrarque étaient à la grecque, aussi bien que les Épigrammes de Marie de Gournay », éd. St. Macé, Paris, Champion, p. 911. [DR] lui ayant expliqué un jour un grand nombre des Épigrammes de l’ Anthologie , car Monsieur de Racan ne savait ni Grec ni Latin 63 Louis Arnould décrit ainsi l’éducation de Racan enfant : « Quant à sa première instruction, elle est à peu près nulle, telle qu’il convient à un gentilhomme. La « pédanterie » d’ailleurs a-t-elle fait autre chose que retarder la carrière militaire de son père ? Sa mère et sa nourrice restée auprès de lui, lui apprennent le catéchisme, auquel il se tiendra fidèlement toute sa vie ; elles lui répètent ses prières, qu’il oublie à mesure qu’il les apprend ; on lui met dans les mains une grammaire, une logique et une rhétorique qui le font bâiller. Les rudiments du latin ne lui entrent point dans la tête. Les principes des sciences ont un peu plus de succès, et il prend quelque plaisir à jouer du luth, mais il ne peut pas l’accorder, parce qu’il a l’oreille et la voix fausses. / Il n’est qu’une seule chose pour laquelle il ait vraiment du goût, ce sont les vers français. […] En somme, intelligence dure, mémoire en général ingrate, il comprend peu, ne retient jamais ce qu’il ne comprend pas, et, comme il est paresseux, il reste ignorant. », Racan (1589-1670). Histoire anecdotique et critique de sa vie et de ses œuvres, [Paris, A. Colin, 1876], Genève, Slatkine reprints, 1970, p. 30. [DR] , il fut surpris de voir qu’à la réserve de cinq ou six de ces Épigrammes où il y a beaucoup d’esprit, de quelques-unes qui sont pleines d’ordures, toutes les autres sont d’une froideur et d’une insipidité inconcevables. Comme il en témoignait son étonnement, on lui dit qu’elles avaient une grâce merveilleuse en leur langue, qu’à la vérité elles n’avaient rien qui piquât le goût, mais que c’était le génie de ces sortes d’ouvrages parmi les Grecs, en un mot que c’étaient des Épigrammes à la Grecque dont la simplicité et la naïveté 64 Concept esthétique majeur, soulignant la capacité à reproduire le réel dans sa vérité. [CNe] étaient mille fois préférables à tout le sel et à toutes les poin37 tes des autres Épigrammes. Monsieur de Racan baissa la tête et crut devoir se rendre à un homme qui en savait plus que lui. À quelques jours de là ils furent invités à un repas où l’on servit une soupe fort maigre, fort peu salée, et qui n’était, à la bien définir, que du pain trempé dans de l’eau chaude. Le défenseur de l’ Anthologie qui avait tâté de la soupe, demanda à Monsieur de Racan ce qu’il lui en semblait. Je ne la trouve pas à mon gré, lui répondit-il, mais je n’ose pas dire qu’elle est mauvaise, car peut-être est-ce une soupe à la Grecque. Cela fut trouvé plaisant de toute la compagnie, et il fallut que les plus zélés pour l’Antiquité en rissent comme les autres 65 L’anecdote est tirée du Menagiana où il est raconté que Racan, ayant reproché aux épigrammes de son amie Marie de Gournay de manquer de pointe, cette dernière répondit que ce trait s’expliquait parce qu’il s’agissait d’ « épigrammes à la grecque ». P. Bayle reprend l’anecdote dans son Dictionnaire historique et critique à l’article « Gournay » ; il souligne que « ce petit conte a souffert ce qui arrive presque toujours aux récits de cette nature : on en varie prodigieusement les circonstances » et cite notamment la version donnée par Costar dans La Défense de Voiture. [DR] .
le Président
Monsieur de Racan avait sans doute de l’esprit et faisait de beaux vers, mais ce n’était pas un homme 38 qui se fût formé le goût par la lecture des bons livres, ni par le commerce des plus savants hommes de son siècle.
l’Abbé
C’est pour cela que son témoignage, de même que celui des Dames, doit avoir plus de force, en pareille rencontre il faut voir ce que pensent naturellement les personnes de bon goût et de bon esprit, et ce que penseraient aussi tous les savants qui ont du goût si la prévention ne les avait pas gâtés, car entre Monsieur de Racan et le plus profond des Critiques, supposé que ce Critique ait du sens, je n’y trouve autre différence lorsqu’il s’agit du jugement d’une Épigramme, sinon que ce Critique peut être prévenu et que Monsieur de Racan ne l’était pas. Mais parce que vous m’objecterez toujours que Monsieur de Racan n’avait aucune érudition, je vais vous donner un homme 39 qui en avait autant que personne du monde, c’est Jules César Scaliger.
le Président
Je récuse Jules César Scaliger encore plus que Monsieur de Racan, il est vrai qu’il était savant et qu’il avait habitude avec les plus grands hommes de son siècle, j’ajouterai même que c’était un très bel esprit, qu’il a écrit de très bonnes choses fort ingénieuses, fort spirituelles, et qui ont plu extrêmement, mais c’était un homme qui n’avait pas de goût 66 Le Président parle ici comme Huet qui évoque J. C. Scaliger ainsi « homme à la vérité d’un esprit vaste, et élevé ; mais d’un très mauvais goût dans la poésie. », Huetiana ou Pensées diverses de M. Huet, évêque d’Avranches, Paris, J. Estienne, 1722, p 89. Dans la conclusion aux Réflexions critiques sur Longin, Boileau répond à l’instrumentalisation de Scaliger « orgueilleux Savant » par Perrault (OC, p. 539). [DR] .
l’Abbé
Il n’avait pas de goût, et vous dites qu’il a écrit des choses qui ont plu extrêmement, comment cela se peut-il faire ?
le Président
Pour vous convaincre de ma proposition qui vous étonne, je n’ai 40 qu’une chose à vous dire. Ce bon homme a soutenu que Musée est meilleur Poète qu’Homère, que son style est plus poli, plus agréable, plus châtié, et qu’il ferme ses vers d’une manière plus noble et plus nombreuse [ g ] 67 Scaliger a critiqué Homère en le comparant à Virgile : le livre V, Criticus, de sa Poétique , est inspiré des Saturnales de Macrobe et évalue de brefs extraits traitant du même sujet chez différents poètes grecs et latins, dont Homère et Virgile. Les Grecs sont déclarés inférieurs aux Latins. À la faveur d’une confusion avec le poète légendaire élève d’Orphée, Musée, auteur d' Héro et Léandre , est mis au-dessus d’Homère (éd. J. Chomarat, Genève, Droz, 1994, cha p. II « De la comparaison des Grecs et des Latins », p. 13). Voir sur cette position et son influence Christiane Deloince-Louette, « Modèle ou faire-valoir ? La référence à Homère dans les commentaires de Virgile de Servius à La Cerda », Exercices de rhétorique, 13, 2019 .[DR] . Mais IV Variante 1692 : et plus nombreuse, mais ce qui est [DR] ce qui est de plaisant c’est que ce Musée l’auteur de la fable de Léandre et d’Héro , dont il fait tant de cas, n’est pas le Musée qui a précédé Homère, comme il le croyait mais un Poète du temps des Empereurs Romains. Après cela, voyez quel fondement on peut faire sur le jugement d’un tel critique.
l’Abbé
Et qu’importe en quel temps ait vécu ce Musée. Mais je commence à comprendre ce que vous voulez dire par n’avoir pas de goût ; c’est de n’estimer pas les auteurs selon l’ordre des temps ou selon le rang qu’ils sont en possession d’a41 voir, mais selon la force et le génie que l’on y trouve. Cependant, j’appellerais plutôt cela avoir du goût que n’en avoir pas ; car il en faut davantage pour juger par soi-même et avec connaissance, que pour se conformer aveuglément au jugement des autres.
le Chevalier
Vous verrez que Scaliger était un homme qui s’avisait de trouver un Auteur beau, parce qu’il en était charmé, ou de le trouver agréable parce qu’il prenait grand plaisir à le lire, au lieu de consulter soigneusement ce que les sages Critiques en avaient dit, et de régler par là ce qu’il lui en semblait.
le Président
Vous pensez vous moquer, mais il n’y a rien de plus périlleux que de vouloir décider de son chef en pareilles matières.
42l’Abbé
Il me semble que vous parliez de l’ Écriture sainte , ou des Conciles , et quel péril court un homme tel que Scaliger en jugeant du mérite de Musée et d’Homère ? Je ne suis pas Scaliger, il s’en faut beaucoup ; cependant, je serais bien fâché de m’abstenir de dire ce qu’il m’en semble. À l’égard des Livres sacrés j’ai une retenue, un respect et une vénération qui n’ont point de bornes, et de là vient sans doute que j’en ai moins pour les anciens Auteurs profanes. La grande soumission où je tiens mon esprit pour des ouvrages inspirés de Dieu, le soin que j’ai de le faire renoncer sans cesse à ses propres lumières et de le ranger sous le joug de la foi font que je lui donne ensuite toute liberté de penser et de juger ce qu’il lui plaît de ces grands Auteurs dont vous dites qu’il est si dangereux d’oser décider par soi-même.
43le Président
Vous direz ce qu’il vous plaira, mais ces Anciens profanes que vous traitez si cavalièrement sont vos Maîtres malgré que vous en ayez, les Maîtres en tout pays et en tout temps ont été estimés en savoir plus que leurs disciples.
l’Abbé
Je suis bien aise que vous ayez avancé cette maxime, car c’est ce qu’on nous oppose tous les jours, ce sont nos Maîtres, dit-on, en parlant des Anciens, et l’on croit par là fermer la bouche à tous les Modernes, il est vrai que tant qu’un Maître enseigne son disciple, il en sait plus que lui, mais quand il est au bout de sa science et que le disciple non seulement l’a épuisée mais s’est enrichi de mille autres connaissances sur la même matière, soit par la lecture, soit par la méditation, y a-t-il quelque inconvénient qu’il sur44 passe ce Maître 68 Pour le lecteur d’aujourd’hui, la phrase devrait se terminer par un point d’interrogation. Par ce choix de ponctuation, Perrault met en avant le caractère fictif de sa question et la modalité assertive de sa proposition : pour le défenseur des Modernes, l’interrogation oratoire ne peut que sous-entendre une réponse négative. [BR] . Suivant votre principe vous ne sauriez pas plus de latin que ce bon homme chez qui vous demeuriez, dont la science n’a jamais été au-delà du Rudiment et de la Syntaxe de Despautère 69 La grammaire latine de Despautère est la plus utilisée en France aux XVIe et XVIIe siècles, notamment pour les débutants. Composée entre 1506 et 1519, publiée à Paris chez R. Estienne en 1537, elle a connu de très nombreuses rééditions et adaptations dans toute l’Europe. [DR] . Ce n’est point des Pédagogues 70 Suivant Furetière le mot se prend presque toujours en mauvaise part, avec une tonalité dépréciative, une connotation péjorative, méprisante. [PD] que vient aux jeunes gens l’habileté qui les distingue de leurs compagnons, et qui en fait de grands personnages. Si la curiosité nous portait à vouloir connaître ceux qui ont enseigné les hommes extraordinaires que nous avons aujourd’hui parmi nous, Orateurs, Poètes, Peintres, Sculpteurs, Musiciens, après avoir bien travaillé à déterrer les Maîtres obscurs chez qui ces grandes lumières ont commencé d’éclore, nous serions étonnés de la distance presque infinie qui sépare les uns des autres. Nous trouverions peut-être encore qu’une des plus grandes louanges de ces excellents hommes est de s’être garantis ou de s’être défaits des faux principes et des affectations 45 vicieuses de ceux qui les ont enseignés.
le Président
Vous voyez cependant, le soin qu’a eu l’Antiquité de nous marquer les maîtres que les grands personnages ont eus dans leurs études, parce qu’elle a considéré la science comme une lumière et une lampe qu’ils se sont données les uns aux autres de main en main 71 La même image, qui illustre une histoire continuiste des savoirs, figure déjà dans la conclusion de Du progrès (1605) de Bacon quand il se convainc que les hommes atteindront une nouvelle apogée pour peu « [q]u’ils prennent, les uns des mains des autres, la lumière de l’invention », et chez Gassendi dans le second livre de ses Dissertations (1624/1658) où il sait gré aux grands hommes de nous avoir transmis « comme de la main à la main » (tradere nobis quasi per manus) leurs observations. [PD] .
l’Abbé
J’ai remarqué cette généalogie de savants, mais je l’ai considérée comme une recherche historique qui conduit la mémoire et non pas comme un arrangement qui réglât le mérite de ces grands hommes. Je n’ai pas cru non plus que leur doctrine fût toujours la même lumière et la même lampe qui eût passé de main en main. Qu’on examine Platon et Aristote dont l’un est le maître et l’autre le disciple, peut-on dire que 46 leur doctrine et leurs sentiments soient la même chose 72 Sur le parallèle entre Platon et Aristote, voir R. Rapin, La Comparaison de Platon et d'Aristote avec les sentiments des Pères sur leur doctrine et quelques réflexions chrétiennes, Paris, C. Barbin et F. Muguet, 1671. [CNo] ? Il n’est rien de plus différent. Platon est un génie très vaste et qui souvent a des saillies admirables au-delà, ce semble, des forces de l'esprit humain, mais diffus en paroles, inégal, sans ordre et sans méthode. Aristote au contraire, non moins fort de génie, est succinct, précis et méthodique, en sorte que le disciple bien loin d’avoir imité son maître et marché sur ses traces, semble s’être appliqué à suivre une autre route et à prendre le contre-pied de ses manières ; il s’est donné autant de peine à descendre dans le détail et dans l’exacte connaissance des moindres choses de la Nature, sans pompe et sans ornement de paroles, que l’autre a pris plaisir à s’élever par des discours sublimes et fleuris, au-dessus de ces mêmes choses, et à n’en regarder de loin que les premières idées et les propriétés métaphysiques. Vous ne verrez point deux grands Philo47 sophes de suite qui aient enseigné la même doctrine ou du moins sur les mêmes principes, la raison n’en est pas difficile à trouver, c’est que l’idée d’excellent homme et l’idée de copiste sont deux idées incompatibles. J’estime infiniment Monsieur Descartes, mais il s’en faut beaucoup que j’aie la même vénération pour les meilleurs de ses disciples qui charmés de quelques apparences de vérités très bien imaginées par Monsieur Descartes, croient voir clairement et distinctement la manière ineffable d’opérer de la nature que les hommes ne comprendront jamais en cette vie 73 Cet argument reprend de façon conventionnelle une critique à l’encontre des cartésiens accusés de suivre aveuglément leur maître et de défendre un esprit de système. Cela dit, les cartésiens regroupent des penseurs aux motifs très différents, voire divergents, et dont les relations à Descartes varient amplement, au point que certains de ses fidèles défenseurs deviennent ses ennemis acharnés. Parmi les plus importants cartésiens, on peut citer Henricus Regius à Utrecht, Pierre-Sylvain Régis à Paris, qui publie un Cours entier de philosophie ou Systeme general selon les principes de M. Descartes (1691) ; le père Claude Ameline, oratorien, L’Art de vivre heureux, formé sur les Idées les plus claires de la Raison, & du bon sens, Et sur de tres-belles Maximes de Mr Descartes (1667). Il faut distinguer les cartésiens des « post-cartésiens » (Locke, Spinoza, Malebranche et Leibniz, notamment) qui reprennent et transforment de façon critique certains concepts cartésiens essentiels (idée, cause de soi, ego, causa sive ratio, etc.). [SC] . Car le Seigneur a livré le monde à leur dispute [ h ] , à condition qu’ils ne devineront jamais les véritables ressorts qui le meuvent, et c’est peut-être dans cette persuasion que Monsieur Descartes a donné si agréablement et si sagement le nom de Roman philosophique , à ses plus 48 sublimes et plus profondes méditations 74 Descartes présente souvent ses œuvres comme des fables ou des romans sans distinguer ces deux genres. Ainsi le Traité du monde raconte la fable du monde (Descartes, lettre au Père Mersenne 25 novembre 1630, Œuvres complètes, Adam-Tannery, I, 179). Le Discours de la méthode (1637) présente une « histoire » ou une fable (ibid., A-T, VI, 4) ; et les deux dernières parties des Principes de la philosophie (1644) peuvent encore être lues comme une fable ou « une pure hypothèse » (lettre au Père Mesland, ibid., 1645, A-T, IV, 216-217), ou l’ensemble « comme un roman, sans forcer beaucoup son attention ni s’arrêter aux difficultés qu’on y peut rencontrer » (Lettre-préface, Principia philosophiae, AT IX-2) On a souvent expliqué le recours à la fable ou au roman comme une stratégie rhétorique pour échapper à la censure, suite aux attaques que subit Galilée de la part de l’Église et en référence à la devis cartésienne « Larvatus prodeo » J’avance masqué (A-T X, 213). Si cet argument de prudence demeure valable à première lecture comme Descartes le reconnaît lui-même, il ne signifie pas pour autant un éloge de la dissimulation et ne suffit pas à expliquer le choix cartésien de ce style d’écriture philosophique et scientifique au service d’une recherche absolue de la vérité. Descartes justifie en effet ce style par un argument méthodologique propre à la physique, par distinction avec les Mathématiques : présenter une théorie physique comme une fable permet non seulement d’éviter l’ennui du lecteur, mais surtout ne requiert pas l’assentiment a priori du lecteur. Au contraire, le lecteur devient acteur et peut déboucher au terme de la lecture complète sur une certitude morale, du même type que celle obtenue par déchiffrage d’un code secret (Principia IV, art. 205). En réalité, puisque la certitude absolue des Mathématiques s’avère impossible en physique, le statut de fable ou de roman permet au lecteur d’expérimenter un chemin de pensée à la première personne, qui gagne ainsi une valeur démonstrative et débouche paradoxalement sur une certitude morale suffisante pour expliquer tous les phénomènes de la nature lorsqu’il a pris connaissance de la cohérence et de la complétude de l’ensemble des explications. À défaut d’en disposer d’une meilleure, cette interprétation complète et cohérente des phénomènes permet de ne plus douter. Pour dépasser cette certitude morale, il faudra fonder la physique sur la métaphysique, ce que fait Descartes aussi pour accéder à une certitude plus que morale, comme il l’explique à la toute fin de l’ouvrage (Principia Philosophiae IV, art. 206). On voit que, de façon fort peu cartésienne, Perrault retient la première forme méthodologique et rejette la seconde : il ne s’agit plus de fonder la physique sur la métaphysique (Dieu et l’ego), mais sur l’expérience. En cela, il confirme le privilège de l’induction, qui caractérise désormais la méthode scientifique mise en œuvre à l’Académie royale des sciences. Enfin, la devise de Claude Perrault « ut non videor » évoque celle de Descartes : le philosophe de la nature n’interfère pas avec elle, mais s’avère comme transparent lorsqu’il explique les phénomènes. [SC] Précisons que Claude Perrault (1613-1688), architecte et médecin, membre de l’Académie royale des sciences de Paris, est le frère de Charles. [PD] .
le Président
Ce que vous avancez là est très propre pour autoriser une infinité de jeunes gens à quitter l’étude des bons livres et l’imitation des bons modèles, pour s’abandonner à leurs rêveries, afin de devenir par là des originaux singuliers et inimitables.
l’Abbé
Ne craignez point cela, cette tentation ne prendra point à ceux qui naissent sans génie, et qui n’ayant rien chez eux trouvent si bien leur compte à piller les autres. À l’égard de ceux qui ont le don de rêver et de méditer, il ne leur arrivera jamais de mal d’avoir digéré par la méditation, soit les pensées qui naissent de leur propre fond, soit celles qui leur viennent de dehors, par la conversation ou par la lecture.
49le Président
Vous en direz ce qu’il vous plaira, mais il faut qu’un jeune homme se propose quelque modèle excellent dans ses études et il ne le peut trouver que dans les beaux ouvrages des Anciens.
le Chevalier
Je sais un moyen bien facile et bien sûr pour vous mettre d’accord, c’est de convenir, comme il est très vrai, que c’est nous qui sommes les Anciens.
le Président
L’expédient serait merveilleux si l’on pouvait en même temps être Ancien et Moderne, c’est-à-dire, être et avoir été tout ensemble.
le Chevalier
Il faut que je m’explique, n’est-il pas vrai que la durée du monde est ordinairement regardée comme 50 celle de la vie d’un homme, qu’elle a eu son enfance, sa jeunesse et son âge parfait, et qu’elle est présentement dans sa vieillesse. Figurons-nous de même que la Nature humaine n’est qu’un seul homme, il est certain que cet homme aurait été enfant dans l’enfance du monde, adolescent dans son adolescence, homme parfait dans la force de son âge, et que présentement le monde et lui seraient dans leur vieillesse. Cela supposé nos premiers pères ne doivent-ils pas être regardés comme les enfants et nous comme les vieillards et les véritables Anciens du monde 75 L’argument est récurrent depuis au moins le Novum Organum (1620) de Francis Bacon qui, après avoir critiqué l’absence de méthode des anciens comme de ses contemporains, propose une nouvelle méthode pour étudier les sciences. L’aphorisme 84 de la première partie s’en prend à l’opinion selon laquelle le mot « antiquité » doit être attaché à « la vieillesse du monde » : « et il faut les attribuer à notre époque, non à l’âge plus jeune du monde, qui fut celui des anciens. Car cet âge qui par rapport à nous est le plus ancien et le plus avancé, fut par rapport au monde lui-même le plus nouveau et le plus précoce. Et, en vérité, de même que nous attendons une plus grande connaissance dans les choses humaines et un jugement plus mûr d’un vieillard, plutôt que d’un jeune homme, à cause de son expérience, de la variété et du nombre des choses qu’il a vues, entendues et pensées ; de même, il convient d’attendre de notre époque (si elle connaissait ses forces et voulait les éprouver et les étendre) de bien plus grandes choses que des premiers temps ; pour autant qu’elle est un âge plus avancé du monde, augmenté et enrichi d’une infinité d’expériences et d’observations. », éd. M. Malherbe et J.-M. Pousseur, Paris, PUF, 1986, p. 144-145. L’argument se retrouve dans la Préface du Traité du vide de Pascal (1651) : « toute la suite des hommes, pendant le cours de tant de siècles, doit être considérée comme un même homme qui subsiste toujours et qui apprend continuellement. […] Ceux que nous appelons anciens étaient véritablement nouveaux en toutes choses et formaient l’enfance des hommes proprement.», et devient récurrent sous la plume des Modernes. Colletet écrit dans le Discours de l’éloquence et de l’imitation des Anciens (Paris, Sommaville et Chamboudry, 1658) : « […] il est bien croyable que les derniers siècles, qui sont comme la vieillesse du temps, peuvent donner aux hommes des connaissances et des lumières que l’enfance du monde ne leur pouvait pas donner encore » (p. 47), Desmarets de Saint-Sorlin reprend l’image : « Bien que l’Antiquité soit vénérable, pour avoir défriché les esprits aussi bien que la terre, elle n’est pas si heureuse, ni si savante, ni si riche, ni si pompeuse, que les derniers temps, qui sont véritablement la vieillesse consommée, la maturité et comme l’automne du monde ; […] au lieu que l’Antiquité n’est que la jeunesse et la rusticité du temps ; et comme le Printemps des siècles, qui n’a eu que quelques fleurs […] » (La Comparaison de la langue et de la poésie française avec la grecque et la latine […], Paris, Louis Billaine, 1670, p. 7). On lit encore chez Fontenelle dans la Digression sur les Anciens et les Modernes (1688) : « Ainsi cet homme qui a vécu depuis le commencement du monde jusqu’à présent, a eu son enfance, où il ne s’est occupé que des besoins les plus pressants de la vie, sa jeunesse, où il a assez bien réussi aux choses d’imagination, telles que la poésie et l’éloquence, et où même il a commencé à raisonner, mais avec moins de solidité que de feu. Il est maintenant dans l’âge de la virilité, où il raisonne avec plus de force, et a plus de lumières que jamais[…] » (Digression sur les Anciens et les Modernes et autres textes philosophiques, Paris, Classiques Garnier, 2015, p. 96-97). Perrault reprend l’image à plusieurs reprises, par exemple dans le tome 3 à propos de la poésie : « Comme la Poésie était encore dans son enfance parmi les Anciens, il serait contre nature qu’un Art qui est si beau, et qui demande tant de choses pour être conduit à sa dernière perfection, y fût arrivé lorsqu’il ne faisait que de naître, pendant que les autres Arts beaucoup moins difficiles n’ont pu se tirer de leur première grossièreté que par la suite de plusieurs siècles.» (tome III, p. 23) , ou à propos d’Homère qui « a vécu dans l’enfance du monde » (tome III, p. 32). Sur cette image chez Perrault, voir Larry Norman, « "Maturité" et "puérilité" : Perrault entre le Parallèle et les Contes », Cahiers Parisiens/ Parisian Notebooks, « Modernités de Perrault », vol. 4, 2008, p. 277-288. [CBP] Ce paradoxe est déjà présent dans Du progrès et de la promotion des savoirs (1605) : « antiquitas saeculi juventus mundi. C’est notre époque qui est le vieux temps, à présent que le monde a vieilli, et non les siècles que nous comptons comme antiques ordine retrogrado, c’est-à-dire en calculant rétrospectivement à partir de là où nous sommes nous-mêmes ». Le paradoxe baconien de l’antiquité du temps présent au regard de la jeunesse des âges anciens, qu’on trouve par la suite dans les Dialogues faits à l’imitation des Anciens (1632 ou 1633) de François de La Mothe Le Vayer (1588-1672), admirateur de Bacon, est une manière de reconnaître que l’étendue du savoir est liée à son ancienneté. D’où la conclusion célèbre de Bacon : « C’est à juste titre qu’on dit la Vérité fille du Temps et non de l’Autorité. » [PD] ?
l’Abbé
Cette idée est très juste, mais l’usage en a disposé autrement. À l’égard de la prévention, presque universelle où on est, que ceux qu’on nomme Anciens sont plus habiles que leurs successeurs, elle vient de ce que les enfants voyant ordinairement que leurs Pères et leurs grands-51 Pères ont plus de science qu’eux, et s’imaginant que leurs bisaïeuls en avaient beaucoup plus encore, ils ont insensiblement attaché à l’âge une idée de suffisance 76 Furetière : « se dit aussi en choses morales, de la capacité, du mérite d’une personne. Ce Docteur est d’une grande suffisance, il est consommé dans les Lettres. Le Roy a des Ministres qui sont d’une grande suffisance, d’une grande capacité, d’une grande pénétration. » [BR] et de capacité qu’ils se forment d’autant plus grande qu’elle s’enfonce de plus en plus dans les temps éloignés. Cependant s’il est vrai que l’avantage des pères sur les enfants et de tous les vieillards sur ceux qui sont jeunes, consiste uniquement dans l’expérience, on ne peut pas nier que celle des hommes qui viennent les derniers au monde, ne soit plus grande et plus consommée que celle des hommes qui les ont devancés, puisque les derniers venus ont comme recueilli la succession de leurs prédécesseurs, et y ont ajouté un grand nombre de nouvelles acquisitions qu’ils ont faites par leur travail et par leur étude.
le Président
Vous savez que ce qui prouve trop ne prouve rien. Selon votre rai52 sonnement les hommes du neuvième et du dixième siècle auraient été plus habiles que tous ceux de l’Antiquité, quoique l’ignorance et la barbarie n’aient pas moins régné dans ces deux siècles, que la science et la politesse dans celui d’Auguste 77 Annotation en cours. .
l’Abbé
Il n’est pas malaisé de répondre à cette objection. Quand on dit que les derniers temps doivent l’emporter sur ceux qui les précèdent, cela se doit entendre quand d’ailleurs toutes choses sont pareilles, car lorsqu’il survient de grandes et longues guerres qui ravagent un pays, que les hommes sont obligés d’abandonner toutes sortes d’études pour se renfermer dans le soin pressant de défendre leur vie ; lorsque ceux qui ont vu commencer la guerre sont morts et qu’il vient une nouvelle génération qui n’a été élevée que dans le maniement des armes, il n’est pas étrange que les Arts et les Sciences 53 s’évanouissent pour un temps et qu’on voie régner en leur place l’ignorance et la barbarie. On peut comparer alors les sciences et les arts à ces fleuves qui viennent à rencontrer un gouffre où ils s’abîment tout à coup ; mais qui après avoir coulé sous terre, dans l’étendue de quelques Provinces trouvent enfin une ouverture, par où on les en voit ressortir avec la même abondance qu’ils y étaient entrés. Les ouvertures par où les Sciences les Arts reviennent sur la Terre sont les règnes heureux des grands Monarques qui en rétablissant le calme et le repos dans leurs États y font refleurir toutes les belles connaissances 78 Annotation en cours. . Ainsi ce n’est pas assez qu’un siècle soit postérieur à un autre pour être plus excellent, il faut qu’il soit dans la prospérité et dans le calme, ou s’il y a quelque guerre qu’elle ne se fasse qu’au dehors. Il faut encore que ce calme et cette prospérité durent longtemps 54 afin que le siècle ait le loisir de monter comme par degré à sa dernière perfection. Nous avons dit que dans la durée générale des temps depuis la création du monde jusqu’à ce jour, on distingue différents âges, on les distingue de même dans chaque siècle en particulier, lorsqu’à l’issue de quelques grandes guerres on commence tout de nouveau à s’instruire et à se polir. Prenons pour exemple le siècle où nous vivons. On peut regarder comme son enfance le temps qui s’est passé depuis la fin des guerres de la Ligue jusqu’au commencement du Ministère du Cardinal de Richelieu, l’Adolescence est venue ensuite et a vu naître l’Académie Française ; l’âge viril a succédé, et peut-être commençons-nous à entrer dans la vieillesse, comme semble le donner à connaître le dégoût qu’on a souvent pour les meilleures choses 79 Annotation en cours. . On peut se convaincre de cette vérité sensiblement par les ouvrages de Sculptu55 re, ceux qui ont été faits immédiatement après les guerres de la Ligue ne peuvent presque se souffrir tant ils sont informes, ceux qui ont suivi méritent quelque louange, et si l’on n’y trouve pas encore beaucoup de correction, on y voit du feu et de la hardiesse 80 La connaissance de la sculpture en France ne permet guère de suivre Perrault et de se « convaincre sensiblement » de sa thèse. Barthélemy Prieur (1536-1611), par exemple, est nommé sculpteur du roi par Henri IV à partir de 1591 et son excellence ne fait guère de doute. [MCLB] . Mais ce qui s’est fait pour le Roi sous les ordres de Monsieur Colbert, a du feu et de la correction tout ensemble, et marque que le siècle était dès lors dans sa force pour les Beaux-Arts 81 Affirmation de parti-pris dénuée de tout exemple. Correction et hardiesse (ou feu, génie propre) sont deux qualités régulièrement mises en avant à l’Académie royale de peinture et de sculpture comme devant être possédés également. L’une ou l’autre ne suffit pas, tandis que posséder l’une à l’excès est toujours jugé préjudiciable. [MCLB] . La Sculpture s’est encore perfectionnée depuis, mais peu considérablement parce qu’elle était déjà arrivée à peu près où elle peut aller. Si nous voulons examiner l’Éloquence et la Poésie, nous trouverons qu’elles ont monté par les mêmes degrés. Au commencement du siècle tout était plein de jeux d’esprit et dans les vers et dans la prose. C’était une abondance de pointes d’Antithèses, de Rébus, d’Anagrammes, d’Acrostiches, et de cent 56 autres badineries puériles. Il ne faut que lire les Juliettes , les Nerveze et les Des Escuteaux, où il y a mille choses qu’on ne pardonnerait pas aujourd’hui à des enfants 82 Dans cette critique d’un style ampoulé que certains auteurs comme Nerveze viennent à incarner, Perrault rejoint ses contemporains. [DR] L’association des romanciers Nerveze et Des Escuteaux comme représentants du style ampoulé est en effet récurrente : sous la plume de Charles Sorel, par exemple, leurs deux noms sont soudés et incarnent par antonomase le mauvais goût. Voir la première version de l’Histoire comique de Francion ([1623], édition de Fausta Garavini, Paris, Gallimard, « Folio classique », 1996, p. 554). Voir également Le Berger extravagant, Remarques sur le neuvième livre (1628), (éd. de 1639, p. 312 : « Il y a des pointes et des contrepointes sur les mots qui sont doublés en tant de différentes sortes que l’exemple seulement peut le faire comprendre. L’on en trouve un peu dans le discours de Jason, mais ce n’est rien qui ne voit les Amours de Nerveze, les Amours de Des Escuteaux, Chrysaure et Phinimène, les Alarmes d’Amour, et tant d’autres livres qui ont été faits en un même temps ; car notez qu’il y a douze ans que nos Courtisans s’imaginaient tous que ce langage était le meilleur du monde, tellement que les petits Secrétaires de la Cour s’en escrimaient à qui mieux mieux. » Dans La Bibliothèque française (1667), Charles Sorel condamne à nouveau les deux auteurs pour leurs « Histoires diverses où ils entremêlaient des dialogues si embarrassés, et si peu intelligibles, qu’il fallait que ceux qui prenaient plaisir à les lire, les estimassent excellents parce qu’ils ne les entendaient pas. », éd. Filippo d’Angelo, Mathilde Bombart, Laurence Giavarini, Claudine Nédelec, Dinah Ribard, Michèle Rosellini et Alain Viala, Paris, Champion, 2015, p. 236. Furetière se moque lui aussi de Nerveze et Des Escuteaux dans sa Nouvelle allégorique ou Histoire des derniers troubles arrivez au royaume d’éloquence [1658] , éd. Mathilde Bombart et Nicolas Schapira, Société de Littératures classiques, Toulouse, 2004, p. 12-13. [BR] . Quelque temps après on se dégoûta de toutes ces gentillesses, et selon la coutume des jeunes gens qui ont bien étudié, on voulut faire voir qu’on était savant et qu’on avait lu les bons livres. Ce ne furent plus que citations dans les Sermons, dans les Plaidoyers et dans tous les livres qu’on donnait au Public. Quand on ouvre un livre de ce temps-là on a de la peine à juger s’il est Latin, Grec, ou Français, et laquelle de ces trois langues est le fond de l’ouvrage, que l’on a brodé des deux autres 83 Perrault évoque la mode des citations qui a régné sur l’éloquence judiciaire dans le premier XVIIe siècle, mode contre laquelle Fleury écrira Si l’on doit citer dans les plaidoyers (1664). Sur le dénigrement de cette mode des citations, voir Perrault, Les Hommes illustres […], t. I, « Guillaume Du Vair », p. 32 : « Les livres de ce temps-là sont tellement pleins et couverts de citations, qu’on ne voit presque point le fond de l’ouvrage. Ceux qui en usaient ainsi, pensaient imiter les Anciens, ne considérant pas que les Anciens eux-mêmes ne citaient presque jamais. Monsieur du Vair qui savait que d’imiter un auteur, n’est pas de rapporter ce qu’il a dit mais de dire les choses en la manière qu’il les eût dites, a imité parfaitement les Anciens en parlant de son chef de même qu’ils ont parlé du leur, et en mettant en œuvre la plupart de leurs pensées, mais après se les être rendues propres par la méditation sans se servir de leurs mêmes paroles. » Sur les adeptes de cette manie de citer, voir les anciens avocats auxquels Guillaume Du Vair fait lui-même référence dans De l'éloquence française, et des raisons pourquoi elle est demeurée si basse, Rouen, Claude Le Villain, 1610, en particulier p. 8-9. [CNo] .
le Chevalier
Ils étaient si aises d’insérer du Latin dans leur Français que lorsqu’ils n’avaient pas en main de beaux passages, ils y mettaient au moins de petites particules latines qu’ils regar57 daient comme des perles et des diamants qui semés çà et là dans le discours, lui donnaient à leur gré un éclat et un prix inestimables. Voici comment un Avocat commença son plaidoyer, en parlant pour sa fille. Cette fille mienne, Messieurs, est heureuse et malheureuse tout ensemble, heureuse, quidem, d’avoir épousé le sieur de la Hunaudière gentilhomme des plus qualifiés de la Province ; malheureuse autem d’avoir pour mari le plus grand chicaneur du Royaume, qui s’est ruiné en procès et qui a réduit cette pauvre femme à aller de porte en porte demander son pain que les Grecs appellent ton arton 84 La formule « le plus grand chicaneur du Royaume » ne convient guère à un plaidoyer sérieux, et semble orienter vers une invention de Perrault. [CNo] « Jamais auteur n’eut une aussi furieuse démangeaison de citer » écrit l’abbé Philippe Louis Joly au sujet d’Étienne Bouchin dans ses Remarques critiques sur le Dictionnaire de Bayle (Paris, H.-L. Guérin, 1748, t. 1, p. 227). Joly poursuit en citant ce passage de Perrault, depuis « Quand on ouvre un livre de ce temps-là » jusqu’à « les Grecs appellent ton arton », pour conclure : « Ce portrait semble fait exprès pour Bouchin. » Conseiller et procureur du roi aux cours royales à Beaune, Étienne Bouchin a publié les Plaidoyez et conclusions qu’il prit pendant l'exercice de sa charge (1re éd. Dijon, Claude Guyot, 1618, 2e éd. augmentée, Paris, Claude Morel, 1620). Une entrée « Bouchin (Étienne) » figure dans le Dictionnaire historique et critique de Pierre Bayle à partir de 1702. Elle contient cette citation de La Bruyère (De la chaire) : « Il y a moins d’un siècle qu’un livre françois étoit un certain nombre de pages latines où l’on découvroit quelques lignes ou quelques mots en notre langue. Les passages, les traits, les citations n’en étoient pas demeurés là : Ovide et Catulle achevoient de décider des mariages et des testaments, et venoient avec les Pandectes au secours de la veuve et des pupilles. » Voir aussi Jean Bart, « Les plaidoyers pédants du procureur Bouchin » dans Récit et justice : France, Italie, Espagne, XIVe - XIXe siècles, Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence, 2014 . [EP] .
l’Abbé
Ils ne songeaient qu’à paraître Savants et dans cette envie ils faisaient souvent leurs discours moitié Français et moitié Latin.
Cicéron, dans une de ses Épîtres,
ad Atticum
, disait un autre Avocat, demande si 58
vir bonus peut demeurer in civitate qui porte les armes contra patriam
85
Référence précise non élucidée (peut-être là encore un montage de Perrault à partir de deux réminiscences citées ci-après). La pratique des citations en latin, grec, voire hébreu dans les plaidoyers en français était habituelle à la Renaissance et encore dans bien des cours de Parlement au XVIIe
siècle (cf. V. Kapp, « Le savoir livresque et/ou le style naturel. La métamorphose de la culture oratoire du XVIe
au XVIIe
siècle : Jacques Faye d'Espeisses et Claude Fleury », Dix-septième siècle, 2005/2, n° 227, p. 195-209). Pour la seconde moitié du XVIIe
siècle, on peut faire référence au recueil maintes fois réédité (avec révisions) par l’avocat L. Gibault, Le Trésor des harangues, dont certaines versions (1660, 1680 t. II, 1685 t. II) comportent une majorité de harangues parlementaires entremêlant le français et le latin.
Deux harangues du Trésor des harangues, que donne la seule version de 1660, peuvent être rapprochées de la citation de Perrault.
Celle qui commence par « Gens du Roy, Je vous pourrais exprimer en un petit vers d’Ovide ce que j’estime nécessaire de vous dire […] » (« Harangue à messieurs les gens du Roy faite à l’ouverture du parlement après la Saint Martin, vingt-deuxième harangue », Le Trésor des harangues et des remontrances faites aux ouverture du Parlement. Utile et nécessaire à tous ceux qui parlent en public, Paris, Michel Bobin, 1660, 2e part., p. 158) en réfère « ad Atticum » pour évoquer un « boni civi » (ibid., p. 160) : (au sujet des traitres qui entourent le roi) « Je crois qu’il s’en pourrait trouver quelques-uns d’excusables, mais pour la plus grande partie, c’est proprement άλεπεκίξειν, c’est faire le renard ; que pourront-ils répondre à cette belle sentence du même auteur en une Épître Ad Atticum, Ego medius figius boni civis esse quovis potius supplicio affici, quam isti crudelitatit non solum praeesse, sed et interesse. » (Cicéron, Att., 9.6.7, trad. M. Defresne et T. Savalète, 1840) : « je jugeai que mon devoir d'homme et de citoyen était de braver tous les supplices, plutôt que d'être, à aucun degré, promoteur ou seulement agent d'un pareil dessein. »)
La harangue qui commence par « Avocats, Nous lisons que ceux qui commandaient entre les Scythes […] » (« Harangue faite aux avocats et procureurs à l’ouverture du Parlement », ibid., p. 173) mentionne les « arma » prises « contra patriam » (ibid., p. 184) : « […] en ce temps de partialités, il n’est pas permis de se séquestrer sans encourir la peine de la loi de Solon, rapportée par Gellius, par laquelle si ceux qui sont déserteurs de la cause publique, sont blâmés et punis, à plus forte raison ceux qui en poursuivent la ruine et l’aversion, cum nulla causa justa [cuiquam esse possit] contra patriam arma capiendi. » (Cicéron, Phil. 2, 53, trad. Ch. Du Rozoir, 1833 : « nul motif ne peut jamais autoriser personne à prendre les armes contre sa patrie. »)
La mention « contra patriam » apparaît chez Cicéron entre autres dans Att. 9.10.3 mais sans rapport avec le contexte ici évoqué (qu’un homme de bien ayant pris les armes contre sa patrie puisse demeurer dans la cité) ; tout au plus peut-on faire un rapprochement avec une parole attribuée à Cicéron par Aulu-Gelle, et qui fait écho à la citation précédente de Phil. 2, 53 (Nuits attiques, I, 3.18 : trad. sous la dir. de D. Nisard, 1842) : « Contra patriam, inquit Cicero, arma pro amico sumenda non sunt » ; «
Cicéron nous dit : On ne doit point, pour servir un ami, prendre les armes contre sa patrie ». [CNo]
. La mode des citations a duré longtemps et leur épanchement immodéré sur tous les discours a été tel que le grand génie et le bon sens de Monsieur Le Maistre n’ont pu empêcher qu’elles n’aient inondé ses plus excellents plaidoyers
86
Antoine Le Maistre (1608-1658), avant sa retraite comme solitaire à Port-Royal, a été un brillant et fameux avocat. En 1652, chez Bobin, à Paris, parut de sa plume un Recueil de divers plaidoyers et harangues, prononcés au Parlement. Dans Les Hommes illustres qui ont paru en France pendant ce siècle, Perrault écrit qu’il se fit remarquer au barreau de Paris : « Il y apporta l’éloquence de l’ancienne Grèce et de l’ancienne Rome, dégagée de tous les vices que la barbarie de nos pères y avait introduits. » (Paris, Dezallier, 1697, t. I, p. 61). [DR] L’avocat Issali a donné en 1657 un recueil des Plaidoyers et harangues de Monsieur Le Maistre (Paris, Pierre Le Petit), maintes fois réédité (8e éd. en 1688). En préface Issali écrit au sujet des citations (toujours en traduction française, jamais en latin) qui ornent d’abondance l’éloquence de Le Maistre (ibid., n. p. ) : « […] je me contenterai de rapporter le jugement qu’en faisait Monsieur l’Avocat Général Bignon […]. Il en estimait trois choses, qu’il m’a fait l’honneur de me déclarer plusieurs fois. […] La seconde, qu’il [Le Maistre] avait suivi la règle la plus importante des plus fameux maîtres de l’art de parler, en recherchant dans la philosophie de Platon et d’Aristote, et dans les plus célèbres auteurs qui les ont suivis, ce qui devait composer les plus solides ornements de son discours. Car comme ce savant homme aimait encore plus la science que l’éloquence, ce qu’il estimait le plus en ces plaidoyers était l’érudition, qui y paraît en plusieurs endroits par les citations des auteurs, et qui est cachée en plusieurs autres. Ce qu’il découvrait sans peine, la fidélité prodigieuse de sa mémoire lui rendant les pensées des Anciens, et souvent même leurs paroles toutes présentes. » Il est à noter que Le Maistre donne toujours en traduction, jamais en latin, les citations des Anciens. [CNo]
. Le siècle devenu un peu plus sage, et les Avocats faisant réflexion que du latin ainsi entremêlé dans du Français ne rendait pas une cause meilleure ; qu’un beau passage de Cicéron, ou un vers élégant d’Horace n’étaient pas une raison de leur adjuger leur demande, se dégoûtèrent des citations inutiles et se retranchèrent dans leur sujet
87
Perrault semble faire ici allusion à l’action de l’avocat Olivier Patru (1604-1681), qu’il présente dans Les Hommes illustres (t. II, p. 65) comme un successeur d’Antoine Le Maistre (1608-1658). Avocat connu pour la pureté de son éloquencee (cf. Vaugelas en préface de ses Remarques ou Bouhours dans l’éloge posthume qu’il lui consacre, paru pour la première fois en préface de l’édition de 1681 des Plaidoyers et œuvres diverses de Monsieur Patru), ayant apporté son aide à Vaugelas pour ses
Remarques sur la langue française
, son apport à l’éloquence judiciaire et civile est ainsi présentée par d’Olivet dans son Histoire de l’Académie (t. II, p. 150-151) : « En ce temps-là, pour être souverainement éloquent, il fallait qu’un avocat ne dit presque rien de sa cause, mais qu’il fît des allusions continuelles aux traits de l’antiquité les moins connus, et qu’il eût l’art d’y répandre une nouvelle obscurité, en ne faisant de tout son discours qu’un tissu de métaphores. Cicéron, que M. Patru se rendit de bonne heure familier […], lui fit comprendre qu’il faut toujours avoir un but, et ne jamais la perdre de vue, qu’il faut y aller par le droit chemin, ou, si l’on fait quelque détour, que ce soit pour y arriver plus sûrement ; et qu’enfin si les pensées ne sont vraies, les parties du discours bien disposées, on n’est pas orateur. Il se forma donc sur Cicéron et le suivit d’assez près en tout, hors en ce qui regarde la force et la véhémence » (la réserve ultime sur la « force » et la « véhémence » porte sur l’actio jugée défaillante de Patru, en particulier quand on la compare à l’actio pleine de chaleur de Le Maistre). [CNo]
: les autres Orateurs et tous les Écrivains firent la même chose, mais parce qu’on n’arrive pas d’abord à la perfection qu’on se propose, les pensées brillantes et peu solides, marques du feu de la jeunesse continuèrent d’éclater avec excès, et on faisait encore mal pour vou59
loir trop bien faire
88
Perrault semble ici évoquer Guez de Balzac, qu’il présente dans ses Hommes illustres (t. I, p. 71) comme l’instigateur d’une prose civile, où persiste encore la tentation de l’hyperbole : « Quoique que peu d’écrivains aient approché de M. de Balzac dans cette partie de l’éloquence qui n’est pas assurément moins considérable que celle de l’action et de la prononciation […], il est certain qu’il y en a eu encore moins qui l’aient égalé dans la beauté des pensées et dans le tour noble et majestueux qu’il savait leur donner. Tout devenait or en passant par ses mains. Quelques-uns lui ont reproché d’être trop fort dans l’exagération, mais […] s’il a poussé quelquefois l’hyperbole un peu trop loin ce n’a guère été que dans ses premières années où l’on doit pardonner cet agréable emportement à la jeune vigueur d’un grand génie. » Sur Guez de Balzac et l'hyperbole, voir aussi le tome II, p. 156 [CNo]
. Avec le temps on a connu que le bon sens était la partie principale du discours, qu’il fallait se renfermer dans les bornes de sa matière, n’appuyer que sur les raisons et les conséquences qui en naissent naturellement, et n’y ajouter des ornements qu’avec beaucoup de retenue et de modération ; parce qu’ils cessent d’être ornements dès qu’on les met en abondance. Il en est arrivé de même à la Poésie dans laquelle les pointes trop recherchées ont fait place au bon sens, et où l'on est parvenu à satisfaire la raison la plus sévère, et la plus exacte, après quoi il n’y a rien à faire davantage. Ainsi comme notre siècle est postérieur à tous les autres, et par conséquent le plus ancien de tous, que quatre-vingts ans de repos dans la France (car les guerres étrangères ne troublent point le repos des Arts et des Sciences) lui ont donné cette maturité et cette perfection où je viens de faire voir qu’il est parvenu, pour60
quoi s’étonner si on le préfère à tous les autres siècles ?
le Président
Ce raisonnement est fort ingénieux, mais je vous ferai voir que plusieurs savants Auteurs de ce siècle ont déclaré qu’il ne pouvait y avoir de comparaison entre les Anciens et les Modernes.
l’Abbé
Il faut savoir en quel temps ces Auteurs ont écrit, s’il y a seulement cinquante ou soixante ans qu’ils se sont expliqués de la sorte ils ont eu raison et je me range de leur avis. Si les Passerats, les Lambins et les Turnèbes ont plus estimé les ouvrages des Grecs et des Latins, que les ouvrages Français de leurs temps 89 Perrault évoque avec ce trio d’auteurs l’humanisme philologue et érudit qu’il considère comme périmé parce qu’il aurait privilégié la valeur de l’héritage gréco-latin. Sa vision est toutefois biaisée, bien des humanistes ayant pris au sérieux la mission d’illustration nationale confiée par Du Bellay à sa génération dans la Défense qui, en 1549, affirme l’égale dignité du français par rapport au latin et au grec. [DR] , je les loue de leur bon goût, mais ce qui était vrai alors ne l’est plus aujourd’hui. Il était vrai du temps d’Ennius et de Pacuve que les Romains n’approchaient pas des anciens Grecs, mais cela a cessé 61 d’être vrai du temps de Cicéron 90 Sur le jugement de Cicéron à l’égard des auteurs grecs, voir supra, note 28. [CNo] . Il se peut donc fort bien faire que les auteurs Français du temps de Lambin et de Passerats le cédassent de beaucoup aux Grecs et aux Latins, et que ceux d’aujourd’hui non seulement les égalent, mais les surpassent en bien des choses.
le Président
Je m’étonne qu’ayant entrepris la cause des Modernes contre les Anciens, vous vous soyez retranché dans notre siècle, et que vous n’avez pas voulu fortifier votre parti des grands personnages du siècle précédent, par exemple, du Tasse et de l’Arioste pour la Poésie, de Raphaël, du Titien et de Paul Véronèse pour la Peinture, et particulièrement des deux Scaligers, de Turnèbe, et de Casaubon pour la connaissance des belles-lettres, et la vaste étendue du Savoir ; vu même que quelques-uns de ces grands personnages vivaient encore au commen62 cement de notre siècle ; car assurément vous serez faible de ce côté-là, bien loin de trouver aujourd’hui quelqu’un que vous puissiez opposer à Varron, qui a toujours été regardé comme un prodige de Science, vous ne trouverez personne qui égale même les médiocres savants du dernier siècle.
l’Abbé
Je pourrais faire ce que vous dites, mais je n’ai pas besoin de ce secours ; parce que je prétends que nous avons aujourd’hui une plus parfaite connaissance de tous les Arts et de toutes les Sciences, qu’on ne l’a jamais eue. Je me passerai fort bien du Tasse et de l’Arioste quand il s’agira de la Poésie ; de même que de Raphaël du Titien, et de Paul Véronèse, quand il sera question de la Peinture. Pour ce qui est de l’érudition, nous avons des savants parmi nous qui m’empêcheront d’avoir besoin des Scaligers, des Tur63 nèbes, et des Casaubons, pour l’emporter sur les anciens. Il est vrai que les hommes que je viens de nommer étaient de très grands personnages, mais on peut dire qu’ils doivent une grande partie de leur réputation à la profonde ignorance du commun du monde de leur siècle, laquelle n’a pas moins servi à les faire briller que la Science dont ils étaient ornés ; Ils ont paru comme de grands arbres au milieu d’une terre labourée, au lieu qu’en ce temps-ci où la Science est commune et triviale 91 « commun, qui est dans la bouche de tout le monde » (Furetière, sans valeur péjorative). [CNe] , les Savants ne sont plus regardés parmi la foule, ou ne le sont que comme de grands chênes dans une forêt. C’est un effet de l’impression et de l’abondance des livres, qu’elle nous a donnée : ce qu’on peut dire avoir en quelque sorte changé la face de la littérature 92 Avec la fondation partout en Europe (Florence, Londres, Paris, etc.) de nouvelles sociétés savantes, la multiplication de périodiques scientifiques (Philosophical Transactions, Journal des savants, etc.), la science conquiert au XVIIe siècle de nouveaux publics à destination desquels sont publiés un grand nombre d’ouvrages. « De nouveaux livres tous les jours, pamphlets, gazettes, histoires, catalogues entiers de livres de toutes sortes, paradoxes nouveaux, opinions, schismes, hérésies, controverses, en philosophie, en religion, &c., constate Robert Burton dès 1621 dans son Anatomie de la mélancolie. […] D’ailleurs, comme le fait remarquer J. J. Scaliger, rien n’attire davantage le lecteur qu’un argument inattendu, inédit, et celui-ci se vendra mieux qu’un pamphlet scurrile, et davantage encore quand le palais est excité par l’attrait de la nouveauté. […] Et j’ajoute : quel immense catalogue de nouveaux ouvrages sortis cette année, à notre époque, et exposé à notre foire de Francfort et à nos foires nationales ! ». [PD] . Lorsqu’il n’y avait que des manuscrits ou peu de livres imprimés, ceux qui étudiaient, apprenaient par cœur presque tout ce qu’ils lisaient,64 parce qu’il fallait rendre les manuscrits et même les livres qu’on leur avait prêtés. Une bible était un héritage que peu de gens pouvaient avoir, les Pères de l’Église ne se trouvaient et encore séparément, que dans quelques grandes Bibliothèques, et il en était de même de tous les Auteurs un peu considérables. Cette obligation d’apprendre par cœur les faisait paraître beaucoup savants ; mais nuisait au fond de l’étude en leur ôtant une partie de leur temps qu’ils auraient plus utilement employé à la réflexion et la méditation. C’est aujourd’hui tout le contraire, on n’apprend presque plus rien par cœur, parce qu’on a ordinairement à soi les livres que l’on lit, où l’on peut avoir recours dans le besoin, et dont l’on cite plus sûrement les passages en les copiant, que sur la foi de sa mémoire, comme on faisait autrefois, ce qui est cause qu’on voit souvent le même passage cité en plusieurs façons diffé65 rentes 93 Par le biais d’une projection historique, Perrault inverse ici la position de Platon dans le célèbre développement sur la naissance de l’écriture (Phèdre, 274e-275b, trad. V. Cousin) : « lorsqu'ils en furent à l’écriture : Cette science, ô roi ! lui dit Theuth, rendra les Égyptiens plus savants et soulagera leur mémoire. C'est un remède que j'ai trouvé contre la difficulté d'apprendre et de savoir. Le roi répondit : Industrieux Theuth, tel homme est capable d'enfanter les arts, tel autre d'apprécier les avantages ou les désavantages qui peuvent résulter de leur emploi ; [275a] et toi, père de l'écriture, par une bienveillance naturelle pour ton ouvrage, tu l'as vu tout autre qu'il n'est : il ne produira que l'oubli dans l'esprit de ceux qui apprennent, en leur faisant négliger la mémoire. En effet, ils laisseront à ces caractères étrangers le soin de leur rappeler ce qu'ils auront confié à l'écriture, et n'en garderont eux-mêmes aucun souvenir. Tu n'as donc point trouvé un moyen pour la mémoire, mais pour la simple réminiscence, et tu n'offres à tes disciples que le nom de la science sans la réalité; car, lorsqu'ils auront lu beaucoup de choses [275b] sans maîtres, ils se croiront de nombreuses connaissances, tout ignorants qu'ils seront pour la plupart, et la fausse opinion qu'ils auront de, leur science les rendra insupportables dans le commerce de la vie. » [CNo] . On se contente de lire les Auteurs avec beaucoup de soin et de réflexion, et même on ne s’amuse plus guère à en faire de longs extraits comme nous faisions encore dans notre jeunesse, coutume venue du temps où les livres étaient rares. L’abondance des livres a apporté encore un autre changement dans la République des lettres, qui est qu’autrefois il n’y avait que des Savants de profession qui osassent porter leur jugement sur les ouvrages des Auteurs, à qui ils donnaient ordinairement beaucoup de louanges à la charge d’autant, et qu’aujourd’hui tout le monde s’en mêle. On a vu par le moyen des traductions ce que c’était que les Grecs et les Romains, et que d’être savant n’était pas une chose qui rendît un homme d’une autre espèce que les autres. De là il en est arrivé qu’il n’y a presque plus de Dames ni de Courtisans qui ne jugent des ouvrages d’esprit et qui n’en jugent plus cruel66 lement que les Savants, ne craignant point que l’on leur rende la pareille ; et de là vient qu’on admire très peu de choses, et que l’approbation publique est si difficile à obtenir. Ronsard seul me peut servir de preuve. Quand il commença à donner ses Poésies, Jean Dorat Poète Royal , Baïf, Belleau, Jodelle et quelques autres crièrent miracle à cause de l’érudition qui paraissait dans ses ouvrages 94 Dorat fut professeur de grec au Collège royal ; il fut le maître de ces poètes qui composèrent la « Brigade » avant la « Pléiade ». Il leur transmit notamment le modèle de Pindare et considérait Ronsard comme le Pindare français . Les premières œuvres de Ronsard ont été en effet saluées (ou décriées selon les cas) comme un sommet d'érudition : les quatre premiers livres des Odes (1550) et des Amours (1552-1553), c’est-à-dire des Amours de Cassandre, sont globalement de style élevé, voire obscur, et nécessitent même un commentaire érudit, tel celui de Marc Antoine Muret (1553). Perrault vise sans doute ici plus particulièrement les Amours de 1553 dont la publication est accompagnée du commentaire de Muret éclaircissant les allusions mythologiques, latinismes, hellénismes et néologismes. Dans cette édition, la page de titre comporte un compliment en grec sur Ronsard de Jean Dorat, puis le recueil s’ouvre sur des poèmes d’éloge de Baïf et de Jodelle (voir éd. André Gendre, Paris, Livre de poche, 1993). L’ajout de Belleau, absent du recueil de 1553, se justifie sans doute parce que ce dernier commentera le second livre des Amours de Ronsard en 1560 (même si ce second livre est moins « érudit »). Sur Ronsard, voir aussi au tome IV, la Réponse à la lettre d’un ami qui se plaignait de ce que les poètes d’aujourd’hui n’employaient plus la fable dans leurs ouvrages, et que les orateurs n’osent plus citer dans leurs harangues ni Cambises, ni Epaminondas ni presque tous les grands hommes de l’Antiquité. [DR] avec le concours de Jean-Charles Monferran vivement remercié. .
le Chevalier
Je m’en étonne et de ce qu’ils n’avaient pas plutôt horreur de l’inhumanité avec laquelle ce Poète écorchait tous leurs bons amis Grecs et Latins 95 Ronsard est devenu le repoussoir de toute l’époque, chez les Modernes, comme chez les Anciens. L’ Art poétique de Boileau est exemplaire de cette attitude au chant I : après Marot « Ronsard, qui le suivit, par une autre méthode / Réglant tout, brouilla tout, fit un art à sa mode : / Et toutefois longtemps eut un heureux destin. / Mais sa Muse en Français parlant Grec et Latin, / Vit dans l’âge suivant par un retour grotesque, / Tomber de ses grands mots le faste pédantesque. / Ce Poète orgueilleux trébuché de si haut, / Rendit plus retenus Desportes et Bertaut. » Sur l’interprétation de ce mépris, voir F. Goyet, « L’orgueil de Ronsard : raison et sublime chez Boileau », Les Audaces de la prudence, Paris, Garnier, 2009, p. 183-217. Jean Terrasson écrit par exemple : « la France n’a jamais eu de si mauvais poètes que ceux qui après François Ier s’assujettissent totalement à l’imitation des Anciens, comme Ronsard ou Jodelle qui faisaient en français des odes et des pièces de théâtre toutes grecques.» (Dissertation critique sur l’ « Iliade » d’Homère, préface citée par A.-M. Lecoq, anthologie citée, p. 608. Sur le point relevé par Perrault ici, Ronsard avait pourtant déclaré dans son Art poétique français : « Je te veux encores advertir de n’écorcher point le Latin, comme noz devanciers, qui ont trop sottement tiré des Romains une infinité de vocables étranges. » (édition p. Laumonier, Paris, STFM, 1949, t. XIV, p. 31). Il faut entendre le verbe « écorcher » au sens d’« emprunter à, piller ». [DR] .
l’Abbé
Vous avez raison, cependant leur approbation emporta les suffrages de la Cour, de la Ville, et de toute la France, jusque-là qu’il passa en commun Proverbe que de faire 67 une incongruité dans la langue c’était donner un soufflet à Ronsard 96 L’expression est en effet attestée par Furetière à l’article « soufflet » : « On dit qu’un homme a donné un soufflet à Ronsard ; pour dire, qu’il a fait une grosse faute contre la Langue, à cause que Ronsard avait composé une Rhétorique ; comme on dit aussi, que ceux qui font de la fausse monnaie, donnent un soufflet au Roi. » [DR] . Il est vrai que les choses ont bien changé depuis ; car dès que le commun du monde a commencé à savoir quelque chose, la Poésie de Ronsard a paru si étrange, quoique ce Poète eût de l’esprit et du génie infiniment, que du comble de l’honneur où elle était, elle est tombée dans le dernier mépris 97 Boileau, dans la Réflexion VII sur Longin, évoque ainsi ce mépris conforme à la position de Malherbe : « Il n’y a en effet que l’approbation de la postérité, qui puisse établir le vrai mérite des ouvrages. Quelque éclat qu’ait fait un écrivain durant sa vie, quelques éloges qu’il ait reçus, on ne peut pas pour cela infailliblement conclure que ses ouvrages soient excellents. De faux brillants, la nouveauté du style, un tour d’esprit qui était à la mode, peuvent les avoir fait valoir ; et il arrivera peut-être que dans le siècle suivant on ouvrira les yeux, et que l’on méprisera ce que l’on a admiré. Nous en avons un bel exemple dans Ronsard et dans ses imitateurs, comme Du Bellay, Du Bartas, Desportes, qui dans le siècle précédent ont été l’admiration de tout le monde, et qui aujourd’hui ne trouvent pas même de lecteurs. […] Ce n’est donc point la vieillesse des mots et des expressions dans Ronsard qui a décrié Ronsard ; c’est qu’on s’est aperçu tout d’un coup que les beautés qu’on y croyait voir n’étaient point des beautés.», OC, p. 523-524. Voir aussi La Bruyère, Les Caractères, « Des ouvrages de l’esprit », 42. [DR] .
le Chevalier
Quand Ronsard a commencé à briller dans le monde il n’y avait peut-être pas à Paris, douze carrosses, douze tapisseries, ni douze savants hommes, aujourd’hui toutes les maisons sont tapissées, toutes les rues sont pleines d’embarras, et on aurait peine à trouver une personne qui n’en sût pas assez pour juger raisonnablement d’un ouvrage d’esprit.
68l’Abbé
Tout a changé en même temps, mais j’oubliais à répondre sur le fait de Varron. Dites-moi, je vous en prie, quelle pouvait être la science de ce Romain, en comparaison de celle de nos Savants ? Avez-vous bien fait réflexion qu’il ne pénétrait peut-être pas dans l’étendue de mille années au-dessus de lui, qu’il ne connaissait pas la centième partie du globe de la Terre, et qu’il n’y a presque point d’Art ni de Science dont les bornes ne fussent dix fois plus resserrées qu’elles ne le sont aujourd’hui ? Il est vrai que Varron savait tout ce qu’on peut savoir, c’est le témoignage qu’en rend l’Antiquité, mais tout ce qu’on pouvait savoir en ce temps-là, peut-il avoir quelque proportion avec ce qu’on sait en nos jours, où dix-sept siècles et davantage, qui se sont écoulés depuis, ont ajouté tant de choses à ap69 prendre, en ont tant éclairci qui était obscures, ou ignorées, et où l’on n’a pas moins fait de nouvelles découvertes dans les Sciences et dans les Arts, que dans toutes les parties de l’Univers, faites-y bien réflexion et jugez par-là quelle est votre prévention pour les Anciens.
le Président
Je n’ai rien dit de Varron, que ce qu’en disent tous les Savants Hommes qui en ont parlé 98 « Varron, le plus savant des romains » : la formule, très répandue, vient de Quintilien, Institution oratoire , X, 1.95 (« Terentius Varro, uir Romanorum eruditissimus ») ; on la retrouve par exemple dans la préface de Dacier à ses Remarques critiques sur l’œuvre d’Horace […] (1687) ou sous la plume de Ménage dans ses Observations sur la langue française (1676, vol. 2, p. 171). [CNo] .
l’Abbé
Comme la plupart de ces Savants Hommes étaient du nombre des Anciens, ils ont pu parler de la sorte ; car de leur temps il pouvait être vrai que Varron fût le plus Savant Homme qui eût jamais été, mais ceux d’entre les Modernes qui ont tenu le même langage ont eu tort, cette proportion avait cessé d’être vraie avec le temps. Voilà peut-être la princi70 pale cause et la plus excusable en même temps de la prévention trop favorable où l’on est non seulement pour ce qui est antique, mais pour tout ce qui commence à devenir ancien, car le témoignage authentique de nos Ancêtres qui était vrai quand ils l’ont rendu, demeure toujours vivement gravé dans notre imagination et y fait une impression beaucoup plus forte que le progrès des Arts et des Sciences qui ne nous frappe pas de même, quoique très considérable, parce qu’il ne se fait que peu à peu et d’une manière imperceptible.
le Chevalier
Il y a bien des gens qui assurent encore que la Fontaine saint Innocent est le plus beau morceau d’Architecture et de Sculpture qu’il y ait en France 99 La fontaine des Innocents , construite en 1547-1549, se distingue par son décor sculpté de Jean Goujon, aujourd’hui pour l’essentiel conservé au musée du Louvre. Celui-ci comprend notamment six reliefs verticaux représentant des nymphes et trois allongés figurant nymphes et tritons. La supériorité des bas-reliefs modernes sur les reliefs antiques a été abordée les 9 juillet, 5 août et 9 septembre 1673 à l’Académie royale de peinture et de sculpture dans les conférences des sculpteurs Michel Anguier et Thomas Regnaudin (C. Michel et J. Lichtenstein (éd.), Conférences de l’Académie royale de peinture et de sculpture, op. cit., t. I, vol. 2, p. 519-531). Le manuscrit de la conférence de Regnaudin le 5 août est perdu, mais l’on peut reconstituer en partie son contenu à partir des vies de Michel Anguier et Thomas Regnaudin par le comte de Caylus. Regnaudin y aurait opposé les ouvrages antiques et les reliefs français, représentés au premier chef par la fontaine des Innocents : « Peut-on voir rien de plus beau, dit-il en s’écriant, que les figures de la fontaine des Innocents ? » (ibid., p. 526). Le rappel du modèle prestigieux de cette fontaine, qui articule étroitement architecture et sculpture, prend sans doute sens par rapport à l’architecture de Claude Perrault, marquée par un emploi important des reliefs comme on le lui reprochera sous Louvois à propos du projet d’arc de la place du Trône (voir infra, note 99 et Alexandre Cojannot, « Le bas-relief à l’antique dans l’architecture parisienne du XVIIe siècle », Studiolo, 1, p. 21-41). La question des ornements sculptés en architecture fit encore l’objet des conférences académiques du sculpteur Michel Anguier prononcées le 4 juillet et le 1er août 1671 « sur l’union de l’Art et de la nature> » (C. Michel et J. Lichtenstein (éd.), Conférences de l’Académie royale de peinture et de sculpture,o p. cit., t. I, vol. 1, p. 410-430). [MCLB] . Cela était vrai quand ils l’ont ouï dire à leurs Pères. Mais les beaux ouvrages qui ont paru depuis, le Val-de-Grâce , la Faça71 de du Louvre, l’ Arc de Triomphe , les merveilles de Versailles ont rendu cette proposition non seulement fausse, mais ridicule 100 L’église du Val-de-Grâce , commencée en 1645, est achevée en 1667. Les trois autres chantiers cités sont des symboles des entreprises des Bâtiments du roi dans les années 1660-1670, à laquelle contribuèrent les Perrault : outre Versailles, le dessin de la Colonnade (ou façade orientale) du Louvre fut proposé en 1667 par le Petit Conseil réunissant Louis Le Vau, Claude Perrault et Charles Le Brun, épisode de triomphe national après l’échec de la venue de Bernin à Paris en 1665 pour achever le Louvre ; Claude Perrault emporta en 1669 le concours pour l’arc de triomphe de la place du Trône , dont l’érection débuta en 1670 mais ne s’éleva pas au-dessus du soubassement. L’arc de triomphe et la Colonnade sont évoqués dans les mémoires de Perrault (Mémoires de ma vie, éd. Antoine Picon, Paris, 1993, p. 254-256) et constituent un symbole visuel de leur activité. Ils apparaissaient ainsi tous deux, aux côtés de l’Observatoire de Paris, au frontispice de la traduction de Vitruve par Claude Perrault (1re édition, Paris, J.-B. Coignard, 1673), ainsi que dans le fond du tableau de Bon Boullogne consacré à l’architecture au sein du Cabinet des Beaux-Arts de Charles Perrault, connu par l’estampe de Benoît Audran (Le Cabinet des Beaux-Arts, Paris, G. Edelinck, 1690, n.p.) (Marie-Pauline Martin, « Le Cabinet des Beaux-Arts de Charles Perrault, le monument d’un Moderne », Revue de l’art, 190, 2015, p. 19-28). Que Perrault ne cite pas les architectes de ces bâtiments peut renvoyer à la pratique imposée par Colbert au Petit Conseil en 1667 pour l’achèvement du Louvre : interdiction était faite à ses membres de signer ou de s’approprier l’invention des projets à titre individuel. [MCLB] .
l’Abbé
Combien y a-t-il de tableaux, de figures, de bustes et d’autres choses semblables dans chaque ville, dans chaque Église, dans chaque Communauté et même dans chaque famille, qui par tradition et de main en main sont venues jusqu’à nous, avec la réputation de chefs-d’œuvre merveilleux, qui présentement n’ont plus rien de recommandable que leur ancienneté. Il y a eu un temps où cette réputation était juste et bien fondée, mais il s’est fait depuis tant de choses excellentes de la même nature que quand on nous montre ces anciens ouvrages nous sommes bien moins surpris de leur beauté que de l’estime qu’on en a faite. Je veux bien que ceux à qui il n’est pas donné de juger par eux-72 mêmes s’en tiennent à ce qu’ils ont ouï dire à leurs pères, mais je ne puis souffrir que des gens fins, ou qui prétendent l’être, parlent le même langage et ne se soient pas aperçus du progrès prodigieux des Arts et des Sciences, depuis cinquante ou soixante ans, d’autant plus qu’il n’est pas moins naturel aux Sciences et aux Arts de s’augmenter et de se perfectionner par l’étude, par les réflexions, par les expériences et par les nouvelles découvertes qui s’y ajoutent tous les jours, qu’il est naturel aux fleuves de s’accroître et de s’élargir par les sources et les ruisseaux qui s’y joignent à mesure qu’ils coulent 101 Il est habituel à la fin du XVIIe siècle de faire remonter le progrès des sciences à cinquante ou soixante ans en arrière, c’est-à-dire à l’époque de Descartes, un progrès attribué à la mise en œuvre d’une science désormais expérimentale, quantitative, rompant avec l’autorité des Anciens (Aristote en premier lieu) et fondée sur la raison (sur la place et le poids de celle-ci, voir ce qu’en dit l’Abbé, p. 50-51, p. 97). L’image des fleuves s’accroissant de l’eau des sources et des ruisseaux qui s’y déversent est fréquente en histoire des sciences et se retrouve presque à l’identique dans la conclusion des Origines de la statique (1905) de Pierre Duhem pour illustrer l’idée d’un progrès continu des sciences au cours des temps. [PD] .
le Chevalier
Ce serait un plaisir de voir la première montre qui a été faite, je ne crois pas qu’on la pût voir sans rire, car je suis assuré qu’elle ressemblait plus à un tournebroche qu’à une montre 102 La référence au tournebroche indique que l’élément essentiel de la première montre est ce mécanisme que l’on appelle la « fusée » et qui se trouve aussi bien dans les horloges de tables d’Urbino au début du XVIe siècle, que dans les tournebroches (voir les illustrations de l’Opera de Bartolomeo Scappi publié à Venise en 1570, ). Son principe, dessiné par Léonard de Vinci dès 1490, est de compenser la déperdition d’énergie d’un ressort en spirale par un engrenage conique. Perrault signifie simplement qu’au départ, le mécanisme n’était pas miniaturisé. [Jean-Jacques et Pascal Brioist] .
73le Président
J’en demeure d’accord, mais avec tout cela voudriez-vous comparer le plus habile de vos horlogers avec le premier inventeur de la montre.
l’Abbé
J’avoue que c’est une grande louange et un grand mérite aux Anciens d’avoir été les Inventeurs des Arts, et qu’en cette qualité ils ne peuvent être regardés avec trop de respect. Les Inventeurs, comme dit Platon, ou comme il l’a pu dire, car cela est de son style 103 Allusion probable au mythe de Prométhée qui dérobe « l’habileté artiste d’Héphæstos et d’Athéna, et en même temps le feu » pour les donner aux hommes : « Parce que l’homme participait au lot divin, d’abord il fut le seul des animaux, et il se mit à construire des autels et des images divines ; ensuite il eut l’art d’émettre des sons et des mots articulés, il inventa les habitations, les vêtements, les chaussures, les couvertures, les aliments qui naissent de la terre. », Protagoras, 321c-322b trad. A. Croiset, Belles Lettres, 1984 [DR]. On peut souligner la désinvolture de la référence, en lien avec le peu d’estime que l’abbé manifeste pour la philosophie de Platon – sauf à en récupérer la théorie des idées. [CNe] , sont d’une nature moyenne entre les Dieux et les hommes, et souvent même ont été mis au nombre des Dieux pour avoir inventé des choses extrêmement utiles. Cependant il est bon d’examiner si les Anciens ont plus de part que les Modernes à la gloire de l’invention. Il fut louable aux premiers hommes d’avoir construit 74 ces toits rustiques dont parle Vitruve 104 Voir Claude Perrault, Les Dix Livres d’architecture de Vitruve corrigez et traduits nouvellement en François avec des notes et des figures, seconde édition revue, corrigée et augmentée, Paris, Jean-Baptiste Coignard, 1684, livre II, explication de la planche V : « Cette Planche contient la manière simple et grossière dont les Anciens se servoient pour bastir leurs maisons avant que l’Architecture eust trouvé les moyens d’orner les Édifices et de les rendre commodes. » L’exemple est issu de la section de Vitruve consacrée à l’origine naturelle de l’architecture (II, 1), également commentée par Michel Anguier à l’Académie royale de peinture et de sculpture le 4 juillet 1671 dans sa conférence sur l’union de l’Art et de la Nature , portant sur les ornements sculptés de l'architecture (C. Michel et J. Lichtenstein (éd.), Conférences de l’Académie royale de peinture et de sculpture, op. cit., t. I, vol. 1, p. 410-430). [MCLB] , qui composés de troncs d’arbres espacés en rond par en bas et assemblés en pointe par en haut étaient couverts de joncs et de gazon ; comme il était presque impossible de ne pas s’imaginer quelque chose de semblable dans la prenante nécessité de se défendre des injures de l’air, ces premiers édifices et l’industrie avec laquelle ils étaient construits ne peuvent guère être comparés avec les Palais magnifiques des siècles suivants, et avec l’art merveilleux qui a ordonné de leur structure. Celui qui le premier s’avisa de creuser le tronc d’un arbre et de s’en faire un bateau, pour traverser une rivière, mérite assurément quelque louange, mais ce bateau et la manière dont il fut creusé ont-ils rien qui approche des grands Vaisseaux qui voguent sur l’Océan, ni de leur fabrique admirable 105 Perrault fait allusion à la construction « à carvel », où la coque est constituée de lisses appliquées sur une succession de fourcats ou couples, encastrés sur la poutre de quille. Cette technique, qui a évincé graduellement la construction « à clin » des nefs médiévales, marque l’avènement de la notion d’ossature en charpente navale et permet une démultiplication de la capacité des navires. Née en Méditerranée, elle a, selon toute vraisemblance, été acclimatée à la navigation transatlantique par les royaumes ibériques. Voir E. Rieth, Le Maître-gabarit, la tablette et le trébuchet (Paris, éd. CTHS, 1998). [Jean-Jacques et Pascal Brioist] ? Si l’on voulait même examiner de près ces premiers toits rusti75 ques et ces premiers bateaux on trouverait que ceux qui les ont faits n’en sont pas, à le bien prendre, les premiers inventeurs, qu’ils doivent leur apprentissage en fait d’Architecture à divers animaux, dont les tanières et particulièrement celles des Castors sont d’une structure mille fois plus solide et plus ingénieuse que les premières habitations des hommes ; et qu’une coquille de noix nageant sur l’eau, peut leur avoir donné l’invention et le modèle de la première barque. Il en est de même de la tissure des toiles et des étoffes où ils ont eu l’Araignée pour maîtresse ; de la chasse dont les Loups et les Renards leur ont enseigné toutes les adresses et toutes les ruses ; en sorte néanmoins que ce n’a été qu’après un fort long temps que les hommes ont été aussi habiles qu’eux à ménager leur course et à se relayer les uns les autres. On voit par-là que cette gloire de la première invention n’est 76 pas si grande qu’on se l’imagine 106 La première tentative de résoudre un problème s’inspire souvent, donc, de l’imitation de la Nature, et son mérite serait secondaire, selon Perrault, par rapport à la composition de différentes idées premières, qui repose, elle, sur une analyse personnelle, des arbitrages et de la préméditation : c’est ce que développe le reste du paragraphe. [Jean-Jacques et Pascal Brioist] . Mais quelle proportion peut-il y avoir entre ces inventions premières qui ne pouvaient échapper à l’industrie naturelle du besoin et celles que les réflexions ingénieuses des hommes des derniers temps ont si heureusement trouvées ? Prenons pour exemple la machine à faire des bas de soie 107 Le métier à tricoter les bas de soie fut inventé par l’ecclésiastique anglais William Lee (1550 ?-1614). Henri IV lui accorda un brevet qui lui permit de s’installer à Rouen pour commencer la fabrication des bas. Mais son installation ne fut pas pérenne. Au retour d’un voyage en Angleterre, où il fit de l’espionnage industriel pour le compte de Colbert, le Nîmois Jean Hindret introduisit la machine en France et fonda en 1656 la manufacture du Château de Madrid à Neuilly-sur-Seine. Voir Maurice Daumas (dir.), Histoire générale des techniques, Paris, PUF, coll. « Quadrige », tome 2, 1996 p. 237-240. [BR] . Ceux qui ont assez de génie, non pas pour inventer de semblables choses, mais pour les comprendre, tombent dans un profond étonnement à la vue des ressorts presque infinis dont elle est composée et du grand nombre de ses divers et extraordinaires mouvements. Quand on voit tricoter des bas, on admire la souplesse et la dextérité des mains de l’Ouvrier, quoiqu’il ne fasse qu’une seule maille à la fois, qu’est-ce donc quand on voit une machine qui forme cent mailles tout d’un coup, c’est-à-dire, qui fait en un moment tous les divers mouvements que font les mains 77 en un quart d’heure ? Combien de petits ressorts tirent la soie à eux puis la laissent aller pour la reprendre ensuite et la faire passer d’une maille dans l’autre, d’une manière inexplicable, et tout cela sans que l’Ouvrier qui remue la machine y comprenne rien, en sache rien, et même y songe seulement ? en quoi on la peut comparer à la plus excellente machine que Dieu ait faite, je veux dire à l’homme dans lequel mille opérations différentes se font pour le nourrir et pour le conserver sans qu’il les comprenne, sans qu’il les connaisse et même sans qu’il y songe 108 Charles Perrault évoque ici la version actualisée du mécanisme cartésien (tous les phénomènes obéissent à des lois de la nature en termes de mouvement, figure et grandeur ; il n’y a pas de différence de nature entre la machine et le vivant, mais seulement de degré) enrichie par la notion de ressort qu’il emprunte vraisemblablement à son frère, Claude Perrault. Celui-ci propose en effet une théorie physique mécanique fondée sur le ressort dans la première partie des (Paris, Coignard, 1680), « Du ressort et de la dureté des corps. » Le ressort définit la puissance par lesquelles les parties de la matière sont réunies et résistent à leur séparation ; il renvoie à une double causalité : la disposition interne des corpuscules et à une puissance externe qui les comprime (l’air qui circule). Ce modèle du ressort s’inscrit dans le champ français des théories mécanistes qui cherchent à améliorer le modèle cartésien ; d'autres modèles insistent plus sur l’élasticité ou l’explosion. À partir de l’hypothèse du ressort, Claude Perrault construit de proche en proche une théorie cosmologique, physique, physiologique (notamment en matière de circulation et d’acoustique) et médicale pour rendre compte de l’homme lui-même comme machine à ressorts infinis. Il récuse néanmoins tout réductionnisme et défend une conception animiste de l’homme. Enfin, Claude Perrault développe des projets de machines dans le Recueil de plusieurs machines de nouvelle invention que publie Charles à titre posthume. [SC] . Considérons encore cette machine qui a été inventée pour faire quinze ou vingt pièces de ruban tout à la fois 109 La référence ici n’est pas claire mais on peut signaler tout de même que les métiers à bras mécanisés pour réaliser des rubans existaient dans le Milan de la fin du XVe siècle et que l’un d’entre eux est dessiné par Léonard de Vinci ( Codex Atlanticus ). La machine prévoit l’automatisation de toutes les opérations du métier à tisser et leur synchronisation. Une « roue du premier mouvement » est ici actionnée par une manivelle et met en marche en un seul mouvement plusieurs engrenages synchronisés, dont les principaux sont : -un système de roues dentées qui permet de soulever alternativement la barre de lisse et donc d’ouvrir le pas des fils de chaîne entre lesquels doit passer la navette porteuse du fil de trame ; -les flèches qui passent une canette à ressort qui supporte le fil de trame à travers le pas de chaîne ; -les lisses qui, d’un mouvement ascendant, soulèvent le battant ou peigne en forme de pendule ainsi que ses tirants lequel, en retombant, frappe la trame lors de la chute des lisses ; -la roue qui agit sur une spirale qui balaye le mouvement d’un système de leviers, de roues dentées, de courroies et d’ensouples. Ce système permet l’avancée du filé depuis l’ensouple de chaîne montée sur la roue jusqu’à l’ensouple qui reçoit la toile tissée montée sur la roue. [Jean-Jacques et Pascal Brioist] . Tout en est agréable et surprenant. On voit vingt petites navettes chargées de soie de couleurs différentes qui passent et repassent d’elles-mêmes, comme si quelque esprit les animait, entre les trames du ruban, lesquel78 les de leur côté se croisent et recroisent à chaque fois que passent les navettes. On est surpris en même temps de voir que les rubans se tournent sur leur rouleau à mesure qu’ils se font, pour ne pas venir interrompre, en montant trop haut, le mouvement réglé des navettes. Quand on considère la sagesse de tous ces mouvements, on ne peut trop admirer celle de l’inventeur qui a donné la vie à toutes les pièces de cette machine, par une seule roue que tourne un enfant, et que du vent ou de l’eau tourneraient aussi bien et avec moins de peine. Il est bien fâcheux et bien injuste qu’on ne sache point le nom de ceux qui ont imaginé des machines si merveilleuses, pendant qu’on nous force d’apprendre celui des inventeurs de mille autres machines qui se présentent si naturellement à l’esprit, qu’il suffisait d’être venu des premiers mondes pour les inventer.
79le Président
J’avoue que notre siècle est fécond en inventions et en secrets, mais combien pensez-vous qu’il s’en est perdu d’admirables dans la suite des temps ; de sorte que faisant compensation de ce qui se trouve avec ce qui se perd, les Anciens l’emporteront toujours sur nous par l’invention première de tous les Arts que nous leur devons.
l’Abbé
Pancirole a composé un traité sur cette matière qu’il a intitulé Des Antiquités perdues et des choses nouvellement trouvées 110 Guido Panciroli (1523-1599) est l’auteur d’un ouvrage à succès en deux volumes publié entre 1599 et 1602, et traduit en français en 1617. Le premier, intitulé Rerum memorabilium sive deperditarum, recense les découvertes d’hier que nous avons oubliées, et le second, intitulé Nova reperta sive Rerum Memorabilium, recens inventarum, & veteribus incognitarum, celles d’aujourd’hui. Sur ce livre voir Vera Keller, « Accounting for Invention : Guido Pancirolli’s Lost and Found Things and the Development of Desiderata », Journal of the History of Ideas, 73 (2), 2012, p. 223-245. [PD] . J’ai pris plaisir à examiner qu’elles étaient ces Antiquités perdues, j’en ai trouvé de trois sortes. Les unes sont choses qui la plupart ne sont presque plus en usage, comme les Cirques, les Amphithéâtres, les Basiliques, les Arcs de Triomphe, les Obélisques, les Bains publics, et divers 80 autres bâtiments semblables 111 Le propos reprend l’un des arguments développés par Claude Perrault dans la préface à son édition de Vitruve. Celui-ci, entendant faire valoir l’importance de son entreprise de traduction et d’annotation, souligne l’obscurité ou l’inadéquation partielle du texte latin pour l’époque moderne : « On a encore considéré que le plus grande partie des matières que Vitruve traite et sur lesquelles on peut faire des recherches curieuses, n’appartiennent point à l’architecture d’aujourd’huy, comme sont toutes les choses qu’il rapporte de la Musique des Anciens pour les vases d’airain qui servoient à l’Echo des Théâtres, des machines pour la guerre, des appartemens des maisons des Grecs et des Romains, de leurs Palestres et de leurs Bains ; ou si elles sont renfermées sous un genre de science qui puisse servir à nostre Architecture aussi bien qu’à celle des Anciens, la connoissance et l’exacte discussion des particularitez qu’il rapporte n’est d’aucune utilité », éd. 1684, préface non paginée. [MCLB] , les autres sont choses que l’on a négligées pour en avoir recouvré de meilleures de même espèce, telles que sont les Béliers, les Catapultes, les Trirèmes, la Pourpre et le Papier fait d’écorce d’arbres 112 Perrault évoque ici des évolutions techniques d’ordres très variés. Les armes à feu ont en effet définitivement relégué la névrobalistique antique et médiévale à partir des campagnes françaises en Italie, comme en témoigne notamment Machiavel : l’utilisation du métal a permis de se reposer sur des pièces moins fragiles et moins sensibles à l’usure, enfin ne nécessitant pas d’assemblage (d’où une plus grande vitesse de mobilisation). Pour ce qui est des trirèmes, l’usage des rames reposait sur la méconnaissance des Anciens de la « navigation au vent ». Grâce à cette technique attribuée aux marins génois, la navigation à voile prend son autonomie, car elle permet d’embarquer des équipages et donc des quantités réduites de vivres. Elle n’évince toutefois pas les diverses galères, notamment dans les mers fermées (Méditerranée et Baltique). La pourpre et le papyrus sont à l’origine des pénuries historiques de l’Antiquité méditerranéenne ; toutefois, la cochenille et les pigments végétaux n’ont ni l’éclat, ni surtout la stabilité de la pourpre antique. Quant au papier de chiffon de lin, il est en si forte demande tout au long du XVIIe siècle qu’une pénurie de chiffon se généralise au soir même de la vie de Perrault. Cette pénurie est, entre autres, à l’origine des recherches de Réaumur et d’autres. [Jean-Jacques et Pascal Brioist] . Les autres enfin sont choses purement fabuleuses, comme le verre malléable, les miroirs ardents d’Archimède, qui brûlaient des Vaisseaux sur mer, à quarante ou cinquante pas de distance 113 S’agit-il vraiment d’une chose purement fabuleuse ? Le concept géométrique et ses hypothétiques applications physiques ne relèvent pas de la fable : si l’on considère une surface paraboloïde (une parabole tournant autour de son axe), si on l’imagine réfléchissante et recevant des rayons parallèles, alors elle les renverra tous en un même et unique point, dit foyer qui, s’il s’agit de rayons lumineux, concentrerait une formidable énergie et chaleur. En revanche la réalisation de cette possibilité qui aurait permis de diriger un immense paraboloïde et de l’éclairer de sorte que le foyer incendie les navires romains n’est en effet pas crédible. Voir la note 239 vol IV de cette édition. [VJ] . À l’égard de la première espèce de ces Antiquités, je conviens qu’elles ont donné beaucoup d’éclat et de grandeur à leurs siècles, mais il ne tient qu’à nous d’en faire de semblables, et même de plus magnifiques ; témoin l’ Arc de Triomphe qu’on a commencé 114 L’arc de triomphe de la place du Trône , dont la construction, sur le dessin de Claude Perrault, débuta en 1670. Voir les dessins de Sébastien Leclerc (Projet pour l'Arc de triomphe de la rue Saint-Antoine, Louvre, Département des arts graphiques, RF 5286 , et Dessin de l'Arc de Triomphe tel qu'il était à l'extrémité du Faubourg-Saint-Antoine en 1676, Musée Carnavalet, D7605 ), et l’estampe de 1679 . L’insistance sur ce projet et sur sa pertinence pour la France de Louis XIV se comprend dans le contexte où le dessin de Claude Perrault est livré entre 1685 et 1699 à la critique de l’Académie d’architecture, dont Louvois a sollicité l’avis : « s’il peut estre continué suivant la première intention ou s’il y a quelque chose que l’on puisse y réformer en se servant de ce qui est desjà basti » (Procès-verbaux de l’Académie d’architecture, II, p. 98-101). Les critiques formulées en 1688 portent particulièrement sur la magnificence excessive du décor sculpté (nombre de colonnes, tables de bas-reliefs) et sur la disproportion des arcades, notamment : « Le grand nombre de colonnes semble aussy confus ; les ouvertures des petites portes sont trop pressées et comme la Compagnie, suivant les meilleurs exemples de l’Antiquité, ne voudroit pas se servir d’un trop grand nombre de colonnes sans nécessité, elle ne peut les approuver en cet endroit [...] » (Michael Petzet, Claude Perrault und die Architektur des Sonnenkönigs, München, Deutscher Kunstverl, 2000, p. 399-441). Comme l’écrit ici Charles Perrault, l’arc dépassera celui de Constantin « si l’on l’achève sur le modèle que nous en voyons », autrement dit si l’on suit la maquette de plâtre (« modèle ») à l’échelle 1 construite sur les lieux suivant le projet de son frère, plutôt que l’avis de l’Académie d’architecture. La construction fut interrompue dès 1676, puis démantelée au début du siècle suivant. Derrière ces rapides mentions transparaissent les références peu nombreuses sur lesquelles Charles Perrault appuie son argumentation et surtout la dimension de défense des actions familiales avec un caractère très conjoncturel, le premier volume du Parallèle en 1688 coïncidant d’ailleurs avec le décès de Claude Perrault et les débats académiques des 17-20 juillet 1688 sur le projet d’arc de celui-ci. En matière d’architecture, Claude Perrault n’a cessé de voir sa position fragilisée depuis la mort de Colbert en 1683, puis par la contestation, par l’Académie d’architecture et en particulier son directeur François Blondel, de ses positions polémiques développées dans L'Ordonnance des cinq espèces de colonnes selon la méthode des Anciens (1683). [MCLB] et lequel, si l’on l’achève sur le modèle que nous en voyons, surpassera tous ceux des Anciens, puisque celui de Constantin, le plus grand de tous, passerait, ou peu s’en faut, par-dessous sa principale arcade 115 Perrault répond ici directement à la critique de l’arcade centrale du projet de Claude Perrault par l’Académie d’architecture en 1688 : « l’Académie [...] est convenue que la porte triomphale qui donne le nom d’arc à l’ouvrage devroit en estre la maistresse et y dominer. Qu’il faudroist que l’on connust d’abord que c’est pour elle que le tout est construit, au lieu que, avec la proportion de la longueur à la hauteur du modèle qui est de 2 à 1, la porte ne paroist que comme l’entrée d’un palais pour lequel on l’auroit faite, et non pas le palais pour elle. Elle est même engagée et resserrée de telle sorte qu’elle semble trop estroite pour sa hauteur. », Procès-verbaux de l’Académie d’architecture, II, p. 98-101 ; M. Petzet, Claude Perrault und die Architektur des Sonnenkönigs, op. cit., p. 436. [MCLB] . Il ne tient aussi qu’à nous de faire de 81 grands Bains, mais la propreté de notre linge et l’abondance que nous en avons, qui nous dispensent de la servitude insupportable de se baigner à tous moments, valent mieux que tous les bains du monde. Pour la seconde espèce d’Antiquités perdues, les Anciens ne peuvent pas en tirer beaucoup de gloire, puisqu’elles ont été obligées de céder la place à de plus belles et de meilleures inventions ; ainsi l’on a cessé de se servir de Béliers et de Catapultes, pour se servir de Bombes et de Canons 116 Au XVIIe siècle, les canons sont des pièces lourdes standardisées qui tirent des boulets de fer de 32, 24, 18, 8 ou 4 livres qui n’explosent pas. On distingue les canons de siège, qui jouent un rôle décisif dans la défense comme dans l’attaque, et les pièces de campagne. Les bombes sont, elles, des dispositifs explosifs envoyés à la main de type grenade ou au mortier comme dans les navires que l’on appelle galiottes à bombes. [Jean-Jacques et Pascal Brioist] , et l’on n’a plus fabriqué de Trirèmes, parce que nos Galères sont d’un meilleur usage 117 Les qualités de navigabilité des galères sont à vrai dire discutables. Ces navires à voiles et à rames lents et archaïques sont utilisés exclusivement en Méditerranée à l’arrière des véritables escadres. Ils sont militairement surclassés par les navires de haut-bords et jouent un rôle de prestige ou d’assistance logistique. Il faut 255 rameurs assis sur 51 bancs pour mouvoir une galère du Roi Soleil, encore celle-ci n’est-elle capable d’atteindre qu’une vitesse de 5 nœuds par mer belle et sans vent contraire. Elle ne peut rester en mer que 60 jours compte-tenu du ravitaillement nécessaire de la chiourme. Voir René Burlet, Jean Carrière et André Zysberg, « Mais comment pouvait-on ramer sur les galères du Roi Soleil ? », Histoire et Mesure, 1986, n°1-3-4, pp. 147-208. [Jean-Jacques et Pascal Brioist] . Il y a quelques années que le célèbre Meibom vint à Paris pour proposer au Roi le rétablissement de ces Trirèmes, qu’il prétendait avoir retrouvées 118 Marcus Meibomius (1630-1710) est un philologue et musicologue danois curieux de tout, y compris de mathématiques, auteur du Fabrica Triremium Liber , 1671 qu’il dédia à Louis XIV. [Jean-Jacques et Pascal Brioist] . Monsieur le Marquis de Seignelay écouta sa proposition 119 Jean-Baptiste Colbert, Marquis de Seignelay (1651-1690) était le fils de Colbert. En 1672 il est nommé pour assister son père dans les affaires de la marine et l’approvisionnement de la flotte. En 1683 il devient Secrétaire d’État de la Marine. Voir Michel Vergé Franceschi, Dictionnaire d'histoire maritime, Paris, éditions Robert Laffont, coll. « collection Bouquins », 2002. [Jean-Jacques et Pascal Brioist] . Après diverses conférences où Meibom expliqua les pensées autant qu’il le voulut, on le 82 convainquit que nos Galères en la manière qu’elles sont construites et équipées, sont infiniment plus propres pour la navigation et pour la guerre que les Trirèmes des Anciens et qu’on n’a quitté tout cet embarras de rames et de rameurs les uns au-dessus des autres, que parce que des rames posées toutes sur la même ligne et appuyant toutes sur l’endroit qui leur est le plus avantageux, ont incomparablement plus de force et de facilité à se mouvoir qu’en quelque autre situation que ce puisse être. On a cessé de se tourmenter après la pêche de ces poissons dont les Anciens tiraient la pourpre, parce qu’on a trouvé le secret de préparer la cochenille et d’en faire notre écarlate mille fois plus vive et plus brillante que toutes les pourpres anciennes, dont la plus belle n’était qu’une espèce de violet rougeâtre et enfoncé 120 La cochenille, est un insecte mexicain qui remplace dès le XVIe siècle le kermès des anciens, avec lequel ils teignaient les étoffes en vermillon. Elle permet d’obtenir toute une gamme de rouges de luxe (carmins, cramoisis, écarlates) et participe de la mondialisation des échanges au XVIIe siècle. Voir Danielle Trichaud-Buti, Gilbert Buti, Rouge Cochenille. Histoire d’un insecte qui colora le monde XVIe-XXIe siècle, Paris, CNRS Editions, 2021. [Jean-Jacques et Pascal Brioist] . De la même façon le papier des Anciens qui se fabriquait avec de certaines 83 écorces d’arbres qui venaient d’Égypte, a fait place à notre papier ordinaire, beaucoup plus beau et dont l’abondance est d’une utilité inconcevable 121 Les « écorces d’Égypte » auxquelles Perrault fait allusion sont évidemment le papyrus, devenu rare dès l’ère chrétienne, car sa variété utile ne poussait que dans la vallée du Nil. Le papier de moulin, fabriqué à partir de chiffe de lin (ou de chanvre) martelée, cardée, blanchie à la chaux, séchée puis encollée, fournit, comme le dit Perrault, un matériau d’aspect plus clair et plus uni que le papyrus, et bien moins cher (mais aussi moins pérenne) que le vélin médiéval. À partir du XVIe siècle, la fabrication du papier repose sur la collecte systématique des chiffons, et connaît son apogée à l’époque de Perrault ; curieusement, une pénurie de chiffon liée à la surconsommation de papier par la presse va éclater au début du XVIIIe siècle, entraînant une taxe sur l’impression des livres (ordonnance royales du 4 mai 1727 puis de 1732). Voir M.-A. Doisy et P. Fulacher, Papiers et moulins des origines à nos jours, Paris, éd. Arts et Métiers du livre, 1997. [Jean-Jacques et Pascal Brioist] . Ce n’a été que l’excellence des choses nouvellement découvertes qui a aboli l'usage des anciennes qui leur étaient semblables. Si le sucre a chassé le miel de dessus toutes les tables un peu délicates, et l’a condamné à ne plus servir que dans la Médecine, ce n’est pas que le miel d’aujourd’hui ne soit aussi doux que celui d’autrefois et qu’il n’ait encore les mêmes qualités qui lui ont attiré tant de louanges, mais c’est que le sucre est encore plus doux, plus agréable et d’une propreté beaucoup plus grande 122 Le sucre de canne, au XVIIe siècle, connaît un boom spectaculaire avec le développement des premières plantations outre-mer, notamment dans les Antilles Françaises à partir de 1643 où l’on voit se multiplier les premières raffineries. Le produit est obtenu à partir du jus de canne broyée, transformé en mélasse. Ce jus est épaissi par l’addition de morceaux de sucres cristallisés puis il est déshydraté et commercialisé sous forme de pains de sucre. Voir Jean Meyer, Histoire du sucre, Paris, Desjonquères, coll. « outremer », 1989. [Jean-Jacques et Pascal Brioist] . Quant aux choses imaginaires et fabuleuses qui n’ont jamais subsisté que dans la créance du peuple et dans les livres de quelques Historiens qui ont recueilli indifféremment ce qu’ils ont ouï dire, telles que sont le secret du verre malléable et les machines 84 d’Archimède, on n’en peut tirer d’autre conséquence sinon que les Anciens n’avaient pas moins le don de mentir que les Modernes.
le Président
Cela est bien aisé à dire, et voilà un moyen admirable de rejeter tout ce qu’on voudra.
l’Abbé
Quand il y a démonstration qu’une chose est impossible, a-t-on tort de la rejeter comme fausse et fabuleuse ? On démontrera sans peine que le verre ne peut souffrir la pénétration de ses parties les unes dans les autres, ce qu’il faudrait qu’il lui arrivât sous les coups de marteau, pour être malléable. Comme il est composé de corpuscules extrêmement fiers 123 « Les Sculpteurs disent aussi, que la pierre est fière, lorsqu’elle est difficile à tailler » (Furetière). [CNe] et rangés en ligne droite pour faciliter la transparence, il est certain qu’il ne peut endurer cette compression sans se casser, ou sans perdre la transparence qui fait tout 85 son prix et sans laquelle le secret ne serait plus d’aucune utilité ni d’aucun mérite. Monsieur Descartes a démontré que les prétendus miroirs d’Archimède sont impossibles 124 On raconte traditionnellement qu’Archimède aurait mis le feu à la marine romaine dirigée par Marcellus lors du siège de Syracuse en 212 avant Jésus-Christ grâce à des « miroirs ardents ». Descartes conteste cette possibilité par des arguments de dioptrique en calculant proportionnellement la violence de la chaleur causée par la réflexion sur un miroir elliptique ou hyperbolique, dans la huitième partie du Discours de la méthode, AT VI 192-194. Il conteste la thèse selon laquelle le miroir concentrerait la chaleur solaire suffisamment pour augmenter et propager la chaleur des rayons sur une distance allant du miroir jusqu’aux navires. [SC] , et il n’est pas moins aisé de démontrer l’impossibilité morale d’enlever de dessus les murs d’une ville, de grands vaisseaux de guerre qui sont en mer 125 Par impossibilité morale dans le contexte cartésien, Perrault renvoie à la distinction entre impossibilité logique (qui impliquerait une contradiction dans les termes, par exemple A = non-A) et impossibilité physique (qui eût pu exister peut-être, mais ne l’est pas dans notre monde tel qu’il a été créé). L’impossibilité logique régit les Mathématiques ; l’impossibilité morale, comme la certitude morale, concerne la physique. Leibniz critiquera la thématisation de la possibilité et de l’impossibilité chez Descartes en ce qu’elle ne rend pas suffisamment raison de la distinction entre nécessaire, possible, contingent. [SC] .
le Président
Vous me permettrez d’en douter, mais combien de secrets se sont perdus entièrement, sans qu’il en soit demeuré aucune trace.
l’Abbé
C’est mauvais signe pour ces secrets-là, et il ne faut accuser de leur perte que leur peu d’utilité ou leur peu d’agrément.
le Président
Il ne vous reste plus qu’à dire que ce sont les Modernes qui ont appris 86 aux Anciens tous les Arts et toutes les Sciences.
l’Abbé
J’avoue que les Anciens auront toujours l’avantage d’avoir inventé les premiers beaucoup de choses, mais je soutiendrai que les Modernes en ont inventé de plus spirituelles et de plus merveilleuses. Je demeurerai d’accord que les Anciens ont été de grands hommes et même si vous le voulez, qu’ils ont eu plus de génie que les Modernes quoiqu’il n’y ait aucun fondement ni aucune raison de le croire ainsi mais je dirai toujours qu’il ne s’ensuivrait pas que leurs ouvrages fussent plus excellents que ceux qui se font aujourd’hui. Je veux bien, par exemple, que l’inventeur de la première montre dont nous avons parlé, ait eu plus de génie et qu’il mérite plus de louanges, que tous les horlogers qui sont venus depuis ; mais je prétends que d’y avoir87 ajouté le Pendule, et d’avoir rendu ce Pendule portatif, inventions admirables, que nous devons à l’illustre Monsieur Huygens 126 En 1675, Huygens invente en effet un nouveau dispositif, « par lequel les horloges sont rendues très justes ensemble et portatives », comme il l’écrit à Jean Gallois. Les horloges pourront être construites petites et portatives, « de poche », comme il le dit lui-même. « Le secret de l’invention consiste en un ressort tourné en spirale… lequel ressort, lorsque l’on met le balancier en branle, serre et desserre alternativement ses spires… en sorte que les temps de ses réciprocations sont toujours égaux les uns aux autres ». Cf. Lettre de février 1975, Journal des Sçavants du 25 février 1675. Voir les notes 216 à 219 du vol. IV de cette édition. [VJ] , sont quelque chose de plus spirituel 127 « se dit aussi d’un esprit éclairé, et qui a de belles lumières et de belles connaissances. [...] L’invention des horloges est fort spirituelle, fort ingénieuse » (Furetière). [CNe] et de plus ingénieux que l’invention toute nue de la première montre. Je soutiendrai encore plus fortement et sans que personne ose s’y opposer, que ces premières montres n’approchaient nullement de la justesse et de la propreté de celles qui se font par les moindres de nos horlogers. Car il faut distinguer l’ouvrier de l’ouvrage, et supposé que les inventeurs eussent eu plus de génie que ceux qui ont ajouté à leurs inventions, cela n’empêche pas que les ouvrages derniers faits ne soient plus beaux et plus accomplis que les ouvrages de ceux qui ont commencé, parce que ceux-ci ne se faisaient qu’en essayant et en tâtonnant, et ceux-là avec une pleine connaissance et une longue habitude à les bien faire. C’est faute 88 d’avoir fait cette distinction que plusieurs Savants se sont élevés mal à propos contre l’Auteur du Poème de Louis le Grand , et l’ont accusé d’avoir manqué de respect envers les Anciens 128 L’allusion vise Boileau mais aussi Longepierre qui répliqua, dès 1687, au poème de Perrault par la publication du Discours sur les Anciens , Paris, Pierre Aubouin, Pierre Émery et Charles Clousier. On y trouve la déclaration suivante : « On avoue que c’est le poème de Monsieur Perrault qui a donné lieu à ce discours. Ce poème ayant été prononcé avec tant d’éclat et de pompe, à la face pour ainsi dire de toute la France, au milieu de la plus illustre Académie de l’Europe, par un membre de cette Académie, dans la plus grande et la plus célèbre de toutes les occasions, puisqu’elle était assemblée alors pour témoigner sa joie du retour de la santé de son auguste protecteur, on a cru qu’il était juste et important de laver les Anciens d’un affront si authentique et si solennel, accompagné de tant de circonstances capables d’imposer, et d’en conserver à jamais la mémoire. », La Querelle des Anciens et des Modernes, éd. A.-M. Lecoq, Paris, Gallimard, 2001, p. 280. [DR] . Il loue les Anciens, mais il ne loue pas tous leurs ouvrages et il use même d’un tel ménagement pour eux, que quand il ose, par exemple, trouver quelque chose à redire dans les Poèmes d’Homère, il ne s’en prend qu’à son siècle qui ne lui permettait pas de faire mieux et non pas à son génie qu’il traite de vaste, d’immense et d’inimitable. Ils n’ont pas compris assurément le Système qu’il établit, quoiqu’il soit très clair. Il pose pour fondement que la Nature est immuable 129 À l’exemple de son ami Desmarets, mais aussi de Fontenelle et de beaucoup d’autres Modernes, Perrault ne croit pas à la décrépitude du monde et défend au contraire la constance des lois de la nature dans leurs effets et dans le temps. La nature est inépuisable. C’est ce qu’il écrit dans Le Siècle de Louis le Grand : « À former les Esprits comme à former les corps, / La Nature en tous temps fait les mêmes efforts, / Son Être est immuable, & cette force aisée / Dont elle produit tout, ne s’est point épuisée » (p. 21 du poème). Voir aussi ce que dit l’Abbé, tome II, p. 280 (« la Nature est toujours la même en général dans toutes ses productions ») et tome III, p. 156 (« la Nature est toujours la même et […] elle ne s’est point affaiblie par la suite des temps ») et p. 167 (« la Nature étant toujours la même »). [PD] et toujours la même dans ses productions, et que comme elle donne tous les ans une certaine quantité d’excellents vins, parmi un très grand nombre de vins médiocres et de vins faibles, elle forme aussi dans tous les temps un certain nombre 89 d’excellents génies parmi la foule des esprits communs et ordinaires. Je crois que nous convenons tous de ce principe, car rien n’est plus déraisonnable, ni même plus ridicule que de s’imaginer que la Nature n’ait plus la force de produire d’aussi grands hommes que ceux des premiers siècles. Les Lions et les Tigres qui se promènent présentement dans les déserts de l’Afrique, sont constamment aussi fiers et aussi cruels que ceux du temps d’Alexandre ou d’Auguste, nos roses ont le même incarnat que celles du siècle d’or, pourquoi les hommes seraient-ils exceptés de cette règle générale ? Ainsi quand nous faisons la comparaison des Anciens et des Modernes, ce n’est point sur l’excellence de leurs talents purement naturels, qui ont été les mêmes et de la même force dans les excellents hommes de tous les temps, mais seulement sur la beauté de leurs ouvrages et sur la connaissance qu’ils 90 ont eue des Arts et des Sciences où il se trouve, selon les différents siècles , beaucoup de différence et d’inégalité. Car comme les Sciences et les Arts ne sont autre chose qu’un amas de réflexions, de règles et de préceptes 130 Charles Perrault récuse une conception systématique ou axiomatique des sciences et considère les progrès des sciences et des arts selon un unique mouvement d’accumulation. Comme son frère Claude, Charles récuse la césure entre arts (on se souvient que la distinction entre beaux-arts et techniques n’apparaît qu’au XVIIIe siècle) et sciences : ainsi, le goût ou le critère de l’élégance valent dans les deux domaines. En latin, regula, norma, praceptum sont utilisés de façon interchangeable dans le domaine du droit. Dans la langue française du XVIIe siècle, la règle traduit les termes norma ou regula et désigne l’équerre du géomètre, qu’utilise aussi l’architecte pour tracer ses dessins, ou le médecin pour distinguer les états malades et sains. Descartes utilise ce terme dans sa première œuvre Regulae ad directionem ingenii (1628-1629) pour désigner métaphoriquement la méthode à suivre pour atteindre une connaissance vraie. L’équivalence entre le terme latin norma et le mot français règle se trouve attestée par la traduction qu’effectue Claude Perrault du De Architectura de Vitruve en 1673. Les préceptes correspondent aussi bien aux recommandations de la rhétorique (par exemple, celle de Quintilien), de la morale ou de l’éducation. [SC] , l’Auteur du Poème soutient avec raison, et je le soutiens fortement avec lui, que cet amas, qui s’augmente nécessairement de jour en jour, est plus grand plus on avance dans les temps ; surtout lorsque le Ciel donne à la Terre quelque grand Monarque qui les aime, qui les protège et qui les favorise 131 Annotation en cours. .
le Président
Cela est le mieux du monde, cependant votre homme du Poème de Louis le Grand a trouvé à qui parler, et on lui a donné son fait en deux paroles.
l’Abbé
Vous avez raison de dire qu’on 91 lui a donné son fait en deux paroles, car on a dit seulement que lui et ses semblables étaient gens sans goût et sans autorité 132 Allusion à la réponse de Dacier, voir la préface de ce volume, p. V-VI, note 10. L’argument du défaut de goût est mobilisé par Boileau contre Perrault dans les Réflexions critiques sur Longin : « Mais lorsque des écrivains ont été admirés durant un fort grand nombre de siècles, et n’ont été méprisés que par quelques gens de goût bizarre, car il se trouve toujours des goûts dépravés, alors non seulement il y a de la témérité, mais il y a de la folie à vouloir douter du mérite de ces écrivains. Que si vous ne voyez point les beautés de leurs écrits, il ne faut pas conclure qu’elles n’y sont point, mais que vous êtes aveugle, et que vous n’avez point de goût. Le gros des hommes à la longue ne se trompe point sur les ouvrages d’esprit. Il n’est plus question, à l’heure qu’il est, de savoir si Homère, Platon, Cicéron, Virgile, sont des hommes merveilleux ; c’est une chose sans contestation puisque vingt siècles en sont convenus : il s’agit de savoir en quoi consiste ce merveilleux qui les a fait admirer de tant de siècles ; et il faut trouver moyen de le voir, ou renoncer aux belles lettres auxquelles vous devez croire que vous n’avez ni goût ni génie, puisque vous ne sentez point ce qu’ont senti tous les hommes. » Réflexion VII, OC, p. 524-525. [DR] . Cela est bien succinct, et ne répond guère à ce que l’on faisait espérer au public. De ces deux paroles il y en a une qui ne dit rien, ou du moins qui n’est autre chose que l’énonciation du fait dont il s’agit ; car la question est de savoir si ceux qui estiment beaucoup les Modernes et qui n’adorent pas les Anciens, ont du goût ou s’ils n’en ont pas, là-dessus, on se contente de dire que ce sont des gens sans goût, c’est redire la proposition et non pas la prouver.
le Chevalier
C’est la prouver, mais à la manière de celui qui prouvait qu’une Comédie était détestable, parce qu’elle était détestable 133 Allusion à la Critique de l’École des femmes où l’adjectif « détestable » est utilisé par les détracteurs de la comédie de Molière L’École des femmes. Par exemple, Climène à la scène 3 : « Les enfants par l’oreille m’ont paru d’un goût détestable » ; et surtout la scène 5 où le marquis soutient devant Dorante que la pièce est « détestable ; morbleu détestable du dernier détestable ; ce qu’on appelle détestable » et « la garanti[t] détestable » et conclut : « Elle est détestable, parce qu’elle est détestable ». [DR] .
l’Abbé
C’est le même raisonnement et 92 la même logique. Pour l’autre parole que ce sont gens sans autorité on ne voit pas bien ce que cela signifie, apparemment on a voulu dire que ce ne sont pas des personnes d’assez grand poids parmi les gens de lettres, ou qui aient composé des ouvrages assez considérables pour en être crus sur leur parole. Mais d’où vient-on pour s’imaginer qu’un homme, quel qu’il soit, doive aujourd’hui en être cru sur sa parole ? Il y a longtemps qu’on ne se paie plus de cette sorte d’autorité, et que la raison est la seule monnaie qui ait cours dans le commerce des Arts et des Sciences. L’autorité n’a de force présentement et n’en doit avoir que dans la Théologie et la Jurisprudence 134 L’une des références qui vient à l’esprit, sur cette question du rôle de l’Autorité, est la Préface au Traité du vide, qu’écrivit Blaise Pascal en 1651 et qu’approuve clairement l’Abbé. « Ce qui constitue le fil conducteur de cet écrit [c’est] une élucidation du rapport des Anciens aux Modernes, près de quarante ans avant le déclenchement officiel, en 1687, de la fameuse querelle des Anciens et des Moderne, dans laquelle Pascal prend ainsi position par anticipation, en expliquant qu’on peut parfaitement être « moderne » sans rejeter les anciens. » (« Pascal et l’idée de science moderne : la Préface pour un Traité du vide de 1651 », Pierre Macherey et le groupe d’études « La philosophie au sens large » ). On lit dans le texte de Pascal que l’Autorité a la principale force en théologie et aussi en jurisprudence, à l’inverse des sujets qui « tombent sous les sens ou le raisonnement » et pour lesquels, l’Autorité est inutile. [VJ] . Quand Dieu parle dans les saintes Écritures , ou par la bouche de son Église, il faut baisser la tête et se soumettre. Quand le Prince donne ses lois il faut obéir et révérer l’autorité dont elles partent, comme une por93 tion de celle de Dieu même. Partout ailleurs la Raison peut agir en souveraine et user de ses droits. Quoi donc, il nous sera défendu de porter notre jugement sur les Ouvrages d’Homère et de Virgile, de Démosthène et de Cicéron, et d’en juger comme il nous plaira parce que d’autres avant nous en ont jugé à leur fantaisie ? Rien au monde n’est plus déraisonnable.
le Président
Rien au monde n’est plus raisonnable que de s’en tenir aux choses jugées. Toute l’Antiquité a consacré des livres par son approbation ; il ne nous reste qu’à nous rendre assez habiles pour voir les beautés admirables dont ils sont remplis et qui leur ont mérité les suffrages de tous les siècles 135 Il s’agit là d’un argument typique de l’argumentation de Boileau pour lequel c’est l’antiquité de l’admiration des œuvres qui atteste leur valeur : on n’admire pas les anciens parce qu’ils sont anciens et l’on peut admirer d’une puissante conviction collective certains modernes. La question de la durée n’intervient que pour porter le « sceau » de la constance de l’admiration publique qui devient lui-même « une preuve sûre et infaillible qu’on les doit admirer. », Réflexion VII, OC, p. 526. [DR] .
l’Abbé
Et moi je suis persuadé que la liberté louable qu’on se donne 94 aujourd’hui de raisonner sur tout ce qui est du ressort de la Raison, est une des choses dont il y a plus de sujet de féliciter notre siècle. Autrefois il suffisait de citer Aristote pour fermer la bouche à quiconque aurait osé soutenir une proposition contraire aux sentiments de ce Philosophe 136 Un enjeu essentiel de la querelle des Anciens et des Modernes consiste à récuser l’argument d’autorité au nom d’un nouveau critère de vérité. De fait, Aristote, ou plutôt l’aristotélisme, a valu comme autorité principale à l’université – car, en réalité, le problème principal des modernes n’est pas tant Aristote que l’aristotélisme (Charles Bernard Schmitt, Aristote et la Renaissance, Paris, PUF, [1983] 1992). La critique de l’argument d’autorité renvoie en outre à une tension entre deux institutions du savoir : l’université et l’académie. Depuis le Moyen Âge, l’université se construit comme gardienne d’une tradition et interprète légitime des textes canoniques : le curriculum se construit autour de lectiones (lecture des textes faisant autorité divisée en plusieurs puncta ou parties), quaestiones (commentaires ou exégèses), disputationes (discussions contradictoires) et quodlibet (exercice d’entraînement à l’argumentation logique). En revanche, les académies italiennes depuis le Quattrocento, puis les académies européennes au XVIIe siècle proposent de prendre comme source de savoir la nature à travers l’observation et l’expérience. Lorsqu’elles lisent Aristote en séance, comme c’est le cas de l’Académie royale des sciences, c’est pour le confronter à l’expérience et l’observation. (Histoire de l’Académie, 1733, t. 1, p. 51 ; Histoire de l’Académie, 1733, t. 3, Préface xj-xiv, xxi, p. 60). [SC] . Présentement on écoute ce Philosophe comme un autre habile homme, et sa voix n’a de crédit qu’autant qu’il y a de raison dans ce qu’il avance. On croyait encore autrefois que pour bien savoir la Physique il n’était point nécessaire d’étudier la Nature ni sa manière d’opérer, que les expériences étaient choses frivoles et qu’il suffisait de bien entendre Aristote et ses Interprètes 137 L’interpretatio recouvre au départ un vaste champ sémantique : clarifier un message, traduire (le terme de traductio étant postérieur), expliquer des signes (gestes, visions, songes, événements bibliques) ou des systèmes normatifs (par exemple, en droit). Globalement il s’agit d’aider le lecteur à comprendre un texte, des signes ou un système, non seulement d’un point de vue linguistique, mais aussi doctrinal. Durant l’aristotélisme médiéval, les interpretes désignent les traducteurs, qui se distinguent des commentateurs (commentatores ou expositores). À partir de la Renaissance, l’interpretatio se restreint à la seule modalité de réception de la pensée antique en articulant désormais l’édition, la traduction et l’exposition doctrinale, et en s’élargissant à l’ensemble du corpus antique. La règle principale de l’interprétation veut que chaque auteur soit le meilleur interprète de lui-même. Par conséquent, il s’agit essentiellement de confronter des parties de l’œuvre de façon interne, et non de les confronter à l’expérience ou aux découvertes plus récentes. On voit comment s’opposent ici deux régimes d’interprétation, l’un philologique, l’autre inductif. Ainsi, à la dernière page de la sixième partie du Discours de la Méthode, Descartes oppose ceux qui cherchent la vérité dans les livres et ceux qui la cherchent dans la nature : « […] j’espère que ceux qui ne se servent que de leur raison naturelle toute pure jugeront mieux de mes opinions que ceux qui ne croient qu’aux livres anciens. » Claude Perrault formule la même distinction : « C’est ce qui faisoit qu’autrefois les sçavants n’avoient pour but dans leurs études que la recherche des opinions des Anciens, se faisant beaucoup plus d’honneur d’avoir trouvé le vray sens du texte d’Aristote que d’avoir découvert la vérité de la chose, dont il s’agit dans ce texte. » (Cl. Perrault, Ordonnance des cinq espèces de colonnes selon la méthode des anciens, Paris, J. B. Coignard, 1683, p. xviii) [SC] ; que la Médecine ne s’apprenait point à voir des malades, à faire des dissections, à examiner les causes et les effets des maladies, ni les vertus et les propriétés des remèdes, mais seulement à lire et à bien apprendre par cœur 95 les plus beaux endroits d’Hippocrate et de Galien 138 S’il ne conteste jamais l’autorité séculaire d’Hippocrate et de Galien eux-mêmes, Perrault critique en revanche leurs successeurs qui ont oublié que le corpus hippocratique recommande de pratiquer la médecine au chevet du malade et que l’œuvre galénique s’appuie sur la dissection, certes principalement animale, et sur une approche expérimentale. [PD] , que pour être habile Astronome, c’était assez de savoir bien son Ptolémée, sans qu’il fût besoin d’observer les Astres 139 Après Aristote, Ptolémée est l’autre grande figure de l’astronomie antique qui défend un géocentrisme régnant en maître jusqu’à ce que Copernic, en 1543, lui substitue l’héliocentrisme, confirmé par la suite par Galilée. [PD] , en un mot que ce n’était point les Sciences qu’il fallait étudier en elles-mêmes, mais seulement les Auteurs qui en avaient écrit 140 Perrault souligne en creux le passage – très progressif néanmoins – au XVIIe siècle d’une science essentiellement livresque héritée des Anciens à une science expérimentale et quantitative qui s’est donné les moyens techniques (invention d’appareils et instruments divers) et méthodologiques (observations, expériences, mesures, etc.) de ne plus avoir de compte à leur rendre. À l’inverse nombreux sont les partisans des Anciens à estimer que tout a déjà été découvert. Pour le médecin et écrivain anglais Thomas Browne (1605-1682), formé à Montpellier, Padoue et Leyde, il est désormais trop tard pour être ambitieux (’Tis too late to be ambitious) : « Le nombre des morts excède de beaucoup tous ceux qui devront vivre. La nuit du temps surpasse de loin le jour, et qui sait où placer l’Equinoxe ?», écrit-il ainsi en 1658. Notre heure est passée. On voit ici de nouveau le rôle majeur joué par l’histoire des sciences dans l’argumentation des Modernes pour contester l’autorité des Anciens (lesquels, nous le verrons, puisant aux mêmes sources que leurs adversaires, en tirent au contraire des arguments propres à conforter la supériorité de leurs hérauts). [PD] . Je n’aurais pas de peine à vous citer plusieurs grands personnages du temps passé qui ont assuré formellement, qu’il était inutile de consulter la Nature, soit pour la Physique, soit pour la Médecine, qu’elle avait révélé tous ses secrets au savant Aristote et au divin Hippocrate, et que toute notre étude se devait renfermer à puiser dans les écrits de ces grands hommes, les vérités que nous cherchons. Ils croyaient que le temps de trouver, d’imaginer et de penser quelque chose de nouveau, ou d’une manière qui fût nouvelle, était passé, que ç’avait été un privilège accordé seulement 96 à ces grands génies, et qu’il ne nous restait plus pour notre partage, que la gloire de pénétrer dans leurs pensées et de nous enrichir des précieux trésors dont la Nature leur avait été si libérale. Mais les choses ont bien changé de face. L’orgueilleux désir de paraître Savant par des citations a fait place au désir sage de l’être en effet par la connaissance immédiate des ouvrages de la Nature. On a étudié la Nature même pour la connaître, et comme si elle eût été bien aise qu’on fût revenu à elle après l’avoir quittée et négligée si longtemps pour écouter ceux qui en parlaient sans l’avoir bien connue. Il n’est pas croyable quel plaisir elle a pris à se communiquer à ceux qui l’ont recherchée et qui lui ont donné tous leurs soins, elle leur a ouvert mille trésors et révélé un nombre infini de mystères qu’elle avait tenus cachés aux plus sages des Anciens. Il ne faut que lire les Journaux de France 97 et d’Angleterre 141 C’est au XVIIe siècle que commencent à être publiés les premiers périodiques scientifiques : Journal des savants, Nouvelles de la République des lettres, Philosophical Transactions, Mercure galant, Mémoires de Trévoux, etc. (voir aussi tome II, note 593) [PD] Le premier numéro du Journal des sçavans paraît à Paris, le 5 janvier 1665, The Philosophical Transactions of the Royal Society sort des presses londoniennes la même année. Fondé par Donneau de Vizé, le Mercure galant est publié à Paris, de 1672 à 1724, avant de changer de titre et de devenir le Mercure de France de 1724 à 1823. La revue des Nouvelles de la République des Lettres est créée en mars 1684 par Pierre Bayle et paraît à Amsterdam. Édités par les jésuites, les Mémoires pour l’histoire des Sciences et des Beaux-arts, encore appelés Journal de Trévoux ou Mémoires de Trévoux, paraissent à Trévoux entre 1701 et 1775. (Voir t. II, p. 297, note 593.) [BR] et jeter les yeux sur les ouvrages des Académies de ces deux grands Royaumes 142 Ces académies sont la Royal Society de Londres, fondée en 1660, et l’Académie royale des sciences de Paris, fondée par Colbert en 1666. Cette dernière, sous l’impulsion du médecin et architecte Claude Perrault, frère aîné de Charles, engage dès l’année suivante un programme de publications de prestige, dont, par exemple, les somptueux Mémoires pour servir à l’histoire naturelle des animaux (1671 et 1676) de Cl. Perrault. [PD] pour être convaincu que depuis vingt ou trente ans, il s’est fait plus de découvertes dans la science des choses naturelles, que dans toute l’étendue de la savante Antiquité 143 Cette affirmation très générale serait difficile à justifier. [PD] . Je ne suis pas surpris que de vieilles gens hors d’âge à recevoir de nouvelles idées, persistent dans leurs anciennes préventions, et aiment mieux s’en tenir à ce qu’ils ont lu dans Aristote, qu’à ce qu’on veut leur faire comprendre sur leurs vieux jours. Je ne m’étonne pas non plus que la plupart des Maîtres ès Arts tiennent de toute leur force pour les Anciens qui les font vivre. Mais je ne puis comprendre comment des hommes qui ne sont point encore dans un âge trop avancé, et à qui il ne revient rien de cette prévention, ne veuillent pas ouvrir les yeux sur des vérités incontestables ; que les uns nient encore la circu98 lation du sang dans les Animaux et celle de la sève dans les Plantes 144 Alors qu’il était admis depuis Galien (IIe siècle de notre ère) que le sang se distribuait dans l’organisme à partir du cœur par les artères et du foie par les veines, et se dissipait une fois arrivé en périphérie, le médecin anglais William Harvey (1578-1657) démontre en 1628, à partir d’expériences et d’arguments quantitatifs, que si le sang part bien du cœur par les artères, il y revient par les veines, en d’autres termes qu’il circule dans l’organisme, découverte confortée par les travaux de Descartes. Pour les contemporains, Harvey incarne par excellence la figure du savant moderne. De son côté la circulation de la sève dans les plantes est défendue en 1667 presque simultanément par Claude Perrault, frère aîné de Charles, et par Edme Mariotte, l’un et l’autre membres de l’Académie royale des sciences. Ces deux premiers exemples puisés par Perrault dans la physiologie animale et végétale de son temps illustrent à la fois le poids des sciences dans l’argumentation des deux camps et la primauté des sciences du vivant sur celles de la matière ou les Mathématiques. [PD] ; que les autres se rangent encore du côté de Ptolémée contre Galilée et Copernic 145 Voir ci-dessus note 138. [PD] ; et tout cela de peur d’avouer qu’on en sait plus que n’en savaient les Anciens. N’est-ce pas préférer les vêtements tout usés de ses ancêtres à des habits tout neufs beaucoup mieux faits et mille fois plus magnifiques, ou si vous me permettez de le prendre d’un ton plus haut, aimer mieux regretter les oignons d’Égypte, que de se nourrir de la Manne nouvellement tombée du Ciel 146 L’expression fait référence à un passage du chapitre 16 du livre de l’Exode qui raconte comment les Hébreux, libérés du joug d’Égypte, lors de la traversée du désert, murmurèrent contre la perte de leur nourriture ancienne avant de recevoir les ressources miraculeusement offertes par Dieu. Furetière, article « Manne » : « en termes de l’Écriture, est une viande miraculeuse que Dieu fit tomber du Ciel pour nourrir son peuple Hébreu dans le désert pendant 40 ans. La manne était faite en façon de coriandre. Les Israëlites murmurèrent contre la manne, et en eurent du dégoût. La manne est une des figures de l’Eucharistie. ». Voir le livre des Nombres, 11-5 : « Nous nous souvenons des poissons que nous mangions en Égypte, presque pour rien ; les concombres, les melons, les poireaux, les oignons et l’ail nous reviennent dans l’esprit. » (trad. Lemaître de Sacy). [DR] . Pour moi, je vous avoue que je m’estime heureux de connaître le bonheur dont nous jouissons, et que je me fais un très grand plaisir de jeter les yeux sur tous les siècles précédents, où je vois la naissance et le progrès de toutes choses, mais où je ne vois rien qui n’ait reçu un nouvel accroissement et un nouveau lustre dans le temps où nous sommes. Je me réjouis de voir 99 notre siècle parvenu en quelque sorte au sommet de la perfection. Et comme depuis quelques années le progrès marche d’un pas beaucoup plus lent, et paraît presque imperceptible, de même que les jours semblent ne croître plus lorsqu’ils approchent du solstice, j’ai encore la joie de penser que vraisemblablement nous n’avons pas beaucoup de choses à envier à ceux qui viendront après nous 147 Perrault tombe ici dans une illusion assez répandue dans son siècle qui veut que presque plus rien ne reste à découvrir. [PD] .
le Président
Vous vous trompez beaucoup dans votre calcul, si vous croyez qu’il n’y ait que les vieilles gens et les Maîtres ès Arts qui soient d’un sentiment contraire au vôtre.
l’Abbé
Je sais qu’il y a encore une infinité de gens qui se déclarent pour les Anciens contre les Modernes. Les uns suivent en cela l’impression qu’ils ont reçue de leurs Régents et demeurent Écoliers jusqu’à la mort 100 sans s’en apercevoir 148 Écolier :« Qui va à l’école, au Collège, ou qui apprend quelque chose sous un Maître. […] On dit d’un homme peu avancé dans une profession que Ce n’est qu’un escolier, qu’il est encore escolier » (Académie, 1694). Furetière précise également « On le dit pareillement de ceux qui font leurs exercices ». Perrault fait des admirateurs des anciens d’éternels écoliers, incapables de sortir d’une logique d’exercices imposés par leurs maîtres, donc incapables d’exercer un jugement critique. [CBP] . Les autres conservent un amour pour les Auteurs qu’ils ont lus étant jeunes, comme pour les lieux où ils ont passé les premières années de leur vie ; parce que ces lieux et ces Auteurs leur remettent dans l’esprit les idées agréables de leur jeunesse ; quelques-uns ayant ouï dire qu’on aime les Ouvrages des Anciens à proportion de l’esprit et du goût que l’on a 149 Perrault reprend et retourne un argument récurrent des Anciens (Boileau, Longepierre notamment) accusant les Modernes de n’avoir ni savoir ni goût. Malicieusement, il suggère que pour avoir l’air d’avoir du goût il suffit de dire que l’on est « charmé » des ouvrages des anciens. [CBP] , se tuent de dire qu’ils sont charmés de leurs Ouvrages. Plusieurs tâchent de mettre par là à plus haut prix l’avantage qu’ils prétendent avoir d’entendre parfaitement ces excellents Auteurs, où ils s’imaginent puiser les bonnes choses dans leur vraie source, et les voir dans le centre de la lumière pendant que le reste des hommes est dans la fange et dans l’obscurité. D’autres enfin plus politiques encore ayant considéré qu’il est nécessaire de louer quelque chose en ce monde, pour n’être pas accusés 101 de n’estimer qu’eux-mêmes et leurs ouvrages, donnent toute sorte de louanges aux Anciens pour se dispenser d’en donner aux Modernes.
le Chevalier
La raison en est toute prête,
En mérite, en esprit, en bonnes qualités,
On souffre mieux cent morts au-dessus de sa tête
Qu’un seul vivant à ses côtés
150
Le dernier argument de l’Abbé met en cause l’amour-propre des Anciens qui préfèrent louer les auteurs anciens plutôt que de reconnaître les mérites d’un auteur contemporain. Ce que résume et explicite plaisamment le quatrain du Chevalier, avec l’image des « cent morts au-dessus de sa tête ». Marivaux reprendra l’argument, sur le mode de la feinte surprise : « Quoi ! Nous aurons parmi nous des hommes qu’il serait raisonnable d’honorer autant et plus que d’anciens Grecs ou d’anciens Romains ? » (Le Miroir, dans Journaux et œuvres diverses, éd. F. Deloffre et M. Gilot, Paris, Garnier, 1988, p. 542). [CBP]
.
l’Abbé
Vous avez mis le doigt dessus, et c’est ce qui m’irrite, car je ne doute point que beaucoup de ceux qui témoignent estimer tant les Anciens ne s’estiment encore plus eux-mêmes.
le Chevalier
Il n’est rien de plus vrai je me suis donné le plaisir plus d’une fois de m’en assurer par moi-même. Vos Comédies, disais-je, à l’un 151 Le Chevalier pense peut-être à Molière. [CBP] , valent mieux que toutes celles de l’Anti102 quité. Vos Épigrammes, disais-je, à l’autre 152 Boileau ? François Maynard était aussi réputé pour ses vers satiriques, mais il est mort en 1646. [CBP] me semblent plus vives et plus piquantes que celles de Martial et de Catulle 153 Boileau associe lui-même ces deux auteurs dans la défense de la critique des auteurs telle qu’il la pratique, à la faveur du Discours sur la satire publié en 1668. Il y évoque l’animosité de ses « censeurs » animant la querelle qui a suivi la publication du premier recueil des Satires en 1666 : « Pour peu qu’on les presse, ils chasseront de la République des lettres tous les Poètes satiriques, comme autant de perturbateurs du repos public. Mais que diront-ils de Virgile, le sage, le discret Virgile, qui dans une Églogue, où il n’est pas question de Satire, tourne d’un seul vers deux Poètes de son temps en ridicule ? […] En un mot, qu’ordonneront mes Censeurs de Catulle, de Martial, et de tous les Poètes de l’antiquité, qui n’en ont pas usé avec plus de discrétion que Virgile ? »(OC, p. 60). Boileau se vante d’avoir usé de cette énergie de l’épigramme contre Perrault lui-même « Zoïle moderne », dans l’Avertissement qui ouvre l’édition des Œuvres diverses de 1694 ; il écrit notamment : « On ne peut rien voir de plus poli ni de plus élégant que ces quatre Épigrammes ; et il semble que Catulle y soit ressuscité pour venger Catulle. » (OC, p. 859). [DR] . Qu’on nous vante tant que l’on voudra, disais-je encore à un autre 154 Perrault se moque sans doute de Boileau auquel il tend le piège de la flatterie en effet dans la lettre qu’il lui adresse à la fin du tome III du Parallèle. [DR] , Juvénal et Horace 155 Les deux auteurs sont les représentants majeurs de la satire humaniste. Voir sur ce point P. Debailly, La Muse indignée, t. I, Paris, Garnier, 2012. [DR] , ce que vous composez a un sel, une force et un agrément qu’on ne trouve point dans leurs ouvrages. Vous vous moquez, me répondait-on. Je ne me moque point, répliquais-je, il y a dans vos écrits une facilité, une correction et une justesse que les Anciens n’ont jamais attrapées. Je vous avoue, me disait-on, que j’y ai pris de la peine et que cela m’a coûté. Là-dessus, je poussais ma pointe et à la troisième batterie 156 Furetière : « Querelle, action de ceux qui se battent. Il se dit seulement de ceux qui se battent à coups de poing, de bâton, ou tumultuairement, et non point des combats réglés. » Outre les significations militaires, Furetière ajoute parmi les sens possibles : « se dit figurément des contestations qui se font dans les élections, ou dans les jugements, pour lesquels on fait des brigues, des sollicitations, des importunités. » [DR] de mes louanges, on ne manquait point de se rendre et de m’en donner plus que je n’en demandais.
le Président
À votre compte, ce sera désormais une honte à un galant homme d’avoir 103 quelque estime pour les Anciens.
l’Abbé
Je ne dis pas cela, j’estime autant que personne les Anciens et leurs Ouvrages ; mais je ne les adore pas, et je ne suis point persuadé qu’on ne fasse plus rien qui en approche. Le mépris qu’on aurait pour leurs ouvrages serait injuste, il y en a de très excellents et qu’on ne peut pas ne point admirer sans être stupide ou insensible. Ce mépris serait encore d’une conséquence très périlleuse pour la Jeunesse à qui on ne saurait imprimer trop de respect pour les Auteurs qu’on leur enseigne, mais je voudrais qu’on gardât quelque modération dans les éloges qu’on leur donne et qu’on eût un peu moins de mépris pour les Modernes. À l’égard des jeunes gens qui étudient, je souhaiterais qu’après les avoir élevés jusqu’aux dernières Classes, dans une profonde vénération pour les An104 ciens, on commençât lorsque leur jugement serait formé, à leur en faire voir et le fort et le faible, et qu’on leur insinuât qu’il n’est pas impossible, non seulement de les égaler, mais d’aller quelquefois au-delà en évitant les mauvais pas où ils sont tombés, car s’il est dangereux de donner de la présomption aux jeunes gens, il est plus dangereux encore de leur abattre le courage, en leur disant qu’ils n’approcheront jamais des Anciens, et que ce qu’ils feront de plus beau sera toujours au-dessous de ce qu’il y a de plus médiocre dans les ouvrages de ces grands hommes 157 Après avoir évoqué le rôle des Régents de collège qui, par leur admiration inconditionnelle des anciens, transforment leurs élèves en éternels écoliers condamnés à l’admiration, l’Abbé aborde ici un autre « danger », celui de leur « abattre le courage ». L’admiration sans réserve des anciens pourrait tout simplement brimer les vocations d’écrivains. [CBP] . Quoi qu’il en soit je crois avoir fait voir que cette grande préférence qu’on donne aux Anciens sur les Modernes n’est autre chose que l’effet d’une aveugle et injuste prévention, nous descendrons quand vous voudrez dans le détail et j’espère faire voir qu’il n’y a aucun Art ni aucune Science où même les Anciens aient excellé que les Moder105 nes n’aient portés à un plus haut point de perfection. C’est un problème que je m’offre de soutenir quand il vous plaira 158 « question ou proposition qui ne paraît ni vraie ni fausse, qui est probable de deux côtés, qu’on peut soutenir également de part et d’autre » (Furetière). [CNe] .
le Président
J’accepte cette offre très volontiers, quoique je sois convaincu du contraire, car l’examen de ce problème ne peut être que très divertissant et très utile ; ainsi quand...
le Chevalier
Nous voici dans la grande avenue de Versailles 159 Les abords du château formaient une patte d’oie. L’actuelle avenue de Saint-Cloud s’était d’abord appelée rue de Paris entre 1665 et 1682. Elle était jusqu’en 1680 la principale voie d’accès depuis Paris. L’allée centrale, dite « avenue de Porchefontaine » en 1665, puis « grande avenue » prit le nom d’« avenue de Paris » en 1682 après l’achèvement de la route de Sèvres et de son pont. Elle devint l’avenue principale après l’installation de la cour et du gouvernement à Versailles en 1682. Enfin, la dernière avenue s’est préalablement appelée « avenue des Bois » en 1665 qu’on nommait aussi « avenue du costé du village » (1672) puis, à partir de 1696, « avenue du Parc aux Cerfs » et, enfin, « avenue de Sceaux » en 1710, nom qu’elle a toujours aujourd’hui. Dès la fin des années 1660, ces avenues avaient été replantées avec des arbres en double rangées. [MdV] . Il faut avouer que l’abord de ce Château est agréable et que l’or de ces combles qui brille de tous côtés a quelque chose de bien riant 160 L’idée de « doré » est reprise dans plusieurs descriptions de Versailles, tout comme l’association de Louis XIV au Soleil et à Apollon. Chaque rédacteur (Félibien et Morellet notamment) prend bien soin de développer cette analogie, ce qui suppose sans doute de justifier les grilles et les combles dorés. Les toitures dorées peuvent néanmoins être moquées et sont mentionnées dans certains récits de voyageurs étrangers. Voir notamment John Clenche, « Regard critique sur le château de Versailles […] », dans la base du Centre de recherche du château de Versailles. [MdV] .
l’Abbé
Quelque agréable que soit cette façade que nous voyons, celle qui regarde les jardins est d’une beauté toute autrement noble et magnifique 161 Lors de la construction de l’enveloppe de Louis Le Vau en 1669-1670, le parti fut pris de ne pas reprendre la façade en briques et pierre que l’on avait sur la façade côté cour et qui datait du règne de Louis XIII. L’architecte avait favorisé la pierre blanche et le style baroque italien, plus à la mode. L’agrandissement et l’aménagement du château a donné lieu à plusieurs interprétations quant au choix fait par Louis XIV de conserver le relais de chasse de son père. Perrault a lui-même rappelé dans une longue note à propos de l’enveloppe de Le Vau : « Louis XIV ayant fait quelques promenades agréables à Versailles vint à l’aimer, le fit embellir de peintures pour le rendre plus agréable et luy donner toute la perfection qu’il pouvoit avoir. […] À peine fut-il achevé et M. Colbert se fut-il réjouy de voir une maison royale achevée, où il ne seroit plus besoin d’aller que deux ou trois fois l’an pour y faire les réparations qu’il conviendroit, que le Roy prit la résolution de l’augmenter de plusieurs bastimens pour y pouvoir loger commodément, avec son Conseil, pendant un séjour de quelques jours. On commença par quelques bastimens qui, estant à moitié, ne plurent pas et furent aussytost abattus. On construisit ensuite les trois grands corps de logis qui entourent le petit chasteau et qui ont leur face tournée sur les jardins. Quand ces trois corps de logis, qui sont du dessin de M. Le Vau, furent faits, comme ils sont beaux et magnifiques, on trouva que le petit chasteau n’avoit aucune proportion ni aucune convenance avec ce nouvel édifice. On proposa au Roy d’abattre ce petit chasteau et de faire en la place des bastimens qui fussent de la mesme nature et de la mesme symétrie que ceux qui venoient d’estre bastis… Mais le Roy n’y voulut point consentir. On eut beau luy représenter qu’une grande partie menaçoit ruine, il fit rebastir ce qui avoit besoin d’estre rebasty, et se doutant qu’on luy faisoit ce petit chasteau plus caduc qu’il n’estoit pour le faire résoudre à l’abattre, il dit, avec un peu d’émotion, qu’on pouvoit l’abattre tout entier, mais qu’il le feroit rebastir tel qu’il estoit, et sans y rien changer.», citée dans Jean-Baptiste Colbert, Lettres, instructions et mémoires, éd. Pierre Clément, Paris, Imprimerie impériale puis nationale, 1861-1882, 10 vol., t. V, p. 266. [MdV] . 106
le Président
Cela est dans les règles de toute bonne composition, où il faut que les choses aillent toujours en augmentant et en enchérissant les unes sur les autres 162 L’idée d’une magnificence croissante entre les façades extérieures et intérieures ne fait pas consensus dans la théorie architecturale. En revanche, le projet de M. Le Vau pour le Louvre, examiné à la demande Colbert en 1664, avait été critiqué pour ces raisons ; une entrée et un vestibule en marbre ne pouvaient précéder une cour en pierre. [MCLB] .
l’Abbé
Versailles est fort régulier en ce point, non seulement les bâtiments se surpassent en beauté à mesure qu’on les découvre, mais ces mêmes bâtiments, quelque beaux et superbes qu’ils soient, le cèdent ensuite aux merveilles incroyables des jardins, à qui rien n’est comparable dans le reste du monde 163 André Le Nôtre porta à l’extrême, dans le parc de Versailles, son art de « paysagiste » et joua avec la perspective est-ouest qui allait de la cour vers les jardins ou encore avec celle nord-sud qui courait parallèlement le long des façades sur jardins. Ce jeu des perspectives, possible grâce à des nivellements de terres et des calculs Mathématiques précis, a donné naissance aux jardins dits « à la française ». Ceux-ci jouaient non seulement sur les points de vue, mais aussi sur la transparence notamment grâce aux miroirs d’eau et les effets de surprise avec les bosquets dissimulés dans le parc et que l’on découvrait au dernier moment. Par ailleurs, le système hydraulique mis en place grâce aux adductions d’eau était extrêmement performant et permettait des jets de fontaine à une dizaine de mètres, ce qui représentait un véritable exploit technique dans une zone où l’eau n’était pas présente naturellement. Malgré le peu de crédit qu’il accordait au site de Versailles, le duc de Saint-Simon reconnaissait à Louis XIV qu’« il se plut à tyranniser la nature, à la dompter à force d’art et de trésors » (Louis de Rouvroy, duc de Saint-Simon, Mémoires, éd. Yves Coirault, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1983-1988, 8 vol., t. V, p. 532). [MdV] .
le Chevalier
Cela est très vrai, mais je serais d’avis de nous munir de quelque rafraîchissement 164 Furetière : « Rafraîchissement : Ce qui rend plus frais, qui rafraîchit. […] signifie figurément, Repose, nourriture, qui sert à reprendre de nouvelles forces. […]. On le dit aussi de certains petits présents de fruits, de confitures, de liqueurs, pour rafraîchir la bouche, qu’on envoie pour régaler des gens de mérite qui sont nouvellement arrivés ». [DR] avant que de nous embarquer dans notre longue et laborieuse entreprise. Je crois que 107 l’avis n’est pas à mépriser, et que l’amateur zélé des Anciens n’en demeurera pas moins d’accord que le juste défendeur des Modernes.
a. Quintilien, lib. I. c. 2.
b. Cicéron, De Oratore .
d. Martial, Epigrammata , lib. V., Epigr. X.
e. Pindare, Olympiques , Ode I.
h. Ecclésiaste , III, 11.
a. Quintilien, lib. I. c. 2.
b. Cicéron, De Oratore .
d. Martial, Epigrammata , lib. V., Epigr. X.
e. Pindare, Olympiques , Ode I.
h. Ecclésiaste , III, 11.